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28.07.2025 à 10:11

Le revers de la carte postale : marées touristiques et marasme citoyen à Douarnenez

Frédérique Cassegrain

Dans quelle ville voulons-nous vivre ? C’est par cette question qu’a débuté l’enquête menée par des habitants réunis au sein du collectif Droit à la ville Douarnenez. Une recherche-action entreprise en réaction au « lissage » progressif de leur ville en carte postale touristique, au détriment du patrimoine côtier et d’un accès au logement. Dans l’ouvrage qu’ils ont composé à plusieurs voix se fait entendre la revendication d’une communauté déterminée à porter la vision d’un tourisme moins excluant et inégalitaire. En voici quelques extraits publiés avec l’aimable autorisation des éditions du commun.

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Texte intégral (5040 mots)
Carte postale de propagande sur laquelle il est écrit : « Douarnenez, sous les pavés la plage »avec le mot « pavés » barré et remplacé par « précarité ».
© Alec Vivier-Reynaud

Article paru dans L’Observatoire no 61, décembre 2023

Le livre Habiter une ville touristique Collectif Droit à la ville Douarnenez, Habiter une ville touristique. Une vue sur mer pour les précaires, éditions du commun, Rennes, 2023. que notre collectif a publié aux éditions du commun est le fruit d’un travail de recherche-action, un travail d’enquête mené par ou avec des personnes extérieures au champ académique mais faisant partie du terrain d’étude et qui vise à transformer la réalité observée. Ici, en l’occurrence, des habitant·es qui veulent comprendre ce qui arrive à leur ville et souhaitent agir, faire agir sur son devenir. Ce travail a commencé pendant l’été 2018, quand l’Abri du marin, grand bâtiment donnant sur le port du Rosmeur, construit pour servir de foyer aux marins en escale, et devenu par la suite le siège de la revue maritime Le Chasse-marée – un édifice emblématique en cela de la trajectoire d’une ville du travail de la mer vers le travail de la mémoire –, fut racheté afin d’être transformé en centre international d’art numérique. La presse locale s’est exaltée avec une communication agressive de ce projet privé qui venait « donner un coup de pied dans une ruche assoupie » et qui, déjà, faisait la conquête de quelques opportunistes emporté·es par ce rêve de dynamisme au point d’y voir l’arrivée « du Messie « Douarnenez. Maison des lumières : un projet sous tension », Le Télégramme, 31 août 2018. ». C’était un coup d’envoi. Les années qui ont suivi nous ont mis la fièvre. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer, comme prévu, que ce projet médiatique était autant une coquille vide « Elle suspend la vente de l’Abri du marin et tend la main à la mairie », Le Télégramme, 6 août 2021. qu’un prétexte à la spéculation « À Douarnenez, avis de tempête autour de l’Abri du marin », Le Télégramme, 12 août 2021.. Acheté 290 000 euros en 2018, l’Abri du marin est remis en vente 900 000 euros trois ans plus tard sans grands travaux effectués « L’Abri du marin de Douarnenez est de nouveau en vente », Le Télégramme, 29 juillet 2021.. Le port du Rosmeur, façade touristique de la ville, fut rénové, redessiné, minéralisé, nimbé de lumières bleues par un artiste bien coté qui vécut jadis à Douarnenez. Les architectes des bâtiments de France cherchèrent à imposer un nuancier de blanc « typique de bord de mer » aux façades colorées du Rosmeur, les cafés du port durent harmoniser l’esthétique de leurs terrasses. Les élu·es aménageaient la carte postale et encourageaient le marché à faire main basse sur la ville. Un ancien gymnase a été démoli pour devenir Ker Cachou, un projet de logements haut de gamme, l’usine Supergel rachetée pour y installer des lofts et un espace de coworking, et les travaux commencent aujourd’hui dans une colonie de vacances appelée à devenir le domaine Petra Alba (pierre blanche en latin), site luxueux réservé à quelques touristes et résident·es secondaires qui profiteront d’une piscine chauffée et de cabanes de style norvégien avec parement en granit. En juin 2018, Le Télégramme prédisait déjà une ville en bonne voie pour « retrouver son lustre d’antan ». Nous faisions un autre pronostic, un autre constat. Celui d’une ville qui se construit sans ses habitant·es. Un soir d’octobre, réuni·es à quelque 250 personnes dans la salle des fêtes, nous nous demandions : « Dans quelle ville voulons-nous vivre ? ». C’est à partir de cette question que s’est constitué le collectif Droit à la ville.

Nous ne sommes pas un collectif opposé au tourisme, degemer mat « Bienvenue » en breton (expression largement utilisée dans les communications publicitaires de la région)., à Douarnenez. Nous sommes en revanche opposé·es au devenir touristique de la ville, à cette idée que cette économie sauverait une ville qui n’aurait guère d’autres possibilités pour sortir de ce destin-déclin, de ce marasme économique qui faisait la trame des représentations de Douarnenez dans l’imaginaire collectif. Dans les années 1940, il y avait plus de 20 000 Douarnenistes. La ville en compte aujourd’hui quelque 14 000 et chaque recensement dit combien ce nombre s’érode. Nous avons commencé ce travail de recherche avec cet apparent paradoxe : dans une ville dont la population stagne ou diminue, les espaces à vendre ou à louer gagnent en valeur. Qu’il soit de plus en plus cher et difficile d’habiter dans une ville plus pauvre que la moyenne, voilà une forme singulière de déclin. La réunion publique organisée en 2018 réunit des habitant·es opposé·es au seul espoir d’une économie du tourisme qui viendrait remplacer celle de la pêche. Pourtant, dans ces années de crise, quand la pêche est partie vers les langoustes des mers chaudes, avant de presque quitter la ville et que la criée fut sauvée in extremis de la fermeture, Douarnenez a continué d’attirer des habitant·es. Quand, à Rome, Angkor Vat ou Teotihuacán, un empire s’effondre et laisse ses monuments en ruine, la période qui suit, celle qui précède l’empire suivant, n’est pas une période vide. Après Rome, il restait toujours les Romains. Ces trente dernières années, Douarnenez vivait, malgré tout, et pas si mal. La ville a même connu un essor associatif et culturel qui a marqué durablement les traditions locales et les sociabilités du centre-ville. Dans son lent déclin, elle a gagné un festival de cinéma renommé et des fanfares déterminées à faire du reuz En breton : « du bruit, de l’agitation, du bordel ». ; la ville est réputée pour son très carnavalesque mois de février et pour son patrimoine vivant. Depuis un bistrot animé toute l’année, on peut voir Douarnenez danser. Ce n’est pas pour rien que les promoteurs immobiliers vantent l’authenticité de la cité Penn Sardin, ni que les touristes la trouvent animée et vivante. Dans ses années de crise, Douarnenez était accueillante et hospitalière. Elle savait attirer et elle savait retenir.

© Concours de cartes postales, Droit à la ville Douarnenez, 2021

Le patrimoine à l’assaut du logement ouvrier

Les zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager (ZPPAUP) ont été créées à la fin des années 1970 et visent à définir un mode de gestion des sites d’intérêt patrimonial, en accord avec l’État et les collectivités locales. Leur objectif est de mettre en valeur des quartiers et des sites à protéger pour des motifs d’ordre esthétique ou historique. Une fois votées, les recommandations inscrites dans les règlements de la ZPPAUP peuvent s’imposer aux sites remarquables relevés dans l’étude et sur le plan local d’urbanisme voté par les communes. Elles s’imposent aussi dans les permis de construire de n’importe quel bâtiment compris dans le périmètre d’intervention.

L’AVAP Aire de valorisation architecturale et patrimoniale. En droit de l’urbanisme français, une aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP ou AMVAP) est une servitude d’utilité publique ayant pour objet de « promouvoir la mise en valeur du patrimoine bâti et des espaces ». Les AVAP ont été instituées par la loi Grenelle II du 12 juillet 2010 en remplacement des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP). remplace l’ancienne ZPPAUP au milieu des années 2010, avec les mêmes objectifs mais en y ajoutant un diagnostic environnemental. En 2011, les architectes à l’origine du rapport de présentation de l’AVAP à Douarnenez s’attardent sur les ensembles de logements collectifs construits à partir des années 1950. Concernant l’ensemble HLM de Pouldavid, le rapport conclut que les immeubles « perturbent l’esthétique », et que leur construction est une « erreur d’autant plus dérangeante qu’elle se situe dans un lieu stratégique », l’axe touristique Quimper-Audierne. Quant aux immeubles surplombant la plage des Dames, ce sont des « constructions hors d’échelle en frange littorale ». Dans son rapport, les logements collectifs des années 1950 et 1960, construits en bord de mer, y sont considérés comme « sans rapport avec le bâti proche Cette critique n’est pas faite aux quelques « demeures de maîtres » insérées entre les collectifs populaires du littoral. », et doivent faire l’objet d’études architecturales spécifiques pour en « réduire la volumétrie ». Si l’on parcourt le plan de règlement de l’AVAP dans lequel les bâtiments sont classés en plusieurs catégories (monument historique, bâtiment remarquable à conserver, bâtiment sans intérêt patrimonial, etc.), la conclusion est encore plus nette. L’ensemble HLM surplombant la plage des Dames et tous les immeubles d’habitations populaires qui les entourent sont classés dans une autre catégorie, celle des « bâtiments en rupture dont le remplacement est souhaitable ». Ces documents, loin de se limiter à un rôle d’analyse patrimoniale, participent à la production de représentations nouvelles sur l’urbanisation industrielle et sur les ensembles ouvriers construits dans le passé. Ils orientent les budgets et les politiques de rénovations urbaines de la ville sur des zones d’intérêts patrimoniaux et touristiques, sans considération pour l’histoire, ni même pour la fonction sociale de ces logements, l’enjeu touristique sur le littoral primant toujours sur l’usage et les besoins.

Loin d’être neutre, le patrimoine est une construction historique et sociale. Le processus de patrimonialisation relève d’un con0it entre groupes sociaux et individus sur ce qui mérite d’être protégé et ce qui peut être « remplacé ». Les intérêts des élites locales, des aménageurs et des acteurs économiques en attente de rentabilité peuvent produire des politiques de patrimonialisation qui dépossèdent les résident·es de l’usage de leurs lieux et amplifient les effets ségrégatifs inhérents aux processus urbains contemporains.

Dans le cadre de la rénovation complète du port du Rosmeur, livré en 2018, une lutte est engagée par une association de plaisanciers contre les élu·es. Douarnenez Communauté, à l’initiative des travaux, demande la destruction de la cabane des plaisanciers installée depuis plus de quarante ans. Pour se conformer à la nouvelle « charte esthétique » validée par l’architecte des Bâtiments de France, les élu·es refusent qu’à la suite des travaux la cabane en bois soit remise en place. Ils s’opposent aussi à la présence des racks en métal, pourtant indispensables au rangement des annexes permettant de rejoindre les bateaux au mouillage. Pour Erwan Le Floch, président de Douarnenez Communauté au moment des faits, la chose est claire. Sans faire état d’une solution alternative il affirme que « les annexes doivent disparaître du futur trottoir « Rosmeur. Henri fait de la résistance », Le Télégramme, 2 novembre 2018. ». Concernant la cabane, bureau de l’association des plaisanciers, le remplacement est trouvé par le président de la communauté de communes : il propose de les reloger à seulement vingt mètres, dans l’ancien local à poubelles du HLM de la Glacière. Plus globalement, c’est l’existence même d’une gestion associative du port qui est remise en cause depuis 2018. Dans un objectif d’harmonisation de l’offre d’accueil des plaisanciers des ports répartis entre Douarnenez et Concarneau, tous devront être dotés des mêmes niveaux d’équipement. Cette montée en gamme de l’offre de service pour Douarnenez doit être répercutée sur le prix des places. À Douarnenez, il est maintenu bas par la seule volonté des associations gestionnaires, pour « permettre à toutes les classes sociales la pratique de la navigation en mer Ibid. ».

Les représentations de ces espaces patrimonialisés et les usages touristiques que les élu·es souhaitent promouvoir entrent ici en conflit avec les usages historiques et populaires d’un ancien port de pêche. 

La carte postale contre les habitant·es

En centre-ville, un autre aspect des politiques de rénovation et d’encadrement des usages de l’espace public se joue autour de mesures visant à déplacer les populations marginalisées des espaces insérés dans les trajectoires de déplacements touristiques. À quelques dizaines de mètres de l’office du tourisme, sur la route du centreville, le passage Jean Bart disposait d’un muret en pierre que de nombreuses personnes utilisaient comme banc. Parmi ces usager·es, certaines personnes marginalisées ou vivant à la rue s’y retrouvaient. Au printemps 2021, à quelques semaines du début de la saison touristique, les services techniques municipaux sont mobilisés pour détruire ce muret et son parterre de fleurs. Quelques années auparavant, le service culturel de la mairie avait déjà choisi le passage Jean Bart pour accueillir la première étape d’un « chemin de fresques » sur la légendaire cité d’Ys à Douarnenez. En 2017, l’adjointe à la culture choisit le passage pour accueillir la deuxième fresque car « c’est un passage très emprunté, mais plus ou moins propre, plus ou moins agréable « Art. Le passage Jean Bart éclairci par les flots », Le Télégramme, 15 juin 2017. ». Ce mur, qui appartient à l’office HLM, était régulièrement utilisé comme support pour des tags et graffitis. Depuis 2017, cette opération a été renouvelée sur la majorité des passages couverts et autres lieux de rassemblement du centre-ville, en cas de pluie. La thématique de la cité d’Ys n’est pas anodine. En 2007, la dernière majorité de gauche décidait de produire le Chemin de la sardine, ensemble de panneaux touristiques retraçant l’épopée sardinière depuis l’époque gallo-romaine jusqu’au temps des conserveries industrielles. Dix ans plus tard, la mairie de droite, s’inspirant de cette réalisation, décide de valoriser le récit mythique de la ville légendaire engloutie par les flots. Ce mythe, que l’on retrouve déjà dans les premiers carnets de voyage évoquant Douarnenez, est fondateur de l’imaginaire touristique produit ici depuis le XVIIIe siècle. L’engagement des élu·es dans la production d’un récit communal participe à orienter et sélectionner, parmi les identités fondatrices en présence, les représentations qui seront données à voir dans l’espace public.

© Concours de cartes postales, Droit à la ville Douarnenez, 2021

La représentation de la station touristique ne peut tolérer la présence ostentatoire de la précarité et de la pauvreté. Le lieu de vacances doit rompre avec cette expérience métropolitaine des déplacements quotidiens marquée par la proximité de la pauvreté et de la misère. En réponse aux goûts supposés des touristes « haut de gamme » et pour se conformer au cadre d’une urbanisation touristique, la municipalité engage un processus de cartepostalisation « La “cartepostalisation” est un néologisme qui désigne en géographie du tourisme le fait que de nombreux sites soient transformés, consciemment ou inconsciemment, afin d’évoquer des paysages de cartes postales, et donc une image standardisée, ce qui a tendance à gommer leurs spécificités pour les faire ressembler à d’autres lieux référents. » Source. à travers un ensemble de mesures coordonnées :

• Une politique d’urbanisation visant à promouvoir un patrimoine choisi qui exclut les bâtiments industriels, les logements sociaux et ouvriers des espaces de consommation touristique. Une politique répressive qui repousse dans les périphéries la présence de populations marginalisées et précarisées.

• Une campagne de communication et de promotion publicitaire visant à produire ou relayer des représentations liées à l’imaginaire dela nature, du patrimoine (avec le Port-Musée et les fêtes maritimes et gastronomiques comme l’inauguration de la place du Kouign amann), de l’authenticité et des récits mythologiques bretons.

En septembre 2020, les services municipaux décident d’agir contre l’occupation d’une maison abandonnée depuis plusieurs années en périphérie du centre-ville. Après avoir dépêché une équipe de techniciens municipaux pour couper illégalement le compteur d’eau de la maison et couler du sable pour en empêcher sa réouverture, ils décident de se mobiliser en créant le hashtag « #squat » sur leurs réseaux sociaux. Prétextant une augmentation récente du nombre de squats, la mairie regrette le « principe simple et parfaitement maîtrisé des squatteurs. Passé un délai de 48 heures, l’expulsion doit répondre à une procédure légale qui s’avère longue et exigeante. » La police municipale souhaite « mettre en garde la population » et précise que les maisons choisies ne sont « souvent pas habitées ». Le communiqué de la mairie conclut en appelant à mettre en œuvre « tous les dispositifs afin d’éviter le squat » et appelle les habitant·es à la délation en signalant « tout événement anormal sur un tel bien ou à ses alentours Communiqué de la mairie de Douarnenez publié sur Facebook le 14 septembre 2020. ».

La cartepostalisation favorise les logiques de marché et les intérêts touristiques. Elle oriente les politiques locales en matière de développement économique et d’attractivité, les rénovations urbaines, la construction d’équipements publics et les politiques de l’habitat. En plus d’un ensemble de mesures et d’orientations économiques au profit du tourisme, ce phénomène agit sur les représentations, l’identité des territoires et les usages de l’espace public. La cartepostalisation s’accompagne d’une politique répressive d’éloignement et d’invisibilisation des populations précarisées et marginalisées, et plus globalement des stigmates architecturaux des villes ouvrières et industrielles qui ne correspondent plus au récit communal de la station touristique.

Ces effets de marché et les conséquences inégalitaires qu’ils induisent relèvent d’un domaine économique qui dépasse les compétences des politiques publiques. Mais les élu·es locaux les accompagnent, voire provoquent, les conditions de l’attractivité du territoire et du développement du foncier touristique et saisonnier. Leurs conséquences sur la situation de mal-logement sont pourtant répertoriées dans les études réalisées ces vingt dernières années.

Dès le début des années 2000, on observe les prémices d’une crise des prix combinée à l’assèchement des offres accessibles à cause du développement du foncier touristique et saisonnier. Même s’il est relativement bas à Douarnenez, le taux de résidences secondaires connaît une croissance constante, la construction de logements sociaux ralentit, la population se paupérise, le nombre de logements vacants et insalubres augmente et les projets haut de gamme de promoteurs immobiliers se développent. Résultat : le mal-logement s’aggrave. La situation provoque un phénomène de ségrégation sociale. Les quartiers HLM périphériques et leurs habitant·es jouissent d’une image et d’une qualité de vie dégradées, les classes populaires du centre-ville continuent à vivre dans des logements en mauvais état et les habitant·es nouvellement installé·es choisissent en majorité ces quartiers centraux, ce qui accélère la montée des prix et transforme la structure sociale et les usages du centre-ville.

© Tiphaine Lacroix

Imaginer un tourisme désirable

Puisque nous n’allons pas porter une banderole Tourist go home, nous devons trouver autre chose. Pourquoi pas Tourists leave our homes, go and find a tent or a hotel room « Touristes, laissez nos maisons, trouvez-vous une tente ou une chambre d’hôtel. » ? Accueillir le tourisme est difficile en raison des conséquences de cette économie sur notre écologie sociale. Parce que la fréquentation de haute saison produit de la fatigue et même un réel épuisement pour les travailleur·euses de l’économie saisonnière. Parce que la mise en tourisme transforme un lieu de vie en cadre pittoresque et aliène les façades derrière lesquelles nous habitons quand notre ville devient spectacle et parce que le tourisme crée ce triste phénomène de club. Imaginer un tourisme désirable nécessite de trouver d’autres modes de production touristique. Le mode actuel, qui transforme tout logement en potentiel productif – tout est louable sur Airbnb, même les cabanes de jardin –, amène à porter un nouveau regard sur l’ancien mode, celui de l’après-guerre, des gîtes de France, de la chambre chez l’habitant·e et du camping municipal. En se gardant de toute nostalgie pour l’époque de la planification touristique et de l’artificialisation de pans entiers du pays, cet ancien mode de production touristique des territoires apparaît comme un moment où les politiques publiques se souciaient des vacances des pauvres et de leurs enfants. Dans le Douarnenez contemporain où le privé a les coudées franches et où se développent les projets de tourisme de standing, les eaux du calcul égoïste sont un peu plus glaçantes.

Imaginer un tourisme désirable c’est penser avec l’idée du tourisme, c’est-à-dire le concept de vacances en dehors de chez soi ; alors il faut trouver un nouvel agencement avec les territoires visités, avec le chez-soi de celles et ceux qui accueillent. Peut-être ne plus construire en dur et en grand mais imaginer le souple et l’impermanent, tentes, yourtes et bungalows, ces habitats légers que la plupart des maires ont en horreur. Le tourisme serait plus désirable dans des lieux qui se démontent et des espaces pensés comme temporaires. Cette impermanence peut aussi être celle de l’usage plutôt que celle de l’architecture, il est possible de construire en dur et dans la durée des bâtiments qui pourront changer de fonctionnalité au gré des besoins. Repenser l’architecture touristique devrait se faire avec un changement des exigences touristiques, ne plus chercher à tout prix une vue sur mer pour ses vacances et savoir bien vivre le littoral depuis l’intérieur des terres, à quelques minutes de vélo.

Imaginer un tourisme désirable, c’est faire en sorte de voir ce qu’il y a de désirable dans le tourisme. À l’évidence, il y a le repos, le temps pour soi permis par cinq semaines de congés payés. Le temps des vacances, en tant qu’affranchissement temporaire des normes du travail, est à souhaiter pour toutes et tous. Alors, tant que nous vivons dans une société salariale, vive les vacances ! Il faut même défendre cette propriété sociale qu’est le droit aux vacances, la protéger du rêve libéral d’une non-société de propriétaires autonomes qui brouille avec insistance les frontières entre le travail rémunérateur et le reste de l’existence. Dans la société des auto-entrepreneur·ses et des tâcheron·nes de l’économie numérisée des services, il n’y a pas de semaine de congés payés. Ce qu’il y a de désirable dans le tourisme ce sont donc les vacances. Certes, il est possible d’imaginer les vacances sans le tourisme mais, là encore, il est vain de chercher à cacher le monde tel qu’il est pour toutes celles et ceux qui n’ont que quelques semaines par an pour voir autre chose que le paysage du quotidien. L’urbanisme fonctionnel a produit des villes étouffantes quand nous, habitant·es des territoires visités, vivons dans un cadre exceptionnel où la mer attend au bout des rues. Et nous sommes d’accord pour le partager, comment ne pourrions-nous ne pas l’être ? Un jour, les notions de tourisme et de vacances s’éloigneront de notre imaginaire collectif. Après tout, il n’existait pas de « touristes » avant le XIXe siècle et une grande partie de l’humanité ne s’est jamais projetée dans ce désir touristique du voyage d’agrément. Alors il faut croire que le tourisme disparaîtra avec la société qui l’a permis. Comment partirons-nous en vacances dans un siècle ? Comment ira-t-on voir la mer ? Peut-être que des règles municipales s’occuperont de gérer localement des maisons de vacances, disponibles sur inscription ? Qu’on considérera les vacances comme un besoin de base, pris en charge collectivement. Ce chantier pour l’imaginaire est ouvert ici.

Les extraits de l’ouvrage Habiter une ville touristique sont issus des pages 26 à 28 ; 132 à 134 ; 134 à 137 et 203 à 232.

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22.07.2025 à 14:57

En Corrèze, la culture monte à La Baze

Frédérique Cassegrain

La Baze, tiers-lieu culturel, fait vivre la création au rythme des saisons et des générations. Rare en zone rurale – seuls 20 % sont culturels en Nouvelle-Aquitaine, contre 31 % au niveau national – elle cultive sa différence depuis trois étés.

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Texte intégral (1028 mots)

Un ancien corps de ferme devenu tiers-lieu où la culture se construit avec et pour les habitants

À La Baze, la musique rassemble. La fanfare, ouverte à tous, mêle répertoire populaire et énergie collective. © Sylvestre Nonique-Desvergnes

Cet article est republié à partir de l’Observatoire des tiers-lieux. Lire l’article original

Un hameau, des champs, une départementale. Et derrière, trois bâtisses – une maison, une grange, un hangar – dont l’une abrite une salle de répétition. On y entend parfois une vielle à roue, parfois du théâtre contemporain. Bienvenue à La Baze, « tiers-espace culturel » installé à Chamboulive, 1158 habitants, en Corrèze. En milieu rural, la mise à disposition d’un bien public peut devenir un levier puissant pour faire émerger des initiatives culturelles citoyennes, porteuses de lien social et de dynamisme local. La Baze incarne cet élan : un tiers-lieu qui mêle création artistique, enracinement dans les traditions populaires et médiation intergénérationnelle au cœur du territoire.

Initié par l’association Lost In Traditions, ce projet est né il y a trois ans d’un constat commun à plusieurs compagnies du territoire. « Il n’existait pas ici de lieu dédié à la pratique artistique partagée avec les habitants. On avait besoin d’un endroit pour répéter, créer, se retrouver », raconte Martina Raccanelli, présidente de l’association. Le rêve a pris vie dans cet ancien ensemble agricole des années 1950, transformé en salle de concert estivale, buvette, chambres, et espaces de réunion, sur un hectare et demi.

Avec ses trois bâtisses, La Baze fait vivre la création dans une ancienne ferme devenue lieu de rencontres et d’expérimentations artistiques. © Sylvestre Nonique-Desvergnes

Depuis 2023, La Baze est en convention avec la commune, garante auprès de l’Établissement public foncier, propriétaire du bien. Objectif : le rachat solidaire via la SCI l’Arban avant la fin de l’année 2025. « La Baze sera locataire garanti pour mettre en œuvre son projet », précise Martina.

Pas de salariés ici, mais une dizaine de bénévoles, 80 adhérents et une gouvernance en cercles : l’association pilote, des coopérateurs mutualisant outils et savoir-faire et des partenaires ponctuels. Le projet se veut triple : école d’art populaire, création professionnelle et carrefour du territoire.

Au cœur de La Baze, culture et médiation se mêlent. « On veut que les habitants se sentent chez eux. L’art populaire est au centre », souligne Martina. Des événements ont lieu deux fois par mois, et des résidences tout au long de la saison. En juin 2023, la restitution d’un spectacle intergénérationnel, créé avec des professionnels et des amateurs autour du Cercle de craie caucasien de Brecht, a marqué les esprits. Les agriculteurs du coin présents ont été touchés par la pièce, axée sur les notions de commun et de vivant.

La musique, ici, ça se danse, ça se joue, ça se vit. Ce sont des récits transmis oralement, qui traversent les générations.

La musique traditionnelle joue un rôle moteur. Le collectif Lost revisite les répertoires populaires en les mêlant aux sons d’aujourd’hui. « La musique, ici, ça se danse, ça se joue, ça se vit. Ce sont des récits transmis oralement, qui traversent les générations. » La Fanfare de la Manu, ouverte à tous sans condition de niveau, incarne cet esprit.

Financée en partie par le Fonds d’innovation territoriale (2022–2024), La Baze attire aussi les regards académiques. Le laboratoire UBIC de l’université Bordeaux-Montaigne l’étudie comme modèle de recomposition de la culture comme bien commun. François Pouthier, chercheur, y voit un lieu « assemblier », un trait d’union entre société civile et collectivités, où se développe un « travail d’insectorialité ».

Les projets ne manquent pas : travaux de rénovation, structuration économique, ouverture plus régulière. Et surtout, rester fidèle à l’esprit du lieu. « Un lieu comme La Baze doit porter la notion de commun, de faire ensemble », conclut Martina.

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17.07.2025 à 10:10

Politique culturelle : le théâtre public en héritage

Frédérique Cassegrain

Symbole du service public de la culture, le théâtre public occupe une place cardinale dans la formulation des politiques culturelles en France. Un effet miroir qu’analyse Vincent Guillon pour mieux comprendre en quoi ce « modèle » est aujourd'hui fragilisé.

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Texte intégral (3315 mots)
Photo © J Mark – Pexels

Article paru dans L’Observatoire no 62, juillet 2024

Le théâtre public – ou théâtre de service public – occupe une place cardinale dans la formulation de la politique culturelle en France. Au côté du patrimoine, il en est un socle (de doctrine et de fonctionnement), à partir duquel celle-ci s’est élargie depuis la seconde moitié du XXe siècle. Mais il en est aussi la voix et le symbole, exprimant mieux que n’importe quel autre domaine les promesses et les désillusions de toute une catégorie d’intervention publique eu égard à la mission civique de l’art et la façon de se représenter son utilité sociale en tant qu’objet de service public. Il en assume, à bien des occasions, la fonction tribunitienne dans l’espace public, politique et médiatique. En cela, prendre le pouls du théâtre public, c’est prendre le pouls de la politique culturelle en son cœur.

Unis face à la crise ?

Signe supplémentaire de son magistère, le théâtre public constitue l’épicentre de l’énonciation d’un discours de crise qui irrigue à son tour, de façon quasi ininterrompue depuis son institutionnalisation sous sa forme moderne, la politique culturelle dans son ensemble. Le discours sur la « crise du théâtre » est ancien – il remonte à la fin du XIXe siècle –, mais il se réactualise sans cesse sur un plan à la fois esthétique, politique, idéologique et économique P. Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS éditions, 2020.. La période actuelle constitue une séquence supplémentaire de sa reformulation, nous y reviendrons. Le constat d’une « crise sectorielle » de la politique culturelle est quant à lui un lieu commun largement partagé depuis les années 1980 V. Dubois, « Le “modèle français” et sa “crise” : ambitions, ambiguïtés et défis d’une politique culturelle », dans D. Saint-Pierre, Cl. Audet (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles. Cas nationaux en perspective, Québec, Presses universitaires de Laval, 2010, p. 17-52. : crise de la démocratisation culturelle, crise des publics, crise du financement de l’emploi dans le spectacle vivant et l’audiovisuel, crise de la culture française, crise budgétaire, crise des vocations, etc., les variations sur ce thème sont sans fin. Si elles recoupent à chaque fois des difficultés bien réelles, on peut s’interroger néanmoins sur le sens et la fonction de cette représentation de crise, souvent nourrie d’une croyance excessive dans un âge d’or perdu et le délitement d’un « modèle » dont on a surestimé la cohérence. Comme le soulignent Pascale Goetschel et Emmanuel Wallon, la rhétorique de la crise permet de faire perdurer le théâtre public en tant que secteur artistique : « en parler, c’est le faire exister ». Elle contribue également à son essentialisation, masquant de la sorte les divisions et les différences de situations, de statuts et d’approches dans un champ, en réalité, très fragmenté. Le diagnostic de la crise de la politique culturelle française procède, pour partie, de la même logique. Il renforce sa consistance et son apparente unité – en tant que « modèle » ou à défaut de « modèle en crise » –, là où elle se déploie en bien des situations comme un agrégat sans véritable cohérence, du fait de son développement par empilement de programmes d’intervention successifs – parfois d’inspiration opposée –, et des incertitudes idéologiques qui la travaillent depuis son origine. De ce point de vue, gouverner les politiques culturelles consiste en premier lieu à organiser leur hybridité et la dissonance de leurs philosophies d’action. Mais la représentation indistincte du théâtre public et de la politique culturelle « en crise » est utile, en raison de sa force mobilisatrice et justificative, à divers acteurs sociaux : qu’il s’agisse d’œuvrer en faveur de la préservation, voire du renforcement, d’un système théâtral (et plus largement artistique) considéré comme menacé ; à l’inverse, de contester un système établi à la faveur d’autres idées (et acteurs pour les porter) ; de promouvoir une réforme ou une décision politique (pour le réguler ou asseoir des mesures budgétaires).

Vers une nouvelle économie politique du théâtre ?

S’il convient de comprendre quelle est la fonction (sociale, socioprofessionnelle, politique ou symbolique) du discours actuel de crise du théâtre public, il n’en demeure pas moins que celui-ci est confronté à une conjoncture difficile sur le plan socio-économique. Alors qu’il avait augmenté de presque 25 % depuis 2019, le programme 131 (création) du ministère de la Culture – dédié à plus de 80 % au spectacle vivant – devrait observer une diminution de 10 % en 2024 E. Beauvallet, « Machette budgétaire. Moins produire, moins diffuser : coup de massue pour la culture après les annonces de Bruno Le Maire », Libération, 23 février 2024.. Les dépenses culturelles de fonctionnement du bloc local pour les théâtres avaient déjà baissé de plus de 20 % entre 2015 et 2020 C. Bunel, J.-C. Delvainquière, Dépenses culturelles des collectivités territoriales de 2015 à 2020, Culture chiffres, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Les chiffres des trois dernières années ne sont pas connus, mais le baromètre 2023 de l’OPC rend peu optimiste en la matière : le spectacle vivant y apparaît comme le domaine de politique culturelle le plus fréquemment exposé à des coupes budgétaires de la part des collectivités territoriales et de leurs groupements Observatoire des politiques culturelles, Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales. Enquête nationale, 2023.. À ces difficultés de financements publics s’ajoute un « effet ciseaux » dû à des charges croissantes et des recettes en baisse. D’après les données SIBIL Système d’information billetterie mis en place le 1er juillet 2018 en application de la loi LCAP., en 2022, les spectacles de théâtre et arts associés, dont le nombre de représentations est en hausse de 9 %, enregistrent une baisse de fréquentation de 8 % (qui ne retrouve pas son niveau pré-Covid) et un reflux des recettes de 21 % Chiffres clés, statistiques de la culture et de la communication 2023, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Dans ce contexte, la DGCA évalue la perte de moyens disponibles pour la création à plus de 20 millions d’euros en 2023 S. Blanchard, « Le spectacle vivant subventionné en panne de temps long », Le Monde, 27 décembre 2023.. Pour finir ce sombre tour d’horizon, dans une enquête récente, l’Association des professionnels de l’administration du spectacle fait état de projections très inquiétantes pour la saison à venir avec une baisse de plus de 50 % du nombre de représentations par rapport à l’année précédente, laissant envisager une vague significative d’arrêt de carrières artistiques, de dissolution de compagnies et de diminution du personnel administratif « Enquête flash » auprès des adhérents de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS), publiée le 27 mars 2024..

Au regard de cette économie politique en berne, il est fort probable que les différentes catégories d’acteurs (des scènes aux compagnies) soutenues financièrement et en partie organisées par les pouvoirs publics, ne soient pas affectées de la même manière. On peut craindre, au contraire, une accentuation des relations de pouvoir et des inégalités déjà importantes qui existent dans ce milieu très hiérarchisé, tous les acteurs ne bénéficiant pas des mêmes ressources politiques et réputationnelles – voire législatives depuis la loi LCAP – dans la défense de leurs intérêts, quand bien même celle-ci s’accompagnerait d’un discours d’unité face à la « crise ». Il faudra aussi être attentif aux agencements coopératifs – de la simple mutualisation jusqu’au partage des risques et résultats –, susceptibles de s’étendre parmi les protagonistes de la filière théâtrale. Ces situations peuvent d’ailleurs résulter de volontés coopératives des acteurs eux-mêmes (en tant qu’alternative à un système bureaucratique de mise en concurrence), mais aussi d’une injonction/incitation politique (du fait notamment d’une ressource budgétaire plus limitée). Dans ces circonstances, l’interprétation du plan de la DGCA « Mieux produire, mieux diffuser », finalisé en décembre 2023, n’en est que plus ambivalente. Que faut-il en retenir ? Une nouvelle séquence de rationalisation des dépenses publiques et de réforme de « l’État culturel » ? Une tentative de régulation d’un déséquilibre structurel entre le nombre d’œuvres produites (jugé excessif) et le nombre de représentations moyen de chacune d’elles (jugé insuffisant) ? Une volonté de faire évoluer les logiques productivistes d’un secteur artistique pour lequel on envisage une possible décroissance ? Une stratégie d’adaptation de la filière du spectacle vivant dans un contexte où la conditionnalité écologique exerce une pression croissante sur les politiques publiques de la culture ? Une recentralisation étatique de la gouvernance des politiques artistiques à travers un principe de financement paritaire avec les collectivités territoriales alors que nombre d’entre elles revendiquent, à l’inverse, une plus grande autonomie ?

Requalifier la mission civique du théâtre : entre politiques de la participation et politiques de l’identité

Mais on aurait tort d’envisager les dynamiques de recomposition qui travaillent le domaine du théâtre public uniquement à l’aune de son économie politique. Il est un autre front tout aussi important qui concerne la requalification de sa mission civique et des modalités de sa réalisation à travers les deux piliers fondateurs que sont la création artistique (de qualité) et la recherche de publics (socialement élargis). Cette requalification prend place dans un moment de contestation croissante des modèles hérités de la démocratisation culturelle – et de leurs institutions canoniques –, provenant de responsables politiques, de la société civile et de certaines franges de professionnels de la culture. La critique porte en premier lieu sur l’hypothèse d’un éloignement, voire d’un abandon, des classes populaires, doublé d’une progressive homogénéisation des publics du théâtre M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945, Marseille, Agone, 2023.. Que les classes populaires n’aient jamais vraiment été présentes dans les salles, dès les premières heures de la décentralisation théâtrale, ou que cette présence se soit étiolée au fur et à mesure que le renouvellement esthétique et formel s’imposait comme objectif prioritaire et critère de consécration principal, ne change pas fondamentalement le problème : une écrasante majorité de la population française n’a pas recours à ce théâtre de service public. Le sentiment d’élitisme et d’entre-soi qu’il dégage s’accommode mal avec le principe d’intérêt général dont il se revendique. Il fragilise de facto sa position sociale, le consensus autour de son soutien public et la justification politique qu’il tire du fait de s’adresser au plus grand nombre. Face à ce blocage, l’idée que le théâtre doit jouer un rôle social et civique au sein d’une société démocratique n’est pas pour autant délaissée. Elle est, cependant, requalifiée au contact de pratiques et de revendications politiques qui empruntent au moins deux directions afin d’agir sur l’exercice de la citoyenneté (culturelle).

La première est celle des politiques de participation publique. Elle se traduit par une inflation des créations à dimension participative dans les théâtres. Si l’expérience de la participation théâtrale peut être heureuse (pour les amateurs et les artistes), l’injonction institutionnelle à produire de la participation comporte aussi ses écueils : formes d’instrumentalisation des participants, impacts négatifs sur la reconnaissance des artistes, investissement personnel considérable de la part des professionnels, difficulté de ces dispositifs institutionnels à accueillir ce qui déborde du cadre, caractère non performatif de la représentation théâtrale qui en limite le pouvoir transformateur en matière de participation démocratique.

La seconde direction est celle des « politiques de l’identité ». Elle promeut un élargissement du problème de la représentativité – sur scène et dans les salles – aux discriminations raciales, sexistes et de genre. En sus de la question des rapports de classes, historiquement pris en charge par la vocation sociale et politique du théâtre public, elle enjoint ce dernier à adopter une perspective intersectionnelle en s’ouvrant à l’affirmation des identités (individuelles et collectives) exclues de l’universel de la représentation théâtrale dont se prévalent les établissements artistiques de service public. Soulevant passions et polémiques, ce qui est perçu, d’un côté, comme une condition d’émancipation des minorités est, de l’autre, dénoncé comme une identitarisation funeste des questions politiques et sociales qui ont servi de socle aux ambitions égalitaires des politiques culturelles dans la logique de l’État-providence.

Entre politiques de la participation et politiques de l’identité, la philosophie d’action des droits culturels est mobilisée par certains pour construire des accommodements sectoriels « raisonnables », sources d’une nouvelle normativité professionnelle. D’autres lui préfèrent une énonciation en termes de « projets situés », de « théâtre de la relation » ou de « contrats de résonance ». Le chantier est vaste pour concrétiser, dans l’activité même des théâtres, ces tentatives de reformulation de leur utilité sociale et de leur intérêt général. Il implique tout au moins de revoir :

— les missions/fonctions conférées aux établissements artistiques (faut-il les soustraire à la standardisation inhérente aux logiques de classement et de labélisation ?) ;

— les modalités de division du travail et l’ordonnancement des savoirs professionnels et/ou non professionnels dans les organisations (qui est au service de qui entre, par exemple, les métiers de la programmation et ceux de la médiation ou de la relation aux publics ?) ;

— les hiérarchies de valeurs et leurs critères d’évaluation (qu’est-ce qui a de la valeur dans l’activité théâtrale et comment en prendre la mesure ?) ;

— les logiques de reconnaissance et de notoriété dans le monde du théâtre public (qu’est-ce qui compte dans une trajectoire professionnelle ?).

Une loi… pour rien ?

Au regard des évolutions qui mettent à l’épreuve l’héritage du théâtre public au sein des politiques culturelles, on peut s’interroger pour conclure sur les apports de la loi LCAP de juillet 2016. Alors qu’une mission d’information sur l’évaluation de son volet création s’ouvre au Sénat, la portée de cet instrument législatif en matière de régulation et de sécurisation apparaît peu satisfaisante. La juridicisation de la politique artistique, en particulier des labels nationaux et conventionnements, n’offre pas la protection espérée face à la volatilité des motivations politiques du partenariat entre l’État et les collectivités territoriales. Elle n’empêche en rien le désinvestissement financier lorsqu’il s’agit de réduire les dépenses ou de revoir la structure budgétaire de l’action publique. Par ailleurs, si la loi LCAP reconnaît implicitement la dualité historique de la politique culturelle à travers la double consécration législative de la liberté de création artistique et des droits culturels G. Saez, La Gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, Paris, La Documentation française, 2021., elle entérine aussi son déséquilibre structurel : avec, d’un côté, la sanctuarisation d’une politique de création artistique érigée en système dont elle fige les hiérarchies, les logiques de classement et les corporatismes disciplinaires ; de l’autre, une simple mention (d’orientation générale) aux droits culturels et un fléchage de l’objectif de « participation à la vie culturelle » pour les seules structures conventionnées, et non pour les labels nationaux de « rang supérieur » (du point de vue de la reconnaissance et du soutien financier). Il en résulte une hiérarchisation institutionnalisée par la loi des objectifs de la politique culturelle ; hiérarchisation qui est justement au cœur des difficultés rencontrées par le théâtre public et en profond décalage avec les pratiques « hybrides » des acteurs de son renouvellement.

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