16.05.2025 à 07:22
Clarisse Dooh
L'administration Trump a fait une priorité de la lutte contre les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI) au sein des universités, de l'administration et des grandes entreprises, que celles-ci aient ou non leur siège aux États-Unis. Du côté des grands groupes français, on préfère éviter le sujet. Enquête.
« Nous vous informons que le décret 14173, concernant la fin de la discrimination illégale et rétablissant les opportunités professionnelles basées sur le mérite, signé par le (…)
L'administration Trump a fait une priorité de la lutte contre les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI) au sein des universités, de l'administration et des grandes entreprises, que celles-ci aient ou non leur siège aux États-Unis. Du côté des grands groupes français, on préfère éviter le sujet. Enquête.
« Nous vous informons que le décret 14173, concernant la fin de la discrimination illégale et rétablissant les opportunités professionnelles basées sur le mérite, signé par le Président Trump, s'applique également obligatoirement à tous les fournisseurs et prestataires du Gouvernement américains [sic], quel que soit leur nationalité et le pays dans lequel ils opèrent. À cet effet, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint un formulaire de certification du respect de la loi fédérale américaine sur l'anti-discrimination, en anglais. (…) Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir remplir et signer le document en anglais, sous cinq jours, et de nous le retourner par courriel. »
Ainsi commence une lettre envoyée le 28 mars dernier par l'ambassade des États-Unis à Paris à plusieurs grandes entreprises françaises. À travers ce courrier [1], l'administration Trump semblait affirmer haut et fort sa volonté d'exporter hors de ses frontières et jusqu'en Europe sa bataille contre les politiques d'inclusion bénéficiant aux minorités raciales et sexuelles. Certains dirigeants des entreprises concernées ont fait part aux médias, sous couvert d'anonymat, de leur choc de recevoir une telle missive et de leurs interrogations sur son sens et sa portée. Mais presque aucun n'a pris publiquement position contre la croisade anti-diversité engagée par le nouveau gouvernement américain. Et les grands groupes que nous avons interrogés à ce sujet ont refusé, malgré plusieurs relances, de nous répondre.
C'est le 31 janvier dernier, moins d'une semaine après son investiture, que Donald Trump a signé ce fameux décret n°14173, visant à mettre fin aux programmes Diversity, equity, and inclusion (ou DEI – en français : Diversité, équité et inclusion), consistant à garantir une meilleure inclusion des minorités, dans les universités, l'administration publique et les entreprises privées. Un mouvement de recul sur ces questions était déjà enclenché depuis plusieurs mois, sous pression des Républicains, mais la signature du décret a accéléré le mouvement.
De nombreux grands groupes américains se sont empressés d'obéir à ces instructions, à commencer par les grands noms de la Tech ralliés à Donald Trump. Avant même le retour de ce dernier à la Maison Blanche en janvier, Mark Zuckerberg, le patron de Meta, a annoncé mettre fin à la fois à son programme DEI et à son dispositif de « fact-checking », dans le but d'élargir la liberté d'expression sur des sujets tels que « l'immigration et l'identité de genre ». Amazon a supprimé le chapitre DEI de son rapport annuel, en le remplaçant par une section intitulée « Capital humain ». Google et sa maison mère Alphabet ont également supprimé en février tous éléments liés à la diversité dans leur rapport annuel. « Nous sommes engagés à créer un espace de travail ou tous nos employés peuvent réussir et obtenir une égalité des chances », s'est défendu le porte-parole de Google cité par The Guardian. Google et Alphabet ont mis fin dans le même temps à des dispositifs qui consistaient à engager des employés issus de la diversité ou des minorités visibles, sur lesquels elles avaient commencé à rogner dès 2022-2023.
Du côté de Microsoft, Lindsay-Rae McIntyre, sa directrice de la diversité et de l'inclusion, a réaffirmé son engagement pour le DEI dans un post sur le réseau LinkedIn, en décembre dernier : « Je réfléchis à l'importance de poursuivre notre travail en matière de diversité et d'inclusion, d'élargir notre empathie et d'anticiper les besoins de toutes nos parties prenantes, tant au sein de Microsoft qu'au-delà. » Cependant, en juillet 2024, Le groupe Microsoft aurait lui aussi licencié son équipe chargée des programmes DEI, officiellement pour des raisons liées à des nouveaux besoins commerciaux selon un mail diffusé en interne, que le média américain Business Insider s'était procuré.
En revanche, Apple a résisté aux pressions de Donald Trump. En février, lors de l'assemblée générale annuelle, plus de 97% des actionnaires ont voté contre une résolution visant à mettre fin au programme DEI du groupe. Le patron Tim Cook avait recommandé de voter contre cette mesure, estimant que les pressions du président et de ses alliés constituaient une « tentative inappropriée de restreindre la capacité d'Apple à gérer ses activités ». Ce vote a entraîné une réaction furieuse de Donald Trump sur le réseau Truth Social (capitales dans l'original) : « APPLE DOIT SE DEBARRASSER DE SA POLITIQUE DEI, PAS SEULEMENT Y FAIRE DES AJUSTEMENTS. »
Ces différences d'attitude se retrouvent dans d'autres secteurs. Du côté de l'agroalimentaire, PepsiCo a annoncé en février renoncer à certaines initiatives DEI. Son patron Ramon Laguarta a promis que son entreprise ne « visera plus des objectifs en termes de représentation des minorités, que ce soit dans les postes de directions ou dans sa base de fournisseurs ». Par contre, son concurrent Coca-Cola a réaffirmé sur son site officiel que la diversité, l'équité et l'inclusivité « sont au cœur de ses valeurs ».
L'entreprise McDonald's a décidé quant à elle d'abandonner certains objectifs spécifiques, comme celui d'améliorer la diversité aux hauts niveaux de direction. Ils avaient pourtant été mis en place très récemment, en 2021, suite à des plaintes pour harcèlement sexuel et discriminations déposées par des anciens employés. D'autres grands noms du capitalisme américain comme Ford et Starbucks se sont joints à la vague anti-DEI, et ce depuis l'année 2023.
Par contraste, la marque de glaces Ben and Jerry's (propriété d'Unilever) a publié un communiqué de presse contre la disparition du DEI, déclarant que « la société la plus juste et équitable nécessite une reconnaissance de la vérité ainsi que des mesures concrètes ».
Dans d'autres secteurs, la marque de lingerie Victoria's Secret a abandonné son dispositif DEI et mis fin à son objectif de promouvoir un certain pourcentage de travailleurs noirs dans ses rangs. L'entreprise a aussi modifié ses éléments de langage relatifs à la diversité sur son site officiel. Par exemple, la rubrique DEI a été rebaptisée « Inclusion and Belonging » (« Inclusion et sentiment d'appartenance »), et l'entreprise y reprend les éléments de langage trumpistes en mettant l'accent sur la notion de mérite : « Recruter les personnes les plus qualifiées à partir d'un vivier de talents large et diversifié, en garantissant une véritable méritocratie. »
En revanche, la marque de produits de beauté E.L.F Beauty a adopté la posture inverse en lançant une campagne publicitaire sous le titre « So many Dick » (en français « beaucoup de Dick », un patronyme anglophone signifiant aussi « con, connard ») pour dénoncer le déséquilibre en termes de représentation des minorités dans les entreprises.
Quelques entreprises ont été confrontées à des menaces concrètes de représailles de la part de l'administration Trump. C'est le cas des deux groupes de télévision et de divertissement NBC Universal et Disney. Cette dernière firme est devenue une cible prioritaire de la droite américaine qui lui reproche d'accorder une place trop importante aux minorités et à la diversité. Tous deux ont reçu un courrier officiel de Brendan Carr, président de la Federal Communications Commission, équivalent américain de l'Arcom, leur annonçant que son administration ouvrait une enquête pour vérifier s'ils continuaient ou non à appliquer des « initiatives discriminatoires » contraires aux prescriptions du décret n°14173.
En février, le procureur général de Floride James Utheimer et l'association trumpiste America First Legal ont lancé une procédure auprès d'un tribunal fédéral contre l'enseigne de grande distribution Target, accusant cette dernière d'avoir caché à ses investisseurs les risques encourus du fait de sa politique DEI. En 2023, une opération commerciale menée par Target à l'occasion du « mois des fiertés » (en l'honneur de la cause LGBTQ) avait suscité une violente colère du mouvement conservateur américain. Pourtant, début 2025, le groupe Target a lui aussi annoncé la fin de ses programmes DEI, s'attirant les critiques et l'annonce d'une campagne de boycott de la part des mouvements progressistes [2].
« Ces mesures qui ciblent des groupes désavantagés (femmes, minorités…) pour promouvoir l'égalité, Donald Trump dit qu'elles sont illégales, et il y a des procès contre les entreprises qui les mettent en œuvre, explique Laure Bereni, sociologue et directrice de recherche au CNRS. Mais il appartiendra aux tribunaux états-uniens de déterminer si elles sont légales ou non ».
Du côté des groupes français présents aux États-Unis ou destinataires de la lettre de l'ambassade, rares sont ceux qui se sont prononcés publiquement sur le DEI. Seule l'entreprise de cosmétiques L'Oréal a pris position, par la voix de sa directrice adjointe de la marque Barbara Lavernos dans un entretien avec Les Échos ,en faveur du maintien de ces mesures favorables à la diversité afin de « répondre aux besoins et aux aspirations des consommateurs du monde entier ». Sinon, c'est plutôt l'embarras et la stupeur qui règnent, à en croire les témoignages – tous anonymes – recueillis par des médias comme Le Monde.
Aucun des groupes que nous avons contactés pour cette enquête, parmi lesquels LVMH, Michelin, Sanofi ou encore Hachette, n'a d'ailleurs souhaité donner suite à nos questions, dans plusieurs cas sous prétexte que « personne n'était disponible pour y répondre ». LVMH nous a indiqué n'avoir pas été destinataire de la lettre de l'ambassade américaine.
Le sujet est délicat pour les grands groupes français. Ils sont sous la menace de la hausse des droits de douane aux États-Unis. Et les dirigeants de plusieurs d'entre eux, à l'instar de Benard Arnault de LVMH ou Patrick Pouyanné de TotalEnergies, avaient publiquement salué la politique de Donald Trump sur les questions d'énergie, de réduction des dépenses publiques et de fiscalité, et souhaité que la France et l'Europe s'en inspirent. Plusieurs groupes avaient même annoncé de grands projets d'investissement aux États-Unis, comme Schneider Electric qui avait mis 700 millions de dollars sur la table. Depuis, selon les termes de Novethic, les dirigeants se sont « muré[s] dans le silence ».
Du côté des politiques, le ton est un peu plus direct. Éric Lombard, ministre de l'Économie et des Finances a dénoncé en mars dernier, au sujet de la lettre envoyée par l'ambassade, « des ingérences américaines inacceptables ». La question des programmes DEI s'inscrit ainsi dans un contexte où les entreprises françaises sont sommées de part et d'autre de l'Atlantique de choisir un camp. Ce qu'elles préfèrent visiblement éviter.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donSi l'on consulte les sites officiels d'entreprises françaises aux États-Unis, ils continuent tous pour l'instant à afficher leur engagement pour la diversité. Le site LVMH promeut toujours par exemple son dispositif « Index d'inclusivité ». Créé en 2018, il a pour but de « reconnaître » et « stimuler » la diversité et un « meilleur équilibre des sexes » et inclut des initiatives liées à la communauté LGBTQ+. Sanofi propose encore de son côté une rubrique « Notre Conseil Diversité, Équité et Inclusion » avec des phrases tels que « nous souhaitons refléter la diversité de nos communautés (…) » ou « nous devons écouter les communautés marginalisées ». Michelin, avec sa page « Diversity, Equity & Inclusion Commitment » en langue anglaise annonce trois piliers pour garantir sa politique de diversité : « diversifier notre équipe », « cultiver le sentiment d'appartenance » et « impacter notre société ».
Soumises à la loi étatsunienne, les filiales de groupes français risquent pourtant de devoir s'adapter aux politiques anti-DEI. Selon Laure Bereni, il y a de fortes chances qu'elles commencent tout comme leurs homologues américaines à « requalifier » certains éléments de langages rattachés aux lexiques de la diversité : « Elles abandonnent les mots qui fâchent, par exemple le mot équité, qui paraît trop politique. Il y a tout un processus de requalification, voire de dissimulation de ces pratiques. » Il est probable que certaines entreprises aillent jusqu'à abandonner certaines mesures « juridiquement risquées », dont celles qui protègent les minorités, ajoute la chercheuse.
En France même, par contraste avec la bataille qui se mène outre-Atlantique, les enjeux de diversité, équité et inclusion restent souvent un tabou, souligne Christine Naschberger, enseignante du département « Etudes organisationnelles et éthique » à Audencia, une grande école de commerce et de communication : « La mentalité française est très prudente à ce sujet. De nombreuses personnes ont peur que nous puissions valoriser une catégorie sociale par rapport à une autre. C'est assez compliqué d'aborder les questions de diversité en France, même si elles sont très intégrées au sein des grandes entreprises. »
Dans le contexte français, la question de l'inclusion des diversités est supplantée par la parité homme-femmes. Pour Laure Bereni, après le décès de Georges Floyd en 2020, il n'y a pas eu en France la même onde de choc qu'aux États-Unis : « En France, ce qui a davantage joué, c'est le mouvement #Metoo, qui se déploie depuis 2017 et les politiques publiques qui ont imposé des mesures plus rigoureuses en termes de lutte contre violences sexistes et sexuelles, il y eu aussi une loi sur le handicap en 2018 qui a renforcé les obligations. »
La chercheuse ajoute que les campagnes contre les discriminations raciales en France ont très peu ciblé les grandes entreprises. L'absence de politiques comme celles existant aux États-Unis s'expliquerait selon elle par un différent degré de politisation de ces questions : « En France, nous sommes confrontés à une situation de déni, qui reflètent des politiques publiques qui ne traitent pas ou ne prennent pas ces questions au sérieux. Évidemment sur la question de l'égalité femmes-homme et du handicap, il y a un cadre juridique, mais ce sont des lois qui restent relativement peu contraignantes, dont les entreprises peuvent facilement s'accommoder. »
Christine Naschberger estime que les dispositifs du type DEI sont néanmoins positifs : « Les grandes entreprises en France ont un discours pro-diversité, et je pense que ce sont des vraies convictions, avec des réelles mesures. Il y a des études qui montrent les bénéfices de l'inclusion, qu'une entreprise qui est plus inclusive est à la fin plus performante. » L'enseignante n'en avertit pas moins : « Avec la diversité, rien n'est jamais gagné. Par exemple, aux États-Unis, les droits des femmes sont très fragilisés. »
[1] Mentionné initialement par Le Figaro et dont la teneur a été révélée par BFM. Une lettre similaire semble avoir été envoyée par les ambassades étatsuniennes dans d'autres pays, comme le Royaume-Uni.
[2] Lire l'article de CNN.
16.05.2025 à 07:22
Clarisse Dooh
À travers les programmes de « diversité, équité et inclusion » (DEI), Donald Trump cible surtout un symbole, qui renvoie à l'héritage du mouvement des droits civiques et plus récemment au mouvement « Black Lives Matter ».
Le 19 mars dernier, l'EEOC ou « Commission pour l'égalité des chances en matière d'emploi », agence fédérale américaine chargée de faire respecter les lois contre les discriminations dans le monde professionnel, a publié un communiqué de presse déclarant vouloir avertir (…)
À travers les programmes de « diversité, équité et inclusion » (DEI), Donald Trump cible surtout un symbole, qui renvoie à l'héritage du mouvement des droits civiques et plus récemment au mouvement « Black Lives Matter ».
Le 19 mars dernier, l'EEOC ou « Commission pour l'égalité des chances en matière d'emploi », agence fédérale américaine chargée de faire respecter les lois contre les discriminations dans le monde professionnel, a publié un communiqué de presse déclarant vouloir avertir le public au sujet des mesures de « diversité, équité et inclusion » (DEI), que l'agence présente comme « discriminatoires ». Par un étrange retournement, des politiques conçues pour lutter contre les discriminations sont désormais elles-mêmes condamnées par l'administration Trump comme discriminatoires. Comment en est-on arrivé là ?
L'aversion actuelle des Républicains pour les politiques d'inclusion et de diversité vise en réalité un pan essentiel de l'histoire américaine récente et notamment les acquis du mouvement pour les droits civiques. Le « Civil Rights Act », promulgué par le président Lyndon Johnson, a consacré en 1964 la fin des discriminations dans le monde professionnel et dans l'espace public. Le titre VII rend illégale toute discrimination à l'embauche liée à l'appartenance ethnique, l'orientation sexuelle ou la confession religieuse. En 1965, le « Voting Rights Act » est adopté dans le but d'abolir les discriminations sur le droit de vote lié à « des raisons raciales ».
À partir des années 1970, ces politiques sont étendues à l'ensemble des droits sociaux, économiques et culturels avec par exemple l'« Educational Act » de 1972, qui garantit une meilleur égalité des sexes dans les établissements scolaires ou bien le « Americans with Disabilities Act » (ADA), adopté en 1990, qui condamne toute discriminations liée au handicap, dans les espaces publics comme dans la vie professionnelle. Les communautés LGBTQ ont elles aussi finalement vu leurs droits consacrés en 2020, avec l'affaire Bostock V. Clayton County. En 2013, Gerald Bostock, un coordinateur des services sociaux de l'enfance, dans le comté de Clayton (Géorgie) avait été licencié au simple motif de son orientation sexuelle – licenciement ensuite validé par la Cour Suprême de Georgie. Ce n'est qu'en juin 2020 que la Cour suprême fédérale lui a finalement donné raison, estimant qu'il y avait bien eu une violation du Titre VII du Civil Rights Act.
Dès 1961, les dispositifs d'affirmative action (discrimination positive en français) ont fait leur apparition sous le mandat de John F. Kennedy. Celui-ci signe notamment le décret 10925, dont l'objectif est de « de prendre des mesures pour assurer que des personnes soient recrutées et respectées durant leur carrière professionnelle, sans distinction de race, de croyance ou d'origine nationale » au niveau de l'administration fédérale et de ses prestataires. Ces mesures sont progressivement étendues et systématisées à partir de la fin des années 1960. Elles occupent notamment une place importante et controversée dans les politiques d'admission des universités.
Au début du XXIe siècle, les politiques de lutte contre la discrimination gagnent la sphère économique avec par exemple la mise en place de programmes de formation dédiés, dans le but d'instaurer des environnement plus inclusifs et diversifiés dans le monde professionnel. En plus de former les employés pour leur apprendre à valoriser ces diversités, ces programmes visent aussi à inclure les groupes minoritaires dans les stratégies commerciales des entreprises [1].
Un tournant a lieu en 2020 avec le mouvement « Black Lives Matter » qui pousse les grandes entreprises américaines à accélérer leurs efforts en matière d'inclusion. Le décès de George Floyd aux mains d'un policier à Minneapolis provoque des remous dans tout le pays, avec des manifestations contre les injustices raciales. De nombreux groupes annoncent dans la foulée des mesures pour accueillir davantage de personnes noires ou d'autres minorités dans leurs instances dirigeantes. D'autres promettent de promouvoir les « entreprises appartenant à des personnes noires » (black-owned businesses). Amazon lance par exemple en 2021 le dispositif « Black business accelerator », dans le but de donner aux commerçants afro-américains les moyens de développer leurs entreprises sur sa plateforme. La chaîne française Sephora, propriété de LVMH, lance la même année un programme du nom de « « Accelerate » » afin de promouvoir des marques lancées par des personnes issues des minorités ethniques.
Très tôt, les grandes entreprises ont été accusées de se saisir des politiques de diversité avant tout pour soigner leur image de marque, sans vraiment chercher à améliorer leurs pratiques internes. Le phénomène connu sous le nom de « tokenism » ou « diversité de façade » en français, est identifié dès 1977 par Rosabeth Mose Kanter, enseignante en management à Harvard. Il désigne la stratégie de certaines entreprises consistant à mettre en avant quelques individus issus de diverses minorités sociales, non pour garantir une inclusion durable des minorités concernées mais pour se donner l'apparence d'un engagement en faveur à l'inclusion.
Le même reproche a été entendu dans le contexte de l'affaire George Floyd. Pepper Miller, consultante de Chicago experte dans les questions de diversité a estimé ainsi auprès de la BBC en 2020, que bien que beaucoup d'entreprises se soient hâtées d'utiliser le hashtag du mouvement Black Lives Matter #BLM, certaines « n'exprimaient pas le même enthousiasme dans leurs salles de réunion ». En 2020, sur 500 grandes entreprises étatsuniennes, seulement quatre étaient dirigées par des personnes issues des minorités (elles étaient huit en 2023). « Les entreprises doivent élaborer des plans à long terme pour l'inclusion sociale et l'égalité raciale, qui vont au-delà des simples déclarations comme “nous soutenons les personnes noires” », insistait l'experte.
Un constat partagé par la sociologue française Laure Bereni : « Je dirais que ces politiques de DEI des entreprises ont eu des effets principalement symboliques. Ce sont surtout des discours, des procédures qui permettent d'affirmer l'engagement authentique des grandes entreprises en la matière, mais qui ne les conduisent pas réellement à se réformer structurellement. »
Ce sont souvent les mesures adoptées à ce moment-là que les multinationales américaines se sont empressées d'abandonner, au bout de quelques années seulement, en réponse aux injonctions de l'administration Trump. Goldman Sachs avait ainsi promis en 2021 avec un programme comme « One Million Black Women » (« Un million de femmes noires ») d'investir 100 millions de dollars dans des actions philanthropiques, plus particulièrement des projets réalisés par des femmes afro-américaines. Le Wall Street Journal a signalé récemment que le titre du programme avait été changé. Il se nomme maintenant « Essor et nouvelle opportunité ». Selon le média Quartz, un cadre supérieur de la banque a révélé que le programme ne s'adressera plus seulement aux femmes noires, mais à toute personne ayant un faible revenu, voire un revenu moyen.
Cependant, les grandes entreprises doivent encore jongler entre l'injonction gouvernementale de démantèlement des programmes de diversité et l'intégration des minorités en leur sein, par crainte de faire face à la colère de leurs salariés. « Les entreprises ont très peur qu'il y ait des actions collectives qui portent plainte pour discrimination, donc elles essaient de garantir l'équité de traitement », souligne ainsi Christine Neschberger, enseignante dans le département « Etudes organisationnelles et éthique » d'Audencia.
Sans parler des consommateurs noirs et latinos, qui représentaient à eux seuls 4700 milliards de dollars de pouvoir d'achat en 2023, et qui pourraient se retourner contre les entreprises trop promptes à abandonner leurs engagements en matière de diversité. L'enseigne de grande distribution Target l'a appris à ses dépens. Basée à Minneapolis, la ville de George Floyd, elle avait affiché son soutien dès 2020 à la lutte contre les discriminations en mettant en place un programme de promotion de fournisseurs issus de la diversité. Faisant marche arrière, elle a officiellement abandonné ce programme en janvier dernier, poussant de nombreux mouvements anti-racistes à appeler au boycott de ses magasins. Ce qui n'a pas manqué en retour de provoquer l'inquiétude de certains des fournisseurs en question, qui continuent en réalité à approvisionner Target. « Si nous décidons tous de boycotter en se disant que nous allons pas dépenser notre argent dans ces commerces, je comprendrais, mais beaucoup d'entre nous serons touchés et nos ventes et nos commerces tomberont », a ainsi souligné Tabitha Brown, influenceuse végane connue, auprès du New York Times.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donSi l'administration Trump consacre autant d'énergie politique à faire la chasse aux programmes DEI, malgré leur caractère largement symbolique, c'est sans doute aussi et surtout pour soigner sa popularité parmi les électeurs ultra-conservateurs et racistes.
Tourné en dérision et méprisé, le concept de DEI est devenu un « dog whistle » (appel du pied en français) pour une partie de l'extrême droite américaine, abondamment employé par les Républicains contre leurs adversaires et souvent de manière outrancière. Donald Trump a ainsi accusé ses prédécesseurs, Barack Obama et Joe Biden, et l'agence gouvernementale chargée du secteur aérien Federal Aviation Administration (FAA), d'être responsables du crash d'avion qui a eu lieu en janvier 2025 à Washington en raison de leurs politiques d'inclusions. En juillet 2024, le New York Post avait publié un article avec pour titre « America may soon be subjected to the country's first DEI president : Kamala Harris » (en français : « L'Amérique pourrait bientôt être assujettie à la première présidente DEI : Kamala Harris »), insinuant que c'est grâce à ses origines indiennes et jamaïcaines que Kamala Harris a été désignée candidate démocrate.
Sous la pression des Républicains mais aussi d'une partie de l'opinion publique, l'abandon d'une partie des politiques DEI avait en réalité déjà commencé avant même la réélection de Donald Trump. L'État de Floride s'est lancé dans une véritable croisade sur ces questions, avec l'adoption dès 2021 du Stop WOKE Act (Stop Wrong Our Kids and Employees Act, ou en français « Arrêter de nuire à nos enfants et employés ») rebaptisé Individual Freedom Act (en français « Loi sur la liberté individuelle »), qui interdit toute référence critique aux questions de diversité, de discrimination et d'équité dans les établissements d'enseignement et sur les lieux de travail.
De même, en 2023, la Cour suprême a rendu une décision mettant fin aux dispositifs de « discrimination positive » consistant à intégrer plus d'étudiant noirs et latinos dans les universités. Ces dispositifs avaient déjà une image assez négative dans l'opinion américaine, avec seulement 33% d'avis favorables contre 50% de défavorables, selon une étude publiée par le Pew Research Center en juin 2023. « Par rapport à l' « affirmative action », il y eu des conséquences assez négatives, dont une montée du racisme. Des études sociologiques en parlent », confirme Christine Naschberger.
En menant sa guerre contre la diversité, Donald Trump et ses alliés jouent ainsi sur le sentiment « anti-woke » et le racisme plus ou moins latent d'une partie de son électorat. Une manière de détourner l'attention des politiques de coupes drastiques dans l'administration fédérale et dans les budgets sociaux qu'ils mettent en œuvre en parallèle, et dont les effets risquent d'être beaucoup moins populaires.
[1] Lire cet article sur l'histoire des politiques de diversité en entreprise.
12.05.2025 à 12:14
Au fil des ans, le groupe Bolloré a amassé des milliards d'euros grâce à ses activités africaines, à la fois sous forme de remontée de dividendes et grâce aux plus-values réalisées lors des cessions d'actifs. Pour une large part, ce sont ces revenus qui lui ont permis d'acheter son empire médiatique. Même après avoir revendu ses concessions portuaires et ses activités logistiques, Bolloré est loin d'avoir quitté le continent. Extrait du rapport « Le Système Bolloré ».
Une large partie de (…)
Au fil des ans, le groupe Bolloré a amassé des milliards d'euros grâce à ses activités africaines, à la fois sous forme de remontée de dividendes et grâce aux plus-values réalisées lors des cessions d'actifs. Pour une large part, ce sont ces revenus qui lui ont permis d'acheter son empire médiatique. Même après avoir revendu ses concessions portuaires et ses activités logistiques, Bolloré est loin d'avoir quitté le continent. Extrait du rapport « Le Système Bolloré ».
Une large partie de la fortune du groupe Bolloré s'est construite sur le continent africain, dans la production de tabac et de cigarettes d'abord, puis dans les plantations d'hévéas et de palmiers à huile, et surtout dans le transport, la logistique et la gestion des concessions portuaires. Combien ces affaires africaines ont-elles rapporté au fil du temps ? Difficile à dire, tant la structure du groupe est complexe et à défaut de publications financières consolidées de ces activités. Mais une chose est certaine : la fortune du groupe et de la famille Bolloré d'aujourd'hui vient, pour une bonne part, de ces rentes africaines.
À la fin des années 1990, alors que le groupe Bolloré a acquis une situation de quasi-monopole sur les marchés du tabac d'Afrique francophone, c'est cette activité qui est la « vache à lait » du groupe, selon un analyste interrogé par Les Échos : la branche pesait alors moins de 7 % du chiffre d'affaires global d'un groupe bien plus petit qu'aujourd'hui, mais assurait plus du tiers de son résultat d'exploitation, à 46 millions d'euros [1]. Et lorsqu'il cède, en avril 2001, le contrôle de ses activités dans le tabac africain au britannique Imperial Tobacco, Bolloré empoche une coquette plus-value de près de 200 millions d'euros.
Rapidement, ce sont le transport et la logistique en Afrique qui s'imposent comme les principales sources de revenus du groupe. En 2002, Bolloré y réalise déjà 17 % de son chiffre d'affaires mais surtout les trois quarts de son résultat d'exploitation [2]. L'activité va croissante, en particulier grâce aux concessions portuaires sur lesquelles Bolloré met la main : il obtient un premier contrat en mars 2004, avec la concession du terminal d'Abidjan. Quelques mois plus tard, il remporte ceux de Tema, au Ghana, et de Douala, au Cameroun. Et la liste s'allonge, au fil des ans, avec les concessions de Lagos Tin Can (Nigéria), d'Owendo et de Port-Gentil (Gabon), de Pointe-Noire (Congo), de Lomé (Togo), de Cotonou (Bénin), de Freetown (Sierra Leone), de Conakry (Guinée), etc.
Le réseau Bolloré irrigue le continent en profondeur et offre forme un maillage logistique sans équivalent.
La force de l'entreprise ? Son intégration verticale et ses connexions multimodales, avec des activités qui s'étendent de la manutention portuaire au transport routier, en passant par le fret fluvial ou ferroviaire. Le réseau Bolloré irrigue le continent en profondeur et offre forme un maillage logistique sans équivalent. De 766 millions d'euros en 2002, le chiffre d'affaires de la branche africaine grimpe à près de 2 milliards en 2010 pour culminer à 2,7 milliards en 2015. En 2021, à la veille de sa cession à l'armateur italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC), la holding Bolloré Africa Logistics générait encore près de la moitié du résultat d'exploitation du groupe (444 millions sur 939 millions d'euros), pour un résultat net (après impôts et charges financières) de 248 millions d'euros [3].
Entre 2015 et 2022, les onze sociétés qui gèrent les principales concessions du groupe ont réalisé près de 2,2 milliards de bénéfice.
Dans ce vaste ensemble de la logistique africaine, les concessions portuaires sont de véritables pépites. En échange d'investissements et d'entretien des infrastructures, le concessionnaire perçoit les droits d'entrée et d'accostage des navires, des frais de stockage et surtout les taxes de manutention (THC - terminal handling charges) pour le chargement et déchargement des conteneurs. Entre 2015 et 2022, les onze sociétés qui gèrent les principales concessions du groupe ont réalisé près de 2,2 milliards de bénéfice pour un peu plus de 7,5 milliards de chiffre d'affaires. Le bénéfice « part du groupe » – en proportion de la part détenue par Bolloré, qui varie dans chaque société portuaire – atteint 1,1 milliard d'euros (voir le tableau). Une véritable rente, d'autant plus profitable que ces concessions portuaires sont souvent accordées pour de très longues périodes – jusqu'à 35 ans pour celle du port de Lomé par exemple – et régulièrement prolongées à l'occasion de nouveaux programmes d'investissement.
Ces activités africaines sont donc venues enrichir le groupe Bolloré et ses actionnaires par centaines de millions d'euros. En dix ans par exemple, de 2012 à 2021, Bolloré Africa Logistics aura versé près de 614 millions de dividendes à la maison mère, Bolloré SE. S'y ajoutent les intérêts des prêts accordés aux filiales, les redevances payées par les six filiales africaines pour l'utilisation de la marque « Bolloré Africa Logistics » – entre 7,5 et 8,5 millions d'euros par an – ou les facturations diverses entre sociétés du groupe.
Sur la dernière décennie (2014-2023), la branche agro-industrielle des plantations africaines et asiatiques – Socfina, Socfinaf et Socifasia – aura, de son côté, versé un peu plus de 103 millions d'euros de dividendes aux différentes sociétés du groupe Bolloré qui sont ses actionnaires.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donCes flux qui remontent jusqu'à la maison mère du groupe, aussi énormes soient-ils, ne représentent qu'une partie de la rente africaine de Bolloré. Une part significative des bénéfices accumulés est restée au sein de la branche logistique africaine, pour financer les investissements, grossir ses fonds propres et, finalement, accroître la valeur de l'ensemble. À tel point que, lorsque Bolloré Logistics Africa a été vendue à l'armateur italien – mais ayant son siège en Suisse – Mediterranean Shipping Company (MSC), Bolloré SE a enregistré une jolie plus-value de cession de … 3,15 milliards d'euros !
Vincent Bolloré a vendu tout simplement parce que c'est le moment où il pouvait en tirer le meilleur prix.
Mais pourquoi vendre ce qui a constitué pendant près de quatre décennies le fleuron de son empire économique ? Sans doute par opportunisme financier, comme Vincent Bolloré l'a toujours fait depuis ses débuts à la tête du groupe. La décision intervient en effet au moment où, après des décennies d'investissement, la concurrence entre ports africains va croissante, contraignant les gestionnaires à rogner sur les prix. Bolloré a sans doute anticipé une baisse de l'extraordinaire profitabilité de ses ports africains. Surtout, les activités logistiques ont été revendues au lendemain de la pandémie de Covid-19, au moment où les tarifs du fret maritime et les profits des transporteurs explosaient. Et donc au moment où les acheteurs potentiels, les grands armateurs en quête d'intégration verticale, débordaient de liquidités. Vincent Bolloré a vendu tout simplement parce que c'est le moment où il pouvait en tirer le meilleur prix.
Lorsqu'en 2022, Vincent Bolloré vend sa branche logistique africaine, il a pu sembler tourner le dos au continent qui a fait sa fortune. Deux ans plus tard, cependant, le voici reparti à l'offensive, dans la télévision et le divertissement cette fois : en annonçant vouloir prendre le contrôle de MultiChoice, le géant sud-africain de la télévision payante, Bolloré se positionne pour faire de Canal+, son groupe de médias, le premier opérateur de toute l'Afrique subsaharienne. L'offensive de Bolloré pourrait ainsi donner naissance à un nouvel empire de la télévision et du divertissement, en situation de quasi-monopole dans une trentaine de pays et pesant d'un poids considérable sur la production de contenus africains.
[1] « Groupe Bolloré, une galaxie résolument financière », Les Échos, 13 novembre 2000.
[2] Bolloré, Rapport annuel 2002, p. 55.
[3] Bolloré, Document d'enregistrement universel 2022, p. 195.