21.11.2024 à 14:21
Frédérique Cassegrain
Pour la deuxième année consécutive, le baromètre de l’OPC s’intéresse à la transition écologique. Comment ce registre d’action varie-t-il selon les niveaux de collectivités territoriales ? Quelle place occupe le critère de l’impact écologique dans l’attribution des financements ? L’analyse d’Hervé Fournier insiste sur l’importance des compétences des personnels culturels et la nécessité de développer une culture de la coopération, en interne et avec les opérateurs, pour soutenir la prise en charge de la problématique écologique au quotidien.
L’article De la transition écologique et des conditionnalités dans les financements et les choix culturels des collectivités est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.
Le baromètre sur les budgets et les choix culturels des collectivités territoriales formule, pour la deuxième année, des questions sur la transition écologique et les conditionnalités des financements délivrés par ces collectivités. Les 202 répondants Parmi les 202 répondants (contre 179 en 2023) : les 13 régions métropolitaines, 68 conseils départementaux, 73 communes, 45 intercommunalités et 3 collectivités d’outre-mer à statut particulier. dressent un paysage pertinent pour mesurer l’intégration des questions environnementales dans le pilotage et la gestion des affaires culturelles à l’échelon territorial. Les directions des affaires culturelles inscrivent désormais dans leurs priorités de politique publique « les transitions écologiques » comme l’avaient évoqué les Assises des DAC d’octobre 2022 organisées à Sète. Cette évolution, de plus en plus documentée Voir, par exemple, le diagnostic Culture et création en mutations publié en 2023 dans le cadre du Programme d’investissement d’avenir (PIA) – Compétences et métiers d’avenir de France 2030 : https://cultureetcreationenmutations.fr, met en évidence l’importance des compétences des personnels culturels (dans les collectivités ou chez les opérateurs), la nécessité de nouvelles collaborations et coopérations dans un contexte réglementaire lui-même évolutif (achats publics au prisme de la loi AGEC Loi no 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire., exemplarité et sobriété notamment énergétiques, décret tertiaire pour la gestion bâtimentaire, etc.).
Sans surprise au regard de leurs compétences, ce sont les régions qui mentionnent les priorités de « transition », « d’approche écologique » dans les choix culturels de leur exécutif. Elles revendiquent clairement ce registre d’actions tout comme les « logiques territoriales », au même niveau que les enjeux de « création artistique » ou d’« accès à la culture ». En revanche, les termes de « transition » ou d’« approche écologique » sont peu revendiqués de leur côté par les intercommunalités alors qu’elles ont en charge diverses politiques sur le sujet : plan climat, schéma directeur des énergies, autres documents de planification et achats publics responsables. Les départements sondés ne s’appuient pas sur l’objectif de transition dans leurs choix culturels Cf. graphiques p. 34 à 37 de la publication complète du baromètre 2024. malgré leurs compétences sur les espaces naturels ou agricoles. Sur le terrain, il semble encore difficile pour le personnel politique de porter dans une même doctrine les enjeux culturels et environnementaux. Ce constat est manifeste dans les différentes ressources https://www.culture.gouv.fr/fr/Thematiques/transition-ecologique Le premier document inspirant du MCC s’intitule « stratégie ministérielle de responsabilité sociétale, sociale et environnementale des organisations » et a été publié en 2017. du ministère de la Culture qui sont très récentes et dont l’origine remonte à l’accord de Paris (2015), une génération après le Sommet de Rio (1992).
La conditionnalité des aides consiste à émettre des critères spécifiques à côté de l’objet principal du financement. Ceux-ci peuvent relever d’une appréciation dans l’instruction d’une demande de subvention ou d’une condition d’attribution, assise sur une documentation spécifique, des actions attendues, potentiellement mesurables en matière d’impact (gestion des déchets, consommation d’énergie, émissions de gaz à effet de serre, personnel formé…). Moins d’une collectivité sur deux (86 sur 200 répondants à cette question) affirme ne pas conditionner ses financements.
Un quart des collectivités (48 sur 200) revendiquent des critères sur l’impact écologique, soit la même proportion que la condition d’égalité entre les femmes et les hommes. En 2023, un tiers des répondants reconnaissait l’existence du critère de l’impact écologique dans l’attribution des aides. Faut-il interpréter ces chiffres comme un léger recul, le constat d’une difficulté à les mettre en œuvre ou une incapacité technique des opérateurs à y répondre ? En 2024, la proportion est légèrement inférieure pour les régions dont on sait pourtant qu’elles sont très en pointe sur l’écoconditionnalité des festivals. L’émergence des « clauses de réemploi de matériaux », « d’écoconception » et d’« économie circulaire » en matière culturelle dans 69 collectivités symbolise cette évolution des savoir-faire dans le champ de la culture. Il conviendra de s’interroger ces prochaines années sur la mise en œuvre de ces critères et de leur contrôle d’exécution à la charge des services concernés.
Près d’un septième des collectivités développe également une préférence pour les fournisseurs locaux et, parmi elles, ce sont les départements, les communes et les intercommunalités qui sont les plus avancés, comparativement aux régions dont aucune n’évoque ce critère ! Là aussi, ces écarts sont à jauger au regard des compétences de chacun. Une collectivité chargée d’un projet alimentaire territorial (PAT) va chercher à développer des relations entre son secteur agricole local et ses opérateurs culturels. 48 collectivités incluent déjà des « clauses d’alimentation responsable pour les établissements ou événements culturels». Le sujet des critères environnementaux ouvre également celui des marchés publics dits « responsables » mis en œuvre pour construire ou rénover des équipements, commander des livres, des outils de communication, du mobilier ou des scénographies pour les expositions des musées et médiathèques notamment. Ce volet des achats responsables (avec des clauses sociales et/ou environnementales) concerne réglementairement les collectivités ayant plus de 50 millions d’euros d’achat. Il n’est pas abordé dans le présent baromètre.
D’autres questions demeurent pertinentes dans un contexte de verdissement des priorités et des choix culturels des collectivités : sur l’évolution de la coopération en matière culturelle dont on sait qu’elle est emblématique de la prise en charge de la problématique écologique au quotidien. Le baromètre 2024 indique que la coopération en matière culturelle n’a pas évolué avec l’État pour 51 % des répondants et qu’elle n’a pas évolué non plus avec les autres niveaux de collectivités territoriales pour 47 % d’entre eux. La culture du « faire ensemble », chacun dans un périmètre de responsabilité et d’influence, doit émerger également entre opérateurs culturels, qu’il s’agisse d’une coopération de proximité (commençons par une coopération avec les services en charge des locaux mis à disposition !) ou à un niveau plus institutionnel (avec des services déconcentrés de l’État tels que l’ADEME ou la DREAL, des opérateurs de transport telle que la SNCF…) pour parvenir à une réelle transition environnementale du secteur culturel. Ce savoir-faire est pourtant historique dans plusieurs de ses filières (musées, spectacle vivant… avec la mutualisation des moyens, notamment des parcs matériels, l’optimisation des tournées, etc.) et ces actions sont déjà identifiées et déployées pour 74 des 202 répondants.
Une collectivité seulement sur cinq a connu une hausse de ses emplois culturels Cf. graphique p. 28 de la publication complète du baromètre 2024.. Leur stabilité, voire leur diminution pour 14 % des répondants, oblige les collectivités à développer des compétences sur la transition écologique en interne sans faire appel à de nouveaux profils, autour de formations continues et de nouvelles organisations, plus collaboratives avec d’autres directions impliquées. 84 collectivités (sur 202) mettent en place des actions de formation de leurs agents et 55 ont d’ores et déjà désigné une personne référente dans le service. En outre-mer, où la question de l’adaptation au changement climatique des opérateurs culturels est la plus prégnante, un tiers des répondants diminue ses emplois culturels !
Cette réalité laisse entrevoir l’émergence de nouvelles maquettes de formation pour les personnels en place, en lien avec le Conseil national des professions du spectacle (CNPS), le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), l’Institut national des études territoriales (INET) et les organismes de formation qui se positionnent sur ces enjeux. Les Directions des affaires culturelles devront progresser sur le sujet de la transition écologique avec leurs propres ressources humaines. Le partage des enjeux avec d’autres services peut être recherché au sein de la collectivité, à l’instar d’une « gouvernance participative » par ailleurs évoquée dans le baromètre (critère de conditionnalité), mais qui ici concernerait le fonctionnement même des services culturels… La concertation avec les acteurs culturels du territoire en matière de transition écologique est bien revendiquée par 89 collectivités (dont 11 régions sur 13 répondants, 19 départements sur 68, 39 communes sur 73) lorsqu’elles sont interrogées sur les démarches engagées.
La place de la transition écologique dans la politique culturelle demeure moyennement importante pour les collectivités. Elle peut être considérée comme un sujet à la marge pour les décideurs culturels, alors que les outils et ressources explosent sur la compréhension des impacts environnementaux des pratiques culturelles.
Selon le type de collectivité, elle oscille entre 2 et 3,8 points (moyenne sur 5) en degré d’importance. Les régions, les communes (notamment celles de plus de 100 000 habitants) et les métropoles sont les plus sensibles à ces enjeux (3 points ou plus sur 5) au contraire des départements et des collectivités d’outre-mer à statut particulier dont la maturité devra progresser. Les démarches mises en place se centrent pour la majorité des collectivités (110 sur 202) sur des mesures de sobriété énergétique (équipements culturels, adaptation du patrimoine, etc.). Dans le baromètre de 2023 Voir l’article « La question environnementale (écologique) dans les budgets et choix culturels des collectivités »., les répondants se disaient pourtant peu affectés par la crise des prix de l’énergie de 2022. Cette sobriété est désormais revendiquée par 25 départements sur 68 répondants, 48 communes sur 73, 13 métropoles sur 19 et 14 communautés urbaines ou d’agglomération sur 26. L’obligation dite « du décret tertiaire Rappel sur le décret tertiaire. » a probablement fait effet levier sur cette évolution.
La prise en compte de la transition écologique dans les budgets et les choix culturels des collectivités est engagée pour de nombreuses administrations culturelles sur le territoire. Le développement de l’outillage sectoriel par le ministère de la Culture (référentiels carbone pour les opéras, les scènes de musiques actuelles, les établissements de spectacle vivant en outre-mer notamment) et ses propres engagements énoncés dans le Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture donnent un cadre d’action pour les opérateurs culturels. Ces derniers s’interrogent toujours fortement sur cette prise en compte, à la demande de leurs tutelles institutionnelles locales ou sous l’impulsion de leurs propres équipes souvent volontaires à ce que la préoccupation environnementale irrigue les pratiques professionnelles quotidiennes, quitte à heurter parfois des choix de programmation. Il revient aux cadres culturels, ceux des collectivités autant que ceux des organisations soutenues par l’argent public, de développer un dialogue professionnel renouvelé, en interne ou avec de nouveaux partenaires selon le principe de coopération. Il s’agit bien d’une évolution notable du métier culturel, pas simplement d’un effet de mode !
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14.11.2024 à 14:21
Lisa Pignot
Dans une tribune publiée le 11 octobre dans Le Monde, la ministre de la culture, Rachida Dati, a annoncé sa volonté de réformer le Pass culture afin qu’il remplisse mieux sa mission de service public. Qu’est-il donc reproché au Pass culture ?
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Un rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC) a été rendu public qui montre, grâce à une enquête du CSA, que la proportion de jeunes ayant téléchargé l’application varie de 87 % chez ceux issus de parents diplômés du supérieur à 67 % chez ceux dont les parents ont le certificat d’études primaires. La technologie ne fait pas disparaître les inégalités sociales face aux pratiques culturelles. Le goût pour la lecture, le cinéma, les concerts prospère davantage dans les familles qui s’intéressent à ces domaines et ont les moyens de s’y repérer et peuvent (doivent) exprimer leurs pratiques dans leurs relations de sociabilité. Le rapport conclut à « l’existence d’effets d’aubaine ».
C’est indéniable, mais l’argument est étonnant car il vaut pour toute action culturelle. N’y a-t-il donc aucun effet d’aubaine dans l’offre des institutions culturelles ? Si la démocratisation de la culture est l’objectif des musées, comment justifier alors que la part des publics diplômés dans ces établissements soit 3,8 fois plus importante que celle des moins diplômés en 2018 (2,8 fois plus en 1973) ? Et bien sûr cela vaut pour tous les équipements culturels. Si l’élargissement des publics est la vocation de l’Opéra de Paris, que penser de l’âge moyen à 45 ans et de la surreprésentation des très diplômés et des Parisiens dans le public ?
Et, puisque le livre est le premier bien acquis par les jeunes grâce au Pass culture, relevons son importance dans la démocratisation de la fréquentation des librairies. Les données de l’enquête de LObSoCo (L’Observatoire Société et Consommation) montraient que seulement 12 % des 18 ans et plus sans diplôme fréquentaient les librairies. Cette proportion est sans nul doute largement inférieure à celle des jeunes issus de parents non diplômés ayant franchi les portes d’une librairie grâce au Pass culture. Le dispositif permet donc aux libraires de voir des jeunes qu’ils ne verraient pas sans et qui ne sont pas familiers de ce lieu. Et 87 % du panel des libraires interrogés pour l’Observatoire de la librairie considèrent que les jeunes qui utilisent le pass Culture sont un nouveau public. Et d’ailleurs, l’étude d’avril 2023 Le livre sur le pass Culture montrait que 48 % des utilisateurs qui ont réservé un livre avec le Pass culture ont déclaré avoir découvert un lieu d’achat ou d’emprunt de livres en allant retirer leur réservation.
Le Pass culture ne permet sans doute pas beaucoup de renouvellement des publics des institutions culturelles légitimes et d’ailleurs les réservations de spectacles vivant ne représentent que 2 % des dépenses faites par les jeunes. En revanche, s’agissant du livre et de la lecture, il alimente le maintien du rapport des jeunes à cette pratique.
Le Pass culture est plébiscité par les jeunes. 81 % de la génération 2004 a utilisé une partie de la somme disponible et plus de la moitié au moins 285€ sur les 300€ disponibles. Fin août 2023, ils étaient 3,2 millions à avoir utilisé ce crédit. Et ce succès a un coût de 260 millions d’euros. Cela représente environ 6 % du budget 2024 du ministère de la Culture (hors Audiovisuel public). Par comparaison, c’est aussi le budget de la BnF ou un peu plus que la dotation de l’État à l’Opéra national de Paris ajoutée à celle du musée du Louvre. Mais cette dépense touche une part très importante des jeunes Français, quelle que soit leur région. Par contraste, on se souvient que Jack Lang avait pointé le privilège des Franciliens qui bénéficient d’équipements culturels financés par l’État (à hauteur de 139€ contre 15€ pour les habitants des autres régions).
Du point de vue de la promotion de la lecture, les dépenses du Pass culture ne sont pas vaines. D’après les données du rapport de l’IGAC, le livre représente 71 % de ce que les jeunes sélectionnent sur l’application et 54 % de ce qu’ils dépensent. Autrement dit, c’est d’abord vers les livres qu’ils se tournent quand on leur donne des ressources financières pour leurs pratiques culturelles.
Pourtant, les commentaires de l’enquête « Les jeunes Français et la lecture » du CNL étaient souvent empreints d’inquiétudes et de déploration sur l’« effondrement », le « décrochage » ou la « perte de vitesse » de la pratique et alors même qu’était pointée la concurrence des écrans.
Comment à la fois déplorer le faible engagement des jeunes dans la lecture et remettre en cause un dispositif qui parvient à faire de ce support un objet attractif ? Cette incohérence signale que l’enjeu se situe peut-être ailleurs…
Le Pass culture constitue une révolution dans les politiques culturelles. L’histoire du ministère de la Culture se caractérise surtout par une politique d’offre dans laquelle les représentants du champ culturel dûment choisis et installés dans des équipements prestigieux constituaient une offre (prenant la forme de collections, d’expositions, de spectacles, etc.) pour la population qu’on espérait bien pouvoir être charmée et convertie à cette qualité. Faute de succès, cette politique a été maintenue mais avec le souci de communiquer sur des initiatives (avec parfois de réels succès) de démocratisation de la culture. Cela passe par des partenariats, souvent avec l’École ou le milieu carcéral, afin de mettre en évidence que l’intention de transmission de la culture n’est pas abandonnée.
Le choix d’instaurer le Pass culture apparaît comme une sorte d’aveu d’impuissance qui a été plutôt mal perçu par les institutions culturelles. Le pouvoir de définition de la culture leur échappe et chaque jeune vote avec de l’argent public. D’où la prise de parole hostile à l’égard du Pass culture de la part du président du Syndicat national des Entreprises artistiques et culturelles. Et en effet, ce n’est pas vers les équipements culturels que se ruent les jeunes. Ils vont en librairie et commandent massivement des types de livres qui singularisent leur classe d’âge. Une enquête de l’Observatoire de la librairie du Syndicat de la Librairie française auprès de 338 librairies montre qu’en 2022 les mangas représentaient 36 % du volume des réservations et les romans d’amour ou sentimentaux 3 %. Mais un an plus tard, la part des premiers est descendue à 23 % et celle des seconds est montée à 10 %.
Le Pass culture est donc bien approprié par les jeunes comme un outil pour définir et redéfinir leur monde du livre à distance de celui de l’École ou de leurs parents. Ce faisant, ils manifestent leur souhait de participer à la régénérescence de la culture en construisant un « nous générationnel » qui se distingue de celui dont ils ont hérité et par lequel certains pourront dire « je ».
Pour autant, peut-on réduire leurs pratiques (de lecture mais aussi de cinéma) à des choix conformistes, limités aux meilleures ventes ou aux blockbusters comme le suggèrent les détracteurs du Pass culture ?
Certes, 1158 (soit 1 %) titres différents de livres réservés en 2022 ou 2023 parmi les 115 754 références réservées au moins une fois représentaient 39 % du volume des ventes. Il existe bien un effet de vogue de certains titres ou auteurs. Reste que plus de la moitié des ventes se disperse parmi une grande diversité de titres. Le pass devient alors le support d’une affirmation ou d’une construction personnelle. C’est ainsi que 55 % des références relèvent du « fonds » de la librairie, c’est-à-dire des titres parus au minimum deux ans plus tôt. Et l’étude de 2023 réalisée par Pass culture montrait que près d’un jeune sur deux (43 %) ayant réservé un livre sur le Pass culture a choisi un genre littéraire qu’il ne connaissait pas.
Hors du monde du livre, on perçoit clairement cet usage nourri par le souci de se construire soi-même à travers le poids des dépenses consacrées à l’achat d’instruments de musique (8 %) ou de matériel de Beaux-arts (3 %).
Le Pass culture apparaît comme une opportunité pour repenser les politiques culturelles. Sa suppression apparaîtrait comme un stérile retour en arrière. Face à l’échec des politiques d’offre, il ouvre la voie à un nouveau dialogue entre les publics et les équipements culturels. À l’heure où les individus sont conduits à se définir comme autonomes, il est cohérent de partir des publics plutôt que d’œuvres choisies par d’autres qu’il s’agirait de leur transmettre. Cela ne signifie pas pour autant la fin de la « figure-clé du médiateur » comme l’écrit Michel Guerrin.
Les libraires reçoivent les jeunes avec leurs envies. Ils parlent avec eux et les orientent dans leurs choix avec leur connaissance de la production éditoriale mais aussi avec tact. C’est peut-être vers ce dialogue que les politiques culturelles doivent se redéfinir.
À lire aussi : Pass Culture, un outil pour travailler l’illectronisme dans la culture d’Emmanuel Vergès, et L’influence du numérique sur les choix culturels des utilisateurs du pass Culture de Mandy Llamas.
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14.11.2024 à 14:18
Frédérique Cassegrain
Pensé pour réduire les inégalités d’accès des jeunes à la culture et diversifier leurs goûts, le pass Culture a-t-il réellement échoué à être ce sésame de la démocratisation ? Une autre hypothèse peut être avancée en déplaçant la focale sur ses atouts en matière de politiques culturelles numériques et en dépassant une approche strictement « solutionniste ».
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Le pass Culture est ausculté et audité régulièrement depuis sa création Cour des comptes, Le pass Culture : création et mise en œuvre, rapport, 2023 ; G. Amsellem, N. Orsini, Les impacts de la part individuelle du pass Culture, mission d’évaluation de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), mai 2024.. Il suscite des critiques récurrentes dans les milieux culturels et dans les médias Cl. Poissenot, « Qui veut la peau du Pass culture ? », The Conversation, 24 septembre 2024 ; M. Guerrin, « Plus le Pass culture a du succès auprès des jeunes, plus il creuse les inégalités qu’il est censé corriger », Le Monde, 13 septembre 2024. sur les limites du dispositif quant à ses effets sur la démocratisation culturelle, jusqu’à engager la ministre de la Culture, Rachida Dati, à proposer une réforme ainsi qu’elle l’a annoncé dans une récente tribune publiée dans Le Monde R. Dati, « Le Pass culture peut être l’occasion d’amener les élèves à une citoyenneté culturelle », Le Monde, 11 octobre 2024..
Ces dernières critiques laisseraient à penser que les technologies, en tant que telles, pourraient vis-à-vis des jeunes résoudre d’« un simple clic » les problématiques de démocratisation culturelle que les politiques publiques peinent à traiter depuis trente ans Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, DEPS, ministère de la Culture, 2020 ; O. Alexandre, Y. Algan, Fr. Benhamou, « La culture face aux défis du numérique et de la crise », Les Notes du Conseil d’analyse économique, no 70, février 2022.. On peut qualifier cette approche de « solutionniste », pour reprendre les travaux d’Evgeny Morozov E. Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici, Paris, Gallimard, 2014.. Il s’y dévoile aussi une certaine forme d’illectronisme dans la mesure où les technologies numériques ne sont pas appréhendées comme un ensemble complexe d’intentions, de potentiels, de capacités, d’appropriations, de médiations D. Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.… Le pass n’échappe pas à cette complexité. Cet illectronisme, au sens strict de sa définition L’« illectronisme numérique » caractérise la situation d’un adulte ne maîtrisant pas suffisamment les usages des outils numériques usuels pour accéder aux informations, les traiter et agir en autonomie dans la vie courante. https://www.anlci.gouv.fr/illectronisme/quest-ce-que-lillectronisme/, se perçoit dans la difficulté à analyser les usages de l’application et de la plateforme, mais aussi dans l’achoppement des politiques culturelles à intégrer les médias et les technologies numériques comme supports, outils et objets de création et de cultures Fr. Bauchard, « Le théâtre à distance à l’ère du numérique », L’Observatoire, no 58, été 2021..
Les innovations numériques dans le secteur culturel ont régulièrement été confrontées à ces controverses opposant deux conceptions (l’une culturelle et l’autre strictement technique) de ces services et dispositifs. Il semble aujourd’hui possible de s’éloigner de la rhétorique du « séisme culturel » présente dans les critiques à l’encontre du pass Culture et de sortir d’une situation potentielle d’illectronisme culturel, en éclairant ce système d’accès à la culture depuis les politiques numériques. Cela permettra ainsi d’enrichir la réflexion sur les nouvelles dynamiques de politiques culturelles « en régime numérique » qui en découle.
Depuis la fin des années 1990, les politiques numériques se sont déployées, à partir du programme d’action gouvernemental pour la société de l’information du gouvernement Jospin (1997) autour du développement d’infrastructures (réseaux informatiques, antennes de téléphonie mobile, etc.) mais aussi de services, lieux d’accès, actions de médiation et formations… Dans ce cadre, les services publics se sont dématérialisés à partir du milieu des années 2010 et ont engendré une double problématique. Premièrement, l’illectronisme – qui concerne près de 15 % de la population adulte https://www.insee.fr/fr/statistiques/7633654 – s’est traduit par une augmentation du non-recours à certains droits fondamentaux (sociaux, éducatifs, publics, etc.). Il ne s’agit donc plus de la fracture numérique des années 2000 qui pointait la difficulté matérielle (ne pas avoir d’équipement chez soi), infrastructurelle (ne pas avoir accès à une connexion internet) ou économique pour accéder aux services en ligne, mais une problématique d’usages et de compétences. Deuxièmement, la Défenseure des droits, Claire Hédon, a analysé dans son rapport en 2022, que la dématérialisation avait exigé la transformation du rôle de l’usager dans la production même du service public : « il en devient le coproducteur malgré lui. C’est à lui qu’il revient de s’équiper, de s’informer, le cas échéant de se former […] ».
Ainsi la dématérialisation a changé en profondeur le principe même de la politique publique d’une égale accessibilité des citoyens aux services publics. Elle s’est alors accompagnée de politiques dites « d’inclusion numérique » portées par l’État (Agence nationale de la cohésion des territoires, programme Société numérique), des acteurs associatifs, des entreprises regroupées au sein de la société coopérative d’intérêt collectif La Mednum et des collectivités. Ces politiques se sont concrétisées par le développement d’équipements de proximité et d’actions de médiation pour garantir un accompagnement fonctionnel et culturel à ces services. Car, « plus on dématérialise, plus on a besoin d’humain » entend-on dans les bureaux municipaux de proximité ou les espaces publics numériques (EPN), en ville comme à la campagne. Les pratiques numériques sont situées, territorialisées. Elles créent du lien et des interactions entre des personnes, des institutions ou des entreprises. Elles ne se limitent pas à des clics et à de l’interactivité avec le cloud. Le numérique reste intrinsèquement lié au matériel, au physique et au territoire. Il participe à la construction de politiques publiques du « dernier kilomètre Conseil d’État, L’usager du premier au dernier kilomètre de l’action publique : un enjeu d’efficacité et une exigence démocratique, étude annuelle 2023. ». Ce terme, issu du vocabulaire de la logistique et des réseaux, est employé par le Conseil d’État dans son étude de 2023 : « Appliquée aux politiques publiques, elle revient à rechercher si l’action publique atteint effectivement le public qu’elle vise et les objectifs qu’elle s’est fixés Ibid.. » Ce rapport a, entre autres, été suscité par le développement de l’administration numérique, la numérisation de l’action publique et la recherche d’une articulation entre les politiques de dématérialisation d’un côté et de reterritorialisation de l’autre. Il est donc intéressant de constater que le pass Culture figure comme dispositif emblématique des politiques culturelles « du dernier kilomètre ».
Cette orientation permet désormais d’appréhender le pass Culture comme un service public culturel dématérialisé : il propose une intermédiation numérique avec une offre jusqu’alors assurée par les institutions et lieux culturels, les médiateurs et les médias. Du point de vue des politiques numériques, le pass est un dispositif inédit d’information et de prescription territorialisées, mais également de médiation culturelle dématérialisée. Là où les espaces culture multimédia des années 1990 avaient ouvert la voie au développement et à l’institutionnalisation des pratiques numériques (au sens de politiques d’action culturelle et de création artistique), le pass Culture vient innover dans les politiques de démocratisation. Au-delà d’un simple outil favorisant le consumérisme culturel individualisé et compulsif, il rend « découvrable », depuis un téléphone portable, une offre ainsi que des expériences culturelles et artistiques territoriales, sous toutes leurs formes et esthétiques. La découvrabilité La « découvrabilité » peut être définie comme le potentiel pour un contenu, disponible en ligne, d’être aisément découvert par des internautes dans les environnements numériques, notamment par ceux qui ne cherchaient pas précisément le contenu en question. Elle se distingue de la « trouvabilité », cette dernière étant restreinte au potentiel d’un contenu d’être trouvé intentionnellement. des contenus devient un élément clé des politiques culturelles, dans un monde où l’accès à ces derniers se fait majoritairement (entre 85 % et 90 %) via les applications mobiles, et où la prescription est principalement algorithmique à travers les réseaux sociaux et les plateformes, dans les mains de quelques entreprises hégémoniques (celles que l’on nomme les Gafam).
Le pass Culture peut-il aussi se concevoir en tant que dispositif permettant de travailler l’articulation entre politiques numérique et culturelle ? D’abord, il est l’occasion de réinterroger la formation aux numériques dans le champ culturel (au sein des structures, des institutions et des équipes) tel que le préconise le rapport du Conseil d’analyse économique de février 2022 Les Notes du Conseil d’analyse économique, février 2022, op. cit.. Les lieux culturels sont les premiers concernés par cette mise en culture du numérique. C’est d’ailleurs ce à quoi travaille la médiation numérique depuis trente ans, à la fois par l’apprentissage des outils, leur maniement et leurs potentiels, mais aussi à travers la littératie La littératie numérique désigne l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. numérique, afin de saisir ce que ces derniers portent comme dimension culturelle, ainsi que leur impact sur notre relation à l’art, aux œuvres, aux expressions, à la diversité et sur nos pratiques… Comment envisager aujourd’hui cette médiation numérique et ses enjeux dans chaque lieu d’art et de culture ? Le réseau des conseillers « médiateurs numérique » de La Mednum montre l’importance et la puissance sociale et culturelle de ce maillage qui favorise un Internet et un numérique d’intérêt général, pour reprendre la thématique des dernières rencontres annuelles Numérique en Commun[s] qui regroupent les professionnels de ce secteur.
Ensuite, le pass peut être un outil de démocratisation, si et seulement si, il est en interaction avec une offre locale et qu’il ne se contente pas de proposer un choix parmi un catalogue. Un clic n’est pas une médiation. La construction de l’offre culturelle et son lien, via la plateforme, avec les publics relèvent d’une coopération à l’échelle d’un territoire, construite entre les acteurs de la culture (publics comme privés), de la jeunesse, de l’éducation, de l’insertion, de la médiation numérique, à tous les niveaux d’intervention. En régime numérique, la démocratisation culturelle peut procéder d’une intermédiation coopérative, comme le montrent les travaux d’Olivier Thuillas sur l’émergence du modèle de « coopérativisme de plateforme O. Thuillas, L. Wiart, Les Plateformes à la conquête des industries culturelles, Grenoble, PUG, 2023. » qui pourrait favoriser un lien nouveau entre institutions, structures culturelles, artistes et usagers.
Enfin, la singularité du dispositif est de proposer une aide financière. Celle-ci est l’objet de multiples critiques pour la dimension consumériste qu’elle insufflerait aux pratiques culturelles et artistiques. Mais cela revient à oublier que les aides ou incitations financières constituent l’une des dimensions des politiques publiques, qu’elles soient structurelles (sociales, économiques, etc.) ou transformatives (environnement, etc.). Dans le champ des politiques culturelles, cette aide financière octroyée dans le cadre du dispositif pass Culture peut seulement favoriser la transformation des pratiques culturelles des jeunes, en incitant à la fréquentation des lieux culturels quels qu’ils soient, et dans une démarche de proximité. Mais le pass Culture pourrait aussi participer à l’inclusion des jeunes au cœur même de l’action culturelle territoriale. En effet, la fréquentation des lieux et les offres constituent l’alpha et l’oméga des politiques de démocratisation, de médiation culturelle et de développement des publics depuis toujours. Si l’aide financière permet d’augmenter cette fréquentation, il faut aussi envisager l’opportunité pour les lieux, de proposer d’autres manières d’être « fréquentés », voire de s’ouvrir à d’autres usages. On peut s’appuyer en cela sur l’approche contributive des tiers-lieux culturels qui construisent des politiques d’action, en misant sur la fonction territoriale du lieu à partir des usages et des besoins des gens R. Besson, « Les tiers-lieux culturels. Chronique d’un échec annoncé », L’Observatoire, no 52, été 2018 ; A. Idelon, « Tiers-lieu culturel, refonte d’un modèle ou stratégie d’étiquette ? », L’Observatoire, no 52, été 2018.. Cette opportunité va bien sûr nécessiter, au sein des équipes culturelles et des structures, une alliance entre les directions et le personnel chargé de l’accueil et de la médiation, afin de penser de manière centrale l’accès à ces dispositifs et outils, et incidemment faciliter la formation aux technologies et à leurs pratiques, comme le portent, dans le secteur culturel, les actrices et acteurs des réseaux TMNlab et Hacnum entre autres.
Ces trois pistes d’articulation entre politique culturelle et numérique peuvent permettre aux lieux culturels de transformer les stratégies de démocratisation culturelle en tenant compte des situations d’illectronisme, et faire coexister présentiel et distanciel pour traiter les problématiques de la dématérialisation des services culturels. Ces actions culturelles d’un nouveau genre, numériques, potentiellement collectives et contributives, vont chercher à renouveler les liens avec les jeunes usagers du pass, et accompagner ceux-ci, de même que les lieux, à devenir acteurs de la culture dans le « dernier kilomètre » des politiques publiques.
À lire aussi : Qui veut la peau du pass Culture ? de Claude Poissenot et L’influence du numérique sur les choix culturels des utilisateurs du pass Culture de Mandy Llamas.
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