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02.05.2024 à 14:25

L’art à l’école peut-il s’improviser ? Anatomie d’un discours anhistorique

Frédérique Cassegrain

Rendre le « théâtre obligatoire » au collège dès la rentrée prochaine, ainsi que l’a annoncé le chef de l’État lors de sa conférence de presse du 16 janvier, est-il réaliste ? Pour Patrick Germain-Thomas, le caractère précipité de cette mesure fait fi des conditions à rassembler pour sa réussite, comme en témoignent plusieurs décennies d’apprentissage des arts à l’école.

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Texte intégral (3201 mots)
Gros plan sur des enfants qui se tiennent la main
Photo © Tyler Lagalo Sfe – Plateforme Unsplash

Lors de sa conférence de presse du 16 janvier 2024, Emmanuel Macron a évoqué plusieurs orientations de la politique éducative, dans le cadre du vaste programme intitulé « Choc des savoirs ». Il a notamment mentionné l’importance des arts à l’école, semblant découvrir leurs apports possibles pour les élèves, et souhaité que « le théâtre soit un passage obligé au collège dès la rentrée prochaine, parce que cela donne confiance, cela apprend l’oralité, le contact aux grands textes ». Au-delà du lexique utilisé dans ce discours – le choc, l’obligation –, on peut s’interroger sur l’absence totale de référence à plusieurs décennies de débats et d’expérimentations concernant la rénovation du système éducatif et des méthodes pédagogiques. C’est l’ensemble d’un processus qui est ainsi passé sous silence, des classes nouvelles mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le cadre du plan Langevin-Wallon aux recommandations d’une charte présentée en 2016 par le Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, dont l’article premier énonce que « l’éducation artistique et culturelle doit être accessible à tous, et en particulier aux jeunes au sein des établissements d’enseignement, de la maternelle à l’université Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, « Charte pour l’éducation artistique et culturelle », présentée à Avignon le 8 juillet 2016. ».

Une mise en perspective s’avère donc indispensable, en relation au moins avec l’histoire récente de la rencontre entre les arts et l’école, afin de contextualiser les propos d’Emmanuel Macron. Pour cela, il convient, dans un premier temps, de retracer les grandes étapes de la construction d’un modèle original d’action publique en France dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle et les apports reconnus des innombrables expériences pédagogiques réalisées. La fécondité des projets artistiques en milieu scolaire suppose cependant le dépassement d’obstacles et de difficultés qu’il s’agit, dans un deuxième temps, d’énoncer de façon claire et lucide, afin de préciser leurs conditions de réussite. Je confronterai ensuite ces réflexions historiques et techniques aux déclarations de la conférence de presse du 16 janvier, afin de mieux comprendre la portée et le réalisme des mesures annoncées.

Art et éducation, brève histoire d’une rencontre

Pour présenter de façon synthétique certains temps forts de la construction des politiques d’éducation artistique et culturelle en France, on peut s’appuyer sur plusieurs travaux universitaires et témoignages d’acteurs Voir notamment les ouvrages et articles suivants : P. Baqué, 40 ans de combat pour les arts et la culture à l’école (1967-2007), Paris, L’Harmattan, 2011 ; M.-Ch. Bordeaux et Fr. Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2013 ; P. Germain-Thomas, « Les artistes et l’école, histoire d’une rencontre », Le Français aujourd’hui, no 219, décembre 2022.. Ceux-ci soulignent généralement l’impulsion donnée par le colloque d’Amiens « Pour une école nouvelle », organisé en 1968 par l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), qui accorde une place significative au potentiel éducatif de l’art et de la culture, prônant en particulier l’accueil d’artistes au sein des établissements. Le principe d’une ouverture de l’école sur son environnement est rappelé dans les conclusions de la commission culturelle du VIe Plan chargée de définir les grands axes de la politique culturelle pour les années 1971-1975, sous la direction du poète Pierre Emmanuel. Dans le prolongement de ces débats, Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles entre 1971 et 1973, instaure un fonds d’intervention culturelle (FIC) dont une part significative est consacrée à des projets artistiques en milieu scolaire. Cet effort est relayé par le ministère de l’Éducation nationale à la fin des années 1970 – notamment à travers une mission confiée à Jean-Claude Luc en 1977 et les projets d’actions éducatives, techniques et culturelles (PACTE) inaugurés par le ministre Christian Beullac, mis en place dans la moitié des collèges et lycées en 1980.

À partir des années 1980-1990, l’entrée de l’art dans les établissements scolaires s’inscrit dans plusieurs textes administratifs et législatifs : les protocoles d’accord de 1983 et 1993 entre les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture Le protocole de 1993 est également signé par les ministères de l’Enseignement supérieur et de la Jeunesse et des Sports. et la loi sur les enseignements artistiques de 1988. Ces textes se situent toujours dans une dynamique d’ouverture de l’école aux artistes de différentes disciplines (arts plastiques, théâtre, musique et danse, par exemple), y compris dans le temps scolaire et sous la responsabilité pédagogique des enseignants de différentes matières. On peut considérer le plan de cinq ans pour les arts à l’école, lancé à la fin de l’année 2000 par Jack Lang (ministre de l’Éducation nationale) et Catherine Tasca (ministre de la Culture), comme la clé de voûte du modèle d’action partenarial mis en place dans le dernier quart du vingtième siècle. Fondé sur l’action conjointe des enseignants et des artistes, ce plan est construit autour d’une mesure phare : les classes à projets artistiques et culturels (classes à PAC) durant lesquelles les enseignants volontaires s’associent « les compétences de praticiens d’un art (artistes, gens de métier) ou d’un domaine culturel (conservateurs, chercheurs, médiateurs) Ministère de l’Éducation nationale, Le Plan pour les arts et la culture à l’école, Paris, CNDP, 2001, p. 5. ». Ces interventions correspondent à un volume horaire d’une quinzaine d’heures par classe sur une année scolaire. Le plan prévoyait la réalisation de 20 000 classes à PAC par an entre 2001 et 2004, mais les changements politiques consécutifs aux élections présidentielles de 2002 ont entraîné une très forte réduction de ces ambitions et des budgets attribués.

En dépit de cette irrégularité dans les financements, on observe un réel processus d’institutionnalisation d’un modèle fondé sur le partenariat entre les acteurs des mondes de l’art et de l’éducation, tant à l’échelle nationale que locale. Tous les cahiers des charges des établissements culturels financés par l’État comportent un volet « Éducation artistique et culturelle » Ainsi que le mentionne la charte des missions de service public pour le spectacle vivant élaborée par Catherine Trautmann dès 1998., et la loi de 2013 sur la refondation de l’école mentionne à nouveau la possibilité d’accueillir les artistes dans les établissements. Un éventail diversifié d’expériences pédagogiques d’une très grande richesse se déroule ainsi chaque année sur l’ensemble du territoire. De nombreux travaux de recherche et témoignages de professionnels convergent pour en démontrer le remarquable potentiel éducatif Ce potentiel est évoqué, par exemple, dans les ouvrages et revues académiques suivants : J.-M. Lauret, L’art fait-il grandir l’enfant ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2014 ; A. Kerlan, Un collège saisi par les arts, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2015 ; P. Germain-Thomas (dir.), « Les artistes à l’école, fin d’une illusion ou utopie en devenir ? », Quaderni, no 92, hiver 2016-2017.. Les apports possibles de ces expériences se déclinent en trois principales dimensions : une dimension relationnelle car elles peuvent agir sur le rapport à soi et aux autres, une dimension cognitive car elles favorisent la concentration et l’attention des élèves et une dimension d’ouverture culturelle car elles sont parfois la seule porte d’entrée vers certaines pratiques culturelles pour des populations qui n’y auraient pas accès autrement. Mais l’observation et la démonstration de ces apports supposent un certain nombre de conditions qui ne peuvent être occultées.

Les conditions de la réussite éducative

Selon les témoignages unanimes des acteurs concernés, l’entrée des activités artistiques dans les établissements comporte des difficultés et des obstacles. L’adhésion des élèves et leur participation active aux pratiques proposées ne sont jamais acquises, elles reposent sur la compétence, l’expérience et le talent pédagogique des professionnels engagés On peut se reporter sur ce point aux résultats d’un travail de recherche commandité par le Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, accessible en ligne : P. Germain-Thomas, « Pour une pédagogie de la relation et de l’attention », Rapport final de l’enquête qualitative sur le projet Territoires dansés en commun (TDC), 2019-2021.. Les élèves demandent à être convaincus du sens profond de ces expériences, d’autant plus qu’elles entraînent souvent un rapport au sensible, au corps et à l’intime. Pour cela, trois principales conditions sont à prendre en compte : la qualité de l’organisation, le contenu même des projets et la formation des acteurs.

Sur la dimension organisationnelle, la construction de ces projets est très complexe en matière d’emplois du temps : elle suppose la disponibilité d’espaces réservés aux pratiques et un accompagnement rigoureux des artistes et des enseignants, généralement orchestré par les structures culturelles. Si les pratiques artistiques proposées aux jeunes font fréquemment appel à l’improvisation, celle-ci ne peut être de mise dans l’architecture des projets. La préparation en amont est capitale, et cet impératif se retrouve sur le registre du contenu, élaboré idéalement au cours de contacts préalables entre les artistes et les enseignants et impliquant plusieurs composantes : la confrontation aux pratiques, la rencontre des élèves avec les artistes et les œuvres et la participation à un débat critique sur ces œuvres.

La formation des artistes et des enseignants investis dans ces actions est reconnue de façon unanime comme une nécessité incontournable.

Troisième condition, la formation des artistes et des enseignants investis dans ces actions est reconnue de façon unanime comme une nécessité incontournable. Il s’agit d’expériences singulières qui provoquent un déplacement par rapport aux pratiques habituelles et requièrent non seulement des connaissances techniques mais aussi l’adaptation à de nouvelles formes de relation, souvent d’une très grande intensité, à la hauteur des attentes des élèves. Les pratiques artistiques en milieu scolaire sont gouvernées par un principe de réciprocité : l’attention donnée par les élèves et leur engagement dans les pratiques sont proportionnels à ce qu’ils ressentent de l’attention portée à chacun d’entre eux, selon une logique de don/contre-don  Voir sur ce point : P. Germain-Thomas, « Pour une pédagogie de la relation et de l’attention », op. cit..

Le théâtre « passage obligé » : l’impossible n’est pas français !

Il est difficile de contredire l’idée que le théâtre soit susceptible de donner confiance à la jeunesse ou d’apprendre l’oralité, bien que le terme « oralité » mérite sans doute d’être quelque peu précisé. C’est plutôt le vœu de mettre en place des cours de théâtre obligatoires au collège « dès la rentrée prochaine » qui doit être interrogé, en relation avec les principes de base d’un apprentissage des arts à l’école, issus de plusieurs décennies d’expériences.

Concernant le premier de ces principes, la rigueur organisationnelle nécessaire, l’annonce du chef de l’État provoque une certaine perplexité. De fortes incertitudes demeurent quant aux rôles des acteurs qui seraient mobilisés pour organiser et délivrer cet enseignement du théâtre, les façons possibles de le planifier, le recours éventuel aux artistes et les missions des structures culturelles. À quelque mois de la mise en œuvre, un tel degré d’imprécision ne peut qu’entraîner une forme de précipitation qui entre en contradiction totale avec les conditions de fécondité de l’approche des arts en milieu scolaire. Naturellement, cette précipitation s’oppose tout autant au deuxième des principaux facteurs de réussite : la préparation des contenus. Si le théâtre devenait un enseignement obligatoire, n’y aurait-il pas lieu d’élaborer des programmes ? De les communiquer aux enseignants qui seraient chargés de ces cours, afin qu’ils puissent les préparer ? N’y aurait-il pas lieu également de prévoir des formations pour ces enseignants et/ou artistes qui seraient amenés à intervenir ? On aborde ici la troisième condition fondamentale de l’entrée des arts à l’école : la formation des intervenants. Sur ce point, la prise en compte d’autres aspects de la politique gouvernementale ne peut qu’inquiéter. En effet, le premier ministre Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, n’avait-il pas émis le souhait « qu’à la rentrée 2024 plus aucun élève ne soit privé de son professeur en raison d’une formation ou d’une contrainte administrative E. Pommiers, « La formation continue des enseignants hors temps de cours, une équation impossible », Le Monde, 27 septembre 2023. » ? L’observation des orientations de la politique culturelle suscite les mêmes inquiétudes à ce sujet.

Dans le rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur le volet culturel de la loi de finances 2024 élaboré par Jean-René Cazeneuve Assemblée nationale, rapport de la Commission des finances sur le projet de loi de finances 2024 élaboré par Jean-René Cazeneuve, « Culture : création, transmission des savoirs et démocratisation de la culture »., député du parti Renaissance, celui-ci se félicite de « l’incontestable succès » du pass Culture, « au service de l’éducation artistique et culturelle ». Le pass Culture comprend deux dimensions : une part collective et une part individuelle. La part collective est financée par le ministère de l’Éducation nationale et versée aux établissements scolaires pour prendre en charge des activités culturelles choisies par les enseignants. La part individuelle, financée par le ministère de la Culture, consiste à verser une somme cumulée de 380 euros aux jeunes entre 15 ans et 18 ans. Le budget de cette part individuelle s’élève à 210,5 millions d’euros Tous les chiffres cités sont des crédits de paiement (CP), c’est-à-dire la limite supérieure des dépenses pouvant être payées durant l’année considérée. en 2024. On peut évidemment s’étonner en premier lieu que le versement d’une somme d’argent soit considéré comme un acte éducatif, mais il convient aussi d’interroger l’ampleur du financement de cette mesure en relation avec le budget consacré à la formation des professionnels (enseignants, artistes, médiateurs) engagés dans l’éducation artistique et culturelle. Ce budget s’élève à 7 millions d’euros pour 2024 et il est en baisse d’environ un tiers par rapport à 2022 (10,5 millions d’euros) selon les données présentées dans le rapport, dont l’auteur considère pourtant que « les crédits en faveur de l’éducation artistique et culturelle ne pâtissent pas de la mise en œuvre du pass Culture ». Pour 2024, le montant prévu pour la formation, considérée par les professionnels comme une priorité absolue, représente 1,7 % du budget total de l’action intitulée « Soutien à la démocratisation et à l’éducation artistique et culturelle » (389,2 millions d’euros).

Dans sa conférence du 16 janvier, Emmanuel Macron insiste sur le fait que « la France, c’est aussi une histoire, un patrimoine qui se transmet et qui unit ». S’il est un patrimoine qu’il semble méconnaître dans son discours, voire ignorer complètement, c’est celui acquis après plus de soixante années d’action publique dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, conduite par l’État, les collectivités territoriales et les mondes professionnels. Ce patrimoine est aussi celui des compétences et des savoir-faire accumulés par les responsables de la médiation qui organisent et accompagnent la rencontre entre les artistes et les enseignants, au sein des institutions culturelles et éducatives. Un tel accompagnement nécessite un temps long et ne peut s’improviser : il conditionne un processus d’interconnaissance et d’adaptation entre des professionnels de cultures différentes, ainsi que la fécondité possible d’expérimentations pédagogiques innovantes dont la valeur émancipatrice est reconnue de façon unanime par les acteurs de terrain, pour le bénéfice des élèves.

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26.04.2024 à 09:15

Enseignement agricole : l’art et la culture pour comprendre l’époque

Frédérique Cassegrain

L’éducation socioculturelle est une composante singulière de l’enseignement agricole. Elle mêle approche culturelle, méthodes actives et connaissance sensible du territoire pour penser une pédagogie affûtée aux enjeux de son époque. Y figurent notamment la relation au vivant, la gestion des patrimoines naturels et la compréhension des dynamiques territoriales afin de donner aux élèves les moyens de décrypter un environnement complexe dont ils seront les futurs acteurs.

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Texte intégral (2272 mots)
La fabrication du sel, « Portraits d’acteurs des territoires ruraux », Élèves de Terminale bac pro SAPAT – LEGTA de Hyères. Artiste Léna Durr. Photo © Léna Durr

Au début des années 1960, quand Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture du général de Gaulle, conçoit et met en œuvre une grande réforme de la politique agricole, il prévoit, dans un volet spécifique dédié à l’enseignement, la création d’une éducation socioculturelle des jeunes.

C’est en réalité Paul Harvois Paul Harvois, né en 1919, instituteur, deviendra inspecteur adjoint de l’Éducation populaire, puis chef du bureau de la promotion sociale et des activités culturelles au ministère de l’Agriculture. Il est considéré comme le fondateur de l’éducation socioculturelle. qui prendra en charge cette partie importante des lois de modernisation agricole (1960 et 1962) Loi no 60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole et loi complémentaire no 62-933 du 8 août 1962. et qui donnera toute sa dimension à l’éducation socioculturelle (ESC) Dans le texte, l’acronyme ESC sera le plus souvent employé. en tant que discipline. Construite sur la base de méthodes pédagogiques héritées de l’Éducation nouvelle et des mouvements associatifs en milieu rural, l’ESC va connaître, au cours de sa (récente) histoire, un certain nombre de bouleversements ayant trait à sa mise en œuvre mais également à ses contenus. Le projet éducatif des origines demeure plus que jamais d’actualité : il porte une approche de la culture qui se veut d’abord une ouverture sur le monde, un moyen de s’intégrer à parts égales dans l’époque Circulaire du 9 novembre 1970 sur le fonctionnement de l’éducation culturelle : « La plus grande partie des élèves appartient au milieu rural qui est en pleine mutation et dont l’environnement culturel n’offre généralement pas les mêmes ressources que dans les centres urbains. », d’en saisir les enjeux socioculturels et ceux, plus contemporains, de la relation au vivant.

L’éducation à l’environnement social et culturel

En mobilisant trois grands champs éducatifs Retrouvez ici le détail des domaines d’intervention de l’ESC. (l’environnement social et culturel, l’éducation artistique et la communication humaine), l’ESC encourage la transversalité entre plusieurs domaines d’intervention. L’éducation à l’environnement social et culturel interroge la relation au territoire qu’il s’agit d’appréhender dans ses aspects culturels, sociaux, patrimoniaux, voire agroécologiques. Elle fait écho aux objectifs de la mission Les cinq missions de l’enseignement agricole figurent dans le Code rural et de la pêche maritime, partie législative, article L811-1. d’animation et de développement des territoires dévolue à l’enseignement agricole.

Elle convoque tout à la fois des connaissances sociologique, ethnologique, artistique, parfois scientifique, quand les enseignants travaillent en pluridisciplinarité sur des projets. Les propositions pédagogiques peuvent être de différentes natures selon les publics :

• La mise en évidence des enjeux culturels dans les dynamiques de territoire. La rencontre et la collaboration avec les acteurs culturels des territoires de proximité sont l’occasion de questionner la place du développement culturel dans l’espace public, ainsi que les logiques de création, de production et de diffusion artistiques et culturelles au regard des projets de territoires. Cela s’incarne, par exemple, dans les partenariats des lycées agricoles avec des FRAC ou des centres d’art au cours desquels les élèves ne sont pas seulement spectateurs, mais conçoivent eux-mêmes des expositions à partir d’une problématique. Ils s’essayent ainsi au commissariat tout en découvrant les logiques de fonctionnement d’une structure culturelle Voir, pour information, le projet DRIFT mobilisant trois FRAC de la région Nouvelle-Aquitaine et trois lycées agricoles publics : ici et ..

• L’approche culturelle des questions liées à la gestion des patrimoines naturels et plus globalement à la relation au vivant. Ici, l’éducation socioculturelle affirme la nécessité d’adopter un point de vue sensible (articulé à l’éducation artistique), mais aussi critique. L’enjeu est donc de construire une vision citoyenne des patrimoines et de la nature comme « biens communs », en s’appuyant le cas échéant sur des pratiques artistiques et/ou des artistes qui nourrissent une réflexion sur la relation au vivant.

Pour les enseignants, la pluridisciplinarité est ce qui illustre le mieux le travail conduit dans ce type de démarche de projet.

Quand le territoire est (aussi) un support pédagogique

Prenons l’exemple de PATREM Retrouvez ici la totalité du projet dans L’ADC, la lettre numérique du réseau national Animation et développement culturel de l’enseignement agricole.. (Portraits d’acteurs des territoires ruraux et maritimes), conduit par les enseignants d’ESC de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, en partenariat avec le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille. C’est une expérience parmi beaucoup d’autres que l’on pourrait mobiliser ici Voir notamment, dans la lettre L’ADC, la catégorie « développement durable/nature »..

Ce projet a consisté, pour de nombreux élèves de lycées agricoles de la région PACA, à réaliser des portraits d’acteurs du monde rural et maritime – principalement des professionnels en activité – en menant des entretiens de type ethnographique (filmés, photographiés et/ou enregistrés). Ce travail d’enquête, encadré par des enseignants et par le pôle Agriculture & Alimentation du Mucem, prolonge une autre démarche de sensibilisation au patrimoine conduite en collaboration avec le Centre de conservation et de ressources (CCR) du musée et – lorsque cela est possible – avec un musée de société (ou un centre d’art) proche de chaque lycée.

Les portraits élaborés par les élèves concernent tous une production agricole du territoire d’implantation de leur lycée : transhumance, pêche, viticulture, apiculture, culture du sel, etc. Ils font ensuite l’objet d’une transposition (avec la participation d’un artiste) sous divers formats : fiction, documentaire, exposition, mise en espace théâtrale, art visuel, etc.

Chaque lycée impliqué (plus de dix établissements durant quatre années) a pu ainsi nouer un lien très riche à son territoire que décrit très bien une enseignante d’ESC du lycée agricole d’Hyères (83), partie prenante du projet : « Voilà une expérience vécue dans une sorte d’école – comme on pourrait la décrire dans l’absolu – où le monde du dehors et le monde du dedans s’interpénètreraient, chacun apportant ce qu’il a de meilleur : sa curiosité, ses compétences, son histoire, ses ambitions. » 

La pluridisciplinarité : un atout pour penser l’écosystème territorial

Pour les élèves, ce type d’expérience a de multiples bénéfices : l’acquisition de savoir-faire concrets (en étant formé à l’ethnologie et à la méthodologie de l’enquête de terrain) ; une sensibilisation au patrimoine à travers la découverte des collections du Mucem et celles d’autres musées de société et un regard outillé sur ce qu’est un territoire ; une familiarisation avec la recherche documentaire ; la conception d’un projet artistique original qui s’appuie sur des récits, des images, du son, des sensations ressenties lors des rencontres avec les acteurs du monde rural et maritime.

Pour les enseignants, la pluridisciplinarité est ce qui illustre le mieux le travail conduit dans ce type de démarche de projet ; le terme fait d’ailleurs partie de l’identité pédagogique de l’enseignement agricole depuis de longues années. Comme le dit l’enseignante d’ESC du lycée d’Hyères, « Chaque discipline met ses compétences au service des autres, chaque enseignant adapte sa personnalité et sa pédagogie à la nécessaire harmonisation du collectif ». Le plus souvent, l’ESC crée des passerelles avec l’histoire-géographie et la documentation. Par exemple, dans le cas du lycée d’Hyères qui avait mis la culture du sel au centre de sa proposition, l’histoire-géographie s’est penchée sur l’histoire du sel, son industrie et les dynamiques territoriales ; l’apport de l’ESC résidait dans la constitution de « carnets d’ethnographie », les techniques graphiques et d’entretiens, et fournissait plus largement des éléments sur le développement local et les dynamiques de territoires. Les compétences en matière de documentation étaient centrées sur des recherches dans le fonds documentaire du Mucem afin d’aider les élèves à identifier les objets ou photographies qu’ils pourraient utiliser pour étayer leur travail (à quoi il faut ajouter les relations avec la médiathèque pour le prêt de photos d’archives).

Reconduit durant quatre années, ce projet est venu enrichir la documentation et les collections du Mucem, ainsi que celles des musées partenaires, contribuant en cela à la collecte et au développement du patrimoine immatériel. De même a-t-il permis de valoriser le fonds des collections agricoles des musées de société impliqués (archives photographiques, audiovisuelles et sonores, ouvrages et périodiques).

La présentation rapide de cet exemple permet de saisir l’une des manières dont l’enseignement agricole travaille sa relation au territoire, le dispositif pluridisciplinaire mis en place pour l’appréhender de manière systémique, l’accompagnement pédagogique des jeunes et la place qui leur est faite – sachant qu’ils seront, pour certains, les futurs acteurs de ces territoires.

Alors que nous assistons à une recomposition de nos sociétés, très largement inspirée de notre relation au vivant et au climat, il est crucial de donner à la jeunesse les moyens de décrypter, d’analyser et de se situer dans des logiques de territoire de plus en plus complexes. L’éducation socioculturelle l’a fait tout au long de son histoire avec des méthodes et des outils souvent innovants et des valeurs éducatives d’émancipation, de solidarité et de coopération.

Pour en savoir plus sur l’ESC, ses champs éducatifs, ses enjeux pédagogiques, ses partenaires :
Le site de l’éducation socioculturelle
L’ADC, la lettre électronique du réseau Animation et développement culturel
• La revue Champs culturels
• L’ouvrage de J.-P. Menu, ancien inspecteur de l’enseignement agricole chargé de l’Éducation socioculturelle, Au fil de l’éducation socioculturelle dans l’enseignement agricole 1971-2008. Mémoire et questions vives, Paris, L’Harmattan, 2014.

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18.04.2024 à 09:24

Pourquoi sortons-nous ? Quatre expériences de sortie culturelle à l’étude

Frédérique Cassegrain

Les sorties culturelles ne sont pas seulement des divertissements, mais des expériences qui font partie intégrante de notre vie sociale. Passé les statistiques, connaissons-nous ce qui guide ce désir de sortie ? Qu’y puisons-nous ? Le savoir est-il un prérequis ? Quelle place occupent nos préférences et nos affinités avec une offre ? Entre découverte, apprentissage, sociabilité et besoin d’évasion… se déploie une gamme de motivations révélée par cette étude.

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Texte intégral (5284 mots)

Les sorties culturelles représentent une part croissante des pratiques culturelles des Français. « La fréquentation des salles de cinéma, des lieux de spectacle, des musées, des lieux d’exposition et des monuments connaît depuis plusieurs décennies une croissance importante », écrivent Philippe Lombardo et Loup Wolff. « Autrefois attributs spécifiques de la jeunesse ou encore des milieux urbains éduqués, ces comportements ont été progressivement adoptés par une plus large part de la population. Ces évolutions ne sont pas sans lien avec le développement du tissu urbain au cours de ces décennies, le développement d’une offre culturelle à de nombreux endroits du territoire, ainsi qu’une mobilité accrue Ph. Lombardo, L. Wolff, « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Culture Études, Département des études, de la prospective et des statistiques, 2020-2, p. 44.. »

Mesurées dans le cadre de l’enquête 2018 sur les pratiques culturelles des Français Enquête sur les pratiques culturelles des Français menée tout au long de l’année 2018., les plus fréquentes des sorties annuelles dites « culturelles » sont le cinéma (62 % des Français s’y adonnent au cours de l’année), le spectacle de rue (45 %), la visite de monuments historiques (35 %), le concert (34 %), la fête foraine (31 %), la visite de musées ou d’expositions (29 %), la sortie au zoo (26 %) et le spectacle sportif (25 %). Toutes les autres sorties réalisées sur cette période (sorties au théâtre, parc d’attractions, cirque, etc.) concernent, chacune, moins d’un quart de la population.

Source : Enquête sur les Pratiques culturelles des Français 2018, DEPS. Ensemble des Français·es de 15 ans et plus.
* Que ce soit d’art, de sciences et techniques, d’histoire naturelle, d’histoire ou de préhistoire, d’art et traditions populaires, de sociétés, de design…
Nota : la pratique des monuments historiques et sites patrimoniaux peut être nettement plus élevée si l’on prend en considération l’ensemble des réponses positives à la visite d’au moins l’un des lieux proposés dans la question sur les types de visite (cathédrale, château fort, etc.).

En 2009, Olivier Donnat O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte/ministère de la Culture et de la Communication, 2009, p. 170. caractérisait la sociologie de la fréquentation des équipements culturels par la hiérarchie des catégories socioprofessionnelles qui s’y manifestait du point de vue des taux de pratiques. Il notait une distribution inégalitaire selon les milieux sociaux. Il est aussi possible d’y souligner, sur le long terme, une fréquentation absolue en croissance H. Glevarec, « Le discours de l’échec de la démocratisation culturelle en France : arguments épistémiques et statistiques », Revue européenne des sciences sociales, no 54-2, 2016, p. 147-193. et de caractériser cette fréquentation selon les variables de sexe, d’âge, de territoire, etc. C’est ce que font Lombardo et Wolff en montrant que l’évolution des écarts de pratiques, entre la première enquête de 1973 et celle de 2018, tend à se réduire sur toutes les variables (âge, sexe, catégorie sociale, diplôme et lieu de résidence Les écarts mesurés par leurs modalités les plus extrêmes.) pour la sortie au cinéma, la fréquentation des spectacles vivants (à l’exception de la catégorie sociale) et la fréquentation des musées, monuments et expositions (à l’exception du diplôme et de la catégorie sociale) Ph. Lombardo, L. Wolff, 2020, op. cit., p. 47, 61 et 64.. Au regard du temps long, il y a donc un mouvement de démocratisation sociologique, mais contrasté selon les domaines et les variables considérés.

Nous avons exploité Enquête financée par le Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation du ministère de la Culture, dans le cadre de l’exploitation secondaire de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français de 2018. Elle comprenait un volet quantitatif et qualitatif (H. Glevarec, Cl. Combes, R. Nowak et Ph. Cibois, Sortir. Sociologie des sorties culturelles des Français·es, Lormont, Le Bord de l’eau, 2024 [à paraître])., en compagnie de Clément Combes, Raphaël Nowak et Philippe Cibois, cette dernière enquête dans une perspective à la fois quantitative et qualitative. L’analyse quantitative permet d’identifier la structuration de ce domaine de pratiques hétérogènes, défini tant par sa dimension publique que par son extériorité. Dans un premier temps, nous avons caractérisé les sorties culturelles comme l’articulation entre une compétence des individus (pour ce qui est du type de savoir requis pour les sorties en extérieur), des préférences (qui dépendent de ce que nous avons appelé leurs « concernements » et leurs « attachements » sociobiographiques) et, enfin, une offre (la disponibilité des sorties). Dans un second temps, sur la base d’une enquête par entretiens semi-directifs réalisée entre juin 2021 et avril 2022 auprès de cinquante individus sur le territoire français (donc après le confinement de 2020), nous avons proposé une typologie des sorties. Quatre grands types s’en dégagent : la sortie « intéressante », la sortie « sympa », la sortie « partage » et la sortie « évasion ».

Le savoir : prérequis pour une sortie

L’analyse des données statistiques de fréquentation des sorties culturelles laisse apparaître une première distinction entre ceux qui en effectuent un grand nombre et ceux qui n’en réalisent aucune au cours de l’année (mais qui ont toutefois pu en pratiquer au cours de leur vie) Pour l’établir, une analyse factorielle sur les sorties culturelles pratiquées au cours de la vie et de l’année passée a été effectuée. Nous renvoyons à Glevarec et al. (2024).. Cette fréquentation durant l’année croît principalement avec le niveau de diplôme. Nous considérons que ce dernier est le degré de compétence possédée par les individus, ce que confirme l’enquête qualitative. Une seconde différenciation oppose principalement les sorties des plus jeunes aux sorties des plus âgés par exemple : la fréquentation annuelle des concerts de musique électro, de rap ou le visionnage en salle des films d’horreur contrastent avec les visites monumentales ou les spectacles de théâtre (pratiqués moins d’une fois au cours de l’année).

Le savoir, mobilisé ou requis dans les loisirs culturels en extérieur, se manifeste donc à travers l’importance statistique du facteur « diplôme », qui signale des compétences artistiques et culturelles acquises à l’école ou dans les institutions parascolaires (conservatoire, maison de quartier…), mais aussi par la fréquentation familiale et la pratique elle-même au cours de la vie. Ce poids du diplôme est particulièrement fort dans le cas des pratiques culturelles en extérieur comme le théâtre, l’opéra ou le musée d’art (ce sont les sorties « classiques »). L’enquête qualitative de terrain permet de constater la « traduction » du diplôme en un savoir qui autorise les personnes à avoir ces types de sorties et à les entretenir. En cela, la sortie classique ne peut être réduite à un motif de distinctionsociale, elle mobilise une connaissance qui s’y exprime et qui s’y développe. Les autres sorties, « actuelles », font également appel à un savoir, qui n’a cependant pas ce caractère historique et artistique mais davantage celui de la familiarité générationnelle avec les œuvres (concert de rap, de rock, de jazz, etc.).

Quel rôle jouent nos affinités avec une offre ?

La préférence renvoie, elle, aux affinités avec une offre ; affinités dont les dimensions sont sociohistoriques : générationnelle, sociale, sexuelle ou liée au cycle de vie. L’appartenance générationnelle va, par exemple, différencier celui ou celle qui aime un concert de K-pop de celui ou celle qui apprécie un concert de metal. Il et elle n’appartiennent pas à la même génération. Il et elle ne se sentent pas « concernés par » ou « attachés à » la même matière culturelle. Les préférences manifestent en effet deux dimensions de l’identité sociale des individus que sont leurs concernements et leurs attachements H. Glevarec, L’Expérience culturelle. Affects, catégories et effets des œuvres culturelles, Paris, Le Bord de l’eau, 2021.. Les sorties « concernent » plus ou moins les individus en fonction de leurs caractéristiques sociobiographiques (âge, sexe, formation, etc.). Par exemple, tel film ou tel chanteur concerne, par son propos et son contenu, tel ou tel public (le chanteur Orelsan concerne, par ses thèmes, un public adolescent et jeune adulte et guère un public de retraités). Par ailleurs, les individus sont plus ou moins « attachés » à des dimensions incarnées dans les sorties culturelles. Certains Français sont attachés à un certain type de patrimoine ou à certains chanteurs de leur génération. Avec le savoir, ces deux dimensions permettent de rendre raison de sorties inscrites dans une société culturellement diversifiée et socialement différenciée Mentionnons ici que l’enquête sur les pratiques culturelles 2018 opère un changement de paradigme épistémologique par rapport aux enquêtes précédentes ; cela se traduit par le passage d’un paradigme de la « distinction » (fortement appuyé sur l’idée de mesurer des légitimités sociales, comme le rappelle O. Donnat [2011]) à un paradigme de la « différenciation » culturelle et sociale (appuyé sur l’idée de mesurer une diversité culturelle adossée à une axiologie distribuée des qualités culturelles), changement qui se traduit par le choix de modalités de réponses génériques ou quasi génériques pour chaque domaine culturel (par exemple, les genres de spectacles de danse ou de cirque) et d’exemples d’artistes ou d’œuvres soumis à appréciation qui illustrent la maxime « un·e représentant·e de qualité pour chaque genre » plutôt que « des exemples de légitimité culturelle faible ou forte ». Nous avons été de ceux qui ont porté ce principe de diversité, d’égalité et de représentativité culturelles pour mesurer les pratiques et goûts culturels dans la France contemporaine. Pour une justification sociologique de ce paradigme, nous renvoyons à H. Glevarec, La Culture à l’ère de la diversité. Essai critique trente ans après La Distinction, Paris, Éditions de l’Aube, 2013 ; H. Glevarec, La Différenciation. Genres, savoirs et expériences culturelles, Lormont, Le Bord de l’eau, 2019. O. Donnat, « Pratiques culturelles des Français : une enquête de marginal-sécant, au croisement de la sociologie de la culture, des médias et des loisirs », dans G. Saez (dir.), Le Fil de l’esprit. Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Paris, La Documentation française, 2011, p. 93-111..

Enfin, l’offre est, quant à elle, géographiquement et thématiquement diversifiée. D’une part, elle est fortement indexée au territoire de vie. Un territoire métropolitain propose une diversité d’institutions et de loisirs culturels que n’offre pas l’espace urbain et périurbain. Les grandes agglomérations et Paris attirent de fait les plus éclectiques des pratiquants. D’autre part, chacun des trois grands domaines de sorties retenus dans l’enquête que sont la visite (musées, expositions, parcs, monuments), le spectacle vivant (danse, théâtre, cirque, concerts, festivals, fêtes) et le cinéma sont les lieux d’une diversification artistique, générique (i.e. policiers, comédies, concerts de rock, concerts de musique classique, etc.) ou historique articulée elle-même à des différenciations sociales H. Glevarec, 2019, op. cit..

Enfin, il faut souligner le caractère public des sorties et, de façon corrélée, la sociabilité qui les accompagne significativement. Les sorties culturelles se déroulent dans l’espace public et avec d’autres.

Les dimensions du savoir et des préférences (concernement et attachement) permettent de comprendre quatre principales expériences de sorties culturelles – que révèle par ailleurs l’enquête par entretiens – auxquelles elles sont plus ou moins associées.

Quatre grands motifs de sorties

La sortie « intéressante » : exercer et approfondir une connaissance

« L’art contemporain dans les musées, ça peut être intéressant, des fois plus drôle qu’autre chose », déclare Sophie, cadre de 51 ans. René explique quant à lui : « en regardant dans un guide, j’ai lu qu’il y avait des choses intéressantes à voir dans tel coin. Puis, je me suis dit : “j’y vais” ». Comme en témoignent ces deux extraits, l’adjectif « intéressant » revient fréquemment dans les entretiens, et plus largement dans le langage ordinaire, pour désigner une expérience. Dans ces usages, il signifie « être riche sur le plan cognitif ». Qualifier un objet d’intéressant, c’est signaler que son expérience est susceptible d’être source de savoir. Ce terme rend compte d’un aspect typique du rapport de nos enquêtés à la sortie culturelle : la sortie intéressante – sur le moment ou à postériori – se caractérise par la découverte, l’apprentissage ou la transmission d’un savoir.

Guillaume, 47 ans, chef de projet commercial, dit ne pas maîtriser les codes du théâtre et de la danse. « D’abord, je n’en ai jamais consommé une quantité suffisante pour me revendiquer expert ou amateur en la matière. Mais non, je ne pourrais pas vous dire que j’ai toujours les codes. » La ville d’Angers propose un festival tous les jeudis, Tempo Rives, auquel il participe avec des collègues. Les groupes de musique qui s’y produisent le sortent de sa « zone de confort ». « Alors souvent, d’ailleurs, les groupes sont super. Et justement, qui sortent un peu plus de la zone de confort, puisque ce n’est pas ma programmation, donc on découvre d’autres choses intéressantes. » La sortie intéressante est celle qui apporte quelque chose par rapport à un savoir minimal (« avoir les codes ») qui reste incomplet. Elle est à la fois celle qui permet l’exercice d’une compétence et l’approfondissement de celle-ci. Elle est liée au savoir que l’on a acquis par apprentissage ou par formation, et à son entretien. Et comme nous le disions plus haut, les sorties les plus classiques telles que le théâtre ou le musée d’art par exemple, requièrent un savoir spécifique, et notamment historique, que seule une formation ou une autodidaxie fournit P. Bourdieu, A. Darbel, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit, 1966..

La sortie intéressante trouve deux autres obstacles à sa réalisation : le pas assez de savoir et le trop de savoir. Dans le premier cas, la sortie n’apporte rien à son usager (par exemple, il a vu les œuvres de tel artiste à plusieurs reprises et ne trouve pas de motivation cognitive forte pour réitérer sa sortie) ; dans le second cas, la sortie a lieu, mais elle offre trop d’informations et débouche sur ce que les enquêtés appellent « la prise de tête » ou le « bourrage de crâne », c’est-à-dire une expérience négative.

La sortie « sympa » : engagement du corps et concernement

Le deuxième type de sortie est celle qualifiée de « sympa », selon les mots utilisés par nos enquêtés. Celle-ci représente une expérience totale, qui engage les registres culturel et corporel. À la différence de la sortie « intéressante », la sortie sympa montre que l’aspect cognitif est loin d’épuiser ce qui fait l’expérience des sorties culturelles. Si la sortie intéressante l’est pour elle-même, la sortie sympa l’est pour son association à d’autres activités.

Tandis qu’il décrit par ce qualificatif Les Rendez-vous de l’Erdre, un festival de jazz et de plaisance à Nantes, Simon, 48 ans, enseignant en productique, désigne une configuration de sortie associant différentes dimensions : musique, bateau et ambiance qu’on imagine festive. « C’est sur les bords de l’Erdre, il y a des vieux gréements qui viennent, des bateaux, et puis ils font du jazz aussi. Dans la journée, on peut voir les bateaux et puis le soir, les groupes de jazz se mettent en place et jouent. Donc c’est vachement sympa. »

La sortie sympa allie généralement des choses à voir, à entendre, à manger… le tout dans une ambiance qui semble convenir socialement aux personnes. Elle dépasse ainsi le cadre de la seule rencontre avec une œuvre ou un spectacle en l’entourant d’un caractère festif qui recouvre des moments et des engagements différents : on sort en famille ou entre amis, on mange un morceau ou on boit un verre, on profite d’un cadre bucolique, etc. Elle est de nature décontractée et conviviale et relève d’un mode de pratique où les conventions ne sont pas (trop) présentes et ne pèsent pas trop non plus sur les personnes. Ces dernières sont relativement libres de tout code vestimentaire, de leurs mouvements et de leurs comportements. Elles peuvent exprimer leurs états intérieurs sans (trop) de censure. Le festival A. Djakouane, E. Négrier, « La fête en festival : fête en soi ou fête pour soi ? Le cas des Eurockéennes de Belfort », Socio-anthropologie, no 38, 2018, p. 31-48. serait un bon prototype de la sortie sympa.

La sortie sympa s’accompagne de deux dimensions : d’abord celle de l’engagement du corps, inhérent à la sortie, où se trouvent particulièrement opposés les plus jeunes et les plus âgés ; et celle qui tient à ce que nous appelons le « concernement ». Ces deux aspects entrent d’ailleurs en résonance et tendent à converger. Les plus jeunes s’engagent davantage dans des sorties qui sollicitent le corps, à l’instar des fêtes, des festivals et des concerts debout, et ils privilégient des artistes et contenus qui parlent à leur génération, à leur genre, etc., autrement dit, qui les concernent. À mesure que les gens vieillissent, le confort et la tranquillité deviennent, sans surprise, des critères importants qui conditionnent les sorties, mettant progressivement à distance celles qui les impliquent physiquement. La culture – du moins de sortie – des plus âgés apparaît alors comme dépassée et leur trajectoire culturelle opère un mouvement de retrait progressif des sorties les plus engageantes au profit de sorties locales, monumentales, patrimoniales, lesquelles leur « parlent » plus, c’est-à-dire les concernent davantage.

La sortie « partage » : sociabilité et attachement

La sociabilité est un facteur important des sorties culturelles. Elle recouvre aussi bien les personnes ou réseaux disponibles pour sortir accompagné que la présence des autres dans l’espace public, coprésence qui peut représenter une nuisance ou, au contraire, une ressource. Dans les cas où les personnes coprésentes sont envisagées comme une ressource, les sorties culturelles prennent alors le caractère du « partage ». « J’y vais [au cinéma] systématiquement avec des gens, dit Kevin, 22 ans, étudiant. Avec des amis, parce que c’est un centre d’intérêt que nous avons en commun. »

Pour les enquêtés les plus éloignés des sorties classiques ou actuelles, appartenant aux classes moyennes et populaires, les sorties sont à la fois locales et partagées. Ils ou elles n’ont guère de sorties culturelles en solitaire et l’idée ne leur vient pas de sortir seuls. Nathalie, 52 ans, est responsable qualité dans une entreprise et habite un village d’Indre-et-Loire. Elle vient d’un milieu populaire et dit que les concerts « c’est génial ». Elle préfère les petites salles et évite les trop grandes, à cause de la foule, des gens qui s’évanouissent. Aux concerts, elle ne va jamais seule : « J’aime bien y aller avec quelqu’un pour partager l’ambiance. Et quelqu’un qui aime ça. Toute seule, ce n’est pas pareil. » La dimension partagée ou collective de certaines sorties est constitutive de l’expérience. Pour certains de nos enquêtés, le réseau relationnel est une ressource qui permet le partage et un moment convivial, alors que la foule est perçue comme un élément inconfortable et potentiellement anxiogène.

Pour certains de nos enquêtés, le partage culturel est une notion essentielle de la vie de couple. Pratiquer seul ne leur vient pas à l’esprit et ne va pas de soi. Christian, 76 ans, ancien cadre, se rend souvent à l’opéra – il a un abonnement à celui de Strasbourg – et moins fréquemment au théâtre et au cinéma. Il ne s’adonne jamais seul à ces activités, mais toujours en couple : « Avec mon épouse, on est très unis. Ça a été un coup de foudre d’ailleurs, c’était il y a cinquante ans. On a du mal à aller voir un spectacle seul sans l’un et sans l’autre. » La culture de sortie partagée est alors un fondement de la relation conjugale/amoureuse C. Giraud, « Les relations hétérosexuelles non cohabitantes et le commun chez les adultes », dans C. Piazzesi et al. (dir.), Intimités et sexualités contemporaines : Les transformations des pratiques et des représentations, Montréal, Les Presses de lUniversité de Montréal, 2020, p. 249-262.. La sortie « partage » relève du concernement (des raisons biographiques partagées avec les partenaires de visite), mais plus souvent de « l’attachement » à des thèmes, des valeurs, des identités, notamment parce qu’elle engage un autre qui est, la plupart du temps, un alter ego, comme le sont généralement nos amis J.-L. Pan Ké Shon, « D’où sont mes amis venus ?… », Insee Première, no 613, octobre 1998., qui nous ressemble par ses goûts (l’attachement à un même chanteur de la jeunesse, par exemple).

La sortie avec les enfants est aussi une sortie partage et elle caractérise les loisirs des personnes ayant des enfants en bas âge, parfois assez exclusivement. Ces sorties recouvrent les visites de zoos, de parcs d’attractions, de cirques, et de fêtes foraines. Elles obligent à concilier des centres d’intérêt – des concernements – différents.

La sociabilité des pratiques culturelles en extérieur ne se résume pas pour autant au fait de sortir avec un réseau social préexistant ou de chercher le partage des expériences et des jugements. Pour beaucoup, la sociabilité des sorties culturelles se matérialise par l’envie de rencontrer des gens lors de la sortie, de se laisser guider par ces nouvelles rencontres, et, éventuellement, de créer de nouveaux liens à partir de la pratique.

La sortie « évasion » : reconfigurer la vie quotidienne

Un quatrième motif est moteur de sorties chez nos enquêtés : l’évasion. La sortie « évasion » vise à se dégager de la vie quotidienne, voire à accéder à une autre réalité. Elle est reconfigurante H. Glevarec, 2021, op. cit., p. 97-10.. Elle diffère de l’évitement des « prises de tête » de la sortie intéressante. La fonction d’évasion est celle de l’accès à un autre monde ou état, dans lequel « il ne faut pas que ça parle de mes problèmes ».

Annie, 51 ans, assistante de direction, dit que le film d’auteur n’est pas sa « tasse de thé » parce qu’elle l’identifie à une situation angoissante qu’elle oppose à une fonction divertissante de la sortie au cinéma. « Moi je vais au cinéma aussi pour me divertir, pas pour ressortir plus plombée que… […] C’est vraiment pour moi un moment d’évasion, où pendant une heure trente ou trois heures, on est captivé et hors du quotidien, hors du réel. » Christelle, 36 ans, technicienne, dit qu’elle va au cinéma pour s’évader. Si la vie de tous les jours y est représentée, cela ne l’intéresse pas forcément. Elle utilise l’expression « ce n’est pas ce que je vais chercher en tout cas ». Elle ne recherche pas la sortie intéressante, mais une sortie évasion qui offre une alternative émotionnelle à la vie quotidienne, un changement par rapport à ses préoccupations ordinaires.

Bien que d’évasion, cette sortie relève le plus souvent d’un concernement – raison souvent suffisante pour expliquer que tout le monde ne recherche pas l’évasion dans une sortie culturelle et que ceux qui la briguent la poursuivent dans des sorties et des contenus variables. On doit faire l’hypothèse que ce concernement minimal pour une expérience alternative se fonde sur une situation de vie qui n’est pas pleinement satisfaisante et qu’il s’inscrit dans une relation significative avec celle-ci (certains hommes s’évadent plutôt avec les films de super-héros et certaines femmes plutôt avec les comédies) ; il y aurait, à ce titre, du « ça me parle » dans l’évasion culturelle. Ce sont les sorties au contenu fictionnel qui sont ici les plus investies, notamment la sortie au cinéma.

Conclusion

Il apparaît que la « sortie culturelle » est un objet à la fois homogène par ses dimensions d’alternative à la vie domestique et professionnelle, et d’extériorité, mais aussi composite par la diversité des secteurs qu’il couvre (concert, cinéma, théâtre, exposition…) et des contextes (loisir fréquent ou loisir de vacances, par exemple). Ces deux caractères expliquent leur commune appartenance à une offre au sein de laquelle les sorties sont en concurrence mais aussi avec d’autres (la sortie au restaurant, fête…) et avec des pratiques domestiques quotidiennes. Les sorties culturelles forment un champ de pratiques qui ont lieu dans des temps différents : le soir ou en journée, en semaine ou le week-end, en temps ordinaire ou en temps de vacances. Elles sont également diverses par leurs configurations (foule/intimité, debout/assis, espace genré, plein air/fermé, disponibilité d’un réseau social, etc.), avec lesquelles les individus doivent compter. Elles sont enfin différenciées parce qu’elles ne sont pas tout à fait de même nature : les unes sont « classiques » et requièrent un savoir historique, les autres sont « actuelles » et requièrent davantage une familiarité/affinité avec leur objet. Selon les types de sorties sont requises plus ou moins de compétence générale (histoire générale) et plus ou moins de compétence spécifique (histoire du domaine en question), sont plus ou moins en jeu un concernement et un attachement tous deux liés à la condition socio-historique des pratiquants. Ainsi certaines sorties culturelles sont-elles plus propices à l’expression du savoir (une exposition), d’autres à celui du concernement (un film de cinéma), d’autres encore à celui de l’attachement (un monument). C’est pourquoi les sorties culturelles engagent à la fois la litteracy Par litteracy, on désigne l’ensemble des aptitudes à comprendre et à exploiter une information dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et capacités [NDLR]. et la subjectivité de chacun de nous.

Étude à paraître en septembre 2024 aux éditions Le Bord de l’eau.
H. Glevarec, Cl. Combes, R. Nowak et Ph. Cibois, Sortir. Sociologie des sorties culturelles des Français·es, Lormont, Le Bord de l’eau, 2024.

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