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16.08.2024 à 11:15

L'existence déployée ou l'existence éternellement créatrice

L'Autre Quotidien

L'expression al-hikmat al-muta'āliyah comprend deux termes : al-hikmat (signifiant littéralement, sagesse ; et techniquement, philosophie , et par extension contextuelle théosophie ) et muta'āliyah (signifiant exalté ou transcendant ). La philosophie et l' ontologie de Mulla Sadra sont considérées comme tout aussi importantes pour la philosophie islamique que la philosophie de Martin Heidegger l'était plus tard pour la philosophie occidentale au 20e siècle. Mulla Sadra a apporté « une nouvelle vision philosophique du traitement de la nature de la réalité » et a créé « une transition majeure de l' essentialisme à l' existentialisme » dans la philosophie islamique. Le tout n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le taoïsme et le bouddhisme zen.
Texte intégral (976 mots)

" Il est intéressant que les philosophes Hikmat (Ndt : la théosophie transcendante ou al-hikmat al-muta’li (حكمت متعالي) issue de Perse) en soient venus de cette manière à considérer la Réalité ultime comme " l'existence pure ", c'est-à-dire " l'existence " dans sa forme absolue. Ce fait est intéressant car dans d'autres traditions de la philosophie orientale, comme le taoïsme et le bouddhisme zen par exemple, précisément la même entité est conçue comme le Néant. À la base de cette conception négative se trouve la prise de conscience que l'Absolu, dans son absolu transcendant, se situe au-delà de l'opposition entre "existence" et "non-existence". De ce Néant métaphysique sans limite et sans commencement apparaît l'Existence, et à travers l'Existence, l'infinité d'existences concrètes s'épanouit pour constituer le monde de l'Être. Il est cependant facile d'observer que ce Néant absolu - le "Néant oriental" comme on l'appelle souvent - correspond exactement, même dans sa nature conceptuelle négative, à la conception d'Ibn 'Arabi du Mystère des mystères. Ainsi, l'Existence, qui dans les traditions non-islamiques n'apparaît que comme le stade qui suit immédiatement le Néant, correspond dans le système d'Ibn'Arabi au deuxième stade de l'"existence", le stade de la théophanie où se révèle l'"existence" du premier stade. Dans la philosophie Hikmat, ce deuxième stade de l'"existence" est conçu comme "l'existence déployée" ou "l'existence éternellement créatrice" (wujud munbasit), tandis que le premier stade de l'"existence" est appelé, comme nous venons de le voir, "existence pure", c'est-à-dire "l'existence" dans sa pureté absolue. "

Toshihiko Izutsu, La structure fondamentale de la métaphysique de Sabzawari.

Toshihiko Izutsu
, né le 4 mai 1914 et mort le 1er juillet 1993, est un islamologue, linguiste et philosophe japonais, qui parlait une trentaine de langues. Spécialiste de l'islam et du bouddhisme, il a été professeur à l'Institut d'Études culturelles et de linguistique de l'Université Keio à Tokyo, à l'Iranian Research Institute of Philosophy de Téhéran et à l'Université McGill à Montréal.

Mulla Hadi Sabziwari

10.08.2024 à 18:18

Terra Forma et la géographie alternative

L'Autre Quotidien

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. Un formidable exercice à trois voix de géographie alternative, conceptuelle et visuelle, pour inventer une nouvelle manière de cartographier le monde, mobile et vivant.
Texte intégral (3762 mots)

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. Un formidable exercice à trois voix de géographie alternative, conceptuelle et visuelle, pour inventer une nouvelle manière de cartographier le monde, mobile et vivant.

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. S’il revient aux cosmographes d’avoir élargi l’horizon, fait de la cartographie un art associant le mouvement et la trace, notre quête s’est en quelque sorte inversée : nous avons changé de cap, passant de la ligne d’horizon à l’épaisseur du sol, du global au local. Nous avons aussi changé d’allure, de posture, de ton. Aux passions scientifiques de la curiosité et de la découverte se sont substituées la nécessité et l’urgence. Le sentiment d’un monde illimité à conquérir – le Plus Ultra de Charles Quint, des explorateurs et de Francis Bacon – est remplacé par la conscience croissante des « limites planétaires ». L’innocence des premiers voyageurs est perdue : nous savons désormais que les expéditions sont mortelles. Nous savons à quelles conquêtes et prises de terres elles ont conduit. Mais il ne s’agit pas de se complaire dans les ruines ou d’abandonner la tâche de découvrir. À lire les chercheurs, éthologues et ethnologues, géochimistes et biologistes qui ne cessent de repeupler notre monde, d’en mettre en lumière de nouvelles dimensions, il semble que nous soyons beaucoup plus nombreux et beaucoup plus divers que nous le pensions, et que les limites du monde ne soient pas celles que nous connaissions. Prenons par exemple le sol sur lequel nous habitons sans savoir de quoi il est fait, de quoi il est peuplé. Depuis quelques décennies, l’action des animés, des roches, des paysages interroge nos anciennes façons de considérer les territoires et d’agir sur eux ; on ne peut plus ignorer l’action de la Terre en réaction à nos propres activités, qui se manifeste avec de plus en plus de véhémence et de rapidité.
Comment habiter ce monde fait d’autres vies que les nôtres, cette Terre réactive ? Les cartes telles que nous les connaissons disent un rapport à l’espace vidé de ses vivants, un espace disponible, que l’on peut conquérir et coloniser. Il nous fallait donc pour commencer tenter de repeupler les cartes. Nous avons pour ce faire déplacé l’objet de la notation en tentant de dessiner non plus les sols sans les vivants, mais les vivants dans le sol, les vivants du sol, en tant qu’ils le constituent. Cette cartographie du vivant tente de noter les vivants et leurs traces, de générer des cartes à partir des corps plutôt qu’à partir des reliefs, frontières et limites d’un territoire.

Pour ce magnifique ouvrage finement et abondamment illustré, publié en 2019 aux éditions B42 (dont la passionnante aventure en matière d’urbanisme et d’architecturepolitiques nous enchante depuis de nombreuses années – souvenons-nous par exemple de leur magnifique « Lieux infinis – Construire des bâtiments ou des lieux ? » de 2018), la philosophe Frédérique Aït-Touati (qui se définit aussi, logiquement, comme historienne des sciences – on songera à son si précieux « Contes de la Lune – Essai sur la fiction et la science modernes » de 2011, par exemple – et comme metteure en scène de théâtre – on vous parlera prochainement sur ce même blog de sa « Trilogie terrestre » créée avec le si regretté Bruno Latour) a collaboré avec deux architectes dédiées au paysage et à la stratégie territoriale, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage (« Manuel de cartographies potentielles »), elles sont ici « réunies autour d’une fascination commune pour la capacité des cartes à déployer des mondes », pour nous proposer une intense réflexion et un défrichage conceptuel, visuel (naturellement) et technique autour des possibilités désormais offertes, à qui voudrait enfin les saisir, de penser autrement nos cartographies d’un monde qui ne soit plus figé et offert au mieux capitalisé, mais mobile, vivant et radicalement soucieux d’altérité.

Depuis quelques années, un nouveau type de cartes semble réagir justement à l’activité des acteurs : les cartes GPS. Notre pensée de l’espace et du mouvement a été profondément modifiée par l’apparition de cet outil qui localise les positions d’un point sur un fond de carte fixe grâce à plusieurs satellites en orbite. Le GPS trace l’activité des acteurs, capte les déplacements des vivants sur une carte prédéfinie, leur permet de se repérer dans l’espace. Chacun peut ainsi générer son propre tracé, son propre chemin, naviguer à l’intérieur d’un espace dont les paramètres sont déterminés a priori. Ces cartes n’ont plus grand-chose à voir avec la fabrication des cartes anciennes qui se dessinaient essentiellement en parcourant soi-même le terrain ou bien en écoutant le récit des autres revenant de voyage. Les satellites offrent de la précision dans la géodésie, ils renseignent le contour des lignes, signalent les évolutions, révèlent les métamorphoses des territoires. Ils perdent cependant en récit, en assemblage d’histoires contées, en multiplicité des personnes et des narrateurs qui permettaient à la carte d’être une synthèse, d’être unique et multiple à la fois.
Pourrions-nous, tout en gardant cette formidable transformation dans l’appréhension des cartes – par le vivant et non plus par une situation fixe -, inventer l’outil qui nous permettrait non seulement de suivre les trajectoires des vivants, mais aussi de comprendre comment ceux-ci façonnent les espaces, les engendrent sans cesse ? Car les vivants font bien plus que se déplacer ; ils manipulent l’air et la matière pour créer les conditions de leur survie, parfois en coopération avec d’autres vivants qui ont besoin de conditions similaires ou complémentaires, parfois en désaccord avec d’autres collectifs, voire de façon contre-productive et autodestructrice dans le cas de l’homme et de la pollution qu’il génère. Dans ce GPS d’un nouveau genre, ce sont les points vivants qui créent l’espace, définissent leurs propres paramètres, engendrent la carte. Le statut de la carte en est modifié : elle n’est plus un dessin fixe mais un état provisoire du monde, un outil de travail en évolution, constamment fabriqué par les vivants. Le statut de l’espace en est modifié : il n’est plus simple contenant, mais milieu vivant, vibratile, composé des mille superpositions et actions qui nous entourent, constamment et indéfiniment produit par les mouvements et les perceptions de ceux qui le font.

Portées par le souffle des mutations de la cartographie, pas tant dans la technologie, finalement, que dans l’esprit et la substance (toujours plus systémique), il s’agit bien pour elles de porter les indispensables changements de référentiels et de systèmes de mesures. « C’est le point de vue qui terraforme les localités du globe, mais il ne le fait pas seul » : en passant minutieusement en revue (par une saisissante interaction du texte et du dessin) ces mutations en cours pouvant être étendues et généralisées, mobilisant aussi bien les travaux des géographes de métier, bien entendu, que ceux, plus hybrides et transversaux, d’Anna Tsing, de Donna Haraway ou de Francesco Careri, parmi bien d’autres, elles ouvrent aussi (ce qui ne nous surprend pas et nous réjouit) des espaces d’interaction avec la poésie et avec la fiction. « De la peau au territoire-monde, la carte est accompagnée d’une série de coupes qui établissent des liens directs et transversaux entre la physiologie biologique et la physiologie du territoire » : Philippe Vasset (avec son « Livre blanc » comme avec sa « Conjuration ») est fort logiquement directement cité, mais on pourrait aisément capter en filigrane les présences de Gary Snyder et de ses bassins versants (« Le sens des lieux »), d’Emmanuel Ruben et de ses frontières archipélagiques (avec « Sous les serpents du ciel » comme avec « Terminus Schengen »), d’Albert Sanchez Piñol et de ses frontières pyrénéennes à la brume fantasmagorique (« Fungus – Le roi des Pyrénées »), de Catherine Leroux et de ses espaces fluvio-sylvestres réinventés dans les friches et les déchetteries (« L’avenir »), de luvan et de ses « Splines » ultra-mémorielles, voire de Malvina Majoux et de ses taupes anarchisantes (on trouvera en effet ici, entre autres merveilles, un « synopsis de la création d’un paysage entre un agent commercial, une taupe et un micro-organisme »). On trouvera aussi, sous forme de cas d’école particulièrement savoureux d’une médication obsolète, la « ventouse », ou « mise sous cloche d’un territoire pour exploitation des ressources », et c’est ainsi que les trois autrices, avec rigueur et imagination, rendent aussi un formidable et paradoxal hommage à Yves Lacoste, en démontrant avec éclat que la géographie peut ne pas d’abord servir à faire la guerre (économique ou non).

Quel est ce nouveau centre configurateur ? Depuis quelle perspective, ou point de vue, définir notre territoire ? Après avoir abandonné le point de vue de Sirius, ce point de vue aérien, en surplomb et en apesanteur, globalisant une vision de la Terre, nous avons, avec le modèle Sol, tenté de retrouver la pesanteur et la matière de la Terre, identifié ses dynamiques activées par les organismes vivant ou ayant vécu jadis à sa surface, aujourd’hui enfouis dans ses profondeurs. Le modèle Sol a révélé un espace plein (d’organismes vivants, d’objets qui font sujets, de mémoire et d’histoire) plutôt que vide ; il a donné à voir une matière vibratile sans cesse recomposée par chaque mouvement plutôt qu’une surface dégagée à parcourir (ou à conquérir). Il ne nous reste donc plus qu’à réinvestir un point de vue terrien. Le deuxième modèle est une tentative pour représenter le monde à partir d’un corps animé, point vif ou « point de vie », selon la belle formule d’Emanuele Coccia, pour tenter d’esquisser une carte des espaces-corps actifs – pas d’espace sans corps ni de corps sans espace. Le point de vie se présente alors comme un questionnement du point GPS que l’on a désormais pris l’habitude de voir se déplacer sur la carte. Mais que cache ce point positionné à l’aide d’un système globalisé ? De quoi est-il en réalité composé ? Comment s’ancre-t-il au sol ? Comment se déplace-t-il ? Ces questions sont explorées dans ce modèle et le suivant, Paysages vivants.
De telles cartes supposent de dessiner ces animés, leurs mouvements, traces, rythmes, affects – autant de qualités que l’on nommait autrefois « secondes », ce qui permettait de les effacer de la carte, de les écarter du projet moderne de mathématisation du monde et de localisation par l’étendue. De fait, les entités du monde vivant qui sont représentées dans les cartes perdent un grand nombre de leurs caractéristiques, notamment le potentiel de croissance. Dans les cartes, les objets sont mesurés une fois pour toutes. Ainsi naît le standard : l’objet dessiné sur papier va être reproduit sans altération, avec les mêmes mesures. A contrario, l’approche choisie ici s’intéresse au vivant et lui donne priorité. Nous avons tenté dans les cartographies qui suivent de réimporter dans les représentations les dimensions potentielles supprimées.

Hugues Charybde le 17/01/2023
Frédérique Aït-Touati , Alexandra Arenes , Axelle Grégoire - Terra Forma, Manuel de cartographies potentielles - éditions B42

l’acheter chez Charybde ici

01.07.2024 à 14:45

Gaia et Chtonia. Par Giorgio Agamben

L'Autre Quotidien

Ce qui s'est passé dans la modernité est, en fait, que les hommes ont oublié et supprimé leur relation avec la sphère chthonienne, ils n'habitent plus Chthonia, mais seulement Gaia. Mais plus ils éloignaient la sphère de la mort de leur vie, plus leur existence devenait invivable ; plus ils perdaient toute familiarité avec les profondeurs de la Chthonie, réduite comme toute chose à un objet d'exploitation, plus l'aimable surface de Gaia était progressivement empoisonnée et détruite.
Texte intégral (3303 mots)

Figueira. Denis Felix (voir son travail)

I.

En grec classique, la terre a deux noms, correspondant à deux réalités distinctes, voire opposées : ge (ou gaia) et chthon. Contrairement à une théorie populaire aujourd'hui, les hommes n'habitent pas seulement gaia, mais ont avant tout à voir avec chthon, qui dans certains récits mythiques prend la forme d'une déesse, dont le nom est Chthonìe, Ctonia. Ainsi, la théologie de Fécide de Syrus énumère au début trois dieux : Zeus, Chronos et Chthonìe et ajoute que "à Chthonìe a touché le nom de Ge, après que Zeus lui ait donné la terre (gen) en cadeau". Même si l'identité de la déesse reste indéfinie, Ge est ici comparée à elle une figure accessoire, presque un nom supplémentaire de Chtonii. Non moins significatif est le fait que chez Homère, les hommes sont définis avec l'adjectif epichtonioi (ctonii, debout sur chthon), alors que l'adjectif epigaios ou epigeios ne se réfère qu'aux plantes et aux animaux.

Le fait est que chton et ge désignent deux aspects géologiquement opposés de la terre : chton est la face extérieure du monde souterrain, la terre de la surface vers le bas, ge est la terre de la surface vers le haut, la face que la terre tourne vers le ciel. Cette diversité stratigraphique correspond à la dissimilitude des pratiques et des fonctions : chthon ne peut être cultivé ni nourri, il échappe à l'opposition ville/pays et n'est pas un bien que l'on peut posséder ; ge, en revanche, comme le rappelle avec force l'hymne homérique, "nourrit tout ce qui est chthon au-dessus" (epi chthoni) et produit des cultures et des biens qui enrichissent les hommes : pour ceux que ge honore de sa bienveillance, "les sillons vivifiants des serfs sont chargés de fruits, dans les champs le bétail prospère, et la maison est remplie de richesses, et ils gouvernent avec des lois justes les villes avec de belles femmes" (v. 9-11 ).

La théogonie de Fécide contient les plus anciennes preuves de la relation entre Ge et Chthon, entre Gaia et Chthonia. Un fragment conservé par Clément Alexandrinus, définit la nature de leur relation en précisant que Zeus s'unit en mariage avec Chthonìe, et, lorsque, selon le rite nuptial de l'anakalypteria, la mariée enlève son voile et apparaît nue au marié, Zeus la couvre d'"un grand et beau manteau", dans lequel "il a brodé de diverses couleurs Ge et Ogeno (Océan)". Chthon, le monde souterrain, est donc quelque chose d'abyssal, qui ne peut se montrer dans sa nudité, et la robe dont le dieu le couvre n'est autre que Gaïa, la terre céleste. Un passage de l'Antro des nymphes du Porphyre nous informe que Fécide a caractérisé la dimension chthonienne comme une profondeur, "parlant de recoins (mychous), de fossés (bothrous), de cavernes (antra)", conçus comme les portes (thyras, pylas) que les âmes franchissent à la naissance et à la mort. La terre est une double réalité : Chthonya est le fond informe et caché que Gaia recouvre de sa broderie bigarrée de collines, de campagnes fleuries, de villages, de bois et de troupeaux.

Dans la théogonie d'Hésiode, la terre a elle aussi deux visages. Gaia, "base ferme de toutes choses", est la première créature du Chaos, mais l'élément chthonos est évoqué immédiatement après et, comme dans Ferecide, défini avec le terme mychos : "le Tartare sombre dans les profondeurs de la terre avec les larges voies (mychoi chthonos eyryodeies)". La différence stratigraphique entre les deux aspects de la terre apparaît le plus clairement dans l'Hymne homérique à Déméter. Déjà au début, lorsque le poète décrit la scène de l'enlèvement de Perséphone alors qu'elle cueillait des fleurs, Gaïa est évoquée deux fois, dans les deux cas comme la surface fleurie que la terre tourne vers le ciel : "les roses, les crocus, les belles violettes dans une tendre prairie et les iris, les jacinthes et les jonquilles que Gaïa fait pousser selon la volonté du dieu" ... "à l'odeur de la fleur tout le ciel au-dessus et la terre a souri". Mais à cet instant précis, "chthon des vastes chemins s'est ouvert (chane) dans la plaine de Nisio et est sorti (orousen) avec ses chevaux immortels le seigneur des nombreux invités". Le fait qu'il s'agisse d'un mouvement du bas vers la surface est souligné par le verbe ornymi, qui signifie "s'élever, se lever", comme si du fond de la terre chthonienne le dieu émergeait sur Gaia, la face de la terre regardant vers le ciel. Plus tard, lorsque Perséphone elle-même raconte à Déméter son enlèvement, le mouvement est inversé et c'est plutôt Gaia (“gaia d'enerthe koresen”) qui s'ouvre, afin que "le seigneur des nombreux invités" puisse la traîner sous terre avec son char d'or (vv.429-31). C'est comme si la terre avait deux portes ou ouvertures, une qui s'ouvre des profondeurs vers Gaia, et une qui mène de Gaia dans l'abîme de Chthonia.

En réalité, il ne s'agit pas de deux portes, mais d'un seul seuil, qui appartient entièrement à Chthon. Le verbe auquel l'hymne fait référence, Gaia, n'est pas “chaino”, pour ouvrir grand, mais “choreo”, qui signifie simplement "faire de la place". Gaïa ne s'ouvre pas, mais fait place au transit de Proserpine ; l'idée même d'un passage entre haut et bas, d'une profondeur (profundus : altus et fundus) est intimement chthonique, et, comme le rappelle la Sibylle à Enée, la porte de Dite est d'abord tournée vers le monde souterrain (facilis descensus Avernus...). Le terme latin correspondant à chthon n'est pas tellus, qui désigne une extension horizontale, mais humus, qui implique une direction vers le bas (cf. humare, enterrement), et il est significatif que le nom de l'homme en ait été tiré (hominem appellari quia sit humo natus). Que l'homme soit "humain", c'est-à-dire terrestre, dans le monde classique n'implique pas un lien avec Gaïa, avec la surface de la terre regardant vers le ciel, mais avant tout un lien intime avec la sphère de profondeur chthonienne.

Que “chthon” évoque l'idée d'une lacune et d'un passage est évident dans l'adjectif qui, chez Homère et Hésiode, accompagne constamment le terme : “eyryodie”, qui ne peut être traduit "par la voie large" que si l'on n'oublie pas que “odos” implique l'idée d'un transit vers une destination, dans ce cas le monde des morts, un voyage que chacun est destiné à faire (il est possible que Virgile écrivant “facilitis descensus” se soit souvenu de la formule homérique).

A Rome, une ouverture circulaire appelée “mundus”, qui selon la légende aurait été creusée par Romulus lors de la fondation de la ville, mettait en communication le monde des vivants avec le monde chthonien des morts. L'ouverture, fermée par une pierre appelée “manalis lapis”, était ouverte trois fois par an, et ces jours-là, où l'on dit que le monde est ouvert, et que "les choses occultes et cachées de la religion des mains sont mises en lumière et révélées", presque toute activité publique était suspendue. Dans un article exemplaire, Vendryes a montré que la signification originale de notre terme "monde" n'est pas, comme on l'a toujours prétendu, une traduction du “kosmos” grec, mais découle précisément du seuil circulaire qui a révélé le "monde" des morts. La cité antique est fondée sur le "monde" parce que les hommes habitent dans l'ouverture qui unit la terre céleste et le sous-sol, le monde des vivants et le monde des morts, le présent et le passé, et c'est par la relation entre ces deux mondes qu'il leur devient possible d'orienter leurs actions et de trouver l'inspiration pour l'avenir.

Non seulement l'homme est lié en son nom même à la sphère chthonienne, mais son monde et l'horizon même de son existence frôlent les recoins de la Chthonie. L'homme est, au sens littéral du terme, un être des profondeurs.

Corylus. Denis Felix (voir son travail)

II.

Une culture chthonienne par excellence est celle des Étrusques. Ceux qui marchent avec consternation dans la nécropole éparpillée dans la campagne de Tuscia perçoivent immédiatement que les Étrusques vivaient à Chthonie et non à Gaia, non seulement parce que ce qui reste d'eux est essentiellement ce qui avait trait aux morts, mais aussi et surtout parce que les sites qu'ils ont choisis pour leurs habitations - les appeler villes est peut-être impropre - bien qu'ils soient apparemment à la surface de Gaia, sont en fait des “epichthonioi”, ils sont chez eux dans les profondeurs verticales de Chthon. D'où leur goût pour les cavernes et les recoins taillés dans la pierre, d'où leur préférence pour les hauts ravins et les gorges, ces parois abruptes en pierre de Peperino qui plongent vers une rivière ou un ruisseau. Ceux qui se sont soudain retrouvés devant la Cava Buia près de Blera ou dans les rues creusées dans la roche à S. Giuliano savent qu'ils ne sont plus à la surface de Gaia, mais certainement “ad portam inferi”, dans un des passages qui pénètrent les pentes de la Ctonia.

Ce caractère incontestablement souterrain des lieux étrusques, si on le compare à d'autres districts d'Italie, peut également s'exprimer en disant que ce que nous avons sous les yeux n'est pas vraiment un paysage. Le paysage affable et habituel qui est sereinement embrassé par le regard et les intrusions à l'horizon appartient à Gaia : dans la verticalité chthonienne, tout paysage se dilue, tout horizon disparaît et laisse sa place au visage brutal et invisible de la nature. Et ici, dans les fossés et les ravins rebelles, on ne saurait que faire du paysage, le pays est plus tenace et inflexible que n'importe quelle “pietas” de paysage - à la porte de Dis, le dieu est devenu si proche et inébranlable qu’il n’exige plus de religion.

C'est grâce à ce dévouement chthonien inébranlable que les Étrusques construisaient et surveillaient les habitations de leurs morts avec un soin assidu, et non, comme on pourrait le penser, l'inverse. Ils n'aimaient pas la mort plus que la vie, mais la vie était pour eux inséparable des profondeurs de la Chthonie ; ils ne pouvaient habiter les vallées de Gaia et cultiver la campagne que s'ils n'oubliaient jamais leur véritable demeure verticale. C'est pourquoi, dans les tombes creusées dans la roche ou dans les monticules, on ne s'occupe pas seulement des morts, on n'imagine pas seulement les corps gisant sur les sargophages vides, mais on perçoit aussi les mouvements, les gestes et les désirs des vivants qui les ont construits. Que la vie est d'autant plus aimable qu'elle porte en elle la mémoire de la Chthonie, qu'il est possible de construire une civilisation sans jamais exclure la sphère des morts, qu'il existe entre le présent et le passé et entre les vivants et les morts une communauté intense et une continuité ininterrompue, tel est l'héritage que ce peuple a transmis à l'humanité.

Davidlya. Denis Felix (voir son travail)

III.

En 1979, James E. Lovelock, un chimiste britannique qui avait participé activement aux programmes d'exploration spatiale de la NASA, a publié “Gaia : a New Look at Life on Earth”. Au cœur du livre se trouve une hypothèse qu'un article écrit avec Lynn Margulis cinq ans plus tôt dans la revue Tellus avait anticipée en ces termes : "l'ensemble des organismes vivants qui composent la biosphère peut agir comme une seule entité pour réguler sa composition chimique, le pH de surface et peut-être même le climat. Nous appelons l'hypothèse Gaia la conception de la biosphère comme un système actif de contrôle et d'adaptation, capable de maintenir la terre en homéostasie". Le choix du terme Gaia, qui a été suggéré à Lovelock par William Golding - un écrivain qui avait magistralement décrit la vocation perverse de l'humanité dans le roman “Lord of the Flies” - n'est certainement pas accidentel : comme le souligne l'article, les auteurs ont identifié les limites de la vie dans l'atmosphère et ne se sont "intéressés que dans une moindre mesure aux limites internes constituées par l'interface entre les parties internes de la terre, non soumises à l'influence des processus de surface" (p. 4). Non moins significatif, cependant, est un fait que les auteurs ne semblent pas - du moins à l'époque - prendre en considération, à savoir que la dévastation et la pollution de Gaia ont atteint leur plus haut niveau juste au moment où les habitants de Gaia ont décidé de puiser l'énergie nécessaire à leurs nouveaux besoins croissants dans les profondeurs de la Chthonie, sous la forme de ce résidu fossile de millions d'êtres vivants vivant dans un passé lointain que nous appelons pétrole.

Selon toute évidence, l'identification des limites de la biosphère avec la surface de la terre et l'atmosphère ne peut être maintenue : la biosphère ne peut exister sans l'échange et l'"interface" avec la tanatosphère chthonique, Gaia et Chthonia, les vivants et les morts doivent être pensés ensemble.

Ce qui s'est passé dans la modernité est, en fait, que les hommes ont oublié et supprimé leur relation avec la sphère chthonienne, ils n'habitent plus Chthon, mais seulement Gaia. Mais plus ils éloignaient la sphère de la mort de leur vie, plus leur existence devenait invivable ; plus ils perdaient toute familiarité avec les profondeurs de la Chthonie, réduite comme toute chose à un objet d'exploitation, plus l'aimable surface de Gaia était progressivement empoisonnée et détruite. Et ce que nous avons sous les yeux aujourd'hui, c'est la dérive extrême de cette suppression de la mort : pour sauver leur vie d'une menace supposée et déroutante, les hommes abandonnent tout ce qui fait qu'elle vaut la peine d'être vécue. Et finalement Gaia, la terre sans profondeur, qui a perdu tout souvenir de la demeure souterraine des morts, est maintenant entièrement à la merci de la peur et de la mort. Cette peur ne peut être guérie que par ceux qui retrouvent le souvenir de leur double demeure, qui se souviennent que l'humain n'est que cette vie dans laquelle Gaia et Chthonia restent inséparables et unies.

Giorgio Agamben
article original paru dans Quodlibet



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