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30.04.2024 à 17:33

Nicolas Dufrêne : « L’obsession de la dette va nous plonger dans une nouvelle décennie perdue »

William Bouchardon

Plutôt que de persévérer dans l'austérité, l'économiste Nicolas Dufrêne plaide pour créer de la monnaie sans dette pour financer des investissements d'intérêt général. Un mécanisme qui a déjà existé dans le passé.
Texte intégral (8065 mots)

Alors que l’Union européenne vient de réaffirmer son obsession austéritaire et que Bruno Le Maire multiplie les coupes budgétaires, la dette est redevenue un enjeu politique majeur. Pourtant, les services publics sont à l’agonie et la bifurcation écologique requiert d’immenses investissements. Comment sortir de cette quadrature du cercle ? Pour le haut-fonctionnaire Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau et auteur de La dette au XXIème siècle. Comment s’en libérer, il est nécessaire de réinventer des mécanismes monétaires innovants permettant de créer de la monnaie sans dette pour financer des investissements d’intérêt général. Une forme « d’argent magique » qui a existé dans le passé et ne génère pas nécessairement de l’inflation, à condition que son usage soit bien ciblé. Entretien.

Le Vent Se Lève : En février, à peine deux mois après l’adoption du budget, le gouvernement a annoncé dix milliards d’euros de coupes budgétaires et un effort sans précédent pour revenir sous les 3% de déficit en 2027. Hormis la période du Covid, on a l’impression d’entendre ces mots d’ordre depuis 50 ans. Pourtant, la France n’est pas ruinée. Dès lors, faut-il vraiment voir la dette comme un problème majeur, une charge pour nos enfants dont il faut se débarrasser à tout prix ?

Nicolas Dufrêne : C’est en tout cas comme ça que la dette nous est présentée. En allemand par exemple, le mot « Schuld » signifie à la fois « dette » et « culpabilité ». On pense toujours qu’être endetté signifie être dans une situation de faiblesse et de dépendance, que c’est une forme de péché. Or, j’essaie d’expliquer dans mon livre que la monnaie et la dette sont les deux faces d’une même pièce : sans dette, pas de monnaie ! Une fois que l’on comprend ça, on peut changer de perspective, j’y reviendrai.

Dans tous les cas, il était évident que le « quoi qu’il en coûte » était une parenthèse forcée par les événements et que les libéraux austéritaires allaient tout faire pour la refermer au plus vite. Nous y sommes : s’engager à ramener son déficit en dessous des 3 % du PIB en 2027, ça veut dire 20 à 25 milliards d’euros de dépenses publiques en moins chaque année ! Ces 10 milliards de coupes budgétaires par décret sans repasser par le Parlement sont certes légaux au sens de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) mais peu respectueux du Parlement d’un point de vue démocratique.

LVSL : D’autant que le budget n’a même pas été voté, mais a été passé en force via l’article 49.3 de la Constitution…

N.D. : Exactement. Cette méthode s’inscrit dans une défiance forte à l’égard du Parlement, soupçonné de multiplier les dépenses. Plus largement, ce retour de l’austérité fait suite au rétablissement des règles budgétaires européennes dans une version qui, à mon sens, est plus dure que la précédente puisqu’elle vise à rendre les sanctions plus applicables et qu’elle ne fait aucune place dérogatoire aux investissements écologiques et sociaux.

Mais le plus grave est que cette parenthèse du « quoi qu’il en coûte » n’a pas conduit aux grands plans d’investissement dont nous avons besoin, mais seulement à subventionner des pertes et à maintenir un niveau d’activité standard pour que l’économie ne s’effondre pas. Or, nous voyons actuellement que tous les grands pays du monde mettent en place des plans de relance gigantesques ! Faut-il rappeler que la croissance du PIB de l’UE a décroché de 80 % par rapport aux États-Unis depuis 2007 en raison de l’austérité ? 

Cette obsession de la dette va nous plonger dans une nouvelle décennie perdue où cohabiteront inaction climatique, reculs sociaux et atonie du développement économique. Cette politique est suicidaire et contre-productive car elle revient à réduire la masse monétaire et donc à rendre le poids des dettes encore plus lourd en proportion du revenu et de l’activité économique. Il suffit de regarder le bilan de l’austérité en Grèce pour voir que la réponse austéritaire échoue toujours.

Au passage, rappelons à quel point les discours catastrophistes sur la dette sont ridicules. En 2007, François Fillon (alors Premier ministre, ndlr) nous expliquait qu’il était à la tête d’un « État en quasi faillite » alors que la dette publique représentait 63 % du PIB. Or, nous avons atteint le double durant la pandémie tout en empruntant à taux zéro ! Il n’y a donc pas de lien entre un fort niveau d’endettement et une sanction par les marchés. Le taux d’intérêt est avant tout piloté par la banque centrale, quel que soit le niveau d’endettement, on ne le rappellera jamais assez. 

« Les discours catastrophistes sur la dette n’ont qu’un but : faire culpabiliser les peuples et justifier tous les sacrifices en matière de services publics et d’aides sociales. »

Ces discours catastrophistes sur la dette n’ont qu’un but : faire culpabiliser les peuples et justifier tous les sacrifices en matière de services publics et d’aides sociales. C’est ce que dit Emmanuel Macron quand il se rend dans un hôpital et déclare qu’”il n’y a pas d’argent magique” à des soignants. Pour la santé, l’éducation, la transition écologique, on nous dit toujours qu’il n’y a pas d’argent. Par contre, pour les marchés financiers, on en trouve toujours.

LVSL : Oui, l’austérité est vouée à l’échec car elle détruit l’activité économique, ce qui empêche alors de rembourser la dette. Cependant, il faut quand même rappeler que la dette pose des défis. Puisque la dette est « roulée », c’est-à-dire que l’on réemprunte pour rembourser les dettes précédentes, nous sommes à la merci des taux d’intérêts. Ceux-ci étaient faibles voire nuls au milieu des années 2010, mais sont remontés depuis. 

Or, vous le rappelez dans votre livre, il y a à peu près 2.000 milliards de dettes française à faire rouler d’ici 2027. Si le taux d’intérêt augmente de 2 % cela signifie 100 milliards de charges supplémentaires de la dette d’ici à 2030. C’est autant d’argent qui ira dans la poche des créanciers plutôt que dans des investissements nécessaires. Finalement, étant donné cette remontée des taux d’intérêt, ne faut-il pas considérer la dette comme un problème sérieux à traiter urgemment ? 

N.D. : Oui, la dette est un problème sérieux qu’il faut traiter sérieusement. Mais l’austérité n’est justement pas une solution sérieuse puisqu’elle réduit la masse monétaire et empêche donc de rembourser les dettes préexistantes et de les diluer dans une activité économique plus importante. La politique monétaire de nos jours, c’est un peu la médecine du Moyen âge : on pratique la saignée sur un corps déjà affaibli ! On voit les résultats : l’Allemagne est en récession, la France et beaucoup de pays européens n’en sont pas loin. On est en train de tuer le malade pour éradiquer la maladie !

Cela étant rappelé, il est clair que nous allons vers une explosion de la charge de la dette. Elle a commencé : on était à 30 milliards d’euros il y a deux ans, nous sommes à 50 milliards aujourd’hui et Bercy prévoit déjà 70 à 75 milliards d’euros par an dans les prochaines années. Si les taux ne redescendent pas, nous pourrions nous retrouver dans une situation où on consacrerait près du quart du budget de l’État – hors Sécurité sociale – au remboursement de la dette. Ces niveaux ont déjà été atteints par le passé, par exemple à la fin du XIXe siècle ou dans les années 1920, mais ils posent évidemment problème car c’est autant de ressources en moins pour les services publics et les grands investissements, sans compter qu’ils alimentent une prospérité injustifiée du système bancaire.

Pour sortir de ce cercle vicieux, regardons d’où vient la hausse des taux d’intérêts : ce sont les banques centrales qui les ont augmentés en réaction à l’inflation. Cette décision découle d’une analyse monétariste selon laquelle l’inflation tire sa source de l’excès de monnaie. Or, l’inflation récente vient de trois phénomènes bien réels, mais qui sont des problèmes d’offre de biens et services et non de monnaie. D’abord, il y a la désorganisation de chaînes de production suite à la pandémie, notamment dans les semi-conducteurs, avec une demande qui a repris plus vite que l’offre, ce qui a créé de la rareté. Ensuite, il y a l’impact de la guerre en Ukraine, qui a fait monter les prix des hydrocarbures et des matières premières agricoles. 

Enfin, il y a une bonne part de spéculation, qui a pu être accentuée par le quantitative easing (création monétaire via le rachat massif de dettes et de titres financiers, ndlr) des banques centrales : en créant un excès de liquidité dans la sphère financière, elles ont fourni aux marchés de quoi spéculer. Or, cela alimente un cercle vicieux, puisque tous les acteurs financiers mènent alors des stratégies défensives pour se couvrir contre la hausse des matières premières en en achetant davantage, ce qui peut a priori sembler contre-intuitif.

LVSL : Arrêtons nous sur le quantitative easing un instant. On entend beaucoup dans la presse ou sur internet des analyses monétaristes selon lesquelles c’est justement cette création monétaire massive depuis 10 ou 15 ans qui a causé la forte inflation récente. Puisque les taux d’intérêts étaient faibles et que les banques centrales rachetaient énormément d’actifs financiers pour éponger les dettes héritées de la crise de 2008, cela aurait conduit à une explosion des prix. Vous ne partagez pas cette analyse et parlez plutôt de « trou noir monétaire ». Pourriez-vous revenir là-dessus ?

N.D. : D’abord rappelons que cette idée d’un lien entre la croissance de la masse monétaire et l’inflation repose sur une très vieille histoire. A la Renaissance, lorsque les galions espagnols reviennent chargés d’or et d’argent du Nouveau Monde, les nobles espagnols n’utilisent pas cet afflux de métaux précieux pour développer leur économie mais pour acheter des produits de luxe aux marchands vénitiens et arabes. Jean Bodin, avec d’autres économistes que l’on nomme les mercantilistes, écrit que la hausse de la quantité de monnaie ne fait qu’augmenter les prix mais ne change pas les conditions de production et de travail, ce qui était vrai à l’époque mais n’a rien d’une fatalité. Cette théorie est pourtant devenue la base des préceptes monétaristes de Milton Friedman.

John Maynard Keynes démentira ce lien en expliquant qu’une augmentation de la masse monétaire est nécessaire pour augmenter la production, à condition de flécher cette création monétaire vers des investissements productifs. Sans révolution du crédit et sans augmentation forte de la masse monétaire, il n’y aurait pas eu de révolution industrielle. Il ne faut pas séparer la sphère monétaire et la sphère réelle : chacune a un effet d’entraînement sur l’autre. La réalité donne raison à Keynes. Par exemple, je montre dans mon livre que la masse monétaire M2 (somme des pièces et billets en circulation, des comptes courants, des dépôts sur livrets et des crédits à court terme, ndlr) a progressé de 143 % aux États-Unis entre 2007 et 2020, alors que les prix ne se sont accrus que de 19 % sur la même période. Pareil pour l’Europe avec des chiffres moins impressionnants, respectivement 60 % et 17 %. Si on suit la théorie monétariste, l’inflation aurait dû être bien plus forte.

Cela nous montre que ce qui compte, c’est l’usage de cette monnaie : si vous créez de la monnaie pour développer des activités productives, les prix n’augmentent pas vraiment, car les volumes produits suivent plus ou moins la hausse de la demande. Si en revanche vous créez de la monnaie pour acheter massivement des produits dont le taux de production est déjà à son maximum et que vous ne cherchez pas à élargir la production, alors vous aurez de l’inflation.

Avec le quantitative easing, un autre problème est apparu, que je qualifie de « trou noir monétaire » : la masse monétaire a explosé avec le quantitative easing, mais l’inflation comme la production ont très peu augmenté en comparaison. L’explication, c’est que depuis le tournant de la financiarisation des années 1980, l’essentiel de la monnaie, créée majoritairement par le crédit mais aussi, et de plus en plus, par les banques lorsqu’elles achètent des actifs, est aspirée par deux domaines spéculatifs : les marchés financiers et l’immobilier. Or, on constate justement que l’inflation dans ces domaines a été beaucoup plus forte que dans l’économie réelle.

« Le quantitative easing n’a pas ruisselé jusqu’à l’économie réelle. »

Ajoutons à cela un problème qui tient à la structuration même de notre système monétaire : la banque centrale ne peut agir qu’avec les acteurs qui disposent d’un compte dans ses livres, à savoir les banques commerciales. Toute politique monétaire conduite par la banque centrale passe donc nécessairement par le filtre des banques privées, ce qui réduit considérablement la possibilité pour la monnaie créée par la banque centrale d’atteindre l’économie réelle. Mais tout cela n’est qu’une convention humaine : rien n’oblige à ce que ce soit le seul mode d’organisation du système monétaire. 

En tout cas, cela permet de comprendre pourquoi la création de dette, et donc de monnaie, s’est déconnectée de la croissance. Il faut de plus en plus de dette pour obtenir le même niveau de croissance car la dette vient financer des actifs spéculatifs. Prenons le cas de la bourse : seuls 2 % des opérations de bourse viennent financer de nouveaux fonds propres pour les entreprises, tout le reste est investi sur des titres déjà existants, dont les prix explosent. C’est la même chose dans l’immobilier, avec des flambées des prix dans les grandes villes et des bulles immobilières, comme celle qui a amené à la crise de 2008. Le quantitative easing n’a pas ruisselé jusqu’à l’économie réelle. C’est pour sortir de ce cercle vicieux que je propose dans mon livre des mécanismes de création monétaire ciblés – et sans dette, nous y reviendrons – qui servent véritablement l’économie réelle.

LVSL : Lorsqu’on parle du financement de l’État, on entend très souvent les décideurs politiques évoquer la nécessité de rassurer les marchés financiers pour qu’ils nous prêtent à des taux plus faibles. Pourtant, les marchés financiers raffolent des dettes étatiques, qui se vendent extrêmement facilement. Comment comprendre ce paradoxe ?

N.D. : Les titres de dette publique constituent l’actif sans risque, la brique de base dont les marchés financiers ont besoin pour fonctionner. Cela leur permet de se refinancer auprès de la banque centrale, de disposer de collatéraux (actifs mis en garantie pour réaliser des emprunts, ndlr) pour les échanges sur le marché interbancaire ou de proposer des produits financiers plus ou moins risqués à leurs clients.

Dès lors, oui, les marchés vivent de la dette publique. Lorsque l’État français émet de la dette publique, l’offre de financement par les marchés financiers est toujours six à sept fois supérieure à la demande de l’État. En théorie, la France pourrait donc s’endetter six fois plus et sa dette trouverait preneur !

Le piège, c’est que les marchés ont besoin d’une dette qui les rémunère bien, ils vont donc toujours chercher à obtenir les taux d’intérêt les plus hauts, comme on le voit en ce moment, soutenus par la banque centrale qui les rémunère grassement sous couvert de lutter contre l’inflation. D’où le fait qu’ils ont négocié des choses scandaleuses comme les obligations indexées sur l’inflation.

Cela pose un vrai problème démocratique, car les parlements n’ont pas leur mot à dire : quand le gouvernement présente le projet de loi de finance au Parlement, il lui donne le montant que l’Agence France Trésor prévoit d’emprunter pour l’année en cours et c’est tout. Les parlementaires ne peuvent pas changer ce chiffre, discuter de la durée de remboursement du titre ou du taux, ils n’ont aucun pouvoir. Avoir confié des questions aussi importantes à des agences indépendantes comme l’Agence France Trésor est d’autant plus problématique que l’on connaît le grand nombre de revolving doors entre le ministère des finances, l’Agence France Trésor et les spécialistes en valeur du Trésor, c’est-à-dire les grandes banques qui achètent la dette publique.

LVSL : Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. Par le passé, l’État contrôlait bien plus étroitement ses conditions d’endettement, via le « circuit du Trésor »…

N.D. : Oui, les États se sont mis dans cette situation de leur plein gré. Pendant longtemps, nous disposions de mécanismes de circuit du Trésor et d’avances de la banque centrale à l’État qui permettraient de contenir la dette et la charge qu’elle représente. En résumé, le circuit du Trésor permettait à l’État de déterminer à quels taux et dans quels volumes l’État voulait se finançait auprès des banques privées comme publiques. Cela permettait de répondre à un double défi dans la France de l’après-guerre : trouver les immenses financements nécessaires à la reconstruction et maîtriser les conditions d’emprunt des États. 

Nicolas Dufrêne, La dette au XXIème siècle. Comment s’en libérer, Odile Jacob, 2023.

Ces mécanismes monétaires innovants ont été mis en place en 1945, alors que la dette représente 180 % du PIB et que la France est à reconstruire. Ce très fort endettement n’a pas empêché de faire des plans de relance gigantesques : le plan Monnet représente environ 80% du PIB de l’époque, c’est comme si on faisait un plan de relance de 2000 milliards d’euros aujourd’hui ! Au final, grâce à tous ces investissements productifs, la dette n’a cessé de baisser durant les Trente Glorieuses, elle représente à peine 20 % du PIB en 1974 alors même que l’État n’avait jamais autant investi ! Aujourd’hui c’est exactement l’inverse : la dette progresse alors que le taux d’investissement public ne cesse de chuter. Ce paradoxe doit nous interroger sur l’efficacité des politiques économiques recommandées par les thuriféraires de l’austérité et du financement par les marchés. Mais personne ne les met face à leurs contradictions. 

Depuis les années 70, nous avons malheureusement supprimé tous ces mécanismes les uns après les autres, nous investissons de moins en moins et nous sommes de plus en plus endettés. Cependant, un circuit du Trésor tel qu’il existait à l’époque n’aurait pas grand intérêt aujourd’hui : comme je l’ai dit précédemment, l’Etat n’a plus de difficultés à se financer et la maîtrise des taux d’intérêts relève avant tout de la banque centrale, malheureusement indépendante du pouvoir politique. Un « circuit du trésor 2.0 » devrait donc nécessairement passer par un contrôle de la banque centrale et par des outils permettant d’injecter de la monnaie de manière ciblée. 

LVSL : Vous proposez justement dans votre livre de rebâtir des mécanismes monétaires innovants pour financer l’État, en vous inspirant du circuit du Trésor et de la théorie monétaire moderne. Pouvez-vous nous présenter votre théorie d’une « monnaie émancipatrice » ?

N.D. : Le point de départ c’est ce que la dette et la monnaie sont les deux faces d’une même pièce. Quand on s’interroge sur la dette, qu’elle soit d’ailleurs publique ou privée, on ne peut pas faire l’impasse sur la question de la création monétaire qui est fondamentale. Le fait qu’on en parle jamais est justement symptomatique de notre manque de culture sur le sujet.

La création de monnaie par le crédit bancaire apparaît progressivement à partir de la Renaissance. C’est un progrès historique majeur : on passe d’une monnaie exogène à l’activité économique, c’est-à-dire dont la quantité est fixée par le volume de métaux précieux, à une monnaie endogène, répondant aux besoins de l’économie. Désormais, on crée de la monnaie sur la promesse de financer une activité qui générera un revenu futur et permettra de rembourser le crédit. Ce fut une grande avancée historique. Mais cela pose aujourd’hui un nouveau défi : la dette progresse plus vite que la création de richesse. En effet, la monnaie met un certain temps à être investie et à produire des richesses. En outre, une partie est thésaurisée (épargnée, ndlr) et une autre est utilisée pour spéculer. Résultat : on finit par avoir des problèmes d’insolvabilité.

Comment résoudre ce problème ? On l’a dit, l’austérité ne marche pas puisqu’elle consiste à réduire la masse monétaire alors que les dettes sont libellées de manière nominale. Ainsi, l’austérité ne fait qu’alourdir le poids des dettes. A l’inverse, créer plus de dettes peut diluer la dette existante, mais seulement si cela se traduit par de la création de richesses.

Le seul moyen de briser ce cercle vicieux est d’injecter de la monnaie qui ne soit pas attachée à une dette. Ce que je propose est un nouveau mode de création monétaire qui n’a pas vocation à remplacer le mode de création monétaire par le crédit mais à le compléter. En introduisant une monnaie libre de dette dans l’économie, on fait progresser la masse monétaire et la création de richesse plus vite que la dette ; c’est une arme de désendettement massif pour tous les acteurs, publics comme privés, et un moyen efficace de sortir de l’atonie économique qui nous ronge.

« Cette monnaie libre de dette n’est pas sans contrepartie. Elle doit financer des investissements d’intérêt général décidés démocratiquement. Cette création monétaire est particulièrement adaptée pour financer des activités nécessaires pour la transition écologique mais qui ne sont pas rentables et dont le marché se désintéresse. »

Mais attention : cette monnaie libre de dette n’est pas sans contrepartie. Elle doit financer des investissements d’intérêt général décidés démocratiquement. Cette création monétaire est particulièrement adaptée pour financer des activités nécessaires pour la transition écologique mais qui ne sont pas rentables et dont le marché se désintéresse. Je pense par exemple à la protection des puits de carbone comme les zones humides et les forêts. Je pense aussi à la rénovation énergétique des logements des ménages modestes qui n’est rentable pour eux qu’à très long terme. Enfin, cela peut aussi permettre de réaliser des investissements lourds en termes d’infrastructure, par exemple recréer un réseau de fret ferroviaire. Autrement dit, et contrairement aux caricatures qui en sont parfois faites, il ne s’agit pas d’une monnaie déconnectée de tout travail ou création de valeur. C’est tout l’inverse : cette création monétaire permettrait justement de libérer les énergies, de financer ce qui doit l’être, sans risquer l’effet « boomerang » qui consiste, depuis plus de 50 ans désormais, à faire suivre chaque plan de relance d’un plan d’austérité dans une politique de « stop and go » désastreuse et inefficace. 

En outre, cette proposition revient à repenser en profondeur l’acte même de création monétaire, qui a été confié à des institutions bancaires privées lucratives qui ne créent de la monnaie que quand elles ont un intérêt à le faire. Il s’agit ainsi d’ajouter la possibilité de créer de la monnaie selon une logique d’intérêt général, pour compenser les failles du marché, ce qui créerait une brèche majeure dans le capitalisme financier tel qu’il s’est imposé aujourd’hui, notamment du fait de l’accaparement du pouvoir monétaire par la finance privée. Il s’agit ainsi de considérer la monnaie comme un bien commun. Bien sûr, cela implique de remettre la banque centrale sous contrôle démocratique, à minima via une supervision du Parlement, voire en récréant un « Parlement du crédit et de la monnaie » comme l’avait proposé le Conseil National de la Résistance dans son programme.

LVSL : Votre proposition est très prometteuse. Mais en créant de vastes quantités de monnaie, ne risque-t-on pas de générer une forte inflation et de déstabiliser l’économie ?

N.D. : Cette question est absolument fondamentale. Bien sûr, si cet argent est gaspillé et ne sert pas à augmenter la production, le risque d’un emballement de l’inflation est réel. Mais si cette forme de création monétaire est bien ciblée, elle peut au contraire contribuer à la baisse d’un certain nombre de prix. C’est particulièrement le cas étant donné la crise écologique, puisque notre inaction commence à générer des phénomènes inflationnistes. 

Par exemple, aujourd’hui une grande part de l’inflation vient de l’importation d’hydrocarbures. Avec la monnaie libre de dette, nous pourrions investir massivement dans les énergies renouvelables, l’électrification des transports ou le stockage de l’électricité et donc limiter cette inflation importée. De même, les nouvelles réglementations environnementales pour les usines représentent de gros investissements pour les entreprises, qui rechignent à les faire et répercutent ces coûts sur leurs clients. L’État pourrait prendre en charge cette nécessaire reconversion de l’appareil productif.

« Presque tout le monde pourrait être gagnant, sauf les banques. »

Autre exemple : l’agriculture bio. Alors qu’elle protège les sols et l’eau, elle est très mal en point car ses produits sont trop chers. Or, le pouvoir d’achat est actuellement en baisse puisque les salaires ne suivent pas l’inflation, et la première victime en est l’agriculture biologique. Au lieu de nous tourner vers une agriculture productiviste dont les rendements vont diminuer à cause de la crise environnementale, nous pourrions ainsi garantir des tarifs de rachat pour les produits bio. Cela permettrait de subventionner les agriculteurs pour qu’ils se tournent vers le bio et de garantir des prix acceptables aux consommateurs.

De fait, presque tout le monde pourrait être gagnant, sauf les banques. Elles perdraient probablement des parts de marché vu qu’il existerait une autre forme de création monétaire, c’est pourquoi elles s’y opposent avec vigueur, en s’appuyant sur des économistes dévoués. Mais il n’est écrit nulle part que les banques privées doivent être ad vitam aeternam les seules dépositaires du pouvoir de création monétaire. La monnaie est une chose trop sérieuse pour la laisser uniquement à des institutions privées lucratives qui n’ont que faire, par nature, de l’intérêt général.

LVSL : Outre l’inflation, votre proposition interroge aussi quant à ses conséquences sur notre balance commerciale et la balance des paiements. Si nous injectons massivement des liquidités et que nous importons davantage, notre monnaie va se déprécier. Comment éviter ce scénario ?

N.D. : C’est justement pour cela que j’insiste sur le caractère ciblé de cette création monétaire supplémentaire : elle doit viser le développement de l’économie locale et nationale et la réduction de la dépendance aux importations. En réduisant nos dépendances extérieures, nous stabiliserons la valeur de notre monnaie.

Si on se libère du pétrole et du gaz, notre balance commerciale sera bien meilleure : la moitié des 100 milliards de déficit commercial en 2023 sont liés aux importations énergétiques ! De même, nous sommes un grand pays agricole, mais nous importons 50% de nos fruits et légumes, c’est délirant ! Si nous investissons pour une agroécologie visant l’indépendance alimentaire nationale, nous pourrions nous libérer d’une dépendance étrangère majeure. Non seulement notre monnaie ne serait pas affaiblie mais elle pourrait même être renforcée, en même temps que notre structure économique. 

LVSL : Cela peut fonctionner pour un pays comme la France, mais qu’en est-il des pays en développement ? La confiance dans leur monnaie n’est-elle pas trop fragile pour envisager l’usage de ces mécanismes ?

N.D. : Pas nécessairement. Bien sûr, étant donné leur retard industriel, il y a un risque que ces injections monétaires se traduisent par un afflux de produits importés et un effondrement de la valeur de leur monnaie. Mais il est également possible que cela les aide à substituer certaines importations.

Par ailleurs, lorsque les pays en développement sont en difficulté pour équilibrer la valeur de leur monnaie et leur balance des paiements, le FMI (Fonds Monétaire International, ndlr) peut leur accorder des droits de tirages spéciaux (DTS). Cela a notamment été fait durant la pandémie. Ces DTS sont particulièrement intéressants, car il s’agit d’une création monétaire libre de dette, exactement comme je le propose. Mais ils demeurent sous-employés à l’heure actuelle. 

LVSL : L’exemple des droits de tirages spéciaux du FMI est intéressant car il montre que votre proposition n’est pas utopique. Avez-vous d’autres exemples historiques de création monétaire libre de dette ?

N.D. : Oui. Je peux vous citer un exemple récent qui montre que « l’argent magique » existe bien pour certains : en 2023, quand la Banque Centrale Européenne a remonté ses taux d’intérêts, elle a dû rémunérer davantage les réserves déposées chez elle par les banques commerciales. Pour cela, elle a puisé dans ses réserves mais elle a aussi créé près de 143 milliards d’euros ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien. C’est une subvention gratuite aux grandes banques ! Si la BCE en est capable pour rémunérer les banques privées, elle peut aussi le faire pour financer la reconstruction écologique.

L’économiste Nicolas Dufrêne.

Dans le cas de la France des Trente Glorieuses, nous avions des mécanismes qui s’apparentent aussi à de la création monétaire libre de dette. La Banque de France faisait des avances remboursables à l’État, mais celui-ci n’avait aucune obligation de les rembourser : il pouvait différer le remboursement en augmentant le plafond en loi de finances. Comme les prêts étaient à taux zéro, l’État ne devait même pas rembourser d’intérêts, contrairement à la dette perpétuelle que proposent certains aujourd’hui. Je vous rappelle qu’à cette époque, le taux d’investissement public était de près de 8 % du PIB, contre moins de 2 % aujourd’hui.

Comme le décrit le chercheur Nathan Sperber pour l’Institut Rousseau (partenaire de LVSL, ndlr), la Chine a utilisé un système similaire au moment de la crise financière asiatique de 1998 pour éponger les pertes des banques nationales chinoises, dont les dettes étaient rachetées et annulées par la banque populaire de Chine. Cela a permis de désendetter en douceur l’économie chinoise en injectant une monnaie libre de dette qui devient permanente dans l’économie.

L’Allemagne nazie avait également créé un mécanisme de monnaie parallèle au Reichsmark pour relancer son économie écrasée par la crise de 1929 et les dettes héritées de la Première Guerre mondiale. Un génie de la finance nommé Hjalmar Schacht avait développé les bons MEFO (Metallurgische Forschungsgesellschaft, ndlr), créés de toute pièce par la banque centrale. L’État allemand utilisait ces bons pour passer des commandes publiques à l’industrie, qui pouvait ensuite les échanger contre des marks. La masse monétaire allemande progresse ainsi de plus de 20 % par an entre 1933 et 1938 ! C’est de cette façon que l’industrie et l’armée allemandes sont devenues aussi puissantes. Schacht se désolidarisera ensuite des nazis quand il comprend que son système monétaire ne sert plus qu’à des dépenses de guerre et pas à la population allemande. Il ne tient qu’à nous de réadapter ces outils pour la transition écologique. C’est un peu ce qu’avaient fait les économistes Michel Aglietta et Etienne Espagne en proposant un actif carbone qui pouvait être refinancé auprès de la banque centrale.

Citons aussi le fait que les banques commerciales peuvent utiliser leur pouvoir de création monétaire pour acheter des actifs financiers. Certes, il y a des limites car elles doivent respecter des exigences de fonds propres et de refinancement sur le marché interbancaire. Néanmoins elles abusent largement de cette possibilité. Au passage, cela prouve que ceux qui affirment que la monnaie sans dette ne peut exister, qu’elle serait une « illusion », ne connaissent pas l’histoire monétaire. Surtout, c’est un privilège gigantesque ! Pourquoi les autres acteurs en seraient-ils privés ?

LVSL : En 2021, vous avez fait partie des initiateurs de la campagne pour l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque Centrale Européenne (BCE), qui possédait alors environ 25 % du stock de dettes des États de la zone euro. Plutôt qu’une annulation pure, vous proposiez que la BCE annule ces dettes en contrepartie d’investissements d’un montant équivalent. Pouvez-vous nous présenter votre proposition ?

N.D. : D’abord, je veux dire combien cette mesure est encore plus nécessaire aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Le stock de dettes détenu par la BCE via les banques centrales nationales ce qu’on appelle le SEBC (le Système Européen Banque Centrale) représente aujourd’hui 4.100 milliards d’euros puisque s’est ajouté, au quantitative easing classique, le PEPP (Le Pandemic Emergency Purchase Programme). Désormais, un tiers de la dette publique des États de la zone euro est détenu par la BCE.

On nous rétorquait à l’époque que notre proposition revenait à supprimer le principal (le stock de dette restant à rembourser, ndlr) mais que les banques centrales reversaient les intérêts aux États. C’est faux : les banques centrales ne leur reversent qu’une part de leurs profits sous forme de dividendes. Et quand elles font des pertes, comme cela est arrivé pour la première fois à la BCE dernièrement, elles ne reversent rien. Donc les États continuent à rembourser ces dettes et les intérêts qui vont avec à la BCE, comme ils font pour les créanciers privés. L’énorme différence, c’est que la BCE a le pouvoir de créer de la monnaie. Pourquoi rembourser une institution qui n’en a pas besoin ?

Certains ont alors agité la menace que la BCE ait des fonds propres négatifs si les dettes étatiques étaient annulées. Or, comme je l’explique dans le livre, des écritures comptables sont prévues dans le protocole numéro 4 du Système Européen Banque Centrale, annexé au Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) pour contourner ce problème. En résumé, la BCE peut créer de la monnaie pour compenser les pertes des banques centrales nationales. Notons par ailleurs que les banques centrales font aujourd’hui des pertes pour rémunérer les réserves bancaires ! 

On nous a aussi dit que notre proposition ne servait à rien car les Etats empruntaient à taux zéro. Sauf qu’on voit aujourd’hui que ce n’est plus le cas et on nous demande désormais de redoubler d’austérité. Pour toutes ces raisons, l’annulation des dettes, ou plutôt leur conversion en investissements, est encore plus nécessaire aujourd’hui.

Enfin, vous avez raison de préciser que nous ne demandions pas une simple annulation des dettes, mais aussi qu’en contrepartie, les États s’engagent à investir les mêmes sommes. Au final, cela aurait permis un plan de relance « gratuit », sans alourdissement de dette. Certes, les États auraient dû réemprunter sur les marchés (les statuts de la BCE lui empêchant de prêter directement aux États, comme le font toutes les autres banques centrales du monde, ndlr) mais ce n’est pas grave car la dette aurait été réduite de manière massive. Les marchés financiers auraient donc pu y trouver leur compte en récupérant quelques intérêts au passage s’ils avaient été intelligents ! Bien sûr, je ne proposais pas cela pour eux, mais pour réenclencher une dynamique économique positive en Europe, qui aurait ensuite généré des recettes publiques supplémentaires.

LVSL : Cette proposition avait été soutenue par de nombreuses personnalités, plutôt de gauche, mais aussi Alain Minc. Christine Lagarde, présidente de la BCE, avait été contrainte de se positionner sur le sujet. Bien que votre proposition n’ait pas abouti, quelle analyse tirez-vous de cette séquence ?

N.D. : Avant tout, c’est une terrible occasion manquée même s’il n’est pas trop tard, bien au contraire, pour y revenir ! Cette annulation ne mettrait en péril aucun acteur privé. Au contraire, elle aurait permis d’éviter de casser l’activité économique et d’augmenter les impôts, ce qui est bénéfique pour les entreprises ! Je ne comprends pas pourquoi les libéraux s’y sont opposé, sinon par dogmatisme ou par méconnaissance. 

C’est d’ailleurs pour cela que le débat a transcendé les clivages habituels et que certains financiers ou hommes politiques de droite ont pu saluer la proposition. Je pense ici à Alain Minc ou à des financiers comme Matthieu Pigasse et Hubert Rodarie. Néanmoins, la proposition a été majoritairement portée par des personnalités politiques de gauche comme Manon Aubry (La France Insoumise) et Aurore Lalucq (Place Publique) au Parlement européen, mais aussi Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon et d’autres.

« Le débat sur l’annulation des dettes étatiques détenues par la BCE a transcendé les clivages habituels. »

J’ai moins bien compris en revanche que nous nous fassions attaquer sur notre gauche par certains économistes atterrés dont j’avoue ne pas comprendre la position. Certes, cette opération, à elle seule,  ne constitue pas le grand soir qui aurait permis de renverser le système capitaliste, mais cela permettrait d’améliorer la situation économique plutôt que de laisser le système s’effondrer, comme le souhaitaient certains dans une perspective accélérationniste. Oui, ce n’était pas la fin du capitalisme, mais un peu de pragmatisme ne fait pas de mal. Faut-il ne pas augmenter le SMIC parce que cela ne renverse pas le capitalisme et les rapports de domination salariaux ? En outre, pour la première fois, la « citadelle BCE » a vacillé sous l’effet d’une proposition à la fois directe, pragmatique et ciblée, à la place de grands discours abstraits. En témoigne la tournée médiatique entreprise par Christine Lagarde que je décris dans le livre. Mais au lieu de faire bloc, une frange d’économistes soi-disant de gauche s’y est opposée, pour le plus grand bonheur des monétaristes, pour des raisons qui ne tenaient pas la route. 

D’autres n’ont tout simplement pas compris et c’est inquiétant. Pour eux, la dette n’est au fond jamais un problème et s’en préoccuper revient à faire le jeu des défenseurs de l’austérité. Certes, la dette publique est roulée constamment, mais nous devons tenir compte de la charge financière qu’elle représente via les intérêts : cela ne les dérange visiblement pas que la France ait payé plus de 2000 milliards d’euros d’intérêts aux marchés financiers depuis la fin des années 70. Sans compter que le poids de la dette est toujours un argument mobilisé pour ne pas investir, pour privatiser le patrimoine public, dont celui de l’Etat qui est d’ores et déjà négatif. Faire comme si la dette n’était jamais un problème n’est pas sérieux, c’est justement là-dessus que nous attaquent trop facilement les thuriféraires de l’austérité. 

Plus largement, ce débat pose une question de philosophie économique, sur laquelle certains manquent cruellement d’imagination. Il n’y a aucune raison ontologique pour décider que la monnaie et la dette seront indissolublement liées et qu’on ne puisse pas créer de la monnaie sur d’autres critères. Les critères actuels sur lesquels est jugée la pertinence d’une émission monétaire via un crédit à rembourser, à savoir la rentabilité et la capacité de rembourser, ont été imposés par le système financier. Or, ils laissent de côté d’autres motifs liés à l’intérêt général qui pourraient justifier une création monétaire. Il est urgent de refaire de la monnaie un bien commun et d’imaginer d’autres modes de création monétaire. Pendant trop longtemps, les modèles économiques nous ont enseigné que les ressources naturelles étaient abondantes et la monnaie rare : c’est exactement l’inverse que nous devons penser aujourd’hui, en réinventant une macroéconomie de la dette et de la monnaie car penser l’une sans l’autre c’est comme chercher à faire de la physique sans tenir compte de la gravité.

29.04.2024 à 13:29

CONFÉRENCE – ÉLECTRICITÉ : DÉBRANCHER LE MARCHÉ (ANNE DEBRÉGEAS & GWENAËL PLAGNE)

la Rédaction

Envolée des prix de l'électricité à cause de la spéculation, EDF ruinée par des paris hasardeux, scandale des turbines Alstom... Alors qu'une réforme du marché de l'électricité se prépare, l'obsession européenne de la libéralisation est en train de détruire le système énergétique français.
Lire plus (310 mots)

Après deux ans de forte hausse des prix de l’électricité (+40 % pour les particuliers, doublement en moyenne pour les entreprises et les administrations), la France et l’Union européenne sont en train de réformer le marché de cette source d’énergie indispensable. Au-delà des factures, c’est aussi le financement des investissements nécessaires pour le parc de production et l’avenir d’EDF qui sont en jeu. Or, la réforme en cours est bien moins rassurante que ce qu’annonce le gouvernement. Les prix continueront à fluctuer en fonction de la spéculation et le risque d’une plainte pour “concurrence déloyale” devant la Commission européenne n’est pas exclu. Par ailleurs, les menaces sur EDF restent nombreuses : projets risqués à l’étranger dont les coûts s’envolent, absence de souveraineté sur les turbines Arabelle rachetées à General Electric, concurrence des acteurs privés dans les énergies renouvelables… Alors que le gouvernement s’obstine à vouloir transformer ce bien public en un marché, syndicalistes et politiques se battent pour un vrai monopole public de l’énergie et des tarifs corrects pour tous les usagers. Une loi votée le 29 février à l’Assemblée nationale est un premier pas en ce sens. Après cette première victoire, comment transformer l’essai ?

Pour comprendre ces enjeux, Le Vent Se Lève recevait le 11 mars dernier à la Bourse du Travail de Paris deux syndicalistes spécialistes de ces questions : Anne Debrégeas, syndicaliste SUD Energie et économiste spécialiste du marché de l’électricité et Gwenaël Plagne, syndicaliste FNME-CGT et secrétaire du CSE-C d’EDF. La conférence était animée par William Bouchardon, directeur de la rubrique économie.

26.04.2024 à 17:07

La conquête spatiale : ultime fantasme du capitalisme ?

R. Dan

L’avenir de l’humanité se trouverait à quelques millions de kilomètres, sur une planète inhabitable et aride. Le futur de l’industrie lourde et polluante se situerait dans l’espace. Ou bien encore, le tournant écologique passerait par un voyage touristique en orbite. Tels sont les fantasmes du secteur spatial, nourris par les grandes figures de « l’astrocapitalisme » (Elon […]
Texte intégral (3623 mots)

L’avenir de l’humanité se trouverait à quelques millions de kilomètres, sur une planète inhabitable et aride. Le futur de l’industrie lourde et polluante se situerait dans l’espace. Ou bien encore, le tournant écologique passerait par un voyage touristique en orbite. Tels sont les fantasmes du secteur spatial, nourris par les grandes figures de « l’astrocapitalisme » (Elon Musk et autres magnats). Ils prospèrent au sein du New Space, ce slogan aux allures de nouvelle ère dans laquelle le secteur privé porterait désormais la conquête spatiale, en opposition aux agences publiques, accusées d’être politiques et bureaucratiques. Cette modalité de la « conquête spatiale », associant les rêves du marché à ceux de Prométhée, n’est ni anodine, ni le fruit du hasard : elle résulte d’une industrie et d’une idéologie spatiale cohérente dont Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne, et Arnaud Saint-Martin, sociologue, retracent la construction dans Une histoire de la conquête spatiale, ouvrage dense et bienvenu paru en janvier 2024. Recension.

Aux origines militaires de l’exploration spatiale

Le programme militaire nazi serait-il le véritable acte de naissance des futures fusées ? C’est l’histoire que rappellent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. Dans l’entre-deux-guerres, en Allemagne, les expériences de la Société pour la navigation spatiale, créée en 1927 par des passionnés rêvant de visiter les astres, suscitent en effet l’intérêt de la Wehrmacht et de la Luftwaffe en quête d’armes nouvelles. Plusieurs sont recrutés par l’armée et contribuent au développement des programmes balistiques du Troisième Reich, d’abord dans l’usine de Peenemünde avant de rejoindre l’usine-camp de Dora, à proximité des camps de Dora-Mittelbau et de Buchenwald. Les missiles Aggregat profiteront d’une main d’œuvre esclavagisée, puis d’un intérêt soutenu des hauts dignitaires nazis lorsque les armées allemandes commenceront à reculer sur les fronts de la Seconde Guerre mondiale. 

Mais les « Wunderwaffen » [les « armes du miracle », selon le terme employé par la propagande nazie pour désigner des projets d’armes révolutionnaires censées sauver le régime, ndlr], dont font partie les Aggregat, ne parviendront pas à retourner la situation. Après la chute du régime, ces ingénieurs hautement convoités sont récupérés par les États-Unis, l’URSS ou encore la France. Ainsi, dans la patrie de l’Oncle Sam, Werhner Von Braun devient, par exemple, le maître d’œuvre de la conquête spatiale étatsunienne à partir de 1958, tandis que ses anciens collègues de Dora se retrouvent partout dans l’industrie spatiale nord-américaine.

Néanmoins, ces origines sont souvent balayées d’un revers de la main dans le récit hégémonique : les ingénieurs n’auraient eu d’autre choix que de travailler pour le Troisième Reich. Au pire, auraient-ils passé un terrible pacte faustien. En s’appuyant sur la recherche existante1, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin rappellent que les accointances nazies de plusieurs ingénieurs sont avérées et sont même connues du renseignement étatsunien, tandis que les conditions d’exploitation des travailleurs à Peenemünde et Dora ne pouvaient être ignorées de leurs maîtres d’œuvre.

Ces origines nazies sont-elles pour autant consubstantielles à la conquête spatiale ? Et ces dernières la marquent-elles aujourd’hui encore, aussi bien dans l’organisation du secteur que sur le plan idéologique ? À l’instar de l’historien Johann Chapoutot, soulignant combien l’idéologie nazie n’est pas un hapax mais s’avère bien inscrite dans l’histoire occidentale, les deux auteurs rappellent les liens étroits entre les capitalismes étatsunien et allemand – ce qui explique l’aisance avec laquelle les ingénieurs allemands se coulent dans l’industrie nord-américaine après la guerre. Tous ont baigné dans l’esprit du fordisme : le productivisme et la rationalisation du travail dominaient des deux côtés de l’Atlantique, aussi bien à Détroit qu’à Peenemünde. Pis encore, ils importent les méthodes organisationnelles héritées de leur expérience nazie, au point que Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld défendent un « devenir Peenemünde » de la NASA, reposant notamment sur la logique « d’arsenal ». 

« Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques ? »

On peut toutefois s’interroger sur cette filiation : la Big Science, qui désigne le développement d’une science nécessitant des investissements très importants portés par les États, ne doit pas seulement aux programmes balistiques allemands. Le Projet Manhattan, programme militaire étatsunien qui accouche de la première bombe atomique en 1945, s’impose notamment comme l’un des plus grands projets technoscientifiques de cette période, sans nécessité de passer par la généalogie nazie. De même, les programmes militaires abondent durant cette période, sans mobiliser le travail des déportés en camps de concentration.

Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques2 ? Cette proposition permettrait, en effet, d’inscrire la conquête spatiale dans des évolutions structurelles englobant le fonctionnement nazi, mais sans s’y limiter, car cette évolution concerne alors l’ensemble des États occidentaux. Le nazisme, de ce point de vue, ne constituerait pas l’essence de la conquête spatiale, mais bien plutôt une étape historique avérée, quoique contingente. 

Si l’espace a toujours suscité l’intérêt du secteur militaire, c’est d’ailleurs davantage à des fins d’espionnage. C’est notamment l’esprit de la politique d’Open Skies, proposée initialement par l’administration Eisenhower, et poursuivie à travers les satellites d’espionnage, illustrant comment peuvent être associés à la fois technologie militaire et maintien de la paix. La pratique de l’espionnage par satellite devait permettre une connaissance mutuelle des arsenaux balistiques afin d’interrompre la course aux armements et d’organiser une forme d’inspection internationale à même de rassurer les superpuissances. Le consensus tacite et silencieux qui se noue entre Moscou et Washington autour d’un espionnage mutuel permit ainsi d’apaiser, au moins ponctuellement, les tensions au cours des années 1960.

Astrocapitalisme et New Space : le nouvel « âge d’or » de l’espace ?

Une situation qui connait néanmoins de profondes mutations ces dernières années : l’arsenalisation de l’espace est en marche, dans les faits et dans les esprits, et ouvre une nouvelle course aux armements. Les armes hypersoniques sont emblématiques de cette évolution, tandis que les États ne reculent plus devant la « publicité ostentatoire » des programmes spatiaux militaires, illustrée par la création de nouvelles branches au sein des armées, selon le politiste Guilhem Penent3. Autre aspect souvent délaissé que mettent également en lumière Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin : l’installation conflictuelle des sites de lancement. À Kourou en Guyane pour le Centre national d’études spatiales (CNES) comme à Boca Chica en Floride avec SpaceX, ces installations sont imposées contre les populations locales selon des logiques qui rappellent les dynamiques coloniales.

En se concentrant sur SpaceX, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin soulignent par ailleurs avec ironie qu’Elon Musk, souvent associé à l’idéologie libertarienne, survit uniquement grâce à l’argent public, et participe avec assiduité à une guerre légale contre ses concurrents portant sur les appels d’offre de l’État. L’objectif est de « s’imposer comme prestataire de services des agences fédérales de l’espace ».

Une interdépendance qui tranche avec le récit des défenseurs de l’astrocapitalisme et du New Space, pour qui le secteur spatial connaitrait, un nouvel âge d’or fondé sur la croissance d’acteurs économiques issus du privé, capables d’innovations technologiques de rupture à moindre coût. Or, sans l’argent des contrats publics, les acteurs privés s’effondreraient. Le développement des activités commerciales dans l’espace répond ainsi à une volonté politique des États et de leurs agences spatiales, devenues imprésarios du New Space

L’astrocapitalisme incarne, de ce point de vue, le « spatial fix » conceptualisé par le géographe David Harvey4 : « ce déplacement géographique du capital en vue d’assurer le maintien du taux de profit ». Un déplacement soutenu et orchestré par les États, qui commence néanmoins à inquiéter certains responsables scientifiques et politiques. Le secteur des télécommunications concentre les critiques : le développement de mégaconstellations de satellites en orbite basse, aux durées de vie limitées, pollue par exemple l’espace. Non seulement, les nuisances lumineuses ont suscité l’ire des observatoires astronomiques, mais la pollution atmosphérique des lancements commence à être mieux connue. Cela sans oublier les risques engendrés par la multiplication des débris et le danger d’une réaction en chaîne, répondant au nom de syndrome Kessler dans le vocabulaire spatial. 

« L’astrocapitalisme incarne ainsi le « spatial fix » conceptualisé par le géographe David Harvey : “ce déplacement géographique du capital en vue d’assurer le maintien du taux de profit”. »

On peut toutefois s’interroger sur la pertinence du terme d’« astrocapitalisme », dans la mesure où la spécificité du secteur n’est en rien évidente. Ce capitalisme d’État, dans lequel les autorités politiques délèguent au privé, construisent un droit favorable à son développement, tout en orientant les stratégies de ces grandes entreprises vivant sur fonds publics, s’avère en effet conforme à l’esprit paradoxal du néolibéralisme. Ne gagnerait-on pas à mettre en lumière cette continuité au lieu d’entretenir une rhétorique d’exceptionnalisation du spatial, qui est le produit du récit hégémonique ?

Loin de supposer un tel projet de la part des deux auteurs, il nous apparaît néanmoins indispensable de souligner le risque de récupération d’une telle conceptualisation5. Par-delà la charge critique inhérente au dévoilement des logiques capitalistes d’un système politico-économique si soucieux d’éviter toute caractérisation idéologique, « l’astrocapitalisme » pourrait assurément servir les imaginaires technoscientifiques et extractivistes de l’espace et offrir un nom séduisant aux récits de fiction présentant de tels futurs. Pensons par exemple à The Expanse, œuvre littéraire portée sur les écrans, dans laquelle la ceinture principale d’astéroïdes est exploitée, qui semble être l’incarnation enthousiasmante d’un New Space, réalisant ses plus vertigineuses ambitions, et figurer les « prouesses » de l’astrocapitalisme.

Contre la cosmologie capitaliste : une critique à portée limitée 

L’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin se clôture par un inventaire des récits alternatifs à cet assaut capitaliste sur l’espace. Une partie qui se veut « excentrique », en rappelant par exemple l’intérêt pour les OVNIS, qui a d’ailleurs précédé la conquête spatiale à proprement parler. D’autres chemins sont également ouverts par les contre-cultures et les discours critiques de « l’âge d’or » des années 1960 : mouvements féministes, luttes pour les droits civiques ou encore culture hippie qui ont pu s’opposer à la NASA.

Une place est faite également à la diversité des cosmologies qui interroge l’unicité du regard sur l’espace : toutes les populations ne voient pas dans les corps célestes des entités mortes, libres d’appropriation, d’occupation ou encore d’extraction. Les corps célestes peuvent revêtir un caractère sacré tandis que d’autres savoirs que ceux issus de l’Occident leur prêtent des propriétés vivantes.

La portée de ces critiques fondées sur la diversité des cosmologies mérite toutefois d’être questionnée. Qu’une grande diversité de visions existe – et ce d’ailleurs au sein même des sociétés occidentales – est un fait digne d’être rappelé, comme l’ont fait les deux auteurs en s’appuyant sur une riche recherche en la matière, afin de déconstruire l’idéologie hégémonique à l’œuvre dans le secteur spatial. Or, pourquoi cette critique n’est-elle pas également menée lorsqu’il s’agit de récits situés dans des sociétés non-occidentales ? Les cosmologies des Zunis, des Hopis, des Pawnees ou des Inuits relèveraient-elles de sociétés homogènes, consensuelles et anhistoriques, dont la cosmologie ne relèverait d’aucun rapport de force ni d’intérêts divergents ? En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ?

« En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ? »

Cette considération pour l’intégration des cosmologies non-occidentales à la critique scientifique, au sens des sciences sociales, n’est pas un appel à déconsidérer la portée de l’argument : les programmes spatiaux portent bien en eux une certaine cosmologie dont on peut interroger la légitimité, d’autant plus lorsque les actions que cette cosmologie légitime conduisent à la négation de l’égale dignité des autres cosmologies. Cependant, cette critique pourrait sembler faible sur le plan de l’effectivité : elle relèverait d’une critique éthique ayant peu de poids face aux enjeux stratégiques du secteur spatial. D’autant plus que cette faiblesse n’est pas rattrapée par les organisations et réseaux portant la critique de la conquête spatiale sur un plan politique, dont « l’influence sur les décisions demeure (…) de l’ordre du symbolique et des relations publiques », selon les deux auteurs.

C’est la raison pour laquelle l’absence d’une certaine alternative nous semble préjudiciable : celle portée par les États du Tiers-Monde dans les années 1970, qui ambitionnaient la création d’une agence internationale pour l’espace à travers l’Accord sur la Lune de 1979, et plus généralement les ambitions internationalistes portées par ces États au cours des années 1960 et 1970, qui n’ont pas échoué partout. En effet, le chapitre quatre évoque les fonds marins comme l’une des cibles du spatial fix : or, ces fonds marins bénéficient du statut de patrimoine commun de l’humanité, ce qui a permis d’empêcher leur exploitation jusqu’à aujourd’hui en interposant une barrière juridique et politique aux ambitions portées par de grandes entreprises. Si la situation n’est évidemment pas idyllique – mais une telle situation, dans un monde de rapports de force, peut-elle exister ? –, elle a le mérite d’encadrer et de politiser la question de l’exploitation des fonds marins.

Une telle ambition était portée par l’Accord sur la Lune qui prévoyait de conférer aux ressources spatiales le statut de patrimoine commun de l’humanité. Malgré le soutien initial du Département d’Etat étatsunien, ce projet a été torpillé par les milieux industriels et l’association L-5 de O’Neill. L’attribution du statut de patrimoine commun de l’humanité aux fonds marins dans les eaux internationales servit alors de mise en garde et de contre-argument pour ces milieux nourris à l’idéologie spatiale. Leur campagne de lobbying fut un succès : Washington se retira de l’accord, conduisant à son échec. 

Cette alternative nous semble mériter l’attention pour plusieurs raisons : elle bénéficie du précédent et de l’actualité des fonds marins, qui permet de soutenir sa faisabilité. Elle fut également portée par les États du Tiers-Monde dans les années 1970 et elle permet de rappeler les ambitions que ces États non-occidentaux prêtaient aux programmes spatiaux, tout en interrogeant le caractère purement occidental et colonial associé à la conquête spatiale. Enfin, elle se détache d’une critique essentiellement éthique, au profit d’un projet juridique et politique fondé sur de l’existant. Cela ne signifie en rien qu’il soit facile de l’obtenir politiquement : le statut des fonds marins comme l’Accord sur la Lune sont le fruit d’un contexte international radicalement différent, sur fond de Groupe des 776 et de Guerre froide. Qui plus est, les évolutions contemporaines du droit de l’espace consistent justement à faire table rase des faibles acquis encore présents dans le Traité de l’espace de 1967. D’où la nécessité d’œuvrer à reconstruire un rapport de force, en associant les héritages tiers-mondistes aux arguments contemporains.

La communauté scientifique a d’ailleurs elle-aussi un rôle à jouer dans ce revirement : l’expansion de l’œkoumène – l’ensemble des terres anthropisées –, portée par de nouvelles formes de colonialismes, exaspère les scientifiques attachés à l’approfondissement des connaissances spatiales, qui remettent en cause l’intérêt de la présence humaine en orbite7. La robotique serait moins chère et plus fiable sans cette dernière ; deux arguments majeurs dans un secteur peinant à attirer l’argent public, lorsqu’il s’agit de financer l’expansion du savoir, plutôt que celle du profit. À cela s’ajoutent les revendications de la communauté astronomique, qui mène un combat depuis plusieurs années contre les mégaconstellations de satellites. 

C’est à ce titre que l’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin peut également être utile. En constituant un riche condensé des dernières recherches en sciences humaines et sociales, il démontre la politisation inhérente à l’idéologie spatiale dominante et s’attache à la déconstruire avec soin dans ses dimensions historiques, culturelles, militaires, économiques et politiques8. Aux derniers fantasmes d’Elon Musk soutenus par la NASA, qui perpétuent un projet colonialiste et extractiviste en assurant que le salut de l’humanité se trouve sur Mars, il importe donc d’opposer un contre-projet qui permette, non pas de « fuir » le cataclysme terrestre, mais de l’éviter.

1. Voir Michael Neufeld, Von Braun: Dreamer of Space, Engineer of War, New York, Vintage Books, 2007.

2. Voir par exemple : Dominique Pestre (éd.), Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014.

3. Guilhem Penent, « La fin de la militarisation limitée de l’espace ? La France dans le contexte du retour des armes spatiales », Les Champs de Mars, vol. 30, n° 1, 2018.

4. David Harvey, Les Limites du capital, Paris, Editions Amsterdam, 2020.

5. Le secteur spatial a d’ailleurs suscité de nombreuses propositions conceptuelles : il en est ainsi de « l’astrofuturisme » de De Witt Douglas Kilgore (chercheur en études américaines), de « l’astropolitique » de Everett C. Dolman (professeur en stratégie militaire) ou encore de « l’astrosociologie » de Jim Pass (sociologue). 

6. Coalition réunissant 77 pays en développement, créée en 1964 afin de défendre des politiques de développement à l’échelle internationale, avec une certaine influence à l’ONU dans les années 1970.

7. Voir par exemple Donald Goldsmith, Martin Rees, The End of Astronauts: Why Robots Are the Future of Exploration, Cambridge (Mass.), Belknap Press, 2022.

8. Voir notamment le chapitre deux, consacré à la fabrique de l’astroculture dominante.

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