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26.09.2024 à 12:56

Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction

Frédérique Cassegrain

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Critiqué pour son entre-soi, le théâtre public est en proie à une contradiction. Alors qu’il a fondé sa légitimité de service public sur sa vocation sociale ou civique, il s’est progressivement éloigné du populaire. Fatalité ou processus ? La lecture socio-historique proposée par Marjorie Glas permet de retracer la place prise par ce « recours au peuple » dans les politiques de la culture, de sa version militante jusqu’à ses trébuchements.

L’article Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (5243 mots)
Une femme et un homme assis côte à côte dans un théâtre vide et regardant chacun dans une direction opposée.
© Isis Petroni, Pexels

[Article paru dans le dernier numéro de l’Observatoire no 62, juillet 2024]

La ministre de la Culture, Rachida Dati, a, dès sa nomination, appelé à bâtir une « nouvelle culture populaire », disqualifiant à mi-mot la politique culturelle menée ces dernières décennies, renvoyée à son caractère élitiste. Au-delà des enjeux politiques et électoraux qui sous-tendent cette exhortation à un retour au peuple, elle gagne à être analysée dans une perspective socio-historique, dans la mesure où l’appel à une relation privilégiée aux classes populaires remonte à la création même des politiques publiques de la culture en France.

Plusieurs travaux montrent en effet que l’intervention publique en matière culturelle a été en partie fondée sur le rôle social ou civique que la culture pouvait jouer auprès de la population. Les spécialistes de droit public font remonter la constitution de la culture comme service public à l’entre-deux-guerres, période pendant laquelle s’affirme progressivement le soutien à la liberté artistique et aux enjeux éducatifs de l’art – missions que le secteur privé seul ne pourrait pas assurer L’artiste, l’administrateur et le juge. L’invention du service public culturel. Le rôle du Conseil d’État, Actes du colloque des 26 et 27 novembre 2021, Conseil d’État et Comédie-Française, La Rumeur libre éditions, 2023..

Vincent Dubois a montré, de son côté, que la légitimité même de la politique culturelle repose, dès la IVe République, sur le rôle éducatif de la culture V. Dubois, Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.. La France n’est pas le seul pays européen à avoir forgé sa politique culturelle sur un socle social. En Allemagne également, on a fait du théâtre un outil de l’action publique et de l’État providence dès le XVIIIe siècle. Si le fondement social d’un soutien à la culture est commun aux deux pays, « chacun [d’entre eux a ensuite] défini un type de culture pour laquelle une intervention était appropriée (culture populaire, légitime ou encore subversive) V. Dubois, P. Laborier, « The “social” in the institutionalisation of local cultural policies in France and Germany », International Journal of Cultural Policy, vol. 9, no 2, 2003, p. 195-206. ».

Si le recours au peuple n’a cessé d’être revendiqué tout au long des sept dernières décennies, une analyse socio-historique plus fine laisse apparaître un éloignement, voire un abandon progressif des classes populaires.

Le champ politique a certes joué un rôle fondamental dans la constitution d’une culture à vocation sociale ou civique, néanmoins ce mouvement a été initialement porté par les acteurs culturels eux-mêmes et spécifiquement par ceux qui se réclamaient d’un théâtre populaire après-guerre. C’est le cas des troupes qui essaiment sur le territoire français et rattachent leur action à l’histoire, déjà bien ancrée, d’un théâtre à vocation sociale, allant du théâtre politique de Romain Rolland qui voyait dans celui-ci un outil d’instruction de la classe ouvrière, aux expériences d’éducation populaire menées par les mouvements catholiques ou communistes pendant l’entre-deux- guerres. Ces troupes dites « de la décentralisation dramatique » fondent alors leur démarche sur deux éléments centraux : la qualité artistique de leur travail (répertoire, jeu) et leur capacité à toucher un public large et populaire. Ce sont ces deux piliers qui ont été repris par les agents du secrétariat d’État aux Beaux-Arts dès 1947, puis du ministère des Affaires culturelles en 1959, pour créer un service public du théâtre.

C’est peu dire donc que la question du public est un enjeu central de légitimation, tant pour les acteurs du théâtre public que pour le champ politique. Pourtant, si le recours au peuple n’a cessé d’être revendiqué tout au long des sept dernières décennies, une analyse socio-historique plus fine laisse apparaître un éloignement, voire un abandon progressif des classes populaires. Cette contradiction est le fruit d’une histoire longue, relevant tout à la fois de l’institutionnalisation du secteur et de la transformation de la société dans son ensemble.

La constitution socio-historique des enjeux liés au public dans le théâtre public

Dans l’immédiat après-guerre, des troupes prennent ancrage en province et portent l’idéal d’un théâtre populaire, convergence entre les préceptes du théâtre d’art inspiré de l’avant-garde de la rive gauche parisienne et les principes de l’éducation populaire. Cette alliance prend corps dans le profil même des animateurs qui dirigent ces troupes. Beaucoup sont des comédiens parisiens aguerris, connaisseurs du répertoire classique et revendiquant un théâtre exigeant, distinct du théâtre de boulevard. Ils ont tous également à leur actif une solide expérience des tournées en province, qu’ils ont vécue sous l’égide de Léon Chancerel (Comédiens routiers) ou de Jacques Copeau (Copiaus). Ainsi outillés, ils inscrivent cette articulation entre exigence esthétique et recherche des publics dans des pratiques qui, bien qu’ajustées au territoire qu’ils sillonnent, utilisent un référentiel commun à toutes les troupes de la décentralisation dramatique. Sont privilégiés un répertoire majoritairement classique et quelques auteurs contemporains habituellement joués, pour la plupart, dans les théâtres proches du Cartel des quatre (Louis Jouvet, Charles Dullin, Gaston Baty et Georges Pitoëff) à Paris. Les pièces sont présentées dans des salles des fêtes ou de patronage ; cette itinérance impose un travail constant pour amener le public. Des relais locaux – issus du monde de l’éducation populaire, de l’éducation nationale, des réseaux associatifs – assurent aux troupes un ancrage solide auprès de la population. Le public est alors au centre des discours et des pratiques de ces animateurs. S’ils se réfèrent aux expériences rurales de Chancerel et Copeau en matière de politique en direction des publics, la seconde référence structurante est celle du Théâtre national populaire de Jean Vilar. Premier à instaurer un système de correspondants dans les milieux scolaires, associatifs ou militants, il met en place également toute une série d’outils dont l’objectif est d’élargir ou de renouveler le public : politique tarifaire, édition de livrets explicatifs, développement des associations des Amis du théâtre populaire sont autant d’éléments qui forgent ce référentiel commun aux troupes du théâtre populaire.

Le secrétariat d’État aux Beaux-Arts va accompagner et encourager la diffusion de ce modèle par l’attribution de subventions, mais également du label de Centre dramatique national. Cette intervention publique inédite en matière théâtrale s’appuie sur la capacité de ces troupes à articuler travail de création et élargissement des publics en province. Les notes d’inspection, visibles dans les archives du secrétariat d’État aux Beaux-Arts, éclairent bien cet aspect et montrent même que l’enjeu du public supplante parfois celui de la création. Ainsi, Pierre-Aimé Touchard (inspecteur principal des spectacles à la direction générale des Arts et Lettres, chargé de la décentralisation dramatique et des jeunes compagnies) indique-t-il, dans un rapport consacré à Jean Guichard, que si la qualité des spectacles n’est pas tout à fait celle attendue, la capacité de la troupe à mobiliser et fidéliser un public justifie à elle seule le soutien financier de l’État. Et d’ajouter que l’envoi de comédiens parisiens pourrait être une manière supplémentaire de les professionnaliser. Au-delà de l’anecdote, ce rapport montre bien à quel point l’enjeu du public est central. 

Si la recherche de public fonde l’action de ces troupes, l’objectif de la démarche ne fait pas consensus parmi les acteurs théâtraux de l’époque. Les pionniers de la décentralisation dramatique envisagent, pour la majorité d’entre eux, et dans l’héritage catholique de Léon Chancerel et de Jacques Copeau, le théâtre comme un « moyen de communion entre les hommes Citation issue du journal de Léon Chancerel, 26 janvier 1921 (cité par H. Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Lausanne, Éditions de L’Aire, 1984, p. 416. ». Dans cette perspective, le public visé est la communauté nationale tout entière, sans distinction d’origine sociale ou de provenance géographique, et le théâtre est destiné à réunir la population dans son ensemble, sans distinction sociale, dans un contexte de reconstruction du pays. La vocation sociale et morale de ce théâtre unificateur est alors soutenue par la revue Théâtre populaire, créée en 1953 et qui contribue à diffuser ce modèle d’intervention.

L’introduction du théâtre de Brecht en France, à partir du milieu des années 1950, va susciter des débats entre les tenants de la décentralisation dramatique quant au rôle social que le théâtre doit jouer. Bien que la question de l’élargissement des publics au-delà du petit cercle des spécialistes reste centrale, les enjeux du théâtre populaire ne font plus consensus. Brecht défend en effet un théâtre dont l’aspiration politique, plus assumée, suggère de s’adresser en priorité à la classe ouvrière, dans un contexte de lutte des classes. Le travail auprès des ouvriers vise à leur émancipation. Les animateurs de troupe, historiquement proches du parti communiste, s’en emparent et développent une pratique en direction des publics qui se différencie du modèle vilarien. La revue Théâtre populaire effectue alors un tournant éditorial qui accompagne ce mouvement. Implantées dans le cœur industriel des banlieues des grandes villes, ces troupes travaillent en lien étroit avec les réseaux syndicaux et expérimentent diverses modalités de médiation permettant de toucher le potentiel public ouvrier (spectacles en langue étrangère, constitution de troupes amateures, pièces jouées dans les usines, etc.).

L’objectif social et politique de ces modèles parallèles varie, mais tous deux s’appuient de manière équilibrée sur les deux piliers fondateurs du théâtre public que sont la création artistique et la recherche de publics. L’enjeu du public reste un moteur de consécration fondamental pour les chefs de troupe, tant parce qu’il est constitutif des valeurs propres à l’espace du théâtre public que parce qu’il est un critère primordial de financement par l’État.

Les années 1970 ou l’abstraction du public

La création du ministère des Affaires culturelles en 1959 est réputée avoir coupé le secteur de la création de celui de l’animation, c’est-à-dire de la relation avec les publics. André Malraux procède, dès sa nomination, d’une part à l’exclusion de l’éducation populaire du champ de son ministère (renvoyée à la jeunesse et aux sports) et, d’autre part, à la séparation des missions de création et d’animation, chacune relevant respectivement des centres dramatiques (dirigés par des artistes) et des maisons de la culture (dirigées par des animateurs). Pour autant, des pratiques hybrides, mêlant amateurs et professionnels, art et éducation populaire, création et animation, continuent d’exister au sein des établissements nouvellement labellisés. Les directeurs, eux-mêmes issus de la mouvance du théâtre populaire, n’envisagent pas leur métier autrement qu’en convoquant tout à la fois exigence artistique et relation avec le public.

Les directions de ces établissements priorisent le repérage de jeunes talents de l’avant-garde et délèguent progressivement la recherche de publics à des emplois subalternes.

L’avant-garde du théâtre, dont la formation universitaire est plus orientée sur les enjeux esthétiques, revendique aussi une proximité avec le travail d’animation. Cela s’explique notamment par leur forte politisation. Ainsi en est-il de Patrice Chéreau ou de Jean-Pierre Vincent, pour les plus emblématiques d’entre eux, qui, tout au long des années 1960, portent l’idéal d’un théâtre politique, influencé par leurs engagements proches des mouvements maoïstes. Cette intrication entre pratique théâtrale et politisation aboutit, en Mai 68, aux revendications de la fraction la plus jeune et la plus radicale du champ théâtral public en faveur d’un théâtre de subversion, élargissant encore davantage son public et œuvrant dans une optique révolutionnaire. L’après-Mai 68 voit ainsi fleurir des initiatives nombreuses auprès du monde ouvrier en particulier. Pièces dans les usines, travail étroit avec les comités d’entreprise, politisation du répertoire et créations collectives sont autant de façons de rapprocher le théâtre du peuple et d’en faire un outil d’émancipation de la classe ouvrière.

C’est paradoxalement dans la foulée de ces années d’intense politisation que la scission entre création et animation, amorcée au sein du ministère, va réellement prendre corps. Le processus, qui aboutira à un rapport au public plus abstrait, correspond à la conjonction de plusieurs facteurs, relevant tout à la fois de la multiplication des intermédiaires, de la technicisation des enjeux liés au public et de la transformation des métiers de l’animation.

Le premier facteur relève de la spécialisation des directeurs de théâtre. Les années 1970 voient la montée en puissance de la figure du metteur en scène qui s’impose comme un maillon central du dispositif de création. L’affirmation de cette figure va de pair avec la recherche esthétique et formelle, revendiquée par les tenants de l’avant-garde dès le milieu des années 1970, en lien resserré avec le champ des études théâtrales à l’université. C’est cette même avant-garde qui est nommée sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing à la tête des centres dramatiques nationaux et des théâtres nationaux, avec pour effet le recentrage des activités de ces établissements sur la création au détriment des services d’animation. Beaucoup d’animateurs sont licenciés et les budgets se concentrent sur la production de spectacles.

Ce phénomène pouvait augurer d’un renvoi des pratiques d’animation dans les maisons de la culture. On y observe pourtant un phénomène analogue de recentrement sur les enjeux de la création : les directions de ces établissements priorisent le repérage de jeunes talents de l’avant-garde et délèguent progressivement la recherche de publics à des emplois subalternes. C’est la figure du programmateur qui émerge.

Ce processus est rendu possible par la transformation concomitante des attendus du ministère de la Culture concernant la mission des structures subventionnées du théâtre public. L’enjeu du public, dont nous avons vu qu’il était un critère primordial de financement dans les années 1950, se transforme peu à peu. Tout d’abord, le pouvoir politique nouvellement élu porte haut la notion de liberté de création, moyen utile de travailler le vernis libéral du président de la République et de casser le monopole de la gauche en la matière. Pour autant, l’intervention publique continue de s’appuyer sur le rôle social du théâtre et la nécessité de s’adresser à un public large. Mais les modalités d’évaluation évoluent. Nous avons vu précédemment que la qualité du public, comme la réception des spectacles, importait largement dans les critères de subventionnement. Les chiffres de fréquentation étaient bien entendu pris en compte, mais ne représentaient qu’un enjeu parmi d’autres. La multiplication des études statistiques tout au long des années 1970, ainsi que le processus de rationalisation de l’action publique D. Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997., tendent à faire des spectateurs un enjeu de plus en plus technique. Au sein du ministère, le SER (Service d’études et de recherches), créé en 1963 pour approfondir la connaissance des publics, joue un rôle accru. Les chiffres deviennent l’outil de pilotage privilégié de l’action publique en matière culturelle.

Les années 1980 et l’éloignement des publics populaires

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 confirme ce mouvement de technicisation des enjeux liés au public et, partant, d’abstraction des enjeux sociaux qui s’y rattachent. Jack Lang, nommé ministre, s’il consacre la prééminence du metteur en scène et de la création dans le fonctionnement des théâtres (à travers les hiérarchies internes, les logiques de programmation), contribue au développement des métiers de la médiation et au retour des animateurs dans les théâtres. De nouvelles formations sont mises en place dans les universités pour former à des pratiques d’animation renouvelées. Ce processus de professionnalisation a deux effets principaux. Tout d’abord, et comme l’a montré Vincent Dubois V. Dubois, La Culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, 2013., il concourt à l’élitisation du profil des médiateurs. Jusque dans les années 1970, la majorité de ceux qu’on appelait alors encore des animateurs s’était formée « sur le tas », dans le giron des troupes du théâtre populaire ou via les comités d’entreprise dont ils étaient membres actifs. Ces modes d’intronisation aux métiers de la culture induisaient des profils d’origines variées, majoritairement populaires. Le passage par l’université dans les années 1980 conduit à une élévation du niveau social de recrutement de ces derniers, ce qui n’est pas sans incidence sur la perception qu’ils peuvent avoir des classes populaires. Le second effet identifiable de ces formations est le développement d’une conception fragmentée des publics, le plus souvent inspirée des catégories administratives créées par le ministère. Cette logique aboutit à une segmentation artificielle des spectateurs en fonction de leur institution d’appartenance (prison, hôpital, centre social, école, etc.) et des lignes de financement existantes et contribue à l’invisibilisation des classes populaires qui avaient représenté une cible prioritaire pour le monde du théâtre public jusqu’à la fin des années 1970.

Si le public continue donc d’être présenté comme un enjeu de premier plan, tant dans la bouche des directeurs de théâtre que des agents du ministère de la Culture, il devient en réalité un critère secondaire de consécration, et ce, dès le milieu des années 1970. Délégué à des professionnels situés au bas de la hiérarchie théâtrale, le public est réduit à un enjeu technique et quantitatif. La professionnalisation de la relation au public et son découpage en catégories administratives amènent en outre à la disparition de l’intérêt autrefois accordé aux classes populaires.

Cette évolution fait écho aux nombreux discours portés dans les années 1980 autour d’une « moyennisation » de la société, clamant la disparition de la classe ouvrière au profit d’une classe moyenne, phénomène auquel les partis politiques de gauche ont également largement participé J. Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014.. Le secteur théâtral n’échappe pas à cette évolution. Les rares ouvriers ou employés qui fréquentaient les théâtres ne s’y trompent pas et désertent, sauf exception, les établissements culturels publics. En effet, les chiffres de fréquentation montrent bien la progressive homogénéisation des salles qui s’opère dès le milieu des années 1970. Ce mouvement est avalisé par le pouvoir politique lui-même : un rapport du Commissariat général au plan, publié en 1982, explique ainsi que, si des efforts doivent être faits pour « élargir l’accès » à la culture, « on ne voit guère pourquoi il serait nécessaire d’y acculturer un public qui y reste structurellement rétif Commissariat général du plan, Rapport du groupe long terme culture, L’impératif culturel, novembre 1982. ».

Cet effacement des classes populaires n’est pas propre au théâtre public, mais il est potentiellement problématique dans un secteur qui a fondé sa légitimité et son statut de service public sur sa capacité à créer du lien social, particulièrement auprès des personnes les plus éloignées de l’offre culturelle reconnue « de qualité ». Le secteur du théâtre public n’abandonne d’ailleurs pas la référence au public, mais celle-ci se trouve régulièrement disqualifiée au nom d’une opposition entre populisme et exigence artistique. Les notions de peuple et de populaire s’essoufflent progressivement au profit d’un vocabulaire moins connoté politiquement. Dans les éditoriaux des théâtres, dans les revues théâtrales, dans les discours, bien que la référence au monde social reste présente, c’est plutôt à travers l’usage des termes « monde » ou « population ». Le mot « populaire » disparaît. À titre d’exemple, il n’est pas utilisé une seule fois dans les éditoriaux du Festival d’Avignon entre 1980 et 2003. 

Les notions de peuple et de populaire s’essoufflent progressivement au profit d’un vocabulaire moins connoté politiquement.

On peut donc se demander comment les directeurs, les médiateurs, les artistes gèrent cette contradiction d’un appel récurrent au rôle démocratique du théâtre et de l’éloignement des classes populaires. La réponse se trouve, dans les années 1980, dans le renouvellement des théories de la médiation qui délaissent l’analyse sociale de la réception au profit d’une conception individualisée de celle-ci. À ce titre, l’évolution de la revue Théâtre/Public est éclairante. Fondée et animée par des chercheurs en études théâtrales et des metteurs en scène, elle nourrit initialement en son sein deux types d’analyse : l’une s’intéressant aux conditions sociales de la réception des œuvres et l’autre, qui deviendra majoritaire, défendant la relation spontanée du spectateur à l’œuvre. Ce second point de vue s’affirme particulièrement dans les années 1980, à travers la défense du caractère « indicible, informulable de la représentation, ce par quoi le spectateur échappe aux déterminations de son groupe social B. Dort, Théâtre/Public, no 55, avril-juin 1984. ». Cette analyse élude le caractère socialement situé de la réception, pourtant largement démontré par la sociologie de la culture, des travaux de Bourdieu dans les années 1960 P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. à ceux, plus récents, de Bernard Lahire B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006..

Statu quo et affaiblissement des ambitions sociales du théâtre

Depuis la fin des années 1980, cette coupure du théâtre public avec les classes populaires et, spécifiquement, des travailleurs qui les composent, a peu été interrogée – les critères de subventionnement restant centrés sur la création, et la question du public continuant d’être un enjeu technique et quantitatif. 

Les politiques culturelles portées depuis les années 1990, qui s’inscrivent dans une logique gestionnaire de plus en plus marquée, principalement depuis la réforme générale des politiques publiques de 2007, contribuent à maintenir ce statu quo. L’affaiblissement du pouvoir symbolique attribué à la culture au sein du champ politique accompagne une certaine dépolitisation des enjeux portés par la culture au sein du monde social.

L’entre-soi du théâtre public se renforce concomitamment. En miroir de la composition du public, le profil des équipes travaillant dans les lieux s’homogénéise. Nous avons identifié une élitisation du profil des chargés de médiation dès les années 1980, et le mouvement est analogue concernant les directeurs à partir de la fin des années 1990. On constate en effet une élévation importante du niveau de diplôme des directeurs recrutés, passant de 50 % des directeurs nommés détenteurs d’un diplôme du supérieur dans les années 1980 et 1990 à 90 % d’entre eux aujourd’hui, indice probant de l’élitisation sociale des profils, qu’il s’agisse d’artistes ou de programmateurs. Cet entre-soi social est doublé d’un entre-soi de nature plus politique, dans la mesure où s’observe une porosité croissante entre les directeurs de théâtre public et les agents du ministère de la Culture.

Cet entre-soi fait l’objet de violentes critiques dès le milieu des années 1990, de la part de certains éditorialistes, tout d’abord, qui fustigent la « culture de cour » et le pouvoir dévolu à certains artistes dans le cadre des institutions, mais également de la part de la fraction la plus dominée du théâtre public qui dénonce les inégalités d’accès aux ressources publiques. C’est le cas de compagnies indépendantes ou de partisans d’un travail d’action culturelle qui appellent à revoir les critères de financement de la culture au nom de la diversité de l’offre et de l’attention portée au public. Enfin, c’est le projet même de démocratisation culturelle qui est alors confronté à un constat d’échec.

Face à ces critiques, émanant d’espaces politiques et professionnels variés et parfois contradictoires, la fraction dominante du théâtre public réaffirme son rôle social. C’est notamment la capacité du théâtre à « faire assemblée » qui est portée dans les années 1990 puis 2000 dans les éditoriaux des théâtres et au sein des revues professionnelles. L’argument est alors le suivant : puisque la représentation théâtrale met en présence différents groupes d’individus, le théâtre est un art éminemment collectif et politique. Nombre de metteurs en scène n’ont par ailleurs pas abandonné l’idéal d’un théâtre qui s’engagerait en faveur des plus fragiles. Mais cet engagement politique, toujours fort dans le discours, est passé d’une lecture marxiste du monde qui supposait un travail auprès de la classe ouvrière, à la lutte pour des causes plus humanistes, justifiant de délaisser un peu plus les classes populaires comme cible privilégiée du théâtre public.

Ironie de l’histoire, c’est peut-être à la marge, parmi les acteurs du théâtre public si longtemps disqualifiés en raison de leur ancrage socioculturel, que le secteur trouvera l’inspiration pour une renaissance.

Conclusion : la réactivation récente du peuple

Ainsi invisibilisées depuis les années 1980, les classes populaires ont fait l’objet d’une résurgence récente dans l’actualité, par le mouvement des « gilets jaunes » ou la mise en avant des « métiers de la première ligne » lors de la crise sanitaire. Ce phénomène a contribué à refaire de cette partie de la population une catégorie à reconquérir. Toucher les classes populaires est redevenu un enjeu de légitimation après des décennies de disqualification durant lesquelles l’intérêt qu’elles suscitaient était renvoyé à une posture populiste ou démagogique. Le retour récent du théâtre public à la notion de populaire doit être en partie compris dans ce contexte politique. Cette entreprise peut également être saisie à la lumière de la crise actuelle que traverse le secteur. Fragilisés par des baisses budgétaires régulières, vilipendés pour leur élitisme et leur entre-soi, les professionnels du théâtre public n’ont plus d’autre choix que de trouver des alliés en renouant avec les valeurs qui ont forgé le modèle du théâtre populaire. Ironie de l’histoire, c’est peut-être à la marge, parmi les acteurs du théâtre public si longtemps disqualifiés en raison de leur ancrage socioculturel, que le secteur trouvera l’inspiration pour une renaissance.

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