12.09.2024 à 11:25
Frédérique Cassegrain
À Sarcelles, Ruedi et Vera Baur ont imaginé un projet artistique où le tissu matérialise et célèbre la richesse du Tout-monde. En activant un "design de la relation", leur démarche, à la fois poétique et collective, interroge la place du sensible dans l’espace public et son rôle dans la construction du vivre-ensemble.
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Après trois années de présence, d’échanges et d’interventions dans les espaces publics des grands ensembles du quartier des Lochères à Sarcelles, se sont effacés les à priori et les impressions simplificatrices qui consistent, notamment, à considérer la population sous des termes génériques ou encore à la classifier selon ses origines ethniques. Progressivement, nous sommes parvenus à percevoir, à travers la riche diversité des habitants, des sensibilités et des besoins non exprimés et souvent sous-estimés par la politique de la ville au regard des urgences sociales, écologiques et urbaines qui les concernent. L’envie, par exemple, dans ce cadre rude et dénudé, de cultiver ensemble la fragilité, la délicatesse, le sensible, peut-être même l’inutile poétique, et cela malgré les manques réels de la vie, les contraintes d’argent, de temps et de réputation. Même si cette appétence pour le sensible ne remplace pas quantité d’autres besoins, notre société démocratique, en profonde crise, oublie trop souvent que les deux sont nécessaires au bien-être. Elle omet également le désir de relier l’ici avec la culture des ancêtres, pour la plupart spatialement éloignés. Une rupture et un manque commun à tous, malgré la diversité des origines et des expériences de vie. Aussi, comment célébrer publiquement, en ce lieu comme en d’autres, la richesse du Tout-monde, plutôt que de basculer dans de stupides replis identitaires ? Tel est l’objet de cet article.
Nous n’entendons pas proposer une méthodologie et des recettes toutes faites, mais seulement relater le projet que nous avons développé à Sarcelles en choisissant de l’accompagner d’un questionnement critique. Laissons à d’autres les affirmations et le triomphalisme, en revendiquant notre « non-savoir » face aux incertitudes de notre temps, comme aux facteurs extérieurs venant perturber les écosystèmes locaux. La pertinence de notre attitude de création doit être interrogée avec prudence. Notre pratique, fondée sur un « design de la relation », œuvre au cœur des multiples contraintes des politiques urbaines. En reliant recherche et action, nous essayons de sculpter progressivement une telle approche. Cette lecture analytique des expériences menées à Sarcelles nous sert de point d’appui pour ouvrir, ici, des interrogations, possiblement transposables en d’autres lieux et à des échelles diverses.
Au détour d’une longue déambulation dans les quartiers de la ville de Sarcelles, aux côtés de l’élue chargée des Luttes contre les discriminations, une femme, qui sortait de l’un de ces immeubles uniformément blancs, en arborant des étoffes aux multiples couleurs et motifs, nous a suggéré l’idée initiale. Pouvait-on parer l’un de ces bâtiments de tissus matérialisant les différentes cultures du monde qui composent cette ville ? Était-il possible de donner voix aux langues qui leur correspondent ? Comment poétiser ces propos et indirectement créer une relation, via les balcons d’un grand immeuble, entre ces lieux de vie et l’espace public ?
Une première représentation visuelle du projet permit de convaincre les élus. Mais celui-ci ne pouvait faire sens que s’il était porté par les habitants : ne pas faire « pour » mais « avec » eux ! La proposition initiale venait des designers, constateront certains. Certes, mais elle a émergé après une longue phase d’incubation au contact des habitants de Sarcelles et a ensuite été longuement discutée, non pas dans un vis-à-vis designer/habitant, mais dans le partage d’une intention.
On pourrait évoquer, sur ce point, la notion d’imaginario urbano amenée par le philosophe colombien Armando Silva. Par la représentation d’une intention de transformation ou de création encore assez vague (une sorte de syntaxe), le designer déclenche, sous certaines conditions, un processus d’imagination et d’action collective dans lequel chacun peut se projeter, choisir son rôle et son mode de participation. Cette projection ou ce « prototype comme utopie de proximité » – tel que nous l’avons intitulé en d’autres occasions – permet de donner la juste ambition au projet, parfois en dépassant certains imaginaires établis.
Les premières intentions devaient être présentées aux habitants, discutées, corrigées, étoffées. La maison de quartier des Vignes Blanches, proche de la place André Gide où allait s’établir l’installation, fut choisie comme lieu pour un premier atelier/exposition. Si la présentation de tissus venus du monde entier rappela à chacun des souvenirs liés à sa culture, les dialogues permirent d’enrichir les connaissances mutuelles et de valoriser la diversité en présence. Il fut assez aisé pour chacun, sur la base de ce partage du sensible, de passer de l’attitude de spectateur à celui d’acteur du projet. Meriem Jean-Marie, notre enthousiaste collaboratrice, organisa de nombreux ateliers d’écriture où le choix du tissu, du message poétique, de la langue comme de la typographie se voyait discuté. Rapidement, un premier prototype à taille réelle fut réalisé. Il était destiné à être attaché à l’un des balcons, et permettait de tester la lisibilité aux différents étages de l’immeuble, mais aussi de partager le fait qu’un imaginaire commun pouvait prendre forme.
L’envie de participer à ce genre d’action, malgré les multiples charges du quotidien, peut trouver diverses explications : est-ce la dimension utopique, symbolique, voire politique, d’un projet célébrant joyeusement le vivre-ensemble ? La portée désintéressée du geste et son détachement de toute attente fonctionnelle ? Le faire-ensemble en partant de sa propre culture, et même de son expression personnelle ? Le lien sensible aux moyens utilisés : le tissu, la couture, la calligraphie, la poésie ? Le désir, tout simplement, de s’extraire de la dureté de la vie et de l’environnement ?
L’exposition circula et bien d’autres ateliers furent organisés en différents centres sociaux, maisons de quartier et au cours de multiples événements qui ponctuent le rythme de cette ville. Des groupes déjà constitués, de jeunes enfants comme de personnes âgées, des cercles de femmes, parfois d’hommes, certains rassemblés en communauté ou par pôle d’intérêt, y prirent part. « La poésie dans le tissu » devenait un complément d’activité temporaire, un lien aussi, puisque chaque groupe y participait à sa manière.
Les fruits de ces ateliers pouvaient parfois sembler modestes. Se négociait entre « experts du terrain » durant des heures, le choix de certains mots à inscrire sur les tissus dans des langues que nous ne maîtrisions pas. Le temps passait et nous risquions, malgré ces riches échanges, de ne pas vraiment aboutir à une production réelle. De même, bien que les différentes institutions partenaires soient de grande qualité, nous constations que certains habitants du quartier ne fréquentaient pas ces lieux. Il fallait adapter notre approche et nous situer à proximité plus immédiate de notre périmètre d’intervention : notre attention se porta alors sur cet immeuble de dix étages, quatre cages d’escalier et 80 appartements face à la place André Gide.
Comment entrer progressivement dans l’écosystème d’un quartier, se faire accepter comme l’une de ses composantes sans transformer les équilibres préexistants ? Comment travailler avec ces indispensables relais de proximité, sans pour autant se soumettre à leur logique ? Comment se faire des alliés, y compris parmi ceux qui peut-être ne désirent pas notre présence dans le quartier ? Sommes-nous, lors d’une telle démarche, témoins, complices, voire avocats des habitants ? Dans quelles conditions un tel projet permet-il de recréer des liens ?
Il est parfois difficile de faire entendre, y compris à ses propres équipes, cette obligation permanente de maintenir un niveau d’exigence maximale, une esthétique, des partis pris sans compromis et, ceci, malgré les difficultés financières, les délais souvent trop courts, et même certains choix des habitants. Le rôle du designer social est bien d’assurer cette qualité. Bien entendu, dans notre cas, chaque expression poétique destinée à être inscrite sur les tissus ne possédait pas les mêmes attributs. Il fallut choisir, relier certaines paroles d’habitants aux grands auteurs de la poésie du monde, créer une composition qui exprimait cette diversité sans perdre nullement en qualité et crédibiliser ainsi chacune des phrases inscrites.
La même aspiration se retrouvait sur le plan graphique. Malgré l’obligation d’efficacité due à la nécessité d’atteindre une surface suffisante pour couvrir optiquement l’immeuble, il fallait être attentif aux formes typographiques, aux contrastes de couleurs, à la taille des lettres et aux diverses propriétés de la réalisation. Nous aurions souhaité, en cet été 2022, avoir plus de temps pour soigner davantage ces expressions graphiques, échanger calmement avec les habitants sur chaque choix, faire durer ce processus de fabrication afin de toujours corriger et améliorer. L’économie du projet, mais également les promesses par rapport aux dates d’installation nous obligèrent à prendre en main une partie de la fabrication dans notre atelier qui se transforma, durant quelques mois, en une manufacture de textile autour d’un groupe de jeunes graphistes de talent.
Comment trouver l’équilibre en prêtant attention à chaque détail d’un projet pour respecter ceux avec et pour qui nous le concevons tout en restant réaliste du point de vue financier ? Comment mieux se battre contre le réflexe trop facile de l’« euro-palette », qui ne fait sens que sur les Champs-Élysées ou au Palais de Tokyo ? Comment élargir cette exigence à l’ensemble des signes produits : les tracts d’information, les affiches annonçant l’événement, mais aussi les messages aux habitants dans les cages d’escalier ? Cette recherche esthétique est-elle élitaire ou doit-on revendiquer, dans ce type d’intervention, le « luxe pour tous » ?
Cette intensification de la production de tissus ne devait, en aucun cas, perturber la construction commune avec les habitants. Au contraire, il s’agissait de se rapprocher plus encore des personnes résidant dans le bâtiment de la place André Gide. Durant plusieurs week-ends, un atelier de confection fut installé au pied de l’immeuble. Amateurs, spécialistes, habitants et graphistes se retrouvaient autour d’une grande table, dans une excellente atmosphère et sans qu’une différence ne soit perçue. Certains y consacraient leur journée, d’autres une heure ou deux seulement, d’autres encore nous encourageaient en passant ou saluaient depuis les balcons. Quelle fierté lorsqu’un tissu terminé pouvait être présenté à tous ! De possibles vocations s’esquissaient. Des savoirs oubliés ou discrédités reprenaient usage en ces moments chaleureux. Des stagiaires de Sarcelles travaillaient aux côtés d’habitants originaires d’autres pays. Et toujours cette joie, pour ceux qui reconnaissaient un tissu de leur pays d’origine ou déchiffraient un texte dans leur langue natale.
Sur les balcons, certains redonnaient un coup de peinture pour accueillir dignement le tissu qui leur serait confié. Cette action n’effaçait pas pour autant les problèmes, mais elle multipliait les occasions d’en parler : un groupe d’habitants assez peu impliqué dans le projet en profita pour régler un souci de longue date concernant une porte dont la serrure faisait défaut auprès des bailleurs, d’autres tirèrent profit de la présence de quelques élus pour leur faire passer des messages sur les nuisances et la saleté provoquées par les pigeons sur les balcons. Bref, la démocratie locale semblait fonctionner pour un temps.
Un tel projet culturel peut-il transformer la relation à la démocratie locale de manière plus détendue, désintéressée et informelle ? Le faire-ensemble permet-il de casser le rapport hiérarchique entre demandeurs et responsables ? Peut-il contribuer à réduire la haine, l’autoritarisme, la médisance, le mal-être par la douceur et l’attention ? Pourquoi les belles choses sensées et réflexives sont-elles plus respectées que celles qui expriment leur solidité, leur puissance et leur pure fonctionnalité ? Quel est le rôle du beau et du sensible dans la ville ? Comment mieux la poétiser ? Serait-on en manque de poésie dans ces quartiers ?
Il faut dire que nous redoutions cette fin de projet. Certes, voir l’ensemble des tissus enfin rassemblés et suspendus à l’immeuble ne pouvait nous laisser indifférents, mais nous n’avions aucune envie de fêter l’achèvement d’une telle aventure. On nous l’a d’ailleurs reproché : toute performance ne doit-elle pas se terminer par un acte d’autosatisfaction ?
Toute l’équipe et ceux qui nous avaient aidés étaient épuisés. Ils n’auraient pu poursuivre dans ces conditions. Alors que tous les habitants de l’immeuble ou presque nous avaient ouvert leur porte et autorisés à franchir le pas de leur appartement pour nous permettre d’accrocher le tissu à leur balcon, il était intéressant de constater que rares furent ceux qui se mêlèrent aux festivités. La contribution de chacun était discrète, presque intime. Même si tous étaient fiers du résultat, il ne fallait pas en faire trop. Ce scepticisme par rapport à la société du spectacle nous permit de mieux ressentir la différence entre une « utopie sensible partagée » et l’apport de projets extérieurs en son propre milieu. C’est surtout le besoin de poursuivre discrètement cette aventure que cette réserve mutuelle exprimait.
Comment éviter ces déceptions à la fin d’un processus de collaboration ? Faut-il, comme nous avons pu le faire, entamer d’autres projets dans le quartier ? Quelle est l’importance de la documentation, de l’analyse et de la diffusion de ce qui a été accompli ? Faut-il vouloir fêter à tout prix la fin d’une démarche ?
Deux ans se sont écoulés. Une opération d’urbanisme transitoire, « les Terrasses du Monde », nous a été confiée sur un site voisin. À l’aide de ce nouveau projet, dont les attentes étaient plus directement liées à la rénovation des grands ensembles, nous avons mieux pu apprécier la justesse de « la poésie sur le tissu » : à savoir, le besoin des habitants de se faire tout simplement plaisir en se confrontant ensemble et de manière désintéressée aux cultures du monde en présence, en échappant pour un temps au poids des négociations si sérieuses sur leur cadre de la vie. Nous n’avions pas d’attentes, juste une invitation à s’impliquer dans une installation un peu folle. Cette légèreté, nous l’avons constaté, permet de dépasser la confrontation entre celui qui donne et agit « pour le bien de l’autre » et celui qui reçoit, l’obligeant à se positionner par rapport à ce don, devant même participer indirectement au principe de l’offrande, voire exprimer sa satisfaction là où règnent, malgré tout, injustice, autoritarisme et dureté de la vie. Le faire ensemble dans le but de mieux vivre ensemble doit se dégager de cette hiérarchie sociale.
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29.08.2024 à 12:32
Frédérique Cassegrain
Cofondée par l’architecte Patrick Bouchain, La Preuve par 7 défie les normes traditionnelles de l’architecture et de l’urbanisme. Elle promeut un « permis de faire » avec les habitants pour penser les futurs usages d’un bâti à partir des attentes et des ressources culturelles existantes. Il en ressort des projets singuliers et des jurisprudences que L’École du terrain documente afin d’inspirer, en retour, la loi et les politiques publiques et œuvrer à un urbanisme vivrier, du lien et du soin, au plus proche du territoire.
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Qu’est-ce donc ? Une larme ? Une lame ? Un poisson ? Quand l’œuvre du sculpteur roumain Constantin Brancusi (une courbe de bronze effilée sur un socle, tendue vers le ciel et qui est en fait L’Oiseau dans l’espace) débarque en 1926 à New York pour y être exposée, les douaniers ne s’embarrassent pas de cette question. Ou plutôt, si : puisqu’ils n’y reconnaissent pas ce qui, selon le sens commun et la jurisprudence en vigueur, définit une œuvre d’art (sa beauté, sa ressemblance avec l’objet figuré et son caractère unique), ils la classent comme objet utilitaire et lui appliquent de lourdes taxes d’importation. Furieux, Brancusi intente alors un procès à l’État américain pour que son œuvre soit reconnue comme telle et, accessoirement, qu’on lui rembourse les taxes dont les œuvres d’art sont justement exonérées. L’artiste se défend : il a bien conçu lui-même son œuvre ; elle fut d’abord taillée, de manière traditionnelle, dans du marbre ; quant à la ressemblance, en art, elle peut être suggestive. Surtout, réplique-t-il aux douaniers, si c’est un objet utilitaire, à quoi peut-il donc bien servir ? Le verdict rendu est historique et fera jurisprudence : Brancusi est bien un artiste, sa sculpture une œuvre d’art et cette notion juridique sera ainsi étendue au-delà des frontières traditionnelles pour y inclure l’art moderne et l’art abstrait, qui n’a pas vingt ans à l’époque.
La morale de cette histoire serait que l’œuvre d’art sort du cadre et que l’acte culturel permet de retourner, de déplacer ou d’élargir les règles juridiques. Telle est la philosophie que la Preuve par 7 La Preuve par 7 est codirigée par Sophie Ricard et Laura Petibon, www.lapreuvepar7.fr applique aux champs de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Fondée en 2018 par l’architecte Patrick Bouchain, dont les réhabilitations d’anciens espaces industriels en lieux culturels (le Magasin à Grenoble, le Lieu Unique à Nantes…) ont démêlé maints écheveaux normatifs en suscitant de nouvelles jurisprudences reliant notamment art et artisanat, culture et architecture, la Preuve par 7 accompagne des projets expérimentaux. Elle a également lancé, en 2022, L’École du terrain, une plateforme en ligne pour documenter ces démarches.
Répondant à des enjeux locaux, les acteurs et actrices de ces projets ont profité de la plasticité du droit pour dénouer des situations en inventant, chemin faisant, des dispositifs singuliers qui peuvent, en retour, inspirer la loi, les politiques publiques et légitimer des pratiques de la société civile.
Pourquoi ce besoin d’expérimenter, de sortir des processus habituels ? Parce que les cadres normatifs de la commande publique en matière de programmation, de budget ou d’assurances tendent à réduire les marges de manœuvre des concepteurs et conceptrices – architectes, paysagistes – dans leur réponse à une commande précise. Ces pratiques homogénéisent la conception, la programmation et la réhabilitation du bâti, arasent les particularités géographiques et culturelles des territoires, répétant des modèles qui s’éloignent des attentes sociales et écologiques des habitants et des usagers.
Lorsqu’une commune, propriétaire d’un bâtiment délaissé, souhaite le réhabiliter (au double sens de le réparer et de le rendre à l’estime publique), elle peut faire appel à un programmiste qui rassemblera les attentes des élus et des habitants vis-à-vis d’un lieu maintenu inaccessible tout au long de l’élaboration du projet. Par manque d’opérateurs et de gestionnaires dans la conduite de cette étude, les propositions de destinations auront tendance à rester très générales et peu opérationnelles. Suivant une logique de mise aux normes aux fins de répondre à un grand nombre de besoins et d’usages, les interventions seront importantes et les budgets de travaux élevés. La réalisation du projet s’éloigne et le lieu, resté vacant, se dégrade…
Ainsi à Billom, près de Clermont-Ferrand, la commune de moins de 5 000 habitants est propriétaire d’un monument historique, le premier collège jésuite de France construit en 1555 et déserté par les élèves en 1994 à la suite de la construction d’un nouvel établissement voisin. Une « étude de potentiels d’activité » est lancée en 2017 par la métropole du Grand Clermont qui propose, pour un budget de vingt à trente millions d’euros de travaux, de transformer l’ancien collège en espaces de coworking, fab lab et lieu culturel. La commune ne dispose évidemment pas d’un tel budget, surtout pour un projet dont les réponses ne sont pas nécessairement en adéquation avec les besoins des habitants. L’étude n’identifie d’ailleurs ni les moyens de le financer, ni les opérateurs ou investisseurs capables de s’y engager.
Ce processus, on peut imaginer l’inverser – comme cela se tente déjà à travers la France. La commune mandate alors un architecte qui occupe le lieu pendant plusieurs mois, y réalise l’étude de programmation et de faisabilité, commence à y faire de menus travaux et, surtout, l’ouvre aux habitants alentour. En s’établissant au milieu du site à transformer ou du projet à construire, et le plus en amont possible, l’architecte permanent tisse une toile. Cette « permanence architecturale » est une opération de couture, de tressage et parfois de raccommodage. Elle s’installe et, d’abord, noue des liens avec le voisinage, le quartier, le territoire, avec les habitants qui, ensuite, se sentant accueillis, se donnent la peine d’entrer, de prendre un café, discutent du projet à conduire, proposent leurs idées, convoquent leurs désirs, éprouvent des usages. Ils et elles essayent, se trompent, y reviennent. La permanence architecturale cartographie les savoirs et les savoir-faire locaux, saisit l’immatériel des cultures du territoire. Elle rassemble en un seul temps et sous une seule supervision les phases d’étude, de conception et de réalisation de la commande, souvent disjointes et dispersées. Elle met en place, pour ces lieux singuliers, une gouvernance locale et collégiale. Dans cette méthode se lisent ainsi, en filigrane, des échos de la résidence artistique, de l’artiste associé le temps d’une ou plusieurs saisons et de l’improvisation propre à l’art.
Avec la permanence architecturale, le chantier s’ouvre et devient un véritable acte culturel, au cœur de la commande publique.
Ce caractère expérimental, et toujours attentif à l’inattendu, se retrouve ensuite dans la programmation du bâtiment. Là où, le plus souvent, celle-ci impose des usages limités et figés dans le temps, la méthode de la permanence architecturale induit une programmation ouverte aux transformations et aux métamorphoses, aux usages variés et impensés du lieu.
Elle s’incarne, enfin, dans l’étape du chantier. S’il est un moment ordinairement interdit au public, c’est bien celui-ci. Or, il fascine. Chacun arrête son regard dès qu’il rencontre un interstice ou une lucarne dans la palissade d’un chantier. Comme l’enfant curieux qui démonte son jouet pour en comprendre le mécanisme. Avec la permanence architecturale, le chantier s’ouvre et devient un véritable acte culturel, au cœur de la commande publique. Un lieu qui laisse voir la mécanique à l’œuvre comme au théâtre on change les décors à vue. Le chantier est à la fois le décor et le milieu de l’expérience culturelle qui s’y joue. Il se fait laboratoire, testant l’alchimie de savoirs étrangers. Il est université, au sens ancien d’une communauté assemblée de la cité réunissant habitants, entreprises, compagnons bâtisseurs, bailleurs sociaux, étudiants et d’une réciproque transmission des métiers, insistant sur l’insertion, la formation professionnelle et les chantiers d’application. Ici, le chantier augmente ce qui est possible et saisit ce qui est inattendu.
Cette manière d’envisager un urbanisme vivrier – au sens où il prend soin d’un lieu existant et se nourrit des ressources, des savoir-faire et des énergies locales – a fait ses preuves dans des contextes territoriaux et des échelles de projet très diverses, du bourg à la métropole. Elle peut d’ores et déjà être mise en œuvre à droit constant dans la commande publique existante, via des marchés classiques d’études de faisabilité qui en spécifient le caractère situé et itératif, des marchés publics innovants ou par la délégation de mandat à des sociétés publiques locales d’aménagement, plus agiles pour incarner directement la permanence architecturale. Elle peut aussi être élaborée dans le cadre de conventions partenariales de subvention entre une collectivité et une association, voire par les services d’une collectivité territoriale en régie directe. Cette manière de faire a également suscité des innovations « juridiques » : l’étude de faisabilité en acte de l’Hôtel Pasteur à Rennes ; le mandat patrimoine initié par le collectif Zerm à Roubaix pour contractualiser avec la DRAC de menus travaux dans un monument historique sans attendre le permis de construire final ; le recours à l’auto-construction et à l’auto-réhabilitation accompagnées dans des logements sociaux à Bordeaux ; le bail forain qui permet aux occupants temporaires d’un lieu de rebondir en valorisant ailleurs l’usage, la transformation physique et symbolique et l’utilité sociale produites ici…
Les collectivités territoriales s’emparent de ces méthodes. Ainsi, à Clermont-Ferrand, la responsable du service musique à la direction de la Culture et un régisseur technique embauché pour l’occasion sont devenus les permanents du Lieu-Dit, une ancienne salle de spectacle régie par la municipalité qui l’a transformée en lieu de culture participatif : les artistes en résidence annuelle, organisés en gouvernance collégiale, se sont ainsi vu déléguer par la Ville la plupart des décisions et des responsabilités du lieu (rédaction de l’appel à candidatures et examen des dossiers pour les résidences, choix de l’allocation du budget annuel de 60 000 euros, élaboration de la charte graphique et signalétique du lieu, rédaction d’une charte des usages autorisés cosignée avec la municipalité, gestion de la sécurité incendie grâce à une formation financée par la Ville). À Beaumont, un village rural de l’Ardèche, la construction de sept logements sociaux, au cours d’un chantier d’auto-construction et éco-responsable, a été rendue possible par le recours à la commande artistique. L’agence Construire chargée de mener à bien ce projet a, en effet, été choisie via le programme des Nouveaux commanditaires. Le choix de ce protocole, lancé au début des années 1990 afin que tout collectif qui le souhaite (association, collectivité locale, salariés d’entreprise, habitants…) puisse assumer la commande d’une œuvre d’art auprès d’un artiste en étant accompagné d’un médiateur ou d’une médiatrice et de son association, peut surprendre. Si Les Nouveaux commanditaires ont déjà travaillé avec quelques architectes pour de l’habitat privé, la pratique se tourne davantage vers les commandes auprès d’artistes plasticiens. Mais après tout, l’architecture est l’art d’habiter et le projet porté par la commune de Beaumont, nécessité collective à visée sociale conçue dans un esprit de démocratie locale, s’adjoint parfaitement au protocole des Nouveaux commanditaires. Dès lors, Beaumont devient la première commande, via ce protocole, pour de l’habitat social. À Chiconi, capitale culturelle de Mayotte, une permanence architecturale a permis de réhabiliter l’ancienne Maison des jeunes et de la culture (MJC) de cette commune peu dotée en équipements culturels tout en y essayant des usages divers (des cours de chant et de danses traditionnelles, des ateliers de musique, des concerts, des ateliers d’insertion professionnelle ou de sensibilisation contre le diabète…). Cette étude des usages dans et autour de la MJC a révélé le besoin d’un grand plateau ouvert, facilement accessible, mais aussi que la toiture devait être refaite et que la mini-terrasse était le lieu le plus agréable et utilisé par tous pour toute forme de pratiques (réunion, déjeuner, répétition musicale, etc.). Elle a dessiné les contours d’un quartier culturel comprenant un plateau polyvalent en plein air, des studios de répétition et d’enregistrement et une salle de spectacle. Une étude de maîtrise d’œuvre a ensuite été amorcée à partir de ces usages éprouvés lors de la permanence architecturale et le chantier s’ouvrira au printemps.
Tout un réseau d’institutions territorialisées, tels les Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE), les Parcs naturels régionaux (PNR) ou les Maisons de l’architecture, constituent aussi le relais de ces pratiques. Sur le modèle de la résidence artistique, la Maison de l’architecture de Normandie, Territoires pionniers, met ainsi en place, depuis dix ans, des résidences d’architectes comme autant d’outils d’accompagnement renforcé pour les projets d’aménagement des communes du territoire – une idée qui a, ensuite, essaimé dans le CAUE du Finistère. Sur le modèle de l’artiste associé, elle a intégré à son équipe un paysagiste qui a permis à l’association de redessiner son territoire d’action à l’échelle non plus administrative du département mais à celle, naturelle, biorégionale, du bassin-versant de l’Orne, repensant ainsi notre rapport politique au vivant et fédérant encore davantage d’acteurs et d’actrices dans une transformation globale et plus opérationnelle des manières de faire de l’architecture.
Aujourd’hui que le dérèglement climatique aiguise le tranchant de l’artificialisation des sols, de la résilience des bâtiments ou du recul du trait de côte, la Preuve par 7 poursuit son accompagnement, sa documentation de projets et consolide son travail de partenariat et d’essaimage avec les multiples acteurs et actrices du champ de l’architecture et de l’urbanisme. Autant de manières de faire singulières qui trouvent leur forme et leur expression dans la construction collective et progressive de projets d’architecture, d’urbanisme mais aussi de politiques publiques locales. La Preuve par 7 porte ainsi des méthodes qui se déclinent au plus près et au plus juste de chaque projet et de chaque territoire.
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29.07.2024 à 14:23
Frédérique Cassegrain
Décennie après décennie, la jeunesse inquiète. Considérée comme trop politisée et protestataire à la fin des années 1960, elle serait aujourd’hui « trop » dépolitisée et désengagée. Focalisée sur l’abstention, notre vision frôle le catastrophisme. Aujourd’hui comme hier, la jeunesse cristallise les enjeux de son époque et se retrouve au cœur des discours politiques, tous bords confondus, sans qu’on lui dédie pour autant une politique publique cohérente. Et si nous changions nos représentations et cherchions à la comprendre dans sa complexité et sa réalité sociale afin de lui donner toute sa place ?
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L’Observatoire : On évoque souvent la « jeunesse » comme une catégorie de la population, mais de qui parlons-nous exactement ?
Camille Peugny : Il pourrait y avoir deux définitions de la jeunesse : l’une plutôt objective et l’autre plus subjective. Sur le plan sociologique, la tranche des 16-25 ans a du sens, parce qu’elle coïncide avec la fin de la scolarité obligatoire (16 ans) et avec le moment où les jeunes deviennent pleinement citoyens (25 ans), où ils accèdent par exemple au RSA dans les mêmes conditions que le reste de la population. On pourrait même étendre cette limite à 28 ans, en considérant leur stabilisation sur le marché du travail et l’âge moyen d’obtention du premier CDI. Mais, plus subjectivement, pour moi, le temps de la jeunesse est avant tout une période de transition ; ce qui en fait un âge fragile de la vie. Ces bornes que l’on fixe se raccrochent généralement à des éléments de politiques publiques et plusieurs dimensions sont à prendre en compte : les politiques éducatives bien sûr, mais aussi les politiques de l’emploi des jeunes, du logement, etc. Beaucoup de choses se jouent durant cette période, notamment la reproduction des inégalités, qui vont déterminer les parcours des individus. Aujourd’hui, il y a un consensus pour considérer que le quatrième âge, jusqu’à la dépendance, est aussi un âge fragile de la vie et que les pouvoirs publics doivent s’y intéresser. Pour ma part, je défends l’idée que la jeunesse l’est tout autant dans des sociétés vieillissantes et soumises à des crises perpétuelles.
Vincent Tiberj : J’ajouterais qu’une logique de politisation est également à l’œuvre. La jeunesse est une catégorie d’action publique pour laquelle des acteurs définissent des besoins et mettent en place des politiques supposées y répondre. Derrière cette manière de concevoir les politiques publiques se cachent différentes conceptions de la jeunesse. Tom Chevalier T. Chevalier, La Jeunesse dans tous ses États, Paris, Presses universitaires de France, 2018. a d’ailleurs bien montré comment celles-ci varient d’un pays européen à un autre. Dans certains pays, la jeunesse est perçue comme une phase d’émancipation à soutenir ; dans d’autres, elle peut s’apparenter à un danger et l’on cherche plutôt à l’encadrer en l’incitant à intégrer le marché du travail, à faire des études, etc.
Et puis, il ne faut pas oublier que ce sont « des » jeunesses. On a une fâcheuse tendance à en faire un tout uniforme, alors qu’en réalité il existe des inégalités sociales très importantes. Lorsqu’on définit ces individus uniquement comme étant « des jeunes », on passe à côté d’énormes différences entre ceux appartenant à des catégories sociales supérieures et ceux vivant en banlieue ou en milieu rural, mais aussi entre les femmes et les hommes, etc. La jeunesse des grandes écoles n’a rien à voir avec celle des universités, qui elle-même est loin de celle qui est en emploi et de celle qui n’est « ni en étude, ni en emploi ».
Le temps de la jeunesse est avant tout une période de transition ; ce qui en fait un âge fragile de la vie.
CP : Pour saisir la situation des jeunes aujourd’hui en France, il faut croiser cette catégorie d’âge avec l’ensemble des clivages qui traversent les autres catégories. Par exemple, tous les septuagénaires ne sont pas des retraités aisés, anciens cadres du baby-boom. Certains ont connu des fins de carrière difficiles et ont des pensions très modestes. De la même manière, parmi la jeunesse étudiante – c’est-à-dire à peu près 50 % de la classe d’âge des 18-25 ans –, certains sont les premiers de leur lignée à faire des études et ils le font dans des conditions de précarité qui les conduisent à travailler quasiment à temps plein. C’est une réalité sociale que la crise du Covid a très largement révélée : on a vu ces jeunes faire la queue devant les banques alimentaires, parce qu’ils ne pouvaient plus exercer leur activité. Loin de moi l’idée de dire qu’aujourd’hui l’ensemble du monde étudiant serait précaire – tous les jeunes ne vont pas mal, ne sont pas déclassés et ne sont pas en souffrance –, c’est une minorité d’étudiants, mais elle est assez nouvelle. Elle était moins visible lorsque j’ai commencé à enseigner, il y a environ douze ans, parce que ces jeunes-là ne poursuivaient pas d’études. Maintenant, ils le font. La massification scolaire est arrivée aux portes de l’université et a créé un nouveau public étudiant. Mais, même en licence, la situation reste hétérogène et des fractures subsistent.
L’abstention massive à chaque nouveau scrutin électoral questionne et inquiète. Elle est le plus souvent commentée comme étant le signe d’un mauvais fonctionnement démocratique, tout au moins de notre démocratie représentative. Un phénomène est plus particulièrement observé : l’abstention des plus jeunes générations. On les dit « dépolitisées », voire « apathiques ». Est-il juste de parler des plus jeunes en ces termes ? Est-ce comprendre la manière dont ils pensent, agissent et s’expriment aujourd’hui ?
VT : D’abord, il faut casser ce discours de déploration à l’endroit des jeunes face à la politique et réinterroger ce qu’est le vote. En France, cela revient à élire des personnes à qui l’on confie le soin de décider pour soi. Ce vote, qu’Inglehart R. Inglehart, Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1990. voyait comme une participation dirigée par des élites, s’apparente à un vote de soumission. C’est un acte de conformisme à un système politique et d’acceptation de la démocratie représentative. Ce qui me frappe toujours dans l’expression « démocratie représentative », c’est que l’adjectif pèse plus que le nom. L’acte de représenter est plus important que la démocratie. Alors, effectivement, lorsqu’on analyse le rapport au vote qu’entretiennent les générations post-baby-boom et millennials (nés entre 1980 et 2000), on observe une montée en puissance du vote intermittent dans les cohortes nées après 1960, où il est même devenu majoritaire. Cela ne veut pas dire qu’ils s’abstiennent toujours, mais qu’ils votent à certains moments seulement – notamment aux élections qui leur paraissent importantes, en particulier les présidentielles. On peut trouver une explication dans l’abstentionnisme sociologique classique – moins on est diplômé, plus on est éloigné du monde du travail, et moins on vote –, mais il y a aussi un abstentionnisme de distance face au vote, au système représentatif et aux acteurs politiques traditionnels.
Il faut désormais distinguer le vote de la citoyenneté. On a tendance à interpréter cet abstentionnisme comme une crise de la citoyenneté, une crise civique. Cela est de moins en moins vrai. Dans les jeunes générations, on peut tout à fait être abstentionniste et citoyen. Cependant, on s’exprime différemment : on utilise les réseaux sociaux, la participation dite « protestataire », les manifestations, les pétitions, le boycott, etc. Avec le renouvellement générationnel, de plus en plus d’individus se désengagent de cette participation dirigée par les élites et s’investissent plutôt dans une participation par l’association, le local, la protestation. C’est donc une transformation de la citoyenneté et de la manière d’être dans une société politique. L’ennui est que les institutions ont beaucoup de mal à s’adapter à ce type de participation. La société politique française reste centrée sur la figure de l’élu et peine à laisser la place à un autre type de démocratie. Cela dit, certains jeunes citoyens se conforment parfaitement à ce que l’on attend d’eux : ils sont très intéressés par la politique et votent régulièrement. D’autres, que j’appelle « les silencieux », sont déjà en emploi et figurent parmi les moins diplômés d’une génération fortement diplômée. Ceux-là m’inquiètent particulièrement, parce que la politisation ne se fait plus par le lieu de l’activité professionnelle ou les collègues. Les millennials évoluent sur un marché du travail où les syndicats vont en disparaissant et où les contrats sont beaucoup plus précaires. Ce sont également ceux qui auront le moins de chance d’être insérés dans des collectifs de travail leur permettant de se socialiser. Chez les millennials, les ouvriers ou employés peu qualifiés participent moins aux mouvements sociaux que ne le faisaient leurs équivalents boomeurs. Une grande partie de la jeunesse – et vraisemblablement des classes d’âge adultes ultérieures –, se retrouvera par conséquent dans une situation où ni les urnes ni un mouvement social ne lui permettront de se faire entendre.
Il faut désormais distinguer le vote de la citoyenneté. On a tendance à interpréter cet abstentionnisme comme une crise de la citoyenneté, une crise civique. Cela est de moins en moins vrai.
CP : Effectivement, les enquêtes révèlent à quel point deux dynamiques ont contribué à changer le rapport à la citoyenneté et au vote de la frange la plus qualifiée de la jeunesse. D’une part, le niveau d’éducation augmente au fil des générations et contribue à forger un esprit critique. Mais cette hausse ne produit pas uniquement des effets en matière d’emploi, elle génère aussi des attentes et une soif de participation qui n’est pas du tout entendue par les institutions. D’autre part, tout le monde a désormais accès à l’information politique avec les réseaux sociaux et peut prendre la mesure des défaillances ou des contradictions des politiciens d’un mandat à l’autre. Cela concourt à modeler le rapport de cette frange diplômée à la politique et je partage entièrement ce que vient de dire Vincent Tiberj. Par ailleurs, du fait de cette abstention plus grande chez les jeunes, le résultat du vote dépend souvent des classes d’âge les plus avancées. On l’a constaté aux dernières élections présidentielles, malgré une participation élevée. Même quand il y a un enjeu important aux élections, on s’aperçoit que l’abstention reste massive chez les jeunes les plus éloignés de l’emploi, ou les moins diplômés et moins qualifiés. Par conséquent, ils ne pèsent jamais dans la décision ! Ils sont eux-mêmes les enfants d’une génération qui s’était déjà détachée de la politique. Cela signifie qu’il n’y a pas de socialisation familiale là où il n’y a pas de socialisation professionnelle. Sociologiquement, on est au moins à la deuxième génération de la crise. Par exemple, je montre souvent à mes étudiants que le taux de chômage des jeunes actifs était déjà de l’ordre de 25 % au début des années 1980 (c’est-à-dire pour leurs parents). Cette non-socialisation familiale se traduit par de l’abstention ou par un vote massif pour les partis d’extrême droite.
Vous l’avez évoqué, la jeunesse est souvent qualifiée en termes de générations : « millennials », « génération Y », « génération Z », « génération climat »… Faut-il comprendre par ces appellations – on peut également penser aux « boomeurs » – que l’appartenance à une classe d’âge a une incidence sur la construction des valeurs ? Vos récentes analyses sur la jeunesse vous conduisent-elles à supposer un renouveau politique du point de vue de ces valeurs ?
VT : Il faut toujours garder en tête la diversité de la jeunesse, y compris sur le plan des valeurs et de la politique. La « génération climat », par exemple, se compose de jeunes principalement urbains et de classe moyenne. Ce n’est pas forcément la jeunesse des lycées professionnels, ou celle qui n’est « ni étudiante, ni en emploi ». Il faut sortir d’une logique de lecture uniquement par l’âge qui voudrait que plus la société vieillit, plus le vote des séniors pèse dans les urnes et plus l’on pourrait craindre d’aller vers une ère conservatrice. On retrouve cette idée sous différentes formes aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France… Ce n’est pas comme ça que je vois les choses, ni d’ailleurs ce qui ressort des données : les valeurs socio-économiques n’ont pas grand-chose à voir avec l’âge. Il est avant tout question de positionnements social et politique. Par exemple, sur des sujets dits « culturels » – le genre, la tolérance envers les minorités sexuelles, l’immigration, l’acceptation du multiculturalisme, etc. –, il y a une progression tendancielle vers plus de tolérance dans la société. Cela ne se voit pas, mais je vous assure que c’était pire avant ! Les données du Baromètre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et les enquêtes sur les valeurs ou électorales montrent que l’on progresse de façon assez impressionnante sur un certain nombre de sujets tels que la peine de mort, la place de la femme au foyer et son droit au travail, l’avortement, l’acceptation de l’homosexualité, le mariage homosexuel, l’homoparentalité… Et ce, notamment grâce au renouvellement générationnel. En l’occurrence, plus une génération est récente, plus elle est tolérante. Et, même en vieillissant, la tolérance progresse V. Tiberj, « The wind of change. Face au racisme, le renouvellement générationnel », Esprit, no 469, novembre 2020, p. 43-52. ! Cela ne veut pas dire que tout va bien, mais ça doit nous questionner.
Parfois, on constate même des mécanismes de socialisation inversée : les enfants font l’éducation de leurs parents sur un certain nombre de sujets (les questions de genre, d’environnement, voire d’immigration). Je suis donc plutôt optimiste. Prenons, par exemple, la question de l’homoparentalité ou du mariage homosexuel qui a considérablement changé en à peine une trentaine d’années. Il faut se souvenir que, dans les années 1980, on en était encore à « accepter l’homosexualité » : pour 25 % des gens, c’était une manière possible de vivre sa sexualité. Aujourd’hui, ce sont 90 % ! Sur le mariage homosexuel, à peine un tiers des répondants étaient favorables à cette mesure au début des années 2000. À présent, on a dépassé allègrement les deux tiers. Des changements aussi marqués trouvent vraisemblablement leur source dans un discours médiatique, mais c’est aussi parce que les avis des enfants pèsent sur leurs parents. Ils les aident à mieux comprendre les choses.
CP : Il est très difficile de dire aujourd’hui si les jeunes générations (les moins de 30 ans) auront des valeurs ou des comportements spécifiques par rapport aux générations précédentes (boomeurs et post-babyboomers) quand elles auront 50 ans. Pour pouvoir constater cet effet générationnel, il faut attendre que les cohortes vieillissent. De même qu’il est difficile de mettre en évidence, statistiquement, un comportement spécifique lié à l’âge, dès lors que plusieurs variables entrent en ligne de compte (niveau de diplôme, origine sociale, genre…). Lorsqu’on réussit à le faire, on observe plutôt un clivage entre les plus de 65 ans et le reste de la population (notamment à propos de l’immigration ou de l’environnement). Cela étant, je reste convaincu de l’émergence d’une nouvelle figure de citoyen. Elle est assez flagrante lorsqu’on parle avec des étudiants, et elle se perçoit peu à peu chez des générations un peu plus âgées. Cette jeunesse est très mobilisée sur la question climatique, comme en témoignent ces dernières années les marches lycéennes ou étudiantes qui ont réuni des centaines de milliers de jeunes dans toute l’Europe. Leur rôle sociologique va sans doute être très important, dans la mesure où ces jeunes peuvent servir d’aiguillon pour toute la société.
Concernant la socialisation inversée qu’évoquait Vincent Tiberj, c’est exactement ce qu’une anthropologue telle que Margaret Mead décrivait déjà à la fin des années 1960 pour caractériser la génération des premiers-nés du baby-boom. Initialement, la transmission était descendante ; les parents apprenaient à leurs enfants. Avec les soixante-huitards révolutionnaires, ce sont les enfants qui vont apprendre à leurs parents.
Existe-t-il chez ces jeunes générations un attachement à la démocratie ? Ces « nouveaux citoyens » sont-ils aussi porteurs d’une transformation démocratique ?
CP : On peut répondre à cette question en s’intéressant à l’action que les jeunes sont susceptibles d’avoir « par le haut » : quand ils s’engagent en politique, se comportent-ils différemment des autres classes d’âge ? Il me semble que non. Je n’ai pas l’impression que les jeunes macronistes, élus en masse en 2017, ont considérablement transformé la démocratie ni que les jeunes élus sous l’étiquette Nupes soient en passe de révolutionner le fonctionnement interne de leur parti et la façon d’exercer leur mandat. Là, je suis davantage pessimiste. On peut aussi s’intéresser à ce qui se transforme « par le bas », en supposant que cette soif démocratique et la montée d’une citoyenneté exigeante vont finir par contraindre les institutions à bouger. C’est une forme de prévision, mais je suis assez optimiste à long terme.
Il y a une sorte d’épuisement démocratique qui va devenir criant sous la poussée des générations porteuses d’un nouveau modèle de citoyenneté. J’ai tendance à penser que le système de la Ve République va finir par s’effondrer de lui-même. Même si les différents gouvernements font actuellement des tentatives pour consulter les jeunes ou le reste de la population, avec des commissions consultatives, des conventions citoyennes… rien n’est suivi d’effet et personne n’est dupe. Ces rustines-là n’ont même pas fait illusion quelques mois. Ce qui peut nous laisser supposer qu’effectivement, à un moment, on va passer à un autre système politique.
VT : L’attachement à la démocratie est purement formel, car il cache des conceptions extrêmement différentes. Si les jeunes générations sont plus critiques, c’est peut-être parce qu’une partie d’entre elles est en demande de plus de démocratie, d’association, de renouvellement des modes de participation, etc. Finalement, ce moindre attachement à la démocratie engendre davantage de démocratie – même si une minorité d’entre elles est favorable à un « homme fort », voire à un gouvernement par l’armée.
Les jeunes font de la politique autrement. Ce monde parallèle d’engagement politique passe par le milieu associatif, le localisme, les tiers-lieux, etc.
L’intérêt pour la politique est donc une question biaisée. Il n’y a pas d’intérêt pour la politique politicienne. En revanche, les jeunes font de la politique autrement. Ce monde parallèle d’engagement politique passe par le milieu associatif, le localisme, les tiers-lieux, etc. Quand on y réfléchit, regardez combien de personnes sont membres d’EELV et combien sont dans des AMAP ou dans des bars associatifs ? C’est impressionnant ! Il existe toute une politique qui s’est justement constituée en dehors de et sans la politique institutionnelle. Je suis donc plutôt d’accord avec le scénario de Camille Peugny : celui d’un effondrement du système sur lui-même, mais je crains que cela prenne du temps.
En matière de politique culturelle, la jeunesse fait consensus. En arrivant en 2017 à la tête de l’Unesco, Audrey Azoulay a insisté sur l’attention centrale qu’elle souhaitait lui porter. Plus récemment, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a déclaré : « ma plus grande priorité, ce sera la jeunesse ». Comment comprenez-vous ce volontarisme en direction de la jeunesse ? Existe-t-il une urgence en matière de politique publique à son égard ?
CP : Cette omniprésence des jeunes dans les discours politiques n’est absolument pas une nouveauté. Cela fait un siècle, au moins, qu’elle existe. Vous ne trouverez aucun candidat ou candidate à la présidentielle qui ne se veut pas le président ou la présidente des jeunes et des classes moyennes. Mais, dans mon dernier ouvrage C. Peugny, Pour une politique de la jeunesse, Paris, Seuil, 2022., j’ai essayé de défendre l’idée que l’on n’avait pas de vraie politique de la jeunesse. Cela ne veut pas dire que l’État et la puissance publique ne dépensent rien pour les jeunes, au contraire, ils font beaucoup ! Mais ils le font de manière désordonnée, dans une accumulation de dispositifs, faute d’une véritable réflexion sur ce qu’est cet âge de la vie.
Il faudrait plutôt remplacer ce mille-feuille de dispositifs illisibles et inefficaces par des principes protecteurs, liés à une conception de la jeunesse comme un temps d’expérimentation. C’était très frappant, pendant le Covid : le Premier ministre Édouard Philippe a été obligé, à une ou deux reprises, d’improviser une aide de quelques centaines d’euros, sur un coin de table, dans l’urgence, pour telle ou telle sous-catégorie de jeunes. Dans une sorte de juxtaposition de dispositifs tellement complexes que même les associations de terrain mettaient plusieurs heures, voire plusieurs jours, à comprendre quelle catégorie de jeunes pouvait en bénéficier. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que l’État ne fait rien pour l’insertion des jeunes en difficulté. L’État fait, les collectivités territoriales également, les missions locales et les acteurs de terrain font ! Mais de manière désordonnée, faute d’impulsion forte de la part de l’État et, surtout, faute de grands principes universels.
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