06.12.2023 à 12:23
Jacobin Magazine
Après un résultat mitigé mais meilleur que prévu aux élections cet été, Pedro Sánchez a été reconduit au poste de Premier ministre espagnol. Sa majorité de gauche repose cependant sur une coalition précaire, entre dépendance aux votes des partis indépendantistes et volonté de Podemos de s’émanciper du gouvernement. En embuscade, l’extrême-droite accuse Sánchez de coup d’État antidémocratique et incite la justice et la police à défier le gouvernement. Par Steven Forti, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].
Au début de l’été, personne n’aurait parié un euro sur le fait que Pedro Sánchez resterait Premier ministre. Après les élections municipales largement remportées par l’opposition de droite, beaucoup estimaient que Sánchez, secrétaire général du Parti socialiste espagnol (PSOE), n’était plus qu’un mort-vivant politique. Les sondages réalisés avant les élections législatives du 23 juillet ne lui laissaient aucun espoir.
Madrid semblait alors sur le point de basculer aux mains des conservateurs et de leurs alliés d’extrême-droite, comme Rome, Stockholm, Helsinki et Athènes auparavant. Mais les choses se sont passées autrement : la coalition de gauche a résisté, montrant que la seule arme éprouvée des partis de gauche pour battre les émulateurs locaux de Donald Trump, Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, est leur capacité à mobiliser leurs propres électeurs.
Certes, si le Parti populaire conservateur (PP) et à son allié nationaliste Vox n’ont pas obtenu la majorité qu’ils espéraient, la marge de manœuvre de Sánchez est faible. Aucune majorité de gauche claire ne s’est dégagée et, cette fois-ci, contrairement à la précédente législature, la formation d’un gouvernement exigeait les votes de tous les partis représentés au Parlement, à l’exception du tandem PP-Vox. L’obtention d’un soutien en particulier paraissait pour le moins incroyable : celui de Carles Puigdemont, chef de file de Junts per Catalunya (JxCAT), un mouvement indépendantiste catalan de centre droit. De 2020 à 2023, celui-ci s’est constamment opposé au gouvernement formé par le PSOE de Sánchez et Unidas Podemos.
L’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.
Compte tenu de l’improbabilité d’une telle alliance, même après les résultats des élections de juillet, nombre d’observateurs pensaient le chef du PSOE fini et l’Espagne bonne pour de nouvelles élections afin de sortir de l’impasse. Une fois de plus, ils se sont trompés. Sánchez a réussi à former une majorité et, après le vote d’investiture du 25 novembre, l’Espagne a de nouveau un gouvernement de coalition de gauche. Depuis la démission d’António Costa au Portugal, l’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.
Il ne fait aucun doute que le dirigeant socialiste espagnol fait réellement preuve de résilience. Après tout, son autobiographie publiée en 2019 ne s’intitule-t-elle pas Manuel de resistencia ? Il semble puiser sa force dans l’adversité. Capable de souplesse idéologique, il est l’un des rares à avoir appris à faire de nécessité vertu, comme il l’a déclaré devant le Parlement la semaine dernière.
Cela avait déjà été le cas il y a quatre ans : alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à un accord de gouvernement avec Unidas Podemos auparavant, il n’avait pas hésité à s’allier avec la formation de Pablo Iglesias après les élections de novembre 2019, face à la menace de l’extrême-droite. Sans coup férir, ils formèrent alors le premier gouvernement de coalition de gauche depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Pendant plus de trois ans, ce gouvernement a mis en œuvre un programme audacieux qui est devenu un modèle en Europe.
Aujourd’hui, en faisant preuve de patience et de ténacité, Sánchez a réussi à conclure un accord avec un parti qui, il y a quelques jours encore, revendiquait la sécession unilatérale de la Catalogne et niait toute intention de soutenir un gouvernement de coalition à Madrid. Dans un parlement divisé, les sept voix de JxCAT se sont révélées capitales pour assurer la réélection du chef du PSOE au poste de Premier ministre.
Pour autant, le parti indépendantiste catalan ne participera pas au gouvernement. Comme lors de la précédente législature, l’Espagne aura un gouvernement minoritaire composé du PSOE (121 sièges) et de Sumar (31 sièges), la coalition de gauche radicale conduite par la ministre du travail Yolanda Díaz. Cependant, pour sa survie, ce gouvernement dépendra également des votes de l’Espagne « périphérique », c’est-à-dire des partis régionalistes et nationalistes de Catalogne (Junts per Catalunya et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui détiennent chacun sept sièges), du Pays basque (Partido Nacionalista Vasco, cinq sièges, et EH Bildu, six sièges), de Galicie (Bloque Nacionalista Galego, un siège), et des Canaries (Coalición Canaria, un siège).
Obtenir tous ces soutiens n’a pas été chose facile. Mais le PSOE, et notamment Pedro Sánchez lui-même, a montré qu’il était le seul à pouvoir forger des alliances avec plusieurs partis aux intérêts distincts. Le PP conservateur, qui de fait est arrivé en première position aux élections de juillet 2023, n’a obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus, révélant ainsi son isolement au Parlement et dans le pays.
Les mouvements basques et catalans ont préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.
En septembre, quand le candidat du PP, Alberto Núñez Feijóo, a eu l’opportunité de former un gouvernement, il a échoué lamentablement, obtenant pour seul soutien celui du parti d’extrême droite Vox. Le pacte du PP avec Santiago Abascal, leader de Vox, s’avère ainsi être une union mortifère qui empêche tout accord avec la droite catalane et les nationalistes basques, avec lesquels il avait conclu des alliances par le passé. Vox, en effet, défend de manière véhémente une recentralisation de l’Espagne qui mettrait un terme à toute autonomie régionale. Les mouvements basques et catalans ont donc préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.
Toutefois, la suite s’annonce compliquée. Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sánchez ne dure pas est réel. La meilleure carte de Sánchez auprès de ses alliés est évidemment la peur d’une chute de son gouvernement, qui reviendrait à laisser le pays à la droite. Cependant, cette menace ne suffira pas à elle seule à tenir les troupes. Comment réconcilier le programme très à gauche de Sumar concernant la politique sociale, la fiscalité progressive ou le logement avec les positions droitières du Partido Nacionalista Vasco, de Junts per Catalunya ou de Coalición Canaria ?
Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sanchez ne dure pas est réel.
Qui plus est, la conjecture internationale est loin d’être favorable, entre les répercussions économiques et géopolitiques des guerres en Ukraine et à Gaza, l’inflation, la crise énergétique et la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) toujours plus restrictive.
Dans l’immédiat, l’économie espagnole est l’une des plus performantes d’Europe : le Fonds monétaire international a confirmé des prévisions de croissance pour l’Espagne de 2,5 % pour 2023 et de 1,7 % pour 2024. Néanmoins, les investissements fournis par le plan de relance NextGenerationEU sont déjà largement pris en compte, et en janvier prochain le Pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite le recours à l’emprunt, devrait redevenir d’actualité. Les marges de manœuvre du gouvernement espagnol s’en trouveront réduites.
Sur le plan politique, on note trois grands facteurs d’instabilité. Le premier est interne et concerne Podemos, le parti de gauche radicale qui fut l’une des principales composantes de Sumar. Après des mois de fortes tensions, la formation fondée par Iglesias (qui en demeure le chef incontesté même s’il s’est officiellement retiré de la vie politique) a décidé de quitter la coalition, jugeant Díaz trop modérée. Podemos reproche à l’équipe de Díaz son manque de considération et de l’écarter des postes clés. Ces derniers mois, Iglesias a posé comme condition qu’Irene Montero, qui est également sa compagne, soit reconduite au ministère de l’Égalité, ce qui n’a finalement pas été le cas.
Montero est une figure clivante dans la scène politique espagnole. Ayant porté la loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle (parfois appelée loi « Seul un oui est un oui ») ainsi que la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits LGBTI (loi « trans »), elle a souffert d’attaques extrêmement violentes de la part de la droite conservatrice.
Outre l’opposition prévisible de la droite, ces lois ont également engendré une crise au sein du gouvernement. En raison de l’application éclectique par les tribunaux de la loi « Seul un oui est un oui », plusieurs dizaines de violeurs ont au final pu être libérés ou voire leurs peines réduites, à l’inverse de l’objectif initial. Des problèmes juridiques qui ont finalement été résolus mais ont abîmé la réputation du gouvernement. La loi « trans » a quant à elle laissé des fractures entre les mouvements féministes proches de Podemos et ceux plus liées au PSOE.
Conscient de ces difficultés, Sumar, la large coalition de gauche radicale, a donc proposé à Podemos – qui fait partie de l’alliance, mais dont le poids interne s’est réduit – un autre ministère pour l’économiste Nacho Álvarez. Mais la formation d’Iglesias a refusé, ce qui a provoqué la démission d’Álvarez, jusque-là secrétaire d’État aux Droits sociaux et homme clé des arrangements parlementaires au cours de la législature précédente. Si Podemos s’estime victime, les responsabilités de ces cafouillages sont sans doute partagées.
Quoi qu’il en soit, l’attitude de Podemos menace la survie du gouvernement espagnol. Podemos n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’il fut ces dernières années mais, compte tenu de la faible majorité de Sánchez, ses cinq députés demeurent incontournables. Podemos présentera vraisemblablement sa propre liste (séparée de celle de Sumar) aux élections européennes de juin prochain, renouant avec l’esprit de scission qui a marqué la gauche radicale espagnole ces dernières années. Le pari est risqué : en mai dernier, cette attitude avait en partie permis la victoire de la droite aux élections municipales, les voix de la gauche radicale s’étant dispersées sur de nombreuses formations qui n’ont pas atteint le seuil de 5%, d’où la création de Sumar par la suite.
Si les affaires internes de son allié fragilisent la majorité de Sánchez, le véritable maillon faible de son gouvernement est sa dépendance envers les partis indépendantistes catalans. Les accords du PSOE avec le JxCAT et l’ERC garantissent la stabilité du gouvernement, mais tout dépendra des résultats des négociations qui visent à résoudre la crise catalane et des querelles intestines au sujet de la cause indépendantiste.
La principale pierre d’achoppement, à savoir l’amnistie pour les personnalités indépendantistes inculpées après le référendum non officiel de 2017, semble avoir été surmontée, du moins sur le plan politique. Cette amnistie garantirait l’annulation de la responsabilité pénale, administrative et comptable de plus de trois cents activistes indépendantistes, y compris celle de Puigdemont qui s’est exilé en Belgique en tant que député européen ; elle s’étendrait également à soixante-treize policiers.
Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone.
Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone. Cependant, l’amnistie est juridiquement complexe, et pour juger au mieux de son effectivité réelle il nous faut attendre le débat au Parlement et la réponse de la Cour constitutionnelle. Étant donné le poids des juges conservateurs au sein de cette dernière, les recours en justice devraient être nombreux et l’application de cette amnistie prendra du temps.
Au-delà des accords sur des questions relatives à de nouveaux pouvoirs pour le gouvernement catalan ou une plus grande autonomie fiscale, l’autre pierre d’achoppement concerne un éventuel référendum d’autodétermination, exigé par le JxCAT et l’ERC.
Sur ce point, les marges de manœuvre sont pratiquement nulles : le « non » du PSOE est clair et net, tout comme l’inconstitutionnalité de cette demande. Les forces indépendantistes peuvent obtenir tout au plus un vote consultatif non contraignant concernant un accord politique négocié entre les parties. Un tel scénario permettrait peut-être de réformer le statut d’autonomie de la Catalogne, par exemple si les articles rejetés par la Cour constitutionnelle en 2010 étaient réinsérés après amendement. Une solution qui permettrait de sauver la face de part et d’autre, mais qui nécessitera une forte volonté politique et beaucoup de diplomatie.
En outre, en plus des élections européennes de juin 2024, des élections régionales auront lieu au Pays basque et en Galice au printemps prochain, et en Catalogne en février 2025. Au Pays Basque, l’hégémonie politique du Partido Nacionalista Vasco (PNV), qui soutient le gouvernement, est sérieusement menacée par la progression de la gauche indépendantiste d’EH Bildu.
Quant à la Catalogne, la lutte interminable pour l’hégémonie que se livrent le JxCAT et l’ERC, le parti de centre-gauche qui dirige actuellement le gouvernement minoritaire de la région, pourrait pousser chacun à se démarquer en faisant pression sur Sánchez, y compris sur la question du référendum, et aboutir là aussi à une situation intenable. Les derniers sondages confirment que le soutien dont bénéficie l’indépendance catalane est au plus bas depuis ces dix dernières années, une réalité susceptible de déstabiliser Puigdemont et Oriol Junqueras, le chef de l’ERC, qui pourrait les inciter à abandonner leur récent pragmatisme pour renouer avec une confrontation plus forte du gouvernement de Madrid.
Enfin, il existe un dernier facteur d’instabilité, sans doute le plus grave. L’Espagne se polarise de plus en plus, et une droite radicalisée souffle sur les braises. Certes, de nombreux Espagnols s’opposent ou demeurent sceptiques quant à l’amnistie des indépendantistes catalans, comme l’a révélé la manifestation pacifique du 18 novembre à Madrid à laquelle ont participé 170 000 personnes.
Ces dernières semaines, le débat politique s’est enflammé. Depuis l’accord entre le PSOE et le JxCAT, Sánchez est la cible d’un tombereau d’insultes inquiétantes et a notamment été qualifié de « traître » et de « putschiste ». Des députés du PSOE ont été agressés et le siège madrilène du parti, Calle Ferraz, a été assiégé par plusieurs milliers de militants néofascistes durant deux semaines. Ces manifestations, auxquelles participent des dirigeants de Vox, sont également soutenues par des influenceurs de l’« Internationale de la Haine », tel l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson.
Abascal, le président de Vox, est le plus véhément : il a qualifié le gouvernement d’« illégitime » et sa reconduction de « coup d’État » et appelé les policiers à se rebeller contre leur hiérarchie. Si le PP ne s’est pas livré à de tels excès, il n’a pour autant pas pris ses distances avec Vox et n’a pas explicitement condamné la violence. Certains de ses dirigeants historiques, nostalgique du franquisme, comme Esperanza Aguirre, ont participé aux manifestations au côté de militants néofascistes. Pendant ce temps, le PP a lancé une campagne internationale comparant Sánchez au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intervenant même auprès des institutions européennes pour combatte ce qu’il considère comme la « destruction » de l’État de droit en Espagne.
La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.
Tout cela n’est pas nouveau. Quand le chef du PSOE José Luis Rodríguez Zapatero a remporté à surprise générale les élections de 2004, le PP a lancé une odieuse campagne au Parlement et dans la rue, soutenue par les médias conservateurs. Ce n’est pas une coïncidence si l’ancien Premier ministre de droite José María Aznar est revenu sur le devant de la scène, appelant à une mobilisation implacable contre Sánchez. La radicalisation de la droite est un fait accompli : preuve en est que Mariano Rajoy, considéré comme un conservateur modéré, a publiquement soutenu le libertarien d’extrême-droite Javier Milei lors de l’élection présidentielle en Argentine.
Dans ce climat explosif, il n’est donc guère surprenant que des juges, qui sont censés être neutres, aient organisé des manifestations devant les tribunaux contre l’accord PSOE-JxCAT ou que quelque soixante-dix militaires à la retraite aient lancé un manifeste appelant l’armée à chasser Sánchez. La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.
Malgré toutes ces menaces, la reconduction du gouvernement PSOE-Sumar est une bonne nouvelle pour la gauche européenne, notamment parce qu’elle n’allait vraiment pas de soi. Avant tout, c’est une victoire personnelle pour Sánchez. Mais c’est également le résultat de la prise de conscience, par tous les partis qui composent cette majorité hétérogène, qu’il est impératif d’empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.
Cependant, quelles que soient les intentions du PSOE ou de Sumar, leur capacité à mettre en œuvre des politiques sociales courageuses comme lors de la précédente législature demeure incertaine. Le plus probable est que le gouvernement consacre la plus grande partie de son énergie à résoudre la question territoriale, avec pour objectif de mettre enfin un terme à la crise catalane.
La tâche ne sera pas facile. Les tensions susceptibles de surgir au sein d’une majorité aussi composite, l’attitude remuante d’un Podemos sur le déclin, et les luttes respectives des nationalistes catalans et basques pour l’hégémonie régionale compliquent sérieusement la donne, sans oublier, bien sûr, la mobilisation d’une droite radicalisée. Non seulement cette dernière s’appuie sur un puissant système médiatique et des juges à majorité conservateurs, mais elle contrôle également la plupart des régions et des grandes villes. De plus, elle possède la majorité absolue au Sénat et fera tout ce qui est en son pouvoir pour pratiquer l’obstruction parlementaire ou, à défaut, ralentir le processus législatif.
La droite, y compris ses composantes en théorie les plus modérées, a manifestement décidé que toute action pour faire tomber le gouvernement est légitime, et elle ne retiendra pas ses coups dans les mois à venir. Jusqu’aux élections européennes de juin prochain, une échéance cruciale pour les deux camps, il n’y aura aucun répit. Si le gouvernement Sánchez tient jusque-là, nous pourrons alors faire le bilan de ce qu’il aura accompli.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Spain’s Left-Wing Government Faces Internal Splits – and a Trumpian Opposition »
05.12.2023 à 22:44
Guillaume Tawil
L’émergence de la Chine comme créancier majeur des pays en développement est un phénomène de plus en plus structurant pour l’économie mondiale. Les investissements chinois ont longtemps porté sur l’extraction de matières premières, avant d’évoluer vers des projets d’infrastructures à partir de 2013 et le lancement des « Nouvelles routes de la soie ». Dès lors, la Chine a développé un récit et des éléments de langage particuliers, lui permettant de se présenter en alternative crédible au système financier occidental (FMI, Banque mondiale). Elle s’appuie sur de nouveaux instruments financiers, des partenariats dits « sud-sud » et un principe affiché de non-ingérence politique qui a séduit de nombreux pays en développement. Si la Chine leur offre bien une alternative avantageuse aux institutions de Bretton Woods, les chaînes de la dette n’en sont que plus redoutables sur le long terme.
La dernière décennie a vu la Chine assumer de manière croissante son statut de grande puissance. La crise financière de 2008 a été perçue par la Chine comme une faillite du système occidental et une opportunité de prouver la supériorité de son système auprès des pays durement touchés. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012 a mis un coup d’accélérateur à cette tendance.
Le projet des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative – BRI) s’est accompagné, dans le discours officiel chinois, de slogans tels que le « destin commun pour l’humanité », dans le cadre d’un « siècle chinois ». La Chine s’est dès lors présentée comme un leader bienveillant pour les pays en développement, en s’appuyant sur un discours de plus en plus critique de l’Occident en général et des États-Unis en particulier.
À l’inverse du cadre posé par l’OCDE ou le Club de Paris, Pékin favorise les négociations bilatérales, mettant en avant une « coopération Sud-Sud ».
Au service de cette stratégie, Pékin propose à ses partenaires des « partenariats gagnant-gagnant », qu’elle oppose aux méthodes de « jeu à somme nulle » des États-Unis. Elle met également en avant les « solutions chinoises » qui sont à l’origine d’une spectaculaire victoire contre la grande pauvreté en Chine, et invite d’autres pays émergents à s’en s’inspirer pour leur propre développement – sans pour autant chercher à les imposer.
Ce dernier point est crucial pour comprendre l’approche chinoise des relations bilatérales. Contrairement aux investissements occidentaux et aux prêts accordés aux pays en développement par le FMI, les prêts chinois ne sont généralement accompagnés d’aucune conditionnalité. Là où le FMI incite à des « réformes structurelles » et à la mise en place de « méthodes de bonne gouvernance », Pékin a fait du principe de non-ingérence la pierre angulaire de ses relations bilatérales. Un principe prisé dans l’hémisphère sud, où l’on garde de mauvais souvenirs de l’interventionnisme, et où les politiques de sanctions économiques se font durement sentir.
Bien sûr, ces déclarations d’intention n’empêchent pas Pékin de s’ingérer de manière discrète dans la vie politique de ses partenaires économiques (Philippines, Maldives…) lorsqu’elle a l’ascendant ; ni d’user de méthodes commerciales coercitives, qui s’apparentent à des sanctions qui ne disent pas leur nom. Mais pour l’heure, ces pratiques ne se révèlent pas systématiques, et permettent encore à la Chine de se distinguer des méthodes du FMI et de la Banque mondiale.
L’initiative Belt and Road est venue répondre à un besoin considérable d’investissements dans les infrastructures de nombreux pays, en Afrique, en Asie centrale, jusqu’en Europe de l’Est. Cette approche a été d’abord perçue positivement par de nombreux pays dont la difficulté est souvent de sortir de leur dépendance aux matières premières.
Alors que le projet célèbre sa première décennie, le bilan apparaît néanmoins contrasté. La Chine a indéniablement étendu son influence par le biais de ses investissements et d’un ensemble d’outils de smart power. En revanche, le sentiment antichinois a également gagné du terrain dans de nombreux pays, y compris les plus proches de la Chine (Pakistan, Zambie), où les pratiques des entreprises chinoises ont été particulièrement mal reçues : opacité, corruption, surcoûts, absence d’impact sur l’emploi local, etc.
De nombreuses institutions financières appuient les entreprises chinoises dans le cadre de l’initiative Belt and Road : la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures, créée en 2016, dont sont membres 106 pays, parmi lesquels 26 européens, et le Silk Road Fund. Ces banques viennent s’ajouter à la Banque chinoise d’investissement et à la Banque chinoise d’import-export. L’ensemble de ces organisations financières sont placées sous la tutelle du département d’Etat de la République Populaire de Chine et répondent aux besoins du programme chinois d’aide publique au développement.
Ce programme n’est pas régulé par les protocoles habituels de l’OCDE et du club de Paris, car Pékin favorise les négociations bilatérales avec les pays bénéficiaires de ces aides, considérant toujours qu’il s’agit de « coopération Sud-Sud ». Cette implication directe de l’État chinois s’accompagne d’objectifs politiques de long terme. À l’inverse des investisseurs privés, pour qui la maximisation du profit demeure l’unique boussole, les institutions sous influence chinoise se permettent de soutenir des projets dont la rentabilité n’est pas certaine – ce qui renforce leur hégémonie sur le long cours.
De même, la Chine est un moteur de la banque des BRICS, dont l’ex-présidente brésilienne Dilma Rousseff a pris la direction début 2023. Alors que les BRICS, regroupant cinq économies dites émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), a longtemps été considéré comme un forum informel sans grande profondeur stratégique, la guerre en Ukraine lui a conféré un second souffle. Face au risque de sanctions américaines, un nombre croissant de pays affiche leur volonté de rejoindre les BRICS, de réduire leur dépendance au dollar et réaliser leurs échanges bilatéraux dans leurs monnaies souveraines, ce qui coïncide avec les intérêts chinois. L’élargissement des BRICS à six pays (Arabie Saoudite, Iran, Emirats Arabes Unis, Argentine, Égypte, Éthiopie) démontre un intérêt certain pour de nombreux pays dits émergents – mais il est trop tôt pour savoir quel sera l’impact réel sur une éventuelle dédollarisation du commerce international.
Les méthodes chinoises d’investissements et de prêts bilatéraux font l’objet de critiques récurrentes : Pékin aurait des pratiques financières prédatrices et chercherait à tendre un piège de la dette à ses partenaires par le biais de taux anormalement élevés et de clauses léonines. Par ailleurs, ces prêts, accordés de manière peu transparente, seraient accompagnés de pratiques de corruption de représentants politiques. La Chine est en outre soupçonnée de vouloir refermer le piège de la dette sur des pays faibles dans l’objectif d’obtenir des concessions politiques, voire territoriales.
L’épisode du Sri Lanka est à cet égard emblématique. Surendetté, le Sri Lanka avait été contraint, en 2018, de céder le contrôle de son port commercial de Hambantota à son créancier pour une durée de 99 ans, en échange d’une restructuration de dette. Cet épisode, s’ajoutant à l’ouverture d’une base militaire chinoise à Djibouti (2017), avait laissé craindre que la Chine n’utilise le « piège de la dette » pour militariser des ports commerciaux qu’elle a préalablement financés. Une crainte particulièrement ressentie en Inde, encerclée par ce qu’elle perçoit comme un « collier de perles » de ports commerciaux financés par la Chine : Gwadar au Pakistan, Kyaukphyu en Birmanie, Chittagong au Bangladesh…
La forte médiatisation du cas sri lankais a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux
De manière générale, les États-Unis et certains de leurs alliés craignent que les prêts chinois ne servent à réaliser d’autres scénarios similaires à Hambantota, à mesure qu’un nombre grandissant de pays sont identifiés comme dangereusement dépendants de la Chine : Kenya, Zambie, Sri Lanka, Pakistan, Laos, Argentine… Cette dernière, tristement célèbre pour son histoire avec le FMI, se tourne de manière accrue vers les financements chinois. Son endettement l’a menée à céder l’accès à Pékin d’une station de recherche spatiale en Patagonie, soulevant des craintes, à Washington, d’une présence militaire chinoise dans le cône Sud.
Les investissements sont également utilisés par la Chine comme un levier pour obtenir la reconnaissance internationale de certains États au détriment de Taïwan, notamment en Amérique centrale et dans le Pacifique. Cette critique peut toutefois se retourner contre Taipei, également coutumière de la diplomatie du chéquier pour conserver quelques rares reconnaissances de sa souveraineté (13 Etats seulement). Les États qui ont le plus récemment changé de position vis-à-vis de Taïwan sont le Honduras en 2023, avec qui la Chine a ouvert des négociations d’un traité de libre-échange, le Nicaragua en 2021, qui a rejoint la Belt and Road Initiative pour l’occasion, et les îles Solomon en 2019, qui viennent de passer un accord sécuritaire avec Pékin.
S’il ne fait aucun doute que la Chine, comme toute grande puissance, cherche à détrôner les autres et à accroître son influence internationale, cette dynamique doit être mise en rapport avec les tensions grandissantes avec l’Occident. Dans le cadre des conflits larvés qui opposent les deux blocs, la médiatisation tous azimuts des pratiques prédatrices chinoises ne donne qu’un aperçu partiel de la situation. Le cas du Sri Lanka est un cas d’école. Sa forte médiatisation a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux, auprès desquels le pays est également fortement endettée, qui rechignent tout autant à faire des concessions en la matière.
Confrontée à de nouvelles réalités économiques (ralentissement de sa croissance, vieillissement, volonté politique de dynamiser le marché intérieur), la Chine n’a par ailleurs aucun intérêt à ce que les dettes qu’elle possède ne soient pas honorées. Ainsi, le niveau d’IDE chinois s’est sensiblement tari à partir de 2018, avant de chuter depuis 2020. La prudence semble désormais de mise, bien loin des financements abondants de la période 2000-2018, ce qui s’explique autant par le contexte international que par les évolutions politico-économiques internes à la Chine.
Par ailleurs, en réponse aux graves difficultés financières rencontrées par les pays en développement durant la pandémie de COVID-19, la Chine s’est montrée ouverte à des restructurations de dette, en particulier sur le continent africain. Elle s’est ainsi jointe à l’initiative DSSI (Debt Service Suspension Initiative), dans le cadre du G20, sous l’impulsion du président sud-africain Cyril Ramaphosa et à l’appel du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. En participant à cette initiative, portée par le Club de Paris et la Banque mondiale, la Chine a accepté un processus multilatéral qui tranche avec ses pratiques discrétionnaires habituelles. Sa présence a également rappelé le changement du rapport de force sur le continent, la Chine détenant désormais 21% de la dette publique des Etats africains.
Certaines banques chinoises privées fortement détentrices de dette africaine n’ont cependant pas participé à cette initiative, faisant l’objet d’accusations par les membres du G7 de vouloir limiter sa portée. Les États-Unis, de leur côté, ne s’étaient pas non plus empressés d’accepter les demandes de restructuration de dette. En dépit de cette rivalité sino-américaine sous-jacente, différents accords de restructurations ont été passés, dans le cadre de la DSSI et sous l’égide du FMI et du groupe de Paris, entre la Chine et certains pays africains, notamment la Zambie en juillet 2023. Cet épisode démontre qu’en dépit de sa volonté de refaçonner le système international selon ses intérêts, la Chine est toujours capable de jouer le jeu du multilatéralisme classique pour soigner son image et se présenter comme un interlocuteur responsable.
Ces quinze dernières années, la Chine est devenue un acteur financier majeur dans les pays en développement : une évolution qui, en Occident, a été analysée sous sa seule dimension prédatrice. Si les accusations de volonté hégémonique chinoise sont en partie fondées, il serait réducteur d’oublier que la Chine s’engouffre dans un manque d’investissements dans les infrastructures. Cet état de fait ne peut que pérenniser le statut de la Chine comme créancier des pays en développement… et tisser autour des plus vulnérables de nouvelles chaînes de la dette.
04.12.2023 à 19:30
Christophe Ventura
Face à l’impérialisme occidental, une partie de la gauche tend à soutenir tout régime opposé à Washington, de manière aveugle et systématique. Une autre fraction de la gauche répond à cette posture « campiste » par un « campisme inversé », soutenant de manière symétrique la diplomatie occidentale contre les « régimes autoritaires » ou « illibéraux ». Dans Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde (Agone, 2023), Christophe Ventura et Didier Billion appellent à rompre avec ces grilles d’analyse et d’action. La clef, pour eux, réside dans une « indépendance absolue » des mouvements progressistes à l’égard des États (pro ou anti-occidentaux), et dans la promotion d’un « non-alignement actif ».
Le texte qui suit est une version éditée d’un extrait de leur ouvrage.
Le campisme constitue certainement le premier piège tendu aux progressistes. Issu de la guerre froide, ce terme fait initialement référence à ceux qui, à l’époque, se définissent comme progressistes. En réalité, on les trouve principalement parmi les forces liées aux partis communistes qui s’alignaient sur l’URSS lorsque celle-ci affirmait soutenir les luttes anti-impérialistes dans le cadre de sa rivalité proclamée avec les États-Unis.
Si l’on considère que l’impérialisme étatsunien reste l’un des principaux facteurs de désordre à l’échelle planétaire, la tentation est alors forte de soutenir mécaniquement toute opposition à l’imperium de Washington. Erreur de méthode et de perspective. Certes, les seuls enjeux et intérêts de classe ne peuvent incarner toutes les raisons de lutter pour un autre ordre social et géopolitique. Mais leur prise en compte limite considérablement le risque de soutenir les pires régimes autoritaires au prétexte qu’ils sont la cible des puissances impérialistes ; ou, au contraire, de s’aligner sur les puissances occidentales au nom de leur incarnation autoproclamée des valeurs démocratiques – version actualisée du « monde libre » de l’époque de la guerre froide.
Cet axiome est illustré par de nombreuses situations concrètes depuis l’implosion de l’URSS. Contraire au droit international, l’invasion en 1990 du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein, un des dictateurs les plus sanguinaires de la région, entraîne des militants et responsables politiques se présentant comme progressistes à soutenir la coalition initiée et dirigée par les États-Unis alors que tout n’a pas été tenté pour parvenir à une solution politique.
Ensuite, les zones d’exclusion aériennes imposées à Bagdad après son retrait du Koweït en 1991 ne sont critiquées que modérément par nombre de progressistes parce qu’elles constituaient, selon eux, une forme de protection des populations kurdes du nord et chiites du sud de l’Irak. Enfin, les terribles sanctions économiques exercées, sous égide de l’ONU, sur le peuple irakien de 1991 à 2003 ne font l’objet que de peu de condamnations et de protestations internationales par peur de courir le risque d’être taxés de soutien à Saddam Hussein.
En 2011, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 17 mars grâce à l’abstention de la Russie et de la Chine, prévoit une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Dans son point 4, elle permet l’usage de tous les moyens nécessaires pour protéger les populations civiles à l’exception du « déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ». Nulle part, ce texte n’autorise explicitement, dans ce cadre, le recours à des frappes aériennes. Dès le 31 mars, c’est l’Otan – et en son sein plus particulièrement la France et le Royaume-Uni – qui est chargée de faire appliquer la résolution du Conseil de sécurité.
Dans les faits, c’est donc l’organisation transatlantique qui prend le commandement de l’opération militaire. Mais ne seront respectés ni l’esprit ni la lettre de la résolution de l’ONU, qui sert désormais d’instrument pour obtenir un changement de régime à Tripoli. Cette situation n’a pas semblé déranger de nombreux progressistes autoproclamés, tout à leur obsession de faire tomber Mouammar Khadafi. Depuis lors, abandonnée au chaos, à la guerre civile et aux factions armées rivales, la Libye est un État failli.
En Amérique latine, région au cœur de la rivalité sino-américaine, la notion de « non-alignement actif » est proposée par des cercles universitaires et diplomatiques de gauche.
Dans chacun des cas évoqués ici les critiques à l’encontre des interventions occidentales ont été réelles, mais certains secteurs de la gauche internationale ont adopté une posture de soutien, parfois éventuellement teintée de critiques, aux régimes en question au seul fait qu’ils étaient agressés par des puissances impérialistes, souvent il est vrai sans aucun mandat de l’ONU.
Ces exemples illustrent ce que Gilbert Achcar a qualifié de retour du campisme de la guerre froide, non plus aligné sur l’URSS mais comme un soutien direct ou indirect à des régimes mis sous pression par les États-Unis. Comme il le décrit : « En d’autres termes, il y eut passage d’une logique de “L’ennemi de mon ami (l’URSS) est mon ennemi” à une logique de “L’ennemi de mon ennemi (les États-Unis) est mon ami” »1.
Le pendant de cette position est bien sûr un « campisme inversé » dicté par les puissances occidentales et particulièrement les États-Unis : un clivage entre les « démocraties » et les « régimes autoritaires » traduit en termes de confrontation entre pays « libéraux » et « illibéraux », les premiers promouvant un monde de paix, de droits, de libertés, de valeurs universelles, les seconds un monde autoritaire, de force brute. Ces clivages poursuivent un objectif idéologique et stratégique : nous enjoindre à choisir notre camp en fonction d’une grille de lecture simpliste, moralisante, instrumentalisée et singulièrement artificielle.
Mais dans le domaine des relations internationales, les partisans d’une transformation progressiste et d’une rupture avec le système capitaliste ne peuvent raisonner en termes campistes d’« amis/ennemis ». Une réalité que nous rappelle l’actualité la plus récente.
La République islamique d’Iran fournit un exemple probant des errements du campisme. Si la révolution de 1979 contient sans nul doute une dimension religieuse, son caractère anti-impérialiste en constitue bien la principale caractéristique. La chute du régime du chah, au cœur du dispositif régional étatsunien dans les années 1970, représente une défaite majeure pour Washington. Néanmoins, la formidable énergie politique qui avait permis la révolution est rapidement combattue par les nouveaux dirigeants iraniens, dont les décisions sont toutes guidées par la consolidation de leur pouvoir puis, à partir de septembre 1980, par la défense de leur pays agressé par l’Irak de Saddam Hussein soutenu par la plupart des puissances occidentales et tous les États arabes de la région, à l’exception de la Syrie. Ce maelström mortifère a laminé les forces progressistes, qui n’ont depuis lors jamais pu se reconstituer.
En 2015, l’accord sur le nucléaire traçait la perspective d’une volonté de dédiabolisation de l’Iran dans le champ des relations internationales. Toute contribution à ce type d’initiative est indéniablement positive. Pour autant, rien de nous oblige à donner quitus aux politiques mises en œuvre par le gouvernement de la République islamique, aussi bien à l’intérieur qu’à l’international. Et ici aussi, c’est la capacité du peuple iranien à se doter d’organisations politiques, syndicales et associatives indépendantes et de formuler une politique alternative qui est essentielle, comme le prouve le mouvement de contestation citoyenne qui a surgi en septembre 2023.
Si l’affirmation du principe de la défense des peuples, de leurs revendications et de leur autodétermination ne suffit pas toujours pour s’orienter avec précision et de manière satisfaisante au sein des enjeux géopolitiques qui se posent ici et maintenant, elle n’en fournit pas moins de sérieux garde-fous. Dans un monde où se manifestent en toute occasion les formes les plus exacerbées de défense du système dominant, les marges de manœuvre sont étroites. Et l’intérêt des peuples reste une boussole indispensable sans laquelle les progressistes peuvent être amenés à s’adapter à la politique de régimes guidés par la seule sauvegarde de leur pouvoir.
Dans ce contexte, l’indépendance absolue à l’égard des États semble bien être, pour tout partisan d’une transformation sociale, une garantie permettant de parer aux dérives campistes. Cette situation invite les forces progressistes à définir quel type de politique étrangère elles mettraient en œuvre si elles accédaient au pouvoir. Des réflexions sont disponibles, par exemple en Amérique latine, région au cœur de la rivalité sino-américaine, où la notion de « non-alignement actif » est proposée par des cercles universitaires et diplomatiques de gauche2.
D’une manière plus générale, ces questions exigent des progressistes qu’ils définissent les contours d’un multilatéralisme novateur, capable d’opposer aux logiques chaotiques et belliqueuses actuelles des conditions promotrices de solidarité et de droits humains.
Un tel multilatéralisme doit permettre une restructuration des relations économiques internationales au service de la justice sociale et climatique, de la lutte contre la pauvreté, de l’égalité entre pays du Nord et du Sud, de l’accès aux ressources de la planète et leur redistribution. Autant d’objectifs nécessaires à la construction de nouveaux équilibres porteurs de solutions face à la multiplication des conflits dans le monde et qui pourraient constituer les bases d’un nouvel internationalisme et d’une désoccidentalisation progressiste du monde.
Notes :
1 Gilbert Achcar, « Leur anti-impérialisme et le nôtre », Contretemps. Revue de critique communiste, 18 avril 2021.
2 Lire Carlos Fortin, Jorge Heine, Carlos Ominami, « Pandémie et guerre en Ukraine : de la pertinence du concept de non-alignement actif pour l’Amérique latine », Revue internationale et stratégique, été 2023, no 130, p. 47-56.
01.12.2023 à 17:51
Maud Barret Bertelloni
Peut-on imaginer un agenda radical en matière de nouvelles technologies ? C’est là la ligne de fond du travail de Nick Srniček, co-auteur en 2013 du Manifeste accélérationniste, pamphlet qui avait secoué la gauche radicale, aujourd’hui senior lecturer au King’s College London, essayiste, et l’un des plus fins connaisseurs du capitalisme numérique. Entre économie politique de l’IA, stratégie politique et fin du travail domestique, il renouvelle la critique des technologies numériques et œuvre à formuler un agenda émancipateur. Entretien par Maud Barret Bertelloni.
En 2013, deux doctorants londoniens secouaient la gauche radicale en publiant le Manifeste accélérationniste, texte dans lequel ils incitaient la gauche à sortir de l’impasse politique et écologique en se réappropriant les technologies et les formes d’organisation capitalistes à des fins d’émancipation. Accusés de techno-utopisme par leurs détracteurs, qui lisaient dans le Manifeste une invitation à accélérer le techno-capitalisme global pour en provoquer l’effondrement ; attaqués par les partisans de la décroissance qui ne voyaient dans leur proposition qu’une énième variante du productivisme, Nick Snriček et Alex Williams défendaient que c’est précisément à l’échelle du capitalisme que ce dernier peut être dépassé. Sortant de son passéisme et de son refus des techniques et des organisations, la gauche peut réorienter l’infrastructure matérielle du capitalisme, se réapproprier le progrès scientifique et technologique et doit penser la stratégie et les institutions pour ce faire.
Dix ans après le Manifeste, Nick Srniček compte parmi les plus fins économistes politiques du capitalisme numérique. Capitalisme de plateforme, publié en 2017, conceptualisait les plateformes comme les nouvelles formes d’organisation du capitalisme dont la singularité tient aux moyens sociotechniques d’intermédiation par le biais des données. Par-delà les promesses de l’économie numérique, il insérait ce modèle dans la longue histoire du capitalisme post-fordiste. Il travaille aujourd’hui sur l’économie politique de l’intelligence artificielle et, loin des discours imprégnés de craintes et de promesses, en avance une critique qui souligne l’importance du travail et des infrastructures dans la production de l’IA et en illustre les implications géopolitiques.
Son dernier ouvrage, écrit avec la théoricienne féministe Helen Hester, After Work : A History of the Home and the Fight for Free Time, porte sur les technologies domestiques et leur fausse promesse de libérer du temps de travail. Si, au fil des innovations, la charge de travail domestique n’a pas diminué, c’est qu’il faut interroger la culture domestique et parvenir à transformer l’organisation matérielle de la vie quotidienne. Des plateformes aux technologies domestiques, de l’IA à ses infrastructures, Nick Srniček renouvelle la critique des techniques et œuvre à formuler un agenda émancipateur.
Entretien originellement publié sur AOC média.
LVSL – Après le Manifeste accélérationniste et Inventing the future (Verso, 2015), deux essais politiques et programmatiques sur l’avenir de la gauche, les technologies et la fin du travail, vous avez recentré vos recherches sur l’économie politique du numérique, du capitalisme de plateforme à l’industrie de l’IA. Quel fil relie ces différents travaux ?
N. S. – L’économie politique est arrivée dans mon travail en même temps que le Manifeste. Je m’occupais auparavant de philosophie et j’aurais pu rester un deleuzien si la crise de 2008 n’était pas arrivée. Mais tous les théoriciens critiques que je lisais n’avaient rien à dire de pertinent sur la crise financière, la plus grande crise du capitalisme global depuis la Grande Dépression. C’est alors que je me suis tourné vers l’économie politique. Le Manifeste a eu la même genèse : il est né de la frustration qu’Alex Williams et moi ressentions à l’égard de la gauche de l’époque, incarnée notamment par le mouvement Occupy Wall Street, né en réponse à la crise financière.
Son horizontalisme à tout prix, sa démocratie directe à tout prix, sa peur farouche de tout leadership, tous ces éléments nous semblaient absolument contre-productifs pour la construction d’un mouvement de gauche efficace. Les arguments du Manifeste n’étaient en fait que les réponses aux questions : que devrait faire la gauche ? Quelle est l’alternative à la situation actuelle ? Devrions-nous affirmer de grandes revendications ? Y compris sur la question technologique.
Le discours qui entoure les technologies est aujourd’hui imprégné de craintes au sujet des IA génératives. Dans les années autour de 2008, les craintes se concentraient autour de l’automatisation et de la surveillance. Notre position consistait alors à dire que les technologies ne doivent pas être craintes : elles peuvent souvent être réappropriées et constituer des opportunités émancipatrices. Il en va de même aujourd’hui. La question est de savoir comment il est possible de contrôler le développement technologique et l’orienter vers des possibles libérateurs.
LVSL -L’intelligence artificielle a largement défrayé la chronique ces derniers mois. Le succès de modèles comme ChatGPT ou DALL·E, rendus accessibles au grand public, a suscité d’importantes craintes autour de l’automatisation du travail. Leurs performances impressionnantes ont relancé les débats autour de l’intelligence des machines, ses risques et son éthique. Vous étudiez depuis longtemps l’économie numérique et ses innovations : quelle est votre lecture du phénomène ?
N. S. –Par-delà l’engouement médiatique, ce que je propose est d’opérer un geste marxiste tout à fait classique : plutôt que de se concentrer sur les craintes et les conséquences de l’usage de l’intelligence artificielle, il faut s’intéresser à ses conditions de production. Lorsque l’on s’intéresse à l’IA non pas à partir de ses conséquences, mais de sa production, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une longue chaîne de travail qui peut être décomposée en quatre étapes : (1) la collecte des données, (2) l’étiquetage de ces données et leur nettoyage, (3) la construction du modèle ; ce n’est qu’alors qu’advient (4) le déploiement de l’intelligence artificielle comme produit pour les utilisateurs. Du côté des chercheurs comme des politiciens, toute l’attention critique s’est concentrée ces derniers temps sur les deux premières étapes, notamment sur la collecte massive de données. Elle requiert beaucoup de travail de nettoyage et de vérification des données et engendre d’importants problèmes de surveillance.
Mais cela ne représente qu’une partie de la chaîne de production. Prenez par exemple l’entraînement des modèles : c’est une étape qui requiert énormément de ressources de calcul. L’entraînement d’un seul modèle d’IA requiert un équipement de calcul massif, des dizaines de milliers de cartes graphiques et des ingénieurs très bien formés, qui sont d’ailleurs une ressource très rare pour les entreprises. Une entreprise comme Deep Mind[1] consacre d’ailleurs une très large partie de son budget pour garder ses meilleures têtes, avec des salaires qui se chiffrent en centaines de milliers de dollars. Tant que l’on ne change pas le regard sur l’IA et que l’on ne considère pas toutes les étapes de sa production, on ne pourra prendre en compte que les problèmes de données et de surveillance, alors que de nombreux enjeux de pouvoir, de propriété et de monopole se concentrent autour des équipements de calcul et des infrastructures (énergétiques, hydriques) qui permettent de les approvisionner.
LVSL – Si l’on s’intéresse aux producteurs d’IA, du moins du côté de la production des modèles, on s’aperçoit que les acteurs sont à peu près les mêmes qui, de l’économie du web au capitalisme de plateforme, ont été au cœur du capitalisme numérique : Google, Amazon, Microsoft, Facebook. L’industrie de IA que l’on voit prospérer aujourd’hui est-elle une ramification du capitalisme de plateforme ?
N. S. – Il y a une continuité claire entre le capitalisme de plateforme et l’industrie de production de l’intelligence artificielle. OpenAI, l’entreprise au cœur de l’engouement actuel autour de l’IA, dépend de Microsoft, qui l’a récemment renflouée à la hauteur de 10 milliards de dollars[2] et dépensé plusieurs centaines de millions de dollars pour construire un « superordinateur » pour OpenAI. L’intelligence artificielle est actuellement dominé par Microsoft, Google et Facebook en moindre mesure. Ce sont des entreprises qui ont acquis leur pouvoir comme plateformes, en recueillant les données des utilisateurs, ce qui leur permettait à l’époque de cibler leurs services, mais l’enjeu crucial aujourd’hui est ailleurs. Ce ne sont plus des plateformes au sens strict : ce sont désormais des fournisseurs d’infrastructures de calcul. C’est pour ça qu’Amazon s’emploie à devenir l’un des acteurs les plus importants de l’IA. En matière d’IA, Amazon n’a développé que quelques petits modèles, rien qui puisse concurrencer l’état de l’art ; ce qui importe cependant est qu’elle fournit aujourd’hui la majeure partie des ressources de calcul nécessaires à l’IA via Amazon Web Services, son service cloud. Même Facebook ne possède pas suffisamment de data centers et doit parfois s’appuyer sur Amazon pour entraîner ses modèles.
Les ressources de calcul, le cloud et leur infrastructure sont devenues le nerf de la guerre de l’IA et leur propriété est de plus en plus concentrée. On peut observer une dynamique semblable à celle des chemins de fer au siècle dernier : en raison des investissements massifs à pourvoir en amont, le secteur tech tend au monopole. Un processeur graphique de pointe coûte aujourd’hui autour de 40 000 dollars et il en faut des centaines, voire des milliers, pour entraîner les modèles d’IA. Cela signifie que c’est hors de portée pour la plupart des entreprises et pour la recherche publique.
LVSL – Est-ce cette concentration qui fait le pouvoir des GAFAM ? Paradoxalement, c’est une position que pourraient défendre une théoricienne libérale comme Shoshana Zuboff dans son travail sur le capitalisme de surveillance ou les commissaires européens, lorsqu’ils incitent à démanteler les géants du secteur tech.
N. S. – Il y a deux manières de considérer les monopoles. La première, qui est celle de la Commission européenne, est une approche anti-trust classique, selon laquelle la libre concurrence est le but ultime de la politique économique. L’objectif est donc d’avoir plusieurs Facebook, plusieurs Google, plusieurs de ces entreprises en compétition les unes avec les autres, avec l’idée que quelques bénéfices finiront par émerger d’un système compétitif. Je ne pense pas que ce soit vrai. Au contraire, c’est bien la concurrence qui produit des dommages. Ces entreprises rivalisent déjà pour accaparer les données, les utilisateurs et les financements. Cette concurrence les conduit à renforcer la surveillance, élargir la collecte massive de données, à chercher à affiner le profilage et les techniques pour garder leurs utilisateurs captifs, comme les dark patterns[3]. Ces problèmes n’ont rien à voir avec la taille de ces entreprises. Dans ce contexte, la concurrence n’est en rien une solution : c’est au contraire une partie du problème qui consiste à laisser ces plateformes dans les mains du marché. Ce n’est pas de concurrence dont on a besoin, mais de contrôle démocratique et populaire sur le développement et sur le déploiement de ces technologies. Ce contrôle est aujourd’hui dans les mains d’un type comme Sam Altman, le co-fondateur avec Elon Musk de OpenAI.
LVSL – Certains, comme l’économiste français Cédric Durand, soutiennent que l’essor des plateformes a fondamentalement changé le capitalisme, au point d’en marquer la fin. La captation de valeur par l’accumulation de données et le contrôle des infrastructures par une poignée de puissantes entreprises rapprocheraient l’économie numérique d’un système féodal, ou plus précisément : techno-féodal. Quelle est votre lecture des transformations de l’économie numérique ?
N. S. – Sans être un spécialiste des travaux de Cédric Durand, il me semble que sa thèse s’appuie sur la prémisse selon laquelle la dynamique du système économique serait portée non plus par le profit mais par la rente[4]. Je suis en désaccord avec cette prémisse : la rente n’est pas un phénomène extérieur au capitalisme. Marx n’aurait jamais été d’accord : il y a des centaines de pages dans le volume III du Capital sur la rente, sur les manières dont elle s’intègre à un système capitaliste et s’y trouve transformée. Évidemment, la dynamique d’une entreprise qui dépend de la rente diffère d’une entreprise plus classique qui dépend de l’extraction de profit. Malgré ces différences, toutes deux font partie du système capitaliste.
C’est d’ailleurs l’un de mes principaux arguments au sujet du capitalisme de plateforme. De nombreux auteurs ont voulu voir dans les GAFAM de nouveaux modèles économiques, voire de nouveaux modèles d’ordre social. Les optimistes comme Rifkin, Benkler ou Mayer-Schönberger avaient affirmé que l’on allait vivre dans une nouvelle économie du partage. Les pessimistes, comme McKenzie Wark, que l’on est sortis du capitalisme pour entrer dans une nouvelle techno-dystopie. Ce que j’ai essayé de montrer avec Capitalisme de plateforme, c’est que c’est toujours du capitalisme, mais avec une dynamique propre, gouvernée par la capacité d’intermédiation des plateformes.
Nous sommes toujours en plein capitalisme. La prominence du phénomène de la rente aujourd’hui peut plutôt être comprise comme le résultat d’un ralentissement du capitalisme. L’économie globale ralentit depuis plusieurs décennies, tout particulièrement à son centre. Des pays comme l’Inde et la Chine ont rapidement rattrapé les États Unis, mais ce n’est pas le cas de nombreux autres et la frontière de la croissance ralentit. Avec le ralentissement de la croissance économique, les entreprises se trouvent davantage incitées à capter qu’à créer de la valeur – comme la création devient de plus en plus difficile. Là où la thèse techno-féodale oppose rente et profit, je vois une opposition entre création et captation de valeur – mais cette captation de valeur demeure fondamentalement capitaliste.
Il y a évidemment une composante importante de rente dans l’économie et le capitalisme de plateforme en fait partie, mais ce n’est pas hors capitalisme. Les caractéristiques saillantes du capitalisme, notamment l’accumulation, n’ont pas disparu. On assiste plutôt à une lutte acharnée pour s’emparer d’une mise de plus en plus maigre. Et par-delà la prominence de la rente, je pense que la stagnation a aussi récemment beaucoup influencé les politiques industrielles et déterminé le retour de la concurrence géopolitique.
LVSL – Dans quel sens ?
N. S. – La période néolibérale a été marquée par l’abandon de la politique industrielle et de ses implications géopolitiques. Elle n’a évidemment jamais complètement disparu, mais elle était déconsidérée de manière idéologique et peu discutée. Aux États-Unis, c’est le capital-risque qui a relevé le financement du secteur technologique, au moment du retrait du financement de l’État. C’est devenu le premier canal de financement des entreprises tech, à partir de l’ère « dot.com[5] ». Il s’agissait à l’époque de grands fonds d’investissement qui consacraient leur surplus à des investissements risqués par le biais de angel investors. Aujourd’hui au contraire, le capital-risque est aussi une ramification des plus grandes entreprises technologiques comme Google et Amazon ; il a permis leur essor et elles ont souvent chacune leurs propres fonds.
C’est tout à fait différent en Chine, où l’industrie est massivement soutenue par l’État. La politique industrielle volontariste de la dernière décennie a mené au développement de l’industrie des semi-conducteurs et, de manière significative, d’importantes plateformes domestiques. Huawei est un excellent exemple : c’est un leader mondial en standards technologiques, pour la 5G notamment. On les oublie souvent, mais les standards techniques sont des dispositifs cruciaux, qui permettent d’asseoir une influence géopolitique majeure.
En raison du succès des politiques industrielles chinoises et de la stagnation générale de l’économie, les États-Unis ont dû entrer dans la danse et le Chips Act[6] en est l’exemple le plus flagrant. Les US cherchent explicitement à s’autonomiser à l’égard de la Chine, qui soutient ses entreprises nationales, avec un intérêt géopolitique clair. La première entreprise productrice de semi-conducteurs, TSMC, est basée à Taïwan, qui est actuellement une poudrière géopolitique. Le Chips Act était une tentative de s’assurer une forme d’autonomie sur la chaîne de production, surtout après avoir vu pendant le Covid-19 la fragilité des chaînes d’approvisionnement. Actuellement, la maigre politique industrielle américaine est entièrement portée par la concurrence géopolitique.
LVSL – Et en Europe ?
N. S. – L’Europe voudrait avoir une industrie de l’IA qui puisse concurrencer les États Unis et la Chine. C’est impossible pour plusieurs raisons, parmi lesquelles figurent le manque de plateformes et de fournisseurs cloud d’envergure. Le vieux continent peut se concentrer sur le secteur applicatif, avec différentes start ups, mais du point de vue de la chaîne de valeur, c’est un secteur qui capte très peu de valeur. Si l’on accepte l’hypothèse de la centralité croissante des infrastructures, on peut conclure que les fournisseurs cloud vont en ressortir les plus puissants et aucun n’est en Europe. Cela ne signifie pas qu’aucune application utile ne pourra émerger de l’Europe. Mais contrairement aux promesses, le retard technologique européen ne pourra pas être comblé.
LVSL – En 2013, le Manifeste accélérationniste faisait controverse en prenant à contrepied les positions sociales-démocrates autant que décroissantes en matière de nouvelles technologies, accusées d’être « impuissantes et inefficaces ». Il y avait dans la partie programmatique du Manifeste un passage énigmatique, une invitation à œuvrer pour une « hégémonie sociotechnique de gauche ». Qu’est-ce que cette proposition ?
N. S. – L’hégémonie est le gouvernement par le consentement plutôt que par la coercition. C’est ce qui permet d’inclure les personnes dans un ordre social particulier et de leur faire accepter par différents moyens. Traditionnellement, l’étude de l’hégémonie se concentre sur ses aspects sociaux et discursifs du système, sur l’idéologie et sur tous les systèmes d’incitation qui permettent de convaincre les personnes à demeurer loyales à un système social existant. L’aspect sociotechnique de l’hégémonie concerne au contraire sa dimension matérielle et technique, la manière dont toutes les infrastructures, les outils, les technologies construisent autour de nous un ordre social. Pour donner un exemple très simple : la maison familiale individuelle construit la cellule familiale nucléaire en la naturalisant.
Elle répartit les personnes en petites maisons mono-familiales et les sépare de fait en petits foyers nucléaires. Cela fait partie de l’hégémonie, car l’architecture naturalise le système familial et social. Lorsque Alex Williams et moi invoquions une hégémonie sociotechnique de gauche, c’était pour dire qu’il faut prendre cette infrastructure très au sérieux. Il faut aussi s’intéresser à la conception de ces technologies et à leur déploiement. Tous ces aspects techniques doivent faire partie d’un agenda de gauche, on ne peut pas se limiter à des arguments théoriques ou à de meilleurs programmes de politiques publiques. La gauche doit investir la culture matérielle autant que la sphère des idées. Et cela concerne bien évidemment les nouvelles technologies.
LVSL – En quoi consisterait un agenda émancipateur en matière d’IA ?
N. S. – C’est très difficile de proposer un agenda émancipateur en matière d’IA, telle qu’elle est développée aujourd’hui. Il y a actuellement deux approches dominantes, toutes deux insuffisantes. La première propose de « démocratiser » l’IA en garantissant l’usage à tout le monde : le fait de pouvoir accéder librement à ChatGPT depuis un ordinateur équivaudrait à la démocratisation de ces technologies. Cela n’a évidemment aucun sens du point de vue progressiste, car la propriété et la conception des modèles demeure dans les mains de Microsoft et de OpenAI, qui captent toute la valeur issue de ces systèmes. Le fait que tout le monde puisse y accéder ne change ni le développement des technologies ni les structures de pouvoir desquelles elles sont issues.
L’autre alternative, plus intéressante, est celle du développement en open source de plus petits modèles. La plupart des modèles dits « de fondation » comme GPT4 ou DALL-E [modèles de grande taille de génération de texte ou d’image, qui peuvent être adaptés par la suite à un large éventail de tâches, n.d.r.] sont des modèles propriétaires, au sens où ils sont la propriété des entreprises qui les ont développés. Il existe au contraire d’autres modèles librement accessibles, qui peuvent être librement employés et modifiés. L’architecture des modèles, leurs données d’entraînement, les poids de leurs paramètres, tout est à disposition et utilisable pour quiconque souhaite s’en servir.
Et cela pourrait représenter un vrai changement : les modèles actuels ont coûté des centaines de millions de dollars pour être entraînés. Tant que c’est la seule manière de produire de l’IA de pointe, la recherche publique ne pourra jamais suivre. L’open source montre que l’on pourrait s’en tirer de manière beaucoup plus économique. S’il est possible de ré-entraîner des modèles sur une poignée de processeurs graphiques, s’il est (presque) possible de répliquer ChatGPT pour quelques centaines de dollars, le modèle économique de OpenAI peut être entièrement détruit. L’open source peut en ce sens encore représenter une menace pour le pouvoir de l’industrie technologique.
Le problème, c’est que cet open source dépend à son tour des GAFAM. Dans le domaine de l’IA, il s’appuie sur les gros modèles entraînés par ces entreprises. Une fois qu’ils sont entrainés par les GAFAM, le développement en open source arrive en bout de course pour leur réglage fin [le fine-tuning n.d.r.]. De plus, le travail en open source s’appuie sur les infrastructures possédées par les GAFAM pour entrainer et faire fonctionner ses modèles à l’échelle. Toutes les entreprises qui les développent en open source ont des partenariats avec les GAFAM et continuent d’en être dépendantes. L’open source pourrait permettre de ralentir la concentration de l’IA, mais non de s’autonomiser à l’égard des GAFAM. Difficile de dire, dans les deux cas, quel serait un scénario émancipateur.
LVSL – Ces technologies numériques – et l’IA n’en est qu’un exemple – s’appuient sur la collecte massive de données des utilisateurs, donc sur une forme de surveillance. Plus fondamentalement, elles requièrent une grande quantité de ressources naturelles et énergétiques pour leur fonctionnement. Dans un contexte d’urgence climatique, un agenda technologique de gauche est-il compatible avec le maintien de telles technologies et infrastructures ?
N. S. – Les ressources et l’énergie que l’on peut employer sont évidemment limitées à un temps t. Mais en même temps, le développement technologique peut permettre de repousser ces limites. Notre capacité à employer l’énergie et les ressources de manière soutenable s’améliore, surtout si l’on encourage le développement technologique dans cette direction. Ces limites devraient etre conçues comme fixes à court-terme et variables à long-terme. Un deuxième argument consiste à dire que ce n’est pas parce qu’une technologie exige une quantité importante de ressources qu’il faut automatiquement y renoncer. Les bénéfices d’une infrastructures à haut impact sur l’environnement pourraient consister à limiter l’usage de ressources naturelles dans un autre contexte.
C’est là l’une des questions que devra se poser une société future. Les ressources requises pour le fonctionnement de l’IA valent-elles les bénéfices qu’elle peut fournir ? Je renvoie la question aux générations futures parce que les bienfaits de l’IA vont avant tout les concerner. Il faut évidemment baisser la consommation de ressources naturelles, mais si l’on jugeait raisonnable d’allouer, mettons, 10 % de la consommation énergétique mondiale aux nouvelles technologies, on pourrait alors s’interroger pour savoir si les bénéfices de l’IA sont suffisants pour leur consacrer une part du budget énergétique.
Cette position peut sembler opposée à la plupart des réflexions écosocialistes, mais ce n’est pas mon point de vue. La vraie question – c’est là notre point commun – est de savoir comment on peut acquérir le contrôle collectif sur la direction du développement technologique, comment on peut en contrôler démocratiquement le déploiement et l’usage. Le problème n’est pas celui de la high tech en opposition à la low tech. Il est possible, par exemple, de faire de l’agriculture locale et à petite échelle de manière très high tech.
L’enjeu est à chaque fois de savoir comment choisir les technologies appropriées à un contexte donné et de garantir qu’elles soient efficaces du point de vue des ressources consommées et des objectifs définis collectivement par une société. Dans un monde où l’on essaie simultanément de réduire l’impact environnemental et le temps de travail, il y a toute une série de contraintes complexes qu’il faudra prendre en compte dans l’imagination d’une société future et de ses technologies. L’important est que nous puissions choisir collectivement.
LVSL – Mais de quelles institutions disposons-nous pour décider collectivement sur la culture matérielle et technique ?
N. S. – Les approches dominantes pour gouverner la culture technique sont aujourd’hui celles de la démocratie représentative et de la technocratie. Dans la première des configurations, les politiciens élus lors des élections prennent des décisions en vertu de leur fonction de représentation politique. L’autre approche est celle d’inspiration technocratique, de plus en plus répandue, selon laquelle les experts techniques sont les plus à même d’en gouverner l’usage. Les ingénieurs en machine learning sauraient, en vertu de leurs compétences de calcul, gouverner le développement technique de manière éclairée. Le problème étant qu’ils ne sont pas forcément compétents pour saisir les biais sociaux et économiques de leurs propres systèmes.
Je ne veux pas dire par là que l’expertise technique n’a pas d’importance, le problème n’est d’ailleurs pas là actuellement. Aujourd’hui, les gouvernements laissent les entreprises dicter les grandes lignes de régulation, comme c’est le cas actuellement avec l’IA, ou bien décident de réguler les technologies en faisant fi de toute expertise technique. Les tentatives d’encadrement du chiffrement bout à bout en sont un excellent exemple : les gouvernements cherchent à tout prix à imposer l’insertion de back doors[7], alors que les experts expliquent qu’une porte d’entrée annule tout le principe du chiffrage bout à bout…
LVSL – Il existe cependant de nombreux exemples d’initiatives politiques en matière de culture technique, autant du côté des institutions (conventions citoyennes, autorités indépendantes et de régulation) que du côté des ONG et des mouvements sociaux, où se mélangent expertise technique et savoir-faire politique. Ne peut-on pas s’appuyer sur ce déjà-là pour imaginer les institutions pour gouverner la culture technique ?
N. S. – Je vais devoir botter en touche : je ne sais pas faire du design d’institutions. Je peux donner quelques grands principes qui pourraient guider ce genre d’initiative, mais c’est quelque chose qui va devoir être inventé par-delà le capitalisme. Le problème avec le capitalisme, c’est que tous les problèmes importants sont hors de portée, le changement climatique en premier lieu. Le développement technologique est guidé par des impératifs structurels. On a beau savoir ce qu’il faut faire pour arrêter le changement climatique, le capitalisme ne va pas le permettre.
Peu importe que les PDG eux-mêmes le souhaitent du fond de leur cœur : les actionnaires ne le permettront pas. Il en va de même avec les décisions au sujet du développement technologique : il est porté par la concurrence et par le profit plutôt que par une quelconque réflexion rationnelle.
LVSL – Un raisonnement maximaliste de ce genre ne risque-t-il pas de passer sous silence la pluralité de pratiques qui existent déjà, tant du point de vue de la lutte contre la crise climatique que des pratiques de réappropriation des techniques ?
N. S. – Nous ne sommes évidemment pas dans un moment révolutionnaire. Le mieux que nous puissions faire actuellement est probablement de cultiver ces pratiques et de les institutionnaliser, de sorte à leur garantir une vie par-delà leur immédiateté. C’est ce qu’Alex Williams et moi appelions dans Inventing the Future une « politique anti-localiste » (anti-folk politics). L’idée n’est pas de critiquer le localisme ou l’horizontalisme en soi, mais de rappeler qu’ils sont insuffisants pour soutenir un mouvement sur le long terme.
Chaque mouvement a ses pratiques et ses innovations, mais lorsque l’on refuse de construire des systèmes, comme c’était le cas de Occupy Wall Street en 2009, on risque de perdre tout ce qui a été inventé lorsque la ferveur retombe. J’insiste sur Occupy Wall Street parce que c’était l’un des mouvements les plus importants de la gauche occidentale anglophone de notre siècle et probablement celui où cette limite était la plus flagrante. Mais cela pourrait s’appliquer aux mouvements anti-globalisation des années 2000 et probablement à de nombreux autres mouvements.
LVSL – Vous avez récemment publié un nouveau livre avec Helen Hester, After Work : A History of the Home and the Fight for Free Time, qui revient sur l’histoire des technologies domestiques et la lutte pour la fin du travail.
N. S. – Notre livre part du paradoxe mis en avant par la théoricienne féministe Ruth Schwarz Cowan au sujet du travail domestique. Dans More Work for Mother ?, elle démontrait que malgré la révolution domestique, malgré les lave-linges, les lave-vaisselles, les aspirateurs et tous les autres équipements ménagers, les femmes au foyer accomplissaient toujours autant de travail en 1970 qu’au début des années 1900. La technologie n’a pas beaucoup changé le temps de travail à la maison. La grande question étant : comment est-ce possible ? Dans le livre nous nous intéressons aux structures sociales et matérielles qui continuent de nous faire faire tout ce travail.
Aujourd’hui, il en va de même des objets connectés et tous les gadgets domestiques que nous accumulons dans nos maisons, qui ne font que déplacer la charge de travail domestique qui nous incombe. Je pense fondamentalement que les technologies peuvent nous libérer du travail. Historiquement, elles ont dégagé énormément de temps libre (potentiel). La question est toujours celle de savoir qui contrôle le développement et le déploiement de ces technologies, pourquoi et comment elles ne réduisent pas le temps de travail de production et de reproduction.
LVSL – Et dans le livre, vous mettez en avant un véritable programme politique.
N. S. – Nous essayons de dégager trois grands principes de réorganisation du travail domestique et de ses technologies. Le premier principe est celui de soin communautaire (communal care) : en s’éloignant du modèle de la famille nucléaire comme lieu du soin, on peut mutualiser la charge de travail qui pèse individuellement sur chaque famille. Cela évidemment développer des crèches et des gardes d’enfants publiques, ouvertes sept jours sur sept – et je sais qu’en France c’est un système bien mieux développé que dans nombreux autres pays – ainsi que d’autres efforts pour partager la charge du travail reproductif.
Le second principe est celui du « luxe public » (public luxury), qui consiste à garantir l’accès à des services de luxe, trop chers pour des familles individuelles, mais dont on peut mutualiser les coûts et la dépense énergétique. L’exemple le plus simple est celui d’une piscine : c’est un bien insoutenable de tous points de vue pour une famille individuelle, mais qui peut avoir un sens s’il est partagé. Il en va de même pour les bibliothèques, les ludothèques et tous les espaces récréatifs. Enfin, le troisième principe est celui de la souveraineté temporelle, de prise de décision démocratique en matière de développement de la culture matérielle et technique.
Cela concerne notamment la conception des espaces de vie et de la manière dont ils peuvent permettre la diminution de la charge de travail domestique, mais aussi la constitution d’institutions qui nous permettent de déterminer ce que l’on souhaite faire de notre temps libre.
La plupart de ces initiatives existent déjà, nous proposons de les potentialiser. Souvent, des initiatives locales qui essaiment un peu partout ne se conçoivent pas comme reliées par un projet politique. L’une des manières de leur donner de la force est de leur permettre de se reconnaître dans une lutte plus large. Se battre pour sauver une bibliothèque municipale, est-ce une initiative locale ou une lutte plus large pour garantir le luxe public ? Le nôtre est un travail d’articulation de pratiques, au sens de Ernesto Laclau[8] et c’est ce à quoi nous essayons de participer avec ce livre.
NDLR : parmi les livres traduits en français de Nick Srniček figurent le Manifeste accélérationniste. Accélérer le futur : Post-travail & Post-capitalisme (Cité du design IRDD, 2017) et Capitalisme de plateforme (Lux, 2018).
Notes :
[1] La branche d’intelligence artificielle de Google.
[2] Voir au sujet de OpenAI l’article de Valentin Goujon, « OpenAI, une histoire en trois temps », AOC, 23 mai 2023.
[3] Les dark patterns sont les interfaces conçues pour solliciter les utilisateurs et les faire rester plus longtemps sur un service, par exemple en rendant moins visible les boutons pour refuser les cookies ou la publicité.
[4] La rente est un revenu perçu pour la propriété d’une terre, d’un actif ou d’une infrastructure, en opposition au profit généré par l’exploitation du travail. La proéminence de la rente dans l’économie numérique (brevets, captation de données, contrôle sur les technologies) marquerait ainsi la fin du capitalisme défini par l’exploitation du travail et l’extraction de profit.
[5] Cela correspond au développement de l’économie du web dans les années 1990, porté par Ebay, Google, Amazon, etc.
[6] L’acte américain qui vise à soutenir la production domestique de semi-conducteurs aux États-Unis.
[7] Autrement dit, une « porte dérobée », une clef secrète qui déjoue le chiffrement.
[8] Théoricien néo-marxiste, dont la stratégie politique consiste à articuler différentes luttes, dans une identité politique qui en préserve les singularités.
28.11.2023 à 12:03
Alexandre Moatti
« Il y a dans notre fonction publique, au fond, deux maladies que nous devons régler : déterminisme et corporatisme » déclarait Emmanuel Macron en avril 2019. Dans son interminable monologue dénommé « Grand Débat », il promettait alors, face à la colère exprimée par le mouvement des Gilets Jaunes, une réforme en profondeur des grands corps de l’Etat, comme l’ENA, l’Inspection Générale des Finances, le Conseil d’Etat ou l’Ecole des Mines et celle des Ponts. En réalité, cette réforme, basée sur le rapport d’un pantoufleur lui-même issu des grands corps, ne règle pratiquement aucun problème de fond. Certains grands corps sont épargnés, tandis que d’autres, qui avaient pourtant fait la preuve de leur utilité, sont sacrifiés. Analyse par Alexandre Moatti, auteur de Technocratisme. Les grands corps à la dérive (Editions Amsterdam, 2023), dont cet extrait est issu.
Depuis 2017, la caste techno-libérale menée par les grands corps a pris le pouvoir, en brûlant les étapes. Cette technocratie, qui a toujours pensé qu’elle pouvait mieux faire que le pouvoir politique, depuis les années 1960 jusqu’aux « visiteurs du soir » de Sarkozy ou Hollande, est passée à l’acte avec le macronisme, forme aboutie du technocratisme. Elle a de fait remplacé la politique, en usant notamment de son leitmotiv « ni droite, ni gauche ». Elle draine avec elle une sous-couche à la fois d’hommes et femmes politiques sans grande envergure, seconds couteaux du Parti socialiste ou renégats de LR et de l’UMP, mais aussi des consultants en communication d’écuries politiques, des attachés parlementaires, des administrateurs des assemblées n’ayant connu que la vie politique, qui eux aussi y trouvent une occasion inespérée de brûler les étapes. Cette seconde couche, en plus des postes de ministres, en vient aussi à peupler les cabinets ministériels, à côté des grands corps.
La technocratie macronienne qui apparaît au grand jour en 2017 ne vient pas de nulle part. Historiquement, elle prend sa source dans les réseaux Fabius à partir de 1981, dans les écuries de communication gravitant autour de Strauss-Kahn, dans la fondation Saint-Simon (1982-1999) et ses réseaux rocardiens, voire dans le CERES chevènementiste. Elle vient de la gauche, tout en balayant le personnel politique des deux côtés de l’échiquier. La technocratie a pris l’habit de la « deuxième gauche » – la transformation de l’inspecteur des Finances Rocard, du PSU (Parti socialiste unifié, devenu avec lui d’obédience « gauchiste ») à la fondation Saint-Simon, jusqu’au « Grand Emprunt » avec Juppé, en est un symbole ; comme l’est le parcours, plus opportuniste et plus rapide, de l’inspecteur des Finances Macron.
Que la gauche ait engendré cette mutation en son sein pose une vraie question, qu’elle ne saurait évacuer en proclamant simplement que ce sont des gens de « droite » : une reconstruction de la gauche passera nécessairement par l’analyse de la mutation technocratique qu’elle a engendrée. Peut-être même est-ce cette technocratie fort opportuniste, celle qui a pris ses marques et les places de pouvoir en 1981 – ou plus sûrement en 1983-1984 avec le « tournant de la rigueur » -, la responsable quasi unique de cette mutation. Quant à la technocratie « de droite », il est possible qu’elle ait, par tradition politique, moins joué la carte des réseaux, ses membres restant plus individualistes, plus respectueux de la valeur du « chef », en l’occurrence le pouvoir politique ; jusqu’au ralliement au technocratisme macronien d’un certain nombre de ses membres, issus de la droite orléaniste notamment (Juppé), eux aussi à voir tels des ambitieux ayant rallié le nouveau pouvoir, comme en 1981.
La réforme actuelle des élites, c’est-à-dire des grands corps et de l’ENA, annoncée médiatiquement en mai 2019 et menée depuis, consiste en la suppression de l’ENA et son remplacement par une entité plus généraliste encore, l’INSP (Institut national du service public). Cet institut est inspiré de la partie « Décloisonner » du rapport Thiriez de début 2020 – lui-même issu des conclusions d’avril 2019 du monologue du « Grand Débat », réponse au mouvement des Gilets jaunes. La partie « Diversifier » (le recrutement) reprend d’anciennes propositions datant de dix ans et jamais vraiment mises en œuvre – il s’agit de discourir et proclamer, avant tout .
Cette réforme se fait suivant les principes les plus inanes qu’on puisse imaginer. L’INSP regroupe plusieurs écoles, dont l’ENA – toujours cette manie du plus gros, de la fusion, qui sévit pour l’enseignement supérieur (regroupement des universités), en imitation du capitalisme industriel et financier et de ses fusions d’entreprises. Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État (« avocat aux conseils » est l’appellation consacrée) illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi – confier cette tâche à un membre de grand corps - ; le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts – l’avocat aux conseils est supposé rester en bons termes avec le Conseil d’État, pour lui et pour les clients qu’il représente - et enfin une forme d’amateurisme (telle que décrite par Suleiman à propos des grands corps) – le missionnaire, loin d’être un spécialiste de la formation à l’ENA, qu’il avait quittée quarante-deux ans auparavant, avait simplement fait une note rapide au chef de l’État à ce sujet .
Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi, le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts, et enfin une forme d’amateurisme.
On est par ailleurs assez consterné, à la lecture de ce rapport, par la novlangue néo-managériale et de consultants qu’il applique à l’administration et au service de l’État. Il y est question d’assessment, d’outplacement, d’onboarding, de soft et de hard skills, de leadership, de fast track, de mediatraining, de pitch, d’art thinking ; en français, de « vivier », de « suivi RH des hauts fonctionnaires », de « co-élaboration de parcours », de « co-construction de référentiels », d’« évaluations à 360 degrés », de « faire de la DGAFP une véritable “DRH groupe” », d’«oser une posture nouvelle ». Cette partie pourrait être qualifiée, au sens académique, et à dessein en anglais, de bullshit .
On pouvait croire au départ, en lisant chez les auteurs du rapport un souhait d’en finir avec le « système des grands corps », qu’ils critiquaient nominalement ce système pour mieux conserver les grands corps – qui ainsi sauveraient leur peau, comme à chaque fois. En fait, c’est l’inverse, et c’est pire : un certain nombre de corps (pas les plus nocifs, et certains fort utiles) sont supprimés, mais certainement pas le système qu’ils véhiculaient. Le système, c’est encore une fois celui que formeront un certain nombre de personnes issues de l’INSP (ex-ENA) ou de Polytechnique, qui continueront à utiliser à leur profit les parcours bien connus pour entrer en politique ou en entreprise ; en revanche, la suppression des corps eux-mêmes, c’est l’assurance qu’il n’y aura pas d’autres profils, déviants, critiques ou tout simplement différents, qui en effet pouvaient être protégés par leur statut.
Ceci n’est pas que théorie, et est particulièrement visible dans le cas d’autres corps : ainsi en est-il de la suppression du corps préfectoral, au profit d’administrateurs de mission qui deviendront temporairement préfets de département ou de région : voudra-t-on installer un champ d’éoliennes à tel endroit, on ira chercher dans le privé un ex-fonctionnaire (ou non), disposant de quelques compétences connexes au sujet, et sa mission de dix-huit mois sera d’installer ces éoliennes ; ou alors, plus simplement, un ami du pouvoir à recaser. Quant à la suppression du corps diplomatique, elle est fort préoccupante dans le contexte géopolitique actuel : la diplomatie est un travail et une expérience de tous les instants – les incursions qu’y font certains de nos dirigeants ne laissent pas d’étonner. Hors les grands corps de sortie de l’ENA, les corps diplomatique et préfectoral étaient les seuls que celle-ci respectait, puisqu’ils avaient une onction historique qui lui était bien antérieure [1]. Il sera nécessaire de rétablir au plus vite ces deux corps ; on peut penser – en tout cas fortement espérer – que n’importe quel président succédant à Emmanuel Macron en 2027 le fera. Il faudra aussi se poser la question du rétablissement de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), seul corps qui faisait entendre une voix indépendante et un peu différente dans le domaine social. Aussi bien pour les corps diplomatique et préfectoral que pour l’Igas, leur suppression équivaut à la négation et au mépris d’une compétence accumulée au cours d’une carrière ; là encore, c’est le savoir et la compétence qui sont malmenés.
La seule mesure appréciable est la suppression de l’Inspection des finances : là, Macron savait d’expérience qu’un système qui avait pu le mener à la présidence de la République était problématique, voire en dérive ; c’est peut-être d’ailleurs la seule mesure palpable et appréciable de ses deux quinquennats. En revanche, la « réforme » laisse intacts le Conseil d’État et la Cour des comptes, corps décrits comme « juridictionnels » et prétendument intouchables : selon le rapport Thiriez, toute réforme de ces corps nécessiterait une réforme constitutionnelle… En dehors du fait que sous au moins deux quinquennats (2007-2017), la Constitution a été modifiée pour des motifs assez futiles – ne serait-ce pas faisable, quand c’est nécessaire ? -, la France reste l’un des seuls pays où ces missions ne sont pas assurées par l’ordre judiciaire régulier [2] : il faut à cet effet un ordre extrajudiciaire pour les assurer, en conformité avec l’institutionnalisation que Napoléon en avait faite (le Conseil d’État est créé en 1799), elle-même vieil héritage du Conseil du roi d’Ancien Régime, régime dont la France et ses Républiques successives se sont souvent inspirées.
Surtout, en maintenant tels quels le Conseil et la Cour, on spécifie, pour les énarques (ou pour les élèves du nouvel INSP, ce qui est équivalent) ces grands corps comme voie royale d’accès, notamment aux carrières politiques d’envergure. Une mesure cosmétique avait été annoncée à la suite du rapport de 2020 : un jeune issu de l’INSP devrait attendre cinq ans avant de pouvoir intégrer le Conseil d’État, en faisant ses preuves dans l’administration de terrain [3]. Parmi les options du rapport, a été finalement choisie la moins contraignante : peuvent candidater dans ces corps les diplômés de l’INSP après deux ans d’administration (et s’ils sont issus d’une liste de 14 corps bien spécifiée), sachant qu’en sortie d’INSP certains élèves seront « fléchés » pour la Cour ou le Conseil…
Les futurs maîtres des requêtes au Conseil ou conseillers à la Cour verront donc leur dossier personnel examiné par trois jurys de grands corps avant titularisation : 1/ à la sortie de l’INSP, en cas de conflit entre les « vœux exprimés » et les notes obtenues ; 2/ après deux ans en tant qu’administrateur civil, lorsqu’ils candidateront à la fonction d’« auditeur en détachement » du Conseil, pour une durée de trois ans ; 3/ après ces trois ans, pour titularisation définitive au Conseil. Quand on connaît le rôle des jurys de pairs pour former et perpétuer le « moule », on se dit que le maître des requêtes une fois titularisé après ces trois jurys a toutes les chances d’y entrer… De quoi faire regretter l’unique jury d’entrée au Conseil d’État d’avant 1945, dont on considérait qu’il avait une part d’arbitraire et de cooptation mondaine (à laquelle était supposée remédier la création de l’ENA).
C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo .
Quant aux corps techniques (Mines, Ponts, INSEE, etc.), un autre rapport roboratif leur a été consacré , remis en janvier 2022. Y figurent plusieurs hypothèses, que nous ne détaillerons pas ici, puisque ce rapport – comme tant d’autres rapports administratifs – a été rangé dans un tiroir. À l’approche de l’élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron n’a rien voulu faire concernant ces corps dits « techniques », très proches des milieux économiques, pour les Mines et les Ponts. C’est le maintien du statu quo et même un avantage pour le corps des Mines qui voit supprimée l’Inspection des finances, son éternelle rivale pour l’accès aux comités exécutifs des grands groupes. C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo .
Emmanuel Macron, lié à ce pouvoir d’entreprise, n’a pas osé y toucher juste avant l’élection présidentielle de 2022. Tout au plus une mesure mineure, mais allant dans le mauvais sens, comme le reste, a été retenue : les ingénieurs-élèves des Mines passeront trois à six mois d’enseignement en « tronc commun » à l’INSP, et certains des élèves de cet institut participeront à des « mémoires communs » avec les élèves du corps des Mines – mémoires faits à douze élèves au lieu de deux ou trois ! De quoi amplifier le caractère généraliste de la formation : le but politique étant de montrer que les corps techniques sont inclus dans la « réforme », et celui des corps de paraître s’y associer. Alors que justement, si on ne touche pas à ces corps, c’est parce qu’ils ont vocation à conserver leur spécificité scientifique et technique. On n’en est pas à une contradiction près dans cette réforme faite de faux-semblants.
Notes :
1/ Ces corps avaient sur l’ENA le primat de l’ancienneté, comme le rappelle Jean-Michel Eymeri dans La Fabrique des énarques.
2/ Paul Cassia propose de scinder en deux les fonctions du Conseil d’État (qui lui aussi pourrait être fonctionnalisé) : celle de conseil du gouvernement pour les lois, à rattacher à une administration interministérielle comme le secrétariat général du gouvernement, celle d’appel et/ou de cassation administrative, « en créant une chambre administrative au sein de la Cour de cassation » (Conflits d’intérêts. Les liaisons dangereuses de la République, Paris, Odile Jacob, 2014).
3/ L’ironie est que cette mesure est loin d’être nouvelle, puisqu’elle figure déjà chez Michel Crozier (La Crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer, Paris, Interéditions, 1995), qui assortissait ces cinq ans de terrain d’une année de formation complémentaire (suivant le principe de l’Institut Auguste Comte, dont il avait été un des cinq directeurs d’enseignement).
Technocratisme. Les grands corps à la dérive, Alexandre Moatti, Edition Amsterdam, 2023, 18€.