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22.11.2024 à 17:23

Sécurité Sociale de l’Alimentation : de l’utopie à la réalité

Robin Gachignard-Véquaud

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Permettre à tous de manger à sa faim des produits de qualité, mieux rémunérer les agriculteurs et bâtir une démocratie alimentaire : la Sécurité sociale alimentaire séduit de plus en plus. Alors que les expérimentations se multiplient et qu'une proposition de loi prévoit une généralisation, plusieurs obstacles importants subsistent.
Texte intégral (6560 mots)

Étendre le principe de la Sécurité sociale à l’alimentation en permettant à tous les Français d’acheter des produits conventionnés, choisis démocratiquement, grâce à une carte dédiée. Le principe de la Sécurité sociale alimentaire est simple, sa mise en oeuvre moins. Celle-ci implique en effet une bataille majeure contre les acteurs qui gèrent aujourd’hui ce secteur, notamment l’agro-business et la grande distribution, mais aussi l’obsession libre-échangiste de l’Union européenne. Petit à petit, l’idée essaime pourtant un peu partout en France, à travers des expérimentations locales. Alors qu’une proposition de loi pour une massification a été déposée, des questions majeures, portant notamment sur le financement, cherchent encore des réponses.

Il y a un peu plus d’un an, les Restos du Cœur lançaient une vaste campagne d’appel aux dons, annonçant être submergés face à une demande croissante d’une partie de la population n’arrivant plus à se nourrir face à l’inflation. Encore aujourd’hui, la crise reste d’actualité, les files d’attente pour l’aide alimentaire ne disparaissent pas du paysage français. A titre d’exemple, un rapport publié le 17 octobre par l’association Cop1, révèle que 36 % des étudiants sautent régulièrement un repas faute de moyens, tandis que 18 % d’entre eux dépendent de l’aide alimentaire. Par ailleurs, l’isolement social accompagne les difficultés alimentaires : « 41 % des étudiant.e.s se sentent toujours ou souvent seul.e.s », contre 19 % dans la population générale. La crise cependant n’épargne pas les autres tranches d’âge. Le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire ne baisse pas, atteignant aujourd’hui 2,4 millions, selon le dernier rapport d’activités des Banques Alimentaires.

Une réponse démocratique à la faim et à la misère agricole

À l’autre extrémité de la chaîne de production, l’agonie du monde paysan et agricole se prolonge. Alors que les élections des chambres d’agriculture se tiendront en janvier 2025 et que l’UE s’apprête à signer un désastreux traité de libre-échange avec le MERCOSUR, les tensions restent vives. Dans un contexte de forte couverture médiatique, les mouvements agricoles tentent de décrocher de nouveaux engagements : une rémunération juste du travail, le partage équitable de la valeur ou le rééquilibrage des rapports de force face à la grande distribution. À cela s’ajoutent des revendications pour des simplifications administratives, certaines pourtant, enfermées dans le modèle de l’agro-business, vont à l’encontre des objectifs écologiques.

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Pour toutes ces raisons, l’idée d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) fait son chemin. Encore peu connue, cette proposition se construit à travers diverses expérimentations, et apparaît de plus en plus souhaitable à chaque nouvelle crise. À l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation, le 16 octobre 2024, plusieurs publications se sont penchées sur le sujet. Le 14 octobre, l’Institut Rousseau argumente l’idée d’une « sécurité sociale de l’alimentation » en soulignant « l’urgence d’une rupture avec le système alimentaire actuel ». Quelques jours plus tôt, la Fondation Jean Jaurès publiait une note appelant à la création de nouveaux droits pour agir sur les déterminants de santé. Ces deux rapports mettent en lumière des enjeux majeurs et bien réels.

Seulement, mettre uniquement en avant certaines dimensions de la Sécurité Sociale de l’Alimentation risque d’en limiter l’ambition, ou du moins de ne pas en percevoir le sens profond. En se focalisant sur des enjeux concrets tels que les inégalités alimentaires ou la santé publique, on peut perdre de vue une finalité première de la SSA : celle de la transformation profonde des institutions et d’une réinvention de la citoyenneté par la démocratisation du processus de production, de distribution et de consommation de l’alimentation. Cet objectif exige une rupture et l’émergence d’institutions nouvelles. Il s’agit ici de questionner la chaîne alimentaire dans son ensemble. Ainsi, parler de crise paysanne et de crise alimentaire peut nous amener à en oublier la division accrue du travail, et donc des étapes intermédiaires. Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution. Ce retour aux principes démocratiques de la SSA doit alors se faire au regard des stratégies de généralisation et des leçons tirées des expérimentations en cours. 

Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution.

La SSA : entre idée neuve et reprise historique 

L’histoire de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) se situe à l’intersection de l’innovation théorique et de la réactivation de politiques historiques. Mais quels sont les fondements de cette idée qui a émergé au début des année 2010 au sein de la société civile et qui est aujourd’hui défendue par divers acteurs ?

La proposition d’une Sécurité sociale d’alimentation vise à étendre les principes du régime général de sécurité sociale dont nous profitons tous, établi en 1946 sous l’égide du ministre Ambroise Croizat, en les appliquant aux domaines de l’alimentation et de l’agriculture. L’objectif est de construire une organisation démocratique du système alimentaire. Cette initiative s’inspire de l’héritage de la Sécurité sociale, dont l’histoire est analysée entre autres par le collectif Réseau Salariat, ainsi que les contributions théoriques du sociologue Bernard Friot et les travaux de l’économiste Nicolas Da Silva

Depuis plusieurs années, un ensemble de collectifs, d’associations et de syndicats s’organisent sur le terrain. L’année 2019 marque la création d’un réseau national pour la promotion d’une Sécurité sociale de l’alimentation, conçu comme un espace commun permettant le partage des travaux. Ce réseau rassemble notamment des acteurs comme ISF Agrista, le Réseau CIVAM, Réseau Salariat, ou encore le syndicat agricole de la Confédération paysanne, ainsi que de nombreuses associations et collectifs locaux. La création de ce collectif représente un tournant historique, visant à structurer les échanges auparavant bilatéraux pour faire un premier état des lieux et amorcer un mouvement capable de porter ce projet dans le débat public.

Le mouvement prend appui sur plusieurs constatations. À la base des problèmes identifiés se trouve l’impossibilité de transformer l’agriculture sans l’adoption de politiques alimentaires de transformation en profondeur. De plus, il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie. C’est ainsi qu’on peut être amenés à réfléchir à partir du « déjà-là » et des réussites passées, notamment de l’établissement d’une organisation démocratique et universelle dans l’économie de la santé entre 1946 et 1959, rendue possible grâce à la branche maladie du régime général de sécurité sociale.

Il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie.

Concrètement, la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation s’appuie sur trois piliers fondamentaux. Le premier est l’universalité : la SSA s’appliquerait à toutes et tous, sans distinction. Cette approche peut surprendre, car elle inclut également les plus aisés. Pourtant, c’est bien cette universalité qui garantit la force et la légitimité de la mesure. Elle vise à éliminer les mécanismes d’exclusion et de discrimination, cherchant à rompre avec le contrôle social et administratif associé au « statut de la pauvreté » et donc à la stigmatisation des bénéficiaires. En faisant de l’accès à l’alimentation un droit universel, la SSA défie également l’argument de « l’assistanat ». Notre histoire sociale et politique, depuis 1789, montre en effet que les politiques universelles sont à même de créer et de stabiliser les droits de manière durable. 

Le deuxième pilier de la Sécurité Sociale de l’Alimentation repose sur un système de financement autonome, structuré autour de mécanismes de cotisations plutôt que sur la redistribution étatique. L’objectif est ainsi de limiter les risques de remises en cause futures, de détricotage, pour mieux pérenniser le système face aux arbitrages opposés aux politiques de solidarité. 

Enfin, le troisième pilier de la Sécurité sociale de l’alimentation repose sur un conventionnement des produits alimentaires, pensé pour être véritablement démocratique. Ce processus de décision collective est au cœur du « droit à l’alimentation » et permet aux citoyens de reprendre la maîtrise de la chaîne alimentaire. Concrètement, les acteurs du système alimentaire seraient sélectionnés et évalués selon un cahier des charges ou une charte reflétant les attentes citoyennes. Ce troisième pilier ouvre largement la porte aux expérimentations, car un conventionnement démocratique ne se décrète pas et ne s’impose pas d’en haut : il se forge plutôt par la pratique du terrain.

Pour concrétiser le projet de SSA, plusieurs scénarios sont envisagés. L’un d’entre eux propose un versement mensuel de 100 à 150 euros minimum sur une « carte de sécurité sociale », ou comme une extension de la carte Vitale, afin de garantir un accès suffisant à une alimentation saine. Ce montant, attribué aux parents pour les mineurs (sauf dans des cas spécifiques), servirait exclusivement à l’achat d’aliments auprès de producteurs et structures conventionnées. Les études montrent que 150 euros par mois par personne représentent un seuil minimal pour commencer à assurer un droit à l’alimentation. Cependant, comme le précise Mathieu Dalmais, agronome et membre de l’association Ingénieurs sans frontière, il reste loin d’être suffisant pour une alimentation équilibrée et digne en France.

Le droit à l’alimentation : condition de l’épanouissement de la citoyenneté 

Il faut commencer par constater l’absence d’application effective d’un droit pourtant reconnu comme fondamental : le droit à l’alimentation. Ce droit, inscrit au niveau international dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 1966, demeure encore largement absent dans de nombreuses régions du monde. La France n’est pas en reste. En analysant les textes de droit international et les lois françaises, Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement (INRAE) et membre du collectif Démocratie Alimentaire, met en lumière les lacunes de la législation française en matière de sécurité alimentaire

A titre d’exemple, l’article 61 de la loi « EGalim » de 2018, introduit la lutte contre la précarité en visant à « favoriser l’accès à une alimentation favorable à la santé aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale ». Cependant, le texte privilégie l’aide alimentaire, refermant ainsi toute perspective de mise en place d’un véritable système de sécurité sociale. Il précise en effet que cette aide est fournie par « l’Union Européenne, l’État ou des acteurs associatifs », soulignant un rôle majeur des associations. Ce modèle, largement insuffisant, pose deux problèmes majeurs. D’une part, il limite l’élaboration d’un accompagnement durable, laissant aux associations la gestion d’un besoin prioritaire, tandis que l’État se désengage. D’autre part, il réduit l’accès à l’alimentation à un besoin individuel, sans reconnaître l’alimentation comme un droit fondamental qui caractérise le développement de la citoyenneté de l’individu au sein de la société. La loi « EGalim 2 » adoptée en octobre 2021 ne constitue aucunement un changement de philosophie. 

Sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire.

Les textes en vigueur légitiment ainsi une situation hautement problématique : sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire. Ce modèle peut contraindre plusieurs millions de personnes (entre 2 et 4 millions selon les chiffres en vigueur de l’INSEE rapportés par l’Observatoire des inégalités), à bénéficier du « surplus » de l’agrobusiness, issu d’un système productiviste et industriel. En favorisant un modèle de citoyenneté davantage consumériste et passif que véritablement actif, la puissance publique oriente vers une consommation faussement solidaire et démocratique.

Pourtant, l’idée d’un droit à l’alimentation peut être sans crainte comparé à des mobilisations historiques telles que la Révolution de février 1848, qui posa les fondations d’une République démocratique et sociale. Parmi les revendications, celle du « droit au travail » incarnait une réponse au paupérisme, portée depuis les années 1830 par des mouvements socialistes ainsi que la société civile engagée sur la question sociale. À l’époque, il s’agissait d’élargir une citoyenneté politique nouvellement acquise pour intégrer des droits sociaux autour de l’organisation du travail, et donc de l’existence quotidienne des classes populaires. Comme le souligne l’historienne et philosophe Michèle Riot-Sarcey, ce moment historique donna naissance à une volonté citoyenne de reprendre en main son destin : « Le moindre citoyen s’estime alors en droit de s’exprimer, en réunion, dans la rue, au sein des clubs. […] La révolution de février 1848 a su transformer cette coutume en expression de la volonté et donc de la souveraineté du peuple. ». 

Une organisation démocratique de l’économie

La SSA se dessine au sein d’un paradigme écologique nous imposant de repenser le rapport entre l’individu, son environnement et sa liberté de décision. L’enjeu est de favoriser une véritable démocratisation de l’économie, s’appuyant sur des mécanismes de planification participative, où les citoyens sont directement impliqués dans la prise de décision, non plus dans un processus consultatif mais où le dernier mot leur revient. Cette approche contraste nettement avec la démocratie libérale actuelle, qui se limite souvent à une participation à travers le vote, laissant ensuite les décisions quotidiennes aux mains des élus, sans mandat impératif.

Alors que la citoyenneté contemporaine est largement construite autour du statut de consommateur et que le pouvoir de consommation constitue l’inclusion sociale, la démocratie alimentaire vise un dépassement des fonctions discriminantes de l’alimentation en tant que déterminant social. Tanguy Martin, membre d’ISF Agrista, co-auteur avec Sarah Cohen de l’ouvrage La démocratie dans nos assiettes (2024), souligne que la Sécurité sociale de l’alimentation s’appuie sur une analyse structurelle des systèmes de domination, repensant en profondeur les rapports de pouvoir qui façonnent notre système alimentaire : « La démocratie dans son sens premier va fondamentalement à l’encontre de la logique de l’accumulation du capital qui régit aujourd’hui en grande partie les activités humaines et surtout organise l’espace social et matériel à partir de sa logique ».

La SSA n’impose pas, elle cherche à convaincre. Pourtant, ce principe est parfois encore difficile à comprendre dans les sphères militantes au fort capital culturel. Face à l’urgence de la bifurcation écologique, celles-ci sont souvent tentées par l’imposition de mesures strictes. Tanguy Martin abonde dans ce sens, rappelant qu’au départ, la proposition avait surpris certains milieux, où la mise en place de critères spécifiques était perçue comme évidente et urgente. Or, le conventionnement démocratique vise à légitimer socialement des décisions radicales qui pourraient, appliquées autrement, sembler punitives. Pour lui, il s’agit avant tout d’un principe « pragmatique », puisqu’il permet d’ancrer ces choix dans une démarche collective et partagée : « tout ce qu’on met en place de manière autoritaire ne fonctionne pas », tout en insistant, « si nous voulons partager des idées fortes, comme celle d’une décroissance de la production et de la consommation d’énergie, nous devons le décider collectivement ».

Cet aspect central de l’organisation démocratique de la Sécurité sociale de l’alimentation est avant tout pédagogique. Elle rappelle l’expérience récente de la Convention Citoyenne pour le Climat qui – bien qu’ayant été en grande partie ignorée par le pouvoir politique – a démontré qu’un groupe de citoyens, non spécialistes, pouvait s’informer de manière rigoureuse, débattre avec des avis divergents, et aboutir à des propositions de politiques macro-économiques sérieuses et radicales. C’est là que réside la profondeur du conventionnement démocratique : il active le citoyen en mobilisant sa capacité à s’auto-éduquer socialement et renforce ainsi son engagement dans la prise de décision.

Le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser.

La démocratie alimentaire doit s’emparer pleinement de cette question de classe, du capital culturel, mais aussi du capital économique, d’autant plus nécessaire face aux limites de l’incitation à consommer bio et local. En effet, le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser. Alors que l’incitation à consommer bio devient contre-productive et suscite des caricatures, illustrant les limites atteintes dans l’espace social, la SSA représente une avancée vers un modèle supérieur. Elle redonne aux citoyens un pouvoir d’agir et la fierté d’accéder à des produits issus de l’agriculture biologique ou de haute qualité, sans que cela dépende d’un privilège économique ou d’une logique de distinction sociale.

Le conventionnement démocratique des acteurs devient ainsi un levier de participation pour une nouvelle planification démocratique de l’économie, orientée vers les impératifs écologiques. Aujourd’hui en France, le secteur de la grande distribution – principal point d’approvisionnement de la population et secteur fort de l’économie du pays – est dominé par quatre grandes enseignes, qui concentrent l’essentiel des ventes selon les données de 2023 : E.Leclerc (23,8 % de part de marché), Carrefour (19,7 %), Les Mousquetaires (16,7 %) et Système U (12 %). Cette concentration n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg de l’« agro-industrie », révélant l’emprise croissante des grands groupes sur nos choix alimentaires.

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Autre exemple, l’annonce récente du géant Lactalis de réduire de 9 % sa collecte de lait en France d’ici 2030 illustre l’irresponsabilité de ces groupes envers la pérennité des fermes françaises tout comme illustre une stratégie visant à mettre en concurrence les producteurs laitiers à l’échelle mondiale. Cette approche s’oppose frontalement à l’idée d’une prise de décision citoyenne et démocratique sur la localisation de la production. L’organisation démocratique de l’alimentation soulève également la question cruciale de la répartition des terres. Alors que l’agro-industrie accapare les terres, la perspective du conventionnement citoyen doit s’emparer de l’enjeu foncier. 

Reste à concevoir l’institutionnalisation de cette planification démocratique de l’alimentation, visant à stimuler une politisation active des citoyens. Le débat est ouvert : avons-nous déjà les outils nécessaires, qu’il suffirait de réinventer, ou devons-nous créer un nouveau langage, de nouvelles institutions et des espaces inédits pour concrétiser le conventionnement démocratique ? Cette réflexion sur les moyens de donner corps à cette gouvernance citoyenne est déjà engagée à travers plusieurs expérimentations. 

La SSA à Canedet : une expérimentation en milieu rural

L’initiative est audacieuse, elle sollicite l’imagination politique. Elle revient à « utopier » : c’est-à-dire se situer dans ces interstices entre rêveries et réalité. Comme l’affirme le sociologue Erik Olin Wright, les utopies réelles ne sont faites ni pour l’idéaliste ni pour le réaliste ; elles sont des pratiques concrètes qui ouvrent les possibles d’un futur alternatif.

La carte du site du collectif national pour la Sécurité sociale de l’alimentation permet de visualiser la répartition des initiatives locales à travers le pays : on compte plus d’une vingtaine de projets aux appellations variées. Régulièrement, de nouveaux projets rejoignent le mouvement, comme la « caisse commune de l’alimentation » récemment créée à Brest (Finistère). Les expérimentations s’adaptent aux spécificités locales : même si l’universalité et le financement par cotisation sociale restent aujourd’hui impossibles à mettre en œuvre à cette échelle, ces projets ont le mérite de placer la pratique démocratique au centre de leurs démarches. Sur le terrain, l’implantation locale devient donc un exercice de démocratie en acte qui alimente la théorie. 

Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain.

Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain. Après une première année de travail et la création d’un « Comité de pilotage » composé de citoyens engagés, les années 2022 et 2023 ont concrétisé la naissance d’une première convention citoyenne locale. La démarche, exigeante, s’organise sur six mois de rencontres hebdomadaires, permettant aux participants de se former par l’échange et de construire une base d’informations commune. Le groupe accueille également des experts pour éclairer chaque étape de la chaîne de production alimentaire.

Éric Gauthier, membre de l’association Au Maquis, qui participe au projet, a été frappé par l’engouement suscité dès le départ : « Ce qui était frappant, c’est la construction des pensées ensemble, tout en cherchant une égalisation des savoirs », observe-t-il. « On s’est interrogés sur notre façon de s’organiser, sur nos objectifs et la manière de les atteindre tout en laissant place à la controverse et la porte ouverte aux retours sur les décisions ».

Carte de l’avenir alimentaire désirable du Collectif Local d’Alimentation de Cadenet. © CLAC

Rapidement, dans des espaces publics mis à disposition ou chez les militants lorsque les salles municipales sont indisponibles, les premières réunions permettent de lancer un travail initial : retracer l’histoire du territoire et élaborer une « carte de l’avenir alimentaire désirable ». Ces moments vont au-delà de l’organisation formelle, ils dépassent la simple expression des voix pour tisser des relations plus profondes. Des liens immatériels se forgent, des amitiés se nouent. Les ateliers se prolongent souvent jusqu’à tard le soir. Au fil des semaines et des mois, les participants ne sont plus de simples voisins. Ils partagent, apprennent à se connaître, à se comprendre, échangent rires et anecdotes. Tout cela va bien au-delà du projet initial. Une association a été créée : le Collectif Local d’Alimentation de Cadenet (CLAC).

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La création d’une caisse commune représente une étape cruciale pour le projet, nécessitant plus de dix mois de préparation à Cadenet. Le groupe a dû réfléchir à un modèle de financement pour le lancement, puis à une solution permettant de pérenniser l’initiative. Dans toutes les expérimentations, le financement devient le nerf de la guerre. Les collectifs doivent l’affronter, penser malgré les blocages qu’ils rencontrent. Il faut savoir faire tout en sachant qu’on ne peut pas mettre en place l’idée d’un système de cotisation universelle. Ce sera pour plus tard, en attendant, on plante déjà quelques germes à l’échelon local. 

Dans le cas de Cadenet, un soutien financier de la Fondation de France a permis de constituer cette caisse, l’expérimentation ayant fait le choix collectif de se passer de fonds publics. D’autres initiatives, quant à elles, fonctionnent sur le principe de la mutualisation. La caisse commune de Cadenet a officiellement ouvert en avril 2024, après de longs mois de préparation et des étapes clés. La sélection des habitants bénéficiaires a été pensée de manière démocratique. Les membres du collectif ont informé les villageois, distribué des tracts et participé à des événements locaux comme le salon des associations, pour présenter ce nouvel organe démocratique à l’échelle locale. En investissant les places, les marchés, et en réactivant des méthodes de diffusion de proximité telles que le bouche-à-oreille, ils ont créé un véritable élan communautaire. Une réunion publique a réuni 70 volontaires, dont 33 ont été tirés au sort pour participer. 

Concrètement, les bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés, en présentant leurs justificatifs.

Faute de monnaie locale, et confronté aux contraintes de gestion, le collectif a opté pour un système temporaire de remboursement plutôt qu’une distribution directe d’euros avant achat. Concrètement, les habitants bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés dans des points de ventes, en se présentant à l’association gérant la caisse munis de leurs justificatifs. Pour permettre l’organisation du système de conventionnement un groupe de travail a été créé pour définir une grille de critères de conventionnement des producteurs et des lieux de ventes. Les critères sont basés sur des notations allant de 1 à 10, ils concernent entre autres le respect des normes environnementales, la taille de l’unité de production, dans la mesure du possible l’indépendance vis-à-vis de l’agro-industrie, mais aussi le bien être au travail des salariés sur les sites de production. 

Preuve de la capacité d’adaptation et de l’enthousiasme qui animent autour du projet, suite à la fermeture inattendue de l’épicerie, principal point de vente des produits conventionnés, un groupe s’est formé en parallèle de l’expérimentation pour racheter les locaux et investir dans un système alimentaire local autonome. Cette initiative illustre une fois de plus le dépassement de l’idée initiale : le lancement d’une démocratie alimentaire suscite un enthousiasme qui dépasse les cadres initiaux du militantisme et vient dessiner une action citoyenne sur des espaces publics et privés autrement investis.

Réunion publique à Cadenet autour de la Sécurité sociale alimentaire. © CLAC

Vers une généralisation trop rapide ?

Si des expérimentations de ce type permettent aux participants de se familiariser avec de nouvelles méthodes de gestion d’un système alimentaire, le saut d’échelle vers une généralisation apparaît plus difficile à réaliser. Le 15 octobre dernier, le député écologiste Charles Fournier a déposé une proposition de loi visant à expérimenter une « sécurité sociale de l’alimentation », soutenue et co-signée par trois parlementaires de chaque groupe du Nouveau Front Populaire. Concrètement, ce texte propose la création et le financement de caisses alimentaires pour une période expérimentale de cinq ans, avec un fonctionnement inspiré de celui des caisses locales de santé qui ont précédé la mise en place de la Sécu. La proposition se fonde sur des expérimentations citoyennes déjà en cours un peu partout en France (Montpellier, Saint-Etienne, Lyon ou le département de la Gironde), tout en soulignant la nécessité d’un soutien financier et humain pour en garantir la pérennité et l’élargissement. Il prend modèle sur l’initiative « Territoire zéro chômeur de longue durée », instaurée en 2016, qui cherche à mettre fin à la privation durable d’emploi à l’échelle d’un territoire, en se basant sur le principe historique du droit au travail et créant des emplois dans des domaines non-pourvus localement.

Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle ou bien faut-il attendre une fenêtre propice pour maximiser les chances de succès ? 

Dans la conjoncture actuelle, les conditions d’adoption d’un tel texte sont quasi inexistantes. Dans un contexte dominé par la pression du capital et des marchés financiers, et face à une Assemblée nationale peu favorable, exposer la SSA pourrait risquer de diluer son impact ou de « griller des cartouches ». Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle, incluant les médias, des actions sur l’espace public ou encore des démarches auprès des organisations politiques ? Ou bien faut-il encore attendre une fenêtre propice avec plus de retours des expériences locales et un poids politique suffisant pour maximiser les chances de succès dans la bataille de la généralisation ? 

L’introduction des débats sur la SSA au Parlement soulève également la question de la composition des organes décisionnaires chargés de superviser l’expérimentation. À ce sujet, l’article 2 propose la création d’un « conseil scientifique et citoyen » pour suivre le projet, dont la « composition [serait] fixée par décret » plutôt que par une participation directe des citoyens. Ce conseil aurait pour mission d’évaluer le dispositif et de remettre « un rapport d’ensemble au Parlement et aux ministres en charge de l’alimentation, de l’agriculture et de la solidarité » avec des recommandations pour l’avenir. Cela pose à nouveau l’incontournable question d’un réel pouvoir citoyen sur les décisions finales, et inversement des autres intérêts pouvant faire pression sur les élus.

On peut aussi se questionner sur la structure de l’association chargée de gérer le fonds national d’expérimentation de la SSA : selon l’article 3 du texte, le conseil d’administration serait également défini par décret en Conseil d’État, avec une liste de catégories de représentants, sans garantir pour autant une participation démocratique citoyenne équilibrée, voire majoritaire. Or, au regard de l’histoire de la Sécurité Sociale, où les luttes d’influence ont souvent opposé des intérêts divergents, il s’agit d’un enjeu majeur.

Ce débat sur la stratégie à adopter se reflète également au sein des organisations militantes œuvrant pour la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Dans les espaces de travail communs, la diversité des cultures politiques engendre parfois des tensions, mais aussi de belles coopérations, avec un déploiement d’efforts sur divers fronts. Un consensus émerge cependant : préserver la SSA comme un projet collectif et non personnalisé, un bien commun que chacun peut défendre à sa manière, selon ses compétences et ses ressources.

Le chemin reste également long pour faire de la Sécurité Sociale de l’Alimentation une priorité des programmes des organisations politiques de gauche. À titre d’exemple, la mesure n’était pas directement présente dans les principaux programmes lors de l’élection présidentielle de 2022, bien que la France insoumise proposait une « expérimentation visant à une garantie universelle d’accès à des aliments choisis » et EELV promettait une « démocratie alimentaire » offrant « une alimentation choisie, de qualité, en quantité suffisante et accessible à toute la population quels que soient ses revenus ». Aucune mention de la SSA en revanche dans le volet « Instaurer la souveraineté alimentaire par l’agriculture écologique et paysanne » du programme de la NUPES ou dans le contrat de législature élaboré en urgence par le Nouveau Front Populaire.

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Dans le monde syndical et agricole, le constat est similaire. L’idée de la Sécurité Sociale de l’Alimentation y reste largement méconnue, souligne Clément Coulet, qui a participé en animation tournante au collectif SSA pour le compte de la CIVAM et par ailleurs rédacteur au Vent Se Lève. Il faut dire que les principales organisations syndicales – notamment l’alliance FNSEA-Jeunes Agriculteurs et la Coordination Rurale – défendent des politiques agro-industrielles, qu’elles soient orientées vers le libre-échange mondialiste ou vers le nationalisme économique. Le Réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) et le troisième syndicat agricole, la Confédération Paysanne, font toutefois figure d’exception, participant depuis plusieurs années aux réflexions collectives autour de cette initiative.

Philippe Jaunet, paysan bio installé à Yzernay dans le Maine-et-Loire et militant pour « des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement », souligne l’importance d’une démocratisation du monde agricole : « L’objectif est aujourd’hui de redonner un sens à la terre et à la production par l’intervention citoyenne ». Il précise que cette intervention pourrait remettre en question la logique corporatiste du système alimentaire, et notamment celle de la production agricole, encore trop opaque. « Actuellement, les citoyens n’interviennent pas, ce qui permet à certaines organisations de monopoliser les instances de décision concernant les politiques mises en place ». Il prend notamment pour exemple le modèle de subventions de la Politique Agricole Commune (PAC), créée en 1962, aujourd’hui principal poste de dépense de l’Union européenne, dont la France bénéficie à hauteur de 9,5 milliards d’euros. Ce système financé par deux fonds européens – le Fonds européen agricole de garantie, FEAGA) et le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) – redistribue des aides aux agriculteurs sans consultation publique pour informer la population et lui permettre d’intervenir.

L’échelon européen pose problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’UE en matière de politique agricole, qui organise une concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange.

L’échelon européen pose enfin un autre problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’Union européenne en matière de politique agricole, qui organise une mise en concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange. Mettre en œuvre la SSA impliquera d’une manière ou d’une autre une remise en cause de ce modèle de concurrence tous azimuts, et donc un lien avec les mouvements européens et internationaux pour une agriculture plus juste.

La SSA ne se limite donc pas à une solution conjoncturelle face aux crises actuelles, elle s’inscrit dans un héritage social et démocratique, éveillant une citoyenneté active et collective autour de la terre et de l’assiette. En ce sens, elle incarne la résistance à un système en bout de course et l’image d’un souffle transformateur qui se lève. Que ce soit la poursuite d’un « déjà-là » communiste ou l’émergence d’une société éco-socialiste, la Sécurité sociale de l’Alimentation appartient au futur. Une alternative qu’il reste largement à bâtir. En somme, cela revient à choisir entre être collectivement libres jusqu’au fond de l’assiette ou ne pas l’être dans le dogme de la consommation passive. 

21.11.2024 à 16:49

Les mythes de l’OTAN perdent de leur éclat

Sevim Dagdelen

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L'OTAN est régulièrement présentée comme une alliance défensive, composée de pays démocratiques attachés aux droits humains. Autant de mensonges démontrés par l'histoire de cette organisation clé de l'impérialisme américain.
Texte intégral (2603 mots)

Alors que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche interroge les pays européens sur l’avenir de la protection militaire que leur accorde depuis 75 ans l’OTAN, cette alliance reste pourtant centrale dans leur politique de défense. Surtout, elle fait toujours l’objet de mythes pourtant largement invalidés par l’histoire : celle d’une alliance défensive, composée de pays démocratiques et promouvant le respect des droits humains. Autant de mensonges qu’il est temps de dénoncer, pour sortir de l’aveuglement sur cette structure clé de l’impérialisme américain. Par Sevim Dagdelen, députée allemande du mouvement de Sarah Wagenknecht (BSW) [1].

L’histoire des Lumières nous enseigne qu’il faut toujours se méfier de l’image qu’une personne ou une organisation donne d’elle-même. Les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà compris ; au-dessus du temple d’Apollon, on pouvait lire la maxime « Connais-toi toi-même ». La connaissance de soi, qualité humaine essentielle, devrait également valoir pour les organisations. Pour l’OTAN, ce n’est apparemment pas le cas.

Plus encore, le déni de sa véritable nature fait partie de l’essence même de l’organisation. Autrement dit, l’alliance militaire promeut activement une image favorable, mais trompeuse. Étonnamment, la question de savoir si celle-ci reflète la réalité est très rarement posée. En fait, les 75 années d’existence de l’OTAN équivalent à 75 années de déni, avec toutefois une expansion spectaculaire de son échelle et de sa portée au cours des dernières années.

Une organisation défensive ?

Tout d’abord, il y a le mythe central de l’OTAN en tant qu’organisation défensive : une communauté d’États de droit dont le seul but est de défendre le territoire de ses membres dans le respect du droit international. L’histoire raconte un récit bien différent. En 1999, en violation du droit international, l’OTAN a elle-même mené une guerre d’agression contre la République fédérale de Yougoslavie. Parmi les crimes de guerre commis par l’OTAN figurent le bombardement d’une station de télévision à Belgrade et un bombardement – présumé accidentel – de l’ambassade de Chine, qui a tué trois journalistes chinois.

En Afghanistan, elle s’est engagée à partir de 2003 dans une guerre qui dépassait largement le territoire de l’alliance. Vingt ans plus tard, le pouvoir a été remis aux talibans, alors que leur renversement était justement l’objectif déclaré de l’invasion. Cette guerre de 20 ans en Afghanistan a été marquée par de nombreux crimes de guerre qui sont restés impunis. On peut citer par exemple la frappe aérienne étasunienne d’octobre 2015 sur un hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz.

L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années.

L’OTAN a adopté la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un. Dans la pratique, cela signifie que les actes individuels de membres de l’OTAN doivent également être attribués à l’organisation elle-même. L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années. Les guerres, comme celle d’Irak, étaient des violations flagrantes du droit international, fondées sur des mensonges.

L’OTAN n’est pas une organisation défensive, mais une organisation d’illégalité et de violation du droit international qui, séparément ou en tant qu’organisation, mène des guerres d’agression sur une base politiquement opportuniste.

Des États de droit démocratiques ?

Un deuxième mythe, peut-être celui qui a été inculqué avec le plus d’insistance, est que l’OTAN serait une communauté de démocraties, ancrée dans l’État de droit. Mais une fois de plus, l’histoire dément cette présentation flatteuse. Jusqu’en 1974, le Portugal, membre de l’OTAN, était dirigé par une dictature fasciste qui a mené des guerres coloniales sanglantes en Angola et au Mozambique. Les combattants de la résistance ont été conduits dans des camps de concentration tels que Tarrafal au Cap-Vert, où nombre d’entre eux ont été torturés à mort. Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

C’est l’OTAN elle-même qui a lancé l’Opération Gladio, une organisation clandestine en Europe occidentale qui devait être activée lorsque des majorités démocratiquement élues menaçaient de voter contre l’adhésion à l’OTAN. En Italie, des attentats terroristes ont par exemple été perpétrés au nom de groupes d’extrême gauche pour discréditer le Parti communiste italien lorsqu’il tentait de former un gouvernement.

On pourrait objecter que nous évoquons ici une époque révolue et que l’OTAN est désormais prête à être sollicitée dans la lutte mondiale des démocrates contre les autocrates. Or même sur ce point, tout observateur sérieux doit conclure qu’il y a quelque chose d’inexact dans cet aspect de l’image que l’alliance du 21ème siècle donne d’elle-même. Prenons l’exemple de la Turquie sous le président Recep Erdogan. Le pays a mené des guerres illégales à plusieurs reprises contre l’Irak et la Syrie, a soutenu des groupes terroristes islamistes en Syrie et, selon l’estimation du gouvernement allemand en 2016, est un tremplin pour les islamistes. Pourtant, il est et reste à ce jour un membre important de l’OTAN.

Il existe des accords de sécurité bilatéraux, comme celui conclu avec l’Espagne de Franco, avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que ces États sont ouvertement antidémocratiques. Le seul critère valable pour traiter avec l’Alliance est un avantage géopolitique évident. L’OTAN n’est pas une communauté de démocraties et elle n’existe pas non plus pour défendre la démocratie.

Respect des droits humains ?

Troisièmement, l’OTAN affirme qu’elle protège les droits humains. Même si on passe au-dessus du fait que les actions de l’OTAN bafouent sans cesse le droit au travail, aux soins de santé et à un logement adéquat, cet élément de l’identité qu’elle propage ne correspond pas non plus à la réalité. Aujourd’hui, les prisonniers de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis croupissent toujours à Guantanamo Bay, où ils sont détenus sans procès depuis près d’un quart de siècle. Telle est la réalité des « droits humains » dans le premier pays de l’OTAN. Quant aux 14 années de calvaire de Julian Assange, elles en disent long sur le respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

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Son « crime » a été de révéler au public les crimes de guerre commis par les États-Unis. Une campagne de dénigrement a été lancée contre lui où Hillary Clinton et Mike Pompeo ont ouvertement envisagé son assassinat. Cela fait partie de la réalité de la relation de l’OTAN avec les droits humains. La campagne internationale pour défendre Assange a heureusement été couronnée de succès et il est aujourd’hui un homme libre. La lutte pour sa libération illustre le nécessaire combat pour la liberté en tant que telle au cœur du système de l’OTAN.

L’orgueil avant la chute ?

Vu la propagande incessante du mythe de l’OTAN, il est presque miraculeux que non seulement le soutien à l’organisation s’érode dans le monde entier, mais que ce soit précisément les personnes les plus exposées à cette propagande qui sont de plus en plus sceptiques à l’égard du pacte militaire. Aux États-Unis, l’approbation de l’OTAN par l’opinion publique n’a cessé de diminuer ces dernières années, tandis qu’en Allemagne, la majorité des citoyens doutent du principe de défense de tous les membres. En d’autres termes, ils ne sont plus disposés à s’engager à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les gens sentent bien que les apparences sont trompeuses.

Alors que ses défenseurs parlent de l’alliance comme si elle était éternelle, l’OTAN commet une erreur dans l’escalade en Ukraine et dans l’expansion de ses opérations en Asie. Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension. L’OTAN semble répéter les erreurs de calcul de l’Empire allemand lors de la Première Guerre mondiale, mais cette fois à l’échelle mondiale.

Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension.

À l’époque, l’Empire allemand pensait pouvoir mener une guerre sur deux fronts. Aujourd’hui, une croyance similaire gagne du terrain au sein de l’OTAN, selon laquelle elle devrait non seulement affronter la Russie et la Chine, mais aussi s’engager au Moyen-Orient. Il s’agit d’une prétention orgueilleuse à l’hégémonie mondiale.

Trois nouveaux fronts

L’OTAN se considère visiblement comme menant une guerre sur trois fronts. Mais si elle le faisait, sa défaite serait certaine dès le départ. Dans ce contexte, il est logique que trois réunions spécifiques aient été prévues lors du sommet de l’OTAN. La première était une session de travail consacrée à la poursuite du réarmement de l’alliance. La deuxième était le Conseil OTAN-Ukraine, où l’on a discuté des moyens d’étendre le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, en augmentant les livraisons d’armes et en permettant à l’Ukraine d’adhérer à terme à l’OTAN. Enfin, une troisième session a été organisée avec les partenaires de l’Asie-Pacifique (ou l’AP4, qui comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) et une rencontre avec les dirigeants de l’UE.

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75 ans après sa création, l’OTAN s’efforce de renforcer la volonté de combattre en Ukraine et de s’étendre vers l’Asie, avec l’intention d’y promouvoir l’« Otanisation » de la région et d’y mettre en œuvre la stratégie qu’elle estime avoir déjà déployée avec succès contre la Russie. Actuellement, l’objectif principal dans le Pacifique n’est pas l’adhésion directe des pays asiatiques à l’OTAN, mais l’élargissement de la sphère d’influence de l’OTAN par le biais d’accords de sécurité bilatéraux. Et pas seulement avec l’AP4, mais aussi avec les Philippines, Taïwan et Singapour.

Tout comme l’Ukraine est considérée comme un État en première ligne face à la Russie, l’OTAN espère faire de pays asiatiques comme les Philippines des États challengers face à la Chine. L’objectif initial est de participer à une guerre froide par procuration, tout en se préparant à une « guerre chaude » par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Asie. L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie a suivi le principe de la « grenouille bouillie ». Progressivement, de nouveaux États d’Europe de l’Est sont devenus membres afin de ne pas trop éveiller les soupçons de la Russie. C’est également de la sorte que les choses se passent aujourd’hui en Asie. Pour contenir la Chine, l’OTAN resserre un à un ses liens avec les pays qui l’entourent et construit une phalange prête à la guerre. 

Comme toujours, l’objectif est d’éviter de devoir mener soi-même une telle guerre et d’avoir accès aux ressources des alliés pour mener ces guerres froides, puis chaudes. Cette évolution s’accompagne d’une guerre économique, désormais également dirigée contre la Chine, dont le fardeau le plus lourd est supporté par les économies des États clients des États-Unis. Les États-Unis et l’OTAN suivent une méthode de guerre définie par l’ancien stratège militaire chinois Sun Tzu, qui conseillait à un État d’essayer de mener une guerre sans ses propres ressources.

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Le problème pour les stratèges de l’OTAN n’est pas seulement leur volonté de mettre le feu au monde entier, mais aussi le risque d’intensifier la construction d’alliances parmi les États qui rejettent l’OTAN. Pour ces États, le regroupement devient une nécessité pour protéger leur propre souveraineté. Ainsi, la politique de l’OTAN encourage la montée en puissance des pays du BRICS et d’autres alliances dans le Sud global… Paradoxalement, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN promeuvent un monde multipolaire. Avec son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, l’OTAN perd désormais toute légitimité morale dans le Sud, puisqu’elle est considérée comme complice des crimes de guerre israéliens.

Les stratégies de l’alliance s’écroulent en raison de sa propre sur-extension impériale. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un cessez-le-feu et de l’ouverture de négociations en Ukraine. Les politiques agressives en Asie doivent également cesser. En fin de compte, la lutte contre l’OTAN est également une lutte pour sa propre souveraineté. Au lieu d’une alliance d’États clients des États-Unis, l’Europe doit suivre sa propre voie. Un premier pas serait de ne plus se laisser berner par une alliance militaire qui finance sa stratégie agressive en réduisant les dépenses sociales et les services publics des États membres.

[1] Article de notre partenaire belge Lava Media.

18.11.2024 à 19:18

Donald Trump et le désalignement électoral

Tim Barker

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Le verdict des urnes signe la faillite de la stratégie « anti-Trump » des démocrates. Il met à mal le grand récit des succès économiques de l’administration Biden. Frappée de stupeur, la gauche est incapable de proposer une analyse rationnelle du phénomène Trump. Loin d’être un OVNI, celui-ci est pourtant l’émanation d’une frange du Parti républicain, relativement […]
Texte intégral (3599 mots)

Le verdict des urnes signe la faillite de la stratégie « anti-Trump » des démocrates. Il met à mal le grand récit des succès économiques de l’administration Biden. Frappée de stupeur, la gauche est incapable de proposer une analyse rationnelle du phénomène Trump. Loin d’être un OVNI, celui-ci est pourtant l’émanation d’une frange du Parti républicain, relativement classique en termes idéologiques. Si le caractère imprévisible du président élu laisse place à de nombreuses spéculations quant à son second mandat, il y a fort à parier qu’il se refusera à franchir certaines limites, malgré ses déclarations tonitruantes. Tim Barker, docteur en histoire économique, livre une analyse des dernières élections outre-Atlantique, dans un texte initialement paru dans Sidecar, traduit par Martin Barnay pour LVSL.

NDLR : sur un thème similaire, lire l’article de Politicoboy pour LVSL : « Donald Trump, le candidat antisystème ? »

Ça ne s’est pas joué à rien. Les manuels d’histoire ne parleront sans doute pas de la victoire de Donald Trump comme d’un « raz-de-marée » : son avance au vote populaire comme au collège électoral reste dans la moyenne des élections précédentes. Mais le verdict des urnes reste sans appel. En 2020, sept des fameux swing states s’étaient joués à moins de trois points d’écart – six avaient placé Biden en tête. La semaine dernière, Trump les a remportés tous les sept. Dans pratiquement tous les comtés du pays, le président élu a amélioré son score de 2020.

Ce résultat cadre mal avec la rhétorique de l’establishment démocrate, prêt à justifier toute espèce de compromission au nom du grand front anti-fasciste. Dès le départ, la base sociale censée soutenir cette stratégie relevait plus de l’union sacrée que du Front populaire. Au prisme de l’histoire politique américaine, Harris a semblé vouloir ressusciter la « nouvelle majorité » qui avait porté Richard Nixon au pouvoir en 1972. Les démocrates d’aujourd’hui n’ont à l’évidence ni l’aplomb ni la ruse de « Tricky Dick ». Mais, comme lui, ils ont misé sur une improbable coalition rassemblant les syndicalistes de l’AFL-CIO, les grands patrons du Business Roundtable et le mouvement néoconservateur (émergeant en 1972, largement déclinant en 2024).

Comme Nixon, Biden a distillé de petites touches de patriotisme économique pour faire avaler à l’opinion le coût faramineux de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Enfin les deux administrations ont compensé leurs désengagements militaires (Vietnam à l’époque, Afghanistan aujourd’hui) en sous-traitant les fonctions de police régionale à des régimes brutaux et autoritaires (le Shah pour Nixon, MBS pour Biden).

La quête d’une large majorité centriste suppose un adversaire qu’on puisse facilement présenter comme hors du consensus national. Face à Nixon, George McGovern – pourtant fils de pasteur du Dakota du Sud et héros de la Seconde Guerre mondiale – faisait une cible idéale pour les tenants de cette stratégie. Son programme électoral prônait une refonte radicale de la société américaine : réduction d’un tiers des dépenses militaires, assortie d’un plan ambitieux de redistribution des richesses via de lourdes taxes sur l’héritage et les plus-values. À l’été 1972, l’hebdomadaire Business Week rapportait que « même les électeurs se déclarant démocrates de toujours parlaient d’ouvrir des comptes en Suisse et de voter Nixon en novembre ». En outre, ses attaques contre le prétendu exceptionnalisme américain séduisaient peu ceux qui n’avaient pas d’avoirs offshore, et moins encore ceux travaillant dans les usines d’armement que McGovern menaçait de fermer.

L’élection à peine terminée, le chauvinisme exacerbé des démocrates s’est mué en un anti-américanisme primaire. Une figure de la gauche culturo-mondaine écrivait ainsi : « Nous avons eu tort de croire que nous vivions dans un pays meilleur que ce qu’il est réellement ».

Donald Trump n’est pas George McGovern. La tentative de le présenter comme un élément étranger au corps politique américain était vouée à l’échec – pour la simple raison que Trump n’a absolument rien d’anti-américain. Son ADN politique le relie directement à Nixon, comme en attestent nombre de leurs associés communs tels Roy Cohn et Pat Buchanan, eux-mêmes archétypes de l’américanité. Ce qui chez Trump passe pour des vices rédhibitoires – racisme, xénophobie, misogynie – ne pouvait guère être perçu comme dérogeant aux standards américains que par les esprits les plus candides.

Le slogan Make America Great Again est emprunté à Ronald Reagan, un héros national qui se moquait des pauvres, comparait en privé les diplomates africains à des singes et qui, sur les conseils de Patrick Buchanan, proclamait que les Waffen-SS étaient « des victimes [du nazisme], tout autant que les déportés dans les camps de concentration ». Qui aurait pu sérieusement croire que le soutien apporté à Harris par d’anciens collaborateurs de Reagan allait marginaliser son adversaire ?

Les démocrates s’étaient préparés à une élection serrée, à la limite à une défaite au collège électoral qu’ils auraient pu relativiser par une victoire symbolique au total des suffrages. Mais leur ambition déclarée de former une « coalition de toutes les forces démocratiques » les a laissés sans réponse face à une défaite au vote populaire. L’élection à peine terminée, le chauvinisme exacerbé de la campagne s’est mué en un anti-américanisme primaire. Ainsi, l’écrivaine Rebecca Solnit, chantre de la gauche culturo-mondaine, déclarait dans une tribune : « Nous avons eu tort de croire que nous vivions dans un pays meilleur que ce qu’il est réellement ». Le New York Times évoqua pour sa part « une conquête de la Nation, non par la force, mais avec un carton d’invitation ».

Si la victoire démocratique de Trump a désarmé les éventuels appels à la Résistance, la sociologie de son électorat a également ébranlé les discours triomphalistes sur les prétendus succès des Bidenomics. En plein mois de juillet, alors que la sénilité du président passait de secret de Polichinelle à la Une des journaux, les stratèges de la Maison Blanche s’accrochaient à l’économie comme à une planche de salut. « L’économie américaine », affirmait une proche conseillère du président dans un tweet effacé depuis, « est aujourd’hui dans un état presque parfait. Alors que nous traversons le moment politique le plus difficile pour les démocrates de toute ma vie, autorisons-nous un petit rappel : cette administration a tenu ses promesses en instaurant un nouveau modèle économique. Il fonctionne à merveille, et quoi qu’il arrive, il ne devra pas être abandonné. »

Ce « quoi qu’il arrive » évoquait alors la perspective d’un remplacement de Biden par Harris comme porte-drapeau démocrate à la présidentielle. Aujourd’hui, ces mots prennent une tout autre résonance : deux tiers des électeurs interrogés à la sortie des urnes ont qualifié l’économie de « mauvaise » ou « médiocre », tandis que ceux désignant l’économie comme leur priorité ont, pour une écrasante majorité, voté Trump.

Après l’élection, Bernie Sanders déclara dans un communiqué qu’« il ne devrait surprendre personne qu’un parti démocrate ayant abandonné la classe ouvrière trouve qu’elle l’a abandonné en retour. » D’autres, refusant de reconnaître que les démocrates avaient tourné le dos à la classe ouvrière, admirent cependant que celle-ci avait quitté le parti, soit carrément par adhésion au fascisme, soit – hypothèse plus charitable – parce qu’elle aurait été victime de campagnes de désinformation sur l’état de l’économie.

Il paraît difficile d’affirmer avec certitude que c’est l’économie qui a fait la défaite de Harris, et encore moins qu’elle ou un autre démocrate aurait pu l’emporter avec un discours économique différent. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il n’est pas sérieux d’affirmer que les travailleurs qui ont rejeté Harris l’ont fait par ignorance de la réalité économique.

Comme le soulignait le mois dernier le Council of Economic Advisers nommé par Biden, « la fraction du revenu national revenant aux salariés a chuté avec l’inflation post-pandémie », de sorte que la part du travail – « un indicateur clé de la répartition des richesses », selon le Conseil – était plus faible en 2024 qu’elle ne l’était sous Trump. La lecture la plus prudente est sans doute que la classe ouvrière, en tant que classe, n’a pas eu de rôle décisif dans l’élection de Trump. Le scrutin témoigne en effet davantage d’un désalignement que d’un réalignement : les électeurs aux revenus inférieurs à 100 000 dollars se sont divisés presque à égalité.

Ce désalignement électoral de la classe ouvrière a-t-il eu un équivalent parmi les élites ? Harris l’a emporté chez les ménages dont les revenus dépassent 100 000 dollars par an, mais il s’agit là d’un groupe assez considérable représentant plus d’un tiers des foyers américains. Elle l’a également emporté dans des proportions similaires chez ceux gagnant plus de 200 000 dollars, une catégorie plus restreinte correspondant à un peu plus de 10 % des ménages. Ce dernier groupe recouvre à peu près les 10 % des foyers américains détenant 93 % des titres boursiers en circulation, soit les principaux bénéficiaires du boom économique du mandat Biden. Selon une étude des économistes Thomas Ferguson et Servaas Storm, ce décile supérieur a capté 59 % de l’augmentation globale de la richesse des ménages depuis 2019. Cet enrichissement profondément inégalitaire a, en retour, nourri des dynamiques de consommation tout aussi déséquilibrées : les 10 % des foyers américains les plus riches représentaient 36,6 % de l’augmentation totale de la consommation entre 2020 et 2023. Si l’on ajoute le décile suivant, les 20 % les plus aisés cumulent à eux seuls plus de la moitié de cette augmentation.

La position marxiste a toujours été de considérer que l’appartenance à une classe sociale est définie par une relation, et non par la tranche de revenu, encore moins par la possession d’un diplôme. Dans ce contexte, il n’est pas anodin que Trump ait reçu le soutien de secteurs influents du capitalisme américain, dont les préoccupations portent moins sur la quantité d’argent possédé (ils en auront toujours trop pour pouvoir le compter, quelle que soit la couleur politique du gouvernement) que sur le pouvoir et les privilèges qu’ils entendent maintenir. Cet été, le New York Times rapportait que « les entreprises du BTP non syndiquées fulminent contre les réglementations imposant des accords entre prestataires et syndicats pour les grands projets financés par l’État fédéral ». Le lobby des cryptomonnaies, représentant un secteur d’activité dont l’existence même dépend de la bienveillance des politiques, a dépensé en 2024 presque autant pour les élections fédérales que l’ensemble des autres intérêts corporatifs réunis. De manière plus générale, une part non négligeable de la Silicon Valley semble avoir décidé que le techlash (le retour de bâton contre l’industrie des hautes technologies) avait assez duré.

Si en tant que force politique elles apparaissent publiquement comme davantage associées à Trump, la tech et les cryptomonnaies sont également bien représentées au sein du Parti démocrate. On pense à une figure comme David Shor, jeune consultant en sondages d’opinion, qui lança un jour qu’« Obama avait eu raison de chercher le soutien des acteurs de la tech … et que les démocrates commettaient une grave erreur en abandonnant cette stratégie ». Selon le New York Times, l’équipe de campagne de Harris a confié à la société de conseil de Shor, Blue Rose Research, un budget de recherche de 700 millions de dollars, financé en grande partie par des entreprises de la tech. Et bien que la plus grande part des contributions de campagne des cryptomonnaies soit allée aux républicains, les démocrates en obtinrent suffisamment pour que le sénateur Chuck Schumer déclare, lors d’un événement baptisé Crypto4Harris, que « les cryptomonnaies ne sont pas près de disparaître quoi qu’il arrive … On croit tous au futur des cryptomonnaies ». Pour la masse des citoyens, le désalignement des classes sociales est synonyme de polarisation. Mais dans les hautes sphères de l’économie, ceux qui disposent de moyens suffisants pour couvrir leurs positions assurent leur prospérité quelles que soient les circonstances.

Cela étant, du point de vue du capital, aucune des deux options n’apparaissait idéale. Cet été, le Business Roundtable (qui rassemble 200 dirigeants de grandes entreprises) a rencontré les représentants des deux campagnes. Trump leur annonça en personne son intention de « réduire l’impôt sur les sociétés » tout en augmentant la production pétrolière. L’émissaire de Biden, Jeff Zients, rappela quant à lui l’engagement des démocrates en faveur « des alliances internationales » et de l’indépendance de la banque centrale, qui, selon lui, « inspire au reste du monde la confiance nécessaire à la pérennité du capitalisme américain ».

Antonio Gramsci lui-même n’aurait pas pu imaginer une manifestation plus claire de la tension entre l’intérêt étroit du capital à la maximisation des rendements, et ses intérêts plus larges qu’il appelait « hégémoniques ». L’essayiste Paul Heideman remarquait dans le même esprit que « la dérive droitière du Parti républicain a engendré un certain nombre d’externalités négatives pour le capital, qu’il s’agisse des inutiles incertitudes autour de la dette nationale ou de l’obsession pour une gouvernance minoritaire venant à menacer la légitimité d’un système politique ayant remarquablement bien servi l‘intérêt des grandes fortunes depuis le XIXe siècle ». De cette dernière dynamique, l’exemple le plus frappant fut sans doute l’incident du 6 janvier 2021, qui – exception faite des petits entrepreneurs – unit brièvement dans la terreur la quasi-totalité des milieux économiques.

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De ce point de vue, le fait que Trump ait obtenu la majorité au vote populaire a de quoi rassurer les élites américaines. Quant à l’indépendance de la banque centrale, le sujet ne semble pas pour l’instant inquiéter particulièrement le Business Roundtable, sans doute parce que les grands patrons n’ont pas oublié 2019. Trump avait passé l’année à se plaindre du président de la Réserve fédérale, allant jusqu’à demander sur Twitter : « Qui est notre pire ennemi, Jay Powell ou le président Xi ? » Mais lorsqu’il demanda à ses proches s’il pouvait légalement renvoyer Powell, on lui répondit sans ambiguïté que c’était impossible.

Selon le correspondant auprès de la Fed du Wall Street Journal, même quelqu’un comme Larry Kudlow – personnalité de la télé et « loyaliste flatteur » du clan Trump – savait que remplacer Powell, voire laisser courir les rumeurs à cet effet, ne ferait que « précipiter la dégringolade des marchés ». Le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin – suffisamment loyal lui-même pour demeurer en poste durant l’intégralité du premier mandat de Trump – échangeait régulièrement des textos avec le président de la Fed et « avait clairement fait savoir qu’il le soutenait ». Lorsque Trump est apparu devant le Business Roundtable à l’été 2024, il était accompagné de Kudlow – rappel opportun pour les dirigeants d’entreprise à quel point il leur fut aisé d’actionner le frein d’urgence la dernière fois que le « populisme économique » de Trump avait menacé de dépasser le registre de la simple rhétorique.

Les capitalistes se sont déjà laissés égarer par leur arrogance, y compris à propos de Trump, et il est raisonnable de supposer que son style imprévisible et personnel créera à nouveau des tensions avec certains secteurs du monde des affaires. L’euphorie de Wall Street au lendemain de l’élection suggère que « les marchés » ne prennent pas très au sérieux les déclarations de Trump sur les déportations de masse ou les droits de douane prohibitifs. Cependant, même s’il ne va pas au bout de ses promesses, toute initiative s’inscrivant dans une logique de nationalisme économique aura des effets différenciés sur les entreprises, susceptibles de créer de nouvelles fractures politiques. Il en va de même pour le déficit budgétaire, en particulier si l’inflation devait refaire surface.

La grande inconnue reste probablement la relation transatlantique. L’OTAN, comme l’expliquait l’un de ses fondateurs, n’a pas été le produit d’un « simple calcul militaire », mais traduisait une préoccupation plus profonde : « notre modèle de société survivrait-il si la démocratie disparaissait en Europe et que nos débouchés économiques s’en trouvaient réduits ? » Même en 1949, l’administration Truman avait eu bien du mal à convaincre les milieux d’affaires américains que leur prospérité dépendait de garanties de sécurité transcontinentales. Si l’on rouvrait ce débat aujourd’hui, il est possible que chacun finisse par conclure que le vieux credo du doux commerce n’a rien perdu de sa force de conviction. Cependant, quelle qu’en soit l’issue, le simple fait de rouvrir le débat suffirait à mettre en lumière les divisions au sein de la classe capitaliste.

Un chroniqueur du New York Times, Jamelle Bouie, déclara que « la plupart d’entre nous mourra probablement sous l’ordre politique issu de cette élection ». Nul besoin de jouer les prophètes pour savoir que cette analyse est fausse. La notion d’ordre politique a été introduite dans les sciences politiques américaines par Arthur Schlesinger Jr., historien et proche conseiller de JFK, auteur d’une chronique de la présidence Roosevelt dont le premier volume s’intitule en français La crise de l’ordre ancien. Pour le deuxième volume, L’avènement du New Deal, Schlesinger avait choisi comme épigraphe une citation de Machiavel : « Il n’est rien de plus difficile à entreprendre, de plus douteux dans sa réussite, ni de plus dangereux à gérer que d’instaurer un nouvel ordre des choses. »

Tant l’ère Roosevelt que celle qui l’avait précédée reposaient sur de solides alignements sociaux. Ce que certains historiens ont appelé « le système de 1896 » avait été bâti sur une consolidation capitalistique et un mouvement de fusions industrielles et commerciales sans équivalent dans l’histoire. Ce système avait trouvé dans les urnes le soutien constant des travailleurs d’usine, convaincus de tirer profit du développement de l’économie nationale sous l’égide d’imposantes barrières douanières.

L’ordre instauré par le New Deal, pour sa part, intégra le mouvement ouvrier en tant que partenaire junior aux côtés des quelques entreprises qui profitaient – ou pouvaient au moins tolérer – la combinaison inédite de libre-échange, d’expansion de la protection sociale et de reconnaissance du droit syndical mise en œuvre par l’administration Roosevelt. Même l’ère du néolibéralisme ouverte par Reagan, bien qu’elle ait été marquée par de profondes tensions entre les vieilles industries manufacturières et le secteur des technologies émergentes, s’appuya sur l’élan collectif du capitalisme américain au cours des années 1970 – période durant laquelle, comme l’écrivait le journaliste Thomas Edsall, « les milieux d’affaires affinèrent leur capacité à agir comme une classe, mettant de côté l’instinct de compétition au profit de la coopération et de l’action concertée sur la scène législative ».

L’hégémonie est bien davantage que le softpower, et le réalignement bien autre chose qu’un terme pompeux pour qualifier le spectacle d’une nuit électorale. Peut-être pourra-t-on un jour interpréter 2024 comme une étape clef dans la formation d’un nouvel ordre politique. Cela dépendra toutefois de ce qui suivra : ce que Trump fera de sa victoire, et comment chacun réagira aux forces déchaînées par son second mandat, tant sur le plan national qu’international.

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