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05.07.2025 à 17:44

Le phénomène « tradwife », symptôme d’une nouvelle phase du capitalisme

Kristen Ghodsee
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La nostalgie des anciens stéréotypes de genre est bien plus qu'une tendance étrange observée sur les réseaux sociaux. Cette dynamique s'inscrit dans un contexte plus large de pressions sur les femmes à retourner au foyer, dans un contexte de crise de la natalité et de hausse du chômage.
Texte intégral (3472 mots)

La nostalgie des anciens stéréotypes de genre est bien plus qu’une simple tendance étrange observée sur les réseaux sociaux. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte plus large de pressions systémiques exercées sur les élites, confrontées à des avancées technologiques susceptibles de générer des troubles sociaux, et sur les femmes ordinaires, accablées par les exigences du travail moderne.

Kristen R. Ghodsee est l’auteure de Why Women Have Better Sex Under Socialism (Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme), Everyday Utopia (L’utopie au quotidien) et de nombreux autres ouvrages. Elle dirige le département d’études russes et d’Europe de l’Est à l’université de Pennsylvanie. Spécialiste des dynamiques de genre dans les régimes socialistes d’Europe orientale et de la transition vers le capitalisme, elle s’est entretenue avec Meagan Day de Jacobin [1]. L’entretien qui suit aborde la manière dont les rôles traditionnels de genre ont été utilisés pour gérer les chocs économiques. Kristen R. Ghodsee revient également sur les usages sociaux de l’autorité patriarcale et sur la façon dont le mécontentement réel des femmes face à leurs mauvaises conditions de travail (rémunéré ou non) s’est réorienté de l’action collective vers des fantasmes individuels de rupture avec le système qui finissent par saper leur autonomie.

Les magazines féminins ont radicalement évolué depuis la publication du célèbre ouvrage féministe de Betty Friedan, La Femme mystifiée (1963). Autrefois, ces publications regorgeaient de règles obscures imposant la soumission des femmes. Aujourd’hui, les féministes du XXIe siècle sont stupéfiées de voir certaines femmes se définir elles-mêmes comme des « tradwives » (femmes traditionnelles) et de constater qu’elles donnent des conseils sur le mariage (« En tant que femmes traditionnelles, nous sommes appelées à honorer et à valoriser nos maris, pas à les rabaisser ») et sur le travail (« Il n’y a rien de mal à avoir un petit boulot, peut-être faire du baby-sitting le soir »).

Pour l’anthropologue Kristen R. Ghodsee, le phénomène des « tradwives » est bien plus qu’une simple tendance excentrique des réseaux sociaux. Cette nostalgie pour un modèle de genre révolu et idéalisé reflète des pressions systémiques plus larges. D’une part, elles concernent les élites, qui font face à des changements économiques majeurs, susceptibles de générer des troubles sociaux. D’autre part, elles concernent les femmes ordinaires, qui cherchent à échapper à la double pression d’un travail exigeant et d’une charge familiale pour laquelle elles ne bénéficient d’aucun soutien.

MEAGAN DAY: Comment expliquer le phénomène des « tradwives » à l’heure actuelle ?

KRISTEN R. GHODSEE: J’ai réfléchi à cette question en tant qu’anthropologue et historienne spécialiste de l’Europe de l’Est. J’ai deux constats qui sont liés. Premièrement, dans son ouvrage Leviathan publié en 1651, texte fondateur de la civilisation occidentale et légitimation de l’État monarchique, Thomas Hobbes soutient que les individus n’obéissent pas naturellement au souverain, même s’ils en ont besoin. Ils doivent être formés à l’obéissance. Il explique que les individus apprennent l’obéissance auprès du pater familias, le père de famille et chef du foyer.

Plus précisément, Hobbes fonde sa théorie sur l’idéal républicain romain de la patria potestas qui conférait au père un pouvoir absolu sur la vie et la mort de ses enfants et de ses esclaves. Les rôles traditionnels attribués aux hommes et aux femmes au sein de la famille nucléaire préparent les individus à accepter sans discussion l’autorité du souverain ou du dictateur.

Il n’est donc pas surprenant, alors que nous assistons à un mouvement mondial vers la néo-dictature et les politiques autoritaires de droite, d’observer également un regain d’intérêt pour la famille nucléaire traditionnelle dirigée par un père fort qui inculque l’obéissance à ses enfants. Le phénomène des « tradwives » et la « manosphère » sont les deux faces d’une même médaille, reflétant cette évolution vers une politique autoritaire.

« Après la chute du mur de Berlin en 1989, lorsque l’économie est-allemande a été démantelée par la privatisation et la liquidation des entreprises publiques, le taux de chômage a atteint environ 40 % en 1991. La solution ? Renvoyer les femmes à la maison. »

Ma deuxième constatation concerne les chocs économiques. Après la chute du mur de Berlin en 1989, lorsque l’économie est-allemande a été démantelée par la privatisation et la liquidation des entreprises publiques, le taux de chômage a atteint environ 40 % en 1991. La solution ? Renvoyer les femmes à la maison. Les responsables ont estimé que, puisque les femmes sont naturellement faites pour s’occuper du foyer, il était logique de réduire le taux de chômage en les écartant du marché du travail.

En 1991, le ministre des Finances bulgare, Ivan Kostov, qui deviendra plus tard Premier ministre, a déclaré à la Banque mondiale que « le chômage est un problème préoccupant, atteignant 10 % pour l’année en cours. Une solution pourrait être d’encourager les femmes, dont 93 % ont un emploi, à quitter le marché du travail et à retourner dans leur famille, même si cela implique une perte temporaire du pouvoir d’achat des ménages ».

Cette stratégie éprouvée a déjà fait ses preuves à de nombreuses reprises. Il est essentiel de comprendre que lorsqu’un choc économique se produit, que ce soit avec l’introduction du capitalisme dans des sociétés anciennement socialistes ou avec l’avènement actuel de l’intelligence artificielle (IA), les gouvernements sont confrontés à un défi de taille : réduire rapidement la main-d’œuvre tout en évitant de provoquer des troubles sociaux. Renvoyer les femmes au foyer est la solution idéale. Il existe des précédents historiques, même aux États-Unis, notamment lorsque les femmes ont été intégrées au marché du travail pendant la Seconde Guerre mondiale, puis renvoyées au foyer à la fin du conflit.

Je suis convaincue que Donald Trump n’a pas un coup d’avance sur le commun des mortels, et que les gens lui attribuent bien plus de mérite qu’il n’en a réellement. Cependant, certaines personnes haut placées, comme Elon Musk, réfléchissent certainement aux bouleversements que l’IA va provoquer sur le marché du travail. L’IA va bientôt supprimer de nombreux emplois. Il est impératif d’agir pour éviter un chômage élevé qui risquerait d’entraîner des troubles sociaux. La promotion des rôles traditionnels des hommes et des femmes, avec des sphères de travail distinctes, un travail rémunéré et un travail domestique non rémunéré, a le bel effet de réduire la main-d’œuvre lorsque les emplois disparaissent. Il est évident que les personnes influentes qui prônent les rôles traditionnels des hommes et des femmes en sont conscientes.

Toutefois, il faut soulever une contradiction dans leur discours : ces mêmes personnes créent des produits qui réduisent le besoin de main-d’œuvre humaine, tout en affirmant que nous avons besoin de plus d’humains. Dans une récente interview accordée à Fox News, lorsqu’on lui a demandé ce qui le tenait éveillé la nuit, Musk a répondu que c’était la baisse du taux de natalité. C’est sa principale préoccupation. Il est évident que pour un oligarque, cette logique s’applique avec d’autant plus d’acuité que les dépenses de consommation pèsent lourdement dans l’économie américaine, représentant les deux tiers de celle-ci. Si vous n’avez pas suffisamment de personnes pour acheter vos produits, vous risquez d’avoir des problèmes.

« Les rôles traditionnels attribués aux hommes et aux femmes sont utiles pour lutter contre ces deux problèmes (le surplus de main-d’oeuvre et le risque de baisse de la consommation), en encourageant les femmes à quitter le marché du travail et à avoir plus d’enfants. »

Les rôles traditionnels attribués aux hommes et aux femmes sont utiles pour lutter contre ces deux problèmes, en encourageant les femmes à quitter le marché du travail et à avoir plus d’enfants. Les élites telles que Musk se rendent compte que le renforcement des rôles traditionnels incite les femmes à accepter de ne pas travailler et d’être financièrement dépendantes de leur partenaire, ce qui constitue un moyen de surmonter le choc exogène qui va bientôt frapper le système, mais aussi d’accroître la natalité, ce qui est important pour éviter un effondrement de la consommation.

MEAGAN DAY: Est-ce qu’ils pensent que renvoyer les femmes au foyer réduira suffisamment la main-d’œuvre pour augmenter les salaires des travailleurs restants — les hommes — et ainsi ressusciter le mythe de la famille à revenu unique ?

KRISTEN R. GHODSEE: En théorie, oui, car une main-d’œuvre réduite entraîne une pression à la hausse sur les salaires. Cependant, il existe d’autres effets, et c’est là qu’intervient la théorie de Hobbes. Si un seul patriarche subvient aux besoins de sa famille, cela renforce la structure patriarcale traditionnelle de la famille nucléaire, ce qui favorise l’obéissance des femmes et des enfants dépendants du père pour leur subsistance matérielle.

Cela crée une dynamique familiale patriarcale qui enseigne aux individus à se soumettre à une autorité arbitraire, étouffe la dissidence et fragilise l’autonomie des femmes et leur capacité à sortir de situations abusives. Nous ne savons pas avec certitude si renvoyer les femmes à la maison augmenterait les salaires des hommes, surtout avec un choc aussi violent que celui que représente l’arrivé de l’IA. Cependant, même si c’était le cas, les problèmes culturels seraient inacceptables du point de vue des droits des femmes.

MEAGAN DAY: Nous avons discuté de ce qui se passe dans l’esprit des élites, mais qu’en est-il des gens ordinaires ? Pourquoi les femmes lambda consomment-elles du contenu « tradwife » ?

KRISTEN R. GHODSEE: Il n’est ni avantageux, ni agréable, ni satisfaisant d’être un travailleur américain. Le capitalisme est critiqué. De nombreuses femmes actives ne sont pas satisfaites de leur situation. Elles sont attirées par des alternatives, mais comme il n’y en a pas, elles se tournent vers un passé idéalisé.

Le phénomène a désormais un autre visage, mais il n’est pas entièrement nouveau. Je me souviens qu’après l’élection de Donald Trump en 2016, un sondage demandait aux Américaines si elles souhaitaient être comme Hillary Clinton ou Melania Trump. L’image de Melania, allongée au bord de la piscine en maillot de bain et lunettes de soleil Gucci, l’avait emporté sur celle de la politicienne cultivée Hillary Clinton.

Cela reflète une forme de misogynie ancrée dans la culture américaine qui perdure et que les femmes intériorisent d’ailleurs elles-mêmes. Les filles grandissent avec toutes sortes de contes de fées, de la version originale de Disney à Pretty Woman, qui racontent comment une jeune femme est choisie et sauvée d’une vie de labeur brutal et horrible par un homme riche. Ces récits sont d’une grande puissance.

Les individus aspirent à être estimés, et dans une société capitaliste, l’estime est liée à la richesse, qu’elle soit financière ou qu’elle se mesure en temps. Le contenu « tradwife » est une forme de pornographie de la richesse, mais d’un genre différent. Il repose entièrement sur l’existence d’un mari qui gagne très bien sa vie.

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MEAGAN DAY: Connaissez-vous la tendance « soft life » ? Il s’agit d’un contenu publié sur les réseaux sociaux, principalement par et pour les femmes des générations Z et Y, qui prône une vie « douce » : ne travaillez pas trop, ne vous épuisez pas, arrêtez de courir après le temps, ralentissez, détendez-vous. Ces contenus, très stylisés, mettent en avant la consommation de jus verts et les soins personnels, entre autres.

Ce n’est pas aussi idéologique que le contenu « tradwife », mais cela exprime le même mécontentement vis-à-vis du travail. C’est attrayant. Cependant, la réalité est qu’une véritable « vie douce » sous le capitalisme nécessite un mari riche ou des parents fortunés. Il n’est pas possible de vivre ainsi tout le temps sans renoncer à une indépendance et à une autonomie durement acquises. Compte tenu des pressions professionnelles en général, sans parler de l’équilibre entre le travail et les responsabilités familiales, certaines femmes se demandent sincèrement si ce compromis peut en valoir la peine.

KRISTEN R. GHODSEE: C’est regrettable, car il y a ici une impulsion anticapitaliste naissante qui est détournée à des fins réactionnaires. Le sentiment que l’on éprouve en observant l’exploitation capitaliste en se disant « je ne veux plus participer à cela » pourrait déboucher sur une organisation collective, mais il se transforme plutôt en fantasmes d’évasion individuelle. Le modèle de la « tradwife » semble plus facile et plus acceptable socialement que de rejoindre une organisation politique et de lutter pour la justice.

La vérité est que la gauche a effectivement de bonnes réponses aux questions qui se posent aux femmes, comme la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, ou même le fait d’avoir des enfants, si c’est ce qu’elles souhaitent. La droite, en revanche, n’a pas vraiment de bonnes réponses.

Il existe une vision misogyne selon laquelle le féminisme rendrait les femmes égoïstes, les empêchant de faire ce qu’elles devraient naturellement : avoir des enfants. Elles seraient alors vouées à devenir des « vieilles filles à chats » sans enfants. Cependant, les femmes sont des êtres rationnels qui examinent le marché du travail, le coût de l’éducation des enfants, le manque de soutien de l’État et tous les compromis à faire, et certaines d’entre elles choisissent de ne pas avoir d’enfants.

« Une fois que les femmes ont acquis leur indépendance économique et peuvent prendre des décisions concernant leur vie, avoir un enfant signifie perdre cette autonomie, à moins de bénéficier d’un soutien massif de l’État. »

En Allemagne de l’Est et en Bulgarie sous le régime socialiste, l’État subventionnait la garde d’enfants. Il existait des allocations familiales, des congés parentaux rémunérés avec garantie d’emploi et d’autres mesures favorables à la famille. Ce système encourageait les femmes à travailler et à avoir des enfants si elles le souhaitaient, et la plupart faisaient les deux. Mieux encore, lorsqu’elles étaient interrogées, la plupart des femmes déclaraient vouloir faire les deux.

Lorsque ces entreprises ont été privatisées avec l’introduction du capitalisme, ces ressources ont disparu. Les responsables politiques ont tenté de renvoyer les femmes à la maison, estimant que « tant que l’État ne paie pas pour ces services, les femmes le feront gratuitement, car c’est leur rôle ». Ils croyaient sincèrement, comme la droite américaine aujourd’hui, que la plupart des femmes seraient plus heureuses à la maison avec leurs enfants, à faire du yoga, à regarder des feuilletons, à faire du pain au levain ou à traire des vaches. Ils pensaient : « Nous renverrons les femmes à la maison pour faire le travail que nous payons actuellement, elles auront plus d’enfants et tout le monde sera plus heureux ».

Cependant, les faits contredisent cette affirmation. Selon les Nations unies, la Bulgarie est le pays qui connaît la plus forte baisse démographique au monde en raison de l’émigration et d’un taux de natalité très faible, et ce depuis l’instauration du capitalisme. Nous observons des tendances similaires en Corée du Sud et au Japon. Une fois que les femmes ont acquis leur indépendance économique et peuvent prendre des décisions concernant leur vie, avoir un enfant signifie perdre cette autonomie, à moins de bénéficier d’un soutien massif de l’État. L’histoire montre que contraindre les femmes à rester à la maison sans investissements de ce type ne fait pas augmenter les taux de natalité, mais au contraire les fait baisser.

MEAGAN DAY: Les idées de la droite ne sont peut-être pas viables, mais elles restent attrayantes pour ceux qui cherchent désespérément une alternative à la situation actuelle, jugée insoutenable. Comment convaincre les femmes qui souhaitent échapper aux pressions du travail sous le capitalisme de se tourner vers un avenir progressiste plutôt que vers un passé réactionnaire ?

KRISTEN R. GHODSEE: Dans un magnifique essai datant de 1899, intitulé « La femme travailleuse », Nadezhda Krupskaya aborde la question du sort des paysannes russes, alors majoritairement analphabètes et dépourvues de conscience politique. Elle soutient que seules la participation à des événements politiques et le rassemblement peuvent politiser les femmes : lorsqu’une femme ressent la force de ses camarades, elle prend soudain conscience de son pouvoir. Plus elle participe, plus elle se radicalise.

Les féministes libérales manquent de vision lorsqu’elles pensent qu’il suffit juste de convaincre les gens que le monde peut être différent. Nous devons comprendre que l’estime est ce dont les gens ont le plus besoin après les choses indispensables, comme l’eau, un toit, de la nourriture, des soins de santé et l’éducation. Ils ont besoin de se sentir membres d’une communauté qui les aime, les admire et les apprécie. Faire partie de cette communauté peut très rapidement transformer les mentalités. C’est l’antidote à l’isolement provoqué par les réseaux sociaux et à la dérive vers un modèle « tradwife ».

Cela doit commencer sur le terrain, en organisant des rassemblements où les gens peuvent discuter et apprendre à se connaître, ou même simplement en sortant prendre un verre et en discutant de politique et de leur vie. Nous devons faire preuve de créativité. L’objectif est de créer un espace où les femmes peuvent établir un lien entre leurs difficultés personnelles et le système dans son ensemble. Si nous ne le faisons pas, la droite profitera du mécontentement des femmes pour promouvoir son programme, comme c’est le cas actuellement.

[1] Traduction pour LVSL par Alexandra Knez

03.07.2025 à 22:31

L’Espagne sauvera-t-elle l’UE d’une fuite en avant militariste ?

Eoghan Gilmartin
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Alors que les dirigeants européens serrent les rangs derrière l’objectif des 5 % du PIB consacré à la défense, le chef du gouvernement espagnol rompt le rang. Tandis qu’à La Haye il dénonce un « keynésianisme militaire » aux effets délétères pour les investissements sociaux, à Madrid ses partenaires de gauche menacent de quitter le gouvernement. À l’horizon, […]
Texte intégral (4010 mots)

Alors que les dirigeants européens serrent les rangs derrière l’objectif des 5 % du PIB consacré à la défense, le chef du gouvernement espagnol rompt le rang. Tandis qu’à La Haye il dénonce un « keynésianisme militaire » aux effets délétères pour les investissements sociaux, à Madrid ses partenaires de gauche menacent de quitter le gouvernement. À l’horizon, ce sont les contradictions de la coalition de gauche qui apparaissent : pourra-t-elle longtemps résister à la prédation américaine tout en respectant les normes de l’intégration européenne et atlantique ?

Jeudi, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a rompu les rangs avec les autres dirigeants de l’OTAN en refusant de s’engager à porter les dépenses de défense à 5 % du PIB. Depuis son entrée en fonction, Donald Trump réclame une hausse massive du plafond actuel, fixé à 2 %, dans le cadre de son projet de réduction de la présence militaire américaine en Europe. Pour de nombreux États membres, la promesse des 5 % vise avant tout à ménager Trump, après des mois de turbulences diplomatiques inédites. Mais pour le gouvernement de coalition de la gauche large espagnole, elle illustre aussi une course au réarmement européen menée sans le moindre esprit critique.

En vertu du projet actuel du secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte, les États membres seraient tenus de consacrer au moins 3,5 % de leur PIB à la défense traditionnelle d’ici 2032, auxquels s’ajouteraient 1,5 % dédiés à des questions de sécurité plus larges, comme la cybersécurité et le contrôle des frontières. Rutte présente ce « compromis » comme un moyen de laisser aux États la marge nécessaire pour atteindre l’objectif des 5 % — un objectif qui s’inscrit globalement dans la ligne des annonces faites récemment par l’Allemagne et la France. Si ces dernières suscitaient déjà le scepticisme, la proposition de Rutte impliquerait, pour la plupart des pays d’Europe du Sud, de plus que doubler leur budget militaire en l’espace de sept ans.

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C’est le cas pour le gouvernement de Sánchez : les dépenses militaires espagnoles n’atteignaient que 1,3 % du PIB en 2024 — le taux le plus bas parmi les membres de l’OTAN. Dans une lettre adressée à Rutte avant le sommet décisif de l’OTAN prévu la semaine prochaine, Sánchez a exposé les raisons de son refus d’adopter l’objectif des 5 %, soulignant qu’il était « incompatible avec notre État-providence » et ne serait possible qu’au prix « d’une hausse des impôts pour les classes moyennes, d’une réduction des services publics et d’un recul des prestations sociales pour les citoyens ». « Il revient à chaque gouvernement, en toute légitimité, de décider s’il est prêt à consentir de tels sacrifices, » poursuivait-il. « En tant qu’allié souverain, nous choisissons de ne pas le faire ».

Dans cette même lettre, il soulignait également qu’un tel objectif ne ferait que renforcer la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’armement américain. Il notait notamment que « en précipitant l’Espagne [et d’autres pays européens] vers des achats sur étagère » de matériel militaire, « une part substantielle de leurs ressources » serait dirigée « vers des fournisseurs non européens, les empêchant ainsi de développer leur propre base industrielle ».

Txema Guijarro, porte-parole défense de Sumar — le partenaire de gauche du PSOE dans la coalition — a confirmé ce point auprès de Jacobin [duquel la version anglaise de cet article est issue NDLR] : « nous parlons d’un objectif arbitraire, qui ne repose sur aucune analyse des besoins réels de sécurité ». « C’est aussi totalement contraire à l’objectif d’accroître l’autonomie stratégique de l’Europe vis-à-vis des États-Unis », ajoute-t-il. « Mais d’autres pays, même parmi les plus lourdement endettés comme l’Italie, semblent s’aligner sur cette logique et se précipiter pour obéir. »

À l’approche du sommet de l’OTAN du 24 juin, Sánchez apparaît en effet isolé au sein de l’alliance transatlantique – seul le Premier ministre britannique Keir Starmer n’ayant pas encore pris publiquement position parmi les dirigeants de premier plan. Mais même face à la menace brandie par Trump d’imposer de nouveaux droits de douane à tout pays refusant de signer son exigence des 5 %, Sánchez dispose de solides raisons internes pour refuser de se plier au jeu — à commencer par un vaste scandale de corruption qui ébranle actuellement son Parti socialiste (PSOE). Il avait déjà annoncé, en avril, une hausse immédiate de 10,4 milliards d’euros du budget militaire, sous la pression diplomatique de l’administration Trump. Il savait aussi qu’un nouvel engagement aurait été inacceptable pour son partenaire de coalition Sumar, comme pour ses alliés parlementaires catalans et basques, dont le PSOE dépend pour conserver sa majorité.

Alors qu’il se bat pour sa survie politique, plusieurs membres de son entourage étant impliqués dans cette affaire de corruption, Sánchez se prépare désormais à un possible affrontement avec Trump lors du sommet. L’un des derniers dirigeants de centre-gauche en Europe se retrouve ainsi à nager à contre-courant d’une vague de militarisme.

Bouleversement des plaques tectoniques

La position isolée de Sánchez contraste avec celle qu’il occupait en 2020, lorsqu’il jouait un rôle central dans les négociations autour des fonds européens de relance post-pandémie, dits NextGeneration. À l’époque, il faisait partie d’un bloc uni des pays du Sud, aux côtés de dirigeants italiens et portugais, qui poussaient à l’adoption de ce plan de relance sans précédent — financé pour la première fois par une dette commune de l’UE. L’accord visait à renforcer l’investissement public dans la transition écologique, la numérisation et les politiques sociales, même si ce cadre reposait fortement sur des partenariats public-privé. Il avait aussi fourni à Sánchez un contexte favorable pour gouverner en coalition avec Unidas Podemos sur la base d’un programme social-démocrate modéré.

Mais depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et les menaces de son administration de remettre en cause l’alliance militaire occidentale, le rythme de la réponse européenne est désormais dicté par les pays du « triangle de Weimar » : la France, l’Allemagne et la Pologne. Durant les semaines tendues de février et du début mars, alors que des responsables de l’administration Trump interrompaient temporairement certaines aides militaires à l’Ukraine et adoptaient une posture de rupture avec la Russie, il devenait difficile de distinguer, des deux côtés de l’Atlantique, ce qui relevait de la rhétorique et ce qui traduisait une véritable intention.

Le soir même de sa victoire électorale, le 23 février, le futur chancelier allemand Friedrich Merz appelait à une « indépendance » vis-à-vis de l’Amérique de Trump et alertait sur un possible éclatement de l’OTAN — tout en annonçant que les dépenses de défense seraient désormais exclues des règles budgétaires restrictives imposées par la loi sur la dette en Allemagne.

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Mais si plusieurs dirigeants européens évoquaient l’autonomie stratégique de l’UE vis-à-vis des États-Unis, il s’agissait moins d’un véritable objectif commun que d’un discours destiné à préparer l’opinion publique à la remilitarisation — et à la nécessité d’accroître le soutien militaire à l’Ukraine. Compte tenu de l’impossibilité pour l’UE de remplacer, dans la décennie à venir, les capacités américaines en matière de renseignement, d’aviation ou de puissance navale, des pays comme la Pologne et les États baltes partaient du principe que Washington resterait le garant ultime de leur sécurité.

Par ailleurs, Friedrich Merz comme son prédécesseur Olaf Scholz ont exclu toute nouvelle opération de transferts financiers européens sur le modèle de NextGeneration, qui permettrait de financer une expansion significative de la base industrielle de défense du continent. Le plan ReArm Europe, proposé par la Commission européenne pour un montant de 800 milliards d’euros, prévoit en effet de faire peser l’essentiel du fardeau (650 milliards) sur les budgets nationaux — déjà lourdement endettés — en activant une clause temporaire de dérogation de quatre ans aux règles budgétaires de l’UE pour les dépenses de défense.

Pedro Sánchez, de son côté, est resté discret sur la campagne de réarmement engagée par l’Union européenne. Il a choisi de ne pas participer à certains événements comme le sommet de la « coalition des volontaires » organisé à Kiev lors du Jour de la Victoire, le mois dernier, afin d’éviter d’attirer l’attention médiatique sur un sujet qui ne suscite pas le même soutien populaire en Espagne qu’ailleurs sur le continent. En coulisses, il tente un exercice d’équilibre délicat : maintenir la cohésion de sa majorité gouvernementale, tout en s’adaptant à l’évolution des lignes dominantes au sein de l’UE.

Représentant de centre gauche dont l’approche du pouvoir est intimement liée aux structures multilatérales européennes, Sánchez n’a pas remis en cause de manière frontale la course au keynésianisme militaire dans laquelle s’est lancé le bloc durant les premiers mois de la présidence Trump. Il a plutôt cherché à préserver les acquis de sept années de dépenses sociales expansionnistes, en plaidant pour davantage de flexibilité dans les engagements propres à l’Espagne dans le cadre du plan ReArm Europe. Il a également insisté sur le fait que les nouveaux niveaux de dépenses militaires devaient « rester compatibles avec les responsabilités sociales, environnementales et internationales des États membres ».

Sánchez a aussi défendu à plusieurs reprises l’idée d’un élargissement du concept de sécurité autour duquel s’articule le plan ReArm Europe — en y intégrant notamment des investissements dans les infrastructures critiques, la défense civile ou encore la cybersécurité. À certains moments, notamment à l’approche du sommet du Conseil européen de mars, cette insistance a donné lieu à de véritables tentatives pour rééquilibrer les priorités budgétaires de l’UE, au nom des besoins spécifiques des pays d’Europe du Sud en matière de sécurité. Mais ce discours lui a aussi permis, sur le plan intérieur, d’atténuer la polémique autour des nouvelles dépenses militaires annoncées en avril — en présentant une hausse historique du budget de l’armée sous des atours technocratiques et rassurants.

Contradictions de l’Union européenne

Selon Enric Juliana, chroniqueur de La Vanguardia, à la suite du sommet européen de mars — où sa proposition d’élargir les priorités du plan ReArm Europe avait été rejetée — Sánchez estimait encore possible de négocier une forme d’« exemption espagnole » partielle, permettant de limiter l’ampleur du programme de réarmement. Mais à l’approche du sommet de l’OTAN de juin, et alors que la pression de l’administration Trump s’intensifiait dès le début du mois d’avril, son entourage préparait déjà un virage vers une hausse des dépenses militaires — geste perçu comme un signal d’ouverture à destination de Washington, tout en permettant de sonder la réaction de l’opinion publique et des alliés parlementaires du PSOE.

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Les tensions avec les États-Unis avaient atteint un pic en avril, lorsque Pedro Sánchez rencontra le président chinois Xi Jinping la même semaine que Donald Trump proclamait la mise en place de nouveaux droits de douane mondiaux, lors du « Jour de la Libération ». Le chef du gouvernement espagnol s’est imposé comme l’un des plus fervents défenseurs, au sein de l’UE, d’un rapprochement diplomatique et commercial avec la Chine, perçu comme un contrepoids stratégique à l’influence américaine. Mais à la veille de cette rencontre, le secrétaire au Trésor américain, Scott Bessent, avait averti que la position de Sánchez revenait à « se trancher la gorge » — avant de faire pression sur le ministre espagnol des Finances, Carlos Cuerpo, lors d’une réunion tendue à Washington, pour qu’il s’engage clairement sur les dépenses de défense.

Dix jours après son déplacement à Pékin, et vingt-quatre heures après l’annonce du décès du pape François, Sánchez dévoilait une hausse historique du budget militaire, à hauteur de 10,4 milliards d’euros. Ce plan visait à faire passer, dès cette année, les dépenses militaires espagnoles à 2 % du PIB — objectif fixé de longue date par l’OTAN, mais initialement prévu pour 2029. Cette décision marque une accélération spectaculaire de l’effort de défense (soit une hausse de 50 % par rapport au budget 2024), tout en intégrant près de 5 milliards d’euros de dépenses liées à la « sécurité » au sens large, dont une bonne partie ne rentre pas dans la définition strictement militaire adoptée par l’OTAN. Des engagements comme les 1,75 milliard destinés à la gestion des catastrophes naturelles et des urgences civiles semblaient taillés sur mesure pour rendre le paquet budgétaire acceptable — quoique sous protestation — par le partenaire de coalition de gauche du PSOE, Sumar.

La vice-présidente Yolanda Díaz, cheffe de file de Sumar, s’est contentée de critiques mesurées et n’a à aucun moment remis en cause la présence de sa formation au sein du gouvernement. Pourtant, la grogne montait dans ses rangs. Izquierda Unida, composante communiste de la coalition, exprimait « son rejet absolu de la décision prise en Conseil des ministres », affirmant qu’elle « ne correspondait pas à l’esprit dans lequel ce gouvernement avait été formé en 2023 ». Le lendemain, elle menaçait de quitter l’exécutif (où elle détient un portefeuille ministériel) après la révélation d’un contrat passé par le ministère de l’Intérieur pour l’achat de quinze millions de munitions auprès d’une entreprise israélienne.

Face à cette menace, Sánchez fit rapidement annuler le contrat en question, assurant ne pas en avoir eu connaissance. Mais l’incident soulignait déjà une contradiction majeure dans sa doctrine de sécurité. Alors même que Sánchez insistait sur le fait que seuls 19 % de la nouvelle enveloppe seraient consacrés à l’achat d’armes, et mettait en avant les investissements dans les télécommunications ou les infrastructures numériques, El País révélait que les 700 millions prévus pour la modernisation des radios militaires iraient à un consortium comptant la société israélienne Elbit parmi ses membres. Depuis le début de la guerre à Gaza, Sánchez s’est distingué comme l’un des dirigeants européens les plus critiques à l’égard d’Israël — allant jusqu’à qualifier l’État hébreu de « génocidaire » le 14 mai. Pourtant, son ministère de la Défense continue de signer des contrats avec des entreprises israéliennes lorsque, selon lui, aucune alternative n’est disponible. Une tendance qui risque fort d’être amplifiée par la brusque montée en puissance des dépenses militaires.

Et les contradictions ne s’arrêtent pas là. L’ampleur de la hausse budgétaire — 10,4 milliards d’euros pour la défense et la sécurité — met déjà à mal la promesse explicite de Sánchez de « ne pas retirer un seul centime des dépenses sociales ou environnementales ». Pour éviter une crise gouvernementale, la révision budgétaire permettant d’absorber ces nouveaux crédits militaires n’a pas été soumise au vote du Parlement — décision justifiée par le fait qu’elle ne consistait qu’en une réaffectation de fonds déjà approuvés. Selon l’exécutif, cet argent proviendrait, entre autres, d’une hausse des recettes fiscales, de gains d’efficacité, mais aussi d’une enveloppe de fonds européens NextGeneration non encore utilisés — initialement destinés à financer des priorités comme la transition énergétique.

Lignes de crêtes

Ironiquement, c’est quelques jours après avoir annoncé cette hausse massive des dépenses militaires que l’Espagne a subi la pire panne de courant du continent Europe depuis plusieurs décennies — causée par les fragilités de son réseau électrique privatisé et par le manque d’investissements dans des mégabatteries coûteuses, pourtant devenues nécessaires avec l’essor du secteur des renouvelables. Si le resserrement budgétaire auquel est confronté le gouvernement Sánchez ne s’est pas encore traduit par des coupes franches dans l’État social ou dans les dépenses vertes déjà engagées, il limite d’ores et déjà les marges d’expansion future dans ces domaines — d’autant que, avec une majorité parlementaire aussi fragile, l’exécutif a peu de chances de faire adopter les réformes fiscales progressistes pourtant inscrites dans l’accord de coalition.

L’engagement des 5 % que l’OTAN compte faire entériner la semaine prochaine rendrait la situation encore plus intenable. La pression sur Sánchez s’est accentuée au cours du dernier mois, alors que responsables américains et hauts fonctionnaires de l’Alliance atlantique redoublaient d’injonctions. En mai, le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte déclarait que l’Espagne « atteindrait sans aucun doute » l’objectif des 5 %. Une semaine plus tard, après une rencontre avec le ministre espagnol des Affaires étrangères, le secrétaire d’État américain Marco Rubio publiait un communiqué exhortant « l’Espagne à rejoindre ses alliés en allouant 5 % de son PIB à la défense ».

Alors que les dirigeants européens cherchent un moyen de satisfaire les nouvelles exigences fixées par Donald Trump pour garantir la poursuite du parapluie militaire américain, le débat qui précède le sommet de l’OTAN se concentre désormais sur le calendrier à adopter pour atteindre l’objectif des « 3,5 + 1,5 % ». Rutte milite pour une échéance stricte de sept ans, avec des objectifs obligatoires chaque année ; le Canada et plusieurs pays d’Europe occidentale plaident pour un délai de dix ans, assorti d’une plus grande souplesse sur le rythme des hausses annuelles.

L’Espagne demeure le seul État à avoir exprimé publiquement son opposition à l’objectif global — tout en cherchant, en coulisses, à négocier une déclaration finale suffisamment ambivalente pour pouvoir la signer sans provoquer de crise politique intérieure. Mais même avant que n’éclate un scandale de corruption au sein du PSOE, compromettant la stabilité immédiate de l’exécutif, ses alliés à gauche avaient déjà haussé le ton : Izquierda Unida menaçait une nouvelle fois de quitter la coalition. « Si l’Espagne accepte le réarmement brutal exigé par Trump, il sera impossible pour Izquierda Unida de rester au gouvernement », tweetait le dirigeant communiste Enrique Santiago le 7 juin. Ione Belarra, cheffe de Podemos, interpellait quant à elle le chef du gouvernement en séance parlementaire : « Vous n’avez pas le courage de dire non à Donald Trump. »

Mais après avoir reçu, mercredi dernier, le projet final de déclaration conjointe rédigé par Rutte — d’un ton inflexible —, en pleine crise politique, Sánchez a publié une lettre ferme rejetant la cible des 5 % et annonçant que l’Espagne n’augmenterait pas davantage ses dépenses militaires. Dans ce texte, pour la première fois, il s’en prend au fondement même du nouveau keynésianisme militaire : l’idée selon laquelle une hausse des dépenses d’armement, même financée par des coupes dans d’autres budgets publics, pourrait générer un stimulus économique global. À rebours de cette logique, il soutient que le plan de Rutte « accentuerait la fuite de l’épargne européenne vers les marchés étrangers » et freinerait la croissance en « détournant les investissements d’activités cruciales à effet multiplicateur supérieur à celui de l’industrie de défense (comme l’éducation, la santé, ou les technologies numériques) ».

Sánchez espère désormais que d’autres États hostiles à l’objectif des 5 % fassent entendre leur voix lors du sommet de l’OTAN — et compte sur une éventuelle confrontation avec Donald Trump pour ressouder sa base électorale, actuellement démoralisée. L’affaire de corruption, qui implique les deux derniers secrétaires à l’organisation du PSOE, a provoqué une crise de confiance dans son leadership, tant au sein du parti que dans l’électorat progressiste. Mais sa capacité à tenir tête à la diplomatie brutale de Trump pourrait représenter un tournant politique majeur, en lui permettant de défendre l’idée que la cible des 5 % devrait rester facultative.

Deux ans plus tôt, lorsque la coalition gouvernementale avait été reconduite à la surprise générale, l’Espagne était présentée comme une exception dans une Europe basculant vers la droite. Sánchez, en particulier, apparaissait comme un dirigeant progressiste bon teint parvenant à se maintenir grâce à une alliance avec des forces situées à sa gauche. En politique étrangère, il s’est également distingué en condamnant le génocide à Gaza et en refusant de céder à l’hystérie guerrière contre l’Iran. Mais à mesure que le réarmement devient la nouvelle norme du consensus européen, sous l’impulsion de Trump, la marge de manœuvre de Sánchez ne cesse de se réduire.

Cet article est initialement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Spain Is Right to Reject Increased Military Spending »

30.06.2025 à 20:17

« La rue n’est pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir » – Entretien avec Dugudus

Léo Rosell
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Depuis plusieurs années, les œuvres de Dugudus se sont imposées dans le paysage visuel de la gauche française. Connu pour son style distinctif et pour son engagement politique, celui qui se présente comme un « graphiste social » a su allier l'art et le militantisme pour créer des visuels qui résonnent avec les luttes sociales. Dans cet entretien, il est revenu sur son parcours, ses inspirations et son rôle en tant qu'artiste engagé, dans le contexte politique actuel.
Texte intégral (6238 mots)

Depuis plusieurs années, les œuvres de Dugudus se sont imposées dans le paysage visuel de la gauche française. Connu pour son style distinctif et pour son engagement politique, celui qui se présente comme un « graphiste social » a su allier l’art et le militantisme pour créer des visuels qui résonnent avec les luttes sociales. Dans cet entretien, il est revenu sur son parcours, ses inspirations et son rôle en tant qu’artiste engagé, dans le contexte politique actuel. Il vient de publier Politique de l’image, un ouvrage sur le visuel politique donnant à voir la richesse de son travail, avec une sélection de plus de 250 affiches et créations graphiques.

LVSL – On vous associe souvent à la tradition de l’affiche politique du XXe siècle, comme aux affiches de la révolution cubaine, de mai 68, ou même de l’époque soviétique. Comment articulez-vous ces références du passé avec votre volonté de « renouveler le vocabulaire graphique » de l’affiche politique ?

Dugudus – J’utilise souvent des références historiques dans mes affiches, que ce soit l’histoire du mouvement ouvrier ou l’héritage révolutionnaire. Je m’inspire de ces références historiques et je les réactualise par rapport à l’actualité politique que j’essaie de représenter. Cela fait partie de ma démarche pour créer mon propre style, ma patte. En France, nous avons la chance d’avoir conservé cette culture politique de l’image, qui subsiste aujourd’hui et que je cherche à perpétuer et à transmettre, à travers ma pratique.

LVSL – Vous avez étudié à l’Instituto Superior de Diseño à La Havane et écrit Cuba Gráfica, qui raconte votre découverte de l’affiche cubaine. En quoi votre passage à Cuba a-t-il influencé votre pratique ?

Dugudus – Il faut savoir que dès les années 1960-1970, Cuba fait partie des plus grandes écoles mondiales du graphisme, aux côtés de la Pologne, de l’Union soviétique, du Mexique, du Chili, mais aussi de la France, en particulier lors des événements de Mai 68. 

C’est une histoire qu’on a un peu oubliée car depuis 1962, Cuba est confrontée à un blocus, ce qui a maintenu le graphisme cubain dans un isolement quasi total. Jusqu’à très récemment, il était difficile de prendre conscience de l’existence d’une tradition graphique à Cuba, et encore plus de l’évolution de cette pratique chez les jeunes générations. Cette pratique aurait même pu se figer dans les années 1990, pendant la « période spéciale » [période économique très difficile à Cuba, en raison de l’effondrement du bloc soviétique, NDLR], mais elle a pourtant continué à se développer jusqu’à aujourd’hui.

« C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980. »

En réalité, ma première rencontre avec le graphisme cubain a eu lieu au Mexique, lorsque je suis tombé sur un petit livre qui présentait des affiches cubaines des années 1970. J’ai été frappé par leur puissance visuelle et les messages qu’elles véhiculaient. J’étais particulièrement étonné, qu’en étudiant le graphisme en France, à l’école Estienne puis aux Gobelins, on ne m’avait jamais évoqué l’image sociale. On nous enseignait principalement la pensée visuelle orientée vers l’image de communication, parfois même directement publicitaire. Alors, en découvrant ces affiches, je me suis rendu compte qu’il existait une approche totalement différente. C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980.

LVSL – Qu’est-ce qui différencie votre travail et les affiches cubaines, des visuels et affiches politiques à vocation seulement publicitaire ou communicationnel ?

Dugudus – C’est précisément la question qui sous-tend mon engagement à travers le graphisme politique. Il y a quelque chose qui est ancré dans les consciences : cette idée qu’on fait de la publicité pour la politique. En réalité, on ne devrait pas faire cela, car la publicité, dans son essence, est le porte-drapeau du capitalisme. C’est son étendard, sa vitrine. Elle sert à vendre des marchandises, à nous enfermer dans une position de consommateurs.

La conception que je me fais du graphisme social, et que j’essaie de mettre en pratique à travers mon travail, s’oppose radicalement à cette logique de la communication publicitaire. Notre objectif est de toucher les esprits et les consciences, d’atteindre la raison à travers diverses stratégies. Cela peut passer par de la poésie, de l’humour, des références historiques ou encore de l’éducation populaire. Il s’agit de diffuser des idées, de transmettre des messages à la population, sans aucune visée mercantile. C’est en cela que le graphisme social diffère radicalement de la publicité.

« L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro. »

D’ailleurs, il faut savoir qu’en 1962, Che Guevara, alors Ministre de l’Industrie, décide d’arrêter la publicité commerciale à Cuba. À partir de cette date, il y a une véritable remise en question de la manière de communiquer et un débat s’organise en interne pour savoir comment communiquer de façon juste, sous quelle forme pour quels messages. Or, à Cuba, dans les années 1960, peu de gens disposent de la télévision ou de la radio, et’une proportion encore très importante de la population était analphabète. L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro, qui étaient encore peu connues ou partiellement incomprises.

LVSL – Du point de vue esthétique et technique, comment cette découverte a-t-elle résonné en vous ?

Dugudus – Sur le plan formel, j’y ai avant tout appris ce que j’appelle un « synthétisme visuel », qui est très caractéristique des affiches cubaines. C’est un style qui s’explique par plusieurs facteurs. Le premier, c’est que les créateurs avaient peu de temps pour concevoir leurs images. Ils allaient donc directement à l’essentiel, en optant pour la forme la plus simple et directe. C’est aussi un graphisme populaire, délibérément non élitiste, qui se veut avant tout percutant et facilement compréhensible. C’est pour ça que les formes sont épurées et qu’elles communiquent de manière immédiate.

« C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant ! »

De plus, une attention particulière est portée à la question de couleurs : ces affiches jouent sur des couleurs très vives et saturées, une caractéristique forte de l’image cubaine. Cela provient notamment de l’utilisation de la sérigraphie, qui permet des tons directs, avec des aplats de couleurs qui vont structurer l’affiche. Les productions liées au réalisme socialiste, par exemple, ont souvent des dégradés ou des superpositions de couleurs. Au contraire, à Cuba, la sérigraphie impose une manière de travailler avec des couleurs franches, l’interaction entre deux couleurs pouvant créer un véritable choc visuel, ce qui a un impact immédiat sur la perception de l’image. C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant !

LVSL – Vous avez beaucoup parlé de la sérigraphie, qui est l’une des techniques que vous privilégiez. En utilisez-vous d’autres, et auquel cas, qu’est-ce qui guide votre choix ?

Dugudus – Non je ne me limite pas à la sérigraphie. Mais j’aborde mes images comme si elles allaient être imprimées en sérigraphie, car la contrainte inhérente à cette technique confère un style graphique particulier. Par exemple, les affiches de mai 68 ont ce style caractéristique précisément parce qu’elles ont été réalisées en sérigraphie. Les détails étaient réduits, car trop de détails risquaient d’altérer l’impression. Aussi, mon objectif initial était que mes images soient éditées en sérigraphie et qu’elles aient une existence physique. 

Quand j’ai commencé, le rôle des partis politiques de gauche était prépondérant et pour pouvoir faire éditer ses images, il fallait souvent s’adresser à eux ou aux syndicats, qui étaient peu nombreux. Très peu d’entre eux, par ailleurs, investissaient des moyens suffisants dans une communication graphique et artistique. Pour que mes images soient diffusées, la sérigraphie m’est apparue comme la technique la plus simple et la plus adaptée, qui permettait de réaliser des petits tirages, faciles à distribuer dans le cadre de manifestations ou d’événements ponctuels, souvent liés à un mouvement politique ou une contestation populaire.

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Enfin, il y a une forme de tradition : beaucoup d’anciens maoïstes, par exemple, avaient leurs propres ateliers de sérigraphie. La plupart d’entre eux imprimaient en sérigraphie, même si ce n’était pas leur métier de base. Cette technique d’impression était largement connue parmi les militants de gauche, car c’était la plus simple et la plus réactive face aux événements de l’actualité.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont vous avez construit votre style visuel reconnaissable (couleurs vives, des formes tranchées, des visages en tension, des typographies percutantes) ?

Dugudus – C’est assez flatteur, ce que vous dites, parce que quand on crée une image, on ne peut jamais vraiment deviner l’impact qu’elle aura effectivement. À travers ma formation, et surtout les différentes influences qui inspirent mon travail, j’ai construit cette grammaire visuelle qui me convient bien, et qui semble en effet parler aux gens. L’image existe aussi, et peut-être même surtout, à travers le regard de celles et ceux qui la reçoivent. Et pour l’affiche en particulier, c’est précisément son objectif : être vue, comprise, partagée. C’est toujours une part d’inconnu, une forme de surprise.

« Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. »

Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est maîtriser certains paramètres. Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. Ce sont ces trois dimensions réunies qui déterminent, en quelque sorte, la portée d’une image.

Souvent, les délais sont très courts. Quand un événement surgit dans l’actualité, il faut réagir vite, produire une image en très peu de temps. Et paradoxalement, c’est cette contrainte de temps qui pousse à aller à l’essentiel, à viser juste. Il y a aussi, je dirais, une part d’émotion brute. Chez moi, c’est parfois un exutoire. Faire des images me permet d’extérioriser des choses, de canaliser une forme de colère, de ressentiment. C’est une manière de transformer ces éléments divers en quelque chose de visuel, de public, et de partagé.

LVSL – Vous vous définissez vous-même comme un « graphiste social », pourquoi ce terme ? 

Dugudus – Pour moi, il s’agit d’un acte citoyen, d’un acte militant : avant d’être graphiste, je suis militant. Et puis, je ne travaille jamais vraiment seul, je ne fonctionne pas en électron-libre. Je suis entouré de collectifs, de groupes politiques, de personnes avec qui je collabore régulièrement.

Même quand je travaille sur des sujets historiques, je m’appuie sur des spécialistes, sur des gens pour qui ces questions sont centrales, et avec qui je construis ces projets. Mon travail est nourri par ces échanges, par ces dynamiques collectives. Je ne parviens pas à concevoir ce travail en vase clos : il perdrait tout son sens.

LVSL – Comment avez-vous fait le lien entre graphisme et politique ? 

Dugudus – Autour de mes 18 ans, j’ai commencé à militer à la Jeunesse communiste (JC).  Parallèlement, j’étais étudiant à l’école Estienne : d’un côté, je me formais aux métiers de la communication visuelle, et de l’autre, je m’investissais politiquement. Très vite, on m’a demandé de mettre mes compétences au service du mouvement : de réaliser des tracts, des logos, des affiches. C’est à ce moment-là que j’ai véritablement compris la puissance du dessin, du graphisme, et son utilité concrète dans les actions militantes C’est ce qui m’a fait basculer dans cette voie : l’impression d’être utile, d’avoir un rôle à jouer dans une dynamique collective.

« Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. »

Je n’ai jamais eu l’ambition de faire une carrière politique, mais j’ai compris que je pouvais traduire en images les espoirs, les colères, les messages de mes camarades. Après la JC, la suite logique a été d’adhérer au Parti communiste (PCF). Or, j’ai commencé à me sentir en décalage avec certaines positions de l’époque, notamment au moment de la création du Front de Gauche, que je soutenais pleinement. Ensuite j’ai décidé de m’engager dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, tout en étant encore membre du PCF. C’était une période un peu compliquée, politiquement et personnellement. Mais elle m’a permis de poursuivre naturellement avec ce qu’est devenu ensuite l’Union populaire.

Aujourd’hui, je ne suis pas adhérent de la France Insoumise – d’ailleurs, c’est une organisation assez diffuse, « gazeuse », comme on dit – mais je m’en sens proche, de fait. Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. 

LVSL – Selon vous, quel est le rôle des artistes dans les mouvements sociaux ? Et celui de la gauche vis-à-vis des artistes ?

Dugudus – Je pense qu’il est temps que la gauche renoue avec la culture. Cela fait des années que je n’entends plus parler de culture dans les discours ou les priorités des organisations politiques. Et franchement, c’est inquiétant. On voit bien que, peu à peu, le monde artistique s’éloigne de ces organisations. Il ne se sent plus représenté, alors même qu’il subit une précarité croissante. Il y a donc, à mon sens, un double mouvement à opérer. D’un côté, les partis et organisations politiques doivent réintégrer la culture dans leurs préoccupations. Et de l’autre, les artistes eux-mêmes doivent s’emparer des questions de société, porter des messages en lien avec leurs espérances, leurs colères, leurs convictions.

Pour moi, le rôle de l’artiste politique, ce n’est pas d’être au service du pouvoir. Ce n’est pas d’être le « toutou » de l’élu ou du dirigeant. L’artiste a une fonction de contre-pouvoir. Il est là pour proposer un autre regard sur la société, pour bousculer, pour interroger. C’est aussi pour cela, je crois, que les artistes dérangent parfois le monde politique : parce qu’ils sont libres, indépendants, qu’ils n’entrent pas toujours dans le cadre. Et cette liberté, ce franc-parler, peut faire peur.

Personnellement, je tiens à cette indépendance. Je ne suis pas salarié d’un parti, je ne travaille pas pour une organisation. Quand je participe à une campagne, ce n’est jamais pour des raisons stratégiques ou financières. Si je le fais, c’est parce que je choisis de le faire, en mon nom propre, avec mes convictions. C’est un engagement personnel, pas une commande.

LVSL – Comment faites-vous pour conjuguer l’aspect utilitaire et communicationnel d’un message politique et l’aspect artistique de l’œuvre ? Comment préserver un espace pour la dimension artistique dans ce contexte ?

Dugudus – J’ai la chance, aujourd’hui, d’avoir acquis une certaine reconnaissance dans ce milieu, avec ce qu’on pourrait appeler une « patte graphique ». Quand les gens viennent vers moi, c’est aussi pour cela. Ils savent ce qu’ils viennent chercher et ça me donne, en retour, une forme de liberté dans le ton, dans la forme, dans les choix esthétiques que je propose. Mais c’est toujours un échange. C’est ce dialogue, ce va-et-vient, qui nourrit mon travail. Si je n’avais pas cette dimension collective ou utilitaire, je me considérerais sans doute davantage comme un artiste au sens classique.

« Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants. »

Or, selon moi, je suis artiste dans certaines dimensions, mais quand j’endosse le rôle de graphiste, j’agis comme un communicant. Je me positionne comme un intermédiaire, faisant le lien entre un message politique et celles et ceux à qui il s’adresse. Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants.

Si un homme politique fait appel à un graphiste ou à un illustrateur, c’est précisément parce qu’il a conscience qu’un discours ne suffit pas toujours. On ne touche pas tout le monde avec des mots. Parfois, une image vaut mille discours. Une image peut avoir un impact bien plus fort qu’une série de réunions ou une tournée de meetings à travers le pays.

LVSL – D’où vous est venue, plus précisément, cette compréhension du pouvoir de l’image ?

Dugudus – En partie à Cuba. Mais c’est aussi quelque chose que j’ai compris quand j’ai commencé à diffuser mes propres images en manifestation. Là, j’ai ressenti qu’il y avait une attente forte, un besoin de représentation à travers des formes graphiques. Ça a vraiment pris de l’ampleur au moment du mariage pour tous. C’est à ce moment-là, juste après mon retour de Cuba, que j’ai commencé à produire et à diffuser massivement des images. Des centaines, puis des milliers de personnes venaient demander des affiches pour les coller dans les locaux syndicaux, les afficher aux fenêtres, aux balcons, dans les appartements, en manif, partout. C’est là que j’ai pris conscience que l’image avait un vrai pouvoir.

« Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. »

Je ne cherche pas à faire des visuels jetables. Ce que je veux, c’est créer des images qui restent, qui marquent, auxquelles les gens peuvent s’identifier. Parce qu’elles incarnent un moment de lutte, une étape dans leur vie, un combat auquel ils ont cru et qu’ils ont mené. Il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire récente qui montrent à quel point un symbole peut rassembler : les gilets jaunes ici, les foulards verts en Argentine… Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. Ils créent une unité visuelle, émotionnelle, presque instinctive.

LVSL – Votre travail a la particularité de toucher un large éventail de sensibilités à gauche, des communistes aux insoumis, en passant par les écologistes, les socialistes, voire certaines tendances de l’extrême gauche. Comment percevez-vous l’impact de vos œuvres dans les luttes unitaires, comme celles associées au Nouveau Front Populaire ?

Dugudus – Ce constat renvoie à une vraie réussite pour moi. Cela me touche beaucoup quand des gens ouvrent mon livre Politique de l’image, et qu’ils tombent sur des visuels qu’ils ont déjà vus en manifestation, dans un bar, dans des toilettes ou sur une porte d’appartement… Et qu’ils me disent : « Ah, mais je ne savais pas que c’était toi ! ». Quelque part, c’est exactement ce que je cherche. Que la signature passe au second plan.

« Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. »

Ce qui m’importe, c’est que le message circule, qu’il vive, qu’il soit utile. Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. C’est ça qui m’intéresse le plus dans le graphisme militant : créer des images qui deviennent presque anonymes parce qu’elles appartiennent à tout le monde. Pas à un artiste, pas à un parti, mais à un mouvement.

LVSL – L’affiche sur support papier reste-t-elle un outil militant efficace et pertinent à l’ère du numérique ? Dans quelle mesure les supports physiques conservent-ils leur place face à la prédominance des formats numériques ?

Dugudus – Avant de parler du numérique, je crois qu’il faut d’abord parler de la place de l’image politique dans l’espace public. La vérité, c’est qu’il n’y en a quasiment plus. Très concrètement, les panneaux dits « d’accrochage associatif », qui sont censés être disponibles pour l’affichage libre et militant, sont en réalité inaccessibles, mal entretenus, ou tout simplement inexistants. Beaucoup de mairies sont hors-la-loi là-dessus. Résultat : l’affichage militant est contraint à l’illégalité et c’est un vrai problème démocratique. La rue n’est donc pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir. Quand on dit « La rue est à nous », ce n’est pas un simple slogan. C’est une réalité politique. C’est un des derniers espaces de résistance, un des rares endroits où on peut s’exprimer sans passer par un filtre, sans avoir besoin d’un écran ou d’un algorithme. Il faut se le réapproprier.

« L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. »

Sur le numérique, il s’agit évidemment d’un espace important. Il permet une seconde vie à l’affiche, qui dépasse sa durée de vie physique de quelques jours sur un mur. Une image peut être partagée, relayée, vue des milliers de fois. Elle sort de son contexte géographique, elle voyage. Mais penser que le numérique pourrait remplacer le collage, je n’y crois pas. Parce que le collage est la forme la plus directe de communication. Elle ne passe pas par les GAFAM, par des filtres publicitaires, par des algorithmes. L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. C’est beau de voir que cette tradition, qui aurait pu disparaître depuis longtemps, est encore portée par des jeunes générations à gauche. Le collage continue, et constitue un moment de formation militante et politique à part entière. C’est pourquoi, je crois qu’il ne disparaîtra jamais.

La vraie question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il y aura encore des affiches sur les murs. La question est de savoir s’il y aura encore de belles affiches sur les murs. C’est cette question qui me tient à cœur. Le beau est subjectif, évidemment, mais je crois profondément que les affiches doivent être faites par des artistes. Parce que si on laisse ça uniquement aux agences de communication, même au sein des partis politiques, alors on perd une part précieuse de cette culture visuelle militante.

LVSL – Ne pensez-vous pas que la complémentarité entre le numérique et le papier révèle les limites d’une communication politique exclusivement numérique ?

Dugudus – Je distingue clairement deux types d’images. D’une part, il y a celles que je qualifie, sans intention péjorative, d’images « jetables », voire « poubelles ». Ces images, que l’on trouve sur des plateformes comme Twitter ou Instagram, sont conçues pour promouvoir un événement, créer un buzz ou répondre à une logique d’instantanéité. D’autre part, il y a le graphisme politique, plus profond et durable. Ces deux usages de l’image, bien que différents, sont complémentaires et chacun a sa propre justification. Il ne s’agit pas de les hiérarchiser, mais plutôt de réfléchir à leur articulation.

Ce qui me tient à cœur, c’est de savoir comment intégrer une dimension artistique même dans les images éphémères, afin qu’elles ne soient pas uniquement régies par les codes de la publicité. À l’inverse, comment préserver une exigence esthétique et symbolique dans l’image politique de fond ? C’est un travail de longue haleine, qui implique également un effort d’éducation, notamment auprès des responsables politiques.

« Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. »

Soyons clairs : lorsque des élus, tels que des députés ou des sénateurs, communiquent, de quoi s’inspirent-ils ? De ce qu’ils voient autour d’eux, c’est-à-dire principalement des messages publicitaires. La publicité est devenue la norme visuelle dominante. Pourtant, la France possède une riche culture populaire de l’image, profondément enracinée dans l’histoire des luttes sociales, qui mérite d’être réinvestie, perpétuée et respectée. Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. Ils doivent rétablir un lien avec la culture et les artistes, sans quoi ce sont les agences de communication qui finiront par imposer leurs codes au discours politique visuel.

LVSL – Dans votre livre, vous racontez avoir fait un stage avec François Miehe, du Collectif Grapus, qui a joué un rôle important dans votre compréhension de l’aspect « métapolitique » de l’image, de l’idée que ce n’est pas seulement le message qui compte, mais aussi la polysémie, les différentes lectures possibles. Pourriez-vous revenir sur l’influence de ce collectif, dans la culture politique, dans l’histoire de l’affiche engagée, et sur la manière dont cet héritage nourrit encore aujourd’hui votre propre pratique ?

Dugudus – Il faut peut-être commencer par un petit point historique. Le Collectif Grapus, c’est la rencontre de trois graphistes aux Arts Décoratifs de Paris pendant Mai 68. On a souvent en tête l’atelier des Beaux-Arts pour la production d’affiches, mais il y avait en réalité deux pôles majeurs de création graphique pendant les événements de Mai 68 : les Beaux-Arts, d’un côté, et les Arts Déco, de l’autre. Le collectif Grapus est né dans la foulée de Mai 68, avec la volonté de prolonger politiquement et esthétiquement l’énergie graphique de ce moment-là. Les membres fondateurs (Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe) étaient tous très engagés à gauche, proches voire membres du PCF. Ensemble, ils décident de créer un collectif qui allie exigence graphique et engagement politique, et ils vont collaborer notamment avec des syndicats, le PCF, des associations, mais aussi – et c’est essentiel – les municipalités communistes, qui à l’époque jouaient un rôle crucial dans la commande publique de graphisme social. Ce lien entre les artistes et les collectivités locales, malheureusement, s’est énormément affaibli aujourd’hui.

« François Miehe m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse. »

Sur le plan personnel, ma rencontre avec François Miehe a été fondamentale. Il m’a appris quelque chose d’essentiel : remettre en question mes propres formes, mes propres images. Il m’a transmis l’idée qu’une image politique ne peut pas se contenter d’être lisible ou percutante, elle doit aussi être pensée dans ses multiples lectures possibles. Il m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse.

Cela suppose une exigence : ne jamais s’arrêter au premier regard, toujours décrypter, relire ce que l’on produit, et surtout, se mettre à la place d’autrui, des différents regards que l’image va croiser dans la rue. Parce qu’une image s’adresse à une diversité de publics, dont les codes et les histoires diffèrent. Il faut donc sans cesse interroger ce que l’on produit.

C’est aussi ce qui me fait parfois réagir quand je vois certains ratés récents dans la communication politique, comme l’affiche de Cyril Hanouna réalisée par La France insoumise, par exemple. Pour moi, ce genre de maladresse révèle un déficit de culture visuelle et ce n’est pas un détail, car la force d’une image politique, c’est justement sa capacité à résonner sans trahir.

LVSL – Quelles stratégies mettez-vous en œuvre pour partager et transmettre cet héritage culturel et visuel ?

Dugudus – Si l’on parle spécifiquement du graphisme, j’essaie au maximum de mettre en place des diffusions d’images gratuites, surtout lors des manifestations. Depuis 2012, je participe à des ateliers populaires de sérigraphie, installés sur les cortèges de manifestations, où j’imprime des centaines, voire des milliers d’exemplaires d’affiches. Cela permettait de créer un lien direct avec les manifestants, et de montrer en direct la fabrication.

J’ai aussi contribué à la création d’une structure appelée Formes des Luttes, un espace conçu pour recréer un lien entre la politique et les artistes, mais aussi pour connecter des créateurs d’images qui sont souvent éparpillés à travers la France, voire parfois isolés dans leurs pratiques. Contrairement à d’autres professions, nous n’avons pas beaucoup d’occasions de nous retrouver et de militer ensemble. Cette structure nous a permis de nous rencontrer, de partager nos points de vue, nos préoccupations et nos méthodes de travail. 

LVSL – Comment ces projets sont-ils financés ? Et comment garder son indépendance ?

Dugudus – Certains projets sont financés en mettant en place une sorte de solidarité financière où chacun met 2 ou 3 euros dans une tirelire pour récupérer des images, ce qui permet de conserver une entière liberté sur la création, la diffusion, et aussi sur le message en lui-même. Sans cette forme d’auto-édition, beaucoup d’images politiques n’auraient jamais vu le jour, en particulier celles qui touchent à des sujets plus sensibles ou plus marginaux. Si l’on attendait que ces images soient produites via des commandes institutionnelles, beaucoup seraient ignorées.

L’idée est de rester autonome, de ne pas dépendre uniquement des commandes externes ou des budgets importants, mais de réussir à faire vivre son travail en utilisant des modèles alternatifs comme l’auto-édition et la solidarité communautaire. Cela permet non seulement une liberté créative, mais aussi de maintenir une autonomie par rapport aux pressions économiques classiques.

Je suis quand même obligé de faire rentrer un minimum de projets rémunérés pour m’assurer une stabilité financière. Ces collaborations rémunérées viennent d’un milieu militant, peut-être plus indirect, mais qui l’est tout de même. Par exemple, le secteur de l’économie sociale et solidaire ou encore des institutions en quête de nouvelle identité graphique, qui trouvent parfois des réponses à leurs besoins dans les images que je produis. Ces collaborations se font également avec des ONG, des mairies, mais aussi des magazines, des éditeurs pour des couvertures, des musées, ou des festivals de musique.

LVSL – Quels conseils donneriez-vous à une personne souhaitant s’aventurer dans l’art engagé, que ce soit dans le graphisme social ou l’art politique ?

Dugudus – Tout d’abord, je lui dirais de ne jamais renier ses idées et ses choix politiques. Il est essentiel d’aller jusqu’au bout de ses convictions et de ne pas les trahir. Ensuite, il est important de comprendre que ce n’est pas un métier facile. En réalité, ce n’est pas un métier ; c’est quelque chose que l’on crée. C’est un travail de longue haleine, qui demande beaucoup de sacrifices. C’est une partie invisible du processus, qui peut parfois être douloureuse et impliquer beaucoup de remise en question personnelle. Chaque choix que vous faites est un choix que vous devez affronter seul.

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Au-delà, il y a aussi tout un aspect invisible qui est diplomatique, fait d’échanges, de négociations et de discussions pour que certaines images puissent voir le jour. Enfin, il y a toute la gestion et la production derrière. Dans mon travail, je m’occupe de tout, de la création à la diffusion de l’image, ce qui n’est pas toujours évident.

LVSL – Comment voyez-vous la situation actuelle à gauche, entre des directions qui jouent le jeu des divisions et une base militante aspirant à l’union ? 

Dugudus – Il est un peu tôt pour se projeter, mais deux forces de gauche émergeront probablement. La France insoumise pourrait partir seule, tandis qu’un bloc se formera peut-être autour de François Ruffin ou de Marine Tondelier. Tout le monde sait qu’une union est nécessaire pour accéder au deuxième tour. Cela pourrait occuper un espace médiatique favorable à la gauche, surtout avec Marine Le Pen et Emmanuel Macron en dehors du jeu. Les libéraux cherchent un héritier, ce qui pourrait faciliter la résonance de notre discours.

C’est pourquoi il faut rester optimiste. Mes images visent à rassembler, et les retours sont généralement positifs. Même si j’ai déjà vécu un burn-out militant, créer des images qui unissent exige de porter de l’espoir. C’est le rôle du militant : rester positif et avancer.

L’énergie du Nouveau Front Populaire, constitué en deux semaines, était incroyable. La gauche, quand elle est unie, est une force formidable. Il ne faut pas désespérer : l’histoire montre que la gauche a déjà pu accéder au pouvoir dans des circonstances similaires.

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