21.11.2024 à 11:50
Josiane Kouagheu
En septembre 2018, le journaliste d’investigation camerounais chevronné Christian Locka a rencontré la journaliste d’investigation colombienne María Teresa Ronderos à Londres. Ils participaient tous les deux à une formation consacrée aux enquêtes sur les flux financiers illicites, organisée à City, University of London dans le quartier d’Islington, juste au nord de la « Cité de Londres », le district financier historique de la capitale.
À cette occasion, Ronderos annonça à Locka qu’elle était en train de mettre sur pied un projet avec des amis et des collègues, à savoir un organe de presse spécialisé dans les investigations collaboratives et transfrontalières en Amérique latine appelé El CLIP, lequel fut lancé l’année suivante sous la forme initiale d’un groupe de trois journalistes expérimentés originaires d’Argentine, de Colombie et du Costa Rica.
Cette rencontre s’est avérée fatidique, car source d’inspiration des propres ambitions de Locka, et parce que, plus tard, il allait collaborer avec Ronderos dans le cadre d’investigations transfrontalières.
“À cette époque, je recherchais partout au Cameroun et en Afrique centrale des journalistes qui souhaitaient réaliser des enquêtes, mais il y en avait peu”, indique Locka. “Pourtant, c’est une région sujette aux scandales, au crime organisé, à la corruption et aux abus des droits humains.”
“Riche paysage médiatique”
Dans la sous-région d’Afrique centrale, les journalistes sont souvent menacés dans le cadre de leur travail. Nombre d’entre eux ont été tués, harcelés, emprisonnés et contraints à l’exile. Reporters sans frontières (RSF) a placé le Cameroun en 130e position sur 180 pays dans son classement mondial de la liberté de la presse 2024. Dans son rapport, RSF a indiqué que bien que le Cameroun bénéficie en Afrique d’un des “paysages médiatiques les plus riches”, avec plus de 600 journaux, environ 200 stations de radio et plus de 60 chaînes de télévision, ce pays est également l’un des plus dangereux du continent pour les journalistes. Trois journalistes ont été tués au Cameroun en 2023.
On peut citer l’affaire bien connue de l’assassinat d’Arsène Salomon Mbani Zogo. Le 22 janvier 2023, le corps mutilé du célèbre animateur radio de 50 ans, connu sous le nom de “Martinez Zogo”, était découvert dans un quartier proche de Yaounde, la capitale du Cameroun. Il avait également été torturé. Avant sa mort, il avait dénoncé la corruption du gouvernement. Depuis, plus de 15 suspects ont été arrêtés, parmi lesquels plusieurs membres des services de renseignement camerounais et un puissant homme d’affaires.
D’après le Comité pour la protection des journalistes, “les attaques ciblant la presse se sont multipliées alors que le Cameroun se prépare aux élections de 2025 à l’issue desquelles il n’est pas exclu que le mandat de [Paul] Biya, un des plus vieux dirigeants élus en exercice au monde, soit renouvelé pour sept années supplémentaires”. À l’heure actuelle, six journalistes camerounais sont en détention.
Double mission
Après son voyage à Londres, Christian Locka était convaincu qu’en mettant en place un réseau de journalistes d’investigation bien formé et qui travaillent ensemble au sein de la région, il pourrait protéger ces derniers. Il a commencé à faire part de son idée à des collègues de la République démocratique du Congo (RDC) et de la République centrafricaine intéressés par le journalisme d’investigation. Dans les deux pays, la liberté de la presse est tout aussi fragile. Le gouvernement, des groupes armés et des hommes d’affaires aisés ciblent régulièrement les journalistes.
En 2020, Locka a lancé The Museba Project dans le cadre du MUSEBA Journalism Project, un media à but non-lucratif qui assure la promotion du journalisme d’investigation en Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, en regroupant des journalistes indépendants de la région. The MUSEBA Journalism Project est membre de GIJN depuis 2021. (Museba signifie “trompette” dans une des langues locale pratiquées sur la côte du Cameroun.)
Depuis sa création, The Museba Project a une double mission, à savoir celle de former des journalistes dans un premier temps, et ensuite de les encourager à travailler ensemble. “Dans cet environnement, empreint de peur et de manque de confiance en soi, la priorité n’est pas forcément de se lancer dans des investigations”, déclare Locka.
Avant chaque session de formation, l’équipe identifie les journalistes souhaitant faire du journalisme d’investigation en contactant les rédacteurs en chef ou les responsables d’organes de presse dans les pays hôtes. Tout d’abord, l’organisation demande aux journalistes de préparer individuellement au moins deux idées d’enquête qu’ils passeront ensemble en revue, pour les encourager à se familiariser avec cette pratique.
Pendant la formation, les formateurs aux parcours divers et provenant des quatre coins du monde (Africains, Camerounais, Américains et Européens) partagent leurs connaissances et leurs expériences avec les journalistes. Ils repartent de zéro, en leur enseignant les rudiments du journalisme d’investigation, pour qu’ils sachent notamment comment se protéger et protéger leurs sources. Les participants apprennent également à rechercher des sujets d’enquête, à les présenter et à rédiger une enquête.
“J’ai trouvé cette expérience enrichissante à tous les niveaux, et particulièrement comment élaborer une enquête et raconter une histoire intéressante”, déclare Saïbe Kabila, une journaliste d’investigation congolaise qui a rejoint The Museba Project en juin 2024, après un stage de formation à Lubumbashi, la deuxième ville de la RDC.
“Je pense que cet média est unique. Il propose un journalisme d’investigation rigoureux qui dit la vérité, souvent cachée dans nos régions, via des reportages intéressants et captivants”, ajoute Kabila.
En quatre ans, MUSEBA a formé plus de 100 journalistes originaires du Cameroun, de la RDC et de la République centrafricaine. Après chaque formation, les journalistes y ayant assisté peuvent demander à adhérer à l’organisation.
Collaboration internationale
Le principal avantage que présente The Museba Project est qu’il facilite la création de réseaux entre les journalistes. “Nous montrons aux journalistes qu’en collaborant, ils gagnent du temps, sont mieux protégés, dépensent moins d’argent et optimisent leurs travaux de recherche”, explique Locka. “Cela n’existait pas avant. C’est notre principal atout.”
La rédaction a déjà participé à de nombreux projets de collaboration internationaux et nationaux avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et El CLIP. En 2020, The Museba Project a contribué à l’enquête transfrontalière Migrants d’un autre monde (Migrants from Another World) à propos des Africains et Asiatiques qui, expulsés de leur pays, traversent l’Amérique latine en affrontant tous les dangers et difficultés que cela implique pour atteindre les États-Unis. Le projet a regroupé 18 organes de presse dans 14 pays, dont l’OCCRP, El CLIP et Bellingcat. The Museba Project a raconté l’histoire des camerounais qui ont perdu la vie durant ce voyage.
En 2023, The Museba Project a collaboré avec The Examination, une rédaction à but non lucratif basée aux États-Unis (et nouveau membre de GIJN), pour révéler dans quelle mesure le recyclage de batteries en plomb par des entreprises indiennes nuit gravement à la santé des populations locales au Cameroun et au Congo-Brazzaville. Le reportage a été sélectionné pour recevoir le prix Online Journalism Award 2024 dans la catégorie de l’excellence des reportages sur la justice sociale.
Pour Will Fitzgibbon, journaliste d’expérience et coordinateur de partenariats pour The Examination, qui a travaillé avec le média en tant que partenaire et formateur, The Museba project “tente de créer quelque chose d’inédit, ce qui n’est pas simple dans un paysage politique et économique”.
“The Museba Project joue un rôle essentiel et sert de source et de facteur d’unification pour le journalisme d’investigation dans la région. Il encourage et forme des journalistes non seulement camerounais mais également tchadiens, congolais et d’autres pays où la liberté de la presse est menacée”, explique-t-il.
“Mur d’insécurité”
Un des problèmes majeurs auquel se heurte The Museba Project est la peur qui règne parmi les journalistes dans la région. Alors que certains de leurs collègues sont kidnappés, assassinés, emprisonnés ou harcelés, nombre d’entre eux ne souhaitent pas poursuivre dans la voie du journalisme d’investigation. Plusieurs journalistes formés par eux ont abandonné le terrain.
“Nous rencontrons de plus en plus de journalistes qui abandonnent”, remarque Locka. “C’est un problème, car ce sont de jeunes talentueux et qui souhaitent vraiment voir les choses changer, mais ils sont confrontés à un mur d’insécurité.”
Ceux qui persistent sont également exposés à beaucoup de risques. Parmi les nombreux journalistes de Museba qui ont été harcelés, l’un d’entre eux, originaire de la RDC, a dû s’exiler au Canada.
Durant son enquête “Comment le bois de rose est volé au Cameroun, blanchi au Nigeria et exporté en Chine” (How Rosewood is Stolen in Cameroon, Laundered in Nigeria, and Exported to China), Locka a reçu plusieurs menaces et même des appels d’un des trafiquants les plus notoires au Nigeria. Après la publication de l’enquête, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (“CITES”) a suspendu le commerce de ce type de bois au Cameroun. Deux ans plus tard, le gouvernement a ouvert une enquête sur le trafic de bois de rose entre les deux pays.
“La tâche d’un journaliste d’investigation compétent est de restaurer la vérité”, déclare Fiacre Salabé, chef de bureau pour The Museba Project en République centrafricaine. Depuis qu’il a rejoint l’organisation en 2021, il a publié des enquêtes sur des entreprises chinoises et les redevances forestières. Après la publication d’une enquête sur un ministre corrompu, il a été victime de violences physiques, de persécutions et a reçu des menaces de mort. “J’ai quitté le pays pour m’installer au Cameroun pendant deux ans, entre 2022 et 2024. Cela à suffi à calmer un peu les menaces”, ajoute Salabé.
Jeune organisation
Le développement de Museba n’est pas freiné uniquement par la sécurité des journalistes et l’éternel problème de l’accès à des sources. Comme c’est le cas de nombreuses rédactions dans le monde entier, l’organisation manque de financement. Au début, les journalistes utilisaient leurs fonds personnels pour financer leur travail.
Au fil des ans, le projet a reçu des subventions de fondations et d’autres organisations, telles que le European Journalism Fund et le Pulitzer Center. Dans certains cas, des ONG ont sollicité The Museba Project pour leur former des journalistes.
Toutefois, le média se trouve actuellement à la croisée des chemins et elle espère diversifier ses sources de revenus pour devenir financièrement indépendante. D’après Locka, ils envisagent, par exemple, de produire des documentaires qu’ils pourront vendre. “En tant que jeune organisation, nous avons besoin de soutien. Ceux qui souhaitent nous soutenir peuvent nous contacter”, dit-il.
“Alors que les influenceurs et autres lanceurs d’alerte ont monopolisé l’actualité brûlante, le pays a désormais besoin de journalistes qui prennent le temps d’enquêter”, explique le professeur Thomas Atenga qui enseigne dans le département de communication de l’université de Douala au Cameroun. “The Museba Project est une initiative qui mérite d’être encouragée.”
Pour Locka, malgré ces difficultés financières, The Museba Project ambitionne de former une armée de journalistes d’investigation qui pourront enquêter sur la corruption, les violations des droits humains, les flux financiers illégaux, et bien plus.
L’objectif n’est pas d’inciter le plus de journalistes possible à rejoindre l’organe de presse, dit-il, mais de promouvoir le journalisme d’investigation, ses principes fondamentaux et ses techniques, et de sensibiliser autant de personnes que possible à l’importance de cette spécialisation qui n’est pas encore très développée dans la région.
“Si nous parvenons à augmenter le nombre de journalistes d’investigation d’ici 5 à 10 ans, il sera difficile de faire taire toutes ces voix”, ajoute Locka. “Nous sommes conscients du danger, mais nous poursuivons par choix en prenant toutes les précautions possibles. L’essentiel c’est que nous ayons semé la graine du journalisme d’investigation.”
Josiane Kouagheu est une journaliste d’investigation primée et une écrivaine camerounaise.
20.11.2024 à 09:52
Le journaliste d’investigation malawien Golden Matonga porte plusieurs casquettes journalistiques. Il est responsable des enquêtes pour PIJ-Malawi (Platform for Investigative Journalism) et assume actuellement la fonction de directeur général par intérim de l’organisation, pendant que son fondateur, Gregory Gondwe, est en congé sabbatique pour étudier à l’Université Stanford aux États-Unis dans le cadre d’une bourse John S. Knight.
Matonga est également le vice-président de MISA (Media Institute of Southern Africa), une organisation à but non lucratif dont le siège social est en Namibie et qui promeut la liberté de la presse et le droit à la liberté d’expression; mais aussi le président de la branche de MISA au Malawi.
Bénéficiaire en 2023 de la bourse Hubert Humphrey à l’université d’État de l’Arizona aux États-Unis, Matonga est également un membre de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists), et il a participé à de nombreuses enquêtes à fort impact, notamment les investigations retentissantes de Pandora Papers et de FinCEN Files. Dans son pays d’origine, Matonga a joué un rôle prédominant dans des enquêtes sur la corruption et les abus de pouvoir.
Cette année, entre mai et juin, Matonga s’est rendu aux États-Unis pour couvrir l’élection pour The Continent, un journal panafricain fondé en 2020 qui est diffusé au public principalement via WhatsApp. Son travail a également été publié dans le New York Times, le Financial Times et le Mail & Guardian.
Dans cette interview, qui s’inscrit dans une série d’interviews de journalistes d’investigation bien connus, menées par GIJN, Matonga parle de son expérience en matière d’enquêtes collaboratives en Afrique et ailleurs, des leçons qu’il a tirées durant ses 17 ans de carrière, et il donne des conseils qui, selon lui, peuvent améliorer le journalisme d’investigation en Afrique.
GIJN : Parmi toutes les enquêtes que vous avez réalisées, quelle est celle que vous avez préférée et pourquoi ?
Golden Matonga : C’est une question intéressante. En fait, on finit par aimer toutes les enquêtes comme des enfants, mais une de nos investigations principales réalisée dans le cadre de la PIJ (Platform for Investigative Journalism) est une série d’enquêtes liées à une entité commerciale ou à un homme d’affaires. Cette enquête s’articule autour de plusieurs éléments; c’est important pour nous parce qu’elle sert souvent de point de référence pour notre travail. Je ne dirais pas que c’est l’enquête que je préfère, mais c’est celle qui définit vraiment le travail que nous avons achevé jusqu’à présent au Malawi. (L’homme d’affaires du Royaume-Unis au cœur de cette enquête a été arrêté en octobre 2021 par la NCA (National Crime Agency) au Royaume-Uni. Le bureau de lutte contre la corruption du Malawi a ensuite classé les affaires de corruption impliquant les soi-disant partenaires malawiens de l’homme d’affaires, mais en août 2024, une de ces décisions a été contestée au tribunal par un groupe local de lutte contre la corruption.)
GIJN : Quels sont les principaux défis que vous avez dû relever en tant que journaliste d’investigation dans votre pays ? Dans votre cas, puisque vous avez également réalisé des enquêtes collaboratives sur tout le continent, quel sont les problèmes qui, à votre avis, freinent les investigations sur le continent ?
GM : Au Malawi, le problème majeur est toujours le fléau du secret auquel les journalistes doivent faire face dès qu’ils essaient de travailler avec des sources qui occupent des postes dans la fonction publique. Même lorsque la loi a mis en place un cadre permettant aux journalistes d’accéder à des informations avec notamment, au Malawi, la loi sur l’accès aux informations qui correspond aux lois sur la liberté d’expression dans certains pays occidentaux, les responsables sont encore peu disposés à fournir des informations, et surtout à un journaliste d’investigation. Lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont affaire à un journaliste d’investigation à la recherche d’informations, ils sont très réticents et cela complique vraiment la situation.
Nous avons également remarqué que dans un pays avec, relativement parlant, de fortes valeurs démocratiques, comme le Malawi, il arrive encore que des journalistes d’investigation soient arrêtés. Notre équipe en a fait l’expérience. Un de nos directeurs (Gregory Gondwe) a été arrêté, il a subi des menaces physiques de mort et a dû s’exiler d’urgence à un moment donné en raison des menaces de mort dont il avait fait l’objet. Ce sont les problèmes graves auxquels nous devons faire face en tant que journalistes.
À l’heure actuelle, l’un des obstacles majeurs qui freinent le journalisme d’investigation en Afrique, et pas des moindres, est le cadre juridique, à savoir la loi sur la cybersécurité. Dans plusieurs pays africains, cette loi est de plus en plus utilisée pour étouffer le journalisme d’investigation, la liberté d’expression et en général le public, en augmentant l’autocensure. Cela signifie que les personnes supposées pouvoir s’exprimer en ligne ne peuvent pas le faire par peur de représailles. Cela a un effet paralysant sur la démocratie, mais également sur les journalistes d’investigation, car les éventuels lanceurs d’alertes ont peur de parler. En outre, même ceux qui sont devenus des lanceurs d’alertes peuvent être parfois arrêtés. Je me souviens d’un incident durant lequel le gouvernement a voulu nous forcer, via les forces de police, à révéler le nom de nos lanceurs d’alertes et des sources de notre enquête. La loi sur la cybersécurité est ainsi devenue une menace pour le journalisme d’investigation sur le continent.
GIJN : Au niveau personnel, en tant que journaliste d’investigation, quel est le plus grand défi que vous ayez dû relever ? Comment l’avez-vous surmonté et quelles leçons en avez-vous tirées ?
GM : En tant que journaliste d’investigation, je me suis trouvé dans des situations parmi les plus difficiles lorsque j’ai eu la possibilité de publier, à certaines étapes de ma carrière, des enquêtes que la direction de certains journaux pour lesquels j’avais travaillé percevait comme une menace pour les intérêts commerciaux de leur activité. Je me suis également trouvé dans des situations compliquées, là encore en raison du cadre légal bien évidemment, lorsque j’ai été menacé d’être arrêté. Ces épisodes auraient pu nous empêcher de poursuivre notre carrière de journaliste d’investigation, mais nous avons dû persévérer en formant des coalitions et en mettant en place des plateformes comme PIJ, qui n’ont aucun intérêt commercial et qui bénéficient du soutien renforcé de partenaires dans le secteur de la gouvernance. Voilà donc mon expérience, les difficultés que j’ai rencontrées et comment je les ai surmontées. Je pense que le plus important a été de pouvoir constituer une coalition d’alliés en interne, au Malawi, pour nous assurer qu’ils protègent les ressources fournies pour le travail de journalisme d’investigation que nous prévoyions d’entreprendre, mais également de mobiliser des partenaires en externe qui nous permettraient de publier nos enquêtes ailleurs si leur publication n’était pas autorisée dans le pays.
Le groupe IJ Hub, basé en Afrique du Sud, a été un de ces alliés clés, et l’une des structures de soutien essentielles pour le journalisme d’investigation au Malawi et pour moi personnellement. Ils nous ont aidés en nous fournissant des ressources pour faire notre travail, mais ils se sont également manifestés et nous ont apporté un soutien précieux lorsque nous étions menacés. L’institut MISA (Media Institute of Southern Africa), qui est aussi présent au Malawi, a également soutenu très activement le travail des journalistes. Il se trouve que je fais actuellement également partie de l’institut MISA. J’ai donc pu apprécier à sa juste valeur le rôle qu’il a joué en veillant à accompagner les journalistes qui subissent des menaces. Il est à mon avis absolument essentiel que nous continuions à établir ces partenariats pour nous assurer que les journalistes d’investigation se sentent en sécurité et bénéficient du soutien nécessaire pour continuer à assumer leur rôle crucial de garant de la redevabilité.
Au-delà du continent, nous avons bénéficié du soutien du CPJ (Comité pour la Protection des Journalistes). Chaque fois que les membres d’une communauté de médias au Malawi ont été menacés, CPJ a apporté son soutien pour garantir la sécurité des journalistes. L’ICIJ a également déployé des efforts considérables pour soutenir la collaboration sur le continent et au-delà. Le modèle de l’ICIJ s’est assuré que les journalistes africains peuvent réaliser des enquêtes sur les affaires africaines. De même, en leur fournissant un support technique essentiel, nous avons pu collaborer en exploitant les points forts de chacun pour garantir la qualité du journalisme d’investigation. Ainsi, que ce soit sur le plan régional ou mondial, l’ICIJ a joué un rôle absolument crucial et des centres comme PIJ ont tiré profit du travail d’investigation qu’ils ont réalisé avec l’ICIJ.
Sur le continent africain, je pense qu’en tant que journalistes nous devons examiner un point critique, à savoir notre mode de collaboration à l’échelle régionale, mais également continentale. Il semble que les journalistes africains collaborent davantage avec leurs collègues occidentaux qu’entre eux à l’échelle régionale, dans le cadre d’une collaboration entre les journalistes d’Afrique de l’Ouest et ceux d’Afrique australe, par exemple. Jusqu’à présent, la plupart des collaborations interafricaines ont été placées sous l’égide de l’ICIJ, lorsque des journalistes ouest-africains collaborent avec des journalistes d’Afrique australe. Toutefois, je pense que nous devons déployer davantage d’efforts pour garantir la collaboration au sein de nos propres rangs, sur le continent.
GIJN : Vous avez interviewé de nombreuses personnes dans le cadre de vos enquêtes d’investigation. Quel est le meilleur conseil que vous pouvez donner pour réussir une interview ?
GM : Je pense que pour réussir une interview, il est essentiel de la préparer et de faire des recherches au préalable. Le meilleur conseil que je puisse donner est donc de faire des recherches et de bien connaître le sujet. Une bonne interview sera toujours le résultat de bonnes recherches préalable.
GIJN : Quel est l’outil, la base de données ou l’application que vous préférez utiliser pour enquêter ?
GM : J’adore le travail collaboratif, donc toute application qui facilite cela est ma préférée. Qu’il s’agisse d’iHub de l’ICIJ ou d’un document Google qui va m’aider à co-éditer une enquête avec mes collègues, je suis toujours impatient de savoir comment nous pouvons exploiter les outils collaboratifs à notre disposition, car je reconnais les avantages considérables de la collaboration.
GIJN : Quel est le meilleur conseil que l’on vous a donné jusqu’à présent durant votre carrière et quels sont ceux que vous donneriez à un futur journaliste d’investigation ?
GM : Le meilleur conseil qui m’ait jamais été donné au cours de ma carrière est de faire preuve de patience dans mon travail. J’ai toujours été impatient de publier mes enquêtes. Pourtant, en travaillant trop vite, nous passons à côté de beaucoup de détails. Il est donc important de prendre le temps nécessaire pour réaliser une enquête. Il faut faire preuve de rigueur pour traiter un sujet du mieux possible tout en bénéficiant d’une protection juridique, et surtout être capable de tempérer son enthousiasme.
J’encourage toujours les personnes qui souhaitent devenir des journalistes d’investigation à se lancer, tout simplement. Commencez à travailler et apprenez auprès des meilleurs. Vous vous perfectionnerez au fil du temps. Personne ne réussit sa carrière de journaliste d’investigation sans expérience. Vous devez renforcer la confiance de vos sources et continuer à publier des enquêtes.
GIJN : Dites-moi maintenant quelqu’un vous a donné le goût du journalisme d’investigation. Quel journaliste admirez-vous et pourquoi ?
GM : Dans le domaine du journalisme en général, j’admirais un ancien correspondant étranger à la BBC originaire du Malawi, le défunt Raphael Tenthani. Il écrivait également une chronique politique que j’appréciais beaucoup, comme tout ce qu’il écrivait d’ailleurs. Mais, en fin de compte, c’est grâce à Mabvuto Banda que j’ai commencé à me passionner pour le journalisme d’investigation. Il a été un journaliste d’investigation prolifique au Malawi et son travail, au Malawi et dans le monde entier, m’a inspiré au point de vouloir atteindre le même niveau d’exigence. En tant que journaliste, il a achevé un travail important au Malawi et c’est pour l’impact qu’il a eu, et sa capacité à tenir les individus puissants pour responsables de leurs actes, que je l’ai admiré au plus haut point et que je le considère comme un éventuel modèle.
De nombreux journalistes africains font un travail exceptionnel et très intéressant dont je suis vraiment fier et que je me réjouis de lire. J’ai également aimé travailler avec Simon Allison du journal The Continent. Je vais aussi dire un mot sur mon collègue Gregory Gondwe, un des journalistes les plus courageux qui existent à l’heure actuelle. Son travail intègre est toujours une source d’inspiration, tout comme sa profonde détermination à persévérer et à publier des enquêtes, quelles qu’en soient les conséquences. Je pense que c’est l’état d’esprit dont devraient essayer de faire preuve de nombreux journalistes.
GIJN : Quelle est la pire erreur que vous ayez commise et quelles leçons en avez-vous tirées ?
GM : Au début de ma carrière de journaliste, j’étais toujours impatient d’écrire des enquêtes, mais je n’étais pas assez rigoureux quand il s’agissait de vérifier les faits. Je me suis trouvé dans des situations embarrassantes où j’avais mal orthographié le nom de personnes mentionnées dans mes enquêtes. Il faut être rigoureux quand on travaille pour un journal imprimé, car il est impossible de revenir en arrière pour modifier le nom d’une personne. Cela doit nous servir de leçon à nous les journalistes et nous inciter à faire notre travail consciencieusement en veillant à bien lire et relire nos productions écrites avant de les soumettre. Le processus de filtrage des informations doit également être très rigoureux, car si un journaliste fait une erreur, le rédacteur en chef ou rédacteur en chef adjoint doivent pouvoir la repérer.
GIJN : Comment évitez-vous l’épuisement professionnel dans votre métier ?
GM : L’épuisement professionnel est un problème grave et je pense que la plupart des rédactions (en Afrique) ne s’investissent pas suffisamment pour éviter que leurs équipes n’en souffrent pas. Outre l’aspect physique de l’épuisement, il y a également l’aspect mental. On s’épuise à rechercher des sujets d’enquête, à se débattre avec les sources pour obtenir des informations et parfois à lire les commentaires. La négativité que déclenchent parfois certaines enquêtes peut occasionner du stress mental pour les journalistes.
Je ne pense pas avoir eu besoin de faire appel à des méthodes spécifiques pour éviter l’épuisement professionnel. Toutefois, dès que j’en ai l’occasion, j’essaie autant que je le peux de prendre une distance vis-à-vis de mon travail, de me concentrer sur des activités autres que le journalisme et d’avoir des activités sociales.
GIJN : En matière de journalisme d’investigation en Afrique, qu’est-ce qui vous frustre le plus et vous espérez voir changer rapidement ?
GM : En dénonçant des abus de pouvoir ou la corruption, on pourrait espérer que d’autres aspects de la structure de gouvernance, les autorités chargées de l’application de la loi, vont s’atteler au problème et veiller à ce que les personnes que les journalistes d’investigation ont exposées rendent des comptes. Pourtant, dans bien des cas, ces autorités, ou alors d’autres parties prenantes comme la société civile, ne donnent aucune suite aux révélations. Cela devient alors très problématique pour le journalisme d’investigation sur le continent. L’effet de votre enquête se limite alors à des réactions sur les réseaux sociaux ou de la part de vos followers. C’est donc, à mon avis, une réalité très frustrante pour un journaliste d’investigation.
Benon Herbert Oluka est le responsable Afrique de GIJN. Journaliste multimédia ougandais, il est cofondateur de The Watchdog, un centre de journalisme d’investigation dans son pays d’origine, et membre de l’African Investigative Publishing Collective. M. Oluka a été reporter et rédacteur en chef pour les journaux The East African, Daily Monitor et The Observer. Il a également travaillé au bureau de l’Afrique subsaharienne de l’agence de presse Reuters à Johannesburg, en Afrique du Sud, et au programme Newsday de la BBC World Service Radio à Londres, au Royaume-Uni. En tant que journaliste indépendant, les travaux d’Oluka ont été publiés dans The Africa Report, Africa Review, Mail & Guardian Africa, Mongabay et ZAM magazine.
19.11.2024 à 09:53
Maxime Domegni
Tout comme leurs homologues aux quatre coins du monde, les organisations et journalistes d’investigation africains font appel à des partenaires transfrontaliers pour partager des ressources, traiter des volumes considérables de données et optimiser l’impact de leurs enquêtes. Cette collaboration a lieu dans des environnements parmi les plus difficiles et dangereux au monde pour les journalistes d’investigation.
Au cours des dix dernières années, des enquêtes transfrontalières complexes, comme Swazi Secrets, West Africa Leaks et des projets d’enquêtes régionales sur l’environnement, tels que InfoCongo et InfoNile, ont réunis des journalistes et des chercheurs de presque douze pays africains, avec et sans partenaires médias d’autres continents.
Un nombre croissant d’organisations en Afrique se consacrent à l’établissement de collaborations dans le cadre d’investigations, que ce soit dans plusieurs secteurs en mettant en contact des scientifiques et des journalistes, au-delà des frontières en servant de réseau régional, via des formations, en aidant les journalistes d’investigation à limiter les risques que présente la publication dans des pays dangereux et en fournissant des fonds ou en aidant les journalistes d’investigation à en lever.
GIJN a contacté des journalistes et organisations qui soutiennent des projets d’investigation transfrontaliers dans leurs régions, notamment l’Afrique australe, les Grands Lacs en Afrique de l’Est et le bassin du Nil, pour discuter de leurs projets, expériences et défis, ainsi que des outils de collaboration qu’ils utilisent.
CENOZO : #WestAfricaLeaks et au-delà
L’enquête West Africa Leaks publiée en 2018 et qui a révélé comment des corporations et individus puissants en Afrique de l’Ouest ont caché des milliards à l’étranger, a été menée par ce qui fut à l’époque la collaboration la plus importante de journalistes dans la région. Basée sur une analyse de toutes les références concernant l’Afrique de l’Ouest dans les 27,5 millions de documents de l’ICIJ (International Consortium for Investigative Journalism) liés aux fuites importantes de données, dont Offshore Leaks, Panama Papers et Paradise Papers, c’était la première fois que l’ICIJ se concentrait sur une région spécifique et coordonnait une collaboration impliquant une douzaine de journalistes dans 11 pays.
Un des partenaires de l’ICIJ en Afrique de l’Ouest était la CENOZO, la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest, une association régionale de journalistes d’investigation basée au Burkina Faso. Créée en 2015, la CENOZO sert de plateforme de réseau de journalistes ouest-africains et les aide à publier des enquêtes lorsqu’ils font face à trop de dangers s’ils les publient dans leur pays, les finance et les forme aux techniques d’investigation.
“Le problème majeur auxquels sont confrontés les journalistes dans notre région est le manque de ressources et de compétences pour réaliser des enquêtes approfondies sur des problèmes d’intérêt public,” déclare Ignace Sossou, le responsable des programmes de la CENOZO. Il ajoute qu’à l’heure actuelle, le problème qui les préoccupe le plus est celui de la dégradation de la sécurité en Afrique de l’Ouest, le manque accru d’accès aux sources et la démotivation des journalistes. En Afrique de l’Ouest, la sécurité et le climat politique sont fragiles, surtout dans la région du Sahel, où des terroristes armés sévissent dans plusieurs pays.
Les journalistes de la CENOZO ont également participé aux projets Shadow Diplomats et Pandora Papers, et aux enquêtes FinCEN Files coordonnés par l’ICIJ. En 2023, la CENOZO s’est associée avec le CCIJ (Center for Collaborative Investigative Journalism), un centre à but non lucratif axé sur les données et les contenus visuels, pour renforcer le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest.
IJ Hub : Encourager les enquêtes en Afrique australe
L’enquête Swazi Secrets, qui portait sur ce que l’ICIJ a décrit comme la fuite la plus importante de ce type provenant d’une cellule de renseignement financier dans un pays africain, a exposé les transactions et personnes à l’origine d’une économie régionale illégale, et impliqué certains individus parmi les plus connus en Afrique australe dans le domaine de la politique et des affaires.
Plus de 890 000 documents internes de l’EFIU (Eswatini Financial Intelligence Unit) ont été divulgués. L’organisation Distributed Denial of Secrets à but non lucratif les a obtenus et partagés avec l’ICIJ et sept partenaires médias. Trente-huit journalistes originaires de 11 pays, y compris l’Afrique du Sud, le Nigeria et la Zambie, ont participé à l’enquête.
Pour l’enquête Swazi Secrets, le partenaire média basé en Afrique du Sud était l’organisation amaBhungane Centre for Investigative Journalism sud-africaine indépendante, à but non lucratif et membre de GIJN, qui a fait ses débuts en tant qu’unité d’investigation pour le journal Mail & Guardian.
En 2019, amaBhungane a lancé IJ Hub pour soutenir les rédactions d’investigation dans la région en développant les capacités, en proposant un soutien éditorial et en partageant la collecte de fonds et les risques. Mis en place à l’origine sous la forme d’un incubateur chez amaBhungane, IJ Hub a été détaché de la rédaction en 2021 et compte actuellement sept centres membres dans six pays : Afrique du Sud, Lesotho, Eswatini, Zambie, Malawi et Namibie.
Cette année, trois membres de l’équipe d’IJ Hub, à savoir amaBhungane, MakanDay en Zambie et Inhlase en Eswatini, ont collaboré avec l’ICIJ dans le cadre de l’enquête Swazi Secrets. Ils ont exposé l’éventuelle implication de l’Eswatini qui aurait favorisé l’économie de contrebande d’or en Afrique australe, facilitée par des contrôles insuffisants pour lutter contre le blanchiment d’argent, ainsi que par les hommes politiques et les courtiers en énergie sud-africains impliqués. L’enquête a également révélé l’existence de deux raffineries fantômes qui ont acheminé des millions de dollars à destination de Dubaï, via l’Eswatini.
Troye Lund, la directrice générale d’IJ Hub, explique que l’enquête Swazi Secrets a permis aux journalistes “d’exploiter leurs ressources mutuelles pour un succès partagé”.
Elle ajoute que c’est l’accès aux informations qui leur a posé le plus problème, car il est “quasiment impossible” dans la plupart de ces pays. Par exemple, en Eswatini, la dernière monarchie absolue en Afrique, il est non seulement très difficile d’obtenir des informations, mais c’est également très dangereux. “Il faut contourner le problème et trouver des journalistes très expérimentés qui connaissent bien le processus”, explique-t-elle. Après l’enquête Swazi Secrets, les législateurs en Eswatini ont réprimé encore davantage la liberté de la presse dans le but d’empêcher d’autres fuites.
Lund a également édité une enquête collaborative sur une ONG chrétienne basée aux États-Unis, qui révèle que les fondateurs de l’organisme de bienfaisance ont empoché les dons destinés aux enfants malawiens pour financer leur train de vie opulent. L’enquête a été publiée par l’organisation malawienne PIJ (Platform for Investigative Journalism) avec le soutien éditorial d’IJ Hub et OpenUP/Africa Data Hub.
Les journalistes participant à ce projet ont collecté des documents financiers et des déclarations de revenus du Malawi et des États-Unis.
Après la publication de l’enquête, “l’organe de supervision des ONG au Malawi a ouvert une enquête sur l’organisme de bienfaisance, qui s’est traduite par la suppression de son statut de certification aux États-Unis et une enquête judiciaire. Plusieurs donateurs ont (également) désinvesti leur apport”, ajoute Lund.
Lund explique que, pour être efficace, une enquête doit mettre en relation des journalistes de différentes unités d’investigation qui réalisent une enquête et un rédacteur en chef spécialisé dans les investigations.
“Le rédacteur en chef spécialisé dirige les discussions autour du sujet principal de l’enquête, et des réunions hebdomadaires, ou plus fréquentes, sont organisées avec le rédacteur en chef afin de s’assurer du bon déroulement de l’enquête et de son orientation”, explique Lund.
“Le rédacteur en chef est expérimenté et peut animer des discussions sur la marche à suivre et la gestion des informations.”
InfoNile : ‘Géojournalisme’ dans le bassin du Nil
Les enquêtes d’investigation transfrontalières peuvent enrichir les connaissances et les compétences des journalistes qui partagent des idées, des ressources et des outils, mais elles peuvent également mettre les journalistes en relation avec des experts sur un sujet.
Le groupe InfoNile qui enquête sur des problèmes dans le bassin du Nil, une région qui regroupe 11 pays africains dont l’Égypte, le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie, a été fondé en 2017 et est composé d’un “groupe transfrontalier de géojournalistes” qui réalise des enquêtes cruciales sur la question de l’eau sur le plus long fleuve du monde, et met en relation des chercheurs, des scientifiques, des journalistes et le public.
Sa co-fondatrice Annika McGinnis souligne que le journalisme transfrontalier a contribué à démasquer des voies commerciales transnationales. Leur enquête Dépossédés : saisies de terres et suppression de l’accès à l’eau dans le bassin du Nil (Sucked Dry: Land Grabs and Water Access in the Nile River Basin) a révélé que des investisseurs étrangers acquièrent de très vastes étendues de territoire en Éthiopie, en déplaçant par là même des communautés, pour cultiver des fleurs et les exporter en réalisant d’énormes bénéfices. Le projet a regroupé au sein d’une équipe plus de 10 rédacteurs en chef, journalistes d’investigation, data-journalistes, concepteurs et traducteurs de sept pays, et il a remporté le 3e prix dans la catégorie des enquêtes d’investigation exceptionnelles (Outstanding Investigative Reporting) du prix 2020 Fetisov Journalism Awards.
“La collaboration transfrontalière, c’est la solution”, confirme McGinnis. “C’est le seul moyen d’exposer à une plus grande échelle la réalité de ces problèmes transfrontaliers et de suivre la trace du commerce transnational.”
McGinnis explique qu’InfoNile a vu le jour dans le cadre d’un projet de recherche appelé Open Water Diplomacy Lab, qui s’est intéressé à comment les médias enquêtaient dans le bassin du Nil sur les problèmes régionaux liés à l’eau. Il a découvert que, dans la majorité des pays, l’enquête adoptait “un point de vue très nationaliste plutôt qu’une perspective transfrontalière”. InfoNile est là pour combler cette lacune.
Alors qu’à l’origine InfoNile s’est concentré sur la question de l’eau, le groupe a rapidement compris que son approche lui permettrait de couvrir de nombreux sujets concernant la région. Par exemple, InfoNile s’est associé à l’organe de presse Oxpeckers Investigative Journalism Network, basé en Afrique du Sud et qui se spécialise dans l’environnement, pour couvrir le trafic d’espèces sauvages, et a réalisé de nombreuses enquêtes.
“Les espèces sauvages et produits qui en sont dérivés peuvent être obtenus d’un pays à un autre via des canaux illégaux et exportés à l’étranger ou dans une autre région. Il est important de couvrir ce commerce transnational sous un angle transnational”, ajoute McGinnis.
En 2022, InfoNile a lancé la plateforme NileWell qui met en relation des journalistes spécialisés dans l’environnement et des chercheurs dans le bassin du Nil. 233 chercheurs et plus de 500 journalistes sont enregistrés. InfoNile a également mis en place un programme mensuel appelé Science Wednesday, dans le cadre duquel des scientifiques spécialisés dans l’environnement ou l’eau présentent leurs travaux à un réseau de journalistes. Cette initiative aide les journalistes à trouver des idées d’enquête et donne aux scientifiques l’opportunité d’expliquer ou de clarifier certains termes scientifiques.
“Nous pensons que pour résoudre ces problèmes environnementaux, nous avons besoin d’expertise scientifique que nous devons pouvoir utiliser et convertir dans un format exploitable et compris de tous”, déclare McGinnis.
Le groupe InfoNile est basé en Ouganda, mais pour surmonter les éventuelles barrières linguistiques, il possède dans chaque pays du bassin du Nil un groupe de coordinateurs compétents en matière de journalisme environnemental et d’investigation. Ces derniers parlent la langue locale, peuvent communiquer avec les journalistes dans leur pays, facilitent le déploiement des programmes d’InfoNile, comme des formations, dans la langue principale de la région, et invitent des experts locaux.
L’IA et des outils de traduction comme Google Translate aident InfoNile à traduire la première ébauche d’une enquête d’une langue vers une autre. “Ce n’est pas l’idéal”, reconnaît McGinnis. “Mais cela nous permet de trouver davantage de points communs. Chaque méthode présente des problèmes, et les accents ne sont parfois pas toujours bien convertis ou la traduction n’est pas toujours correcte, par exemple. C’est un domaine que nous essayons constamment d’améliorer.”
Sécurité, outils, formation
Lorsque les journalistes d’investigation sont menacés dans leur propre pays, les investigations transfrontalières peuvent renforcer leur sécurité et atténuer les menaces, car l’enquête peut être publiée par plusieurs organes de presse, dans divers pays.
Un des principaux objectifs de la CENOZO est de proposer une plateforme pour les journalistes qui ne peuvent pas utiliser leur nom pour des raisons de sécurité ou lorsque la presse locale ne traite pas de sujets sensibles.
“En se regroupant, on répartit les risques”, déclare Gilbert Bukeyeneza, le fondateur d’Ukweli Coalition. “Il est plus facile de cibler un journaliste que plusieurs journalistes ou plusieurs organes de presse”, ajoute-t-il. L’entité Ukweli Coalition, dont le nom est dérivé d’un mot swahili qui signifie ‘fait’ ou ‘vérité’, a été fondé en mai 2023 pour soutenir le journalisme transfrontalier en Afrique de l’Est, et particulièrement dans la région des Grands Lacs. “La région des Grands Lacs est la partie francophone de l’Afrique de l’Est et de loin la moins évoluée en matière de liberté de la presse et de projets médias qui soutiennent les journalistes”, explique Bukeyeneza, journaliste depuis 12 ans. “Les journalistes de la région manquent sérieusement de financement. Ils n’ont aucun moyen d’agir.”
En juillet 2024, le centre Ukweli Coalition, en partenariat avec Africa Uncensored, a organisé un atelier pour 10 journalistes du Burundi et de la République démocratique du Congo, ce qui représente la première activité de la coalition depuis son lancement.
Les outils numériques jouent un rôle primordial dans la réussite des projets de journalisme d’investigation collaboratifs transfrontaliers, surtout en aidant les journalistes à toucher un plus grand public.
Lund explique que le centre de membres d’IJ Hub et Oxpeckers Investigative Environmental Journalism, la première unité de journalisme environnemental d’investigation en Afrique ont développé plusieurs outils d’investigation transfrontaliers. #WildEye est un des outils clés capable d’assurer le “suivi des saisies, des arrestations, des affaires judiciaires et des condamnations pour des crimes liés aux espèces sauvages et à l’environnement dans le monde entier”. #PowerTracker est un autre outil qui “assure le suivi des projets d’énergies renouvelables et du démantèlement des usines de charbon en Afrique subsaharienne”.
McGinnis, la co-fondatrice d’InfoNile explore actuellement l’outil d’IA Claude for Sheets qui aide à rédiger des formules dans Google Sheets. “Cet outil est utile lorsque les données ne sont pas organisées ou qu’elles comprennent de long blocs de texte, et que vous essayez de comprendre leur signification ou de les classer d’une manière ou d’une autre”, explique-t-elle.
Souvent, les enquêtes collaboratives prennent plus de temps que les enquêtes traditionnelles, car les journalistes de divers pays doivent coordonner différents calendriers. Par ailleurs, puisque les articles sont souvent plus longs, il faut davantage de temps pour les rédiger et les éditer.
McGinnis explique que les enquêtes d’InfoNile peuvent durer trois mois, six mois, voire un an, selon le projet. “C’est la nature des enquêtes collaboratives. Nous ne nous contentons jamais de la première ébauche. Nous demandons toujours aux journalistes de trouver davantage d’informations, de creuser”, ajoute-t-elle.
Lund confirme. “Les collaborations transfrontalières demandent beaucoup de temps et de patience. Parfois, nous sommes frustrés par leur complexité. Il arrive que nous devions repousser la date de publication prévue de plusieurs semaines ou mois”, dit-elle.
McGinnis et Lund rappellent que, de par sa nature, le journalisme d’investigation transfrontalier nécessite des formations régulières. Alors qu’InfoNile a formé plus de 300 journalistes et accordé des subventions à environ 200 journalistes, au cours des 12 derniers mois, IJ Hub a organisé 34 ateliers, formé 667 participants et mis en place environ 12 bourses.
“La relation avec les journalistes est très interactive et concrète. Nous souhaitons que les formations soient sur mesure et sur le terrain, qu’elles correspondent aux besoins des équipes ou de chaque individu et qu’elles leur permettent de développer leurs compétences”, ajoute Lund. “Le potentiel des collaborations transfrontalières est énorme et nous aimerions nous y consacrer davantage, tant que des financements restent disponibles.”
Patrick Egwu est un journaliste indépendant d’origine nigériane qui a réalisé des reportages à Chicago, Toronto, Johannesburg, Berlin et Lagos pour un certain nombre de publications, dont le Globe and Mail, Foreign Policy, NPR, Rest of World, Daily Maverick, World Politics Review, America Magazine et d’autres.
Ekpali Saint est un journaliste indépendant basé au Nigeria. Il couvre le changement climatique, l’agriculture, l’environnement, la religion, l’éducation et d’autres questions liées au développement. Son travail a été publié dans Al Jazeera, openDemocracy, FairPlanet, African Arguments, America Magazine, Religion Unplugged et Down to Earth.