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09.10.2025 à 15:52

Sexisme et culture du viol : Marianne en roue libre

Pauline Perrenot
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« Un comportement parfois très malaisant. »

- Sexisme et journalisme / ,
Texte intégral (1078 mots)

Et Marianne eut la riche idée d'établir un « mode d'emploi pour approcher une chaudasse ».

On croyait avoir à peu près tout lu au répertoire du sexisme médiatique. C'était sans compter une série estivale signée Marianne – « Comment s'adresser à… » –, un format pensé pour remplir des pages et divertir les lecteurs. Le principe ? « L'été, saison des rencontres. Mais avec le règne du tout-à-l'ego, les gens sont devenus d'une susceptibilité à vif. Chaque semaine, apprenons à identifier les personnalités difficiles et à les gérer habilement. » Jusque-là, hormis quelques indices trahissant d'emblée le conservatisme de ces rédactions parisiennes pétries d'un certain sens du « c'était mieux avant », tout est seulement insignifiant. Au fil des semaines, les deux auteurs donnent donc dans le second degré pour expliquer aux lecteurs comment s'adresser à « un people » (17/07), « un con » (31/07), « un fou » (14/08), mais aussi à « une future retraitée » (7/08) – observons fatalement l'emploi du féminin – et le 24 juillet… à « une chaudasse ».

« Le soleil et la plage incitent certaines créatures sans complexes et sans scrupule à adopter un comportement parfois très malaisant. Comment s'en dépêtrer ? » Sous couvert d'humour, dopés au prêt-à-penser masculiniste, les journalistes font étalage du sexisme le plus crasse. Florilège :

- Ne confondez pas […] la vraie chaude open bar avec l'innocente allumeuse en microshort, la modeuse déguisée en pole danseuse, l'ado qui secoue ses couettes ou encore la simulatrice égarée (cherche du travail dans l'événementiel).

- Ne sous-estimez pas sa dangerosité. Il est rare qu'une « chaude » assumée soit une authentique hédoniste […]. Au mieux, vous avez affaire à une don Juane, qui vérifie sa séduction par le nombre. Au pire, une radasse sans foi ni loi qui veut atomiser votre frêle petit équilibre affectif et économique […].

- Intéressé ? Jouez-là subtil […]. Offrez-lui l'occasion de s'épancher (sous son 85D, un gouffre de détresse existentielle) […]. Concrétisez sur-le-champ si le contexte est favorable. Allez à l'essentiel, tâchez de savoir si elle vit seule. Loin ? Frigo rempli ? Boissons fraîches ? Netflix ? Attention à la dimension hystérique de ce type de femme (cherche qui la fuit, fuit qui la cherche).

- [C]e n'est pas une gentille. Elle veut contrôler de bout en bout la relation et vous prendra vite pour une merde si vous jouez les pachas ou les soumis.

- Si vous prenez le large le premier, attendez-vous à une pluie d'invectives (vous n'avez aucun goût, vous êtes prétentieux, misogyne, homo refoulé) et à affronter une furie, à deux doigts de la dénonciation #Metoo.

- La découverte de ce sentiment amoureux réveille en elle un romantisme niais qu'elle avait refoulé pour devenir une sex-killeuse. En deux minutes, c'est une mémère douce et câline.

Et ainsi de suite. Jusqu'en légende de la photo accompagnant l'article : « La fameuse serial loveuse Jayne Mansfield, aux mensurations hors norme (102-53-91 cm) et au quotient intellectuel tout aussi exceptionnel (163 !). »

Comment les deux auteurs peuvent-ils plaider l'humour ? En particulier lorsqu'on constate que loin d'être un accident, cet article dessine une vision du genre (et du monde) que les deux auteurs ont eu préalablement l'occasion d'exposer, par exemple dans leur portrait de « la femme Jackie Sardou » – « grande gueule » à la « féminité invincible » opposée aux « fragiles obséquieux » et aux « néoféministes éplorées » [1]. Et ce, dans un hebdomadaire dont le passif est lourd en la matière, que l'on se remémore les positions de la direction de Marianne lors l'affaire DSK, celles de son ancien chef Jean-François Kahn – qui évoquait alors un « troussage de domestique » sur France Culture –, mais aussi la flamboyance de Jacques Julliard à l'aube du mouvement MeToo, sans oublier, depuis, une croisade tout à fait franche contre « le wokisme », laquelle s'incarne régulièrement dans des articles qui s'imaginent sans doute « défier la bien-pensance » : « Comment faire pour que votre fille ne devienne pas une pouffe ? » (Marianne, 22/09)

Cette livraison estivale met néanmoins la barre très haut, reproduisant parmi le pire des stéréotypes sexistes et véhiculant des commentaires et des représentations que ne renierait aucun groupuscule prospérant sur une véritable haine des femmes. Un texte comme celui-ci en dit donc surtout très long sur ses auteurs, sur les affects qu'ils entendent mobiliser au sein du lectorat qu'ils pensent être le leur, mais aussi sur la complaisance de la rédaction (et de sa direction) à l'égard de ce type de discours, où il ne s'est visiblement trouvé personne pour mettre le holà. Une chose est sûre : dans un paysage médiatique travaillé par des courants réactionnaires toujours plus puissants, nombre de refoulés misogynes ne demandent naturellement qu'à s'exprimer davantage et sans entrave. Et face au backlash, Marianne ne sera jamais un rempart.

Pauline Perrenot


[1] Laurent Giraud et Stéphanie Milou, « Contre le wokisme, grande gueule, féminité invincible… Rendez-nous la femme "Jackie Sardou" ! », Marianne, 3/02.

07.10.2025 à 12:08

Dans les médias, la reconnaissance de la Palestine… sans Palestiniens

Florent Michaux, Jérémie Younes, Pauline Perrenot
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Texte intégral (5900 mots)

Le 22 septembre, une poignée de pays occidentaux dont la France a reconnu officiellement l'État de Palestine à la tribune de l'ONU, comme près de 150 autres pays avant eux. Une journée « historique » selon les grands médias, mais un jour comme les autres dans la plupart d'entre eux, qui ont continué de faire ce qu'ils font de mieux depuis deux ans : effacer le peuple palestinien, criminaliser ses soutiens, parler de Gaza sans en parler vraiment, ou plutôt… depuis le point de vue israélien.

Angles anecdotiques, invisibilisation des Palestiniens, dépolitisation et journalisme « par le haut », omniprésence de la propagande israélienne, éléments de langage complices, sondages d'opinion, bavardages de plateaux, digressions racistes, insultes et criminalisation des soutiens de l'émancipation : le récit médiatique n'a rien changé de ses vieilles habitudes pour raconter la reconnaissance, lundi 22 septembre, de l'État de Palestine par la France et quelques autres pays occidentaux lors de l'Assemblée générale des Nations Unies à New-York.

Drapeaux palestiniens : quand l'écume fait la vague

Le cadrage dominant de cette « séquence médiatique » va s'imposer dès le 14 septembre, à la faveur d'un épisode ubuesque qu'Acrimed a déjà raconté. Ce jour-là, le secrétaire du PS Olivier Faure propose sur X de « faire flotter le drapeau palestinien » sur les mairies le 22 septembre... et se voit aussitôt accusé de divers méfaits, antisémitisme compris. Pour une large partie de la presse audiovisuelle, cette énième « polémique » ne présente que des avantages : elle offre un nouveau tour d'injures et d'amalgames contre les soutiens de la cause palestinienne et donne un prétexte pour ne pas parler des massacres qui s'intensifient à Gaza, ou des rapports qui, l'un après l'autre, confirment leur nature génocidaire. Bref, comme à leur (triste) habitude, les chefferies éditoriales ont préféré l'accessoire à l'essentiel : cadrer les discussions sur un sujet annexe (et anecdotique), lequel fait œuvre de diversion et donne le la du bruit médiatique : fallait-il pavoiser les mairies de drapeaux palestiniens ?

Pendant toute la semaine qui a précédé le 22 septembre, cette « question » va donc constituer la porte d'entrée principale pour aborder la reconnaissance par la France d'un État de Palestine : reportages, débats, tribunes, éditos, interviews, tous les genres du journalisme y passent. Adressée aux responsables de gauche, la question « Fallait-il pavoiser les mairies de drapeaux palestiniens ? » est une question accusatoire, qui réactualise les griefs ordinaires – « importation du conflit », « clientélisme », « symbole » inutile ; pour les responsables de droite et d'extrême droite, en revanche, c'est l'occasion rêvée de dérouler leur pensée automatique. Illustration le 22 septembre, sur BFM-TV : au matin de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France, Julien Arnaud organise un « match » entre Ian Brossat (PCF) et Aleksandar Nikolic (RN). Sujet ? Les drapeaux aux frontons des mairies. Quoi d'autre ?

- Aleksandar Nikolic : C'est instrumentalisé, ils essayent de plaire à un électorat… La place du conflit et les tensions que ça peut amener en France sont dangereuses.

- Julien Arnaud : C'est jouer avec le feu de faire ça ?

- Aleksandar Nikolic : Sincèrement, quand on voit la montée de l'antisémitisme, il y a un sondage qui est sorti avant-hier… mettre en avant ce drapeau, d'un pays qui est dirigé par le Hamas […] c'est évidemment un problème.

- Ian Brossat : Le sujet, c'est la Palestine…

- Julien Arnaud : Non, le sujet, c'est les drapeaux sur les frontons des mairies.

L'échange est furtif, mais il synthétise en trois phrases la mécanique permise par ce cadrage : l'élu d'extrême droite récite ses antiennes favorites, surfe sur les amalgames, jongle avec des sondages douteux et les éléments de langage propagandistes. L'élu de gauche, lui, tente de recentrer la discussion sur l'essentiel, mais le journaliste-animateur, qui relance avec entrain l'élu d'extrême droite, l'interdit formellement. Une dynamique ordinaire, inscrite dans ce cadrage défectueux, et qui s'observe sur de nombreux plateaux. Sur la même chaîne (21/09), Marc Fauvelle campe le rôle à la perfection face à la députée Clémentine Autain :

- Clémentine Autain : [Hisser le drapeau palestinien], je le ferai par l'expression simple d'une solidarité humaine avec un peuple qui subit un assaut effroyable, 60 000 personnes sont mortes, des civils sont morts, et nous sommes là à nous demander si nous allons hisser ou pas un drapeau en signe de solidarité […] alors qu'il y a un génocide qui est en train d'être perpétré ?

- Marc Fauvelle : Pardonnez-moi d'affiner ma question Clémentine Autain : vous le ferez, [hisser le drapeau], même s'il y a une décision de justice administrative qui l'interdit ?

« Affiner la question »… ou verrouiller le « débat » ?

La même mésaventure arrive à Mathilde Panot (LFI) sur Franceinfo face à Agathe Lambret, jamais à court d'outrances (17/09) :

- Mathilde Panot : La question n'est pas juste de pavoiser avec des drapeaux […]. Sans sanction, sans embargo sur les armes […], nous serons en train de reconnaître un cimetière… Emmanuel Macron a les moyens d'agir…

- Agathe Lambret : On vous entend Mathilde Panot, mais sur cette histoire des drapeaux, pourquoi pas deux drapeaux ? Drapeau palestinien, drapeau israélien… Yonathan Arfi, le président du CRIF, a répondu à Olivier Faure qu'il n'avait pas le souvenir qu'Olivier Faure avait demandé aux mairies d'afficher par exemple des portraits des otages à Gaza… Est-ce qu'il y a un deux poids, deux mesures ?

Contre une telle hiérarchie de l'information, Élizabeth Martichoux poussera tout de même un cri du cœur sur LCI (22/09) : « Drapeaux palestiniens : on perd du temps ! » Avant de consacrer son « humeur du jour » et de longues minutes de son émission… aux drapeaux palestiniens. CQFD.

L'effacement des Palestiniens

Si les plateaux télés ne voient aucun problème à bavarder si longuement sur des drapeaux au lieu de documenter le génocide en cours, ils n'en voient pas non plus à parler des Palestiniennes et Palestiniens en leur absence. Il faut dire que, pour certains éditorialistes de la presse française, le peuple palestinien n'existe tout simplement pas. C'est ce que soutient par exemple Nicolas Baverez dans Le Figaro (22/09) : « Pour pouvoir faire l'objet d'une reconnaissance, un État doit disposer d'un peuple, d'un territoire et d'un gouvernement effectif. La Palestine ne remplit aucun de ces critères. » Une assertion (scandaleuse) qui n'est pas sans rappeler celle d'un autre expert en la matière, qui le devançait de quelques semaines dans le registre suprémaciste (X, 10/07) :

En niant ainsi l'existence même d'une population, ces toutologues se retrouvent de facto alignés sur la ligne du ministre fasciste israélien, Bezalel Smotrich, qui, de passage en France en mars 2023, déclarait déjà que « les Palestiniens n'existent pas, parce que le peuple palestinien n'existe pas » (Times of Israel, 20/03/23). Raphaël Enthoven s'était « contenté » de nier l'existence de journalistes palestiniens [1], Baverez et Gorce vont encore un cran plus loin.

Mais les Palestiniennes et Palestiniens ne sont pas absents que des éditos de Baverez. On aurait pu imaginer qu'un événement diplomatique si attendu ouvre une brèche sur les plateaux et permette à des voix palestiniennes de s'exprimer, dans leur diversité. C'était apparemment trop attendre des directions éditoriales. Quelques heures avant le discours d'Emmanuel Macron à l'ONU, dans les matinales radio et télé, pas un seul Palestinien en vue – ou presque, nous y reviendrons... « Ce soir, la France va reconnaître l'État de Palestine, est-ce que c'est une bonne nouvelle ? » lance Apolline de Malherbe sur BFM-TV à… Sarah Knafo, députée européenne du parti d'extrême droite Reconquête. Sur Europe1/CNews les auditeurs en quête de pluralisme pouvaient entendre Marion Maréchal. À l'antenne de Sud Radio, l'invitée est la députée européenne de droite Nathalie Loiseau, suivie d'un débat entre Françoise Degois et un autre commentateur d'extrême droite, Robert Ménard. Sur Public Sénat, dans « Bonjour Chez Vous ! », la matinale réalisée avec la presse régionale, les invités sont Rémi Féraud, député PS, et Laurent Jacobelli, député RN. TF1 ? Le ministre démissionnaire des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot. France 2 ? Bernard Guetta. Franceinfo ? Yaël Braun-Pivet. Sur France Culture, les invités ne sont toujours pas Palestiniens, mais l'émission est tout de même d'une autre qualité, avec le professeur au collège de France Henry Laurens et le professeur de droit public Béligh Nabli. En dehors de cette émission et de la table ronde organisée par France Inter [2], c'est donc un casting 100% « politique français » qui parade dans les studios – comme s'il était question d'une banale affaire franco-française de politique intérieure –, avec un net penchant pour la famille des droites [3], que France Inter équilibrera le lendemain en invitant… Louis Aliot, maire RN de Perpignan.

Sur RTL, si la grande interview de Marc-Olivier Fogiel est consacrée au procès Jubillar, il y aura bien 10 petites minutes concédées à Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de Palestine en France, interviewée peu avant 8h. L'occasion de féliciter la radio ? Pas vraiment… Car passée la première minute où Thomas Sotto évacue deux questions de bienséance – « Que signifie cette reconnaissance pour vous ? » ; « C'est un symbole ou ça peut vraiment changer les choses ? » –, le journaliste transforme les neuf suivantes en véritable guet-apens :

Prises à partie, invectives, défiance permanente, injonctions, interruptions constantes… : embourbé dans le prêt-à-penser, figé au 7 octobre 2023, Thomas Sotto coche toutes les cases de l'interrogatoire audiovisuel infligé sans discontinuer aux Palestiniens – et à leurs soutiens – depuis maintenant deux ans.

Un traitement différencié des acteurs en présence

Quel que soit le bout par lequel on attrape la couverture de la reconnaissance de l'État de Palestine, un constat s'impose : la parole palestinienne est presque totalement effacée et le point de vue israélien, spectaculairement sur-représenté. Il est intéressant, pour fonder cette analyse, de comparer les trajectoires médiatiques de deux équivalents fonctionnels : Joshua Zarka, ambassadeur d'Israël en France, et Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France. Sans surprise, la surface médiatique occupée par le premier est sans commune mesure avec celle de la seconde. Entre le 17 et le 25 septembre, Joshua Zarka a pu intervenir sur la matinale de RTL (23/09), celle de France Inter (17/09), en prime time sur BFM-TV (21/09), RFI (22/09) et Franceinfo (23/09), ou encore TV5 Monde (25/09). À chaque fois, il est reçu en plateau entre 10 et 20 minutes, interrogé sans grande contradiction par les intervieweurs « stars », Thomas Sotto, Marc Fauvelle, Benjamin Duhamel... Au cours de ses divers entretiens, Joshua Zarka a pu nier le qualificatif de « génocide », demander aux maires de « renoncer à [l']idée » des drapeaux, dire que la reconnaissance de la Palestine « ne sert à rien », que « la France devient un agent déstabilisateur du Moyen-Orient » et menacer à mots couverts de représailles diplomatiques. Ses déclarations font évidemment l'objet de reprises à travers la presse : ceux qui n'ont pas eu leur lot de Joshua Zarka s'en trouvent satisfaits. Sur la même période, Hala Abou Assira n'a pas connu les mêmes conditions d'expression. Quelques interviews dans la presse écrite (L'Humanité, Le Point, L'Express, 22/09), une interview de 6 minutes sur « RTL Soir » avec Anne-Sophie Lapix (22/09), un passage en plateau sur RFI (24/09) – dans les mêmes conditions que Joshua Zarka, ce sera la seule fois –, et puis quelques interviews en duplex à des « carrefours » moins fréquentés : sur France 24 (22/09), Public Sénat (22/09) ou France Info (23/09).

Cette disproportion – sur-représentation du point de vue israélien versus effacement des voix palestiniennes – est en outre aggravée par la production au rabais des chaînes d'information en continu et de l'audiovisuel en général. Outre l'insondable médiocrité de choix éditoriaux consistant à solliciter le point de vue de l'animateur Arthur ou du chanteur Enrico Macias sur la reconnaissance de l'État de Palestine à des heures de grande écoute [4], les grilles des télévisions diffusent souvent tel un disque rayé. Le 22 septembre sur BFM-TV, dans les journaux qui entrecoupent les bavardages, deux petits sujets sont multidiffusés à partir de la mi-journée : le premier porte… sur les drapeaux aux frontons des mairies ; le second est un sujet d' « analyse » – « Qu'est-ce que la reconnaissance de la Palestine par la France pourrait changer » ? Deux chercheurs sont interrogés, David Rigoulet-Roize et Maya Khadra, respectivement 19 secondes et 22 secondes, puis la voix-off lance Marine Le Pen, seule réaction politique… Ce sujet sera diffusé pas moins de sept fois au cours de la journée.

Après deux années où les chefferies médiatiques ont complétement normalisé le fait que n'importe qui puisse discuter du sort des Palestiniens en leur absence, sans doute ne faut-il pas s'étonner que la couverture de la reconnaissance de leur État suive la même pente. De fait, face à un événement qui concerne les Palestiniens au premier chef, les rédactions semblent avoir une inclinaison beaucoup plus spontanée à se demander comment réagissent et ce qu'en pensent… les Israéliens, n'hésitant pas à multiplier les sujets consacrés à « la colère des Israéliens » (Franceinfo, 23/09) ou encore les interrogations sur ce « à quoi vont ressembler les relations franco-israéliennes » désormais (BFM-TV, 27/09).

Si, dans ce marasme, les reportages donnant directement la parole aux Palestiniens ont le mérite d'exister, le format du micro-trottoir y demeure, la plupart du temps, indépassable. Le cadrage excluant les voix palestiniennes au profit des points de vue israéliens a en outre des effets si puissants que, quand par miracle l'une d'entre elles parvient à percer le dispositif, les journalistes en plateau en sont désarçonnés. Sur LCI le 22 septembre, un reportage de bonne facture réalisé à Tulkarem, un camp de réfugiés en Cisjordanie, donne à entendre deux témoignages de Palestiniens favorables à la reconnaissance de leur État. Mais au moment de rebondir en interrogeant la journaliste à l'origine du reportage – Gwendoline Debono, présente en duplex –, la présentatrice insiste pour lui faire dire autre chose… :

- Amélie Carrouër : Au regard de ce que vous avez vu sur le terrain, pensez-vous que la décision française peut être de nature à d'une certaine manière aggraver la situation des Palestiniens ?

- Géraldine Débono : Alors, non… cette reconnaissance elle est saluée ici… Ce que vous disent les Palestiniens, c'est que de toute façon le gouvernement israélien met en place cette annexion depuis plusieurs mois, et vous le constatez en Cisjordanie […], il y a des avant-postes de colons qui se multiplient, des colons qui attaquent les villages palestiniens sans que rien ne soit fait pour les arrêter…

Quelques secondes de parole concernée qui, néanmoins, ne feront pas dévier le ton de l'émission. À peine dix minutes plus tard arrive l'invité principal, Élie Korchia, président du consistoire israélite central de France. Et Amélie Carrouër en revient aux fondamentaux : « Je n'y vais pas par quatre chemins. [À propos des drapeaux palestiniens] Il faut les condamner ces maires ? »

Le reportage de LCI est encore le meilleur des cas… Dans l'émission « C à vous » (22/09), Patrick Cohen consacre la seconde partie de son édito au « rejet unanime en Israël », et diffuse lui aussi un micro-trottoir, composé de trois témoignages israéliens recueillis par l'AFP à Tel-Aviv, tous défavorables à la reconnaissance d'un État palestinien. Ni l'avant, ni la suite de sa chronique ne contient de témoignage palestinien. « Qu'en dit-on en Israël ? », le lançait fort à propos sa consœur Anne-Élisabeth Lemoine, laquelle n'a pas non plus cherché à savoir ce qu'« on en disait »… en Palestine.

« L'après » : les conditions dont on discute… et celles dont on ne parle pas

L'invisibilisation structurelle des acteurs palestiniens conduit naturellement à marginaliser – pour ne pas dire à évincer – leurs intérêts, leurs points de vue et leurs questionnements d'un débat pourtant consacré à leur souveraineté politique. L'exemple le plus flagrant de ce deux poids, deux mesures concerne les articles et les émissions sur « l'après » et la « faisabilité » concrète de l'État de Palestine.

Dans un réflexe suiviste assez classique, l'agenda journalistique est ici calqué sur celui de la diplomatie française. Un biais médiatique majeur réside alors dans la disproportion entre les questions qui ne se posent quasiment jamais… et celles qui sont abordées de façon systématique. Au soir du 22 septembre, la présentatrice de « C dans l'air » (France 5) synthétise le périmètre de la pensée autorisée en cette matière :

Caroline Roux : J'essaye d'y voir clair sur les conditions posées par la France. Et le président insiste beaucoup là-dessus. Il dit « ce qui compte, c'est le jour d'après […]. Attention, soyez vigilants, regardez ce qu'on a imposé comme conditions ». Donc démilitarisation du Hamas, non-participation du Hamas dans l'État de Palestine, réforme de l'Autorité palestinienne et libération des otages, naturellement, en premier.

C'est donc « naturellement » dans ce cadre que discutent la quasi-totalité des commentateurs : « Qui va démilitariser le Hamas ? », s'interroge en cœur la table ronde de France Inter (22/09), sur base d'une question de David Khalfa ; « Qui peut aujourd'hui assurer la démilitarisation du Hamas ? », questionne encore Anne-Élisabeth Lemoine dans « C à vous » (22/09) ; « Et le changement de gouvernance palestinien ? », ajoute Patrick Cohen, qui prescrivait un peu plus tôt : « Il faudrait que noir sur blanc, [le Hamas] renonce à la violence. C'est ce qui est dans le plan franco-saoudien : pas de place pour une solution politique aux organisations qui ne renonceraient pas à la violence. » Le considérant vaut-il pour l'État d'Israël, actuellement en train de perpétrer un génocide ?

On l'aura compris : partout ou presque, le « débat » sur « l'après » est réduit à ce que devrait faire et concéder la partie palestinienne, excluant du périmètre toute réclamation à la partie israélienne, et plus avant, toute sanction concrète à son endroit. Polarisé par les « conditions » d'un « après » tel que le pense – et cherche à le mettre en œuvre – la diplomatie française, le bruit médiatique dominant réussit le tour de force de reléguer une nouvelle fois dans ses marges la question des droits nationaux et démocratiques des Palestiniens, pourtant consacrés par le droit international, au moment même où la question d'un État de Palestine est à l'étude. Le tout au bénéfice de la domination coloniale : comment contraindre l'occupé au nom de « la sécurité » de… son occupant ? Voilà, au bout du compte, ce à quoi lecteurs et téléspectateurs doivent penser pour « l'après », conformément, du reste, à la tendance persistante du (mal nommé) « processus de paix ».

Majoritairement hors-champ, les réflexions sur le retour des réfugiés, la décolonisation ou encore les termes « apartheid » et « occupation militaire » n'arrivent ainsi dans le débat que par effraction. Ce fut le cas dans l'émission de « C dans l'air » précédemment citée, via une question de téléspectateur lue par Caroline Roux : « Si l'État palestinien est reconnu internationalement, les colons israéliens devront-ils quitter les territoires qu'ils occupent en Cisjordanie ? » Temps de la discussion en plateau ? 30 secondes : un quasi hors-sujet pour France 5. Autre fulgurance de la présentatrice, quelques minutes plus tard : « Pour certains, on peut quand même le préciser, ça ne va pas assez loin… Emmanuel Macron aurait dû imposer, à l'échelon européen ou pas, des sanctions à l'égard d'Israël […]. » Espace concédé aux récalcitrants maximalistes ? 1 minute et 10 secondes : le temps du pluralisme sur le service public.

A contrario, les médias dominants n'hésitent pas à accorder une surface éditoriale démesurée à ceux qui pensent que « ça va trop loin ». Dans Le Figaro (19/09), une tribune collective dite de « 20 personnalités » – parmi lesquelles Raphaël Enthoven, Arthur, Joann Sfar, BHL ou Charlotte Gainsbourg – appelle ainsi à ne pas reconnaître l'État de Palestine avant la libération des otages et le démantèlement du Hamas.

La notoriété et l'entregent des signataires garantissent au texte un très bel écho dans la presse, de Libération – « "Une victoire symbolique pour le Hamas" : des personnalités et des instances juives alertent Macron sur la reconnaissance d'un État palestinien » (19/09) au JDD (19/09), en passant par TF1 (20/09), Le Point (19/09), RTL (19/09), mais aussi Public (20/09), Gala (20/09) et les magazines du service public comme « C à vous » ou « C dans l'air ». Discuté sur l'ensemble des chaînes d'information en continu, « l'appel des 20 » fait l'agenda au point d'être relayé par les journalistes auprès des autorités compétentes [5]. Ainsi d'Adrien Gindre face à Jean-Noël Barrot, ministre démissionnaire des Affaires étrangères, dans la matinale de TF1 (22/09) : « Le chef de l'État a été interpellé ce week-end par vingt personnalités […] avec ces mots : "Affirmez […] que cette reconnaissance ne prendra effet qu'après la libération des otages et le démantèlement du Hamas." Alors, éclairez-nous : est-ce que la reconnaissance sera effective dès ce soir ou est-ce qu'elle reste soumise à ces conditions ? » Non convaincu par les réponses, le journaliste y reviendra par deux fois [6]. En revanche, il n'adressera au ministre aucune question sur la colonisation, l'occupation militaire ou les sanctions contre Israël.

D'une propagande à l'autre

L'omniprésence du point de vue israélien dans les médias français a permis, enfin, qu'un leitmotiv soit largement diffusé : la reconnaissance d'un État de Palestine est-elle un « cadeau pour le Hamas » ? Ce questionnement, qui n'est en fait qu'un tour de rhétorique propagandiste du gouvernement israélien, comme le montrera le discours de Netanyahou à la tribune de l'ONU quelques jours plus tard, va rapidement s'imposer dans le débat public, et même devenir une véritable ligne éditoriale des médias Bolloré, soutiens les plus acharnés de l'État d'Israël dans le paysage médiatique. Le flot de boue culmine comme souvent sur CNews (22/09), peu après le discours d'Emmanuel Macron à l'ONU, avec une intervention surréaliste de Rachel Khan, en larmes :

Rachel Khan : Je pense aux familles d'otages, à ces femmes qui se battent […], qui ont été en première ligne du terrorisme. Comment elles vivent ce soir ces familles-là ? Soi-disant on doit fêter Roch Hachana, la fête… et on a un président soi-disant d'une des plus grandes démocraties du monde qui fait ce discours-là… Ce discours est à vomir… Véritablement… C'est un discours qui est inhumain, qui est dégradant, pour l'ensemble des personnes qui veulent maintenir les Lumières en France. Aujourd'hui à l'Hôtel de Ville, on voit des drapeaux… justement, des drapeaux de la haine… Ce qui est consacré aujourd'hui c'est le palestinisme ! Et en fait ce discours-là, il est en train de détruire la société française et notre fraternité. […] Je pense à ces otages, je pense à ces familles, je pense au Dôme de Fer, je pense aux roquettes, tous les jours je pense aux enfants qui sont traumatisés… [Macron] dit « une vie égale une vie », mais « une vie égale une vie », c'est la propagande du Hamas.

On peut difficilement prendre au sérieux le gloubi-boulga de Rachel Khan, mais il faut admettre qu'elle synthétise, à elle seule, en semblant lancer des mots au hasard, un bon nombre d'inepties ayant circulé sur les antennes. Florilège :

La « séquence » médiatique, déjà mutilée par des cadrages défaillants, des angles impertinents et des invités en roue libre, se conclut le 26 septembre avec le discours de Benyamin Netanyahou à l'ONU. Alors que l'Assemblée générale des Nations Unies le hue et se vide devant lui, deux chaînes d'info choisissent au contraire de diffuser en direct et en intégralité son discours : CNews et… Franceinfo. Quel autre chef de gouvernement, visé par un mandat d'arrêt international pour crimes contre l'humanité, pourrait bénéficier d'une telle exposition sur le service public ? Comment prétendre rééquilibrer l'antenne derrière un tel tunnel de propagande ? Était-il nécessaire d'entendre ce discours, dont les arguments principaux sont déjà fort bien portés dans la presse française ?

Plus ou moins suivistes à l'égard de la diplomatie française, les grands médias se rejoignent en tout cas, pour l'essentiel, sur un dernier biais journalistique très classique, facilement repérable sur les Unes du 22 septembre : l'ultra personnalisation de l'événement et la focalisation sur Emmanuel Macron, son « pari risqué », « sa lente conversion », sa « grande victoire diplomatique », son « geste fort ».

Dans le registre, les médias du groupe CMA-CGM (Rodolphe Saadé), mettent les bouchées doubles.

D'un côté, le média « Brut », récemment racheté, accompagne le président de la République dans son avion privé, direction New-York, et le met en scène « finalis[ant] son discours sur la reconnaissance de la Palestine ». De l'autre, les équipes de BFM-TV livrent un documentaire « embedded » – « Macron à l'ONU. Les coulisses d'une décision » – incarné par le journaliste politique Mathieu Coache, qui « a pu se glisser dans la délégation française ». Ce qui méritait, convenons-en, une promotion en grande pompe – option « journalisme d'investigation » – à l'antenne :

Nicolas Poincaré : Comment ça s'est passé ? Vous avez vraiment pu tout filmer ? […] Quand on regarde ces images, on se demande toujours quelle est la part de spontanéité, de réel, ou de comm'. Parce qu'Emmanuel Macron, il sait que vous êtes là pour BFM, vous êtes pas euh… bon. Quand dans la rue par exemple il décide d'appeler Donald Trump, est-ce qu'il joue avec vous ou est-ce que vraiment, il appelle Donald Trump ?

Une propagande peut en chasser une autre… Et qu'elle soit israélienne ou française revient, finalement, au même : comment parler de la Palestine sans parler des Palestiniens.

***

Durant une longue semaine, et dans la grande tradition du « journalisme de diplomates », l'attention journalistique sur la Palestine a été majoritairement calquée sur l'agenda du gouvernement français, reléguant la colonisation de la Cisjordanie et le génocide à Gaza au second plan. La reconnaissance de l'État de Palestine par la France n'aura pas été l'occasion de réellement infléchir les lignes éditoriales, mais au contraire d'en approfondir les biais habituels : « polémique » au détriment de l'information ; invisibilisation et déshumanisation des Palestiniens ; complaisance à l'égard de la propagande israélienne ; dépolitisation, alignement sur la diplomatie française et, in fine, accompagnement de la domination coloniale… Dans ce marasme, il aura fallu une nouvelle fois se tourner vers la presse indépendante, française ou américaine, pour trouver d'autres sons de cloche : depuis les contributions d'éminents juristes analysant comment la France pourrait en pratique « sceller l'abandon du droit international concernant la Palestine » (Orient XXI, 3/09), jusqu'aux angles critiques qui n'ont pas semblé intéresser les médias dominants : « Ces pays viennent de reconnaître la Palestine mais continuent de livrer des armes à Israël » (The Intercept, 25/09).

Jérémie Younes et Pauline Perrenot


[1] « Il n'y a AUCUN journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d'otages avec une carte de presse » (Raphaël Enthoven, X, 15/08). Un mois plus tard il écrira qu'il n'aurait « jamais dû écrire » cette phrase (X, 10/09).

[2] En présence d'Ofer Bronchtein, président du « Forum international pour la paix » conseillant Emmanuel Macron, Rym Momtaz, rédactrice en chef de la plateforme Strategic Europe chez Carnegie et David Khalfa, co-Directeur de l'Observatoire de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la fondation Jean-Jaurès.

[3] Une série d'outrances se voient alors naturellement diffusées sans guère de contradiction, depuis la reconnaissance d' « un siège à l'ONU pour le Djihad » (S. Knafo) à celle du « Hamasland » (L. Aliot) et de « l'État terroriste » (L. Jacobelli), en passant par la « récompens[e] au Hamas » (M. Maréchal).

[4] Comme ce fut le cas par exemple dans la matinale de France Inter pour le premier (30/09) et dans celle de RTL (15/09) pour le second – qui, faut-il le rappeler, appelait il y a deux ans à « dégommer ces gens-là », « peut-être physiquement » en parlant des élus LFI.

[5] Au cours des deux dernières années, moult pétitions et tribunes ayant interpellé le président de la République pour son inaction en Palestine auraient aimé connaître le même sort, mais aussi pouvoir compter sur des journalistes animés d'une telle ténacité !

[6] Son confrère Bruce Toussaint bouclera la boucle… et de quelle manière : « Je reviens un instant à cette tribune qu'évoquait Adrien Gindre. Reconnaissez que vous n'avez pas convaincu la communauté juive en France. »

06.10.2025 à 10:29

Les médias et la taxe Zucman : hystériser pour décrédibiliser l'idée de justice fiscale

Michel Rocca
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Texte intégral (2873 mots)

Nous publions sous forme de tribune [1] une contribution de l'économiste Michel Rocca.

L'idée de la taxe Zucman agite fortement le débat politique au moment où des choix budgétaires difficiles du Premier ministre sont attendus. Pour une meilleure justice fiscale, l'économiste Gabriel Zucman propose en effet la création d'un impôt annuel minimal de 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d'euros.

En France, « toucher » au patrimoine des citoyens riches est toujours un moment où l'hystérisation tente de prendre le pas sur l'information et le débat citoyen.

Dans une déclaration au Sunday Times publiée le 20 septembre 2025, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, qualifie ainsi l'économiste Gabriel Zucman de « militant d'extrême gauche ». « On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l'on oublie qu'il est d'abord un militant d'extrême gauche. A ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l'économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat », déclare-t-il.

Une partie des observateurs s'inquiète évidemment de la forme, tout en rappelant que l'idée que les milliardaires contribuent davantage aux charges communes est très majoritaire dans l'opinion, quelle que soit l'orientation politique des citoyens. « De la part du premier contributeur potentiel, environ 3 milliards d'euros annuel, on aurait aimé des faits, des arguments, pas cette diatribe qui convint davantage de la panique des ultra riches que de l'ineptie de la mesure » (Patrick Cohen, France Inter, 22/09/2025).

Mais l'habituel train de l'hystérisation du débat public sur la question de la taxation des riches est bel et bien lancé. Redoutable d'efficacité, cette hystérisation (ou exaltation exagérée) a une dynamique : elle est comme un ensemble de vannes qui libèrent des flots. Des flots d'exagérations dans le but de réduire à néant l'idée de Gabriel Zucman.

Zucman, Piketty et les autres : de « véritables amateurs »

En évoquant la « pseudo compétence universitaire », le procès médiatique en amateurisme est légitimé. C'est la première vanne.

Agnès Verdier-Molinié, directrice de la fondation libérale IFRAP, est sans nul doute la plus offensive. Le 24 septembre sur BFM Business : elle a recalculé et les chiffres sont faux. Et d'ailleurs, il n'y a pas de taxation relativement faible des riches en France. Le 17 juin 2025 sur la même chaîne, elle parlait déjà « d'une manipulation des chiffres ». Zucman et son mentor Piketty s'appuient donc sur des données fausses.

Même si l'attaque est menée de manière plus civilisée, les opposants académiques à la taxe Zucman montent également au créneau en estimant, plus généralement, que l'idée ne tient pas.

Pour la journaliste Géraldine Woessner dans Le Point du 24 septembre, « si la taxe Zucman est plébiscitée par 68 % des Français, un sondage de l'institut Cluster17 pour "Le Point", révèle aussi une certaine confusion : on veut taxer les riches sans savoir vraiment qui ils sont ». Dans le même numéro du Point, Antoine Lévy, professeur à Berkeley, estime d'ailleurs que « les inégalités n'ont pas massivement augmenté ». Bref, il n'y a pas de problème de contribution insuffisante des riches à la solidarité nationale.

Pour Christian Saint-Etienne, Professeur d'économie, c'est encore plus simple : « Les fondements théoriques et politiques de la taxe Zucman sont faux. » (L'Opinion, 23/09)

Président du Conseil d'analyse économique, Xavier Jaravel explique pour sa part sur BFM-TV le 25 septembre qu'il serait plus efficace de proposer « un package de mesures » pour une meilleure justice fiscale plutôt qu'un dispositif inédit et « pas ciblé » comme la taxe Zucman. Ne voyant pas s'appliquer la taxe Zucman, il la considère comme une sorte de fenêtre d'Overton laissant la place à d'autres dispositifs… nécessairement plus efficaces.

Mais, dans tous les cas, ces interventions médiatiques ouvrent la première vanne du discrédit de l'économiste Zucman. Et, étrangement, le plein soutien de plusieurs Prix Nobel (Esther Duflo, Paul Krugman et Joseph Stiglitz) ne compte pas pour les médias. Les entrepreneurs peuvent dès lors déployer leur habituelle critique de la vérité du terrain entrepreneurial : les économistes ne connaissent rien à l'économie, « c'est pas ça la vraie vie » comme le rappelle Pierre Gattaz, ancien président du Medef sur Boursorama.

Des « gens » qui font de la politique…

En instillant l'idée – grossièrement fausse – que Gabriel Zucman est un « militant d'extrême gauche », Bernard Arnault ouvre encore plus la deuxième vanne de l'hystérisation. L'ensemble des médias réactionnaires se voit conforté dans ses messages.

Ainsi, le 21 septembre 2025, le plateau d'Europe 1 animé par Eliot Deval, journaliste sur Europe 1 et CNews, disserte sur « l'audiovisuel public qui a comploté avec la gauche pour imposer le débat sur la taxe Zucman ».

En vérité, c'est le pedigree, évidemment caché, de Gabriel Zucman qui est scruté en recherchant les indices d'un activisme politique malsain.

Ainsi, le Journal du Dimanche du 20 septembre « dévoile » que Gabriel Zucman « a également participé aux programmes économiques de la Nupes puis du Nouveau Front populaire, tous deux bâtis sur une explosion supplémentaire de la fiscalité dans un pays déjà champion du monde des impôts. Son nom circule aussi à l'Institut La Boétie, laboratoire d'idées mélenchoniste. Quant à l'UE Tax Observatory, qu'il dirige, il est financé par l'Open Society Foundations du milliardaire et philanthrope de gauche George Soros. Autant de détails rarement mentionnés quand il prend la parole sur les chaînes publique ». Visiblement, apporter un soutien de citoyen-universitaire à un programme économique proposé au suffrage électoral est devenu un acte fondamentalement subversif, empêchant toute compétence et devant être rappelé à chaque prise de parole.

Comme le synthétise Jules Torres dans la même livraison du JDD, la taxe Zucman est « une arnaque fiscale »… « C'est le nouvel oracle fiscal. Gabriel Zucman n'est pas un chercheur neutre, mais un pur produit de la gauche intellectuelle. Élève de Thomas Piketty, prophète de "l'impôt-monde", professeur en Californie, directeur d'un observatoire financé par Bruxelles : bref, la caution académique d'une idéologie qui ne connaît qu'un seul verbe depuis vingt ans – taxer ». Avoir une sensibilité politique empêche de raisonner.

Et de conclure, « la France n'a pas besoin d'une taxe Zucman, elle a besoin d'un grand coup de tronçonneuse ». Chacun comprend que l'aspiration aux méthodes du libertarisme argentin constitue la toile de fond.

Mais, après avoir successivement ouvert les vannes de l'amateurisme et de la politisation de Gabriel Zucman, il restait encore une dernière vanne de l'hystérisation du débat que Bernard Arnault semble bien franchir par l'allusion à « une pseudo-compétence universitaire qui elle-même fait largement débat ». Il s'agit de la vanne de la calomnie sur la personne. C'est sans nul doute la plus terrible tant l'histoire nous montre qu'elle peut, très vite, avoir des conséquences tragiques par les flots qu'elle libère.

Lorsque Bernard Arnault évoque presque incidemment l'existence d'un « débat », il fait en fait allusion au refus de l'université de Harvard d'embaucher Gabriel Zucman... en 2018. Même si l'article du Huffington Post du 15 septembre 2025, montre très bien que cette pseudo-information n'est qu'une fake news émanant d'un groupe de réflexion libertarien conservateur (déjà très violemment critique des travaux de Thomas Piketty), la calomnie se répand. Harvard n'aurait pas recruté Zucman, déjà professeur dans la grande université publique de Berkeley… car il n'est tout simplement pas bon ! N'importe quel apprenti économiste sait évidemment que Zucman comme Piketty sont de très brillants économistes, mondialement reconnus et parmi les meilleurs de leurs générations.

Pourtant, les flots sont libérés. Ainsi, Thierry Breton sur France Info le 15 septembre 2025 n'hésite pas à reprendre « l'information » pour discréditer la qualité du promoteur de la taxe Zucman. Le Point du 17 septembre relaie cette calomnie en rappelant, en chapô de l'article, cette « information », et indique, par ailleurs, que Bernie Sanders avait même renoncé à reprendre les idées de Zucman. Si même son « camp » le désavoue, alors...

Quand la calomnie tourne au tragique

Cette vanne de l'hystérisation par la calomnie de la personne qui porte l'idée de taxer les riches est malheureusement habituelle dans l'histoire du capitalisme. L'hystérisation du débat sur la taxation des riches a d'ailleurs une histoire parfois tragique.

Ainsi, à la veille de la Première guerre mondiale, 1% des plus riches concentrent 55% de la valeur des patrimoines déclarés. Plusieurs tentatives infructueuses de créer un impôt sur le revenu échouent du fait d'opposants dénonçant une « inquisition fiscale » comme le rappelle Le Point du 16 février 2024. Aujourd'hui, nombre d'intervenants sur les plateaux des chaînes d'information en continu évoquent très vite « l'expropriation » que représenterait l'application de la taxe Zucman.

Le 15 janvier 1914, Joseph Caillaux, de nouveau ministre des Finances du gouvernement Doumergue, dépose un projet d'impôt annuel sur le capital, dans un but de solidarité nationale. Inspecteur des finances, spécialiste reconnu de fiscalité publique, précurseur de la lutte contre les paradis fiscaux, il revient, une nouvelle fois, avec un projet déjà maintes fois discuté puis rejeté politiquement dans les années 1900-1910.

Mais la calomnie (avérée ou pas) de la personne de Caillaux aura une nouvelle fois raison de son projet et de sa carrière. Le Figaro publie en effet une lettre qu'il adresse en 1901 à sa première femme. Cette lettre laisse apparaître une posture hypocrite de Caillaux [2] : « J'ai remporté un très beau succès : j'ai écrasé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre » dit-il. Cet article s'inscrit en fait dans une stratégie violente de quotidiens de droite et du Figaro qui publie, à lui seul, 138 articles en 95 jours sur le projet de Caillaux.

Le 16 mars 1914, soit deux mois après l'annonce du projet d'impôt, Henriette Caillaux, seconde épouse du ministre, assassine d'un coup de revolver Gaston Calmette, directeur du Figaro. Caillaux démissionne immédiatement et le projet est abandonné. Lors de son procès, elle justifie son geste par le caractère insupportable de la campagne de presse calomnieuse dont son conjoint est la cible. C'est en 1916, après un chemin législatif encore compliqué, que l'impôt général sur les revenus sera finalement appliqué pour la première fois.

Les attaques de la presse de l'année 1914 ne sont en rien liées aux débats sur les problèmes techniques, politiques ou économiques que poseraient l'adoption d'une taxe nouvelle.

C'est systématiquement la moralité de la personne qui est visée jour après jour pendant des semaines. Ainsi, le 29 janvier 1914, le directeur du Figaro publie en première page un article intitulé « les combinaisons secrètes de Monsieur Caillaux ». Au moment où ce dernier présente son « fameux projet de fiscalité anti française et d'inquisition vexatoire » (l'impôt sur le revenu), l'article se propose de montrer, « chiffres à l'appui […] comment le Ministre des Finances a toujours été préoccupé d'obtenir les prébendes bien rétribuées, et que le souci des intérêts privés dont il s'est donné la garde […] l'a constamment porté à se concilier les sympathies agissantes des banques… ». Et chaque jour de ce début d'année 1914, Le Figaro aura cette posture. Et aucune parution des mois de janvier et février 1914 ne manquent de revenir sur la moralité, les étranges habitudes ou les prétendues errances du ministre Caillaux.

Si l'histoire de la taxation des riches n'est pas toujours aussi tragique (ici pour celui qui hystérise), l'hystérisation par la calomnie du porteur de projet reste par contre l'arme fatale dans le débat.

Sous l'ère progressiste aux États-Unis, par exemple, le projet de « recréer » un impôt sur le revenu [3] porté par les travaux du célèbre économiste progressiste Richard T. Ely dans les années 1880 fut ainsi très sévèrement combattu. Fait très inhabituel, le débat se déplaça de la sphère académique - il y avait des articles dans la revue Science - à la sphère médiatique. Et la violence du propos fut tout aussi inhabituelle pour le monde universitaire américain de la fin du 19e siècle.

Le plus écouté des libéraux de l'époque, Simon Newcomb, signa un article en 1886 dans The Nation, l'un des premiers magazines d'opinion américains à large diffusion. Critiquant plus globalement l'œuvre d'Ely, ses penchants socialistes et le caractère peu scientifique de ses travaux, le texte réclamait publiquement que Richard T. Ely soit chassé de l'université John Hopkins où tous deux étaient collègues. Et il fut entendu.

Proposer que la solidarité par l'impôt, en particulier celui des plus aisés, soit une règle de vie vertueuse en société est toujours risqué, en particulier pour celui qui le propose.

Michel Rocca


[1] Les articles publiés sous forme de « tribune » n'engagent pas collectivement l'association Acrimed.

[2] À lire le texte de Benoît Jean-Antoine de 2018 montrant de manière très intéressante les évolutions parfois étranges de la pensée de J. Caillaux.

[3] Aux États-Unis, l'impôt sur le revenu a été créé en 1861 afin de générer des revenus pour la guerre civile. Le Congrès a abrogé la taxe en 1872. L'impôt fédéral sur le revenu est finalement mis en place par l'intermédiaire du 16e amendement ratifié le 3 février 1913.

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