01.10.2025 à 10:20
Un tract pour les manifestations du 2 octobre.
- Les médias et les mobilisations sociales / Mouvements sociauxUn tract pour les manifestations du 2 octobre est disponible en pdf ici.
Sale temps pour l'éditocratie ! Après avoir patiemment contribué, il y a plus d'un an, à faire oublier la victoire de la gauche aux élections législatives, les chefferies éditoriales ont vu tour à tour tomber leur « homme de consensus » (Le Monde), alias Michel Barnier, et leur « homme du compromis » (L'Express), alias François Bayrou. Qu'à cela ne tienne ! Avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, la presse reprend son souffle et télégraphie le discours des communicants, saluant « l'habileté et la rondeur » (Le Parisien) de ce « fin négociateur » (France Info), dont le CV passe au crible d'un journalisme politique impitoyable. « [Il] affiche de nombreuses qualités », analyse ainsi La Voix du Nord, avant d'entamer la liste : « capacités à gérer les crises » ; « talents éprouvés de négociateur parlementaire » ; « méthode préférant la subtilité à l'affrontement direct ». Etc. Journaliste… ou directeur RH ? Reste que parmi les plus vaillants gardiens de l'ordre, certains semblent perdre patience : « Les élus ne parviennent pas à imaginer des gouvernements fondés sur la négociation et le compromis », s'agace Le Monde, qui porte la voix d'un « cercle de la raison » inquiet, lassé de tant d'instabilité politique.
Aussi les grands médias n'ont-ils pas accueilli d'un très bon œil le mouvement social du mois de septembre. Face aux actions de blocage et aux manifestations syndicales, les chaînes d'information en continu ont émis tel un disque rayé – « extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence - chaos » – et les chefferies médiatiques ont suivi la feuille de route traditionnelle par temps de mobilisation : focalisation sur les « effets » des grèves – au détriment des causes ; invectives contre les manifestants ; interviews sous forme d'interrogatoires pour les syndicalistes ; sous-estimation de l'ampleur des manifestations…
À cela s'ajoute un journalisme de préfecture omniprésent : avant, pendant et après les mobilisations, l'angle sécuritaire verrouille le traitement médiatique, empêchant toute critique de la répression et favorisant une surenchère autoritaire dont les médias Bolloré n'ont nullement l'apanage… À propos du mouvement « Bloquons tout », le toutologue Nicolas Bouzou synthétise le crédo sur LCI : « C'est pas une manifestation populaire, ce sont des actes de délinquance qui sont extrêmement graves, qu'il faut traiter comme des actes de délinquance. » Dépolitiser et criminaliser la contestation sociale : telle est la tâche des acteurs répressifs, auxquels les médias dominants apportent tout leur concours.
Démobiliser d'une main ; appeler à la concertation de l'autre : le tableau ne serait en effet complet sans l'interventionnisme des chiens de garde en faveur des dominants. Partie prenante de chaque conflit social, ils n'aiment rien tant que mettre en scène le « dialogue social », prescrire la politique du « compromis », enjoindre aux représentants de salariés de négocier (à la baisse) et de s'aligner sur les préoccupations du patronat. Le tout pour mieux trier le bon grain « réformateur » de l'ivraie « jusqu'au-boutiste » au sein de la gauche partisane et syndicale. Deux jours avant la mobilisation du 18 septembre, les trois journalistes animant l'émission « Questions politiques » (Le Monde/France Inter/France Info) en ont fait une (énième) démonstration face la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. Florilège :
- Françoise Fressoz : Je suis pas sûre que l'abrogation de la réforme [des retraites] soit en tête des revendications. […] Est-ce que vous en faites pas une sorte de totem pour tout bloquer en fait ?
- Alexandra Bensaïd : Vous dites « abrogation de la réforme » et donc des 64 ans ; est-ce que pour vous si le gouvernement lâchait à 63 ans, ça serait une victoire ? Vous voulez aller jusqu'où en réalité ?
- Brigitte Boucher : Vous vous êtes sur l'abrogation, Marylise Léon [de la CFDT], elle est sur la suspension. Est-ce que vous ne pensez pas que si il y a des avancées sur la pénibilité, […] sur les carrières des femmes, […] la CFDT va toper et que le front syndical va se fissurer ?
- Brigitte Boucher : Vous êtes contre la baisse des dépenses publiques ?! […] Vous avez pas l'impression qu'aujourd'hui, notre modèle social nous coûte trop cher ? Qu'on n'a plus les moyens de ce modèle ?
- Brigitte Boucher : Est-ce que vous n'allez pas installer le RN au pouvoir si le gouvernement tombe et si cette assemblée est dissoute ?
- Françoise Fressoz : Chacun montre ses muscles mais la dernière manifestation, elle était quand même nettement moins importante que pour la mobilisation des retraites […]. Est-ce que vous ne craignez pas, au fond, d'avoir un langage très dur et d'avoir une mobilisation beaucoup plus faible ?
Les éditocrates ont beau faire la pluie et le beau temps dans les médias, ils peinent néanmoins à masquer leur inconfort face à la crise de régime, à la pression du mouvement social et à l'ampleur des revendications de justice sociale. En témoigne, ces dernières semaines, la place concédée par les chefferies éditoriales aux « débats » sur la taxe Zucman. Non pas par conviction… mais par opportunisme : « Le fait que la bataille se concentre sur la fiscalité est un […] signal d'alarme », s'inquiète Françoise Fressoz dans Le Monde, qui conseille par conséquent « de faire baisser la pression pour que la vague du dégagisme n'emporte pas tout ».
Mais dans des médias toujours outrageusement dominés par les tenants du prêt-à-penser libéral – et possédés en grande majorité par des milliardaires constituant précisément le cœur de cible… de la taxe Zucman –, la mesure est loin d'avoir bonne presse. Chez les plus fervents défenseurs du capital, elle prend même des allures bolchéviques ! « Hausses d'impôts, le patron des patrons dit non ! », proclame Le Parisien en placardant à sa Une le dirigeant du Medef. Sur LCI, les lieutenants du capital se mettent en rang d'oignon derrière François Lenglet, qui tance un « raisonnement fiscal […] spéculatif et dangereux ». « Stop aux enfumages économiques ! » s'emporte L'Express, qui promeut à sa Une « les vrais économistes qu'on devrait écouter » contre « ceux qui désinforment les Français », classant évidemment Gabriel Zucman dans la deuxième catégorie. Des Échos de Bernard Arnault à La Tribune de Rodolphe Saadé – où, selon Mediapart, la direction a proscrit le terme « ultrariches », jugé « connoté et stigmatisant » ! –, la presse économique frôle l'apoplexie. Même ambiance au Figaro, qui multiplie les publications « contre la gauche "Zucman" », étrillant un projet qualifié pêle-mêle d'« épouvantail », de « machine à casser les rêves », de « délire fiscal », de « danger qui menace l'économie française » et d' « offensive antiriches ». Ça branle dans le manche !
En cette matière – comme en tant d'autres –, l'état du débat public est un symptôme de la radicalisation de la classe dirigeante et de ses relais. Il nous rappelle à une urgence : mettre la question médiatique à l'agenda des luttes ! Déposséder les milliardaires des médias qu'ils contrôlent : un mot d'ordre pour les mobilisations actuelles ?
24.09.2025 à 17:04
« L'info s'éclaire », 22 septembre 2025.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, France Info (radio et télé), Gilles BornsteinAlors que l'État d'Israël poursuit sans relâche le génocide des Palestiniens, on se prend naïvement à espérer, chaque jour, un sursaut de la part des grands médias français. Mais chaque jour, l'éditocratie (ré)invente mille et une manières d'aggraver son cas. (Nouveau) naufrage sur Franceinfo.
« Palestine : le drapeau de la discorde » (22/09) ; « Drapeaux palestiniens : la querelle des frontons » (22/09) ; « Drapeau palestinien sur les mairies, pour ou contre ? » (20/09) ; « État palestinien : les drapeaux de la discorde » (16/09)… : depuis l'appel d'Olivier Faure à pavoiser le drapeau palestinien sur les mairies en symbole de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France, Franceinfo multiplie les plateaux de bavardage sur le sujet, légitimant l'un de ces faux débats dont raffole « l'info en continu », omniprésent au point de constituer la « polémique » (médiatico-politique) du moment.
Comme ailleurs dans l'audiovisuel, le temps d'antenne qu'elle occupe – au détriment de l'information sur le génocide en Palestine –, et l'énergie que lui consacrent les toutologues de tout poil – inversement proportionnelle à celle qu'ils dépensent pour condamner les crimes de l'État d'Israël – sont un symptôme. Cette hiérarchie à front renversé nous dit-elle tout ce que l'on a à savoir de l'état du débat public et de la déchéance professionnelle de ses principaux « animateurs » ? Oui… et non, puisqu'à ces faux débats répondent naturellement de vraies outrances. Le 22 septembre, l'émission « L'info s'éclaire » de Franceinfo était là pour nous rappeler que CNews compte de vaillants compétiteurs en la matière.
De nombreuses caméras sont braquées sur la mairie de Saint-Denis (93) lors du lever de drapeau palestinien, hissé sur le fronton sous les applaudissements d'Olivier Faure et de l'équipe municipale. Alors que ces images défilent en arrière-plan du plateau, le présentateur Axel de Tarlé tique d'emblée : « Y a pas le drapeau israélien. » Et de revendiquer son droit au « en même temps » – « Est-ce qu'on peut être l'un et l'autre ? » – déplorant « que de plus en plus on nous demande d'être l'un ou l'autre et de choisir notre camp. Et c'est ça qui est dramatique dans cette affaire ! » Alors que dans les jours et les semaines ayant suivi le 7 octobre 2023, des centaines puis des milliers de Palestiniens étaient déjà tués sous les bombes israéliennes, les commentateurs ne s'embarrassaient pas de telles considérations, qui imposaient alors d'être dans un (et un seul) camp. Reste cette idée de sujet pour une prochaine émission d'Axel de Tarlé : à quand le drapeau russe aux côtés du drapeau ukrainien sur le fronton des mairies ?
Quelques minutes plus tard, le journaliste propose d'écouter un extrait du discours du maire PS de la ville, témoignant de sa « solidarité vis-à-vis des massacres en cours » à Gaza. C'est alors que l'éditorialiste Gilles Bornstein peine à contenir l'agacement que lui inspire la vue du drapeau palestinien sur la mairie de Saint-Denis :
- Gilles Bornstein : On a entendu les applaudissements nourris quand le drapeau palestinien est monté [au fronton de la mairie]... J'aurais aimé qu'il [le maire Mathieu Hanotin] fasse applaudir les deux drapeaux. Parce que là, c'est évidemment très facile ! Là, il est devant son public, il fait applaudir le drapeau palestinien. […] Si on soutient la position de la France, c'est pas le drapeau palestinien pour le drapeau palestinien, c'est le drapeau palestinien pour une solution à deux États. Comme l'a dit Bernard Guetta [député européen macroniste et ancien journaliste sur France Inter, NDLR], et là je souscris : deux États, deux drapeaux. Le vrai courage aurait été de faire applaudir les deux drapeaux, de forcer les populations sur place à applaudir aussi le drapeau israélien et à montrer qu'elles ne sont pas pour une solution palestinienne mais pour une solution de coexistence, de cohabitation. Faire applaudir le drapeau israélien en même temps que le drapeau [palestinien].
- Axel de Tarlé : Passer de la discorde à la concorde.
- Gilles Bornstein : Passer de la discorde à la concorde parce que là, il dit, c'est pas une démarche de division, mais enfin… le seul drapeau hissé est le drapeau palestinien. Faire applaudir les deux drapeaux aurait vraiment été une démarche de concorde et j'insiste, obliger… enfin voilà… mettre les gens en demeure d'accorder leurs actes et leur parole et d'applaudir le drapeau israélien aussi.
- Valérie Lecasble (éditorialiste pour LeJournal.info) : C'est ce qu'a fait Karim Bouamrane qui est le maire [PS] de Saint-Ouen et effectivement, vous avez tout à fait raison, moi je suis d'accord là-dessus.
Dans l'air du temps, recueillant l'approbation générale du plateau, la tirade de Gilles Bornstein est symptomatique du prêt-à-penser médiatique glorifiant le faux « équilibre ». Elle recouvre également un racisme patent, qui s'exprime ici contre les habitants de Saint-Denis, éternel épouvantail médiatique. L'État d'Israël perpètre-t-il un génocide, encore dénoncé comme tel tout récemment par l'Association internationale des chercheurs sur le génocide et par une Commission d'enquête internationale indépendante de l'ONU ? Qu'à cela ne tienne ! Aux yeux de Gilles Bornstein, le « vrai courage » consiste à « applaudir aussi » le drapeau de cet État.
Non content de ne pas dire un seul mot des Palestiniens et de la situation à Gaza en cinquante minutes d'émission, l'éditorialiste prescrit à tour de bras. Il décrète quels symboles sont « acceptables » et quels autres ne le sont pas ; il définit la conduite « acceptable » qu'un maire se devrait d'adopter ; il décide des conditions « acceptables » et nécessaires à « la concorde » ; il spécifie, enfin, la (seule) manière « acceptable » de célébrer le drapeau palestinien : aligner cet hommage sur la politique gouvernementale de la dite « solution à deux États ». Soutenir la Palestine pour la Palestine ? C'est niet. Autant dire qu'avec Gilles Bornstein, le périmètre de la pensée autorisée est très restreint ! « Qui peut être contre cette solidarité ? » s'exclamait l'éditorialiste en réaction au « témoignage de solidarité » du maire de Saint-Denis. Gilles Bornstein n'est peut-être pas « contre », mais au vu de ses obsessions – et de ses œillères –, il offre une excellente illustration des vraies-fausses préoccupations de l'éditocratie à l'égard des Palestiniens de Gaza…
Vient ensuite le cas de Valérie Lecasble – éditorialiste pour le média « LeJournal.info », créé en 2023 par l'illustre Laurent Joffrin. Cette dernière est invitée à commenter les gesticulations de Bruno Retailleau, qui, la veille, incitait les préfets à « saisir systématiquement la justice administrative » contre tout maire qui choisirait de dresser le drapeau palestinien (Le Monde, 21/09). Légitimant l'action du ministre, la journaliste avance trois phénomènes pour expliquer cette hostilité à l'affichage de drapeaux palestiniens dans l'espace public : « cette histoire du 7 octobre », « la présence en France de La France insoumise » – comprenne qui pourra ! –, mais aussi… « la démographie française ». C'est-à-dire ? « C'est-à-dire que les études le prouvent, on a de moins en moins d'enfants en France, mais la population qui est issue de l'immigration continue à avoir plus d'enfants que la population française. » Mais encore ?
- Valérie Lecasble : Ça veut dire que chez les jeunes, aujourd'hui, il y a une sorte d'identification…
- Axel de Tarlé : Alors… au risque d'essentialiser finalement, voilà, c'est-à-dire que chacun est renvoyé dans son camp selon ses origines…
- Valérie Lecasble : Mais c'est une catastrophe, on est tout à fait d'accord… La génération au-dessus qui était vraiment totalement intégrée et qui voulait être française… les gens voulaient être Français…
- Axel de Tarlé : On a une régression…
- Valérie Lecasble : On a une régression par rapport à ça.
- Axel de Tarlé : Identitaire.
- Valérie Lecasble : Une régression identitaire.
Franceinfo, ou CNews pour (et par) les nuls ? Et ce n'est pas terminé :
« Vous savez qu'il y a 1 juif pour 10 musulmans en France […], ça veut dire que la population juive se sent agressée et c'est tout à fait normal. » Valérie Lecasble, candidate au prix « Racisme » inter-médias ? Il faudra donc l'intervention de Gilles Bornstein pour mettre le holà, sans quoi rien ni personne ne semblait prêt à enrayer cette longue (et « naturelle ») dégringolade. Peinant à justifier ses propos, Valérie Lecasble répond à la remontrance en prétendant réagir… à un sondage (bidonné) de l'Ifop pour le Crif diffusé un peu plus tôt à l'antenne, et dont il était (abusivement) tiré que « 31% des 18-24 ans estiment "légitime de s'en prendre aux Français juifs, au nom du conflit en cours à Gaza" ». On imagine donc la chaîne de raisonnement – jeunesse - immigration - arabes - antisémites – qui s'est construite dans son esprit entretemps…
Comme à l'occasion de précédentes séquences sur la même chaîne, cette débâcle en dit au moins aussi long sur l'impensé raciste structurant les plateaux de télévision (et la plupart des commentateurs du « cercle de la raison ») que sur les ravages du journalisme de commentaire, où le grand n'importe quoi est devenu la norme de l'expression publique. En témoigne d'ailleurs le conducteur sans queue ni tête de cette première partie d'émission initialement consacrée… aux drapeaux palestiniens, où l'on aura entendu pêle-mêle des élucubrations concernant les visées stratégiques d'Olivier Faure, qualifié de « speedy Faure » par Gilles Bornstein parce que « c'est quand même pas facile d'aller plus vite que La France insoumise dans le soutien à la cause palestinienne » ; des louanges adressées à la mairie de Paris pour avoir projeté les deux drapeaux sur la tour Eiffel – « C'est très beau » (Axel de Tarlé) – ; des questionnements sur le « risque […] que des manifestations propalestiniennes dégénèrent et que ce drapeau palestinien soit le drapeau de la discorde » (Axel de Tarlé) ; la promotion d'une tribune parue dans Le Figaro (20/09) appelant Emmanuel Macron à ne pas « reconnaître un État palestinien sans conditions préalables » ; un reportage sur les universités et « ce climat dans lequel s'inscrit cette reconnaissance de l'État de Palestine, ce climat où les juifs de France peuvent parfois se sentir devenir des cibles » (Axel de Tarlé) ; quelques coups de boutoir contre LFI pour avoir « prononc[é] des phrases qui peuvent friser l'antisémitisme [sic] ou être interprétées comme telles » (Valérie Lecasble) ; des indignations quant à « l'importation de ce conflit israélo-palestinien sur nos terres… euh… en France » (Axel de Tarlé) ; mais aussi une revendication de « pédagogie sur la conception française de la laïcité » notamment pour « les plus jeunes » (Frédéric Micheau), précédée d'un grand gloubi-boulga où se sont entremêlés drapeaux palestiniens, « montée du fait religieux » et « manifestation en soutien à Charlie Kirk » :
Axel de Tarlé : Jean-François Colosimo, le spécialiste des religions, dit "il n'y a rien de tel pour cimenter une population que de mettre un peu de religion là-dedans". C'est ce à quoi on assiste, au fond ? Chacun est renvoyé à son camp ? Renvoyé à sa religion… et le monde est plus simple ?
Rideau.
Raconter n'importe quoi, H24 : tel semble être le projet de Franceinfo avec de telles émissions de commentaire. Diffusée deux fois par jour sur la chaîne publique low cost, « L'info s'éclaire » consacre le règne des toutologues et la mort de l'information, rivalisant ici avec ses concurrentes dans la course au talk-show le plus réactionnaire… et le plus en pointe dans la déshumanisation des Palestiniens. Dommage que l'émission n'ait attiré l'attention ni de la rédaction, ni des syndicats… et encore moins de la direction. « Palestine : le drapeau de la discorde ? » titrait tout du long le bandeau de la chaîne. Bientôt « Franceinfo : le média du déshonneur » ?
Pauline Perrenot
23.09.2025 à 18:00
Construction médiatique du nouveau Michel-Edouard Leclerc, étude de cas.
Dans les grands médias, l'ordre capitaliste et le catéchisme libéral s'incarnent à travers des figures patronales. Le modèle en la matière est bien entendu Michel-Édouard Leclerc. « C'est le roi de la comm' ! Il sature l'espace médiatique ! Il est partout ! », s'exclamait Aurélie Casse dans « C à vous » (France 5, 22/05). Grand patron « préféré des Français », descendant d'une grande lignée d'entrepreneurs, défenseur du « pouvoir d'achat », spécialiste de « la consommation », il est l'incarnation de ces « dirigeants à visage humain » qui, une fois installés comme tels dans le paysage médiatique, occupent un espace démesuré et tiennent le rôle de « bon client ». Un recours accessible et « prestigieux » pour les journalistes, qui leur tendent volontiers le micro sur l'inflation, l'Ukraine, le déficit, les retraites, mais aussi les mouvements sociaux, l'intelligence artificielle, les vacances des Français… et ainsi de suite, réussissant le tour de force de convertir les tenants de l'ordre économique en « témoins neutres » de la société française !
« Avec vos 800 magasins un peu partout en France, vous êtes un des meilleurs points d'observation de la consommation des Français. Alors justement, comment vous les trouvez les Français en cette rentrée 2025 […] ? », demandait ainsi Léa Salamé à Michel-Édouard Leclerc en clôture de son 20h inaugural, après avoir qualifié ce dernier de « grand patron emblématique »… si ce n'est « l'un des plus emblématiques » ! La construction médiatique et hagiographique de l'héritier Leclerc et de sa « belle entreprise familiale » a atteint des proportions telles qu'il n'est pas rare de voir la presse se demander : « Présidentielle 2027 : Michel-Édouard Leclerc bientôt candidat ? » (Ouest-France, 20/05) ; « 2027, un patron à l'Élysée : et si c'était Michel-Édouard Leclerc ? » (France 5, 22/05) ; « "Je suis disponible pour la nation" : Michel-Édouard Leclerc candidat en 2027 ? Qu'en pensent les Français ? » (BFM-TV, 14/02) Voilà pour le maître…
… au tour de l'élève. À la faveur des mêmes procédés journalistiques, le patron du groupe Mousquetaires (Intermarché), Thierry Cotillard, parade en ce moment sur les plateaux. Au cours des dernières semaines, on l'aura vu ou entendu sur TF1, RMC, BFM Business, Radio Classique, mais aussi dans Le Figaro, Capital, Sud Ouest, sur France Inter, dans l'émission « C à vous » (France 5)… et même dans le journal L'Équipe. Les journalistes parlent également de lui en son absence, certaines de ses déclarations faisant l'objet de reprises dans la presse, comme ce 8 septembre, quand il s'inquiète de la mobilisation « Bloquons tout »… L'occasion d'une dépêche AFP – « Le patron d'Intermarché a renforcé ses stocks par "crainte" des actions » (8/09) –, reprise de Libération aux Échos, lesquels redoublent encore la portée du message de ce patron déjà omniprésent sur les antennes.
Ainsi donc, les procédés qui ont été utilisés pour élever Michel-Édouard Leclerc au rang d'égérie du patronat sont aujourd'hui décalqués pour fabriquer la stature – et le capital médiatique – de Thierry Cotillard. Ce n'est pas un hasard : Michel-Edouard Leclerc est le « mentor » de Thierry Cotillard, apprend-on dans un portrait particulièrement élogieux du patron d'Intermarché publié par le magazine professionnel LSA Conso (25/12/2024), qui dépeint Cotillard comme un « homme pressé », désormais « habitué des médias », « qui sait embarquer grâce à sa générosité communicationnelle ». Sic.
Une « générosité » que France Inter souhaite naturellement partager avec les auditeurs ! C'est la rentrée des classes sur la « première radio de France » et Thierry Cotillard est l'invité de la matinale (3/09). La première question que lui adresse Benjamin Duhamel en dit long sur l'idée que se font les intervieweurs de ces acteurs économiques : « Comme patron d'une entreprise de grande distribution, plus de 3 000 points de vente, 160 000 collaborateurs, vous êtes comme un baromètre de l'état d'esprit des Français… Que voyez-vous chez les Français ? » Aux yeux de Benjamin Duhamel, Thierry Cotillard n'est pas le président d'un groupe qui affiche un chiffre d'affaires de 55,6 milliards d'euros en 2024, mais bien un « baromètre de l'état d'esprit des Français », un instrument fiable de mesure de « l'opinion », presque un sociologue. On retrouve là le procédé made in Leclerc : le patron exerçant dans un secteur de l'économie auquel « les-Français » sont confrontés quotidiennement – la grande distribution – il en devient par transitivité un « spécialiste des Français », à la « fibre sociale » qui plus est !
Alors que Leclerc a pris pour habitude de se faire passer pour le héros du pouvoir d'achat, Cotillard a quant à lui choisi la carte de « la précarité étudiante » et ne manque pas une occasion de le rappeler devant des journalistes conquis. Mais comme tout patron « télé » qui se respecte, Thierry Cotillard suit surtout le sens du vent (médiatique) : en février, au salon de l'agriculture, il lançait en grande pompe avec l'animatrice Karine Le Marchand et d'autres géants de la distribution une opération commerciale pour « soutenir les agriculteurs », intitulée « L'amour est tout près ». Invité sur le plateau de « Quelle Époque ! » (France 2, 8/03) pour parler de cet « engagement », Thierry Cotillard était reçu avec tous les égards par Léa Salamé : « Pourquoi vous avez dit oui [à Karine Le Marchand] ? Pourquoi vous vous êtes engagé ? » Léa Salamé se demandera tout de même s'il ne s'agit pas d'une « opération de comm' », mais ne poussera pas jusqu'à se demander s'il est bien décent de faire passer un patron de la grande distribution pour un homme « engagé » contre la précarité des agriculteurs.
Car bien entendu, cette (fine) couche de vernis social résiste mal aux (rares) incartades que s'autorisent les intervieweurs : « Au cœur des débats Thierry Cotillard, il y a la question de la contribution des plus aisés à l'effort national […]. Est-ce que vous dites "on est prêts à faire un effort" ? », demande par exemple Duhamel sur France Inter. Cotillard le stoppe : « Écoutez, je crois que nous sommes tous prêts à faire des efforts mais franchement y'en a marre, y'en a marre de penser que la solution, c'est soit un impôt soit une taxe, parce qu'on fait partie des pays qui sont les plus taxés. Et puis, ça suffit ce concours Lépine de la nouvelle taxe ! » Et le président des Mousquetaires d'enfiler les poncifs patronaux, à l'image du patron du Medef, depuis la « surrèglementation » jusqu'aux « surcouches administratives ». Tout est en ordre.
« Alors moi, je ne suis pas au Medef », s'esclaffe-t-il pourtant sur le plateau de « C à vous », alors que l'éditorialiste Yaël Goosz regrette que le patronat « dans son ensemble » n'ait fait « aucun compromis » lors du conclave des retraites, ce « qui aurait pu donner de l'air à ce gouvernement Bayrou ». Nous sommes le 5 septembre, la chute du Premier ministre est annoncée dans les jours qui viennent, et le journaliste Mohamed Bouhafsi organise un plateau sur la crise politique et « les-Français » qui « se serrent » conséquemment « la ceinture ». Choisi dans le rôle du petit père de la nation, Thierry Cotillard récite son imitation de Michel-Édouard Leclerc en adoptant un langage familier, censé, on l'imagine, le rapprocher « des-Français » ou de l'image qu'il s'en fait : « Le seul pays qui est planté, c'est la France. Et c'est là où j'ai envie de dire vulgairement "T'as les boules" […]. On n'a pas cette culture du compromis, chacun reste sur ses positions jusqu'à bloquer le pays. » La journaliste Amandine Bégot reconnaît là le discours de « stabilité » et de « compromis » si cher au petit monde médiatique. D'où cette question, tout à fait caractéristique de la fascination journalistique pour le patronat : « Faut-il un patron au pouvoir ? »
- Amandine Bégot : Près de 40% des Français veulent un Premier ministre apolitique ! Thierry Cotillard, est-ce qu'un grand patron ferait mieux ?
- Thierry Cotillard : C'est un raccourci, je sais qu'un de mes confrères pourrait être candidat…
- Amandine Bégot : On parle souvent de Michel-Édouard Leclerc, régulièrement les Français…
- Thierry Cotillard : Écoutez, je crois que c'est un autre exercice, mais une chose dont je suis sûr, c'est qu'on n'a pas assez de mixité entre les politiques […] et le monde de l'entreprise.
En 2024 déjà, Jean-Michel Aphatie lui jouait le même air : « Vous allez finir ministre. » (« Quotidien », TMC, 10/01/24) Quant à Michel-Édouard Leclerc, trois mois plus tôt, « C à vous » se posait la même question à son sujet – « 2027 : un patron à l'Élysée ? » – et la chroniqueuse Émilie Tran Nguyen jouait déjà la partition avec entrain : « Quand on regarde les sondages, [il] y a 66% des Français qui feraient plus confiance à un chef d'entreprise pour réformer la France. [Il] y a même un sondage qui dit que les Français font plus confiance à Michel-Édouard Leclerc qu'à Jean-Luc Mélenchon pour faire des propositions efficaces pour la France ! »
Entre fin août et mi-septembre, Thierry Cotillard a en tout cas bénéficié de la surface médiatique d'un homme politique de premier plan : matinales, grands entretiens en prime time, interviews dans la presse régionale, nationale, économique et même sportive… Il a pu donner son avis sur l'abaissement de la note de la dette publique de la France, « l'état d'esprit des Français », le mouvement « Bloquons tout », l'inflation, la précarité étudiante, l'instabilité politique ou encore sa stratégie de sponsoring du football et du rugby ! Comme toute parole émanant d'un acteur dominant dans le champ économique, les déclarations d'un grand patron sont extrêmement valorisées par les journalistes, qui leur confèrent une forme d'autorité et d'expertise incontestable. Au point que l'éditocratie, lassée de l'instabilité politique et ivre de bavardages insensés, envisage aujourd'hui l'un d'entre eux à la tête du pays, comme elle jetait hier son dévolu sur un ex-chef d'état-major des armées pour y rétablir l'ordre… Grâce à cette complicité médiatique, et en appliquant le manuel de son « mentor », Thierry Cotillard a pu, en 15 jours, être tout à la fois un chef d'entreprise « engagé », un « baromètre » de l'opinion des Français, et un fervent défenseur médiatique des intérêts de sa classe.
Jérémie Younes