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Observatoire critique des médias né du mouvement social de 1995

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12.11.2025 à 10:00

« Entrisme iranien » : l'actualité, ça se façonne

Jérémie Younes
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Texte intégral (1456 mots)

En mai, nous revenions sur la saturation médiatique autour d'un rapport sur « l'entrisme frériste ». Six mois plus tard, c'est un nouveau rapport sur « l'entrisme iranien » qui est mis à l'agenda. Avec, pour le moment, un peu moins de succès…

Les rapports sur « l'entrisme islamiste » se suivent et se ressemblent. Leur promotion médiatique également ! Souvenez-vous : il y a quelques mois, un rapport catastrophiste sur « l'entrisme des Frères musulmans » nous prévenait, à la Une du Figaro, que l'organisation islamique avait infiltré les moindres aspects de notre société afin « d'imposer la charia en France ». Rebelote ces derniers jours avec un nouveau rapport, cette fois sur « l'infiltration en France de la République islamique d'Iran ». Décidément… À nouveau, c'est Le Figaro qui se charge de la promotion de l'œuvre (29/10) : « Espions, agents d'influence, proxies... Ce rapport alarmant qui dénonce l'entrisme iranien en France ».

Ce nouveau rapport, pas plus scientifique que le précédent, est coordonné par un journaliste, le franco-iranien Emmanuel Razavi, qui collabore avec Valeurs Actuelles, Franc-Tireur, Paris Match, Atlantico, et intervient régulièrement sur CNews, Europe 1 et Sud Radio. La commande du rapport est elle aussi bien située : l'exposé de 85 pages a été produit à la demande de « France2050 », un tout nouveau think tank présidé par un maire LR, Gilles Platret : « Le premier rapport du think-tank France2050 est un véritable pavé dans la mare politique et diplomatique », explique ainsi Le Figaro.

Hélas, le pavé va faire « plouf ». Contrairement à son équivalent fonctionnel sur les Frères musulmans, qui s'était retrouvé partout dans la presse en un instant, le « rapport » sur l'infiltration de la République islamique d'Iran ne va pas connaître un immense succès médiatique, et seule la presse de droite et d'extrême droite va s'en faire l'écho. C'est d'abord L'Express (29/10), qui nous apprend que les mollahs « visent particulièrement le milieu étudiant », puis le JDD (30/10), qui évoque un « rapport choc » et une infiltration « d'ampleur qu'on ne veut pas voir ». Dans son papier, le JDD mentionne notamment le président du centre Franco-Iranien de Paris, qui dirigerait selon le rapport un « réseau d'influence » afin de « recruter des agents » [1]. Valeurs Actuelles entre dans la danse le lendemain (31/10) : « "La mécanique du chaos" : l'entrisme iranien en France dévoilé dans un rapport alarmant ». Europe 1 parle elle d'un rapport « extrêmement inquiétant » et invite son auteur Emmanuel Razavi (31/10), quelques jours après son passage sur le plateau de CNews (29/10). Mais nous sommes deux jours après la publication du « rapport », et l'information est déjà en voie d'extinction.

C'était sans compter Le Parisien, qui, le 3 novembre, propulse le sujet en Une.

Dans son papier, le journaliste Thomas Poupeau amalgame dans le même élan le rapport sur « l'entrisme frériste », le dernier rapport sur l'entrisme des mollahs, et la commission parlementaire « sur de potentiels liens entre organisations politiques et réseaux islamistes », pour parler d'une menace globale : « L'islam radical à l'assaut de la France ? » À défaut d'éléments probants, le journaliste est quand même obligé d'indiquer dès le chapô que « la menace est difficile à jauger »…

Comment un obscur rapport d'un obscur think tank a-t-il pu faire la Une du Parisien ? Le curriculum du journaliste et coordinateur du rapport donne sans doute une piste ; les synergies idéologiques entre les médias Bolloré et les médias Arnault en suggèrent une autre. Quoi qu'il en soit, le pouvoir de prescription du Parisien sur les autres médias va jouer à plein… et « l'actualité » connaît une deuxième vie.

CNews en remet une couche le jour même (3/11) : « Islam radical : un rapport alerte sur l'"infiltration" de l'Iran en France pour "exporter la révolution islamique" ». LCI n'est pas en reste, et c'est sa chroniqueuse Abnousse Shalmani qui se charge de nous dire « la vérité sur l'infiltration de l'Iran en France » dans l'émission « 24h Pujadas » (3/11).

Le Point est au rendez-vous le lendemain (4/11), avec un article signé Bartolomé Simon et Erwan Seznec : « L'inquiétante stratégie d'influence iranienne en France dévoilée dans un rapport ». Le papier parle d'« une "pieuvre" iranienne déployant ses tentacules via des réseaux d'influence », mais là encore, les journalistes sont obligés de modérer dès le chapô : « Une mission d'enquête […] alerte sur les ingérences iraniennes. Elles sont difficiles à mesurer. » Peu importe, BFM-TV pose aussi sa pierre à l'édifice en recevant Gilles Kepel. Dans sa première question, Apolline de Malherbe n'indique pas aux téléspectateurs la provenance du rapport, commandé par un think tank de droite à un journaliste de droite, et se contente de dire « qu'il a été remis ce matin au Premier ministre et au président du Sénat » – ce qui, on le comprend, confère à ce travail une forme d'officialité.

Au bout de quelques minutes, l'interview dérive sur « l'islamo-gauchisme », qui serait né en Iran : « C'est quoi l'islamo-gauchisme, qu'est-ce que vous appelez l'islamo-gauchisme ? » relance Apolline de Malherbe, intéressée : « C'est l'alliance entre l'extrême gauche et les militants islamistes. C'est ce qui s'est créé en Iran […] », répond Kepel. Et Malherbe de résumer : « […] les islamistes chercheraient un peu comme les coucous à utiliser les nids politiques pour y mettre leurs propres œufs… » Sur CNews (4/11), c'est le chroniqueur Gilles-William Goldnadel qui complète le tableau : « On connaissait les liens de LFI avec le Hamas et la dictature algérienne, maintenant on accuse certains de ses membres d'être des agents de l'Iran. » L'avocat ne se risquera toutefois pas à lâcher de noms…

***

On l'a vu, si le « rapport » sur l'entrisme iranien n'a pas réussi à « percer » la bulle médiatique droite-extrême droite, il a tout de même connu une belle floraison éditoriale dans celle-ci, et avec elle, son lot de commentaires outranciers. Il est intéressant d'observer sur ce cas les synergies entre les différents titres de la presse des milliardaires : l'actualité fut forgée par la presse Dassault (Le Figaro), martelée par la presse Bolloré (JDD, Europe 1, CNews), puis réanimée par la presse Arnault (Le Parisien) alors qu'elle était en train de s'éteindre, sans avoir réussi à se répandre. Les rapports sur « l'entrisme islamiste » se suivent et se ressemblent, mais leur succès varie en fonction du reste de l'actualité ou du sérieux que peuvent leur conférer les journalistes…

Jérémie Younes


[1] Mais commet une erreur dans son prénom...

10.11.2025 à 12:21

La concentration des médias en Allemagne : la presse écrite (2/4)

Jean Pérès
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Texte intégral (5835 mots)

Décentralisation, indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État : le paysage médiatique allemand permet, par comparaison, de montrer que la situation française n'est pas une fatalité. Mais est-ce pour autant un modèle à suivre ? On fait le point. Cette deuxième partie se focalise sur le cas de la presse écrite.

Le marché de la presse allemande est à tous points de vue beaucoup plus important que le marché français. Il est le cinquième mondial et le premier européen. On y compte 319 journaux quotidiens (78 en France) avec un tirage de 12 millions d'exemplaires (7 millions en France). Le réseau de distribution est le plus dense du monde avec 116 000 points de vente (20 000 en France) [1]. Les cinq plus gros groupes de presse figurent parmi les plus prospères du monde avec des chiffres d'affaires dépassant le milliard d'euros, alors que le premier groupe français, le groupe Sipa Ouest-France, affiche en 2022 un CA de 560 millions d'euros. Les magazines allemands ne sont pas en reste, plus nombreux, plus lus et plus rentables que leurs homologues français, surtout en matière d'information politique et générale, avec des publications comme Der Spiegel ou Die Zeit [2].

Les journaux allemands bénéficient d'une forte adhésion de la population à la presse papier et aux informations régionales. De plus, la grande majorité des lecteurs sont abonnés (91 % contre 46 % en France) et reçoivent leur quotidien à domicile par portage, ce qui assure une grande souplesse de gestion aux entreprises de presse et un glissement plus facile vers un abonnement à la version numérique lorsque celui-ci est proposé. Ainsi, sur de telles bases, si la presse allemande connaît, comme les autres, une crise très importante depuis deux décennies, elle résiste mieux. Bien que les ventes de journaux aient été divisées par deux en 27 ans (1995-2022), elles restent très supérieures à celles des autres pays européens.

L'après-guerre et le retour des collaborateurs

À l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, les journaux français qui avaient collaboré, c'est-à-dire la grande majorité d'entre eux, furent mis sous séquestre et remplacés par les journaux de la Résistance. Le programme allemand était comparable : « Quiconque s'était politiquement compromis depuis 1933 ne devait plus jouer de rôle dans la presse et, en règle générale, même les noms de journaux en usage avant 1933 ne furent pas réadmis. On voulait voir agir des noms entièrement nouveaux et des hommes neufs. » [3] Sous séquestre également, les journaux allemands furent attribués par les puissances occupantes sous forme de licences accordées à des individus non compromis avec le nazisme. Les Alliés contrôlaient, chacun à leur façon, les publications, tout en éditant aussi leurs propres journaux, dont certains continuèrent de paraître par la suite (Die Welt, notamment, créé par les Britanniques). À la fin 1948, il y avait ainsi 140 journaux tirés à 14 millions d'exemplaires [4].

En 1949, les contrôles cessèrent et la liberté de la presse fut rétablie, ouvrant la voie à 400 publications supplémentaires [5]. Parmi elles, nombre de journaux d'avant-guerre, compromis avec le nazisme, refirent surface. Certains d'entre eux avaient survécu à la fin de la guerre, grâce notamment aux lucratives petites annonces, mais surtout la plupart des imprimeries demeuraient leur propriété, leur conférant, en ces temps de fortes difficultés économiques, un avantage substantiel sur leurs concurrents. D'autant qu'à la fin des années 1940, la lutte contre les résidus du nazisme cédait peu à peu le pas, sur le plan idéologique, à la lutte contre le communisme soviétique, inaugurant la guerre froide [6]. D'où un certain laxisme vis-à-vis des ex-collaborateurs. Quant à la zone occupée par les soviétiques, le contrôle centralisé de la presse passa sans transition des nazis aux nouvelles autorités.

80 ans après, on constate que les détenteurs des 10 plus importants groupes de presse furent (eux-mêmes ou leurs aïeux) membres du NSDAP, le parti nazi, parfois à des postes importants [7] ou bien ont participé à la propagande du régime [8]. En 2006, la plus vieille maison d'édition allemande, DuMont Schauberg, a défrayé la chronique en devenant actionnaire du journal israélien Haaretz, le propriétaire du groupe étant le fils d'un zélé nazi. On constate ainsi, à partir de 1949, un retour en force des anciens propriétaires de journaux, voire anciens partisans des nazis, par un de ces retournements dont la classe dominante a le secret.

Dans les années suivantes, les concentrations dans la presse, comme dans l'ensemble de l'économie allemande (au cours de ce que l'on a appelé « le miracle économique »), se feront à un rythme quasi continu jusqu'à l'année 1976. Selon Manfred Kötterheinrich [9], déjà entre 1954 et 1964 le nombre de quotidiens passe de 1 500 à 1 409 et celui des rédactions autonomes de 225 à 185.

Les rédactions autonomes de moins en moins nombreuses

Une bonne mesure de la concentration des journaux et de ses effets sur le pluralisme réside dans l'évaluation du nombre de rédactions autonomes. Par « rédaction autonome », on entend une rédaction qui couvre par ses propres journalistes l'ensemble des rubriques d'un journal. Les journaux achetés sont la plupart du temps privés de la couverture des questions de politique nationale et internationale, qui leur est livrée pour ainsi dire « clé en main » par le groupe propriétaire [10], et se voient cantonnés aux actualités locales, avec nombre de licenciements à la clé [11]. Même indépendants économiquement, de nombreux journaux achètent à d'autres les articles de politique générale, ne gardant qu'une rédaction locale. Un pluralisme de façade peut ainsi cacher de fortes concentrations internes [12].

Le nombre de rédactions autonomes en Allemagne a chuté de moitié entre 1954 et 1976, période de fortes concentrations [13]. En 1976, pour y mettre un frein, notamment dans la Ruhr où le Westdeutsche allgemeine Zeitung (WAZ) venait d'acheter de nombreux journaux, le gouvernement social-démocrate modifie la loi sur les concentrations.

Les règles anti-concentration dans la presse allemande sont, comme en France, celles du droit commun de la concurrence. Dans les deux pays, l'autorité de la concurrence n'intervient que si les chiffres d'affaires cumulés des entreprises concernées sont supérieurs à un certain plafond : 150 millions d'euros pour la France, 500 millions pour l'Allemagne. Au-dessus de ce chiffre, c'est l'office des cartels (Bundeskartellamt) qui vérifie que le projet d'achat ne met pas une entreprise de presse en position dominante, voire de monopole, dans la ville ou la région concernée.

Mais la loi allemande contient depuis 1976 une disposition spécifique à la presse : le plafond de chiffre d'affaires pris en compte, pour les entreprises de presse, est divisé par 20. D'où une multiplication des contrôles à partir de cette date et une baisse sensible des concentrations pendant les années 1980 et 1990, à l'exception notoire de la phase de réunification, au cours de laquelle les groupes de presse de l'ouest achetèrent la plupart de ceux de l'est. On notera au passage que la régulation par le plafond de chiffre d'affaires est un puissant moyen de contrôle des concentrations.

Ainsi, en 1981, le projet de rachat du plus important groupe du pays (Springer) par le deuxième (Burda), qui aurait conduit ce dernier à une position ultra-dominante, a été retoqué par le Kartellamt [14]. Pour la même raison, le projet de vente, en 2004, du Berliner Verlag à Holzbrinck, un très important groupe de presse, a été refusé. Exceptionnellement, si l'existence de l'entreprise rachetée est menacée, l'achat peut être autorisé, même s'il met l'acheteur en position dominante. C'est ainsi que la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) a pu racheter le Frankfurter Rundschau en 2013, bien que cela l'ait placée en position dominante dans le Land de Hesse.

Suite aux mesures anti-concentrations, la baisse du nombre de rédactions autonomes a ralenti. Mais la crise économique que subit la presse dans les années 2000, notamment sur le terrain publicitaire, va provoquer, sous la pression des gros éditeurs, une libéralisation croissante des concentrations. Le plafond de CA n'est plus divisé que par 10 en 2005, puis 8 en 2013, et enfin 4 en 2021. C'est à cette période que, selon Valérie Robert, « les groupes de journaux qui changent de mains sont de plus en plus gros, et [que] la presse suprarégionale n'est plus épargnée ». [15]

Une presse fortement concentrée

Beaucoup plus prospère que la française, la presse allemande était paradoxalement moins concentrée jusqu'à une période récente. Selon une évaluation de Valérie Robert [16] portant sur l'année 2010, les dix premiers groupes de presse quotidienne allemands réalisaient 59 % de la diffusion totale, contre 84 % pour les dix premiers français. Ces dix premiers groupes détenaient 37 % des titres de presse en Allemagne, contre 76 % en France. Pour les magazines, la chercheuse compte, en 2010, que les 5 premiers groupes de presse représentent dans les deux pays 65 % de la diffusion totale, avec une concentration plus intense en France, puisqu'il y a deux fois moins de titres qu'en Allemagne. Mais, selon le Medienvielfalt monitor [17], entre 2010 et 2024 la presse allemande a continué de se concentrer pour atteindre 87 % de la diffusion totale pour les 10 premiers groupes, et 73,5 % pour les 5 premiers groupes de magazines. Bien que plus diverse, la presse allemande est désormais aussi concentrée que la française.

Effet de cette concentration, la presse quotidienne allemande est en position de monopole dans un nombre de plus en plus important de villes et de Länder [18]. Particulièrement dans l'ancienne RDA, où les journaux du parti socialiste unifié (SED) furent achetés dans les premières années 1990 par les groupes de presse de l'ouest, perpétuant ainsi un monopole… devenu capitaliste. Comme le dit Michael Haller, journaliste et chercheur : « C'est l'une des négligences des hommes politiques ayant mené la réunification à bien de ne pas avoir pluralisé les structures monopolistiques de l'époque de la RDA, les confirmant au contraire en appliquant les conditions de l'économie de marché. La conséquence est que, aujourd'hui, presque tous les journaux régionaux des nouveaux Länder sont des monopoles. » [19] Ce faisant, les journaux de l'est se greffaient sur une tendance déjà à l'œuvre à l'ouest depuis de longues années. Car dans l'économie de marché endogame de la presse allemande, la seule solution, toute relative, à la crise de la presse réside dans les concentrations, qui permettent de réduire les coûts par des économies d'échelle et des licenciements, au prix du pluralisme. Une carte dressée par Andrea Czepek [20] des zones de monopole et des zones pluralistes prenant en compte les rédactions autonomes fait apparaître pour l'année 2009 une partition en à peu près deux parties, soit plus de la moitié de l'Allemagne sous monopole, et une partie où les habitants ont deux ou plusieurs sources d'information dans la presse quotidienne. Tendance qui s'est poursuivie avec la progression des concentrations.

Andrea Czepek, op. cit., p. 143.

Jean Pérès


Annexe : Petit panorama de groupes de presse [21]

Assez représentatif des processus de concentration dans la presse, le groupe Madsack s'est construit autour du principal quotidien de Hanovre, le Hannover Anzeiger, fondé en 1893. En 1937, Erich Madsack, propriétaire du groupe, adhère au parti nazi, le NSDAP. En 1943, le gouvernement national-socialiste fait fusionner le Hannover Anzeiger avec le Quotidien de Basse Saxe (Niedersächsischen Tageszeitung), si bien qu'au moment du retour aux affaires de Madsack, en août 1949, il est le premier quotidien de la région. En 1973, deux autres journaux de Basse Saxe sont acquis. Ainsi, pendant 80 années, le groupe Madsack s'étend sur le seul Land de Basse Saxe par achats successifs de plusieurs quotidiens.

Après la chute du mur cependant, Erich Madsack achète à d'autres groupes de presse (Springer, FAZ, Bertelsmann) des quotidiens importants dans le Schleswig Holstein, et aussi dans les Länder d'ex-RDA de Saxe et du Brandebourg. Enfin et surtout, en 2009, il achète la presse quotidienne de Springer (Leipziger Volkes Zeitung, Lübecker Nachrichten, Kieler Nachrichten, Segeberger Zeitung), devenant ainsi un acteur majeur de la presse également dans le Land de Schleswig Holstein. Il poursuit encore son extension en 2011 en pénétrant le Land de Brandebourg par le rachat du Märkische Allgemeine, quotidien le plus lu de la région, au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Et in fine, Madsack achète à Bertelsmann en 2024 le DDV Medien Gruppe, avec notamment le Sächsische Zeitung et le Morgenpost Sachsen, lui assurant une position dominante en Saxe. Une vingtaine de quotidiens répartis sur cinq Länder lui appartiennent désormais. Parallèlement, Madsack a acheté des journaux d'annonces, fait développer des applications numériques, fait produire des films et des reportages pour la télévision, proposé des services : portage, logistique, centres d'appel, publicité, et même du co-voiturage. En 2024, il compte 900 000 abonnés aux quotidiens pour un chiffre d'affaires de 780 millions d'euros (2022). Un des principaux actionnaires du groupe Madsack, pour 23,5 %, est la Deutsche Druck und Verlagsgesellschaft (DDVG), groupe de presse dont le propriétaire se trouve être le SPD, parti socialiste allemand. La DDVG, 8e groupe de presse du pays, possède aussi ses propres journaux et imprimeries. En 2004, son rachat du Frankfurter Rundschau, quotidien d'audience nationale, fit grand bruit. Le SPD se défend de toute intervention sur la ligne éditoriale de ses publications, mais, en 2005, certains de ses membres auraient incité le Frankfurter Rundschau à une critique plus féroce de son concurrent de la gauche radicale, Die Linke.

Le groupe Funke (Funke Medien Gruppe) a une évolution très comparable à celle de Madsack à partir d'un autre land, la Rhénanie du Nord Westphalie. Journaliste, Jakob Funke adhère au NDSAP en 1941, et devient chef de bureau à l'agence de presse nazie. En 1948, à Essen, naît le quotidien Westdeutsche Allgemeine Zeitung (WAZ), qui demeure aujourd'hui le deuxième quotidien allemand, après Bild, avec 20 éditions régionales. Erich Prost, journaliste résistant allemand est son premier propriétaire avec Jakob Funke. Dans les années 1970, quatre autres quotidiens de la même région seront acquis. Après la chute du mur, Funke récupère plusieurs quotidiens de Thuringe qu'il associe dans le Funke Medien Thuringen, un des plus gros groupes de presse dans l'ex-RDA. Sa plus importante opération est l'achat en 2013 à Springer, pour 920 millions d'euros, de deux nouveaux quotidiens, le Berliner Morgenpost, un des principaux quotidiens de la capitale, et le Hamburger Abendblat, ainsi que des magazines de télévision et des féminins. Si bien qu'en 2024, le groupe compte une vingtaine de quotidiens répartis sur cinq Länder. Le groupe Funke dispose également d'un pôle magazines et de prises de participation à l'étranger. Il compte aujourd'hui une quarantaine de magazines dans les domaines de la télévision, du style de vie, de la féminité, de la cuisine, etc., ce qui fait de lui un des premiers groupes européens en la matière. Il s'étend à l'étranger à partir de 1987, lorsqu'il prend 50 % du premier quotidien autrichien, Die Krone (810 000 exemplaires en 2012) et en 1988, 49,4 % dans le Kurier (108 000 exemplaires en 2019), également autrichien. Il est également actif en Hongrie, Albanie, Croatie, et Russie. Comme le groupe Madsack, il s'étend aux marchés connexes des petites annonces et des offres digitales à l'intention des femmes, dans les domaines de la santé et de l'habitat, et anime en outre des stations de radio dans la Westphalie du Nord et un portail de vidéos à la demande (VOD). Avec 5 400 salariés et 1 700 journalistes (et 14 000 livreurs) pour un chiffre d'affaires de 1,13 milliards d'euros (2022), Funke Medien Gruppe ambitionne rien de moins que de devenir le premier groupe de médias allemand.

D'autres groupes de presse se sont constitués à partir de magazines comme le groupe Bauer, né de l'imprimerie à la fin du XIXe siècle. Pendant la guerre, son propriétaire, Alfred Bauer, fut membre du parti nazi, qui lui a permis d'augmenter la diffusion de ses magazines. Le groupe a cumulé au fil du temps quelque 60 magazines en Allemagne, et plus de 500 dans d'autres pays à partir de la fin des années 1980. Par exemple, il achète en 2007 le groupe britannique Emap (magazines et radios) pour 1,58 milliard d'euros, ou encore, pour 407 millions d'euros, le plus important détenteur de magazines en Australie. Il possède également les deux principaux quotidiens de Saxe Anhalt. C'est l'un des plus grands groupes de presse européen, avec 15 000 salariés dans 12 pays et 2,3 milliards d'euros de chiffre d'affaires. En France, Bauer possède quelques publications (Télécâble Sat Hebdo, les magazines féminins Maxi, Maxi Cuisine, Jeux de Maxi).

Le groupe Burda est également issu de l'imprimerie à Offenburg (Bade Wurtemberg), au début du XXe siècle. Il prospère dans l'acquisition de magazines, notamment sous le nazisme, dont Hubert Burda est membre du parti. Actionnaire de Springer en 1983 (25 %), il bénéficie de dividendes très importants, mais échoue à en prendre le contrôle en 1988. Dès lors, il se rabat sur les magazines à forte diffusion (Bunte, Playboy-édition allemande, Elle-édition allemande), et crée Focus, grand concurrent du premier magazine d'information Der Spiegel. À partir des années 2000, le groupe étend son domaine aux activités digitales, dont il tire aujourd'hui plus de la moitié de ses revenus. Comme le groupe Bauer, il développe son activité dans 12 pays, dont la France avec Le Nouveau détective, et 6 autres magazines de la filiale Burda Bleu. Il emploie 12 000 salariés, édite 444 magazines pour un chiffre d'affaires de 2,7 milliards d'euros (2023).

Unique en son genre, le groupe Axel Springer doit l'essentiel de sa prospérité au quotidien à sensation Bild Zeitung, premier journal européen en tirage. Il tire encore, malgré une baisse constante, à presque un million d'exemplaires. Son édition du dimanche (Bild am Sonntag) est le deuxième magazine allemand, et celui dédié aux femmes (Bild der Frau) le 5e, au sport, le 6e. En outre, le groupe Springer possède Die Welt, un des plus importants quotidiens d'information. Après avoir vendu une partie de sa presse à Funke, Springer reste détenteur d'une trentaine de magazines, et de sites comme l'américain Politico (son plus gros investissement, un milliard d'euros) ou le français Marmiton. Le fonds d'investissement KKR (pour « Kohlberg Kravis Roberts & Co »), l'un des plus importants du monde, est devenu en 2019 l'actionnaire majoritaire du groupe qui, en septembre 2024, se divise en deux entités autonomes : KKR récupère les sites d'annonces et Springer reprend toute la partie presse. Il conduit depuis quelques années une conversion de son empire de presse vers le numérique – en particulier les sites d'information en ligne – qui constitue la plus grande part de ses recettes et de ses bénéfices, respectivement de 3,9 milliards et 750 millions d'euros (2023), pour un effectif de 18 000 salariés.

Quant au géant allemand des médias et de l'édition, Bertelsmann (145 000 salariés, CA de 13,8 milliards d'euros en 2021), il est d'abord une maison d'édition née en 1835. Le groupe s'est fortement enrichi au cours de la Deuxième Guerre mondiale grâce à une coopération étroite avec le régime nazi. « Bertelsmann s'était spécialisé dans la publication d'ouvrages à la gloire de la Wehrmacht. Une cinquantaine d'ouvrages littéraires (sur 1 200 publiés à l'époque) contenaient des attaques antisémites massives » [22]. Son activité dans la presse débute en 1970, alors qu'il est déjà un des plus gros groupes de communication du monde. En achetant l'éditeur Grüner+Jahr, il acquiert un certain nombre de magazines, parmi lesquels on compte l'un des plus importants, Stern, dans l'information politique et générale, et Brigitte, magazine féminin qui était alors le plus fort tirage en Allemagne (800 000 exemplaires), ainsi que de nombreux magazines dans d'autres pays. Il devient ainsi un des plus importants groupes de presse magazine d'Allemagne. Il possédait en France le groupe Prisma Presse, une quarantaine de titres (Geo, Gala, Femme actuelle, Voici, Capital…) qu'il a vendus à Bolloré en 2021. D'une manière générale, le groupe veut faire le ménage dans sa presse magazine en ne gardant que les titres les plus importants. En février 2023, Bertelsmann annonce la suppression de 700 emplois dans le pôle magazine, soit le tiers des effectifs.

On aura remarqué la notable quantité d'investissements des groupes allemands dans des entreprises étrangères, y compris en France, alors que les médias français restent, à de rares exceptions près, centrés sur l'hexagone. Une question de capacité capitalistique, sans doute, mais aussi le fait que les médias français qui sont aux mains d'industriels se soucient peu d'exercer une influence politique dans des pays étrangers, alors que les allemands y voient une occasion d'étendre leur empire et d'augmenter leurs profits sans enfreindre les lois allemandes anti-concentrations.


[1] Valérie Robert, La presse en France et en Allemagne. Une comparaison des systèmes, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 52-53.

[2] Valérie Robert, op. cit., p. 103-110.

[3] Erhard Becker, « La presse allemande depuis 1945 » in Henri Ménudier, L'Allemagne occupée 1945-1949, Presses Sorbonne Nouvelle, 1989, p. 97-103.

[4] Erhard Becker, op. cit.

[5] Erhard Becker, op. cit.

[6] « Allemagne de l'ouest : naissance d'une presse "alternative" contre les géants », Le Monde diplomatique, mai 1977.

[7] Axel Springer, qui passe pour un des moins compromis, et qui fut un des premiers à recevoir une licence des puissances occupantes, n'était pas membre du NSDAP, mais il était tout de même membre, à partir de 1934, de la NSKK, organisme paramilitaire qui recrutait ses membres sur la preuve de leur origine aryenne, et qui participa à la déportation de juifs.

[8] Pareillement en France : on pense à Prouvost, au trust Hachette, et surtout à Robert Hersant, collaborateurs notoires devenus des magnats de la presse.

[9] Manfred Kötterheinrich, « Die Konzentration in der deutschen Presse », in Harry Pross (dir.), Deutsche Presse seit 1945, 1965, p. 78-79.

[10] C'est ce qu'on appelle la « matrice » dans les années 1950 ou le « manteau » plus tard. Cette politique est également suivie en France par le groupe EBRA.

[11] Cas limite de cette tendance, le Westfalische Rundschau a vu sa rédaction centrale et ses rédactions locales supprimées en 2013 par le groupe Funke, et ses 120 journalistes licenciés. Seul le titre perdure, alimenté par d'autres instances du groupe et d'anciens concurrents locaux.

[12] Andrea Czepek définit les différentes modalités de cette perte d'autonomie des rédactions :
1. Un journal distribue plusieurs « éditions locales » qui ne diffèrent que par le contenu de leurs actualités locales.
2. Une entreprise de presse possède plusieurs journaux portant des noms distincts, mais une salle de rédaction centrale produit les actualités nationales et internationales pour l'ensemble des titres. Seule la couverture des actualités locales est effectuée séparément.
3. Les journaux sont indépendants les uns des autres sur le plan économique, mais ceux de plus petite taille achètent leurs actualités nationales et internationales à un plus grand journal et n'exploitent qu'une salle de rédaction locale.
Andrea Czepek, « La concentration de la presse écrite et le pluralisme en Allemagne », in Franck Rebillard et Marlène Loicq (dir.), « Pluralisme de l'information et media diversity », Culture & communication, 2013, p. 139.

[13] « Allemagne de l'ouest : naissance d'une presse "alternative" contre les géants », Le Monde diplomatique, mai 1977.

[14] Valérie Robert, op.cit., p. 60.

[15] Valérie Robert, op. cit., p. 65.

[16] Op. cit., p. 61-63 et 72-73.

[17] Observatoire du pluralisme, qui publie chaque année des données actualisées sur les médias.

[18] Pour rappel, en France, le monopole régional est la règle, à de rares exceptions près.

[19] Michael Haller, « La presse en Allemagne », Communication & Langages, n°121, 1999, p. 15-26.

[20] Andrea Czepek, op. cit., p. 143.

[21] La plupart des informations sur les groupes de presse sont issues de leurs sites ou des sites des journaux associés et de leurs fiches Wikipédia.

[22] « Le passé nazi de Bertelsmann avéré », Libération, 10 octobre 2002.

07.11.2025 à 10:24

Déluge de calomnies contre Mamdani, nouveau maire de New York

Jérémie Younes
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« Un candidat quasi-ouvertement antisémite. »

- International / , ,
Texte intégral (2678 mots)

Mardi 4 novembre, le candidat démocrate Zohran Mamdani a été élu maire de New York. Un socialiste, qui plus est musulman, à la tête de la première place financière du monde ? Vent de panique dans l'éditocratie !

Les mines sont défaites sur le plateau de Pascal Praud, mercredi 5 novembre (CNews, Europe 1). Le bandeau affiche « Un maire pro-palestinien élu à New-York » et le présentateur se lance dans le petit édito qui introduit chacune de ses émissions : « L'élection de Zohran Mamdani à New York n'est pas une surprise… » soupire Praud, manifestement dépité, « elle consacre un candidat socialiste […]. Mamdani est musulman, il se présente comme tel. […] Il condamne le 7 octobre du bout des lèvres, mais condamne aussi Israël, qu'il accuse d'apartheid… » Passée cette présentation sommaire, qui coche méthodiquement toutes les cases de la diabolisation, Praud tente, avec la même finesse d'analyse, une lecture sociologique de l'événement politique : « Les bobos de New York ressemblent aux bobos de Paris » avance l'animateur, qui estime que cette « jeunesse diplômée mais appauvrie […] est prête à tout, y compris la violence, pour faire changer les choses ». L'auditeur inattentif a peut-être perdu le fil à ce stade : la « violence » dont il est question ici est en réalité la victoire électorale d'un candidat démocrate dans une des villes les plus riches du monde.

« Un candidat quasi-ouvertement antisémite »

La suite de l'émission est à l'avenant : l'ancien député RN et chroniqueur Gilbert Collard affirme que « c'est un vote qui va vers un candidat affiché comme antisémite ». « Oui, bien sûr, confirme Pascal Praud, parce qu'il y a aussi ce vote communautaire ! » Voilà l'analyse du vote « bobo » complétée par un vote « communautaire » [des New-Yorkais musulmans, NDLR] que Pascal Praud relie tout naturellement à la question de l'antisémitisme. Le « vote communautaire » et « antisémite » attribué aux musulmans est un tel « ça va de soi » sur le plateau de CNews que personne ne le conteste : « Comme en France, l'antisémitisme est devenu un outil de conquête du pouvoir », abonde plutôt Éric Naulleau, qui voit deux visages chez Mamdani, l'un « sémillant » et l'autre « inquiétant ». Mamdani est à la fois « le représentant du communautarisme radical musulman », selon Gilbert Collard, et un militant pour les droits des personnes trans. Une contradiction apparente que Naulleau résout, comme d'habitude, par le soupçon de dissimulation de sa vraie nature, qu'il est devenu commun de prêter à n'importe quel musulman : « Il y a de la taqiya chez cet homme, il faut bien le dire… »

« Un maire antisémite à New York ? », se demandait déjà Bernard-Henri Lévy dans son « bloc-notes », quelques jours plus tôt (Le Point, 29/10). Le point d'interrogation ne portait pas sur l'antisémitisme de Zohran Mamdani, qui ne fait aucun doute dans son papier, mais plutôt sur l'éventualité de sa victoire : « Les jeux, bien sûr, ne sont pas faits, écrit le « philosophe », mais « ce serait une date noire pour les Juifs de New York ». « Sa victoire serait un signal d'alerte pour les juifs new-yorkais ? », demande le journaliste Steve Nadjar sur Radio J (3/11). « Bien sûr, bien sûr, lui répond Christophe Barbier, mais d'ailleurs, une partie de la communauté juive est favorable à ce candidat, parce qu'ils voient le démocrate, avant de voir l'antisioniste soupçonné, et soupçonné à juste titre ! » Soupçonné de quoi ? Barbier ne le dira même pas, puisque c'est un autre « ça va de soi ». Dans Le Point, Frantz-Olivier Giesbert explose de rage (5/11) :

L'ignardise et le panurgisme sont devenus les deux mamelles de notre époque. C'est ainsi que, selon les sondages, 16 % des Juifs de New York s'apprêtaient, avant le vote de mardi, à voter pour Zohran Mamdani, candidat quasi ouvertement antisémite à la mairie de la ville. Si ce n'est pas de l'inconscience ou de la haine de soi, c'est de la bêtise.

L'éditorialiste du Point, qui pense voir un candidat « quasi ouvertement antisémite », se croit donc autorisé à prescrire un comportement électoral en fonction d'une appartenance religieuse, et parle de « haine de soi » pour les juifs qui ne s'y conformeraient pas. Des esprits taquins pourraient voir dans cette mobilisation de la figure du « juif honteux » un trope antisémite classique. Mais FOG n'est pas le seul à se permettre cette audace. Dans un trop long (et laborieux) portrait, Causeur prévient : « Si beaucoup de juifs de New York […] partagent certaines positions progressistes, l'élection de Zohran Mamdani à la mairie, [aura] des conséquences inévitables au sein, et peut-être à l'encontre, de cette communauté. » Le magazine d'extrême droite décrit Mamdani comme un « marxiste-léniniste », « un narcissique déraciné de naissance », « qui n'est chez lui nulle part »… Et les esprits les plus taquins pourraient voir ici un autre trope raciste, d'ailleurs souvent dirigé contre les juifs. Le journal Franc-Tireur cotise également (29/10), avec un « portrait qui fâche », dans lequel Mamdani est décrit comme un « proche des mouvements fréristes », qui « affiche fièrement son islamogauchisme », « prototype chimiquement pur de la gauche woke et pastèque », et « candidat intifada », rien que ça. Des éléments qui seront recyclés à l'antenne de LCI par Abnousse Shalmani (5/11), qui parle elle aussi d'un « proche des frères musulmans », qui « porte avec morgue le discours antisioniste et antisémite », derrière une façade sympathique : « En résumé, Mamdani ratisse large tout en sourire et en volonté de faire payer les riches pour assurer une vie paradisiaque aux pauvres… Je rappelle pour les distraits que cette grande idée a souvent fini dans des charniers… »

« Frériste », « quasi ouvertement antisémite », « islamogauchiste », « musulman » : la chroniqueuse Céline Pina en avait assez pour conclure et va décrocher haut la main, et en un seul tweet, la palme de l'ignominie raciste : « New-York s'est donné à un islamiste », écrit-elle en partageant un montage qui rapproche une photo de Mamdani et les attentats du World Trade Center, surmonté de ce commentaire : « 2001, n'oublions jamais – 2025, nous avons oublié ». Un dérapage authentiquement raciste, qui consiste (parce qu'il est musulman) à assimiler Mamdani à un terroriste.

L'œuvre a eu l'air de plaire à sa consœur, Tristane Banon, chroniqueuse régulière sur France Info et membre de la clique Franc-Tireur, qui s'est empressée de la repartager… avant de la retirer face au tollé, tout en réitérant son amalgame raciste : « J'ai retiré mon post, car si l'image est trop forte, et choque même ceux qui savent parfaitement les accointances de Zohran Mamdani avec l'islamisme, c'est qu'elle est mauvaise. Il faut savoir admettre ses erreurs… » La petite sphère printaniste s'était visiblement repassé le mot [1], puisque l'inénarrable Florence Bergeaud-Blackler ira aussi de sa comparaison avec le 11 septembre : « La victoire de Zohran Mamdani est celle de la vision d'Edward Said, du postcolonialisme et de l'antisionisme. Certains s'en réjouissent, les tours jumelles retombent. »

« Ce serait un jour noir pour les juifs de New York. »

Mais « l'antisémitisme » de Mamdani n'est pas une évidence que dans les éditos bourrins des chaînes d'infos, dans les blocs-notes des magazines réactionnaires de milieu de semaine, ou dans les tweets de fin de soirée d'une éditorialiste d'extrême droite. C'est un lieu commun que l'on peut également entendre dans des salons plus feutrés, comme dans « C ce soir », l'émission de France 5 présentée ce soir-là par Camille Diao (4/11). La séquence vaut le coup d'être citée en longueur, puisqu'elle déplie (et démonte, pour une fois) l'un des petits arrangements avec la vérité sur lesquels s'appuie l'éditocratie pour peindre Mamdani en candidat « quasi ouvertement antisémite » :

- Laure Adler : Il a dit des choses très ambiguës quand même sur Israël, il a fait des déclarations quand même absolument consternantes…

- Lumir Lapray (« activiste ») : Lesquelles ?

- Laure Adler : Ben, quand il a parlé du « talon de la police de New York qui était lacée par l'État d'Israël », je ne sais pas comment il faut comprendre ça si ce n'est comme une remarque antisémite ! En tout cas plus qu'ambiguë…

- Lumir Lapray : Alors j'avoue que je n'ai pas…

- Laure Adler : Si si, ben alors j'vous montrerai, mais ça a été dans tous les journaux, à la Une de tous les journaux…

- Gallagher Fenwick (journaliste américain) : La citation exacte c'est « Quand le pied de la NYPD est sur votre cou, la chaussure qui est sur ce pied est lacée par l'armée israélienne… »

- Laure Adler : Et ben vous appelez ça comment ?

- Gallagher Fenwick : C'est une réalité. C'est qu'il y a une coopération entre la police new-yorkaise, qui fait des entraînements avec l'armée israélienne. Ils collaborent ensemble régulièrement sur des exercices, ce sont des faits, qui sont documentés, qui sont connus… Il s'est expliqué à de multiples reprises sur cette citation…

La réponse installe un silence sur le plateau : les « Unes des journaux » qui qualifiaient Mamdani d'antisémite sur la base de cette affirmation étaient apparemment parvenues jusqu'à Laure Adler… mais pas les multiples explications de l'intéressé à propos de cette citation reprise à l'envi, qui se fondait donc sur des faits parfaitement établis.

Ce qui n'empêchera pas BHL de répéter ce demi-mensonge à l'antenne de RTL (5/11) : « Vous dites que Zohran Mamdani est un antisémite, qu'est-ce qui vous fait dire ça ? », lui demande Anne-Sophie Lapix. « Ses propres déclarations ! » répond BHL en étouffant un sourire, « par exemple, […] quand il déclare que lorsqu'un New-Yorkais sent sur la nuque la botte d'un policier du NYPD, cette botte a été lacée par l'armée israélienne ». Cette fois, l'interprétation fallacieuse ne rencontrera pas de contradiction.

Dans un salon encore plus feutré, la matinale de France Culture, une autre intox venue d'Amérique est arrivée aux oreilles de Guillaume Erner, qui la reprend à son compte dans sa première question à son invitée, la chercheuse Ludivine Gilly (5/11) : « Le communiste Mamdani, je dis communiste, parce que c'est comme ça que le qualifie Trump… » – et que c'est donc une raison suffisante pour le répéter. Erner se fait ensuite l'écho d'autres « critiques virulentes » portées contre Mamdani par ses adversaires : « anti-police », « antisémite supposé ». Où l'on remarque que l'assaut éditorial contre le nouveau maire de New York n'est en fait qu'un pâle décalque de celui qu'a pratiqué pendant des mois la presse américaine, où le « surnom de communiste [est une insulte] », rappelle Le Monde (5/11).

« Même le très démocrate "New York Times" a publié des articles peu flatteurs et n'a pas endossé sa candidature », résume sobrement Solveig Godeluck dans Les Échos (3/11), qui rappelle que le tabloïd de Rupert Murdoch The New York Post « a appelé à voter contre "le socialiste radical, antisémite" » et « a pilonné le candidat avec des couvertures ». Le jour de la victoire du candidat socialiste, le tabloïd ne s'est d'ailleurs pas embarrassé de subtilités et a titré « The Red Apple », en plaçant une faucille et un marteau entre les mains de Zohran Mamdani dans un montage grossier.

New York Post, 5 novembre 2025.

Quelques jours plus tôt, le Wall Street journal avait publié une tribune de BHL (29/10), qui y avait répété son adage : « Ce serait un jour noir pour les juifs de New-York. »

***

Le torrent de boue qui a déferlé dès que l'élection du candidat socialiste à la mairie de New York a semblé se préciser n'était pas inédit. En juillet déjà, alors que Mamdani remportait la primaire démocrate, le magazine Rolling Stones, remarquait (2/07) : « Pour obtenir l'investiture démocrate à la mairie de New York, le jeune musulman progressiste a été confronté à une déferlante de désinformation haineuse. » L'article du magazine new-yorkais, connu pour son top 100 du rock'n'roll, était sobrement titré : « Démontage de toutes les con*eries concernant Zohran Mamdani ». Il est amusant d'y retrouver toutes celles entendues dans le débat français : « Mamdani n'est pas un communiste », « Mamdani n'a aucun lien avec le 11 septembre ni avec le terrorisme », « Mamdani n'a jamais rien dit ou fait d'antisémite » liste le magazine, en repartageant son enquête (4/11). De la même façon, le service Checknews de Libération (6/11) s'est attelé au démontage du « portrait qui fâche » de Franc-Tireur et aux rumeurs de proximité avec « les frères musulmans » qui étaient, surprise, le résultat d'amalgames et d'approximations. Une nouvelle fois, on a pu constater que le « débunk », s'il était salutaire sur le fond, était cependant impuissant pour empêcher une nouvelle déferlante. Nous le savons à force de le documenter : ce n'est pas le « bullshit » qui arrête l'éditocratie.

Jérémie Younes


[1] Caroline Fourest étant également de la partie. Lire « En France aussi, la peur du grand méchant Mamdani », Mediapart, 6/11.

3 / 10

 

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