02.07.2025 à 11:42
« 28 minutes », figure de proue d'Arte, chaîne « à l'avant-garde du conformisme ».
Dès sa nomination comme présidente d'Arte, en 2011, Véronique Cayla lance « 28 minutes ». Vitrine d'une nouvelle grille moins austère, l'émission participe d'une stratégie visant à faire oublier l'élitisme désincarné des premières années de la chaîne franco-allemande. « En dehors de son JT, Arte était déconnectée du monde contemporain […] "28 minutes" est un magazine d'information pondéré, réfléchi et tourné vers l'international, où Élisabeth Quin [l'animatrice principale] bénéficie d'une liberté absolue », s'auto-félicitait Cayla à l'issue de son mandat. « La nouvelle direction voulait une émission quotidienne ancrée dans l'actualité. Un programme incarné sur un mode décalé et décontracté, pour rapprocher la chaîne des téléspectateurs », complétera la productrice du programme, Sandrine Beyne, dans Le Monde diplomatique. C'est elle qui choisit les invités de l'émission. « Décalée » et « décontractée » sur la forme, mais conformiste sur le fond, au regard des orientations éditoriales dominantes dans le paysage audiovisuel français.
« Le discours dominant de "28 minutes" y est celui du centre-gauche », résume une intervenante invitée sur le plateau à plusieurs reprises, sous couvert d'anonymat. En harmonie avec la ligne éditoriale d'Arte, l'émission se veut plutôt progressiste, au sens sociétal du terme, c'est-à-dire relativement empathique avec les réfugiés ; raisonnablement favorable aux causes féministes et antiracistes ; écologiste avec modération ; adepte d'un social-libéralisme à visage humain en économie ; fédéraliste et libre-échangiste en matière de construction européenne ; alignée sur l'occidentalisme philo-américain à l'international, du moins avant l'élection de Donald Trump. Autoproclamée camp du bien et de la raison, cette république des sachants exclut les tristes tropismes extrémistes, de droite et surtout de gauche. Sur le plateau de « 28 minutes », courtoisie et distinction sont de rigueur. Mots d'esprit et sourires entendus s'enchaînent dans un entre-soi bourgeois nimbé de culture. Pas de clash hanounesque ici. Le racolage populisto-xénophobe à la mode Bolloré débecte les intellos « nuancés », cœur de cible de « 28 minutes », auxquels le magazine tend un miroir sociologique rassurant.
Sans surprise, le visionnage de deux mois d'émission, de mi-octobre à mi-décembre 2024, confirme l'appartenance de l'écrasante majorité des invités – et de leurs intervieweurs – aux CSP+, tendance cadres et professions intellectuelles supérieures. Parmi ces spécialistes ou « clubistes » – l'appellation des invités des vendredis et samedis –, on compte 41 journalistes, la profession la plus représentée, suivie par les chercheurs, enseignants, essayistes ou consultants. Quelques hommes politiques et 3 diplomates – bien peu pour un programme axé sur l'international – complètent le tableau.
Survalorisées, ces « professions intellectuelles supérieures » forment un bloc bourgeois sociologiquement homogène. Même si une poignée d'entre eux s'écarte de la doxa politico-économique, leur vision du monde épouse peu ou prou les intérêts de la classe dirigeante. À l'inverse, les militants syndicaux et associatifs sont quasiment absents, et avec eux les aspirations légitimes à bâtir des alternatives à l'ordre économique et social dominant. Sur la période de référence, 4 responsables syndicaux furent invités, dont 2 issus du monde agricole.
Tout se passe finalement comme si les concepteurs de « 28 minutes » rechignaient à se colleter avec le réel, et notamment avec ceux qui remettent en cause le monde tel qu'il va. Résultat : « 28 minutes » semble faire peu de cas du pluralisme et reste souvent prisonnier de partis pris récurrents sur un certain nombre de marottes : Poutine et la Russie, Mélenchon et La France insoumise, et à un moindre degré d'intensité, Israël et la Palestine.
Le traitement de l'information internationale, notamment, s'illustre par une certaine tendance à la simplification et au manichéisme. La courte séquence « Entendu, la vie secrète des mots vedettes » commente ainsi un sujet d'actualité avec humour, à défaut d'une grande subtilité, en mêlant images d'animation et montages plus ou moins fantaisistes. Exemple, avec la situation politique en « Moldavie », mot du jour de l'édition du 22 octobre 2024. L'avant-veille, les citoyens de ce pays d'Europe orientale étaient appelés à élire un nouveau président et à se prononcer par référendum sur l'adhésion à l'Union européenne. « Dans cette ex-république soviétique de 2,6 millions d'habitants, on choisissait de renouveler la présidente pro-européenne (Maia Sandu) ou de lui préférer un candidat pro-russe (Alexandr Stonaioglo) » : la voix de Thibaud Nolte plante le décor de cette pastille grand-guignolesque, façon bande dessinée, au sens propre comme au figuré.
Dans le rôle des gentils, les « pro-Européens », autrement dit les partisans d'une Union européenne libérale et atlantiste, à l'exclusion de toutes les autres sensibilités politiques, rejetées dans le magma populiste des « anti-Européens ». Côté méchants, les suppôts du grand ours russe, téléguidés par le marionnettiste du Kremlin. Pour bien signifier le signifiant au téléspectateur, un avatar de Vladimir Poutine pose ses mains sur les épaules de sa marionnette « pro-russe ». Quant à l'oligarque moldave Ilan Sor, soutien d'Alexandr Stonaioglo, l'inquiétant roulis de ses yeux suggère une absence de fair play assumée, voire un zeste de cruauté. D'une main prédatrice, le « manipulateur du scrutin » enserre une urne aux couleurs de l'Union européenne. Réfugié à Moscou, il est vrai que cet ultra-riche a été condamné à 15 ans de prison pour une fraude bancaire de grande ampleur. Ce qu'illustre à merveille sa figurine grotesque terrée derrière les hauts murs du Kremlin.
La Moldavie, poursuit la voix off, « est aussi le pays qui a possiblement inspiré la toponymie d'un pays qui a inspiré un épisode du célèbre reporter à chien et houppette, la Syldavie […], une monarchie imaginaire que le héros à gabardine beige sauve d'un coup d'État de Mustler, Mussolini et Hitler. » Des fois que le message ne serait pas assez clair, un pantin aux yeux exorbités à l'effigie du président russe abat un poing vengeur sur une carte de la Moldavie. Le verbatim est à l'avenant : « Cramoisi de rage, le Rastapopoulos [le vilain en chef des aventures de Tintin reporter] de la place Rouge a enfilé sa célèbre panoplie de grand déstabilisateur. Dimanche, le oui au référendum a gagné de justesse (11 000 voix), on entend des feux d'artifice. Et pour le Kremlin, Tintin ! »
Dans la même veine, la séquence « L'employé de la semaine » du 30 novembre ironise sur la complaisance d'Angela Merkel à l'égard de Poutine. L'ancienne chancelière d'Allemagne venait de publier ses mémoires, intitulées Liberté. « Ça sent le sapin pour celle qui fut la femme la plus puissante du monde selon Forbes. L'Allemagne va mal et la rend responsable. Ce qu'on lui reproche, avoir vécu sur les acquis de son prédécesseur Gerhard Schröder, accru la dépendance de son pays au gaz russe et au marché chinois, négligé les investissements et s'être montrée trop bienveillante envers Poutine. » Les « acquis » du chancelier social-démocrate Schröder ? Le pilonnage des protections attachées aux salariés, par l'intermédiaire des lois Hartz, qui a conduit à une explosion de la précarité, des inégalités et de la pauvreté, au détriment des femmes surtout. Le tout au nom de la prétendue nécessité de flexibiliser le marché du travail pour créer des emplois. Mais la voix off n'entre pas dans ces détails. Social-libéralisme ? Pouce en l'air. Sarcastique, la séquence se conclut sur « un Vladimir viril qui n'a pas hésité à lâcher les chiens alors qu'il la savait phobique ». Depuis la réduction des exportations russes, les États-Unis ont augmenté significativement leurs livraisons de gaz naturel liquéfié. Donald Trump a d'ailleurs exigé de l'Union européenne que celle-ci s'approvisionne massivement auprès de Washington. Une demande à laquelle la Commission européenne a répondu positivement. Au risque de renforcer la dépendance du Vieux continent ? « L'employé de la semaine » n'en pipe mot. En matière d'affichage viriliste, Trump est pourtant un sacré client.
Et parfois, les convictions font oublier les précautions. Les 17 et 18 novembre, deux câbles de télécommunication reliant la Suède à la Lituanie, et la Finlande à l'Allemagne ont été endommagés en mer Baltique. « Six pays européens, dont la France, ont immédiatement accusé la Russie de mener des attaques hybrides "sans précédent par leur variété et leur ampleur" à l'encontre de pays membres de l'Otan et de l'Union européenne. Accusation que le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a démentie. Dans le même temps, le président russe Vladimir Poutine a signé un décret qui élargit les recours possibles à l'utilisation de l'arme nucléaire », résume la rubrique « 28 minutes » du site d'Arte.
Présentateur de l'émission le vendredi et le samedi, Renaud Dély cible lui aussi la Russie : « L'actualité du jour c'est Vladimir Poutine qui agite une fois de plus le spectre d'une guerre nucléaire. Mais la vraie menace militaire russe n'est-elle pas ailleurs, par exemple dans des manœuvres de sabotage en mer Baltique, comme le soupçonne le ministre allemand de la Défense ? ». Ce dernier a déclaré : « Personne ne croit que ces câbles aient été coupés accidentellement. La défense en Europe doit être alignée sur la menace posée par la Russie, et elle n'est pas seulement militaire, la menace est aussi hybride. »
La séquence « La mise au point » oriente ses flèches dans la même direction : « Qui avait intérêt à couper ces câbles de communication ? Un navire chinois a été repéré sur zone. Mais les regards se tournent vers la Russie, qui mène une guerre hybride contre l'Occident en combinant espionnage, brouillage GPS, cyberattaques, désinformation et ingérences électorales. Réunis à Varsovie, des ministres européens des Affaires étrangères n'ont pas attendu les résultats des conclusions des enquêtes en cours pour accuser Moscou. » « Enquêtes en cours », mais coupable déjà désigné : le débat qui suit cette présentation ultra-biaisée est un monument d'alignement zélé sur la ligne des chancelleries occidentales. Chercheur au Centre Russie/Eurasie de l'Ifri, docteur en histoire des relations internationales, Dimitri Minic invite pourtant ses interlocuteurs à la prudence. « Ça peut être une cause naturelle. » « Ah bon ? », coupe la co-intervieweuse Marion L'Hour, également co-présentatrice de la matinale de France Inter, les samedis et dimanches [1]. Peut-être conscient du risque de dérapage, Renaud Dély met les formes avec force circonvolutions et pseudo esprit de déduction : « Guillaume Ancel, prudence à ce stade sur la nature des faits. Ce qu'on sait, c'est que des câbles de télécommunication ont de fait été sectionnés. Il y a donc une dimension importante, ce sont des réseaux stratégiques, en l'occurrence, ce qui peut alimenter l'hypothèse d'une action russe. » Grande reporter à L'Express, Alexandra Saviana impute tout autant à la Russie le sabotage en mer Baltique, tout en affichant une circonspection de pure forme. « Le fait qu'un câble comme ça puisse potentiellement, restons prudents, être attaqué, c'est aussi un symbole, parce que ça montre que le harcèlement russe, le harcèlement psychologique russe, si la responsabilité est attribuée à la Russie, continue y compris dans les frontières de l'Otan, y compris dans une zone qui est censée appartenir à la zone de l'Alliance atlantique. » « Prudence sur la nature des faits, on l'a dit et répété, insiste Renaud Dély. Pourquoi faut-il être prudent ? Parce que les opérations relevant peu ou prou de la guerre hybride ne sont jamais revendiquées par leurs auteurs. Ainsi du sabotage du gazoduc Nordstream, c'était en 2022 et c'est notre archive du jour. » Des images d'archive du 27 septembre 2022, sur fond de musique oppressante : « Des fuites de gaz visibles à la surface de l'eau, des bouillonnements impressionnants. Des images filmées par l'armée danoise. L'une des zones d'effervescence s'étale sur plus d'un kilomètre de diamètre, l'autre forme un cercle de 200 mètres de diamètre. Alors, est-ce un accident ou un sabotage ? La première fuite s'est produite hier sur Nordstream 2, les deux suivantes aujourd'hui sur l'autre gazoduc parallèle au premier. D'où ces bouillonnements en mer Baltique à l'ouest de ces tubes qui transportent le gaz de la Russie vers l'Allemagne. »
Marion L'Hour enchaîne, dans le même esprit que sa première intervention : « À l'époque c'est la Russie qui est soupçonnée, et puis depuis le Wall Street Journal l'été dernier a désigné les Ukrainiens et les autorités ukrainiennes, qui elles démentent, bref, on est encore dans le flou une fois encore Guillaume Ancel. » Quand l'Ukraine est incriminée et la Russie innocentée par le Wall Street journal (et plusieurs médias allemands, non mentionnés par L'Hour), c'est « flou ». Concernant l'affaire des câbles sectionnés, le Washington Post puis le Wall Street Journal (encore lui !) dédouaneront la Russie quelques mois plus tard. « Selon les responsables américains et européens interrogés, les preuves recueillies à ce jour – y compris les communications interceptées et d'autres renseignements classifiés – font état d'accidents causés par des équipages inexpérimentés travaillant à bord de navires mal entretenus. » [2]. Tout ça pour ça ?
Que la Russie et ses affidés lancent des cyberattaques de grande ampleur, se livrent à des opérations de sabotage ou s'ingèrent dans les affaires électorales de pays ayant appartenu à la sphère d'influence soviétique, ne fait pas de doute. Que le régime ultra-nationaliste et belliciste de Vladimir Poutine soit responsable de la mort de centaines de milliers de militaires et de civils en Ukraine relève du constat factuel. Mais peut-être que les journalistes de « 28 minutes » devraient prendre conscience que cet État et ce dirigeant sont loin d'avoir le monopole des manœuvres de déstabilisation et encore moins des crimes de guerre.
En la matière, l'État israélien peut être crédité d'un bilan impressionnant. Cependant, entre mi-octobre et mi-décembre, aucune séquence de « 28 minutes » n'a ciblé Israël avec autant de véhémence que la Russie. Les interventions extérieures et les crimes de guerre de Tel-Aviv sont légion, pourtant. À l'instar de Vladimir Poutine, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, fait l'objet d'un mandat d'arrêt émis par la Cour pénale internationale. Mais lorsque « 28 minutes » aborde le conflit opposant Israël aux Palestiniens, le ton des débats se veut plus « neutre » et nettement moins sarcastique. Ni méchanceté ni gentillesse, mais plutôt « équidistance », c'est-à-dire, généralement… une inclination pro-israélienne.
Le 30 octobre 2024, les invités débattaient de l'interdiction par Israël de l'UNRWA, l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens : « Est-elle défendable ? ». Comme à chaque édition, la séquence centrale voit l'équipe de « 28 minutes » interroger trois « experts » ou chroniqueurs tout terrain sur des thématiques d'actualité : ce soir-là, Zyad Limam, directeur et rédacteur en chef d'Afrique magazine, ; Géraldine Woessner, rédactrice en chef au Point, aussi furieusement pro-israélienne que le chroniqueur vedette de son hebdomadaire, un certain Bernard-Henri Lévy [3] ; et la « centriste » du trio, Anne-Lorraine Bujon, directrice de la rédaction de la revue Esprit. En apparence « équilibré », le pluralisme du dispositif est biaisé par le parti-pris des intervieweurs.
Aux côtés d'Élisabeth Quin du lundi au jeudi, Benjamin Sportouche pose des questions inspirées de la propagande israélienne, laquelle accuse l'ONU de partialité propalestinienne, tendance Hamas. Auprès d'Anne-Lorraine Bujon, il s'enquiert des soutiens à Tel-Aviv : « Israël est vraiment isolé à l'ONU sur la décision d'interdire l'UNRWA ? ». À l'attention de Zyad Limam : « 9 employés soupçonnés de complicité avec le Hamas, est-ce que ça ne justifie pas la décision d'Israël ? ». Après avoir mis en exergue une citation de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l'ONU sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens – « Israël a pour objectif l'expulsion complète ou l'éradication des Palestiniens de leurs terres. » –, le journaliste de « 28 minutes » enchaîne : « Est-ce que ce genre de déclaration est nécessaire ? Est-ce qu'elle n'enflamme pas une situation qui l'est déjà suffisamment ? Est-ce que l'ONU est dans son rôle ? » À l'unisson de la propagande israélienne, il insinue ensuite un prétendu parti-pris propalestinien du secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres : « Guterres n'a pas de prise de position personnelle ? ».
Une semaine plus tôt, Sportouche et Élisabeth Quin multipliaient déjà les questions soupçonneuses sur Guterres, en raison de sa participation au sommet des Brics+ [4] dans la ville russe de Kazan. Les tauliers de l'émission fustigent sa rencontre avec Vladimir Poutine. « Comment interprétez-vous cette présence de Guterres, elle nous surprend, est-ce qu'il est dans son rôle ou est-ce que c'est un faux pas de sa part ? ». Cette question de Benjamin Sportouche est destinée à Anne-Cécile Robert, directrice adjointe du Monde diplomatique. L'autrice de Le défi de la paix, remodeler les organisations internationales lui rappelle que « Guterres est dans son rôle, dans la mesure où l'objectif du secrétaire général de l'ONU est de conserver un espace mondial à peu près cohérent où les gens se parlent ». Pas convaincu par sa réponse, il exerce son droit de suite auprès de Jean-François Colosimo, historien des religions et directeur des éditions du Cerf : « Mais quelle relégitimation pour Poutine, est-ce qu'il pouvait en attendre autant avec la présence du patron de l'ONU ? » Colosimo tente alors de prendre de la hauteur en expliquant que les Brics se réunissent « contre l'ordre occidental hérité de 1945 », mais c'est peine perdue. Élisabeth Quin, qui s'accroche à la même idée fixe que son confrère, en remet une couche : « Et sur la présence d'Antonio Guterres ? »
Au moins les invités de « 28 minutes » expriment-ils en général un certain pluralisme intellectuel, qui contrebalance quelque peu l'orientation monolithique des intervieweurs. Les idées progressistes, y compris critiques du néolibéralisme, ont droit de cité, ce qui n'est pas si fréquent dans le paysage audiovisuel français.
Intellectuellement proche de la « gauche » dite modérée – voire tendance « Franc-Tireur » pour certains –, l'équipe de « 28 minutes » entend mener volontiers la lutte (asymétrique) du « cercle de la raison » contre « les-extrêmes ». Si l'extrême droite est quasi-absente parmi les intervenants, hormis chez les « clubistes » du vendredi et du samedi, la rédaction sort volontiers le carton rouge contre La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon. Dans l'édition du 6 décembre 2024, l'intervieweur Frédéric Says tresse des louanges au Parti socialiste et à son secrétaire général, Olivier Faure. La discussion du jour (« Du PS à LR, une majorité peut-elle émerger ? ») fait suite au rapprochement éventuel entre le Parti socialiste et le nouveau Premier ministre, François Bayrou. Saluant le « changement de ton » du PS, moins « obtus », Frédéric Says cite un discours d'Olivier Faure évoquant son devoir de « responsabilité », qui passerait par « le dialogue et la confrontation des points de vue ». Tout le contraire de l'énergumène gauchiste, suivez son regard. « Alors un état d'esprit qui se veut constructif, ça n'a pas plu évidemment à son allié Jean-Luc Mélenchon, le chef de file de LFI », martèle Says. Et de singer Mélenchon en haussant la voix à la manière du tribun : « Nous n'avons donné aucun mandat à Olivier Faure, ni pour négocier un accord ni pour faire des concessions réciproques à LR et à Macron. »
Une semaine plus tard, même thématique et biais identique. « 28 minutes » se demande si François Bayrou peut être « la figure du compromis ». Dans la séquence « le duel de la semaine » opposant les patrons de LFI et du PS, Frédéric Says a choisi le camp de la « raison » et du « compromis », incarné bien sûr par Faure et Bayrou. « Le Parti socialiste a répondu positivement à la main tendue par Emmanuel Macron, qui l'a reçu à l'Élysée, pour construire un accord de "non-censure" avec une partie de la gauche. Cette décision a déclenché la colère de La France insoumise. Jean-Luc Mélenchon a accusé le PS de "détruire" le Nouveau Front populaire, alors qu'il demandait aux représentants de la gauche de quitter la table des négociations avec le président », déroule Frédéric Says. Il moque à nouveau le style oratoire de Jean-Luc Mélenchon, en mimant la gestuelle de l'orateur, mains levées puis baissées énergiquement vers son pupitre. Le journaliste oppose la « position inflexible et constante de Jean-Luc Mélenchon qui dit depuis des semaines "ce sera tout le programme et rien que le programme du Nouveau Front populaire" », à celle d'Olivier Faure. Fini la rigolade (communicative) sur le plateau : « C'est vrai », reprend plus sérieusement Frédéric Says, le premier secrétaire du Parti socialiste « a évolué depuis la chute de Michel Barnier. Plutôt que de rêver au grand soir, il plaide désormais pour des compromis, des petits pas, des avancées. Et pour cela, oui, il faut négocier. »
En écho à ce jeu de massacre, le « clubiste » Paul Melun – qui dispose aussi d'un rond de serviette sur les plateaux de CNews – tire les fils de la « théorie » vallsienne des deux gauches « irréconciliables » : l'une réformiste et par conséquent « raisonnable », l'autre radicale, dont Jean-Luc Mélenchon serait « devenu le démiurge »… « alors qu'il a été réformiste Jean-Luc Mélenchon, il a été secrétaire d'État du gouvernement Jospin » [ministre délégué en fait], renchérit Renaud Dély, pleinement en phase. « Jean-Luc varie, fol qui s'y fie », abonde Paul Melun. L'essayiste lâche ses coups, sans être à aucun moment recadré ou tempéré par ses collègues de plateau, dont les sourires traduisent la complicité. « Jean-Luc Mélenchon a été réformiste, il a été ministre. Il a été un sénateur paisible de l'Essonne pendant des années et maintenant c'est le héraut depuis le 7 octobre de tout autre chose. Moi je qualifie ça d'islamo-gauchisme me concernant. » Un dernier clou sur le cercueil de Mélenchon : « Le jour où il y aura un congrès à LFI il faudra appeler tout le monde, ce serait unique. À LFI, il y a une personne, c'est Jean-Luc Mélenchon, et il y a trois personnes autour qui le courtisent et c'est comme ça que fonctionne LFI. »
Pour clore la séquence en beauté, un dessin de presse du même tonneau, commenté par son auteur, Kak [5] : « Oui, une phrase qui m'a marqué, c'est quand Mélenchon a accusé Faure de "brutalité." » On voit Jean-Luc Mélenchon appuyer son genou sur le cou de Faure, allongé face contre terre. Ce dernier souffle : « Je ne peux plus respirer ». Réplique de Jean-Luc Mélenchon : « C'est fou toute cette violence. » Assimiler le patron des Insoumis au bourreau de George Floyd, il fallait oser…
Autre figure de l'éditocratie allergique au chef des Insoumis, et habitué de « 28 minutes » : Jean Quatremer. L'inamovible correspondant de Libération à Bruxelles manque rarement une occasion de vitupérer la galaxie LFIste. Chouchou de Renaud Dély, intervenant le plus régulier sur la longue durée, ce dernier a toujours le mot pour rire quand il présente son vieux complice aux téléspectateurs. « Et un homme, en voici un. Jean Quatremer, vous confirmez ? ». « Je confirme », s'amuse ce macroniste militant [6].
Ce 6 décembre 2024, Quatremer fait du Quatremer. Il monopolise la parole et fustige les forces du mal extérieures au cercle de la raison. À son extrême droite, Aziliz Le Corre, rédactrice en chef « Opinions » au bolloréen Journal du dimanche, et autrice de L'enfant est l'avenir de l'homme. À sa gauche, l'écrivaine et journaliste Nesrine Slaoui, autrice de Notre dignité, un féminisme pour Maghrébines en milieux hostiles. Représenté comme le « centriste » de la bande, Quatremer est en tout cas l'intervenant central. Le Rassemblement national ayant voté la motion de censure déposée par La France insoumise, le journaliste entrevoit les heures les plus sombres de notre Histoire. Nesrine Slaoui récuse le signe égal entre RN et LFI ou, en langage éditocratique, entre le Rassemblement national et « l'extrême gauche » : « Si on parle d'alliance entre l'extrême droite et l'extrême gauche, c'est une alliance de circonstance, ce n'est pas une alliance de conviction politique. C'est une alliance dans les faits. En plus, c'est plus une trahison de Marine Le Pen envers la Macronie qu'une alliance de la gauche avec l'extrême droite », soutient l'essayiste. Doté de la faculté d'atteindre le point Godwin à la vitesse de l'éclair, Jean Quatremer foudroie sa consœur en un clin d'œil : « Vous considérez dans ce cas-là que les conservateurs allemands en 1933 ne sont pas responsables de l'accession de Hitler au pouvoir ? ». Et de poursuivre… en intimant le Parti socialiste « de faire exploser le Nouveau Front populaire. Pour l'instant, ce qu'a montré le Parti socialiste, et depuis les dernières élections, et même depuis 2022, avec la Nupes, c'est qu'il est entre les mains de LFI. » Satan, sors de ce corps.
Clubiste historique, Jean Quatremer fait partie des toutologues les plus souvent invités au cours des derniers mois. Comme Pascal Blanchard, l'autre chouchou de Renaud Dély, qui le présente comme historien et omet systématiquement de mentionner sa casquette de co-directeur de l'agence de communication « Les Bâtisseurs de mémoire » – « Archétype du bon client. Blanchard s'exprime bien, sa pensée est simpliste et consensuelle, il ne prend jamais de risques. Mais ce n'est ni un grand chercheur ni un grand historien. Il n'a pas de titre universitaire propre à légitimer son omniprésence médiatique », tranche une invitée sporadique de « 28 minutes ».
Ces invités récurrents, bien épaulés par une équipe de présentateurs sachant à merveille jouer leur rôle de chien de garde de l'ordre établi, font de « 28 minutes » un haut-lieu du conformisme intellectuel et politique qui caractérise les médias dominants. Et pourtant, c'est aussi l'une des très rares émissions du paysage audiovisuel à faire exister un certain pluralisme en invitant, parfois, des économistes hétérodoxes, des syndicalistes de transformation sociale ou des intellectuels critiques – Agnès Levallois, vice-présidente de l'Iremo, spécialiste du Proche-Orient, autrice du Livre noir de Gaza, intervient ainsi régulièrement.
Pluralisme prudent, donc, à défaut d'indépendance éditoriale ? Rappelons que l'émission « 28 minutes » est produite par la société KM Production, qui appartient au groupe Banijay, dont l'actionnaire principal [7] est le milliardaire Stéphane Courbit, 51e fortune française en 2024 d'après Challenges. Vous avez dit « service public » ?
David Garcia
[1] L'équipe de « 28 minutes » compte plusieurs salariés de Radio France. Outre L'Hour, Renaud Dély est éditorialiste à Franceinfo, l'historien Xavier Mauduit collabore à France Culture et Claude Askolovitch présentait la revue de presse dans la matinale de France Inter, au moment de la présente recension. Les lignes éditoriales des radios publiques et d'Arte sont proches, pour ne pas dire jumelles.
[2] Cité par Pierre Rimbert dans « Qui a pété un câble ? », Le Monde diplomatique, avril 2025.
[3] Par ailleurs président du conseil de surveillance d'Arte.
[4] Cet acronyme désigne le rapprochement initial de cinq pays hors de l'orbite occidentale : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Se sont ajoutés l'Iran, les Émirats arabes unis, l'Égypte et l'Éthiopie.
[5] Des dessinateurs illustrent les thèmes d'actualité débattus pendant l'émission.
[6] En 2017, il révéla avoir fait un don à En marche, le mouvement du candidat Emmanuel Macron, entre les deux tours de l'élection présidentielle. Voir Sébastien Fontenelle, Mona Chollet, Olivier Cyran et Laurence de Cock, Les Éditocrates 2. Le cauchemar continue…, La Découverte, Paris, 2018.
27.06.2025 à 09:42
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 20/06/2025 au 26/06/2025.
« Comment les pro-Netanyahou colonisent le langage médiatique », Politis, 20/06.
« Israël-Iran : à la télé, où sont les images des victimes civiles iraniennes ? », Arrêt sur images, 20/06.
« Gaza (encore) absent des JT : la situation en Iran n'explique pas tout », Arrêt sur images, 24/06.
« Iran : la cécité forcée des médias français pour raconter la guerre », Arrêt sur images, 25/06.
« Israël-Iran : comment la télé veut vous vendre la guerre », L'Humanité, 26/06.
« La vidéo de la frappe d'Israël sur la prison d'Evin à Téhéran, partagée par les médias du monde entier, a-t-elle été générée par IA ? », Libération, 24/06.
« Les médias français et la CIJ : quand l'absence devient un choix éditorial », Acrimed, 23/06.
« Le Rafale, un "bijou de technologie", un "chef d'œuvre", une "émotion », Arrêt sur images, 22/06.
« Naufrage en Guyane, "mépris" des médias hexagonaux ? », Arrêt sur images, 23/06.
« Sur RMC et CNews, les experts unis pour relayer les intox des climatosceptiques », Télérama, 24/06.
« "Investigation Cash" : le simili-documentaire de "Frontières" sur Élise Lucet », Arrêt sur images, 26/06.
« Les Grandes Gueules ont-elles piégé Jean-Luc Mélenchon ? Décryptage d'un clash médiatique », Le Média, 25/06.
« Reza Pahlavi, le candidat iranien chouchou d'Israël et des médias de droite », Blast, 24/06.
« Quand le racisme tue, les médias baissent les yeux », Blast, 23/06.
« Ces dix ans qui ont radicalisé "le Figaro" », Le Nouvel Obs, 25/05.
« Bolloré, la directrice zélée et la rédaction décimée : "Notre titre meurt", alertent les salariés du magazine "Capital", L'Humanité, 20/06.
« Claude Perdriel continue d'investir dans "Challenges", Le Monde, 24/06.
« Sud Ouest s'enfonce dans sa crise de gouvernance », La Lettre, 23/06.
« Le dilemme de Daniel Kretinsky pour la cession de ses magazines », La Lettre, 26/06.
« "C à vous" : Mediawan en délicatesse avec l'URSSAF ? », Off Investigation, 24/06.
« Pour réduire ses effectifs, La Provence troque son plan social contre une GEPP », La Lettre, 24/06.
« Fin de partie pour le groupe Entreprendre fondé par Robert Lafont », L'Informé, 26/06.
« Sans statut, peu payés, peu considérés : comment France 24 maltraite ses correspondants à l'étranger », L'Humanité, 23/06.
« Privé d'Europe 1, accueilli à CNews : Morandini, le meilleur honni de Bolloré », Les Jours, 25/06.
« La justice annule le licenciement du journaliste sportif Stéphane Guy par Canal + », Libération, 26/06.
« Léa Salamé au 20h de France 2 : les coulisses d'une inquiétante nomination », Le Média, 21/06.
« Réforme de l'audiovisuel public : Radio France lance une grève illimitée », Le Monde, 25/06.
« France Télévisions : jusqu'où va l'ambition de Delphine Ernotte, la costkilleuse qui a gardé son costard Orange ? », L'Humanité, 20/06.
« "Rachida Dati déteste l'audiovisuel public" », Mediapart, 26/06.
« Il couvrait le salon de l'armement au Bourget : un journaliste du Média arrêté par la police », Le Média, 23/06.
« Réfugiée en France, une journaliste turque menacée d'expulsion », Arrêt sur images, 20/06.
« "Le Poulpe", enquête et procès autour de la dépollution d'une raffinerie », Arrêt sur images, 26/06.
« Conflit d'intérêt Salamé-Glucksmann : le sujet sera "tranché" en cas de candidature 2027, assure l'eurodéputé, Libération, 23/06.
« Gabriel Attal va décorer le numéro deux de Canal+ », La Lettre, 20/06.
« Canal+ soupçonné de forcer ses abonnés à regarder CNews », Mediapart, 20/06.
« "On refait le monde", saison 1 : quand Christophe Hondelatte forgeait "le talk à la française" sur RTL, La Revue des médias, 23/06.
« Panne à France TV : la direction du groupe porte plainte et dénonce "un acte de malveillance", Libération, 23/06.
Et aussi, dans le monde : Allemagne, Belgique, Iran, Azerbaïdjan, États-Unis, Hongrie, Nicaragua, Philippines, Russie, Burkina Faso, Israël...
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[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
23.06.2025 à 18:08
Un témoignage de la journaliste Amina Kalache.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, Droit internationalAmina Kalache est journaliste indépendante. Pour Le Média, elle couvre régulièrement les mobilisations en soutien du peuple palestinien et anime des entretiens. Tout récemment, elle a par exemple organisé la table ronde « 500 morts en 72h : Gaza massacrée et affamée, la France silencieuse » (20/05), qui réunissait Jean-Francois Corty, président de Médecins du Monde, Christophe Oberlin, chirurgien français, Khadija Toufik, reporter en Cisjordanie et Rafaëlle Maison, professeure en droit international. Elle nous livre ici un témoignage sur la désertion médiatique des audiences de la Cour internationale de justice consacrées à la question palestinienne.
Le grand hall de la Cour internationale de justice était silencieux, solennel. En cette dernière semaine du mois d'avril 2025, on y plaidait l'impensable : la famine utilisée comme arme de guerre à Gaza, la destruction méthodique du peuple palestinien, des actes de génocide présumés. L'ONU, via sa rapporteuse spéciale Francesca Albanese, a estimé qu'il existait des « motifs raisonnables » de croire à la matérialité de plusieurs actes entrant dans cette qualification. Face aux juges de La Haye, l'Afrique du Sud, la Malaisie, l'Irlande, le Qatar ou encore la France se sont exprimés sur les souffrances d'une population enfermée, bombardée et affamée. Et pourtant, la presse francophone n'était pas présente.
Peu de micros, peu de caméras. Comme si cet événement n'était pas digne d'être raconté. Les audiences ont certes été requises dans l'urgence. Mais le sujet était de taille : l'écrasement de tout un système humanitaire, notamment au travers du cas de l'UNRWA. L'agence onusienne, créée en 1949, est le principal pilier humanitaire pour les réfugiés palestiniens, fournissant éducation, soins de santé et aide alimentaire à environ 5,9 millions de personnes. En octobre 2024, le Parlement israélien a adopté deux lois interdisant ses activités dans les territoires palestiniens occupés, aggravant notamment l'accès à l'aide vitale à Gaza. Une décision qualifiée de « catastrophe humanitaire » par de nombreuses ONG, mais aussi lors de ces audiences anticipées.
Pour couvrir cet événement, des acteurs majeurs de la presse internationale étaient présents, et en nombre, comme lors des premières audiences à La Haye en janvier et février 2024 : Al Jazeera, Middle East Eye, Le Temps, Al Araby ou encore The Guardian. Mais de France, presque rien, en dehors d'une correspondante pour l'AFP et Le Monde. J'étais seule. Par conséquent, ces actualités décisives pour le droit international et la mémoire collective ont été très peu relayées dans les médias français. À Paris, les rédactions ont regardé ailleurs.
Pourquoi ce silence ? Pourquoi ce refus de rendre compte d'un procès qui interroge jusqu'au cœur de notre humanité ? Ce n'est pas un oubli. C'est un choix. Comme en janvier 2024, une justice rendue sans caméras devient, dans le débat public français, une justice sans regard, sans débat, sans mémoire nationale.
Ce désintérêt n'est pas une nouveauté. Au cours des dix-neuf derniers mois, la couverture médiatique de Gaza – mais aussi de la Cisjordanie – a été partielle, lointaine, voire restreinte au minimum. Selon des données agrégées par les observatoires indépendants comme Acrimed ou Arrêt sur images, les grandes audiences internationales sur Gaza, qu'elles soient judiciaires, diplomatiques ou humanitaires, ont très rarement fait la Une. Même chose sur le terrain. Les correspondants à Rafah ou en Cisjordanie ne sont pas ou peu sollicités par les grands médias français. Ce déséquilibre ne s'explique pas uniquement par un manque de moyens ou de compétences : il révèle des priorités, une hiérarchisation de l'information et une gêne croissante à couvrir frontalement ce sujet.
Pourquoi les médias mainstream français, dans leur grande majorité, ont-ils détourné le regard alors que la justice internationale s'interrogeait sur la possibilité d'un génocide en cours à Gaza ? En coulisse, les rédactions invoquent généralement trois raisons : la temporalité peu médiatique du droit international, la peur des controverses et le manque de moyens. Mais à bien y regarder, ces arguments ne suffisent pas à expliquer ce silence… et encore moins à l'excuser.
La première : le temps long de la justice contre le temps court de l'information. Les procédures devant la CIJ, nous dit-on, s'inscrivent dans un calendrier lent, sans « images-chocs » ; le droit international n'a pas le rythme de l'information continue : il produit des audiences, des rapports, des ordonnances mais rarement du « buzz » ou des « scoops ». Habitués à réagir à l'instant, à calibrer leurs sujets pour l'audimat, les médias généralistes seraient alors confrontés à des difficultés pour couvrir les audiences. Ces arguments confortent plutôt ce qui relève de décisions et de croyances parmi les chefferies éditoriales. Ils naturalisent des pratiques journalistiques et des formats imposés. Comment ne pas considérer comme « historique » le fait qu'en janvier 2024, la plus haute juridiction internationale reconnaisse un risque de génocide à Gaza ? Contrairement aux télévisions françaises, CNN, la BBC mais aussi Sky News ou encore Fox News avaient d'ailleurs basculé en « édition spéciale » pour donner à entendre le rendu de la CIJ. Par ailleurs, il n'est pas rare que les médias français décident de retransmettre en direct des événements ou des discours, émanant du champ judiciaire ou politique par exemple, qu'ils jugent vraisemblablement d'« intérêt public ». À tous égards, leur désintérêt à l'égard de la CIJ, notamment, dissimule mal ce qui relève plutôt d'un renoncement à leur mission principale : informer.
La seconde raison invoquée tient à la crainte d'un sujet « piégé ». Dans un paysage médiatique français où le « conflit israélo-palestinien » – comme il continue d'être majoritairement (mal) nommé – est perçu comme « hyper-politisé », de nombreux journalistes se confient, en privé, redouter de « mal dire », de « s'exposer ». La peur d'être accusé d'antisémitisme ou d'être écarté de leurs rédactions les pousse parfois à l'autocensure. Pour certains, évoquer les souffrances palestiniennes revient à s'exposer à des représailles symboliques, politiques ou économiques. Mais là encore, comme nous le confiait l'historien Dominique Vidal, « ce silence contribue à une perception déséquilibrée du conflit, et alimente une vision déshumanisée des Palestiniens ».
Vient enfin l'argument budgétaire, beaucoup de rédactions généralistes avançant le manque de moyens comme justification à leur retrait. Envoyer des journalistes à La Haye, maintenir des correspondants en Palestine, produire des formats longs… : tout cela a un coût. En crise, le modèle économique des grands médias ne permettrait pas ces déploiements. Les dirigeants de médias savent pourtant trouver des ressources quand ils le jugent « nécessaire »… En janvier 2020 par exemple, ils n'auront pas lésiné sur les moyens pour dépêcher nombre de leurs équipes et têtes d'affiche au Liban ou au Japon afin que ces dernières arrachent des « scoops » concernant l'évasion de Carlos Ghosn, l'ancien patron de Renaud-Nissan-Mitsubishi… Encore une fois, c'est donc une question de choix. A fortiori lorsqu'on constate que certains médias, au modèle économique autrement plus précaire, produisent une couverture incroyablement plus riche de la situation en Palestine. Et ce, sans même parler de la possibilité de relayer les témoignages du terrain, qu'ils proviennent de journalistes palestiniens ou de multiples autres acteurs accessibles, de retour de Gaza ou sur place. Mais rien n'y fait. Même les médias indépendants, souvent perçus comme plus sensibles aux luttes sociales ou aux causes internationales, ne se dégagent pas de cette responsabilité. Ils ne peuvent pas « tout faire », certes. Mais pourquoi si peu d'articles sur les audiences de la CIJ ? Pourquoi si peu de paroles palestiniennes relayées dans des formats approfondis ? Je l'ai vécu en tant que journaliste indépendante. J'ai pu me rendre trois fois à La Haye et la question de l'argent revenait toujours. « Tu peux t'y rendre, mais pour 2 jours seulement », m'a-t-on rétorqué une première fois en février 2024, après plusieurs jours à négocier et débattre de l'importance de ces audiences. « Pas de budget, désolée », ai-je entendu la deuxième fois. « On ne peut pas te payer plus d'une pige », m'a-t-on dit la troisième fois… Le manque d'argent ne saurait être une excuse universelle. Il y a toujours de la place pour le choix.
Choisir de ne pas couvrir Gaza, c'est aussi choisir de couvrir autre chose à la place. Quand les rédactions généralistes ont choisi, mois après mois, de ne pas parler de Gaza, de ne pas couvrir la justice internationale, de ne pas exposer les récits palestiniens, elles ont fabriqué un silence politique. Elles ont dépolitisé l'histoire, affaibli la mémoire collective et nourri l'indifférence. Quand elles ont choisi de ne pas rapporter les tortures, de ne pas faire état des violations du droit humanitaire et d'ignorer les acteurs du droit international, elles ont contribué à décrédibiliser la justice. Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, s'en émeut depuis dix-neuf mois : « L'indifférence médiatique permet la répétition des crimes », nous confiait-elle lors de son passage à Paris le 5 avril 2025 aux Assises pour la Palestine.
Le devoir d'informer ne consiste pas à relater ce qui fait le plus de bruit. Il implique de regarder là où les projecteurs dominants ne vont plus, de documenter les marges, de faire entendre ce que d'autres veulent faire taire, de redonner une voix à ceux qui en sont privés. Le choix de regarder ailleurs est politique. Et il aura, demain – comme il en avait hier – un coût professionnel, moral et démocratique de grande ampleur au sein des grands médias français.
Amina Kalache