24.10.2024 à 23:18
Ne manquez pas la discussion entre deux nouvelles figures de la réflexion politique: Thibault Biscahie, de l’université de Montréal, auteur de « Généalogie inquiète du macronisme » pour le site de QG, et Cole Stangler, correspondant à Marseille pour de nombreux grands titres de la presse états-unienne. Une réflexion très stimulante sur la maladie des démocraties française et américaine
24.10.2024 à 23:14
Retrouvez notre grand entretien réalisé à Montréal avec le philosophe canadien Alain Deneault, auteur de « La Médiocratie » et « Politiques de l’extrême centre », qui vient de faire paraître « Faire Que ! » chez Lux. Face au défis climatiques extrêmes, et à la possibilité d’un anéantissement total du monde, comment faire encore de la politique et mobiliser les énergies collectives ? Un entretien ouvrant des voies inédites, avec l’une des nouvelles grande figures de la pensée mondiale
24.10.2024 à 11:52
Des semaines que je travaille à cet article pour vous montrer de l’intérieur comment on en arrive à porter plainte dans les affaires de violences sexistes et sexuelles.
Comment pèse-t-on le pour et le contre ? Comment la vérité s’impose ? Comment un devoir de témoignage vous prend par le col un matin ? Comment la protection d’autrui et la sororité/ adelphité est la clé sociétale de Me Too ? De comment la confiance en la parole (avec la formule: « Je te crois » ) est la condition de cette refonte ? De comment on avance pas à pas pour ce grand changement, cette belle bascule, cette révolution qui compostait depuis des siècles avec le patriarcat et la culture du viol ?
Et puis voilà, Caroline Fourest sort aux éditions Grasset La vertige Me Too, essai polémique s’il en est, tordu de toute part par des effets de manche, truffé d’approximations et de contre-vérités. Si l’objet de son combat qu’elle dit féministe en était resté entre les bureaux de Franc-Tireur et Saint-Germain-des-Près, cela aurait été parfait. Mais Caroline Fourest a appris depuis des années à donner de l’ampleur aux choses. Elle est spécialiste de tout. Elle devient surtout spécialiste d’un backlash en prônant, sans aucune nuance, la nuance avec un phrasé ganaché. Sa nuance à elle. Une nuance à qui elle prête toutes les vertus. Une nuance qui est depuis longtemps la marotte d’intellectuels médiatiques qui voient dans les combats nécessaires, une brutalité simpliste, ou une absence de subtilités, là où à un moment donné, il faut trancher dans le lard. La nuance de Caroline Fourest est un luxe qu’on ne peut plus se permettre dans un état d’urgence. Caroline Fourest propose le dialogue et la discussion « posée » à des femmes, à des victimes à qui on n’a jamais donné la parole. Parole qu’elles ont arrachée grâce à l’agit-prop, en utilisant les outils numériques démocratiques. En effet, tout le monde a voix au chapitre avec les réseaux sociaux.
Je ne débunkerai pas toutes les approximations et mensonges de son ouvrage, car ils sont nombreux à l’avoir déjà fait et son éditeur va avoir à répondre à Mediapart, notamment de cette vision toute personnelle que Caroline a de la vérité. Je ne reviendrai pas sur son féminisme d’un autre temps qui pour elle est le seul qui vaille. Un féminisme à la papa avec des bons et des mauvais points, des bonnes et des mauvaises victimes. Caroline pense que ce qu’elle nomme le néo-féminisme va trop loin, peut-être est-ce elle qui n’avance pas ? « On va toujours trop loin pour ceux qui ne vont nulle part », a écrit Pierre Falardeau (cinéaste canadien). Il a aussi écrit: « Pour les lâches, la liberté est toujours extrémiste. »
Caroline Fourest nous reproche d’être « une meute« , d’être sans mesure, d’être « trop » ? (Sic, aurait-elle oubliée que « La meute » – la manada – est justement le terme qui avait désigné les 5 violeurs de Pampelune en Espagne durant l’été 2016.) Caroline ne connaît peut-être pas la colère liée à l’injustice. Elle n’a probablement pas vécu en sa chair la violence de l’attaque. Dans sa propre chair.
On m’opposera mon manque d’objectivité, certes. Tant mieux, je suis totalement légitime et je reviens de l’enfer. Ecoutez bien les horreurs, sentez l’odeur de votre sang, suturez à vif vos plaies. Sans nuance.
Donc. Caroline Fourest avec moult mouvements de mains en moulinets, déroule sur absolument tous les plateaux, sa thèse putassière et pas très épaisse face à l’ampleur d’un phénomène qu’elle ne comprend pas.
C’est toujours dommage de voir une intelligence qui se brade par vanité. Car oui Caroline est intelligente et c’est en cela qu’elle est dangereuse pour beaucoup de victimes qui vont se la fermer et pour beaucoup d’hommes qui vont trouver en elle une alliée en jupon à leurs crimes. Sa stratégie est fine, elle veut opposer l’émotion à la réflexion. Pour énoncer cela, elle parle d’une voix basse avec des mots clairs de pédiatre.
Caroline est calme. Ainsi que les hommes tolèrent les femmes dans le débat. En substance : notre ressenti et nos paroles libérées nous aveuglent et engendrent une dérive. Elle, elle est raisonnable et du haut de sa colline, elle a bien analysé. Elle sait tout bien mieux que nous. Après le Mansplaining, voici le « Fourestplaining« .
Soit. Je pense aux amazones d’antan, je pense à l’importance de la révolte, de la violence requise pour se défendre. Je pense à Sartre qui dit que la violence permet d’entrer en communication avec autrui. (En gros: « Tu ne m’écoutes pas ? Je vais crier. ») Je pense à Marx qui écrit que la violence permet d’accoucher d’une société libre, de renverser les rapports de classe.
Force est de constater qu’une certaine violence est salutaire pour survivre. À un moment, on n’a d’autre choix que de se battre. Nous naissons dans le sang. Les fondements de notre République, de notre pays, le jalon de notre nation sont les violences nécessaires de la Révolution Française. Si Caroline Fourest a la possibilité de s’exprimer alors qu’elle vient du peuple, c’est parce quelques têtes ont été coupées.
Revenons à mon Traité à l’usage de celles qui portent plainte. Je vous le livre maintenant. Que la lecture de mes questionnements vous encourage à ne surtout pas vous taire. Fi des nuances, de la lâcheté, de la mollesse, de l’entre-deux, du en-même-temps. J’ai mis presque vingt ans à me relever avec fracas. Gagnez du temps !
Florence Porcel a porté plainte contre PPDA pour viol en 2021. 22 autres femmes portées par son courage ont suivi et ont parlé. Les témoignages se sont accumulés durant des semaines, des mois. J’ai lu tout cela avec effroi, jours après jours. Des jours lunaires.
Voilà qu’elles parlaient avec mes mots. Elles avaient, pour certaines, vécu la même chose que moi avec le même bonhomme. Elles étaient moi.
On se croit unique, on n’est souvent qu’un duplicata dans la névrose des agresseurs sériels.
Me voilà à réaliser que je suis surement un petit papillon épinglé dans un cadre. Ces petits papillons aux ailes bleues ou nacrés ou cuivré. Je m’aperçois que cet homme vivait avec un filet en bandoulière, à côté de ses couilles et qu’il chassait inlassablement. Je le vois m’épingler avec de fines aiguilles sur un bout de liège aux côtés de Florence, Stéphanie ou Emmanuelle. La pointe de ses aiguilles fines nous crucifiant pour l’éternité et pour son unique plaisir. La pointe de son sexe, dard piquant. Un pointeur.
La sérialité, parlons-en.
« Si j’avais su que le piège venait d’être verrouillé par des portes épaisses »
En novembre 2003, Quai du Point du jour, nuit noire, un mois de bascule dans ma vie à bien des niveaux. Suite à la sortie de mon premier livre Warm Up, aux éditions Flammarion, je suis invitée à une émission littéraire de PPDA sur TF1.
L’enregistrement terminé, il me confiture d’éloges et demande en ânonnant à me revoir pour m’aiguiller, me conseiller dans le monde littéraire qu’il connaît bien. À vrai dire, PPDA ne m’a jamais impressionné. Passe-plat de nouvelles triées, il prosodie d’une voix doucereuse les actualités avec la naphtaline d’un prisme politique. Il ne représente rien pour moi. J’ai grandi sans télé dans une famille où l’information nous arrivait par le Monde ou par France Culture. Je sais de lui vaguement qu’il n’est pas très éthique après son interview bidonnée de Fidel Castro et quelques affaires sombres d’argent. Je sais que sa fille s’est suicidée en se jetant sous les rames du métro avant de le rejoindre pour des vacances. Je connais son goût pour la foire aux vanités et son désir de postérité qu’il a du mal à se forger à coups de livres médiocres et de lèches auprès d’Académiciens corruptibles. Mais mon attachée de presse de l’époque me pousse fortement à accepter son invitation au JT de 20h et à échanger nos numéros de téléphone. Choses faites.
Quelques jours après, j’arrive au pied de la tour TF1 avec mon panier de courses improbables. Un kilo de pommes de terre qu’on m’a demandé d’acheter car oui, je vis encore au domicile parental. 25 ans, jeune âge un peu bâtard. Encore un visage poupon, et une peau lisse, à la limite de sentir encore le lait maternel, mais sur laquelle glisse dans les stries de ma vie, le sperme de mon amoureux.
La sérialité de PPDA, parlons-en. J’ai assisté au JT sur une chaise inconfortable face à lui. On m’a tendu une bouteille d’eau. Si j’avais su, quand les portes du studio se sont refermées, que j’étais coincée dans une souricière, une chausse-trappe. Si j’avais su que le piège venait d’être verrouillé par des portes épaisses. Si j’avais pu, par magie, voir toutes les jeunes femmes qui s’étaient précédemment assises là où l’on m’avait assise comme le dessert de l’ogre. La même chaise, le même mètre carré, à la même heure, la même bouteille d’eau, la croix marquée au sol pour le prompteur nous désignant comme la cible. Si vous aviez pu voir derrière vos écrans, la scène diabolique qui se jouait et se rejouait à l’infini. Si vous aviez su que ce sourire complice n’était pas pour vous mais pour moi, nous, dindons d’une farce cent fois pendable. Dans son viseur, nous: les biches.
La sérialité, parlons-en. Le même ascenseur, le même couloir, la même assistante qui nous fait asseoir dans le bureau, la même attente, les mêmes bruits de gens rassemblant leurs affaires avant que de rentrer chez eux. À la fenêtre, les mêmes lumières au-dessus du fleuve, les mêmes scintillantes nous avertissant de fuir. La même entrée tardive du monsieur, les mêmes tutoiements, les mêmes photos à décrypter : lui et les puissants du monde. Le même portrait de sa défunte fille, les mêmes phrases répétées à tous les biches, les mêmes parallèles avec Solenn pour les plus maigres d’entre nous, le même déplacement en rond, les mêmes voltes qu’un oiseau charognard fait au-dessus de la proie, d’ores et déjà condamnée.
Une sérialité digne du violeur de la Sambre. (Un homme qui se rendit coupable de 56 faits d’agressions sexuelles et de viols, NDLR). Une sérialité qui devrait faire sauter les prescriptions, car nous sommes à présent plus de 90 femmes à nous être manifestées.
De ses viols, de ses agressions, de ses harcèlements sur plus de trois décennies.
Quelques mois avant cette agression, j’avais réchappé à une septicémie qui m’avait clouée à l’hôpital pour des semaines. « La mort n’avait pas voulu de moi » comme l’a écrit Paul Verlaine à propos de Gaspard Hauseur, l’inconnu de Ansbach (histoire géniale). Phrase que certains s’attribuent par défaut de génie.
La mort n’a pas voulu de moi. Mais vous le savez aussi bien que moi, il existe d’autres morts. Et cet homme hâbleur et mielleux au sévère visage plâtré de poudre de riz, comme un bouffon, me l’a servi après l’heure du dîner alors que j’ai toujours eu beaucoup de mal à manger.
Cette autre mort, c’est le cambriolage de mon corps, cette effraction musclée au sol. Des manières de racaille en cravate pour lui qui doit se croire beau, un hidalgo, une rose entre les dents. Cette autre mort, c’est sa salive comme de la pisse sur mon cerveau, ce sont ses mains lourdes de tous les crimes que les femmes lui reprocheront bientôt.
Novembre 2003, Quai du Point du Jour, une nuit noire où j’ai fui. J’ai senti mes seins aplatis au sol par son vice sur de la moquette qui devait déjà s’encrouter de sa semence que tous les soirs d’agression il lâchait par terre avant de s’essuyer le sexe. Combien de fois changeait-on la moquette de ce funeste bureau à TF1, tour imposante, première chaine européenne?
Quai du Point du Jour. De cette nuit, je suis restée une mèche fumante. Un rien me déclenche dans la peur et dans la méfiance. Le Quai du Point du jour est pour moi l’aube d’années crépusculaires.
Plus d’une décennie que j’ai passée, le dos tourné au soleil, allant de folies en folies. Des jours tombant comme des fantassins. Une union, un enfant, les draps en lin du domicile conjugal qui grattent ma vie. Mes os qui se cognent dans mon sommeil et me réveillent. La moelle de ces mêmes os pointus qu’une dépression sucera pour des années. Presque dix-huit étés à me cadavérer auprès d’une cheminée. Un banal drame privé.
« 19 ans de souffrances, une prescription assassine«
2021, en dominos, des successions de plaintes et de témoignages s’avalanchent sur PPDA. Je découvre avec horreur et dégoût, l’immensité des dégâts. Je me suis crue seule durant 18 ans, nous étions une armée en dormance. Florence Porcel a été la grenade. Avec Me Too, j’ai récupéré la narration de ma vie. Mon histoire s’avère être commune mais c’est en cela qu’elle est intéressante. Elle est universelle. Elle a tous les visages: votre mère, votre sœur, votre ex, votre boss. Vous qui me lisez, vous nous connaissez. Vous nous croisez tous les jours. Sinon vous êtes l’une d’entre nous qui n’ose pas encore s’en ouvrir. Je suis mille. Vous êtes des millions.
Printemps 2022, je sais que je suis prescrite. La loi pense que j’ai trop tardé ou que j’ai pris mon temps. À quoi ? À pourrir.
Ce temps pris, qui me disqualifie, n’a plus à démontrer son utilité dorénavant, tant on nous a expliqué ce qu’est la sidération. Ce temps pris, c’est à cause du silence qu’on m’oppose quand j’en parle, du statut de victime que je ne veux pas endosser pour mon amour propre, et c’est aussi pour beaucoup à cause d’une époque où le sexisme et la misogynie était le modus vivendi de la société. On m’a dit souvent durant ma vie: « Sers les dents, sers les cuisses ».
Mars, Avril, Mai ont été des heures de discussion avec mon père, au téléphone, ou côte à côte dans la voiture à peser le pour et le contre. La balance penche. Cela risque de faire du bruit. Mon nom et mon visage seront jetés aux lions. J’aurai la disgrâce. Les gens zoomeront sur toutes les photos de moi traquant ce qu’il y a de faux, de non-authentique, de mensonger. Mon passé sera passé à la loupe. La question qui sera sur toutes les lèvres sera celle de ma bonne moralité. Sur X, on me jugera et on m’insultera certainement. On me calomniera. On dira qu’avec le genre de livres que j’écris, je l’ai bien cherché. Que je fais ça pour l’argent (oups). En France, on ne gagne jamais d’argent comme les gens se l’imaginent après avoir vu qu’aux USA, ces histoires se règlent à coup de millions de dollars. Dans le meilleur des cas, une femme qui porte plainte en France et qui voit son affaire (rarement) jugée et qui gagne (on parle en années) verra le remboursement de ses frais d’avocat et au mieux quelquefois (si elle est au civil) un petit dédommagement des « préjudices » s’apparentant au prix d’un treizième mois.
Été 2022, je décide de me rendre publique car je n’ai aucune honte. Non, je ne ressens AUCUNE honte. La seule honte qui me traverse est pour les silencieux autour de moi et toutes ces personnes qui savaient et qui se sont éloignées brutalement. Au nom de quoi ? D’une réputation ? D’un travail ? D’un prix littéraire ? D’une paix confortable et menteuse ? En tout cas, pas par conviction, c’est certain.
C’est une fin août de tergiversations et de conseils auprès d’autres victimes. Par téléphone car à ce moment, je n’en connais aucune personnellement. Nous ne parlons pas des faits pour ne pas nous influencer. Nous ne parlons que de l’après, que du comment, que de notre protection. Honnêtement, aucune ne me pousse, car elles connaissent déjà le prix à payer. Mais en cela, elles sont délicates car elles savent que le chemin vers le dépôt de plainte est profondément personnel. Je réfléchis à la responsabilité que j’ai de me signaler auprès du Parquet au nom de la vérité et par sororité. Je comprends que ma parole pèsera, et aidera celles qui perdent pieds plus que moi. Je rencontre de nombreux journalistes, je commence à témoigner au fond de salle de cafés et je mesure dans leurs yeux l’importance de mon témoignage pour une affaire jalon. Je répète sans fin cette nuit de novembre 2003. J’en sue. J’en fume. Je n’en mange plus. À chaque fois que le rendez-vous se finit, sur le trottoir, je me sens une toute petite chose. En rentrant chez moi, chaque soir, je regarde mon fils adolescent. Comment va-t-il vivre cela ?
Septembre 2022, j’envoie un e-mail au Major qui s’occupe de l’enquête. La rapidité de sa réponse me surprend. Je suis convoquée au 36 rue du Bastion à côté du Tribunal de Grande Instance dans quelques jours. Ça y est, le recul est impossible. M’arrêter dans ma démarche de justice est impensable.
La veille, je n’en dors pas. J’ai en moi l’image du compost. Ce truc au fond du jardin où l’on met les déchets organiques, épluchures de fruits et légumes, restes de repas, feuilles de thé détrempé, marc de café, fleurs fanées, trognons de pommes, papier léger. De tout ce qu’on rejette et qui s’est dégradé en pourriture en ressort un terreau riche d’excellente qualité. Je me suis compostée durant toutes ses années. À présent, il est temps qu’en naissent des choses saines.
Voilà à quoi sert ce temps que la justice refuse de nous donner encore aujourd’hui.
La femme en compost roule par une chaude journée à travers Paris. En me garant, je ne sais le temps que cela va prendre et je ne sais quel montant décider pour mon stationnement. J’opte pour le maximum, j’ai des choses à dire. Le prix d’une vie.
« Troublant mais libérateur »
Le 36 rue du bastion est un endroit ultra-sécurisé. Il y a des sas et des caméras dans des salles d’attente uniques. On vient me chercher. Tout est solennel.
L’enquêteur ferme la porte d’une pièce et je dépose ma peine en plainte. Des heures de sueur où il m’interroge sur des choses techniques, de l’intime, mais aussi sur des choses relevant de l’anecdotique. C’est troublant mais libérateur. Formé à la Brigade des Mineurs, il fait preuve de psychologie et d’écoute. Néanmoins revient cette question: « Comment étiez-vous habillée ? »
Je m’en rappelle parfaitement. Je lui réponds « En Chanel. » Il semble interloqué. « Comment ça en Chanel ? Vous portiez une jupe ? »
Affirmatif. « Oui mais en tweed. » J’insiste sur le tweed car le tweed n’est pas réputé sexy et contrebalance le fait que, oui, j’étais en jupe et en collant Monoprix. Collant qui empêchera mon agresseur d’introduire ses doigts en moi.
Je ne sais pas où je dois poser mon regard. J’ai lu que les regards qu’ils soient à droite ou à gauche indiquaient si l’on dit la vérité ou pas. Je me demande ce que dégage mon langage corporel, si la couleur de mon pull a une incidence sur ce qu’il perçoit de mes propos. Si mon rouge à lèvres ne le trouble pas. C’est un homme, je suis une femme, je lui parle de sexe.
Il s’épargne certaines précautions au nom du témoignage, c’est normal. Je revis en bouffée de chaleur, cette soirée d’horreur. Déposer plainte est une épreuve. C’est une chose sérieuse, je le sais. Sérieux à tel point que lorsqu’on va aux toilettes se rafraîchir, l’enquêteur vous escorte. Et c’est de ce sérieux dont j’ai eu besoin durant toutes ses années où l’on ne m’a pas prise au sérieux.
Je rentre fébrile chez moi, mais libérée. Ainsi que je l’ai dit à un média, la main que PPDA tentait de mettre dans ma culotte, cette main coupable, je l’ai laissée à la Police. Le procès-verbal dans mon sac est un petit tas de feuilles. Légères, si légères. Légère, ainsi que je me sens. Délestée. En paix.
Septembre 2022, je peaufine avec Anne Diatkine la journaliste, une interview que j’ai donnée à Libération. Elle incorpore des données du procès-verbal. Cette interview est celle qui va rendre publique ma plainte. Quelques jours passent, je vais mal. Un photographe passe à la maison faire mon portrait. Je ne veux pas sourire, je ne dois pas sourire. Je porte un pull noir et mes longs cheveux lisses, rayés en leur milieu, me donnent un air dur de veuve sicilienne. J’accepte cette image dramatique de moi. Elle est à l’égal de la tragédie vécue.
Anne Diatkine m’appelle avant le week-end et me dit: « C’est pour le début de semaine ». Je passe un samedi et un dimanche en panique. Je ne vois personne, je n’en ai parlé à personne hormis à mon père et deux de mes amis. Pour mon fils, j’ai juste évoqué l’affaire et l’éventualité d’une mise en lumière.
La veille sur le web, vers 21h, je me découvre en couverture de Libération. L’information est sortie. Nous y sommes. Mon père au téléphone me calme.
Timides excuses et demi regrets
Jour de la parution : 19 septemrbe 2022. Il s’avère que de longue date, j’avais un rendez-vous de travail. Ma présence au bureau sera plus excitante pour mon interlocutrice, le Libération tout chaud sur ses genoux, que mon projet d’émission. Elle s’émoustille en demandant des détails qui m’atteignent et me gênent. En même temps, mon téléphone s’affole. Toutes les radios et toutes les télés du pays ont mon numéro. En fin de matinée, je trie, je rappelle. L’après-midi, je donne des interviews en marchant entreles plateaux des télés ou des radios qui m’invitent. Tous veulent dans l’heure, mon témoignage si possible huileux de pleurs. Une journée de taxis et de regards attristés sur ma personne. « Ma pauvre », qu’on me répète. Ou bien encore: « Toi également ? » ou « Je connais Machine, elle aussi. »
Je rentre vers minuit. Mon fils adolescent est à moitié en colère, à moitié indifférent. J’ai besoin qu’on me serre dans les bras. Sur mon répondeur, des messages de connaissances d’antan qui disent effectivement se souvenir de « mon histoire ». En texto, j’ai notamment des excuses de Laurent Baffie pour sa cruauté lors de mon passage chez Ardisson à Tout le monde en parle.
Dans cette émission, je serai accueillie par un « y’a de la meuf » ou plus tard par un « chaudasse. » Une caméra se placera au niveau de mes cuisses sous la table. Le même traitement quasiment dont souffrira Nelly Arcan sur la même émission version canadienne et qui la mènera à son magnifique texte La robe, et ensuite à son suicide.
Quand on parle de culture du viol, c’est probablement parce que j’ai été traité dans ce show comme de la chair fraîche sur France Télévisions pour mon livre qu’un PPDA, mais aussi que tous les autres hommes, se sont crus autorisés à me considérer comme OK. Un consentement tacite et national. Dans le métro, je serai poursuivie par des hommes me criant « Y’a la pute de chez Ardisson », la même semaine que mon agression par PPDA. J’apprécie l’excuse deux décennies plus tard car cette image me colle à la peau encore. Pour exemple, le journal Marianne en 2005 s’était fendu d’un article sur la nouvelle génération d’écrivains. Y étaient en photos, et nommés : Florian Zeller, Lolita Pille, Nicolas Rey… et moi. Nous étions qualifiés de « littérature tête à claques ». On aura tous à dealer dans le futur avec le « délit de belle gueule » portant ombre sur notre légitimité à être publié.
Lendemain de la parution: près d’une centaine de messages.
Et dans ces messages, il y a un marmonnement plaintif de Frédéric Beigbeder. Il était mon éditeur en 2003. Le lundi suivant l’agression, je suis allée dans son bureau pour m’en plaindre, il a ri avec Houellebecq. C’est vrai, c’est tellement drôle ! Vingt ans plus tard, il ne semble toujours pas comprendre ni ma douleur, ni l’enjeu. Son marmonnement ? Beigbeder est trop malin pour jouer le candide. Il apprécie d’être cynique. Il se croit dans Les Liaisons Dangereuses mashupé d’Illusions perdues. Il joue à la poupée géante, y va de son rire sardonique et prend toutes les femmes pour des tarifées. Il ne comprend pas que j’ai parlé de lui. Il ne voit pas qu’il fait partie du problème. Le lendemain de ce lendemain-là, il a pourtant dû apprendre sa convocation au 36 pour des explications. Frédéric Beigbeder aura beau porté la barbe de bon père de famille, avoir des élans mystiques lucratifs et des retours à la nature médiatisés, il reste tout de même celui qui fait très régulièrement des haltes dans tous les commissariats de France et de Navarre soit pour consommation de cocaïne sur le capot d’une voiture aux abords des Champs Elysées, tel un Saoudien en villégiature, soit pour répondre d’une accusation de viol sur mineure (la plainte a été classée en juillet 2024, NDLR).
Il est passé d’un « Je ne me souviens pas » à « Je suis désolé si je n’ai pas réagi en 2003 comme je le ferai aujourd’hui ». Surement vexé, bien décidé à laver son honneur, rapidement il écrit comme un masculiniste rote dans un coin, Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé (Albin Michel), ouvrage riche d’enseignements sur les circonvolutions cérébrales d’un homme qui s’est cristallisé en 1990. Sans me nommer, il m’accablera dans cet essai de mauvais goût. Frédéric Beigbeder ? Il m’a toujours fait penser à un pull Benetton qui bouloche, un peu usé, pas de bonne qualité, ayant perdu sa forme et flottant au gré de ce qu’il estime être dans le vent, toujours à la mode en retard donc couleur démodée, passé et essoré mille fois à la machine ou au tribunal pour divorces ou autres affaires. On passera sur son amitié avec le pédophile Matzneff. Sa sortie de garde à vue dans sa dernière affaire lui offrira tribune pour se moquer du plateau repas servi pendant son audition. Je lui propose d’écrire le guide du routard des commissariats.
On m’a craché deux fois au visage dans ma vie. La première fois en 1993, c’était un néo-nazi à Bonn qui me criait de rentrer en Turquie.
La seconde fois, c’était ce lendemain de la Une de Libération. Place Denfert-Rochereau, je suis sur mon scooter au feu rouge. Deux hommes, la cinquantaine me reconnaissent et ricanent avec leurs attachés-cases à la main. Je maintiens leur regard. Le feu passe au vert et lorsque je démarre, en pleine face, je reçois le crachat. Je continue à rouler pour m’éloigner d’eux et passer la place qui a un trafic continue. Je m’arrête sur le bord d’un trottoir et c’est du revers de ma manche que j’essuie de mon visage et les glaires de l’homme et mes larmes qui coulent en silence. Deux minutes. Je décide de ne pas en faire une histoire. C’est cela aussi que de témoigner, que de porter plainte. C’est ainsi qu’on traite les femmes en France de nos jours. C’est le climat actuel anti Me Too.
Si vous portez plainte, voilà ce que vivrez. Sachez-le.
Ce crachat-là, je le porte comme une médaille de mon combat. Rutilant, c’est mon blason. C’est ma récompense pour être aller au champ d’honneur.
« La lutte, le combat ne souffre pas de pincettes ni de précautions«
Alors qu’on ne vienne pas me parler de Paix des sexes comme l’a aussi développé Tristane Banon aux éditions de l’Observatoire. Tristane Banon en pleine promotion de son essai, à qui l’on n’a rien demandé mais qui fera une tribune dans le Figaro pour défendre Frédéric Beigbeder, juré du Prix Renaudot, suite à mes accusations. On a les combats qu’on mérit : défendre Beigbeder en est un. Arguant que son menton en galoche l’a complexé et en a fait un grand sensible ne sachant comment aborder les femmes, Tristane Banon sans honte aucune nous démontre que lancer des billets au visage d’une femme dont on est le supérieur hiérarchique pour réclamer des baisers est le propre du consentement. Euh, sérieusement…?
Le pacifisme de Tristane Banon. Tout comme la nuance de Caroline Fourest, parlons-en un chouia. Je plussoie, bien sûr, le pacifisme est louable. Je lui dis même: « Peace & Love » du haut de son duplex de Boulogne.
Mais.
En appeler à la paix des sexes
quand à l’heure où j’écris, nous venons de dépasser les cent femmes tuées en France,
quand 83% des morts au sein du couple sont des femmes,
quand seules 6% des femmes ayant subies des violences portent plainte,
quand 0,6 % des affaires débouchent sur une condamnation,
quand toutes les 2 minutes 30 une femme subit un viol ou une tentative de viol,
quand moins de 10% des 94.000 femmes portant plaintes pour viol ou tentatives seront des fausses accusations.
C’est donc dans ce contexte que Caroline Fourest en appelle à la nuance. Dans son nuancier, elle pense que nous plaçons grossièrement une main sur un genou au même niveau qu’un viol. Elle n’a donc pas compris ce qu’est le patriarcat et la masculinité toxique: la base du combat féministe.
Mais revenons à son employée Tristane Banon qui oublie également dans son « vrai » féminisme qu’elle est revenue d’une bataille qu’elle n’a pas menée seule. Je l’ai vu place du Châtelet, haranguer la foule de femmes venues la défendre dans l’affaire DSK.
Questions : L’a-t-on vu dernièrement prendre la défense des femmes dans une affaire Me Too française? L’a-t-on vu offrir son témoignage dans l’affaire PPDA à nous toutes, victimes, alors qu’elle lui a dédié plusieurs de ses livres et qu’ils étaient très proches à cette époque ? L’a-t-on vu, maintenant que les choses sont du passé pour elle et qu’elle mène une carrière qu’elle attendait nerveusement, s’engager auprès des femmes et des associations qui l’ont portée, aidée, encouragée. Sa sororité est élastique.
La mienne ne le sera jamais. Grâce à l’association Me Too Media qui fédère une communauté aidante et puissante. J’y ai trouvé des centaines de sœurs. On y pleure, on y rit, on y débat, on épluche la presse, on recueille les victimes, on supplée aux frais d’avocat, on se conseille, on organise des colloques de réflexions, on porte la voix de celles qui ne le peuvent pas encore. Le pouvoir de ces associations et de ces collectifs est phénoménal. J’enjoins chaque victime à se rapprocher d’un groupe d’entraide. Ma sororité sera toujours entière. Je garde de mes saisons vénézuéliennes un Hasta Siempre chevillé à mon corps sinon tatoué dans ma chair. La lutte, le combat ne souffre pas de pincettes, ni de précautions.
« Oui, mais, les carrières brisées. »
« Oui, mais cloué au pilori. »
Quelle carrière brisée ? Celle de Johnny Depp qui m’insulte d’un « Sauvage » à chaque abribus, contrat Dior à 20 millions de dollars. Carrière brisée montant les marches à Cannes ? Carrière brisée d’un Luc Besson ? Carrière brisée d’un Depardieu qui a l’âge de la retraite ? PPDA a-t-il à ce jour été au pilori ? Lui a-t-on retiré ses légions d’honneur ? Non, il voyage, il continue ses mondanités, il a des projets, il a des soutiens de puissants (je ne nommerai personne car la loi m’en empêche). Qui de tous ses hommes a été répudié, ruiné, ravagé, pendu, tué ? Aucun.
« Maintenant vous savez tout, ou en partie«
Septembre 2022, pour fuir la déferlante, je me suis exilée un temps en Suisse à Genève. Il y faisait soleil mais frais. J’ai toujours apprécié la neutralité de ce pays qui comme une pastille à la menthe, vous aère la tête. Ce pays comme une bouteille d’eau gazeuse nettoie le corps d’un pschitt effervescent.
J’y ai grignoté des carrés de chocolat avec mon ami Raphaël, celui qui fait au pinceau des fresques d’oiseaux et de plantes exotiques à travers la planète. Homme tout plein de fantaisies, œil rieur, voix de tête mais cœur au ciel, la gentillesse de ceux qui ont perdu des amis. Il me parle de soie et de Loulou de la Falaise qui fut notre amie commune. Il me parle de soie et c’est de ça dont j’ai besoin. La douceur. Le glissement des choses.
Oui, que glisse sur moi la voix de Claire Chazal qui défendra PPDA en gentleman par un : « L’homme qu’elles (les accusatrices) qu’elles décrivent n’est pas celui que j’ai connu ».
En effet, elle a connu de lui, celui qui urina sur son canapé par vengeance et ira, de rage, découper ses vêtements au fond de la penderie.
« Il n’est en rien, ni dans la violence, ni dans la force. »
Claire Chazal au nom de la protection de son fils, occultera également ces photos volées d’un PPDA bloquant de son corps équipé d’un casque de moto, sa maîtresse Agathe Borne dont il a volé des écrits et dévoilé sa vie privée pour son livre Fragments d’une femme perdue. Il a été condamné par le Tribunal de Grande Instance pour cela.
Que glisse sur moi les grands absents : ma meilleure amie qui ne me rappelle plus car son mari dont elle est dépendante financièrement est en affaire avec un homme accusé. Je sais qu’elle reviendra vers moi un jour. C’est la loi des femmes.
Que glisse sur moi, l’absence physique de l’homme que j’aime durant ses mois compliqués. Que glissent sur moi, les proches disparus, les piges perdus dans les journaux. L’intérêt de cela est que le tri dorénavant pour moi, est fait en amont. Les imbéciles ne viennent pas vers moi. Que glisse sur moi le silence du père de mon fils qui sera entendu à la Police au même titre que Houellebecq, comme témoin.
Que glisse sur moi tous ces gens qui font les étonnés à la radio et à la télé, je sais, je vous vois. Vous étiez à ma table chez moi quand j’ai toujours raconté ma tentative de viol par PPDA. Vous y alliez de vos anecdotes entre la poire et le fromage. Que glissent sur moi, ces agenouillés dans la boue, ces quelques-uns qui cherchent à se laver. Je vous voir tenter un Metoowashing en amont quand l’idée même du consentement vous a toujours été étrangère. Que glissent sur moi, vous les complices qui pouvez promouvoir les livres de Beigbeder et d’Isild Le Besco.
Que glissent sur moi ces attachés de presse que je revois encore face à moi, tresser des louanges à Alain Sarde qui faisait mine de vouloir acheter les droits de mon livre, mais pour cela il fallait que j’aille passer une nuit au Ritz. En 2003, Googler les gens ne se faisait pas – mais vous saviez qu’il avait été impliqué sérieusement dans l’affaire de proxénétisme et de viols Brumark-Bourgeois en 1999. Alain Sarde, producteur et ami fidèle de Roman Polanski.
Maintenant vous savez tout, ou en partie.
« Pour nous toutes et tous »
Aujourd’hui, septembre 2024, je suis revenue de tout. J’écoute Jeanne Cherhal et « Plus rien ne me fera mal ». Parce que je suis terriblement forte. Nous sommes terriblement fortes après avoir porté plainte, après avoir témoigné. Parce que le backlash ne s’imposera pas quand je vois ses milliers de femmes et d’hommes dans la rue.
Et comme par droit de citoyenne, je réclame le droit d’énoncer des charges et de dénoncer ceux qui font du mal. Je ne jette pas en pâture, je laisse chacun-chacune le droit à la parole.
Il y a la violence étatique, la violence des classements sans suite. Il y a des fouillis de plainte, de la paperasse de drames, des liasses de crimes qu’il est plus aisé de clôturer en non-lieux.
La violence Me Too, elle est là. Dans cette justice lente auquel le peuple est obligé de suppléer par des actions. La violence Me Too est que cela se finit rarement au tribunal. Alors faute de tribunal, oui, j’admets le tribunal médiatique pour alerter. Pourquoi ? Parce que quand j’évoque à des gens l’affaire PPDA, ils pensent tous à tort que l’affaire est déjà finie.
On me répond souvent :
« Ah, il n’est toujours pas en prison ? »
« Non. » Pourquoi ? Je vous pose la question.
ENVOI :
Combien est folie la constellation des femmes agressées, violées en France
Combien c’est folie de porter plainte,
Combien c’est folie d’aller de mieux en mieux,
Combien c’est folie que de changer le monde !
Je suis disposée à revivre tout cela. Pour nous toutes et tous. J’étais prescrite mais mon témoignage public et ma plainte ont encouragé une non-prescrite à sauter le pas et à prendre le relais du combat.
Si vous êtes victime, portez plainte.
Bénédicte Martin