
15.12.2025 à 22:38
Une enquête vient de révéler l’ampleur du projet « Moulino » : l’entraînement intensif et la modernisation de l’armée russe par l’Allemagne.
<p>Cet article L’affaire des Mistral et l’affaire Moulino a été publié par desk russie.</p>
L’auteur montre comment, à partir de 2008, Poutine sera presque parvenu à moderniser radicalement son armée d’invasion, grâce à la France et à l’Allemagne. Il s’agit, du côté français, du projet de vente à la Russie des bâtiments de guerre Mistral, déjà largement documenté, et du côté allemand, du « projet Moulino » : l’entraînement intensif et la modernisation de l’armée russe. Ce projet, jusqu’ici largement passé sous silence, une enquête fouillée parue outre-Rhin en octobre 2025 vient d’en révéler l’ampleur.
Au 20e sommet de l’OTAN à Bucarest (2-4 avril 2008), le Président des États-Unis George W. Bush souhaitait faire adopter le « Plan d’action pour l’adhésion » de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN (Membership Action Plan ou MAP) qui aurait alors protégé ces deux pays de toute agression de la Russie. Le 3 avril, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, soucieux de ménager la Russie de Poutine et Medvedev, s’y opposent frontalement, et font adopter par les délégations le « compromis de Bucarest », un texte non contraignant – et « l’une des plus grandes erreurs de l’histoire de ce siècle » selon la première ministre lituanienne Ingrida Simonyte.
Comprenant alors que les pays membres de l’OTAN sont divisés, et que ceux-ci ne bougeront pas si la Russie devait intervenir dans son ancien pré carré, Vladimir Poutine est désormais à l’affût du moindre incident qui lui servira de prétexte pour attaquer sans plus tarder sa prochaine cible, la Géorgie, présidée par le pro-occidental Mikheil Saakachvili : ce sera chose faite tout juste 4 mois après le Sommet de Bucarest…
La Russie a facilement « gagné » contre la Géorgie, certes… Mais l’armée russe, minée par la corruption et manifestement peu adaptée à une guerre offensive, y a très médiocrement combattu. Vladimir Poutine ordonne alors à son état-major un plan global de modernisation radicale de l’appareil militaire russe. Pour doter l’armée russe de technologies de pointe et lui donner un maximum d’efficacité, il n’hésite pas à se tourner simultanément vers deux pays occidentaux où il a détecté ces ressources : la France et l’Allemagne ! Sans trop d’états d’âme, les gouvernements français et allemand vont engager dès 2008 des partenariats stratégiques promettant d’être juteux. À peu près au même moment, en 2011, les deux pays signent deux gros contrats de coopération militaire avec Moscou.
Déjà largement documenté1, le feuilleton du projet de vente des Mistral français à la Russie mérite néanmoins qu’on en retrace les péripéties et les dessous, afin de dégager sa symétrie et sa complémentarité avec l’autre feuilleton, allemand cette fois, celui de « l’affaire Moulino ».
Fin octobre 2008 – soit juste 3 mois après l’occupation par la Russie de 20 % du territoire de la Géorgie – l’amiral Vissotski, chef d’état-major de la marine russe, visite en France le Salon Euronaval au Bourget. Il y tombe en arrêt devant la maquette du porte-hélicoptères français de la classe Mistral. Avec ce type de navire de guerre, s’exclame-t-il, les forces russes auraient pu régler leur compte aux forces géorgiennes « en quarante minutes au lieu de 26 heures ! ». Le directeur d’un think tank moscovite proche du pouvoir russe, Rouslan Poukhov renchérit : « Nous avons vite compris que le Mistral pouvait donner un grand avantage à l’armée russe dans certaines circonstances […]. Imaginez une émeute violente contre la minorité russophone en Estonie. Grâce au Mistral, notre marine pourrait en quelques heures débarquer assez de troupes ou d’hélicos pour protéger les Russes. » Le même Poukhov confirmera plus tard que « oui, nous aurions pu utiliser le Mistral en Crimée ».
Le Mistral est un gros porte-hélicoptères long de 200 mètres, et plus exactement un « bâtiment de projection et de commandement » (BPC) particulièrement adapté à des opérations de débarquement ; il est capable de commander une flotte de plusieurs navires et de transporter rapidement vers un théâtre d’opération à des centaines de kilomètres un état-major complet, et jusqu’à 900 soldats, 16 hélicoptères lourds et 70 véhicules blindés. Il est équipé d’appareils très sophistiqués, dont le « système de gestion de combat Senit 9 », des radars et des moyens de communication électroniques et de commandement.
Le Président Sarkozy, son Premier ministre François Fillon et les autres membres du gouvernement vont s’engager à fond pour la vente des Mistral français aux décideurs russes qui se sont montrés si impressionnés par ces navires. Il s’agit non seulement de promouvoir un fleuron de la technologie tricolore, mais aussi, bien entendu, de sécuriser des emplois dans la construction navale française en difficulté : Nicolas Sarkozy parlera de 1 200 emplois sauvegardés sur 4 ans si la France parvient à conclure un deal avec la Russie.

Nicolas Sarkozy, qui affiche volontiers sa confiance en Dmitri Medvedev, promu par Poutine président de la Russie en 2008, n’hésite pas à légitimer son pari géostratégique par des hypothèses politiques pour le moins risquées : à la Conférence annuelle sur la sécurité de Munich en février 2009, il va jusqu’à déclarer que « [la Russie] qui a tant de problèmes démographiques n’est pas un pays qui spontanément est porté à une agressivité militaire avec ses voisins ». Son Premier ministre François Fillon, tout aussi enthousiaste, n’est pas en reste, qui affirmait en novembre 2008 que « la Russie est aujourd’hui une démocratie ».
Côté français, le projet est pourtant loin de faire consensus : de nombreuses réticences s’expriment, chez les diplomates comme chez les hauts gradés militaires. Les « transferts de technologies à risque » inquiètent jusqu’aux représentants du syndicat CFDT.
Malgré ces réticences, Nicolas Sarkozy tranchera pour la vente des BPC à la Russie en septembre 2009, en Conseil restreint à l’Elysée. Il propose juste de les livrer sans les technologies sensibles, un principe qui ne sera pas respecté…
Dans une tribune publiée dans Le Monde du 26 novembre 2009, André Glucksmann dénonce alors les conséquences funestes d’un tel deal : « Fournissant [désormais] à Poutine les armes d’un débarquement rapide en Géorgie, en Crimée, voire dans les pays baltes, notre message est clair : allez-y ! Quoi que fasse l’armée russe, nous ne protesterons qu’après coup, devant le fait accompli, donc en vain parce que trop tard. »
Le 1er mars 2010, Nicolas Sarkozy, accueillant à Paris Dmitri Medvedev à l’occasion du lancement de l’ « année France-Russie », annonce l’ouverture de « négociations exclusives » sur la vente des BPC, dans le cadre d’un véritable « partenariat stratégique ».
Dès juillet 2010, la partie russe, parfaitement informée de l’urgence pour la France de sauver grâce à cette commande les Chantiers de Saint-Nazaire, fait monter les enchères : le général Makarov, chef d’état-major de l’armée russe exige et obtient de la France la promesse de fournir « un bateau entièrement équipé », avec notamment des moyens de communication sophistiqués, et de transférer à la Russie lese technologies sensibles équipant les Mistral. La France, qui avait d’abord assuré ne vouloir livrer aux Russes qu’une « coquille vide », cédera aux exigences russes et acceptera de fournir le système de combat du BPC, mais sans les systèmes de communication dont la livraison aurait exigé l’accord des pays membres de l’OTAN.
Le 24 décembre 2010, la nouvelle offre ayant été validée sur la base des exigences russes, Dmitri Medvedev confirme à Nicolas Sarkozy l’achat ferme pour 1,2 milliards d’euros par la marine russe de deux premiers Mistral, appelés à être suivis par deux autres qui seraient cette fois fabriqués en Russie. Le premier, le Vladivostok devait être livré le 1er novembre 2014, le deuxième, le Sébastopol, le 1er novembre 2015.
Le 25 janvier 2011, au terme de presque deux ans de négociations, Alain Juppé, successeur d’Hervé Morin au ministère de la Défense, et le vice-premier ministre russe Igor Setchine, proche parmi les proches de Poutine – et qui préside aussi OSK, le plus grand groupe russe de construction navale –, signent à Saint-Nazaire, en présence de Nicolas Sarkozy, un accord intergouvernemental portant sur la fabrication de quatre navires de guerre Mistral pour la marine russe.
Au-delà de cet accord, la volonté de la France et de la Russie est d’entamer une coopération militaire à plus long terme : le communiqué de l’Élysée confirme le souhait des deux pays « de développer des partenariats d’envergure dans tous les domaines, y compris celui de la défense et de la sécurité ». .
Le 15 mai 2012, le socialiste François Hollande succède à Nicolas Sarkozy à la présidence de la République française. Mais le changement de majorité n’a pas d’incidence directe sur la coopération militaire franco-russe telle qu’engagée sous la présidence précédente.
Le Vladivostok est baptisé en toute discrétion par un pope orthodoxe le 15 octobre 2013 à Saint-Nazaire ; en février 2014, les travaux nécessaires pour l’accueil du navire en Russie sont achevés. À Saint-Nazaire, on se prépare à accueillir en juin 2014 plusieurs centaines de marins russes pour qu’ils soient formés à la manœuvre des Mistral…
Ce sont les événements en Crimée qui vont changer la donne. L’annexion de la Crimée à la Fédération de Russie, décrétée le 18 mars 2014, plonge le gouvernement de François Hollande dans le plus grand embarras.
Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, qui naguère encore avait fièrement assuré à son homologue allemand Steinmeier que la France ne renoncerait pas à la vente de ses porte-hélicoptères, se sent désormais obligé de changer son fusil d’épaule : « Si Poutine continue ce qu’il fait, nous pouvons envisager d’annuler ces ventes, […] mais nous demanderons à d’autres, je pense notamment aux Britanniques, de faire l’équivalent avec les avoirs russes des oligarques à Londres. Les sanctions doivent toucher tout le monde », déclare-t-il le 17 mars. Désormais, la quasi-totalité des pays amis, en particulier ceux du « flanc oriental de l’OTAN », pressent le gouvernement français de renoncer à la vente des Mistral à la Russie. La Présidente lituanienne, Dalia Grybauskaité, avertit qu’ « il est temps d’arrêter la “mistralisation” de la politique européenne » !Le 17 juillet 2014, un Boeing 777 de la compagnie d’aviation civile Malaysia Airlines effectuant la liaison Amsterdam – Kuala Lumpur, est abattu par un missile russe au-dessus de l’Ukraine, causant la mort de ses 298 occupants. Le 28 juillet 2014, les pays membres de l’UE s’accordent alors sur de nouvelles sanctions contre la Russie, l’Allemagne allant jusqu’à demander l’arrêt total de toute vente d’armes à la Russie.
Le 21 juillet 2014, c’est au tour du Premier ministre britannique David Cameron d’indiquer qu’il est « impensable » de livrer les Mistral à la Russie, compte tenu du contexte.
Le 29 juillet, le ministre japonais de la Défense apostrophe son homologue Jean-Yves Le Drian : « Arrêtez cette vente ! ». Le Japon craint que la Russie puisse se servir un jour de ces navires de guerre contre les îles Kouriles.
Enfin, le 31 juillet 2014, le New York Times affirme qu’il y va désormais de « l’honneur de la France » de renoncer à cette vente.
. L’été 2014 sera encore une période de flottement et de tergiversations : impossible de reculer désormais et de renoncer à cette vente, martèlent ses partisans, si on veut éviter aux Chantiers navals de Saint-Nazaire de payer la pénalité de 251 millions d’euros prévue en cas de dédit, en plus du remboursement aux Russes de la somme qu’ils ont déjà versée ; impossible de ruiner aussi la réputation de la France comme fournisseur d’armements sur le marché mondial.

Le 3 septembre 2014, à la veille du sommet de l’OTAN de Newport, François Hollande qui, encore en juin, ne voulait en aucun cas « remettre en cause la signature de la France », décide de surseoir à la vente des navires de guerre français à Moscou, considérant qu’ « au vu de la situation en Ukraine, les conditions ne sont plus réunies à ce jour pour autoriser la livraison des BPC ». Les syndicats concernés des chantiers navals sont partagés, mais ce sont surtout les réactions des partis politiques qui sont significatives, en ce qu’elles annoncent déjà très largement leur position huit ans plus tard face à la guerre d’agression russe en Ukraine. Le Parti socialiste se défend d’avoir cédé aux pressions des alliés de la France, et justifie une décision « mesurée », susceptible de « créer les conditions de l’arrêt des combats » en Ukraine, et les écologistes s’en félicitent. En revanche, les partis de la droite modérée et, plus encore, les formations souverainistes et la droite et la gauche extrêmes récusent autant les sanctions européennes déjà prises contre la Russie qu’une « stratégie de la tension croissante avec la Russie » (Henri Guaino, alors député UMP). Une « décision très grave parce qu’elle révèle notre soumission à la diplomatie américaine », estime ainsi Marine Le Pen, Présidente du Front National. Jean-Luc Mélenchon s’insurge contre « une trahison insupportable » et une « faute géopolitique », commises rien moins que « sous la pression de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis ».
Les médias allemands ont beaucoup parlé depuis un certain nombre d’années de l’ascension fulgurante de la société allemande Rheinmetall, devenue en quelques décennies le plus puissant fabricant d’armes d’Europe occidentale. Ils n’ont jamais évoqué en revanche l’implication de ce Konzern dans un ambitieux projet de coopération militaire germano-russe, activement soutenu à partir de 2008 par le gouvernement allemand, au moment où le gouvernement français faisait tout pour faire vendre à Moscou les porte-hélicoptères Mistral.
C’est aux recherches effectuées par deux journalistes allemands, publiées en octobre dans un livre qui est déjà devenu un best-seller outre-Rhin, Quel fiasco ! Investigations sur l’histoire de la politique allemande envers la Russie2, ainsi qu’à la divulgation et à l’analyse de cette enquête dans les médias allemands, que l’on doit les révélations tardives sur ce que nous appellerons ici « l’affaire Moulino ».
Remontons d’abord au 25 septembre 2001. Ce jour-là, le nouveau maître du Kremlin, qui a obtenu l’exceptionnel privilège de pouvoir s’adresser aux députés allemands réunis au Bundestag, leur annonce avec le sourire – et dans la langue de Goethe ! – une véritable lune de miel pour de longues années entre l’Allemagne réunifiée et la Russie. Conscient du besoin urgent qu’a la Russie de la puissance économique et financière allemande pour reprendre des couleurs après le démembrement récent de l’URSS, Vladimir Poutine se livre alors à un extraordinaire exercice de câlinothérapie, caressant tellement l’Allemagne et sa classe politique dans le sens du poil qu’il recevra une ovation debout de l’ensemble des parlementaires allemands.
Dans le débat avec le nouveau Président russe au sein de la Commission des Affaires étrangères du Bundestag, seul un député chrétien-démocrate, un certain Friedrich Merz, aujourd’hui Chancelier fédéral, osera interroger Vladimir Poutine sur la guerre et les massacres qu’il a orchestrés dans la deuxième guerre de Tchétchénie lancée en août 1999. Merz n’obtiendra pas le moindre éclaircissement de sa part…
Six ans plus tard, Vladimir Poutine revient en Allemagne, cette fois à Munich, pour la 43e Conférence annuelle sur la Sécurité. Les temps ont changé : la Russie vient de connaître pendant plusieurs années un essor économique inespéré, notamment grâce à l’envolée du prix des hydrocarbures. Ce 10 février 2007, Poutine, en position de force, peut enfin sortir du bois et dégainer : dans un discours violent, il remet en cause l’hégémonie américaine et dénonce l’élargissement à l’Est de l’OTAN, qu’il considère comme une provocation, tout en passant sous silence le rejet systématique par la Russie des nombreuses offres occidentales de partenariat qui lui ont été proposées.
En 2008, faute de pouvoir récupérer dans le giron russe la totalité de la Géorgie, Poutine se contentera de 20 % de son territoire, mais il se promet de faire mieux et plus vite la prochaine fois, grâce à une modernisation radicale de ses forces armées. C’est là que commence notre histoire.
Les militaires russes ont été emballés par le centre de simulation de l’armée de terre d’Altmark, au nord de Magdebourg, dans le Land de Saxe-Anhalt (ex-RDA) et ils souhaitent vivement sa réplication en Russie. Altmark, c’est le plus grand centre de ce type en Europe, et probablement le plus moderne, selon la Bundeswehr. Il comprend des complexes de tir, mais aussi de véritables villes et villages d’entraînement au combat construits à cet effet, avec toutes les infrastructures des zones urbaines : écoles, prisons, cimetières, prisons, autoroutes, etc.Cerise sur le gâteau, c’est justement Rheinmetall qui gère le fonctionnement et les équipements ultra-modernes du centre (lasers, outils informatiques de simulations de combats et de commandement).
Le gouvernement d’Angela Merkel accueille très favorablement la demande russe de coopération militaire dans les centres d’entraînement de la Bundeswehr. L’ex-général Josef Niebecker – ancien conseiller militaire du très russophile chancelier Gerhard Schröder jusqu’à 2005 – confirme que « consigne avait été donnée d’accueillir favorablement les souhaits de coopération exprimés par la partie russe ». Le ministère de la Défense allemand estimait qu’un tel projet de coopération militaire était un « instrument de confiance » qui ne pouvait que favoriser la paix… Thomas de Maizière, ministre fédéral de la Défense depuis le 3 mars 2011, sera l’un des seuls officiels à faire part de ses objections, mais il cédera vite sous la pression conjuguée de députés de la CDU (son propre parti), de l’appareil de la Bundeswehr, des industriels enfin. Les Allemands iront jusqu’à créer une « Commission germano-russe en matière d’armement», privilège qui pourtant n’avait été réservé jusqu’ici qu’aux seuls pays alliés…
Une délégation russe, conduite par le ministre de la Défense russe Anatoli Serdioukov, prédécesseur de Sergueï Choïgou, et par le général Nikolaï Makarov, chef d’état-major des forces armées russes, est invitée par le ministère de la Défense allemand à visiter le champ de manœuvres et d’entraînement d’Altmark pour y assister à une démonstration des guerres du futur, mettant en jeu les matériels militaires dernier cri développés par Rheinmetall. Cette démonstration sera même filmée par la chaîne TV militaire d’État Zvezda, une chaîne dite « patriotique » et qui diffuse déjà de la propagande anti-occidentale…
La délégation russe se rend ensuite, le 17 juin 2011, à Unterlüss, petite bourgade où la société Rheinmetall fabrique des munitions et des armes et gère son propre champ de tir, qui est la plus vaste zone privée d’essais militaires d’Europe. C’est le jour de la signature solennelle du contrat entre Rheinmetall et un prestataire du ministère de la Défense russe pour un projet d’envergure, d’un milliard d’euros au bas mot. Klaus Eberhardt, alors président du directoire de Rheinmetall, exulte à l’idée de « pouvoir démontrer en Russie » à quel point sa société est bien un « leader mondial ». La mise en place du Centre d’entraînement de Moulino, prélude à un programme ambitieux de coopération militaire
La mise en place d’un premier « Russian Army Training Center » est prévue à Moulino, petit bourg de l’oblast de Nijni Novgorod dans la région de la Volga, à 413 kilomètres à l’est de Moscou, qui accueille également l’une des plus vastes bases militaires russes. Le projet est estimé à 135 millions d’euros. Le futur centre de Moulino préfigure la mise sur pied, programmée pour la période de 2011 à 2020, de huit centres d’entraînement du même type dans chacune des cinq zones militaires de Russie.
L’accord inclut un programme de remise en état et de modernisation des équipements militaires russes. Il prévoit même, malgré de fortes réticences de la partie russe à cette proposition allemande, d’interconnecter les structures de commandement russe et allemande en détachant un officier allemand auprès de l’état-major des forces armées russes, en échange d’un officier russe auprès de l’’état-major des forces armées allemandes à Strausberg, dans le Land du Brandebourg – où n’étaient habilités à siéger jusqu’ici que les militaires de pays de l’OTAN.
En France, les partisans de la vente à la Russie des Mistral au sein du gouvernement Sarkozy pouvaient se prévaloir de retrouver à cette occasion « l’esprit de l’alliance franco-russe de 1892 » qui avait perduré jusqu’à 1917, tandis qu’en Allemagne, le méga-projet germano-russe « Moulino » ressuscite des souvenirs pour le moins gênants : celui du récent Sommet de l’OTAN de 2008, et même celui du Traité de Rapallo en 1922 !Il a de quoi inquiéter particulièrement la Pologne, la Finlande et les États baltes : le « compromis boiteux » arraché par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy au Sommet de l’OTAN de Bucarest le 3 avril 2008, qui privait la Géorgie et l’Ukraine de toute perspective prochaine d’adhésion à l’OTAN, n’était-il pas un encouragement pour la Russie à intervenir militairement dans ces deux pays ? Les alliés du flanc oriental de l’OTAN se demandent donc si, concernant les visées de la Russie, l’Allemagne a vraiment tiré les bonnes conclusions de l’histoire.
Ils s’inquiètent notamment du projet germano-russe de manœuvres conjointes avec simulations de combat, programmé entre le 22 juillet et le 11 août 2013 sur le terrain de la base militaire de Kamenka, au nord de Saint-Pétersbourg, avec la participation de 60 soldats allemands et de ces véhicules blindés allemands du type Boxer, qui intéressent furieusement les militaires russes. Kamenka n’est qu’à environ 75 kilomètres de la Finlande. Et les soldats allemands sont censés y combattre « en frères d’armes » au côté de leurs homologues russes. Mais au fait : contre quel ennemi virtuel ? Le malaise est à son comble lorsque l’agence de presse officielle russe Novosti publie fièrement une dépêche annonçant que des unités motorisées russes vont effectuer des manœuvres de concert avec leurs « collègues allemands », avec pour objectif « de localiser et d’anéantir des bandes armées » – une formulation si brutale qu’elle va alerter le ministère de la Défense allemand. Les manœuvres seront reportées à 2014… et elles n’auront finalement jamais lieu.
En outre la Pologne, la Finlande et les pays baltes n’ont jamais oublié le Traité de Rapallo et ses conséquences, et le font savoir aux Allemands : signé le 16 avril 1922 entre l’Allemagne de Weimar et le jeune pays des Soviets, future URSS, il visait à sortir de leur isolement les deux perdants de la Première guerre mondiale, et à contourner les dispositions du Traité de Versailles. Le Traité de Rapallo avait institué entre la Reichswehr et l’Armée Rouge une collaboration militaire secrète qui devait se prolonger jusqu’en 1933. Elle portait sur une aide soviétique au réarmement de l’armée allemande et aussi, précisément, avec la mise en place de camps d’entraînement allemands secrets en URSS – dont un centre d’études et d’entraînement des chars de combat à Kazan,une base secrète avec école d’aviation près de Lipetsk, et une école sur le maniement des gaz de combat à Chikhany.
Cette longue pratique de coopération militaire germano-russe des années 1920 facilitera aussi le 23 août 1939 la signature du Pacte Molotov-Ribbentrop et de ses funestes protocoles secrets.
À partir de 2013, les Allemands vont chercher à « limiter la casse ». À commencer par le chef d’état-major de la Bundeswehr, Volker Wieker, et par les responsables des ministères allemands de la Défense et des Affaires étrangères.Le projet d’échange d’officiers de chaque pays au siège respectif de l’état-major de l’autre pays est remisé, et le « simulateur de combat » promis par l’Allemagne pour Moulino ne sera pas mis en service.
En 2014, alors qu’on assiste, d’un peu loin, à une vraie guerre – en Crimée, et dans l’Est de l’Ukraine, où la Russie recourt aussi largement à des moyens non conventionnels (guerre hybride, déstabilisation, propagande pro-russe en Ukraine, création d’incidents pour justifier des buts de guerre, etc.) –, les experts occidentaux, et notamment allemands, commencent tout juste à se demander s’ils n’assistent pas là à la mise en œuvre de la « doctrine Guerassimov » . Le chef de l’État-major des forces armées russes n’avait-il pas déclaré en 2013 que désormais, au XXIe siècle, la « frontière entre les temps de guerre et de paix est devenue de plus en plus floue » et que les « moyens non militaires, politiques, économiques et humanitaires pour atteindre des objectifs stratégiques ont gagné en importance », ainsi que par « un large recours à la désinformation » ?
En 2015, soit deux ans après le début de la grande coalition entre la CDU/CSU d’Angela Merkel et le SPD, la décision tombe à Berlin : toute coopération militaire entre l’Allemagne et la Russie est stoppée, quelles que soient les conséquences politiques et financières désastreuses du grand projet avorté.
Décision d’autant plus douloureuse que Rheinmetall aura tout fait pour l’empêcher jusqu’au dernier moment : ses avocats se réclament des autorisations d’exportation déjà validées, ils arguent de ce que les équipements techniques pour Moulino seraient déjà quasiment tous produits et prêts à être livrés à la Russie, ils dénoncent une politique allemande qu’ils jugent trop restrictive en matière d’exportation d’armements. Enfin, ils engagent une procédure contre le gouvernement allemand dont la décision, selon eux, serait de nature à provoquer la faillite de Rheinmetall.
En février 2024, c’est sur le site du centre d’entraînement militaire pilote de Rheinmetall à Unterlüss, où avait été signé l’accord germano-russe, qu’Olaf Scholz et son ministre de la défense Boris Pistorius donnent le premier coup de pioche symbolique de la construction d’une nouvelle usine de fabrication de munitions. Objectif : augmenter la production à 700 000 unités par an. Cette fois, c’est l’Ukraine qui pourrait en bénéficier en grande partie.
Armin Papperger, le tout-puissant Président du Directoire de Rheinmetall, courtisé naguère par la Russie, est devenu la bête noire du Kremlin depuis qu’il coopère avec l’Ukraine en guerre ; il bénéficie de la même protection rapprochée que le chancelier allemand après plusieurs tentatives d’assassinats très probablement commanditées par Moscou.
En septembre 2021, les téléspectateurs du monde entier avaient d’ailleurs pu voir et revoir en boucle Valeri Guerassimov, assis au côté de Vladimir Poutine derrière les écrans et les consoles d’un poste de commandement, probablement sur le site même de Moulino ; ils y suivaient les grandes manœuvres conjointes de 200 000 soldats russes et bélarusses baptisées « Zapad », qui précèdèrent l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022… On ne saura probablement jamais si c’est Rheinmetall qui avait fourni les équipements si perfectionnés du poste de commandement de ces manœuvres…
Après son mandat entre 2007 et 2012, Nicolas Sarkozy, qui, à peine 10 mois après l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014 par la Russie, ne cachait pas son manque d’empathie pour l’Ukraine, et prétendait même savoir que « La Crimée choisit la Russie, on ne peut pas le leur reprocher » (à la Mutualité à Paris en janvier 2015), n’aura de cesse dès lors de se déclarer avoir «toujours été un ami de Vladimir Poutine » et de réaffirmer sa sympathie pour la Russie, « redevenue une puissance mondiale » (le 22 novembre 2018). Il se rendait d’ailleurs fréquemment en Russie, à l’invitation de son autre « ami », Kirill Dmitriev, créateur et PDG du Fonds d’investissements directs russe, un fonds souverain, réputé la « caisse noire » du Président Poutine3.
François Fillon, l’ex-Premier ministre de Nicolas Sarkozy, n’est pas en reste : fier d’une « relation professionnelle intense pendant cinq années, qui a été fructueuse pour l’économie française », il fustige dès le début du mois de septembre 2014, sur Europe 1, la décision de François Hollande de suspendre la livraison à la Russie de deux bâtiments Mistral, laquelle se serait faite « sous la contrainte, sous la pression » et « à la remorque des États-Unis, de l’OTAN ou de Mme Merkel », d’autant que « la Russie n’est pas notre adversaire, notre ennemie ». Et en 2021, François Fillon ira avec joie siéger au Conseil d’administration de la société russe de pétrochimie Sibur, et à celui de Zaroubejneft (hydrocarbures), qu’il devra bien tout de même, bon gré mal gré, quitter après l’invasion russe de l’Ukraine à grande échelle…
Hervé Morin, UDI, ministre de la défense à l’époque, et principal initiateur du projet, n’avait pas eu d’états d’âme jusqu’en 2014 mais, à partir d’août 2015, il a changé de position : « À l’époque, nous essayions de construire une nouvelle relation entre l’Union européenne, l’Alliance atlantique et la Russie. Mais […] la France ne peut pas livrer un bâtiment de guerre à un pays qui fait la guerre à un voisin ». […] Donc François Hollande a eu raison… de ne pas livrer les navires Mistral à la Russie. »
Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères de 2007 à 2010, prendra timidement ses distances en 2014 : « Nous nous sommes trompés, mais de bonne foi. »
On connaît le pitoyable parcours de Gerhard Schröder, Chancelier fédéral social-démocrate de 1998 à 2005, puis courtisan de Vladimir Poutine jusqu’à devenir son serviteur zélé, entre autres par un souci d’enrichissement personnel : on a même forgé outre-Rhin un néologisme pour caractériser son attitude : le « schröderisme » !
En revanche,, quelques-uns des anciens membres de la « Moskau-Connection », comme Frank-Walter Steinmeier, l’actuel Président fédéral et Sigmar Gabriel (SPD), ex-Ministre fédéral de l’Économie, puis des Affaires étrangères entre 2013 et 2018 dans le gouvernement de coalition d’Angela Merkel) ont ces dernières années reconnu leurs erreurs d’appréciation et des décisions erronées dans leur politique passée envers la Russie.
Mais aujourd’hui encore, certains représentants de la CDU/CSU tentent de justifier les errements de la politique allemande envers la Russie par les compromis qu’ils étaient censés faire avec leurs partenaires de coalition sociaux-démocrates, réputés russophiles. Or au moment de l’ « affaire Moulino », c’est bien la chrétienne-démocrate Angela Merkel qui était aux manettes, ayant succédé à Gerhard Schröder en 2005 pour présider aux destinées de l’Allemagne, et ce jusqu’en 2021. Il ne faudra pas compter sur Angela Merkel pour revenir sur cette affaire : elle affirme aujourd’hui sans sourciller ne jamais avoir commis d’erreurs importantes dans ses fonctions de chancelière.
Plus généralement, on trouve peu de responsables politiques allemands impliqués dans le « projet Moulino » capables ou désireux aujourd’hui de se souvenir de discussions contradictoires sur l’opportunité ou non en 2008 d’un deal d’envergure avec la Russie ou de s’en expliquer. L’ex-ministre de la Défense Thomas de Maizière, qui avait compétence pour ce projet de coopération, fait exception.Le Conseil fédéral de sécurité, organe interministériel rattaché à la Chancellerie fédérale, semble avoir omis à l’époque de discuter des implications stratégiques du projet, préférant ne débattre que sur l’aspect strictement commercial des exportations d’armements. Une lacune que le Chancelier actuel Friedrich Merz s’est proposé de combler en août 2025 avec la création d’un « Conseil national de sécurité ».
Quant à la société Rheinmetall, soucieuse de faire oublier cet épisode dérangeant, elle prétend n’avoir conclu la transaction avec Moscou que sous la très forte pression des politiques. La quasi-totalité des équipements high tech produits pour Moulino (dont 300 émetteurs lasers à monter sur des kalachnikov) serait restée entreposée dans le port de Bremerhaven. Rheinmetall » envisage après le 24 février 2022 de les livrer gratuitement, cette fois à l’Ukraine (solidarité et communication obligent !), mais ils vont se révéler finalement être rouillés et impropres à l’usage…
Ce sont les hauts gradés de la Bundeswehr qui se montreront les premiers soulagés de voir capoter le méga-projet « Moulino ». L’ex-général Niebecker déclare aujourd’hui : « Quel bonheur que ce projet ne se soit pas réalisé. Imaginez un peu ce que nous devrions nous reprocher aujourd’hui si c’était grâce à notre aide que l’armée russe avait fait un bond qualitatif. »
L’affaire de la vente des Mistral à la Russie n’a pas manqué de susciter les critiques les plus diverses en France sur les décideurs d’alors : calcul purement économique ? Naïveté face à l’évolution de la Russie ? Aveuglement ? Cynisme ? En Allemagne, « l’affaire Moulino » vient tout juste d’être éventée. Mais l’une et l’autre suscitent surtout des interrogations. Nos dirigeants politiques respectifs ont-ils eu du mal à percevoir que déjà à cette date, la Russie ne pensait qu’en termes militaires, l’armée et les services secrets étant ses seuls instruments de maintien du pouvoir ?
<p>Cet article L’affaire des Mistral et l’affaire Moulino a été publié par desk russie.</p>
15.12.2025 à 22:38
La décision des États membres de l’UE de geler indéfiniment les avoirs souverains russes ouvre la voie à un « prêt de réparation » pour l’Ukraine. Il faut désormais aller de l’avant.
<p>Cet article Utiliser les avoirs russes gelés en Belgique pour aider l’Ukraine est conforme au droit international a été publié par desk russie.</p>
Desk Russie reproduit une tribune collective publiée par le grand journal belge Le Soir. Les signataires affirment qu’au regard du droit international, l’usage des avoirs russes gelés pour financer l’aide à l’Ukraine est légal. Les objections d’Euroclear, du Premier ministre belge Bart De Wever et de son ministre des Affaires étrangères reposent sur des arguments infondés, soulignent les signataires. Nous saluons la décision des États membres de l’UE de geler indéfiniment les avoirs souverains russes, levant ainsi un obstacle majeur à la mise en œuvre d’un « prêt de réparation » de 210 milliards d’euros pour l’Ukraine. Mais il faut désormais aller de l’avant.
Comment financer l’aide à l’Ukraine ? La réponse a été donnée en mars dernier par 140 lauréats du Prix Nobel. Ils ont suggéré aux gouvernements détenteurs des actifs russes gelés « de débloquer ces fonds pour financer la reconstruction de l’Ukraine et l’indemnisation des victimes de la guerre afin que le pays puisse être rapidement reconstruit après la conclusion d’un accord de paix ». Une proposition allant dans ce sens est promue par la Commission européenne : un prêt de réparation de 140 milliards d’euros serait consenti à l’Ukraine, garanti par les avoirs de la Banque centrale russe bloqués depuis 2022. La Russie pourrait, en principe, recouvrer, une fois la paix signée, la propriété de ces actifs après avoir remboursé l’Ukraine, ce qui rendrait le prêt de réparations temporaire et réversible.
Lors du Conseil européen du 23 octobre, le Premier ministre De Wever s’y est opposé. La Belgique est en effet l’un des pays les plus concernés : une société belge, Euroclear, détient une grande partie des avoirs russes déposés en Europe, en l’occurrence 193 milliards d’euros. M. De Wever mettait en doute la légalité d’une telle mesure au regard du droit international et d’un contrat bilatéral passé par la Belgique avec la Russie. Par ailleurs, il refusait, non sans raison, que les risques d’une telle décision soient supportés par la seule Belgique.
Ses objections auraient dû être levées, le 24 novembre, par la déclaration de la Présidente de la Commission européenne, devant le Parlement européen. La proposition législative qui sera déposée au prochain Conseil européen (18-19 décembre), repose sur des bases juridiques solides, a-t-elle précisé. Et d’ajouter : « Je ne vois aucun scénario dans lequel les contribuables européens paieraient seuls la facture. » Le 27 novembre, M. De Wever a cependant confirmé son opposition, en avançant un nouveau motif : la proposition de la Commission serait de nature à perturber l’élaboration du « peace deal » en cours de discussion.
Il convient donc d’examiner la solidité de ses arguments, alors que le débat public est resté jusqu’ici très largement centré sur sa version et celle d’Euroclear.
Nombre de juristes ont depuis longtemps balayé l’argument de la supposée illégalité d’une telle mesure en droit international. En effet, la Russie a été reconnue par l’Assemblée générale des Nations Unies comme responsable de l’agression contre l’Ukraine. Elle tombe sous le coup de ce que le droit coutumier international a codifié comme « responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite ». La licéité de la proposition est fondée sur cette codification, élaborée par la Commission du droit international de l’ONU, qui reconnaît aux États le droit de recourir à des contre-mesures en réaction à un fait internationalement illicite.
La demande du Premier ministre d’une mutualisation des risques peut se comprendre. Il ne serait ni juste ni soutenable que la Belgique assume seule d’éventuelles conséquences financières d’une décision européenne. En présentant la proposition législative ce 3 décembre, la présidente de la Commission a affirmé que pratiquement toutes les préoccupations de la Belgique avaient été prises en compte, avec des mesures de sauvegardes très solides. « Une chose est sûre, nous partagerons le fardeau de manière équitable, comme le veut la tradition européenne. » D’autres pays européens non membres de l’UE pourraient d’ailleurs contribuer à garantir les risques.
L’un des principaux arguments consiste à affirmer que les banques centrales et les investisseurs perdraient confiance dans Euroclear, dans la Belgique, l’Union européenne et la zone euro. Cet argument mérite d’être nuancé. Les mesures envisagées ne visent pas des avoirs ordinaires, mais ceux d’un État reconnu comme responsable d’une agression armée par l’Assemblée générale des Nations Unies. De tels « faits internationalement illicites » sont, heureusement, rarissimes ; les contre-mesures qui y répondent n’ont donc pas vocation à être généralisées. Deux agences de notation viennent d’émettre l’avis que la décision n’affecterait pas la notation des États européens.
On peut se demander si, en affichant publiquement la crainte d’un discrédit, on ne contribue pas davantage à nourrir cette inquiétude. Invoquer le risque réputationnel dans ce contexte reviendrait à soutenir qu’il faudrait renoncer à saisir les avoirs bancaires de trafiquants de drogue ou les produits de la corruption, au motif que cela pourrait inquiéter les autres clients sur la sécurité de leurs fonds. C’est exactement l’inverse : ce qui fait la réputation d’un système financier, c’est sa capacité à distinguer les avoirs licites des avoirs illicites et à traiter ces derniers dans le respect du droit.
Le nouvel argument avancé selon lequel une décision de l’Union européenne serait de nature à mettre en péril le « peace deal » pose d’autres types de questions. Le plan américain prévoit notamment que les avoirs russes gelés en Europe seraient tout simplement débloqués, comme si la décision appartenait aux deux seuls protagonistes du deal et que la Russie pouvait être libérée de toute obligation de dédommagement. Une telle conception reviendrait à faire supporter l’essentiel du coût de la reconstruction par les contribuables occidentaux plutôt que par la Russie.
Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer que la Russie sortira victorieuse de la guerre, comme le soulignent des experts militaires. Conditionner la position européenne à un scénario aussi incertain reviendrait à affaiblir inutilement un important instrument de pression et à tourner le dos à un principe élémentaire de justice internationale : un État qui commet une agression ne peut pas espérer la paix à ses propres conditions, sans réparation pour les victimes.
Le texte de la proposition de la Commission n’est pas encore connu, mais il est temps qu’un débat contradictoire s’ouvre sur des analyses juridiques rigoureuses. Dès lors que la légalité de la proposition en droit international est établie et que la mutualisation des risques sera probablement actée, beaucoup des autres raisons d’inquiétude s’estompent. Il serait regrettable qu’en ne s’associant pas à la décision européenne, la Belgique perde de sa crédibilité en tant que soutien à l’Ukraine.
Francis Biesmans, économiste statisticien, professeur émérite, Université de Lorraine ; Samuel Cogolati, docteur en droit international (KU Leuven) ; Paul De Grauwe, professeur, John Paulson Chair in European Political Economy, London School of Economics and Political Science ; Pierre Klein, professeur, Centre de droit international, ULB ; André Lange, agent à la retraite d’une organisation internationale, membre du Conseil d’administration de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ; Gerard Roland, auparavant E. Morris Cox Professor of Economics and Professor of Political Science à UC Berkeley et à l’ULB.
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15.12.2025 à 22:38
Lecture de Léon Tolstoï, Le Royaume des cieux est en vous, traduit du russe en 1893 et réédité aujourd’hui.
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Philosophe et critique littéraire, Christophe Solioz propose sa lecture de Léon Tolstoï, Le Royaume des cieux est en vous, traduit du russe en 1893 et réédité aujourd’hui4.
Tolstoï voit rouge un 9 septembre 1892. Son train croise un convoi de soldats en mission pour mettre au pas des paysans révoltés qui défendent une forêt, qu’ils considèrent comme un bien commun. Si la révolte est légitime, sa brutale répression ne l’est en rien. L’écrivain est ulcéré par cet événement qui lui sert de révélateur : « Comme par un fait exprès, le hasard, après deux ans de méditation sur le même objet, me faisait être témoin, pour la première fois de ma vie, d’un fait dont la réalité brutale me montrait, avec une évidence complète, ce que j’avais vu depuis longtemps très nettement en théorie, que notre organisation sociale est établie non pas, comme aiment à se le représenter des hommes intéressés à l’ordre des choses actuel, sur des bases juridiques, mais sur la violence la plus grossière, sur l’assassinat et le supplice. » (p. 143)
Après son livre-manifeste En quoi consiste ma foi ? (1884) qui expose le credo de l’auteur et dénonce toutes les formes d’oppression, l’écrivain met en chantier Le Royaume des cieux est en vous5. Commencé en mars 1891 comme un pamphlet religieux, le livre devient, suite à l’incident susmentionné, un texte engagé qui tire à boulets rouges sur l’État, la guerre et l’Église. La triple condamnation est sans appel : l’État est dénoncé pour se maintenir par la peur, l’impôt et la conscription ; l’armée n’est qu’une école du crime ; et l’Église, en légitimant la violence de l’État et des armées, trahit le message évangélique.
Le ton est vif, la charge est frontale. L’épouse de l’écrivain s’alarme des risques encourus, mais c’est plus fort que lui : « J’écris ce que je pense et qui ne saurait plaire ni aux États, ni aux gens riches. » Publié début 1893, le livre sera censuré en Russie mais traduit la même année en français sous le titre Le salut est en vous. C’est cette traduction, dans une version sensiblement allégée – mais avantageusement complétée par la correspondance entre Gandhi et Tolstoï – qui est publiée en 2010 et reprise aujourd’hui6.
Répondant au livre phare de Nikolaï Tchernychevski, Que faire ? (1863) que son essai éponyme de 1885 reprend, la réponse fuse : la « non-résistance au mal par la violence ». Si l’expression est maladroite, l’idée fera son chemin et trouvera avec Gandhi la formulation qui fera mouche : « résistance non violente ». Il s’agit tant pour l’un que pour l’autre de refuser de coopérer avec l’injustice non pas en renversant les institutions par la violence, mais en se tenant à l’écart de toute pratique impliquant la violence.
Tolstoï pacifiste ? Certainement. Mais anarchiste ? Lisons son journal en date du 18 mai 1890 : « Les anarchistes ont raison en tout – et dans la négation de l’ordre existant, et dans l’affirmation qu’il ne peut être rien de pire que la violence du pouvoir étant donné les droits qui existent sans ce pouvoir. Ils se trompent seulement sur l’idée qu’on puisse instaurer l’anarchie par la révolution – institutionnaliser l’anarchie ! L’anarchie s’établira ; mais elle s’établira seulement par le fait qu’il y aura de plus en plus de gens à qui ne sera pas nécessaire la protection d’un pouvoir gouvernemental, et de plus en plus de gens qui auront honte d’appliquer ce pouvoir7. »
Si Tolstoï s’inscrit certes dans l’horizon d’un anarchisme chrétien8, il n’est pour autant ni militant ni acteur politique, comme le souligne Alain Refalo dans sa préface « Tolstoï prophète de la non-violence ». Et de préciser l’angle d’attaque du poète russe : « Tout le combat de Tolstoï sera de dénoncer les justifications de la violence derrière lesquelles les pouvoirs, l’État, l’armée, mais aussi les révolutionnaires s’abritent en permanence. » Et, comme une évidence : « Tolstoï anticipe des formes modernes de résistance non violente qui inspireront Gandhi, Martin Luther King ou encore les mouvements contemporains de désobéissance civile. »
La précision importe ici : si le poète prône l’insoumission non violente à l’État, c’est au nom d’une révolution personnelle. Dans la lignée d’un Kant, Tolstoï se pose en moraliste et en appelle à un perfectionnement moral : la révolution politique et sociale a pour condition « un état d’esprit moral qui suscitera chez les hommes la volonté d’agir envers les autres comme ils veulent qu’on agisse envers eux9. »
Tolstoï, l’essayiste comme l’écrivain, est sans concession : « “Comment !, s’écrieront ces hommes, vous voulez remplacer nos villes, avec leurs chemins de fer électriques, souterrains et aériens, leur éclairage électrique, musées, théâtres et monuments, par la commune rurale, forme grossière de la vie sociale depuis longtemps délaissée par l’humanité ?” Parfaitement, répondrai-je ; vos villes avec leurs quartiers de misérables, les slumsde Londres, de New-York et des autres grands centres, avec leurs maisons de tolérance, leurs banques, les bombes dirigées autant contre les ennemis du dedans que ceux du dehors, les prisons et les échafauds, les millions de soldats ; oui, on peut sans regret supprimer tout cela10. » Non conformiste, anarchiste, prônant la non-violence, le végétarisme, la frugalité, le retour à la nature et à un mode de vie plus simple, appelant à la décroissance, Tolstoï est d’une étonnante actualité.
Comme le démontre à l’envi Le Royaume des cieux est en vous, il n’en demeure pas moins que le moraliste prend le dessus sur un anarchiste dont on attendrait plus. Le refus de toute action collective ou engagement politique pourrait passer pour une limite de la pensée exposée dans ce maître-livre s’il n’avait inspiré le mahatma Gandhi, qui le lira comme une révélation. Avec Gandhi, le manifeste spirituel se métamorphose en une stratégie de lutte collective victorieuse. Gandhi transforme l’essai en montrant que la non-violence peut infléchir le cours de l’histoire, illustrant de belle façon qu’en définitive, c’est le lecteur qui « fait » le livre.
Il n’en demeure pas moins qu’après Sarajevo, Kyïv et Gaza, on peut douter que la vie de l’humanité soit « un mouvement incessant de l’obscurité vers la lumière » comme l’affirme Tolstoï non sans quelque naïveté. Quand bien même l’insoutenable se situe au-delà des mots et exige un engagement qui, de toute évidence, ne soit pas de salon et de notoriété, reste l’inconfortable question tolstoïenne : peut-on vraiment lutter contre le mal sans devenir complice de la violence que l’on combat ? Retenons de notre auteur le refus de toute irresponsabilité morale et la suggestion d’une ligne de conduite pour arpenter les chemins de l’après-guerre : « La condamnation de la violence ne saurait empêcher l’union des hommes ; toutefois, les unions fondées sur l’accord mutuel ne peuvent se former que lorsque seront détruites les unions fondées sur la violence11. »
<p>Cet article Tolstoï voit rouge a été publié par desk russie.</p>