
26.10.2025 à 16:57
En Russie, l’obsession d’un retour vers le passé est marquée non seulement par un arrêt du temps historique, mais aussi par une nostalgie croissante de la non-existence.
<p>Cet article L’anti-temps. Du rétro à l’archéo a été publié par desk russie.</p>
En 2023, Desk Russie a publié les deux premiers chapitres du livre du philosophe russo-américain Mikhaïl Epstein, L’antimonde russe, New-York, FrancTireurUSA, qui venait de paraître. Au vu du caractère prophétique de ce livre, et avec l’accord de l’auteur, nous publions plusieurs autres chapitres, en feuilleton. Ceci est le deuxième volet.
Le concept de « rétromanie » a gagné en popularité à la sortie en 2011 du livre Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, du journaliste et critique musical Simon Reynolds. Mêlant ironie, amertume et nostalgie, Reynolds écrit que l’avenir de la pop-culture, c’est son passé : recomposition de groupes de musique, réédition d’albums culte, remakes, mashups… Or les ressources du passé ne sont pas illimitées : que se passera-t-il lorsqu’on les aura épuisées, alors même qu’on aura désappris à créer quelque chose de nouveau ?
La rétromanie qui a commencé à s’imposer en Russie au XXIe siècle présente deux caractéristiques.
La première, c’est son ampleur. Il ne s’agit pas simplement de musique pop ou de culture pop, mais du mode de vie de tout un pays, de son système de valeurs et de son comportement sur la scène internationale. C’est une rétro-idéologie du pouvoir, une rétro-psychologie des masses, une ambition de retourner le cours de l’histoire vers le passé, un renforcement de la mentalité et des traditions rétro-soviétiques et rétro-impériales.
La seconde, c’est son dépassement du rétro lui-même. La rétromanie décrite par Reynolds ne remonte que quelques décennies dans le passé, pour reconstituer les styles des années 1960-1980. Un mouvement rétro similaire a lieu en Russie dans les années 1990, avec des projets télévisuels comme Chansons anciennes sur ce qui compte qui font revivre la scène musicale de la fin de l’ère soviétique, ou avec des films empreints de nostalgie tels qu’Au-dessus de l’eau sombre (réalisé par Dmitri Meskhiev). Plus tard, à partir de la fin des années 2000, la « stagnation » brejnévienne (zastoï), auparavant tournée en ridicule, revient à la mode dans la perspective d’une « stabilité », ou « merdilité », comme on dit alors avec ironie. Mais ensuite, le retour vers le passé s’accélère. Le cadre du rétro devient trop étroit pour décrire cette dégringolade vers l’archaïsme qui se produit en Russie au XXIe siècle. Comme au XXe siècle, la Russie devance le reste du monde dans un bond effréné, cette fois non plus vers un avenir communiste, mais vers son passé féodal. On rabat en toute hâte la fenêtre sur l’Europe [ouverte par Pierre le Grand avec la conquête de l’accès à la mer Baltique, NDLR] et les idéaux de la Moscovie d’avant Pierre le Grand renaissent. Ivan le Terrible et son opritchnina [police politique célèbre pour son extrême cruauté, NDLR] sont remis à l’honneur. Il ne s’agit plus d’être « rétro », mais « archéo » : s’installe l’archéocratie, dans une parfaite symétrie à la futurocratie soviétique. L’hymne de l’époque soviétique est de retour, sur une musique d’Alexandre Alexandrov et des paroles de Sergueï Mikhalkov. La victoire sur l’Allemagne nazie en 1945 est proclamée principale date « consolidatrice » de l’histoire russe. Le cœur de la conscience nationale s’enfonce de plus en plus dans le passé. En 2005, le « Jour de la libération des envahisseurs polonais et lituaniens » est institué fête de « l’unité nationale » en l’honneur de la défaite en 1612 de la garnison polonaise à Moscou. En 2008, à la suite du grand concours télévisé « Le nom de la Russie », c’est le « saint et pieux » prince Alexandre Nevski qui devient la figure principale de la Patrie. Le même qui a étendu le pouvoir de la Horde d’or à Novgorod, où il a crevé les yeux de ceux qui s’opposaient à l’oppression. C’était au XIIIe siècle. Au cours des huit siècles suivants, donc, aucun grand savant, écrivain, compositeur, penseur ou chef militaire semble n’avoir brillé plus que ce prince, lui qui s’est incliné devant les Mongols.
En 2009, le nouveau président Dmitri Medvedev, alors considéré comme « libéral », publie un manifeste sous forme d’article intitulé « En avant, la Russie ! ». Mais après le passe-passe du « roque » présidentiel et le retour de Vladimir Poutine pour un troisième mandat en 2012, l’histoire prend un cours évident. La devise de cette nouvelle période historique, en particulier après l’annexion de la Crimée en 2014, devient « Arrière toute, la Russie ! » Et plus généralement, « Arrière toute, le temps ! ». Une reconstruction de l’histoire mêlant différentes périodes se produit dans le pays. On reconstruit l’absolutisme, l’orthodoxie, le caractère national, les embrassades du tsar et du patriarche, les affrontements entre « cosaques et étudiants », entre autres. Dans la nostalgie de puissance de la Russie s’enchevêtrent la bataille de Koulikovo et la prise de Kazan, l’expulsion de l’envahisseur polonais, la victoire sur les Suédois à Poltava, la débâcle de l’armée napoléonienne, le triomphe de la Guerre patriotique de 1812… Les années 2010 sont remplies d’ « on peut le refaire » [slogan populaire sur la possible reconquête de Berlin, voire de toute l’Europe occidentale, NDLR], qui font allusion à tout et n’importe quoi : Ivan le Terrible et Staline, Alexandre II et Brejnev, les deux tsars Nicolas… Un immense jeu de rôle à l’échelle du pays entier ! Si l’Union soviétique s’est construite sur le modèle de l’utopie, la Russie post-soviétique glisse progressivement vers l’uchronie : un monde sans temps, hors du temps, au ralenti.
Rappelons significativement que Freud faisait un rapprochement entre l’instinct de mort et un retour à des états antérieurs de la vie, une volonté de répéter des événements et des expériences associés à la douleur et au déplaisir, afin de se libérer des tensions de la vie et de trouver la paix dans la mort. En ce sens, la répétition est la mère du repos. Freud écrit à ce sujet dans son ouvrage Au-delà du principe de plaisir (1920), où Thanatos est présenté pour la première fois comme un instinct indépendant, opposé à Éros : « Le fait nouveau et surprenant que nous voulons maintenant décrire est que la “répétition forcée” reproduit également des expériences du passé qui ne contiennent aucune possibilité de plaisir, qui ne peuvent entraîner aucune satisfaction, même pour des pulsions précédemment refoulées1. » Sans entrer dans les détails psychanalytiques, on peut supposer que le slogan « on peut le refaire », sous le signe duquel s’est déroulée en Russie toute la décennie qui a précédé la guerre en Ukraine (2012-2022), est l’expression la plus évidente de l’instinct de mort de la société. Et d’une manière générale, cette période, plongée dans l’obsession d’un retour vers le passé et la « reconstruction » de différentes batailles, royaumes et campagnes militaires, est marquée non seulement par un ralentissement progressif et un arrêt du temps historique, mais aussi par une nostalgie croissante de la non-existence.
C’est ainsi que survient un autre tournant, plus radical encore, vers une nouvelle métaphysique politique – du « rétro » au « nécro » : vers la nécrocratie. En outre, cette nécrocratie revendique d’emblée un statut législatif, c’est-à-dire qu’elle est pensée précisément en tant que système de pouvoir. Prenons un exemple grotesque, mais néanmoins caractéristique. Lors d’une conférence en 2016 à Saint-Pétersbourg intitulée « La foi et les affaires : la responsabilité sociale des entreprises », le directeur de l’Institut des stratégies économiques de l’Académie russe des sciences, Alexandre Agueïev, a déclaré qu’il était nécessaire de garantir légalement le droit des défunts de participer à la vie de la société. Il ne s’agissait pas de la résurrection physique des ancêtres – techniquement difficile –, préconisée par le philosophe Nikolaï Fiodorov dans sa philosophie de l’œuvre commune2, mais d’une résurrection électorale, politiquement motivée, pour ainsi dire. Considérant la Grande Guerre patriotique (la Seconde Guerre mondiale pour les Russes) comme le point de consolidation de la société, Agueïev proposait d’accorder le droit de vote aux 27 millions de citoyens soviétiques morts à la guerre :
« […] Les morts pourraient avoir une influence sur les affaires courantes du pays, au développement et au salut duquel ils ont directement contribué. Par exemple, leurs familles pourraient voter à leur place, a expliqué le scientifique. Il a également déclaré que le droit de vote devrait peut-être être accordé à plusieurs générations précédentes, et pas seulement aux personnes qui sont mortes à la guerre. La raison est la même : elles devraient avoir la possibilité d’influer sur les événements actuels, qui sont la continuation de leur propre vie3. »
Celui qui s’exprime ainsi n’est pas un vétéran décrépit ni un propagandiste de télévision. C’est Alexandre Ivanovitch Agueïev, directeur général de l’Institut des stratégies économiques de l’Académie russe des sciences, directeur de l’Institut international de recherche sur les problèmes de gestion, chef du département de gestion de projets commerciaux de l’Université nationale de recherche nucléaire (MEPhI), docteur en sciences économiques, professeur à l’Institut des relations internationales de Moscou (MGIMO)…
Huit ans plus tard, en mai 2024, au plus haut niveau législatif, Andreï Issaïev, député de la Douma et vice-président du groupe parlementaire Russie unie, a appelé à tenir compte du « droit de vote des générations disparues ». Voilà précisément ce qui distingue la démocratie russe des démocraties occidentales : dans ces dernières, seuls les votes des personnes vivantes comptent.
Aussi excentriques que puissent paraître ces appels à accorder des droits électoraux aux morts, ils révèlent le fondement mystique des ambitions du pouvoir actuel. Les nécrophiles et les nécromanciens russes comprennent-ils qu’en attirant les morts dans leurs rangs, ils ne font en réalité que grossir leurs rangs à eux ? Piotr Tchaadaïev, premier penseur russe original, a signé ses Lettres philosophiques de « Nécropolis » (il faisait référence à Moscou, la « ville des morts »).
Et voilà que le sarcasme de Tchaadaïev, après avoir fait un tour complet dans l’histoire du pays, se transforme en un projet d’État. Quant aux âmes mortes, sur lesquelles Tchitchikov, le personnage de Gogol, comptait faire fortune en les mettant en gage auprès du Conseil de tutelle et en obtenant pour chacune d’elles un crédit de deux cents roubles, elles deviennent désormais un instrument permettant de tirer un capital politique : grâce aux voix supplémentaires de dizaines de millions de morts, il est facile de faire élire tous les députés qui conviendront au pouvoir exécutif.
Bien entendu, reste à savoir pour qui et pour quoi voteront les défunts. Ceux qui sont morts pendant la Première Guerre mondiale voteront pour le tsar, ceux qui sont morts pendant la guerre civile voteront pour le communisme ou la monarchie, ceux qui sont morts pendant la Grande Guerre patriotique voteront pour Staline… Pourvu qu’une nouvelle guerre civile n’éclate pas entre les morts, semant de nouveau la mort parmi eux ! Ce serait du Fiodor Tiouttchev :
Couverts de sang, nous combattons les morts,
Ressuscités pour mourir à nouveau.
(1863)
Depuis 2014, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le « monde russe » a rapidement adopté de nouveaux rituels. La mort accueille symboliquement la nouvelle génération dès le berceau. On habille même les bébés d’uniformes militaires, c’est-à-dire qu’on les prépare à devenir de la chair à canon, comme s’ils naissaient directement pour l’au-delà. On fabrique des poussettes en forme de chars. On organise des défilés d’enfants soldats. Les membres de la Iounarmia, mouvement de jeunesse patriotique panrusse, bénéficient de privilèges pour accéder à l’enseignement supérieur. Lorsque les parents passent à leurs enfants un uniforme militaire, ils accomplissent en fait un sacrifice rituel. Mais cela n’est apparemment pas encore assez patriotique aux yeux des autorités. En 2019, au Conseil de la fédération, Viktor Bondarev, chef du comité de défense, ancien commandant des forces aériennes et spatiales russes, s’est adressé au ministre de l’Éducation : « […] l’enfant a peur du fusil, l’enfant ne sait pas ce qu’est une grenade et comment la lancer. Est-ce que vous pensez que c’est normal4 ? » Un enfant qui lance une grenade, voilà désormais la norme !
C’est ainsi que s’est préparée en Russie une nouvelle révolution, non pas politique, mais apocalyptique, dans ce pays à part où les morts prennent le pouvoir sur les vivants. En réalité, on pouvait s’y attendre : pendant tout un siècle, c’est un cadavre exposé dans la capitale du pays qui est resté le symbole du pouvoir politique. Une formule presque familière, frappée du sceau de Lénine, s’impose pour décrire l’époque actuelle : « la kleptocratie souveraine plus la thanatisation de tout le pays5. »
La thanatisation (de Thanatos, dieu grec personnifiant la mort) est le renforcement de l’instinct de mort dans la société, sa prédominance sur l’instinct d’amour (Éros). Parfois, les termes politiques tels que « totalitarisme », « libéralisme », « démocratie », « impérialisme », tirés du lexique d’autres époques, tournent déjà à vide pour nommer cet (anti-)monde contemporain. Pour décrire la situation actuelle, le vocabulaire issu de la psychologie, de la mythologie, de la métaphysique ou même simplement de la physique semble plus approprié. On pourrait parler d’entropie, de chaos, de lois de la thermodynamique, de la théorie générale des systèmes, du royaume de Thanatos. La thanatisation est ce dont parlaient Gogol dans Les Âmes mortes, Tchaadaïev dans Lettres philosophiques, Tchekhov dans La Salle n° 6, Platonov dans La fosse et Tchevengour, Chalamov dans Récits de la Kolyma, Mamleïev dans Chatouny. Toutes ces œuvres ont en commun de représenter le pays comme le royaume de la mort, où les rares survivants tentent désespérément de trouver le salut, pour eux et pour leurs proches.
Au début du XXe siècle, Dmitri Merejkovski6 évoquait déjà « les trois morts » que la Russie devait surmonter pour survivre : la puissance d’un État mort, mécanique et despotique ; l’immobilisme d’une hiérarchie ecclésiastique sclérosée, devenue partie intégrante de l’État et ayant perdu tout lien avec la vie spirituelle ; et le pouvoir de l’obscurantisme, de la soumission, de l’abrutissement, de l’esclavage et de l’inculture du peuple. La nécrocratie régnait depuis longtemps en Russie, mais Merejkovski gardait tout de même espoir en une révolution spirituelle. Tout cela s’est terminé par la révolution de 1917, par un cadavre impérissable posé à la vue de tous au cœur du pays, par le Goulag qui a colonisé ses vastes étendues et par la tentative de transformer le monde entier en un camp de concentration du socialisme.
La thanatophilie de l’ère soviétique, avec son symbole culte, le mausolée de Lénine, se développe encore davantage dans l’ère post-soviétique. La thanatisation de la société se manifeste par sa militarisation, le culte de la force et des armes, la multiplication des interdits, le renforcement de la censure, la peur de tout ce qui est nouveau et indépendant, la haine de la liberté, la volonté de tout ramener au même niveau et de tout stabiliser. La politique, l’économie, la religion se militarisent. L’Église se mobilise pour glorifier l’armée, la guerre et même la fin du monde, qui surviendrait après une guerre nucléaire mondiale. La culture pop promeut des images de batailles et de victimes, allant jusqu’à les intégrer dans la publicité pour les biens de consommation. L’obsession de la mort s’immisce dans l’érotisme et crée un nouveau genre : la pornographie se transforme en warnography. Des filles nues posent enlaçant des soldats. La nudité est séduisante lorsqu’elle est associée aux symboles de la guerre. Freud opposait les instincts d’Éros et de Thanatos, mais la nécrocratie parvient à soumettre à sa tyrannie le « principe de plaisir » même. Alexandre Douguine, l’idéologue de l’eurasisme et de la guerre contre l’Occident, voit dans la nécrophilie une particularité du « sexe russe » : dépourvu de lien avec la libido, « l’Éros russe » ne fait pas la distinction entre le vivant et le mort.
L’objectif de la guerre, qualifiée d’ « opération militaire spéciale », a changé à plusieurs reprises : il est passé de la protection des habitants du Donbass à la démilitarisation et à la dénazification, puis à la « désatanisation » de l’Ukraine ; cependant, avec le temps, il devient de plus en plus clair que le but de la guerre est la guerre elle-même, autant que la militarisation de la Russie. Ce n’est que sous cette forme extrême, érigée en norme, que la Russie peut se préserver en tant qu’État ; la Horde cesserait d’être elle-même sans ses campagnes de conquête. Et c’est là que réside cette obsession de la mort, cette folie meurtrière.
Dès décembre 2021, une nouvelle norme nationale intitulée « Inhumation urgente des cadavres en temps de paix et en temps de guerre » a été annoncée. Cette norme portait sur l’organisation des cimetières collectifs et des fosses communes, compte tenu des pertes humaines considérables attendues en temps de guerre comme en temps de paix7. Cette norme GOST [abréviation pour « standard gouvernemental », NDLR] était en préparation depuis septembre 2021 et son introduction a eu lieu le 1er février 2022, ce qui montre que tout avait été réfléchi avant le 24 février. Comme le reconnaissent les experts, il s’agissait de se préparer à une guerre nucléaire, à l’utilisation d’armes de destruction massive causant la mort simultanée d’un millier de personnes au minimum. Tout est planifié : les enterrements se font en quatre couches, soit dans des sacs, soit dans des cercueils en bois, préparés à l’avance à raison de 300 pièces pour 1 000 habitants ; il n’est pas question de creuser des tombes individuelles dans un tel moment, bien sûr. Les personnes attentives ont immédiatement compris qu’une guerre d’ampleur approchait, puisque c’était la première fois dans l’histoire du pays qu’une telle norme était adoptée.
L’exposition funéraire « Nécropole » à Moscou (novembre 2022) a véritablement démontré l’amour que le peuple entier porte à la mort, en particulier la jeunesse. Les jeunes gens se pressaient à l’exposition, essayaient des linceuls, s’allongeaient dans des cercueils ou se promenaient avec, comme s’ils les portaient sur eux, tels des centaures mêlant vie et mort, des créatures mi-humaines, mi-cercueils. Un concours du maquillage le plus rapide de défunts était organisé, avec pour slogan publicitaire « Enterrez-en deux, le troisième est gratuit ! ». Ceci sans la moindre touche d’humour : une vraie remise sur la mort. Comme l’écrivait fièrement le journal Moskovskaïa Pravda, « le plus grand salon funéraire de Russie jouit d’une notoriété méritée non seulement dans notre pays, mais aussi dans le monde entier8 ». En effet, depuis 2022, la Russie détient le record mondial de production de cadavres. Parallèlement à l’exposition « Nécropole », une véritable mobilisation (mortilisation) des jeunes a eu lieu dans tout le pays, de sorte que le culte de la mort se présente en Russie comme un rituel véritablement massif, comme la forme suprême du patriotisme. Et si autrefois le pouvoir soviétique voulait présenter Moscou comme la « ville modèle du communisme », elle porte désormais un nouveau titre prestigieux : « la capitale de la mort russe9 ».
La raison principale pour laquelle de nombreux Russes font volontiers le sacrifice de soi pour cette nécroculture n’est pas tant matérielle (près de deux millions de roubles à Moscou pour servir sous contrat en octobre 202410) qu’existentielle, devant l’absurdité d’une vie dépourvue de toute impulsion sociale et créatrice. « La motivation des engagés sous contrat est en grande partie liée au fait qu’ils sont des ratés », estime un travailleur social du centre de recrutement. « Pour eux, faire la guerre est l’un des rares objectifs dans la vie qu’ils peuvent réellement atteindre. Ils le disent eux-mêmes : j’ai 35 ans, je suis un vrai loser, c’est ma dernière chance11. »
Le pouvoir utilise délibérément ce vide, cette inertie de la vie en Russie, pour la canaliser vers la « mort pour la patrie ». En 2022, lors d’une rencontre avec de fausses mères et de fausses veuves de soldats morts au combat, Poutine soulignait que, puisque la vie se termine toujours par la mort, un jeune homme a trois choix : mourir d’alcoolisme, mourir dans un accident de la route ou mourir au combat. Dans ce dernier cas, selon le président, « l’objectif est atteint ». De toute évidence, des voies plus positives – une vie longue, riche et fructueuse, des joies familiales, professionnelles et créatrices – ne sont pas envisagées pour la jeunesse russe. Cela me rappelle un passage de mon livre La Grande Chouette (1988), qui raconte les mœurs d’un État nocturne dont les citoyens vénèrent les chouettes comme leurs ancêtres totémiques. Dans les lieux d’enseignement des jeunes est affiché ce slogan évocateur : « Sois soldat, tu mourras quoi qu’il arrive ! »
La devise autrefois populaire de la guerre civile espagnole et de la révolution cubaine « Patria о Muerte ! » ( « La Patrie ou la Mort ! ») a aujourd’hui un autre lien logique dans la Russie contemporaine : non pas « ou », mais « c’est » – une implication plutôt qu’une disjonction, « La Patrie, c’est la Mort ». Ou simplement Patrie-mort, chanson du célèbre groupe de rock Grajdanskaïa Oborona ( « Défense civile »).
Terminons ce chapitre sur un poème de Metamor, pseudonyme choisi par le poète patriote ( « poète Z ») Alexandre Kalinine, mort le 16 juin 2024 dans la guerre contre l’Ukraine :
La mère patrie appelle à tuer
La mère patrie appelle à mourir
Quels enfants oubliés de l’histoire bon dieu
Quand chaque jour on l’écrit de son sang…
Comme il est beau au crépuscule le monde détruit
Nous sommes irrattrapables
On ne nous changera pas
Nous sommes déjà perdus
Personne ne nous sauvera…
L’auteur était un homme plutôt instruit, traducteur du finnois, membre du club pétersbourgeois nationaliste Spoutnik et pogrom. En se nommant Metamor, il faisait probablement référence au sens du préfixe grec « meta » : la surmort, la mort au-delà, l’anéantissement universel. Ainsi la nécrocratie se manifeste-t-elle, terrible, mais quelque part honnête. « Comme il est beau le monde détruit !… Nous sommes déjà perdus ! »
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
Lire le chapitre précédent, Le vide. La malédiction territoriale
<p>Cet article L’anti-temps. Du rétro à l’archéo a été publié par desk russie.</p>
26.10.2025 à 16:57
Le politologue ukrainien s’inquiète de l’animosité croissante de la population polonaise envers les réfugiés ukrainiens.
<p>Cet article Invités – locataires – nuisances a été publié par desk russie.</p>
Le politologue ukrainien s’inquiète de l’animosité croissante de la population polonaise envers les réfugiés ukrainiens. Cette animosité remplace l’accueil enthousiaste fait aux Ukrainiens dans les premiers mois de l’invasion russe. Mykola Riabtchouk s’interroge sur les causes de ce changement qui affecte les relations entre deux peuples historiquement proches qui, malgré des conflits qui les ont opposés dans le passé, ont en commun leur appréhension à l’égard du voisin russe.
Selon un adage populaire, repris par certains psychologues, un bon invité ne devrait pas déranger ses hôtes plus de trois jours. Passé ce délai, il devrait soit partir, soit officialiser sa relation avec ses hôtes en devenant locataire.
Les réfugiés ukrainiens qui ont afflué en masse en Pologne au cours des premières semaines de l’invasion russe ont déjà passé plus de trois ans chez leurs hôtes polonais, et la plupart d’entre eux ont officialisé leurs relations avec leurs hôtes polonais : ils ont trouvé des emplois (pour la plupart peu prisés par les Polonais), payé des impôts (supérieurs aux dépenses du gouvernement polonais pour les réfugiés) et fait de leur mieux pour apprendre la langue.
Cela n’a toutefois pas beaucoup aidé. Les sondages d’opinion réalisés de manière indépendante par le Centre Mieroszewski en février et décembre 2024, puis de manière récurrente par le CBOS (Centre d’étude de l’opinion publique), ont révélé une baisse spectaculaire de la sympathie, de l’empathie et de la solidarité des Polonais envers les Ukrainiens à tous les niveaux. Seuls 53 % des personnes interrogées se sont déclarées favorables à l’accueil des réfugiés ukrainiens (40 % s’y opposent), ce qui représente un changement radical depuis 2022, où la grande majorité des Polonais (94 % contre 2 %) accueillaient favorablement les Ukrainiens, ou même depuis 2015-2018, où 56 à 60 % des personnes interrogées soutenaient la politique d’ouverture. Le dernier sondage CBOS (septembre 2025) a révélé une nouvelle détérioration de l’attitude des Polonais envers les Ukrainiens : le soutien à l’accueil des réfugiés ukrainiens est passé de 53 % à 48 % depuis janvier, tandis que le rejet de leur accueil a atteint le niveau record de 45 %.
Cette variation de 5 % en seulement huit mois reflète non seulement la tendance générale à la baisse observée au cours des trois dernières années, mais aussi l’impact néfaste sur l’opinion publique de la campagne présidentielle, au cours de laquelle au moins trois candidats majeurs ont ouvertement joué la carte anti-ukrainienne. Cela vaut malheureusement non seulement pour le leader d’extrême droite de la « Confédération » Sławomir Mentzen (15 % des voix au premier tour) et le leader néofasciste de la « Couronne polonaise » Grzegorz Braun (6 % des voix), mais aussi l’ancien directeur du tristement célèbre Institut de la mémoire nationale, Karol Nawrocki, qui a finalement remporté le second tour contre son rival libéral Rafał Trzaskowski, grâce à l’aide décisive des électeurs de Mentzen et Braun.
Il n’est donc pas surprenant que l’une de ses premières mesures après son entrée en fonction (le 6 août) ait été d’opposer son veto (le 25 août) au projet de loi du gouvernement visant à prolonger l’aide sociale aux réfugiés ukrainiens. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a été saluée par les nationalistes, mais critiquée par les experts et condamnée avec véhémence par les libéraux. La réaction la plus retentissante a peut-être été la lettre ouverte adressée par des femmes polonaises au président, au Premier ministre, à la Diète (chambre basse) et au Sénat. Signée notamment par les anciennes premières dames Danuta Wałęsa, Jolanta Kwaśniewska et Anna Komorowska, ainsi que par de nombreuses célébrités telles qu’Olga Tokarczuk, Agnieszka Holland ou Krystyna Janda, elle appelait les politiciens, dans un langage émotionnel fort, à ne pas abuser dans leurs jeux populistes des femmes et des enfants sans défense qui fuient la terreur russe. Elles ont notamment abordé l’outil préféré des nationalistes polonais d’aujourd’hui : raviver les conflits historiques avec un calcul politique cynique. La mémoire ne doit pas être un bâton, ont affirmé les signataires. « Un État qui recourt à des symboles faciles au lieu de panser les blessures de l’histoire ne construit pas de communauté. Un État ne peut pas être un théâtre de rue. Un État sérieux choisit la responsabilité plutôt que le spectacle politique : des procédures, une communication claire, la protection des plus vulnérables. »
Les protestations ont porté leurs fruits : la loi, bien qu’avec quelques amendements, a finalement été approuvée et l’aide aux réfugiés prolongée de six mois, comme dans la plupart des pays de l’UE. Mais le préjudice causé par les nationalistes polonais aux sociétés polonaise et ukrainienne, ainsi qu’aux relations polono-ukrainiennes, semble jusqu’à présent irréparable. Seuls 30 % des Polonais ont exprimé leur sympathie envers les Ukrainiens en janvier, soit une baisse de 10 % en un an (et de 21 % depuis 2022), tandis que 38 % ont exprimé leur antipathie (une hausse de 8 % en un an et de 21 % depuis 2022). Parmi tous les pays européens étudiés dans le cadre de l’enquête, les Ukrainiens sont les plus mal perçus, devant les Roms (Tziganes) et (depuis 2014) les Russes, à peu près à égalité avec les Turcs, les Chinois, les Bélarusses et, ironiquement, les Allemands – autre cible des ressentiments historiques polonais.

Bien que les Ukrainiens vivent en Pologne depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies pour certains, et qu’ils s’intègrent de plus en plus à la société polonaise, la distance sociale entre eux et les Polonais ne diminue pas, mais semble au contraire s’accroître régulièrement. En l’espace d’un an seulement, le nombre de Polonais qui connaissent (ou plutôt qui avouent connaître) un Ukrainien est passé de 66 % à 61 % ; le nombre de Polonais qui ont un ou plusieurs amis ukrainiens est passé de 15 % à 11 %, et le nombre de ceux qui participent parfois à des événements culturels ou autres liés à l’Ukraine est passé de 14 % à 9 %.
Plus inquiétant encore est le léger changement d’opinion à l’égard des Ukrainiens (en moins d’un an) : l’opinion positive est passée de 25 à 23 %, tandis que l’opinion négative est passée de 27 à 30 %. Même si la plupart des Polonais considèrent encore les Ukrainiens de manière neutre (45 % les définissaient principalement comme des « voisins » en février, et 47 % en décembre), le changement général est clairement négatif : 14 % des personnes interrogées considèrent les Ukrainiens comme des « ennemis » (contre 12 % auparavant), tandis que seulement 6 % les considèrent comme des « alliés » (contre 8 % auparavant) et 6 % les considèrent comme des « amis » ou des « frères/sœurs » (contre 8 % auparavant). Aujourd’hui, seuls 47 % des personnes interrogées (contre 53 % auparavant) considèrent qu’un mariage entre un membre de leur famille et une personne originaire d’Ukraine est acceptable.
Ces changements peuvent sembler progressifs et insignifiants (et les experts du Centre Mieroszewski, financé par le gouvernement, les minimisent exactement de cette manière), mais, pris dans leur ensemble, ils indiquent un déclin très clair et dangereux des relations entre la Pologne et l’Ukraine. Cela va apparemment au-delà de la méfiance et de l’animosité personnelles aléatoires et laisse présager des implications politiques très sérieuses. Dans le même sondage Mieroszewski de décembre 2024, seuls 23 % des personnes interrogées estiment que l’Ukraine et la Pologne ont des intérêts communs, tandis que 36 % le nient et 42 % (sic) ne sont pas sûrs. Seuls 42 % des personnes interrogées (contre 47 % un an plus tôt) soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, 59 % (contre 62 %) soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN après la guerre et 49 % (contre 54 %) soutiennent l’aide militaire à l’Ukraine. Le plus inquiétant est sans doute l’émergence de 14 % de Polonais qui considèrent la victoire de la Russie comme l’issue préférable de la guerre, car elle permettrait sans doute de stabiliser la situation dans la région.
Tous ces changements ne sont certainement pas exceptionnels et propres à la Pologne, les mêmes tendances peuvent être observées dans de nombreux autres pays où les gens sont fatigués d’une guerre qui semble sans fin, frustrés par le gaspillage inconsidéré des ressources et bouleversés par les reportages psychologiquement pénibles sur les meurtres quotidiens que personne n’ose arrêter. La victime qui perd et périt suscite l’empathie, car il est sûr et honorable d’exprimer ses condoléances. Mais la victime qui se bat, qui saigne et qui n’abandonne pas est une nuisance, un rabat-joie, une source d’irritation ; elle incite les étrangers à agir, à s’engager, à faire autre chose qu’exprimer leurs condoléances. Tous les êtres humains préfèrent éviter les ennuis ; les Polonais ne font exception à cet égard que sur un seul point : en 2022, ils ont fait preuve d’un niveau spectaculaire, tout simplement incroyable, de solidarité et de soutien envers leurs voisins en difficulté.
Trois ans plus tard, la situation s’est inversée : les Polonais semblent aujourd’hui manifester plus d’hostilité envers les Ukrainiens que n’importe quelle autre nation en Europe. Nulle part ailleurs les Ukrainiens n’ont autant peur de parler ukrainien en public, devant le risque d’être insultés, voire battus, par des autochtones hyperpatriotiques. Nulle part ailleurs les voitures immatriculées en Ukraine ne sont aussi souvent endommagées et taguées. Nulle part ailleurs les vitrines arborant des signes et des symboles ukrainiens ne sont brisées de manière aussi systématique, et les drapeaux ukrainiens ne sont déchirés et brûlés – performance favorite du tristement célèbre Grzegorz Braun, qui jouit fièrement de l’immunité en tant que membre du Parlement et candidat préféré à la présidence de 1 243 million de Polonais patriotes. Tous ne font probablement pas de même, mais presque aucun d’entre eux ne désapprouve son comportement. Même en Allemagne, où la cinquième colonne du Kremlin a des racines historiques profondes, un solide ancrage socio-démographique et une représentation massive au Bundestag, les excès anti-ukrainiens ne sont pas aussi répandus et Internet n’est pas aussi submergé de haine et de mépris.
Le déclin du soutien à l’Ukraine et aux Ukrainiens s’explique : les êtres humains ont des limites naturelles en matière d’attention, sans parler d’empathie et de générosité. Ce qui surprend dans le cas de la Pologne, c’est la rapidité et l’ampleur du changement : ce n’est pas seulement l’indifférence, l’ennui ou la fatigue que nous observons ailleurs à l’égard de l’Ukraine, mais une colère, une irritation et même une agressivité de la part d’une partie importante de la société. Dans tous les autres pays, les attaques à caractère ethnique contre les Ukrainiens sont très rares et sont perpétrées, dans la plupart des cas, non pas par les autochtones, mais par des réfugiés originaires des pays dits du Sud ou, sans surprise, par des Russes.
Oui, il y a trop d’Ukrainiens en Pologne – plus que dans tout autre pays européen (à l’exception de la Tchéquie, en termes relatifs), et tous ne sont pas aussi diligents, cultivés et parfaitement respectueux des lois que leurs hôtes le souhaiteraient. Mais ce ne sont ni des mendiants ni des voleurs, ils occupent des emplois mal rémunérés et peu prestigieux que les Polonais sont réticents à exercer, ils ont un taux d’emploi de 69 % – le plus élevé de l’UE, bien supérieur à celui des Polonais en Pologne (56 %), ils produisent, selon les estimations, 2,7 % du PIB polonais et paient environ 4 milliards d’euros d’impôts. Les entretiens de groupe publiés par le Centre Mieroszewski indiquent que les Polonais qui ont une expérience directe des Ukrainiens (en tant que membres de la communauté, partenaires ou collègues) les décrivent généralement comme « fiables, amicaux, travailleurs, honnêtes, entreprenants et désireux d’aider ». Et cela détermine en grande partie leur attitude envers l’Ukraine et l’aide polonaise :
« Nous les aidons parce qu’ils sont nos voisins. Comment pourraient-ils s’en sortir sans nous aujourd’hui ? Après tout, la guerre n’est pas encore terminée » ; « Tant que la guerre continue, nous devons les aider. Ces gens ont tout perdu, et nous sommes plus proches d’eux que quiconque, il est donc naturel que nous ayons le rôle le plus important à jouer » ; « Nous ne pouvons pas leur enlever leur identité. L’Ukraine mène une guerre pour son identité, et nous devons l’aider à la préserver, sans la forcer à s’assimiler » ; « Grâce à eux, notre société s’ouvre davantage. Ils apportent quelque chose de nouveau que nous n’avions pas auparavant, et qui pourrait nous être bénéfique » ; « Travailler et vivre avec des Ukrainiens montre que la diversité peut être une force. Cela nous donne une chance de grandir. »
Mais il ne s’agit là que d’une infime partie de la société polonaise, tandis que la majorité tire ses connaissances sur les Ukrainiens soit de rencontres fortuites avec eux dans des lieux publics (transports, magasins, cliniques, administrations), soit, pire encore, des médias et de toutes sortes de rumeurs, y compris les plus toxiques, qui circulent sur Internet. Ils alimentent tous les stéréotypes, partagés sans détour par les participants aux groupes de discussion :
« Il semble que les Polonais soient désormais relégués au second plan. Les Ukrainiens reçoivent plus d’aide que nous, mais c’est nous qui vivons ici, nous payons des impôts, nous travaillons toute notre vie » ; « Au début, j’avais beaucoup de compassion pour eux, mais maintenant je suis en colère contre eux, car il semble que nous supportions plus de coûts liés à cette guerre qu’eux » ; « Les politiciens devraient enfin commencer à penser à nous, les Polonais. L’aide à l’Ukraine est importante, mais nous ne pouvons pas payer plus que le reste de l’Europe » ; « J’ai l’impression que la Pologne assume plus que sa part. Les autres pays de l’UE devraient s’impliquer davantage » ; « J’aimerais que le soutien soit plus équilibré. La Pologne fait beaucoup, mais qu’obtenons-nous en retour ? » [gras ajouté par l’auteur]
Toutes ces affirmations sont fausses, aucune donnée ne les étaye, il s’agit simplement d’une propagande éhontée et sans scrupules qui cible les instincts primaires des gens. On peut blâmer les trolls russes qui ont parfaitement appris à manipuler les complexes de puissance de la Pologne, ses traumatismes historiques et ses ressentiments anti-ukrainiens, mais la triste vérité est qu’ils ne réussiraient pas aussi spectaculairement sans le soutien actif des politiciens d’extrême droite polonais et la négligence bienveillante (alias l’approbation tacite) de leurs adversaires libéraux. Le Polonais moyen qui répète le mantra médiatique sur les « Ukrainiens ingrats » qui « ne nous ont jamais remerciés pour ce que nous avons fait » ne communique généralement pas avec de vrais Ukrainiens, ne suit pas les déclarations des politiciens ukrainiens et ne consulte pas les sondages d’opinion récurrents qui indiquent le grand respect et la gratitude des Ukrainiens envers les Polonais, contre toute attente. Le Polonais moyen se fie principalement à ce qu’il entend de la part de ses amis, de ses collègues, des trolls russes et de toutes sortes de bruns locaux. Et les libéraux polonais, principalement les politiciens, ne ripostent pas car ils savent qu’il est plus avantageux, à court terme, de flirter avec les sentiments nationalistes et xénophobes que de s’y opposer.

La première alerte a probablement sonné en 2023, lorsque les soi-disant agriculteurs polonais, brandissant des drapeaux russes et scandant des slogans tels que « Poutine, viens mettre de l’ordre ! », ont bloqué la frontière polono-ukrainienne pour protester contre le transport de céréales ukrainiennes qui auraient inondé le marché polonais. En réalité, le grain était exporté vers d’autres pays, principalement via les ports de la Baltique, et s’il y avait des déviations par rapport aux itinéraires et aux transferts convenus, il appartenait aux autorités polonaises d’enquêter sur les violations présumées, de punir les contrevenants et de dissuader l’opinion publique de s’inquiéter à ce sujet. C’est ce que stipule l’État de droit et ce que le gouvernement polonais, plus européanisé, était censé enseigner dans la pratique aux Ukrainiens moins avancés. Au lieu de cela, ils ont préféré ne rien faire, permettant aux « agriculteurs » non seulement de bloquer les routes vitales pour le pays en difficulté, mais aussi de déverser le grain sur plusieurs voies de circulation – un véritable banditisme aux yeux des Ukrainiens qui savent combien il est difficile de récolter ce grain dans les champs minés du sud de l’Ukraine et de le transporter sous les bombes russes.
Mais la défaite majeure des libéraux polonais face à l’extrême droite nationaliste s’est produite dans le domaine de l’histoire nationale, et la récente victoire électorale de Karol Nawrocki, ancien directeur ultranationaliste de l’Institut de la mémoire nationale, a incarné et résumé cette défaite. Ce n’est pas le fruit d’un développement instantané : les libéraux polonais, y compris les historiens avertis, ont perdu progressivement, étape par étape, leur terrain au profit des nationalistes, leur permettant tacitement d’éroder les principes d’honnêteté et d’impartialité académiques et de saper tout l’héritage précieux de la revue Kultura de Jerzy Giedroyc et du syndicat Solidarność de Jacek Kuroń. Les événements tragiques de 1944 à Volhynie, où les nationalistes ukrainiens ont lancé un violent nettoyage ethnique des colons polonais, sont devenus le point central de la nouvelle histoire martyrologique polonaise, surpassant même les crimes nazis, sans parler du massacre de Katyń des prisonniers de guerre polonais, aujourd’hui presque complètement oublié.
Il appartient certes aux Polonais de décider ce qu’ils considèrent comme le point central de leur histoire et quels événements commémorer, mais le « massacre de Volhynie » (ou « tragédie de Volhynie », comme les Ukrainiens préfèrent l’appeler) jette une ombre longue et très néfaste sur toute l’histoire et, malheureusement, sur le présent des relations polono-ukrainiennes. Ce drame terrible de la Seconde Guerre mondiale, qui s’est déroulé il y a huit décennies dans la région orientale de la Pologne sous occupation nazie, est aujourd’hui transformé par les nationalistes polonais en un récit sacré et incontesté où les Polonais, comme le commente sarcastiquement le journal libéral Gazeta wyborcza, sont présumés être « des anges par nature » qui « n’ont tué personne – et même s’ils ont tué des Ukrainiens, c’était uniquement en légitime défense… Personne ne se soucie du détail que ce sont des citoyens polonais [de différentes ethnies] qui ont tué des citoyens polonais ». Toute la rhétorique gouvernementale et la politique mémorielle impliquent clairement que « nous ne devons nous souvenir que des victimes ethniques polonaises du massacre, mais pas des victimes ukrainiennes ou juives – bien qu’elles aient également été citoyennes de la Deuxième République polonaise ».
La victoire de Karol Nawrocki à l’élection présidentielle n’augure rien de bon pour les relations polono-ukrainiennes – non seulement en raison de son passé à l’Institut de la mémoire nationale et de certaines particularités de sa personnalité, mais aussi parce que sa victoire révèle de graves problèmes au sein de la société polonaise, qualifiée de manière crue et peut-être excessive par le publiciste libéral Slawomir Sierakowski de « fascisme aux portes ». Peu après le veto scandaleux sur la loi relative à l’aide aux réfugiés ukrainiens, le président Nawrocki a soumis au Parlement des amendements à la loi sur l’Institut de la mémoire nationale (concernant la Commission pour la poursuite des crimes contre la nation polonaise) et le Code pénal qui criminaliseraient ce que le document appelle « la diffusion de fausses allégations concernant les crimes commis par les membres et collaborateurs de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, de la faction Bandera et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, ainsi que d’autres formations ukrainiennes collaborant avec le Troisième Reich allemand, en particulier le crime de génocide commis contre les Polonais en Volhynie ».
Outre la définition unilatérale et arbitraire du « génocide » (les gouvernements polonais précédents préféraient utiliser le terme « nettoyage ethnique », plus précis sur le plan juridique et incontestable parmi les historiens), le document laisse faussement entendre que l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) « collaborait » avec les Allemands, alors qu’en réalité, elle était pourchassée par les nazis autant que l’Armée de l’intérieur polonaise (AK) (Armée de l’intérieur), et introduit des notions très vagues, d’un point de vue juridique, de « fausses allégations » et de leur « diffusion ». Des dizaines d’historiens ukrainiens ont signé une lettre ouverte adressée au président, au gouvernement et au parlement polonais, protestant contre une approche biaisée et partiale de développements historiques complexes, les plaçant hors d’un contexte historique et géopolitique plus large, et contre la volonté d’éviter toute responsabilité dans cette situation, en rejetant toute la responsabilité sur les Ukrainiens.
Il faut reconnaître aux historiens le mérite d’avoir évité tout ton conflictuel, mettant plutôt l’accent sur la nécessité d’un dialogue politique et professionnel (entre historiens) et d’un examen plus approfondi des racines historiques et sociopolitiques de la tragédie de Volhynie. Il est temps d’accorder toute l’attention nécessaire non seulement à l’idéologie xénophobe des nationalistes « intégristes » ukrainiens de l’entre-deux-guerres, mais aussi aux trois siècles de colonisation polonaise des terres ukrainiennes et à l’apartheid brutal contre les Ukrainiens (ainsi que les Juifs et d’autres minorités) dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. Jusqu’à présent, ces dernières questions ne sont pas abordées en Pologne, ce qui fausse fortement tous les débats historiques en faveur du côté polonais, où les Polonais assument le rôle de procureurs irréprochables devant un tribunal militaire. Dans le dernier sondage d’opinion, pas moins de 43 % des personnes interrogées (contre 37 % un an plus tôt, avec 44 % d’indécis) estiment que les Ukrainiens devraient se sentir coupables envers les Polonais en raison de certains événements historiques, tandis que seulement 9 % d’entre elles (54 % d’indécis) reconnaissent que les Polonais peuvent également se sentir coupables envers les Ukrainiens en raison de certains événements de leur histoire complexe.
Et le tableau n’est pas seulement sombre : toute la dynamique de l’opinion publique au cours des dernières années est inquiétante et peu propice à un éventuel dialogue et à une réconciliation. Heureusement, les Ukrainiens ne s’engagent pas beaucoup dans ces critiques quasi historiques mutuelles et s’abstiennent de réponses « symétriques ». Ce n’est probablement pas le signe d’une plus grande maturité civique ou d’une conscience historique plus développée, mais plutôt le reflet du fait que la « tragédie de Volhynie » et tous les événements qui y sont liés n’occupent pas une place si importante dans leur conscience historique. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’un événement qui s’est produit en dehors de l’Ukraine, dans un État voisin, il y a longtemps, presque aussi longtemps que les soulèvements cosaques avec leurs propres excès tragiques (qui n’effacent toutefois pas les héros cosaques dans l’Ukraine d’aujourd’hui). Mais une explication plus plausible réside dans le pragmatisme pur et simple. Les Ukrainiens sont engagés dans une guerre de survie contre un ennemi mortel qui s’efforce de les anéantir en tant que nation, et ils sont certainement plus préoccupés par les massacres quotidiens perpétrés par les troupes russes, les drones et les missiles russes, que par quelque chose qui s’est produit il y a quatre-vingts ans dans des contrées lointaines et encore peu connues.
En septembre de cette année, 74 % des Ukrainiens interrogés ont déclaré avoir une attitude positive envers la Pologne et seulement 20 % une attitude négative (en avril, 88 % des personnes interrogées avaient une attitude positive et seulement 9 % une attitude négative – la campagne électorale et les initiatives de Nawrocki ont contribué à une détérioration notable de ces indices et de nombreux autres, mais ils restent néanmoins très positifs). Ceci est particulièrement frappant si on le compare à l’opinion majoritairement négative des Polonais sur l’Ukraine et les Ukrainiens. Cette humeur n’aura probablement pas beaucoup d’incidence sur la politique polonaise à l’égard de l’Ukraine, car même les nationalistes polonais les plus fervents ont le sens de la raison d’État et comprennent l’importance vitale d’une Ukraine indépendante pour leur propre sécurité. Mais les Ukrainiens moyens, et en particulier les réfugiés ukrainiens, ressentiront probablement toute la colère du nouveau-ancien nationalisme xénophobe polonais, libéré sans ménagement comme un génie sorti de sa bouteille historique.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Invités – locataires – nuisances a été publié par desk russie.</p>
26.10.2025 à 16:57
La notion de la « guerre hybride » ne correspond plus à la guerre menée par la Russie à la fois contre l’Ukraine et contre l’Occident.
<p>Cet article En finir avec la guerre « hybride » a été publié par desk russie.</p>
Pour l’auteur, les Européens doivent cesser de parler de guerre « hybride », alors qu’il s’agit d’une guerre cognitive systémique, dont l’objectif est de nous habituer à raisonner dans les termes du mensonge poutinien. Nos dirigeants demeurent prisonniers d’un vocabulaire – « guerre hybride», « escalade », « désescalade » – et d’un aveuglement conceptuel qui les condamne à se battre selon la guerre précédente quand l’adversaire livre déjà la suivante. Reconnaître le lien entre la guerre en Ukraine et la guerre cognitive européenne constitue la condition d’une riposte efficace.
Le 26 septembre 2025, trois MiG-31 russes violaient l’espace aérien estonien pendant douze minutes. Une semaine plus tôt, dix-neuf drones franchissaient la frontière polonaise, contraignant l’OTAN à ses premiers tirs depuis le début de la guerre en Ukraine. Puis, pendant dix jours, des dizaines de drones paralysèrent bases militaires et aéroports à travers l’Europe, du Danemark à la Roumanie. En quelques semaines, plus de cinq cents signalements submergèrent les centrales d’urgence – peut-être précisément l’effet recherché.
Ces violations ne sont pas des « incidents diplomatiques ». Elles révèlent une guerre déjà engagée, qui ne ressemble à aucune de celles que l’Europe a connues depuis 1945. Câbles sectionnés en Baltique, cyberattaques contre des hôpitaux, « flotte fantôme » au large du Danemark : tous ces signaux convergent vers une vérité que nos dirigeants peinent à nommer.
Car ce que nous appelons « guerre hybride » est une guerre tout court. C’est une guerre cognitive, mais aussi orwellienne, subversive, systémique, dont l’objectif est de nous habituer à penser dans l’univers des mensonges poutiniens, pour nous faire accepter les conditions russes dans le monde réel et préparer de nouvelles agressions en Europe.
Aussi, en finir avec cette « guerre hybride » exige d’abord de la définir et nommer ce qu’elle masque.
Nous souffrons d’un fourvoiement conceptuel qui nous empêche de comprendre la guerre qui nous est faite. Le terme « guerre hybride », omniprésent dans nos analyses, ne décrit pas la réalité – il délimite ce que nous pouvons penser et la métaphore du moteur hybride nous enferme dans un cadre inadéquat.
Cette guerre cognitive vise d’abord, selon la formule glaçante d’O’Brien dans 1984, « Le pouvoir sur les esprits. Si nous l’avons, tout le reste suit.12 » L’Institute for the Study of War (ISW) confirme cette ambition totalitaire : « L’objectif principal de la guerre cognitive russe est de façonner la prise de décision de ses adversaires et d’éroder leur volonté d’agir.13 » Elle opère selon quatre dimensions qui s’alimentent mutuellement : Cognitive, Orwellienne, Subversive, Systémique. Ensemble, elles dessinent une révolution dans l’art de la guerre qui s’attaque aux fondements mêmes de nos sociétés démocratiques.
La dimension cognitive poursuit la pratique des « mesures actives, le cœur et l’âme du renseignement soviétique pour affaiblir l’Occident, créer des divisions dans l’OTAN14 », que Poutine a expérimentées dès son affectation en 1987 à la Première direction générale du Comité de sécurité d’État. Mises à jour par le FSB15, elles trouvent une formalisation dans le concept de « contrôle réflexif16 », théorisé par le mathématicien soviétique Vladimir Lefebvre dans les années 1960. C’est un raffinement de la maskirovka – tradition séculaire de déception militaire russe, popularisée en Occident par Tom Clancy dans Red Storm Rising17 – mais là où celle-ci vise à tromper par le camouflage, le contrôle réflexif ambitionne de contrôler les bases mêmes de notre prise de décision. Lefebvre le définit comme « transmettre des informations spécialement préparées pour inciter à prendre volontairement la décision désirée par l’initiateur18 ».
L’originalité tient à son ambition : non pas nous convaincre de la justesse des revendications, mais nous faire raisonner dans un cadre conceptuel donné pour nous conduire vers des conclusions favorables à Moscou – tout en nous laissant l’illusion que nous défendons nos intérêts. Ce que Sun Tzu proposait comme idéal – « Briser la résistance de l’ennemi sans combattre19 » –, le contrôle réflexif l’érige en méthode. Si Clausewitz définissait la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens20 », la guerre cognitive la poursuit par la manipulation des perceptions.
L’exemple des « négociations de paix » en Ukraine illustre ce mécanisme. Accepter l’idée même qu’il faille « négocier » avec la Russie revient déjà à reconnaître implicitement que Moscou aurait des griefs légitimes. Une fois cette base adoptée, la logique conduit naturellement vers des « compromis » territoriaux qui entérinent les conquêtes russes.
La dimension orwellienne prolonge l’approche cognitive en nous piégeant dans l’univers de ses mensonges. Dans 1984 : « Le Parti vous ordonnait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était là son commandement ultime21. » Mais la stratégie russe procède avec plus de finesse. L’Institute for the Study of War révèle l’essence de cette approche : « Le Kremlin réussit s’il persuade ses adversaires qu’il est trop difficile de connaître la vraie vérité, trop difficile de résister à la Russie, trop difficile d’être sûr de quel côté est le bon et lequel est mauvais. Moscou n’a pas besoin de persuader ses opposants que ses vues et objectifs sont corrects – juste que résister à la Russie est inutile, injustifié ou imprudent22. »
Le bombardement de la maternité de Marioupol, le 9 mars 2022, révèle cette mécanique avec une clarté glaçante. Face aux images d’Associated Press montrant des femmes enceintes ensanglantées évacuées des décombres, la Russie inverse systématiquement la réalité : l’hôpital devient « base militaire », les patientes des « actrices », la femme enceinte sur un brancard une « blogueuse maquillée ».
L’objectif : instaurer ce qu’Orwell nommait la « doublepensée », cette capacité à retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et à croire à toutes deux. Les dix-neuf mille cinq cent quarante-six enfants ukrainiens déportés sont « évacués pour leur protection ». La guerre d’agression devient « opération spéciale » visant à « dénazifier » l’Ukraine – alors même que Zelensky est juif et que plusieurs membres de sa famille ont péri dans la Shoah23.
Cette négation organisée du réel ne vise pas à établir une contre-vérité crédible. Elle cherche à détruire le concept même de vérité factuelle, à nous faire abandonner l’idée qu’il existe une réalité objective. Le résultat : une désorientation généralisée. Nous ne croyons pas nécessairement les mensonges russes, mais nous cessons de croire fermement en quoi que ce soit.
La dimension subversive constitue le bras physique de la guerre cognitive : sabotages, cyberattaques, assassinats, infiltrations, fabrication méthodique du chaos. Chaque action maximise son impact psychologique en ébranlant les institutions. Cette stratégie du chaos organisé n’est pas nouvelle. Fritz Lang l’avait magistralement anticipée dans Le Testament du Docteur Mabuse (1933), où le criminel dément élabore un plan visant à « bouleverser les institutions et l’ordre établi » par des crimes apparemment absurdes : « Quand les hommes seront dominés par la terreur, rendus fous d’épouvante, le chaos sera la loi suprême, l’heure de l’Empire du crime sera arrivée24. » Lang, cinéaste visionnaire de Weimar, avait compris que cette violence qui semble absurde, obéit à une logique supérieure – l’élimination de nos idéaux – et constitue l’arme ultime contre les sociétés démocratiques.
La stratégie excelle dans la fabrication du chaos communautaire à bas coût. « Mains rouges » à Paris en octobre 202325, « étoiles de David » quelques jours après, têtes de porcs devant des mosquées en septembre 2025. L’objectif n’est pas le tag mais l’explosion de tensions qu’il déclenche. « Dès le 7 octobre, les réseaux d’influence du Kremlin ont en effet entrepris d’instrumentaliser le conflit dans le but de fragiliser le soutien des opinions publiques à l’Ukraine.26. » Chaque symbole active les traumatismes, exacerbe des divisions, sème la suspicion. Le débat s’empoisonne, les réseaux s’enflamment, la cohésion se fissure. C’est Le Testament du Docteur Mabuse actualisé à l’échelle continentale.

La dimension subversive cible aussi des individus. La tentative d’assassinat d’Armin Papperger, patron de Rheinmetall, déjouée en juillet 202427, constituait un message à l’industrie européenne de défense. Le 13 octobre 2025, quatre hommes étaient interpellés à Biarritz alors qu’ils s’apprêtaient à abattre Vladimir Ossetchkine, opposant russe réfugié en France28. Le message est clair : armer l’Ukraine ou dénoncer le régime fait de vous une cible sur le territoire européen.
La dimension systémique coordonne les autres en trois niveaux : tactique, opérationnel et stratégique. Au niveau tactique, les opérations semblent dispersées : un influenceur TikTok roumain, un tag antisémite à Paris, une cyberattaque contre un hôpital estonien. Chaque incident paraît isolé, ce qui facilite la dénégation.
Ces opérations s’articulent en campagnes opérationnelles de vaste envergure. L’ISW identifie plusieurs campagnes russes visant les États baltes : « Redessiner les frontières maritimes, délivrer des pensions et la citoyenneté russe aux Lettons, Lituaniens et Estoniens, accuser les gouvernements locaux de nazisme29. » Ces campagnes préparent les conditions que le Kremlin pourrait exploiter pour justifier de futures actions militaires.
Au niveau stratégique, toutes ces opérations convergent vers un objectif central : Un câble sectionné en Baltique ne vise pas seulement à perturber les communications : il participe d’une campagne destinée à nous habituer à l’idée que notre sécurité dépend ultimement de la bienveillance russe.
Certains contestent jusqu’à l’existence d’une guerre hybride. « Il n’y a pas le feu », affirment-ils, donc il n’y a pas guerre. Cette objection révèle un malentendu conceptuel. Les théoriciens qui ont forgé le terme « guerre hybride30 » ont voulu identifier l’évolution de la guerre par l’incorporation de modes différents : « Nous ajoutons une quatrième dimension […] qui traite des aspects psychologiques ou des opérations informationnelles… » Le feu est bien là – non par les tirs, mais par le péril.
« La nouvelle guerre totale de la Russie intègre les deux modes russes du XXe siècle31 », observe Bob Seely : la vraie guerre hybride, celle qui mérite ce nom, unit la guerre d’agression contre l’Ukraine à la guerre cognitive menée simultanément en Europe. Ces deux théâtres ne forment pas des conflits séparés mais les faces d’une même stratégie, chacune renforçant l’autre.
En Ukraine, la Russie ne livre pas seulement une guerre conventionnelle de conquête territoriale. Elle déploie une guerre terroriste – bombardements systématiques d’infrastructures civiles, viols et tortures de masse – et une guerre d’effacement identitaire dont témoignent les dizaines de milliers d’enfants déportés, les centaines de milliers d’Ukrainiens russifiés et les spoliations culturelles. Cette combinaison de terreur physique et d’annihilation négationniste révèle la nature totalitaire de l’agression russe.
En Europe, simultanément, la guerre cognitive vise à paralyser notre capacité de résistance en cultivant notre lassitude32 et nous amène à accepter les conditions russes en Ukraine en nous persuadant que toute autre option coûterait trop cher ou serait vouée à l’échec. Cette dialectique révèle la complémentarité structurelle des deux théâtres : consolider les gains en nous persuadant de leur irréversibilité, ou compenser les échecs par l’intensification cognitive pour détourner l’attention, semer le doute, éroder notre volonté de soutenir l’Ukraine.
La série finlandaise The Conflict33 illustre cette guerre totale et montre l’unité stratégique d’opérations apparemment hétérogènes. Des mercenaires pro-russes s’emparent de la péninsule de Hanko et proposent au gouvernement d’Helsinki de la « louer ». Le scénario déploie les quatre dimensions : cognitive (imposer la « négociation »), orwellienne (l’agression devient « malentendu », les mercenaires « locataires »), subversive (otages, brouillage des communications), systémique (division entre un Premier ministre dépassé et munichois – faisons ce que nous avons toujours fait, négocions – et une Présidente résistante malgré les réticences de l’OTAN : « N’activez pas l’article 5, Mme la Présidente »).
Reconnaître cette unité change tout. Si l’Europe affronte réellement une guerre hybride – l’association guerre d’agression en Ukraine + guerre cognitive en Europe –, alors nous ne pouvons combattre efficacement la guerre cognitive en Europe qu’en participant activement à la défense de l’Ukraine, notamment par la protection du ciel. Les deux fronts étant liés, la victoire sur l’un conditionne le succès sur l’autre.
La guerre totale vise la soumission complète – physique, mentale, culturelle – de l’adversaire. Si Guernica inaugure le bombardement des civils, poursuivi à Coventry et au-delà, la Russie ajoute la guerre cognitive à sa panoplie. L’historien militaire Hew Strachan observe : « Les guerres sont devenues floues aux contours : elles n’ont pas de fin claire34. » Ces guerres n’ont pas de fin au double sens : ni fin temporelle, ni limites géographiques de théâtre. L’espace du conflit se dilate indéfiniment, de Kyïv à Paris, de la tranchée à l’algorithme, du sabotage physique à la manipulation cognitive. Les méthodes transgressent toutes les frontières : entre guerre et paix, civil et militaire, vérité et mensonge, réalité et perception. Cette dissolution des limites constitue l’essence de la guerre totalitaire contemporaine.

La guerre cognitive atteint ses objectifs à travers des opérations apparemment dispersées mais coordonnées, en multipliant les fronts par la manipulation et l’intimidation, le débordement et le chantage.
Volodymyr Zelensky cristallise l’une des campagnes les plus sophistiquées : transformer le symbole de la résistance démocratique en repoussoir géopolitique, par l’instillation progressive de doutes sur ses motivations, sa probité, sa légitimité.
Les narratifs mobilisent nos préoccupations démocratiques. Corruption, bellicisme, autoritarisme : chaque grief exploite nos standards pour nous discréditer face à l’agression totalitaire. Le génie réside dans le système de relais : ces narratifs ne sont pas diffusés directement par la propagande russe mais par des politiciens stipendiés ou prisonniers de mensonges qui les arrangent. Cette catégorie des « idiots utiles » et consentants, tels Mélenchon et Mariani35, s’avère efficace : leurs statuts d’élus ou d’anciens responsables confère à leurs propos une respectabilité qui en masquent la nocivité.
La délégitimation des symboles s’accompagne de l’intimidation des territoires. Les opérations russes en Baltique révèlent l’inadéquation de nos grilles d’analyse. Interpréter violations d’espace aérien, cyberattaques et désinformation comme de simples « missions d’espionnage » manque l’essentiel : leur fonction est de paralyser sur nos processus de décision. Ces opérations visent deux objectifs complémentaires qu’illustre l’intrusion des trois MiG-31 dans l’espace estonien le 26 septembre 2025. Semer la peur et la division dans les sociétés baltes en leur rappelant leur vulnérabilité géographique. Au niveau local, l’opération teste notre détermination. Mais au niveau européen, elle permet surtout de révéler les divisions occidentales entre partisans de la fermeté et tenants de la « désescalade ».
Parallèlement à cette intimidation directe, la subversion électorale avance masquée. Le sud et l’est de l’Europe constituent le laboratoire le plus visible où les techniques de manipulation se déploient dans le cadre de processus électoraux formellement démocratiques. La tentative de trucage des élections roumaines de 2024 — mise en échec par l’annulation du scrutin — a révélé un écosystème de manipulation numérique d’une sophistication inédite.
Au-delà, le théâtre africain révèle peut-être le mieux la dimension de « guerre de mouvement » qui compense les faiblesses militaires russes par l’agilité géopolitique. En quelques années, une campagne coordonnée a réussi à chasser les forces françaises du Sahel et à les remplacer par des mercenaires russes – une transformation géostratégique majeure obtenue à un coût dérisoire36.
Le cas du Mali illustre cette sophistication qui exploite habilement les ressentiments post-coloniaux : Les opérations d’influence réussissent à canaliser cette contestation vers un rejet de la présence française et vers des solutions pro-russes, préparant l’arrivée du groupe Wagner.
Au-dessus de tous ces théâtres plane l’arsenal nucléaire russe. La guerre en Ukraine a révélé une évolution doctrinale que Bruno Tertrais nomme « sanctuarisation agressive37 » : contrairement à la dissuasion défensive, elle permet à la Russie de « s’autoriser à conduire des opérations offensives majeures » protégée par sa capacité nucléaire et ambitionne de garantir les conquêtes territoriales. Chaque annexion est suivie d’une intégration constitutionnelle qui permet à Moscou de brandir la menace nucléaire : ces territoires sont désormais « russes », donc couverts par la doctrine de dissuasion. L’arme atomique devient le sceau juridico-militaire de l’agression, le verrou qui transforme le fait accompli en frontière « intangible ».
Cette mutation ne peut fonctionner que par la guerre cognitive dont la sanctuarisation agressive est une arme. Elle paralyse notre volonté et transforme notre prudence en attentisme, notre sagesse en renoncement. L’efficacité repose moins sur la probabilité réelle d’emploi – que les experts jugent faible – que sur notre perception. Déclarations apocalyptiques, modifications de posture, révisions doctrinales : cet appareil théâtral vise à saturer notre espace mental de la peur nucléaire, à nous faire intérioriser l’ « escalade » comme horizon indépassable, à nous faire raisonner à partir de leur menace plutôt que de nos intérêts.
Cette rhétorique colonise nos propres débats. L’obsession de la « désescalade », la hantise de « provoquer » Moscou, la recherche pathologique d’une « rampe de sortie » témoignent du succès de la sanctuarisation agressive. Nous avons intériorisé la menace nucléaire russe comme paramètre déterminant de nos décisions, effaçant la nôtre.
Mai 1940 et octobre 2025 : deux dates que sépare près d’un siècle mais que hante une même cécité face à la rupture en cours. Gamelin n’avait pas anticipé la percée de Sedan ; Weygand ne parvenait pas davantage à comprendre la nature de cette guerre éclair qui disloquait nos armées. Comme le diagnostiquait Marc Bloch dans L’Étrange Défaite38, « Le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave. »
L’analogie révèle sa pertinence cruelle. Alors que l’armée russe excelle dans cette guerre cognitive et nous pénètre en profondeur, notre dispositif de défense collective repose sur une conception statique. « Force est de constater que l’OTAN est devenue la nouvelle ligne Maginot des démocraties européennes.39”, pendant que l’adversaire opère dans l’espace fluide des perceptions : rotation permanente des théâtres (Baltique, Roumanie, Afrique), des modes (drones, sabotages, élections) et des narratifs (nucléaire, fatigue, corruption). À cette mobilité cognitive, nous opposons des réponses fixes – murs anti-drones, périmètres définis. L’absurde : la ligne MaginOtan s’arrête là où commence le front réel. L’Ukraine, qui subit l’offensive la plus massive menée contre l’Europe depuis 1945, demeure séparée du dispositif qu’elle défend.
Cette exclusion constitue la plus éclatante réussite de la guerre cognitive. Elle prive l’Alliance de l’armée la plus aguerrie d’Europe qui invente au feu les techniques du XXIe siècle et révèle le piège dans lequel le Kremlin nous enferme : L’exclusion de l’Ukraine hors de l’OTAN fait exister la notion de « sphère d’influence » et de zone neutre dans l’architecture même de notre défense collective. La vision du monde de Poutine est promue, volens nolens, en donnée structurante du débat.
Si l’état-major de 1940 souffrait d’une grille de lecture obsolète, nos dirigeants demeurent prisonniers d’un vocabulaire – « guerre hybride », « escalade », « désescalade » – et d’un aveuglement conceptuel qui les condamne à combattre la guerre précédente quand l’adversaire livre déjà la suivante.
Comprendre cette guerre dans ses quatre dimensions – cognitive, orwellienne, subversive, systémique – et reconnaître la vraie guerre hybride et totale, l’association guerre en Ukraine et guerre cognitive européenne, constitue la condition d’une riposte efficace. La guerre cognitive ne connaît pas de demi-mesures, soit elle nous fait penser dans l’univers de ses mensonges, soit nous pensons le réel.
À la fin de Lifeboat40, le film d’Hitchcock, la journaliste Constance Porter tire le constat de la soumission des naufragés au capitaine nazi Willy qui les avait manipulés : « Nous n’avons pas seulement laissé Willy ramer pour nous, nous l’avons aussi laissé penser pour nous. »
Marc Bloch identifiait une crise d’intelligence : nos chefs « n’ont pas su penser cette guerre41. » L’Europe de 2025 le saura-t-elle ?
<p>Cet article En finir avec la guerre « hybride » a été publié par desk russie.</p>