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01.06.2023 à 15:17

Sans le FMI, quelles alternatives viables pour la Tunisie ?

Matteo Trabelsi

Alors que les pourparlers étaient en cours depuis octobre 2022 entre le FMI et la Tunisie pour un plan de sauvetage d’1,9 milliard de dollars, les discussions, cruciales entre le Fonds et Tunis, n'avancent plus. Si certains affirment que la Tunisie peut s’en passer, les Etats-Unis et l’UE pressent pour qu’un accord soit trouvé. Et maintenant, quelles alternatives crédibles pour la Tunisie ?
Texte intégral (12759 mots)
“L es diktats du FMI qui mènent à davantage d’appauvrissement sont inacceptables”, a déclaré jeudi 6 avril le président Kaïs Saïe d, devant la presse, alors qu’il se trouvait en déplacement à Monastir à l’occasion de la commémoration du 23e anniversaire du décès de l’ancien président Habib Bourguiba.  

Le président s’est empressé d’ajouter que “l’alternative est de compter sur nous-même.” Kaïs Saïed a donc, pour le moment, mis entre parenthèses de longs mois de négociations entre le FMI et la Tunisie, alors même que le pays est actuellement confronté à une crise économique et financière importante, caractérisée par un déficit budgétaire et commercial chronique, ainsi que par une dévaluation continue de sa monnaie. 

Depuis plusieurs mois, les déclarations s’enchaînent pour faire pression sur la Tunisie. De l’Union Européenne aux Etats-Unis, tous les acteurs de ces négociations tentent de convaincre le président Kaïs Saïed qu’un prêt du Fonds permettrait à la Tunisie de sortir la tête de l’eau. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, estime que la Tunisie “risque l’effondrement, des propos qualifiés de “disproportionnés” par le ministre des Affaires étrangères tunisien.

Derrière la volonté de trouver un accord, l’UE ne cache d’ailleurs pas sa plus grande crainte, une “crise migratoire” si le pays demeure instable économiquement. Parmi les plus virulents, l’Italie de Giorgia Meloni, qui ne cesse de presser le Fonds pour qu’un accord soit trouvé.

Des négociations cruciales, sur fond de tensions 

La situation des négociations en Tunisie est difficile en raison des mesures préconisées par le FMI. Parmi ces mesures, la diminution progressive du système de subventions, qui contrôle les prix des produits de base, ne plaît pas à Kaïs Saïed.

Cette position est soutenue par la référence aux « émeutes du pain » qui ont éclaté en janvier 1984 lorsque les autorités tunisiennes ont supprimé la subvention sur les produits céréaliers, ce qui a entraîné une forte augmentation du prix du pain, de la semoule et des pâtes.

Janvier 1984, les révoltes du pain. L’histoire oubliée des condamnés à mort

Par ailleurs, la privatisation de certaines entreprises, également préconisée par le FMI, risque de provoquer des tensions sociales. La déclaration de la directrice du FMI évoquant la possibilité d’une discussion sur la privatisation a suscité une forte réaction de la part des syndicats des entreprises publiques.

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), principale centrale syndicale du pays, a jusqu’à présent considéré la privatisation des entreprises publiques comme une limite à ne pas franchir, mais elle a récemment modéré sa position et propose désormais une approche de restructuration au cas par cas. 

Par exemple, l’UGTT a déjà donné son accord il y a plusieurs années pour le départ d’un millier d’employés de Tunisair, la compagnie aérienne publique, sur un effectif total de 6500 employés. De plus, le plan de restructuration proposé par la direction actuelle de Tunisair est aligné sur les recommandations du programme de réformes présenté au FMI. Ce plan inclut la vente d’actifs non essentiels tels que d’anciens avions et des biens immobiliers appartenant à l’entreprise, ainsi qu’un partenariat stratégique.

Bien que toutes ces mesures -que le FMI soutient- aient été intégrées à la loi de finances de 2023, elles n’ont pas encore été mises en œuvre. Le président Saïed refuse de les appliquer afin de préserver la paix sociale, qui selon lui “n’est pas un jeu et qui ne peut pas être prise à la légère.”

Amine Bouzaiene, chercheur en matière d’équité sociale et fiscale, explique à Inkyfada que, malgré son discours, Kaïs Saïed n’a peut-être pas tiré un trait définitif sur le FMI. “Il n’est pas certain que le président refuse catégoriquement tout accord avec le FMI, il essaye peut être d’améliorer les termes de l’accord. Quand on est dirigeant, à ce stade-là, il faut au moins essayer de limiter les dégâts en négociant”.

“S’il signe cet accord, le président sera obligé d’appliquer les réformes, ce qui pourrait provoquer des problèmes à court terme. À mon sens, ce serait un suicide. Quand le président de la république parle de paix sociale, c’est la moindre des choses”, considère le chercheur.

La Tunisie et le FMI, une histoire de réformes

Ces réformes, considérées comme diktats par le président Kaïs Saïed, justifient son discours et sa suspension des négociations. Dans l’histoire, ce n’est pas la première fois que la Tunisie, en demandant un prêt au Fonds, refuse de se plier au jeu des réformes. 

Pendant 20 ans, de 1993 à 2013, la Tunisie n’a pas eu recours au FMI. Mais en 2013, après une détérioration des conditions économiques du pays, la Tunisie a réclamé un prêt tout en proposant un programme de réformes. “Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas de diktats, chaque pays doit se présenter avec un programme de réforme. L’objectif du FMI est de faire en sorte que le pays puisse s’en sortir”, explique l’économiste tunisien Ezzeddine Saidane, dans une entrevue avec inkyfada

Malgré ses promesses, la Tunisie n’a jamais mis en place le plan proposé. Trois ans plus tard, la Tunisie revient de nouveau en garantissant l’exécution des réformes. Une promesse encore une fois non tenue, entraînant des sanctions du FMI qui a annulé le versement d’une tranche d’1,2 milliard de dollars

En plus des récents discours de Kaïs Saied, ce passif a, dès le départ, “entaché la crédibilité tunisienne vis-à-vis du FMI”, commente Ezzeddine Saidane. “Le FMI s’est tout de suite demandé si la Tunisie allait cette fois-ci appliquer les réformes nécessaires”, affirme-t-il. “Désormais, le président Kaïs Saïed a confirmé les doutes du FMI quant à la capacité de la Tunisie à honorer les réformes.”

La posture de Kaïs Saied souligne et accentue les divergences entre la présidence et le gouvernement. “Le plan de réforme que Kaïs Saïed n’accepte pas est un plan 100% tunisien, que le gouvernement tunisien a lui-même proposé.” affirme Ezzeddine Saidane.

Ce manque de confiance aurait selon lui mené à un rejet du dossier tunisien par le FMI.  “À cause des divergences entre le président et son gouvernement, le dossier de la Tunisie a été rejeté le 17 décembre par le FMI”. Depuis, un bras de fer tendu s’opère entre le Fonds et Tunis. Des tensions renforcées par le discours de Kaïs Saïed le 6 avril, qui semble donc avoir mis les négociations au point mort, entretenant le flou sur la suite des pourparlers. 

Contacté par Inkyfada sur le sujet des réformes, Marc Gérard, représentant du FMI en Tunisie, n’a jamais donné de réponse.

Ailleurs, diverses tentatives pour se passer du FMI

Au cours des dernières décennies, certains pays ont exprimé leur volonté de se passer du Fonds monétaire international – que ce soit ponctuellement ou de manière plus durable -, remettant en question son rôle et son impact sur leur économie. 

Le Venezuela, sous la présidence d’Hugo Chávez, a adopté une politique de rejet du FMI et a poursuivi une voie économique autonome basée sur le socialisme. Cependant, les politiques économiques inefficaces, la corruption et la dépendance excessive aux revenus pétroliers ont entraîné une crise économique et une hyperinflation. Le pays est maintenant confronté à de graves problèmes économiques et humanitaires.

Dans les années 2000, l’Équateur a également déclaré son intention de se passer du FMI et a mis fin à son programme d’aide avec l’institution. En raison de difficultés économiques persistantes, le pays a finalement rétabli des relations avec le FMI en 2009 pour obtenir un soutien financier. Depuis, l’Équateur a maintenu une relation fluctuante avec le FMI, cherchant une coopération tout en préservant une certaine autonomie dans ses politiques économiques.

Dans ces deux exemples, le rejet du FMI a, de prime abord, eu des conséquences néfastes. Mais en Argentine, la situation est tout autre. En 2000, confrontée à une situation économique précaire, l’Argentine sollicite l’aide du FMI. Un accord est conclu entre les deux parties, et l’Argentine reçoit un prêt de plusieurs milliards de dollars. En échange de cette aide financière, l’Argentine s’engage à mettre en œuvre une série de mesures économiques préconisées par le FMI.  

Bien que l’Argentine ait initialement suivi le programme de réformes convenu, la situation économique du pays se détériore de manière significative, entraînant une crise profonde. Politiques d’austérité, crise de la dette, dévaluation du peso… Cette expérience tumultueuse a soulevé des questions sur les politiques du FMI et a alimenté un débat sur l’efficacité des mesures imposées par les institutions financières internationales dans les pays en développement. Depuis, l’Argentine a entrepris des réformes économiques internes et a cherché à renforcer son autonomie économique pour éviter de retomber dans une crise similaire. Le pays a pu se redresser, au contraire en n’appliquant pas les conseils du FMI.   

Ainsi, bien que le Fonds puisse offrir une solution temporaire, la mise en place des ces prêts entraîne parfois une aggravation de la pauvreté et des dettes. Cela serait notamment dû au fait que le FMI préconise des recommandations économiques similaires et des plans d’ajustement structurel généraux souvent très similaires d’un pays à d’autre, sans tenir compte des contextes et spécificités locales. La Tunisie n’échappe pas à cette règle, confirme Amine Bouzaiene. 

“Le programme qui a été élaboré est un programme par excellence conforme à la recette du FMI. Donc oui ; ça n’a peut être pas été dicté, mais l’enjeu était pour le gouvernement tunisien de s’aligner autant que possible sur les recommandations du FMI. C’est ce que le FMI applique partout, ce n’est pas relatif à la Tunisie.” 

En Tunisie, Aram Belhadj, docteur en sciences économiques, estime cependant qu’un accord avec le Fonds est nécessaire au vu de la situation économique du pays : “Même le ministre de l’Economie martèle qu’il n’y a pas de plan B, je pense qu’il sait de quoi il parle, car les besoins sont énormes”, s’inquiète l’économiste. “Rien que pour l’exercice 2023, la Tunisie a besoin de 15 milliards de dinars. En l’absence d’accord avec le FMI il est impossible de mobiliser toutes ces ressources. Le passage par le FMI est un passage obligatoire.”

De son côté, Amine Bouzaiene estime qu’il faudrait avant tout dresser un bilan du FMI, et en tirer les conséquences. “On a choisi de suivre par le passé les recommandations des institutions monétaires internationales, et ça nous a mené là où on est. (…) Donc à un moment donné il faudrait sortir de ce cadre théorique et académique et dresser le bilan du FMI”, affirme-t-il.

La tentation des BRICS

“Il n’est pas à exclure que le président prépare d’autres pistes, ce qui exigerait que la Tunisie change de cap”, estime Amine Bouzaiene. “Alors que jusqu’à présent nous étions sous l’aile occidentale, nous pourrions nous tourner vers d’autres horizons et avoir du financement.”

Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui ont connu une croissance économique rapide ces dernières années, reviennent souvent dans les alternatives évoquées. Face aux défis économiques auxquels la Tunisie est confrontée, de plus en plus de voix s’élèvent en se demandant si les BRICS pourraient constituer une solution viable pour stimuler l’économie tunisienne. 

Si la Tunisie dépend principalement de l’Union européenne en tant que partenaire commercial, une coopération renforcée avec les BRICS pourrait permettre à la Tunisie de diversifier ses échanges commerciaux et de réduire sa dépendance envers un seul marché. En développant des liens économiques plus étroits avec ces pays, le pays pourrait accéder à de nouveaux débouchés pour ses produits et services, favorisant ainsi une augmentation des exportations.

Mais le flou persiste entre une adhésion officielle ou une “simple” aide économique. Contrairement à l’Algérie, qui a officiellement formulé une demande pour rejoindre les BRICS, Aram Belhadj estime que la Tunisie n’a pas le même poids pour prétendre à une adhésion au groupe.

“L’Algérie a fait la demande mais l’Algérie a des ressources que n’a pas la Tunisie. La Tunisie est ancrée à l’Europe et n’a pas le poids nécessaire pour intégrer les BRICS, composé de mastodontes”, décrit-elle. 

Pour Ezzeddine Saidane, la perspective des BRICS est un mirage. “Les BRICS, est-ce qu’on sait de quoi on parle ? 70% de nos exportations* vont en Europe, le premier marché du tourisme en Tunisie c’est l’Europe, et il faudrait tourner le dos à cela ?”, s’interroge l’économiste. “Si la Tunisie juge que ce serait dangereux pour la paix sociale d’appliquer les réformes, elle doit trouver d’autres financements, et ce n’est pas tourner le dos à l’UE de le faire.”

Amine Bouzaiene estime quant à lui que se tourner vers les BRICS ne signifierait pas forcément abandonner l’UE. “Les BRICS, ça se tente, à ce stade il n’est pas question de tourner le dos aux Européens. C’est un raccourci terrible, qui me semble être de l’intimidation européenne. L’UE peut très bien dealer avec le fait que les réformes ne sont pas applicables pour la Tunisie tout en ayant des échanges commerciaux qui sont utiles pour eux.  C’est la base du libre-échange”.  

Cependant, les BRICS ont des politiques économiques et des modèles de développement différents. La Chine, pays dominant, bénéficie même d’un statut “d’outsider” vis-à-vis du FMI, en étant devenu le second prêteur après le fond.

L’approche chinoise vis-à-vis des prêts internationaux aux pays en développement a évolué au fil du temps. La Chine a d’abord contribué à l’endettement de ces pays en leur accordant des prêts pour la construction d’infrastructures telles que des ponts, des routes, des chemins de fer et des ports, des projets qui étaient essentiels pour leur développement. Ces prêts étaient octroyés rapidement et impliquaient des montants importants.  

Au cours des dix dernières années, la nature de ces prêts internationaux a connu une transformation significative. Aujourd’hui, 60% des prêts chinois sont destinés à renflouer des États en détresse financière, ce qui représente une augmentation considérable par rapport aux 5%, il y a 12 ans.  

Les prêts chinois se distinguent souvent par des conditions moins contraignantes que celles imposées par les accords avec les institutions financières internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale. Cela peut sembler attrayant pour les pays en difficulté financière, et donc les inciter à emprunter davantage, avec pour conséquence d’engendrer plus de dettes et donc de limiter la marge de manœuvre des gouvernements pour mettre en œuvre des politiques économiques autonomes. 

Malgré l’évolution de la politique orientale tunisienne et l’invitation de Kaïs Saïed par Xi Jinping, l’ambassadeur de Chine à Tunis a affirmé récemment qu’il est “difficile que la Tunisie trouve une alternative au FMI”, ajoutant que le recours à cette institution était « indispensable ». Dans le même temps, il a soutenu les propos du président Kaïs Saïed selon lesquels la Tunisie devait compter sur elle-même.  

Récupérer l’argent détourné, une promesse populiste

À la question des alternatives, Kaïs Saïed n’a qu’une réponse, il faut compter sur nous-mêmes.”  Pour cause, une idée persiste à Carthage et dans les discours présidentiels : l’argent qui servira à combler la dette ne se trouve pas dans les poches du FMI, mais est plutôt dispersé dans les quatre coins du monde. “Pourquoi l’étranger ne nous rend pas l’argent qui nous a été volé. Rendez-nous notre argent. C’est l’argent du peuple tunisien”, a-t-il déclaré.

De 1987 à 2011, alors que Zine El Abidine Ben Ali dirige la Tunisie d’une main de fer, le clan Ben Ali/Trabelsi est accusé d’avoir détourné des sommes considérables d’argent public. Après la révolution, la commission de confiscation avait évalué son actif à quelque 13 milliards de dinars – environ 4 milliards d’euros.

Ces fonds auraient été dispatchés dans des comptes à l’étranger, notamment en Suisse, en France et au Canada. De nombreux biens, tels que des propriétés immobilières, des yachts et des voitures de luxe, auraient également été acquis. Depuis son élection, le président Kaïs Saïed a déclaré à plusieurs reprises sa volonté de récupérer ces fonds détournés.  et l’a réaffirmé jeudi 6 avril, après avoir fustigé le FMI et refusé son aide.

Si sur papier, la mesure est alléchante, elle pourrait tout de même être considérée comme une annonce populiste, tant la complexité de cette opération la rend illusoire. Selon certains spécialistes, les 13,5 milliards de dinars sur lesquels Kaïs Saïed s’appuie sont utopiques, voire infondés, et surtout basés sur des rapports rédigés en 2011 après la révolution, il y a 12 ans.

Dans ce montant de 13,5 milliards de dinars sont compris des crédits bancaires, des entreprises ou encore des fortunes mal acquises. Problème : certains crédits bancaires ont pour la plupart, depuis, été honorés et certaines entreprises ont déjà été cédées ou alors ne valent plus ce qu’elles valaient. Concernant les fortunes mal acquises, plusieurs propriétaires ont réussi à prouver leur origine légale.

L’Algérie à l’origine d’une coalition arabe pour aider la Tunisie ?

L’aide à la Tunisie pourrait plutôt venir de son voisin algérien et de plusieurs pays du Golfe. En effet, le quotidien algérien El Watan rapporte qu’une aide financière à hauteur de “ 3 ou 4 milliards de dollars n’est pas à exclure, alors que l’Algérie dénonce “le chantage” des institutions financières internationales vis-à-vis de la Tunisie. L’ambassadeur d’Algérie à Rome, Abdelkarim Touahria, a affirmé que son pays œuvre, d’une manière étroite avec l’Italie, en vue de préserver la stabilité de la Tunisie.

Ces trois dernières années, les relations entre les deux pays se sont nettement consolidées . “L’Algérie a choisi d’être aux côtés de la Tunisie dans tous les sens du terme »,  a déclaré le ministre algérien de la Communication, Mohamed Bouslimani. Un rapprochement qu’Amine Bouzaiene voit comme une solution crédible. “Il faut pouvoir parler avec tout le monde donc pourquoi pas l’Algérie. Évidemment que les pays du Golfe ont les moyens, ils peuvent se substituer au FMI. Les besoins de la Tunise ne sont rien par rapport au budget de ces pays, donc je pense qu’on pourrait opter pour ça.”

Mais le grand questionnement reste les projets de la Présidence. Kaïs Saïed, qui devra trouver un juste milieu entre l’indépendance économique et la nécessité de soutien international pour faire face aux défis économiques que traverse le pays, n’a jamais, après avoir mis de côté le FMI, proposé ses alternatives.

29.05.2023 à 00:25

Habib, 29 ans, rentier immobilier basé au Canada, 9980 dinars par mois

Matteo Trabelsi

Parti poursuivre ses études de commerce au Canada il y a 10 ans, Habib organise désormais sa vie entre le Canada et la Tunisie. Propriétaire d’un immeuble qu’il a totalement rénové dans le centre de Tunis, il gagne sa vie grâce à ses six appartements, qu’il loue sur la plateforme Airbnb.
Texte intégral (1080 mots)

Dans un monde où les frontières semblent s’estomper grâce à la technologie, de nombreux·ses entrepreneur·ses ont réussi à saisir les opportunités offertes par les plateformes en ligne pour étendre leurs activités, ou pour travailler dans plusieurs pays à la fois. Habib l’a bien compris. Entrepreneur audacieux de 29 ans, il a décidé il y a 10 ans d’acheter un vieil immeuble et de le rénover complètement. “J’ai dû économiser pendant longtemps, mais quand j’ai acheté cet immeuble, je n’avais pas l’impression d’avoir réussi quelque chose. Tout restait à faire”, se souvient-il.

Avec une passion pour l’immobilier grandissante au fil du temps, Habib a rapidement su qu’il voulait investir. C’est avec l’émergence des plateformes de locations comme Airbnb qu’il a sauté le pas. Convaincu que la demande sera toujours forte en Tunisie, il a décidé de rénover les six appartements de l’immeuble qu’il possède. 

La plupart du temps, il travaille de chez lui, à Montréal, et passe une grande partie de ses journées à gérer les demandes de ses locataires sur Airbnb. En Tunisie, Habib confie certaines tâches comme l’accueil des voyageur·ses, ou l’état des lieux à Kamel, un ami à lui.

Pour Habib, déléguer n’est pas évident. Pour les gros travaux, qui demandent une certaine supervision de sa part, il revient de temps en temps à Tunis.. Récemment, il a fait installer deux climatiseurs dans chacuns de ses appartements. “Tout ça c’est de l’argent bien sûr, mais il faut que mes locataires se sentent comme chez eux. En Tunisie il fait très chaud l’été, la climatisation de base je suis contre, mais là c’est un plus”, estime-t-il. 

Grâce à ses locations, Habib gagne bien sa vie. De par l’emplacement central de son immeuble, ses appartements sont presque toujours occupés.

“J’ai constamment de la demande. Si j’avais d’autres appartements, ils seraient loués aussi. En plein centre-ville comme ça, c’est l’idéal, surtout l’été.” 

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles :

Malgré de bons revenus, Habib fait face à de nombreuses charges. “L’eau, l’électricité, le gaz.. je dois tout multiplier par six”, dit Habib en riant. “Heureusement pour les gros travaux, ce n’est pas chaque mois.” 

De plus, la plateforme Airbnb lui prend systématiquement 3% du revenu total de ses réservations. “Airbnb, ils prennent 3% au total sur la réservation. Par contre, c’est sécurisé. Mes locataires savent qu’ils sont assurés, et moi aussi. En quelque sorte la plateforme nous rassure tous.  Là par exemple, le micro-onde d’un de mes appartements a lâché. Il est pris en charge partiellement par Airbnb ».

Habib n’envisage pas de proposer ses appartements en location sans passer par la plateforme. « Il faudrait demander une caution et les gens y sont de plus en plus réticents. Surtout quand ils voyagent dans un pays étranger. Il y a eu beaucoup d’arnaques”, détaille-t-il.

En plus de la sécurité dont il bénéficie avec Airbnb, Habib gagne son argent en dollars canadiens. Ce qui lui permet, une fois en Tunisie, de vivre plus confortablement grâce au taux de change et de subvenir à ses besoins quotidiens au Canada. Un mode de vie qui lui convient, après plus d’une décennie là-bas, mais qui coûte plus cher qu’en Tunisie.

“Au Canada, tout est plus cher. J’étais ici pour mes études, mais depuis j’ai arrêté. Je suis resté parce que j’aime ce mode de vie, mais une bonne partie de mon budget y passe”, admet-il.

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuel·les :

Zone Grise 

Malgré un business qui fonctionne bien pour Habib, il sait que son salaire dépend aussi de l’attractivité de la Tunisie. S’il n’a jamais eu de problème pour louer ses appartements, il craint toujours un événement qui pourrait faire baisser le tourisme en Tunisie, alors que le secteur, fragilisé par la crise du Covid-19, se redresse progressivement. 

“En 2020 forcément c’était compliqué, j’ai eu moins de locations, mais j’ai souvent des locataires pour une longue durée, qui viennent faire leurs études ou travailler ici. Donc lors du confinement, 4 de mes 6 appartements étaient loués. Quelque part j’ai eu beaucoup de chance oui”, se réjouit-il. 

Futur

Son futur, Habib le voit désormais en Tunisie. Il aimerait quitter le Canada et développer son business à Tunis avant de, pourquoi pas, partir dans un autre pays par la suite. 

“Pour le moment c’est vrai que j’ai envie de rentrer en Tunisie. Ça me manque, je suis loin de ma famille au Canada. L’aspect financier y est aussi pour quelque chose. Pourquoi pas économiser et investir de nouveau, avant de partir dans un autre pays ? J’ai de la chance, vraiment. Je suis très chanceux de pouvoir travailler partout dans le monde avec mon ordinateur. Je sais que ça en fait rêver plus d’un”.

26.05.2023 à 20:11

La flambée des prix du carburant : une aubaine pour le marché parallèle

Shaden Gannam

En Tunisie, le prix du carburant a été augmenté à cinq reprises, et devrait atteindre sa valeur réelle d’ici la fin de l’année 2023. Cette hausse des prix favorise le développement de la contrebande de carburant, créant ainsi des alternatives au marché officiel. Inkyfada a rencontré plusieurs contrebandiers afin de mieux comprendre leur activité, les moyens de transport qu’ils utilisent et la chaîne de bénéficiaires impliqués.
Texte intégral (4696 mots)
Au petit matin, Lassaad démarre sa voiture et se dirige vers l’Algérie, où il fait le plein de carburant algérien. Il retourne ensuite en Tunisie, décharge sa cargaison et se rend à l’administration où il travaille. 

La dernière augmentation du prix des carburants à la fin de l’année 2022 compte parmi de nombreuses mesures recommandées par le Fonds Monétaire International (FMI) et prévues par le gouvernement au cours de l’année. Il a été annoncé que les prix des carburants continueront d’augmenter jusqu’à ce que les subventions soient complètement levées, dans le but de réduire les coûts sur le budget.

Le gouvernement a confirmé dans le rapport sur le budget de l’Etat pour l’année 2023, sous le titre « subvention des carburants » que « l’ajustement automatique des prix des produits concernés se poursuivra jusqu’à ce que les prix réels soient atteints. »  

Dans cet article, inkyfada explique comment l’augmentation des prix officiels des carburants contribue à l’essor de l’essence de contrebande, et met en lumière cette relation de cause à effet.  

Du public au parallèle

“En réalité, je suis fonctionnaire public, mais avec le loyer et les prêts bancaires, un seul salaire ne suffit plus à couvrir mes besoins. Je me suis lancé dans le commerce parallèle de carburant, dans l’espoir d’améliorer mes revenus.” déclare Lassaad. Originaire de Gafsa, il a rejoint ce domaine il y a quelques années, et affirme avoir constaté une différence de prix entre le prix officiel et le prix de contrebande de l’essence. Cet écart lui garantit une marge de profit conséquente.

Mohamed, originaire de Kasserine, était lui aussi, selon ses dires, “fonctionnaire de l’État”. En 1999, il décide de quitter son emploi et opte pour une autre voie qui lui assurerait un meilleur revenu.

Malek, quant à lui, est originaire de Ben Guerdane. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, il ne réussit pas à trouver un emploi. Il décide alors de se tourner vers ce qu’il appelle “l’inter-commerce”. Il travaille, d’abord, comme contrebandier et ensuite comme détaillant de carburant. “Je me considère chômeur”, déclare Malek qui a repris ses études après de longues années, et s’est spécialisé dans un autre domaine.

“L’âne est le moyen le plus efficace et le plus rentable pour se déplacer” explique Mohamed. Il existe de nombreuses façons de faire passer de l’essence de contrebande depuis l’Algérie, chacune ayant ses propres particularités et niveaux de risque.  

“Il y a trois méthodes principales pour faire de la contrebande de carburant. La première consiste à remplir le réservoir d’une voiture en Algérie et à le vider en Tunisie. Les contrebandiers utilisent des modèles anciens de voitures dont le réservoir est altéré pour contenir entre 120 et 180 litres.” explique Lassaad. Ils transforment le système de carburant de la voiture en un système de gaz, étant moins coûteux. Cette technique leur permet de réduire leur propre coût de consommation personnelle et de maximiser leur profit.  

La deuxième méthode, connue sous le nom Al-Batha, selon Lassaad, consiste à utiliser un terrain frontalier clôturé. Le propriétaire de ce terrain permet aux camions de contrebande en provenance d’Algérie d’entrer en Tunisie après avoir traversé la frontière, en empruntant des itinéraires différents à chaque fois. Une fois arrivés, les camions déchargent leur cargaison de carburant. Ensuite, les camions tunisiens prennent le relais en remplaçant les bidons d’essence vides par des bidons pleins. Le propriétaire du terrain est le troisième bénéficiaire de cette opération.

Après la fermeture d’une des routes informelles habituelles par les autorités, devenant inaccessible aux véhicules et à la traversée des frontières entre les deux pays, l’utilisation des ânes est devenue courante. Les contrebandiers chargent l’animal et l’entrainent à traverser la ligne qui sépare les deux pays. Une fois arrivés à destination, quelqu’un décharge la cargaison de l’âne. Le destinataire devient alors le point de distribution, tandis que l’âne devient le contrebandier. Cette méthode ne se limite pas au transport de carburant, elle concerne également d’autres marchandises. 

La situation est différente pour les zones frontalières avec la Libye. Selon Malek, “Le ‘harraq’ remplit les réservoirs et les bidons d’essence à la station, puis les amène ici à travers des détours. Mais cette méthode n’est pas sans danger. Le risque de se faire cambrioler en cours de route est élevé”. Cependant, “les pots-de -vin et ‘l’achat des routes’*  du côté algérien coûtent plus cher. Cela diminue la marge bénéficiaire de l’importation de carburant”. D’après lui, ces méthodes sont également plus complexes.

 

Les prix

Jusqu’en janvier dernier, les « harraqas » (contrebandiers) pouvaient acheter de l’essence en Algérie à des prix variant entre 400 et 700 millimes. L’essence de bonne qualité se situait jusqu’à 700 millimes le litre, tandis que l’essence de qualité inférieure coûtait entre 300 et 500 millimes le litre. De plus, les types d’essence de qualité supérieure, qui ne sont pas disponibles en Tunisie, ne dépassaient pas 900 millimes le litre.     

Le marché parallèle de carburant est également soumis à des fluctuations de prix qui dépendent de la disponibilité et des variations des prix sur le marché officiel. « Le prix de l’essence que nous importons varie en fonction du prix officiel. Lorsqu’ils l’augmentent, cela se répercute sur notre marchandise », explique Mohamed.     

La distance par rapport à la frontière algérienne est un autre facteur qui influence les prix du carburant : plus l’essence de contrebande est transportée vers des zones proches de la capitale, plus son prix augmente.

« Le coût du transport est également inclus dans le prix final », affirme Lassaad. 

Il ajoute : « En Algérie, il est possible de se procurer un bidon d’essence d’une capacité de 20 à 22 litres pour environ 12 dinars. J’en ai récemment acheté un pour 15 dinars. Je le revends à un commerçant pour 30 dinars, qui à son tour le revendra pour 32 ou 33 dinars. Le commerçant ne réalise qu’un bénéfice de deux dinars, tandis que la plus grande part du profit revient au ‘harraq’ qui prend plus de risque. » Ainsi, le prix augmente de deux dinars près de Kairouan et continuer à augmenter à mesure que l’on se rapproche de la capitale.

Le gouvernement a augmenté le prix des carburants à cinq reprises au cours de l’année 2022. Selon l’Observatoire tunisien de l’Economie, la première augmentation était de 3% en février, la deuxième de 3% en mars, la troisième de 5% en avril, la quatrième de 3.9% en septembre, et la cinquième et dernière en novembre avec 5.5%. Ainsi, le prix officiel est passé à 2.525 dinars, au moment de la rédaction de cet article. Cependant, selon des statistiques non officielles, avec la levée totale des subventions, le prix de l’essence devrait atteindre 3.5 dinars le litre.

Après la levée totale des subventions, Mohamed, Malek et Lassaad s’attendent à ce que le prix d’un bidon d’essence de contrebande atteigne 45 dinars, précisant que le prix du litre sera de deux dinars, avec un plafond de 2,2 dinars.

Les coupons : une monnaie d’échange pour du carburant de contrebande

Malek tient un registre où il répertorie les noms de ses débiteurs : « la plupart sont des fonctionnaires », révèle-t-il, affirmant avoir des client·es issu·es des forces de l’ordre.

« Certains de mes clients avaient des coupons pour le carburant. Ils les vendaient à une station-service, puis faisaient le plein de leurs voitures avec du carburant de contrebande. » explique Lassaad. Il ajoute : « Enseignants, professeurs, médecins, tous viennent ici pour faire le plein. »

Ces client·es estiment que la qualité de l’essence et du gazole algériens et libyens dépasse celle de la Tunisie.  Lassaad et Mohamed partagent cet avis et soulignent que la consommation varie d’un carburant à l’autre pour une même distance, affirmant que « l’essence libyenne est considérée comme la meilleure ».

Lassaad admet que le carburant peut être contaminé et causer des dommages aux voitures, mais il souligne que cela se produit rarement. Cela survient lorsque les bidons restent longtemps stockés sur le terrain, ce qui entraîne une évaporation et une contamination par l’eau. Il mentionne également les cas où le contrebandier mélange de l’essence avec du gazole, ou vice versa. Cependant, il met en garde en déclarant : « Ne faites le plein qu’avec quelqu’un que vous connaissez ».

Une chaîne de bénéficiaire : « les gardes-frontières ne font pas exception »

Le réseau de bénéficiaires s’étend des contrebandiers aux acheteurs en gros, qui peuvent ensuite revendre au détails, et aux client·es. Cette chaîne comprend également des commerçants situés en dehors des zones frontalières, qui achètent du carburant de contrebande pour le revendre dans leurs régions. 

Lassaad et Mohamed affirment que « les agents frontaliers des deux côtés font partie des bénéficiaires de ce commerce. » Quant au prix payé pour chaque chargement, « il varie » selon Mohamed. Cela signifie que chaque chargement est évalué individuellement, et il est possible de ne pas attirer l’attention « si la contrebande se fait discrètement » en modifiant le réservoir de carburant. Mohamed explique qu’en cas d’accord entre un groupe de contrebandiers et l’un des agents, la route est achetée moyennant un montant précis pour chaque contrebandier.

Malek nous montre les cicatrices sur sa jambe et reconnaît avoir subi de graves brûlures en déchargeant des bidons d’essence. Il pointe du doigt son contrebandier, qui se repose dans sa voiture avant de reprendre la route : « c’est un commerce risqué, le grossiste mise sur l’augmentation des prix, tandis que le détaillant dépend de la quantité de carburant vendue. » 

Mahmoud, 28 ans, contrebandier d'essence, 7200 dinars par mois
Wajdi, 33 ans, entre la Garde nationale et le transport de marchandises, 4303 dinars par mois

En 2013, la Banque mondiale a publié une étude sur la contrebande à travers la frontière en Tunisie, concluant que 25% du carburant consommé en Tunisie provenait de l’Algérie. Une autre étude statistique publiée en 2014 estime que la quantité de carburant introduite en contrebande depuis l’Algérie s’élevait à 921 000 mètres cubes, pour une valeur de vente totale d’environ 882 millions de dinars. Ces chiffres sont susceptible d’avoir augmenté depuis, compte de tenu de la fluctuation des prix mondiaux des carburants en raison de la guerre russo-ukrainienne en cours et des crises récurrentes qui affectent le secteur en Tunisie.

Le commerce parallèle de carburant à travers les frontières présente des avantages financiers importants aux contrebandiers et aux consommateurs, même s’il comporte des risques considérables. Bien que cette activité soit « parallèle » au secteur officiel, il y a une corrélation entre les deux, notamment en ce qui concerne les prix.

Alors que l’Etat adopte depuis des années une approche strictement sécuritaire dans sa lutte contre la contrebande, cette stratégie n’a pas encore prouvé son efficacité. Le marché parallèle continuer de prospérer, en particulier compte tenu de l’implication de certains gardes-frontières dans ce commerce.

25.05.2023 à 18:44

Les Tunisien·nes de Mazara del Vallo, entre nostalgie et difficultés

Julie Déléant

“C’était une vie simple, mais on vivait tous bien. J’avais de l’argent, une maison, la pêche était bonne”, se souvient Mohamed, qui s’est installé à Mazara del Vallo, en 1978. Comme lui, beaucoup de Tunisien·nes ont investi cette ville sicilienne au cours des dernières décennies. Mais depuis quelques années, la vie est de plus en plus difficile pour cette diaspora. Reportage.
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“C’ est sûr que ce n’est plus comme à l’époque”. C’est ainsi que Mohamed, 55 ans, ponctue la plupart de ses récits, qu’il égrène ce jour-là à cadence pressée dans les ruelles étroites de la kasbah de Mazara del Vallo. Ce pêcheur à l’allure athlétique, casquette noire délavée toujours vissée sur la tête, est originaire de Mahdia dans la Tunisie voisine, là où “les sont plages mille fois plus belles que partout ailleurs”. 

Il s’est établi pour la première fois en 1978 à Mazara del Vallo, cette bourgade du sud-est de la Sicile, dans la province de Trapani, qui abritait alors le plus grand port de pêche de toute l’Italie. Comme lui, de nombreux·ses Tunisien·nes débarquent dans les années 70 et 80 pour renforcer les équipages de la marina, en pleine ébullition après que les marins ont découvert au large une mine d’or rouge : la gambero rosso. Cette petite crevette rouge à la chair délicate ne tarde pas à conquérir le marché international. 

Les Tunisien·nes investissent alors les habitations du centre-ville, redonnant vie à la kasbah, un enchevêtrement de cours et ruelles dessiné il y a plus d’un siècle par les Arabes. Aux prémisses de la conquête de l’île en 827, c’est en effet ici, à Mazara, que la flotte musulmane a d’abord jeté l’ancre. 11 siècles plus tard, des Tunisiens franchissent à nouveau les quelque 200 km qui séparent les deux pays, en quête de nouvelles opportunités.  “C’était une vie simple, mais on vivait tous bien. J’avais de l’argent, une maison, la pêche était bonne”, se souvient Mohamed. 

Aujourd’hui encore, la cité côtière de 50.000 habitants est l’une des rares en Italie où l’appel du muezzin résonne cinq fois par jour. Les chants de l’Adhan s’entremêlent quotidiennement au tintement des cloches de l’une des plus belles églises baroques de la ville, située à quelques mètres de la mosquée. Le couscous de poissons figure au menu de la plupart des restaurateurs et un centre socio-culturel, relié au consulat de Tunisie à Palerme, a même ouvert ses portes en 2013. Au premier abord, Mazara offre le tableau parfait de la cité multiculturelle.

Mais seulement voilà : pour les pêcheurs tunisiens de Mazara, ce n’est plus tout à fait comme avant. Comme souvent, le vent a fini par tourner.

“Enfin, le vent… C’est surtout le capitalisme”, s’amuse Mohamed.

Concurrence internationale, surexploitation de la crevette rouge, mesures européennes contre la surpêche, primes à la démolition… Le secteur de la pêche est touché par une crise aussi inédite que profonde. Aujourd’hui moins de 80 chalutiers sont amarrés au port, contre 400 à 600, selon les interlocuteurs, dans les années 80. 

Une épave de chalutier dans le porto nuovo de Mazara del Vallo - mai 2023 © Julie Déléant

Les pêcheurs tunisiens, durement touchés par la crise

“Forcément, les premières victimes, ça a été nous”. Les yeux plissés par le soleil sous sa visière, Mohammed entame sa promenade quotidienne sur les quais du Porto Nuovo. Comme la majorité des Tunisien·nes de Mazara del Vallo, il gagne sa vie en mer. Depuis une semaine, une douleur persistante aux poumons l’empêche de se joindre à l’équipage, alors il tue le temps. “C’est presque impossible, d’arrêter de fumer”, observe-t-il en allumant une cigarette. 

De ses récentes sorties en Méditerranée, le pêcheur garde de toute façon un souvenir amer. Les armateurs siciliens seraient, selon lui, devenus pour la plupart peu scrupuleux. 

“Ils volent, tout simplement. Ils se servent directement sous tes yeux. Comme nous sommes nombreux à ne pas être en règle administrativement, il n’y aucun risque que l’on dise quelque chose”.

Nejib, lui aussi pêcheur, dit avoir perdu l’usage de son œil lors d’une mission en mer, en 2017. “À l’époque, je n’avais pas de papiers. Je n’ai pas été soigné à temps, et l’armateur a en plus refusé de me payer”, raconte-t-il. 

Sans confirmer ces abus, le journaliste Francesco Mezzapelle, rédacteur en chef du journal local, convient d’un appauvrissement général de la flotte de Mazara, qui recrute et paye moins à mesure que s’étire la crise. Comme souvent, les travailleur·ses dont les documents ne sont pas en règle sont les plus durement pénalisés, ces dernier·es étant contraints de travailler au noir. “Et ça ne va pas aller en s’arrangeant avec le durcissement de la politique d’immigration instaurée par le gouvernement Salvini, puis aujourd’hui par celui de Giorgia Meloni *”, note Francesco Mezzapelle. 

Depuis son retour à Mazara il y a huit mois, Mohammed désespère de trouver un appartement. Et il n’est pas le seul. Habituée du centre de la communauté Speranza, la famille du petit Youssef peine elle aussi à se loger. “Le propriétaire nous demande de partir, mais pour trouver autre chose, c’est mission impossible”, témoigne son père dans un italien timide. Dans le centre-ville, au milieu des pancartes “à vendre”, des portes murées et des volets en branle, les AirBnb sont aussi nombreux que les cactus. 

“Le capitalisme. Ce n’est plus comme à l’époque”, répète Mohamed. Dans ces conditions, nombreux sont les pêcheurs qui quittent Mazara.  “Plusieurs pêcheurs sont déjà repartis en Tunisie, où ils deviennent armateurs”, commente Francesco Mezzapelle.

En sortant de son déjeuner à la Caritas, Mohamed se remémore les heures insouciantes de ses jeunes années au bord de l’eau à Mahdia, quand avec les copains, il laissait flotter toute la nuit des boîtes de conserves pour récupérer les poulpes. “Forcément, plus les boîtes étaient grosses, plus les poulpes emprisonnés l’étaient”. Nouvelle cigarette, le regard pointé vers le trottoir d’en face. Il n’ira pas pêcher non plus aujourd’hui.   

“Mais la véritable inquiétude pour le secteur, c’est la nouvelle génération. Elle n’est plus du tout attirée par la profession et risque soit de déserter, soit, disons les choses, de tomber dans la micro-criminalité”, ajoute Francesco Mezzapelle. Car en Sicile, berceau de Cosa Nostra (l’une des principales et des plus puissantes organisations mafieuses italiennes, ndlr), le crime organisé vit encore de belles heures. Le temps des assassinats en pleine rue est certes révolu, mais l’ombre de la mafia plane toujours, et à Mazara pas moins qu’ailleurs. Il y a encore quelques mois, le boss mafieux Matteo Messina Denaro, l’un des dix fugitifs les plus recherchés au monde, vivait encore en toute liberté à moins d’une dizaine de kilomètres de là, dans les terres de l’est, allant jusqu’à faire régulièrement ses courses à la charcuterie du coin. 

Des ruelles de la kasbah au marché aux poissons, le mot “mafia” monte rapidement aux lèvres dès lors qu’est abordée la question de l’argent. Dans les champs de la province de Trapani, le système du “caporalato*” qui y est couramment rattaché fait toujours rage et continue d’exploiter les travailleurs étrangers. En ville, la rumeur court qu’un boucher aurait racheté en début d’année pas moins de 11 chalutiers pour une vingtaine de millions d’euros. On dit, mais on ne désigne pas . “On l’appelle le boucher, c’est tout”, tranche un pêcheur. 

Salvo* se rend régulièrement au marché aux poissons pour arrondir ses fins de mois. Depuis son triporteur, il vide les poissons frais du matin et facture 8 euros la cagette - mai 2023 © Julie Déléant

Quel avenir pour la nouvelle génération ? 

Anis et Zeitoun, 18 et 19 ans, arrivés de Tunisie en 2022 après avoir rejoint l’île de Lampedusa en canot, ont découvert Mazara par hasard. Dirigés vers la commune par les autorités, ils sont aujourd’hui logés dans un centre d’accueil dirigé par la communauté Speranza. Scolarisés, ils suivent également des cours d’alphabétisation, et travaillent pour certains en alternance. “Nous insistons pour qu’ils n’acceptent aucun contrat au noir. Certains patrons pourraient être tentés de profiter d’eux puisqu’ils sont jeunes, seuls et ne parlent pour certains pas encore bien l’italien. Nous nous assurons qu’ils débutent leur vie ici dans les meilleures dispositions”, assure Rosella, en charge de la structure. 

Mais mafia ou non, sur les canapés gris du salon, dans l’intimité des chambres ou depuis le balcon avec vue plongeante sur la Méditerranée, c’est loin de Mazara qu’ils préparent leur avenir. “Enfin, si on trouve du travail ici, bien sûr qu’on le prendra. Mais on sait que ce sera certainement plutôt au nord de l’Italie ou en France”, raisonne Anis. 

Anis, Zeitoun et Ahmed, depuis le salon de l’appartement qu’ils partagent dans le centre de Mazara del Vallo - mai 2023 © Julie Déléant

Né à Mazara d’un père venu issu de la première vague d’immigration, qui détient un petit café dans la kasbah, Oussama, 24 ans, a opté pour la restauration. Cette après-midi là, il dispute avec ses amis, tous Tunisiens, une partie de scopa. Le chien de la famille, Africa, les observe sagement, la truffe dans les timides vapeurs de chicha qui fendent la lumière filtrée par les persiennes. “Ici la vie est simple, tu manges bien, les produits sont frais, la mer est belle. Mais il n’y a pas beaucoup d’argent pour les jeunes. Donc oui, j’aimerais bien aller voir ailleurs”, confie-t-il.  

Une quarantenaire palermitaine, qui a récemment posé ses valises dans sa résidence secondaire de Mazara, fait soudain irruption dans la boutique. “Tiens, la plus belle de la ville !”, l’accueille un des comparses. Après s’être attardée le temps de quelques plaisanteries sur le pas de la porte, elle s’engouffre à nouveau dans les ruelles silencieuses.

Oussama et ses amis disputent une partie de Scopa dans le café de son père, situé dans la kasbah. En Tunisie, le jeu est connu sous le nom chkobba. - mai 2023 © Julie Déléant

Plus que le calme, c’est le silence qui frappe. Certains après-midis dans la kasbah, on pourrait presque entendre le soleil brûler. Alors que la plupart des hommes sont en mer ou dans les champs, les rares regards féminins que l’on croise sont ceux qui s’attardent aux balcons, le temps d’accrocher un linge ou d’héler un mari. Aucun marché ni magasin n’anime les rues, dont les murs et devantures de ferraille ont été recouverts ici de fresques colorées, là, de céramiques. Même l’école primaire arabe fait grise mine. 

Un ami d’Oussama et Africa, le chien de la famille, dans une ruelle vide de la kasbah. - mai 2023 © Julie Déléant

Ouverte dans les années 80 par le gouvernement de Tunis pour accompagner les projets de retour au pays des familles, elle n’est plus fréquentée que par une petite vingtaine d’élèves. “Au début, leur venue à Mazara était pensée comme provisoire, le temps de mettre de l’argent de côté avant de retourner en Tunisie. Mais les économies n’ont finalement pas été suffisantes, et le projet de retourner au pays a été repoussé, jusqu’à complètement disparaître », explique le président de l’institut euro-arabe de Mazara del Vallo, Antonino Cusumano.  

Des jeunes dans les ruelles de la kasbah, à l’heure de la sortie des cours - mai 2023 © Julie Déléant

Les limites de la “cohabitation pacifique” 

À quelques centaines de mètres, la place principale de la ville, gorgée de soleil, est investie par les premiers touristes de la saison. Face à la terrasse du café, la cathédrale du Santissimo Salvatore triomphe de sa beauté presque insolente derrière des rangs de palmiers, dressés comme des soldats tout le long de sa façade. Les regards se perdent dans les cartes à la recherche du musée ornithologique ou du palais épiscopal.

“Tu vois combien de Tunisiens, sur la place ?”,  s’enquiert Francesco Mezzapelle, le journaliste local. “Tu peux compter : aucun”. La ville compte pourtant près de 7.000 ressortissant·es pour 51.604 habitant·es, soit environ 14 %, le taux le plus élevé d’Italie . “Les gens ne se mélangent pas vraiment, c’est tout. En mer, oui, et c’est très beau à observer. Pendant le Ramadan, les pêcheurs italiens jeûnent parfois aux côtés des musulmans, ou alors le cuisinier laisse les cuisines à disposition à l’heure de la rupture. Mais sur terre, c’est une autre histoire…”, dit-il. 

Tommaso Macaddino, secrétaire régional du syndicat UIL (l’Unione Italiana del Lavoro, Union italienne du travail, ndlr) de la région de Trapani, tout comme sœur Alessandra, la religieuse qui dirige le centre Speranza, préfèrent, quant à eux, parler de “cohabitation pacifique”. “Il y a par exemple encore très peu de mariages mixtes, peut-être une dizaine au maximum”, observe le syndicaliste.

“Lorsque les Tunisiens sont arrivés, ça arrangeait tout le monde puisque les Italiens commençaient à se désintéresser de la pêche, qui est un métier dangereux et fatigant. Ils ont contribué à faire perdurer l’activité”, poursuit-il. Mais après les années prospères, le vernis craque sous les coques vidées de leurs matelots. Après une vie en mer, Ahmed*, retraité, est aujourd’hui contraint de fabriquer des filets au pied de son escalier pour subvenir aux besoins de sa famille. 

“C’est ça ou on ne mange pas”.

Ahmed, pêcheur retraité, fabrique des filets dans le hall de son escalier - mai 2023 © Julie Déléant

“La faute à une absence de volonté politique de mettre en place un vrai système d’accueil et d’intégration”, analyse Francesco Mezzapelle. “Ici, comme dans toute la Sicile, les seules structures vraiment opérantes sont gérées par des associations ou le fruit d’initiatives personnelles, qui n’ont pas toujours les compétences ni les moyens.” En témoigne sœur Alessandra, qui confirme qu’elle “ne reçoit aucun fonds publics pour [ses] activités associatives”, à l’exception d’une subvention versée par la municipalité durant la pandémie de Covid-19. Et ce, malgré une récente augmentation de ses bénéficiaires. 

Mohamed n’attend quant à lui plus qu’une chose : quitter Mazara et rejoindre sa femme partie s’installer en Belgique. “Mais sans appartement je ne peux pas avoir le permis de séjour, et sans ça, impossible de voyager”, déplore-t-il. Comme lui, de nombreux Tunisien·nes semblent pris en tenaille à Mazara. 

 “Politiquement ils sont très peu influents car ils n’ont pas de représentants pour porter leur voix, et socialement, ils sont presque invisibles presque. Ils sont donc pris dans un étau, avec d’un côté l’impossibilité de rentrer en raison de la crise économique et politique qui frappe la Tunisie, de l’autre, les difficultés liées à la vie ici, qui ne ressemble peut-être pas à ce qu’ils avaient imaginé”, commente le président de l’institut euro-arabe. 

Plus que deux mondes, ce sont également deux réalités qui semblent désormais cohabiter à Mazara. En témoigne le contrôle d’identité qu’effectuent quelques policiers ce matin du mois de mai, dans une rue attenante au marché aux poissons. Derrière la bonne humeur apparente, quelques Tunisien·nes s’écartent et pestent en français. “Au lieu de nous aider à accélérer les procédures… J’attends depuis trois mois, je suis obligée d’enchaîner les boulots au noir”, s’agace une femme. 

Au même moment, quelques dizaines d’armateurs et notables bavardent dans la cour extérieure du centre culturel Progetto Reinventer (un programme financé par la région destiné à “mettre en réseau les écosystèmes siciliens et tunisiens” et “soutenir l’intégration des communautés étrangères en Sicile”, ndlr) après une réunion dédiée à la pêche. Les chaussures à peine maculées par la poussière des graviers blancs, des hommes en costume dégustent des verrines accompagnées de vin sicilien. Mimmo Asaro, qui se présente comme le président des producteurs de gambero rosso, a troqué ses bottes de pêcheur pour une doudoune Prada et des tennis Armani.

Récemment, il s’est illustré dans la presse locale en demandant au gouvernement Meloni l’autorisation de prêter main forte aux migrant·es en péril dans la zone de pêche exclusive revendiquée par la Libye, durant la longue période de l’année où les chalutiers sont contraints de rester à quai. Est-il conscient qu’en les assistant ici, les bateaux seront renvoyés vers Tripoli, et que leurs occupant·es ont de bonnes chances de se retrouver à nouveau parqué·es dans l’un des camps du pays ? “Ah oui. Mais ça, on y peut rien”, balaye-t-il. Aucun·e Tunisien·ne n’aura ce jour l’opportunité d’échanger avec lui sur le sujet. Ici aussi, ils brillent par leur absence. 

23.05.2023 à 16:39

Des migrants enfermés sous sédatifs dans les centres d’expulsion en Italie

Luca Rondi

 Avant d’être expulsés d’Italie, les migrants - dont de nombreux Tunisiens - passent par une période de détention administrative dans des Centres de permanence pour les rapatriements (CPR). Là-bas, ils seraient drogués et “gardés tranquilles”, grâce à des psychotropes. Une enquête menée par Altreconomia, en collaboration avec inkyfada.
Texte intégral (4667 mots)
En Italie, dans les Centres de permanence pour le rapatriement (CPR), les migrant·es en situation d’irrégularité “ne mangent pas, ne font pas de gâchis, et surtout ne revendiquent pas leurs droits” en attendant d’être renvoyés dans leur pays d’origine. Endormis ou assommés, “leurs exigences diminuent”, raconte Matteo, nom fictif d’un opérateur qui a travaillé pendant plusieurs mois dans un CPR.

D’après son témoignage, les personnes détenues sont “gardées tranquilles » grâce à l’utilisation arbitraire et excessive de médicaments psychotropes*. Les gérant·es économisent même de l’argent, car les psychotropes sont bon marché tandis que “la nourriture dont a besoin une personne active, en revanche, ça coûte beaucoup plus », continue l’ancien opérateur. Des données inédites obtenues par le magazine italien Altreconomia, en collaboration avec inkyfada, montrent la gravité de ce phénomène, systématisé dans l’ensemble des centres de la Péninsule. La plupart des migrant·es concerné·es sont des Tunisien·nes, que l’Italie peut rapatrier en vertu d’une note d’entente signée entre les deux pays en 2011, et obtenue par inkyfada.

Les CPR constituent une « machine à expulser » – où « l’être humain disparaît et seul l’argent reste », continue Matteo – à laquelle le gouvernement d’extrême-droite de Giorgia Meloni ne veut pas renoncer. La dernière loi de finances prévoit ainsi d’allouer 42,5 millions d’euros supplémentaires pour l’expansion, d’ici 2025, du réseau des neuf CPR déjà actifs*. De plus, un nouveau décret sur l’immigration adopté en mars 2023 en Italie prévoit des procédures simplifiées pour la construction de nouveaux centres pour les expulsions, avec l’objectif d’en construire au moins un par région.  

Dans les Centres de rétention pour le rapatriement (CPR) sont détenues des personnes d’origine étrangère qui, en raison de leur situation d’irrégularité sur le territoire italien, attendent d’être rapatriées dans leur pays d’origine. La détention peut durer jusqu’à un maximum de 90 jours (qui peut être prolongé de 30 jours supplémentaires dans des cas particuliers). Seule une minorité des migrant·es détenu·es dans les CPR sont effectivement rapatrié·es tandis que les autres sont finalement libéré·es.

Cette initiative est instaurée en prévision d’une augmentation des expulsions de migrant·es débarqué·es sur les côtes italiennes, alors que la Tunisie vient tout juste de dépasser la Libye concernant le nombre de départs de migrant·es. Selon une agence italienne, ils et elles sont 24.383 à être arrivé·es à Lampedusa depuis le début de l’année contre 2.201 pour la même période l’année dernière. 

En août 2022, les Tunisiens représentaient 65% des détenus dans les CPR italiens. Un pourcentage qui, entre 2021 et 2022, ne descend jamais en-dessous de 27%. 

Proportion de migrant·es tunisien·nes détenu·es dans les CPR*

*Centres de permanence pour les rapatriements

Youssef, un parmi d’autres dans un système “inhumain”

Ce système d’abus, Youssef le connaît bien. Originaire de Gafsa, ce jeune homme d’une trentaine d’années a passé dix ans à chercher un moyen de s’épanouir sans avoir à quitter la Tunisie. Mais sans succès . “Je fais des petits boulots pour survivre, sans continuité. Pourtant, quelques mois avant la révolution, j’ai obtenu un diplôme en sciences informatiques et mathématiques. Je pensais pouvoir trouver un emploi après mes études, mais pour notre génération, il n’y a rien »,  raconte-t-il depuis Gafsa. “Cela fait plus de dix ans que je ne trouve pas de travail stable”. 

Pour Youssef, la seule solution serait celle de partir régulièrement et trouver un travail en Europe avant de risquer sa vie en mer. Mais vu la difficulté croissante pour obtenir un visa Schengen, cette solution n’est pas envisageable. En novembre 2020, pleine pandémie du Covid-19, il décide alors d’embarquer depuis le port de Sfax, en partageant un grand bateau de huit mètres avec “une dizaine de jeunes Tunisiens et une cinquantaine de Subsahariens”. Douze heures plus tard, ils étaient à Lampedusa. Son histoire fait écho à celle de nombreux jeunes Tunisien·nes parti·es en Italie, puis passés par un CPR avant de revenir au point de départ, expulsé·es vers leur pays d’origine.  

Une fois arrivé en Italie, il n’a même pas le temps de chercher du travail et se retrouve presque immédiatement enfermé. 

Youssef est passé par plusieurs CPR : d’abord Turin, dans le Nord-Ouest de l’Italie, puis Rome et enfin Potenza, dans le Sud de la Péninsule. “Dès que je suis rentré dans le CPR de Torino, ils ont pris tous mes bagages et mon téléphone, que je n’ai revus que trois mois plus tard”. 

« J’avais l’impression d’être en prison”, raconte-t-il. 

En pleine crise Covid, le jeune homme se retrouve coincé dans une chambre avec six autres personnes. Youssef se souvient d’un médecin auquel les détenus s’adressaient souvent en cas de besoin. “Avant d’obtenir un rendez-vous, on attendait deux ou trois jours”. 

Youssef admet avoir vu passer plusieurs psychotropes au sein du CPR, et notamment “beaucoup de Tramadol et surtout du Tavor, un médicament utilisé excessivement par tout le monde pour réussir à dormir, vu les conditions”. Les souvenirs liés au CPR de Turin, aujourd’hui fermé, sont les plus douloureux : 

« J’ai assisté à une tentative de suicide d’un jeune Tunisien qui s’est aspergé de gel désinfectant et a tenté de s’immoler [de] désespoir. La pensée de la mort est toujours présente, et c’est pour cela que les médicaments sont consommés en grandes quantités”. 

Après avoir été expulsé d’Italie, Youssef n’a eu d’autre choix que de retourner à Gafsa. L’expérience violente de la détention administrative, puis du rapatriement, ne l’ont pourtant pas fait changer d’avis, au point qu’il assure vouloir repartir dès qu’il aura économisé la somme nécessaire. 

Des psychotropes achetés en masse

Les témoignages de Youssef et de Matteo sont confirmés par les données obtenues par Altreconomia, en collaboration avec inkyfada. Une grande partie des médicaments achetés dans les CPR sont des psychotropes : ils représentent au moins 10% des dépenses de chaque centre, et constituent même 44% des dépenses pour le centre de Rome. 

Pour comparer ces dépenses avec d’autres institutions, nous avons demandé les mêmes informations au Centre de Santé pour Immigrés (Isi) de Vercelli, le service public du Piémont qui s’occupe de garantir les soins de santé primaires aux personnes en situation d’irrégularité en Italie et qui ne sont pas enregistrées dans le système de santé national. Ce centre accueille une population similaire à celle des détenus du CPR en termes d’âge (15-45 ans), d’origine et de condition administrative.

Dans le centre de Vercelli, les dépenses en psychotropes représentent 0,6% du total des dépenses du budget de la Santé. 

C’est 70 fois moins que dans le CPR de Rome alors que ce dernier accueille trois fois moins de personnes que le Centre de Vercelli.

Des données recueillies par l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI) et par l’association Naga sur les médicaments achetés par le CPR de Milan entre octobre 2021 et février 2022 montrent qu’en cinq mois, les achats de psychotropes représentaient plus de 60 % des dépenses de médicaments. 

“Il n’y avait aucune demande de consentement”

Mais l’incidence des psychotropes sur les dépenses des CPR est loin d’être le seul problème. La typologie de médicament utilisé inquiète également.  

« Contrairement aux prisons, dans les CPR, les soins de santé ne sont pas confiés à des médecins ou à des spécialistes travaillant pour le système national de santé, mais au personnel engagé par gérants des CPR, dont le rôle de contrôle s’est avéré défaillant, voire absent », explique Nicola Cocco, médecin et expert en détention administrative.

A Milan, la moitié des psychotropes achetés dans le CPR entre octobre 2021 et février 2022 sont des cachets de Rivotril – un médicament autorisé par l’Agence italienne du médicament (Aifa) comme antiépileptique, mais largement utilisé comme sédatif – pour lequel une prescription est nécessaire.

Or, dans les faits, les données montrent que seuls huit examens ont été effectués sur les détenus du CPR de Milan entre octobre 2021 et décembre 2022. Par ailleurs, une utilisation du médicament autre que celle pour laquelle il a été autorisé ne devrait se faire qu’avec le consentement éclairé de la personne à qui il est administré. 

« Ils me demandaient à moi, simple opérateur, de l’administrer. J’ai toujours refusé car je ne suis ni médecin ni infirmier. Les plus jeunes ne savent même pas de quoi il s’agit. Il n’y avait aucune demande de consentement », raconte encore Matteo. 

Benzodiazépines, anxiolytiques, antidépresseurs*… Utilisés en cas de troubles anxieux ou d’insomnie sévères, ses cachets sont achetés par centaines, voire par milliers dans les CPR. « L’utilisation de psychotropes dans les CPR est trop souvent arbitraire, excessive et ne représente pas une forme de soin pour les personnes détenues, ce qui contribue à aggraver la pathogénicité de ces lieux de détention », observe M. Cocco.

Une mauvaise utilisation de ce type de médicaments peut avoir des conséquences fatales. En janvier 2023, s’est ouvert un procès pour la mort d’un migrant arrivé de Géorgie, Vakhtang Enukidze, âgé de 37 ans et détenu dans un CPR. Comme l’écrit le quotidien italien Domani, l’autopsie a établi que la cause du décès était un œdème pulmonaire et cérébral dû à un cocktail de drogues et de stupéfiants. Quelques mois plus tard, le 20 juillet 2020, Orgest Turia, 28 ans, originaire d’Albanie, est décédé d’une overdose de méthadone

Des personnes en situation de vulnérabilité

Le malaise ressenti dans les CPR peut également être mesuré en calculant les grandes quantités de paracétamol, analgésiques, gastroprotecteurs et médicaments contre les douleurs intestinales qui sont achetées. Un exemple parmi d’autres : le CPR de Rome s’est procuré en cinq ans 154.500 comprimés de Buscopan pour un total de 4.200 personnes détenues. 36 comprimés par personne en moyenne, alors qu’un cycle en prévoit 15 au maximum.

Les professionnel·les engagé·es par les organismes de gestion des CPR sont censé·es évaluer l’état de santé des personnes détenues et l’éventuelle nécessité de visites complémentaires. Cette information est confirmée par le cahier des charges qui régit les contrats relatifs à la gestion des CPR italiens, où l’on peut lire que « l’examen médical à l’entrée ainsi que, le cas échéant, l’administration de médicaments sont en tout état de cause assurés ». 

Toutefois, ni le cahier des charges ni la nouvelle directive régissant les aspects du fonctionnement des centres, signée le 19 mai 2022 par le département des libertés civiles et de l’immigration du Ministère italien de l’Intérieur, ne détaillent la manière avec laquelle ces médicaments doivent être administrés, ni qui est censé les acheter. 

Chaque CPR adopte ainsi ses propres pratiques, notamment en vertu de l’existence ou pas de protocoles avec l’agence sanitaire locale, une agence publique censée suivre les prescriptions de ces administrations. Cette absence de consensus génère un manque de transparence. À Milan, la préfecture a précisé que « les médicaments achetés sont prescrits par le personnel de santé par le biais d’un formulaire du Service national de santé, qui prend en charge les coûts ». 

Du côté de l’agence sanitaire locale, les agent·es avancent au contraire que les médecins du CPR peuvent utiliser le carnet d’ordonnances régional pour plusieurs services, mais « pas pour la prescription de médicaments à des citoyens étrangers en situation irrégulière », en rappelant justement l’existence d’un accord avec la préfecture. 

Même si les médicaments étaient fournis correctement, le problème reste la compatibilité de la détention avec les pathologies des migrant·es détenu·es, qui ne devraient entrer dans les CPR qu’après un « examen d’aptitude à la vie en communauté restreinte ». Cet examen doit toujours être effectué par un médecin de l’autorité sanitaire locale ou de l’hôpital. 

Selon la directive de mai 2022, l’examen sert à exclure « des pathologies telles que des maladies infectieuses, des troubles psychiatriques, des pathologies dégénératives aiguës ou chroniques qui ne peuvent recevoir un traitement adéquat en cas de détention en communauté ».

La présence sur les listes d’achats d’antipsychotiques, d’antiépileptiques ou de crèmes et de gels qui traitent, par exemple, la gale, témoignent ainsi d’un non-respect de cette réglementation. D’autres médicaments destinés au traitement de la schizophrénie ou du trouble bipolaires sont également distribués dans ces centres. 

Selon Maurizio Veglio, avocat turinois spécialisé dans la détention administrative et membre de l’ASGI, “il y a une très forte incompatibilité » entre l’achat de ce genre de médicaments et l’interdiction d’enfermer des personnes en situation de vulnérabilité.

À Macomer, dans la province de Nuoro, en Sardaigne, la société gérant le CPR, Ors Italia, indique ainsi que « la communauté des personnes détenues est caractérisée par des sujets ayant de nombreuses problématiques […] : toxicomanie, sujets à double diagnostic (toxicomanie et pathologie psychiatrique, ndlr), patients souffrant de pathologies dermatologiques, etc. » dans une communication adressée à la préfecture le 9 septembre 2020, dont Altreconomia a obtenu une copie. 

Cela est confirmé par le Service territorial d’addictologie pathologique (Serd) qui nous a fourni des plans de traitement des trois dernières années : la méthadone est présente dans les dépenses du CPR de Turin (environ 1.150 euros sur quatre ans). 

“L’administration de ces médicaments ne peut pas être évaluée sur la base d’une vie communautaire « normale », mais devrait être « calibrée » en fonction de la spécificité de ces centres », conclut l’avocat Veglio. “Avant sa fermeture temporaire début mars 2023, dans le CPR de Turin, sept personnes dormaient dans une pièce de 35 mètres carrés », donne-t-il en guise d’exemple.

Un manque de transparence

Le manque de transparence est également une partie du problème. Pour le CPR de Palazzo San Gervasio, un établissement situé dans la province de Potenza (Baslicate, Sud de l’Italie) et  géré par la société Engel Italia, l’agence sanitaire locale dit avoir dépensé seulement 34 euros en médicaments en 2022, un chiffre qui n’a pas changé depuis 2018. Aucune présence de médicaments psychotropes ou d’antipsychotiques n’a été enregistrée. 

Sauf que les médecins travaillant à l’intérieur du même CPR ont déclaré une « utilisation massive de médicaments psychotropes (Rivotril et Ansiolin) sur les détenus », confirme un rapport de juin 2022 de l’association Asgi. 

Un scénario qui se répète également pour le CPR de Gradisca d’Isonzo, dans la province de Gorizia (Nord-Est de l’Italie), qui a déjà fait l’objet d’une enquête judiciaire. 

Les conséquences dramatiques de ce système, comme les morts de Vakhtang Enukidze et d’Orgest Turia, confirment l’urgence de faire lumière sur l’abus de médicaments psychotropes dans ces centres et de rendre ces données publiques. Il a d’ailleurs été impossible d’obtenir les données des CPR basés à Brindisi (Pouilles), Trapani (Sicile) et Bari (Pouilles). Du côté des autorités, cette problématique est loin d’être prise en charge. À la mi-mars 2023, alors que le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi annonçait son énième visite en Tunisie au nom de la “lutte contre la migration irrégulière”, le ministre s’est contenté de qualifier les CPR de « désagréables », tout en annonçant la prochaine augmentation du nombre de ces centres.

Certains tribunaux commencent toutefois à s’intéresser à l’affaire. C’est le cas de Milan, où, fin janvier 2023, la juge Elena Klindani n’a pas validé la prolongation de la détention d’un jeune de 19 ans, enfermé depuis cinq mois, parce que « chaque jour supplémentaire de détention entraîne une dégradation progressive de la santé psychophysique pour laquelle aucune assistance spécifique n’est offerte, à l’exception d’une thérapie pharmacologique ». Selon la juge, la santé du jeune homme « est susceptible de se dégrader davantage en raison de l’état psychologique déterminé par la restriction prolongée de la liberté personnelle ». Un jugement bien loin de l’adjectif « désagréable ».

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