"On ne peut plus écrire comme avant, ni plaisanter sur certains sujets", explique à l'AFP Lioubov Beliatskaïa, patronne de la librairie "Vse Svobodne" (Tous libres, en russe), installée dans le centre de l'ex-Léningrad. "Notre liberté d'expression et d'action est fortement restreinte".
Chez Lioubov, le philosophe français Michel Foucault côtoie un livre sur le grunge et Nirvana. Rien que des empêcheurs de tourner en rond - sauf ceux qui pourraient attirer les foudres des autorités russes.
"Chaque semaine, nous sommes obligés de retirer des livres de la vente pour une raison ou une autre", dit la libraire.
Depuis le début de l'offensive à grande échelle en Ukraine en 2022, les autorités russes ont adopté un arsenal législatif permettant de museler les voix critiquant le conflit.
Certains auteurs sont interdits, comme Alexeï Navalny, opposant à Vladimir Poutine, classé "extrémiste" et mort dans des circonstances troubles dans une prison de l'Arctique en février 2024.
Ceux qui ne plaisent pas mais sont tolérés à la vente portent la mention "agent de l'étranger", à l'image de l'écrivaine Lioudmila Oulitskaïa, qui vit en exil en Allemagne.
Prix Nobel et rock
A Saint-Pétersbourg, ville natale du président russe, cette reprise en main a un goût particulier. La métropole des tsars est traditionnellement à l'avant-garde de l'expérimentation et de la contestation.
C'est le berceau du poète et lauréat du Nobel de Littérature Joseph Brodsky, forcé à émigrer en 1972. C'est ici qu'a émergé le groupe de rock Kino et son chanteur Victor Tsoï qui disait vouloir du "changement" dans une chanson de la fin des années 1980.
Et de nos jours, les pionniers pétersbourgeois du rock russe Youri Chevtchouk et Boris Grebenchikov font régulièrement part de leur opposition à la guerre en Ukraine.
"Il y a cette idée (…) selon laquelle on serait plus libre ici, plus décontracté, moins sujet à la peur, y compris à celle de répression", sourit Dinar Idrissov, militant local pour la défense des droits humains. "Mais je ne crois pas que ce soit le cas".
Pour preuve: ce printemps, la librairie pétersbourgeoise Podpisnye Izdaniya (publications sur abonnement), a été condamnée à une amende de 800.000 roubles (environ 8.500 euros) pour avoir mis en vente des livres qui "contiennent des signes de propagande en faveur des relations sexuelles non traditionnelles et des idées du mouvement LGBT interdit en Russie", comme l'expliquait l'agence étatique Tass.
Ces jours-ci, la galaxie artistique locale est agitée par l'affaire Diana Loguinova. Cette artiste de rue en est à sa troisième condamnation en quelques semaines.
La jeune femme de 18 ans a été interpellée le 15 octobre avec deux membres de son groupe StopTime pour avoir chanté lors d'une performance de rue des morceaux de musiciens russes opposés à la politique du Kremlin.
Elle a été emprisonnée une première fois pour "troubles à l'ordre public", puis renvoyée devant le tribunal immédiatement à sa sortie et de nouveau en prison pour "discrédit" de l'armée russe. Elle a été condamnée une troisième fois la semaine dernière à treize jours de prison pour avoir organisé un "rassemblement de masse".
"Plus comme avant"
"Poursuivre des musiciens de rue pour une chanson - sérieux ?", s'est indigné Seraphim, un étudiant de 21 ans venu au tribunal soutenir Diana Loguinova avec une vingtaine d’autres jeunes, lors d'une audience.
Pourtant, malgré l'élan de sympathie envers elle, certains lui en veulent d'avoir attiré l'attention des autorités sur eux.
A l'image d'une chanteuse qui ne souhaite pas être identifiée et qui estime auprès de l'AFP que Diana Loguinova et son groupe "savaient qu’ils mettaient en danger tout le monde", après avoir publié des vidéos de leurs concerts sur Telegram. "Les autorités nous ignoraient, mais maintenant les gens hésitent à sortir pour chanter", dit-elle.
Pacha, 17 ans, se produit au bord d'un canal en centre-ville et il évoque des "raids de la police contre les musiciens" depuis l'arrestation de Diana Loguinova.
Platon Romanov, propriétaire de la librairie Fahrenheit 451, carrefour de la culture underground pétersbourgeoise, juge qu'il faut "simplement comprendre dans quelle époque nous vivons. Chanter les chansons de +personnes interdites+, ça sert à quoi ? Bien sûr qu'ils vont venir et nous faire taire".
"Rien n'est plus comme avant. Beaucoup de gens sont partis", dit le libraire.