21.11.2024 à 07:30
Soré Naas
Depuis août, Veolia est en conflit avec ses salariés de la ville de Sheffield, en Angleterre, où elle assure le ramassage des ordures. En cause ? Le refus de la multinationale française de reconnaître la légitimité du syndicat Unite.
Ce 7 novembre, devant le quartier général flambant neuf de Veolia à Aubervilliers, ils et elles sont près d'une douzaine, tous britanniques, membres du syndicat Unite. Avec un accent anglais que l'on ne connaît en France qu'à travers les films de Ken Loach, (…)
Depuis août, Veolia est en conflit avec ses salariés de la ville de Sheffield, en Angleterre, où elle assure le ramassage des ordures. En cause ? Le refus de la multinationale française de reconnaître la légitimité du syndicat Unite.
Ce 7 novembre, devant le quartier général flambant neuf de Veolia à Aubervilliers, ils et elles sont près d'une douzaine, tous britanniques, membres du syndicat Unite. Avec un accent anglais que l'on ne connaît en France qu'à travers les films de Ken Loach, ils scandent, en français comme ils le peuvent « Tous ensemble, tous ensemble, yeah ! Yeah ! »
Brandissant une banderole en français et affublés de gilets jaunes, ces syndicalistes viennent représenter 78 éboueurs de Sheffield qui mènent une grève déterminée contre la multinationale française emblématique du secteur des services environnementaux. Cette mobilisation, qui dure depuis plusieurs mois, dépasse désormais les frontières locales pour devenir un symbole des tensions sociales entre une entreprise au chiffre d'affaire gigantesque et ses employés en quête de reconnaissance syndicale.
En 2023, à Sheffield, Veolia a réalisé un bénéfice impressionnant de près de 13,8 millions d'euros, soit 11,7 millions de livres sterling. L'entreprise est en charge de la gestion des déchets dans cette ville du nord de l'Angleterre. Cette prospérité contraste violemment avec les conditions locales. Le conseil municipal de Sheffield, qui a signé le contrat de concession avec Veolia, affiche un déficit budgétaire de 21,6 millions d'euros (18,1 millions de livres sterling). Quant aux employés de Veolia, ils subissent une dégradation continue de leur situation salariale et professionnelle. Selon Unite, le plus grand syndicat du secteur privé au Royaume-Uni, le salaire moyen des éboueurs de Veolia à Sheffield a chuté de 22 % ces dix dernières années. Une réalité intenable pour ces travailleurs, qui, malgré leurs revendications répétées, peinent à être entendus par leur employeur.
Au centre de la dispute se trouve la reconnaissance d'Unite comme syndicat représentatif des salariés. Bien qu'un nombre significatif d'éboueurs ait choisi ce syndicat pour défendre leurs droits, Veolia refuse de négocier avec Unite, préférant s'appuyer sur un autre syndicat avec lequel elle avait précédemment signé un accord. Cette posture inflexible a conduit les travailleurs à déclencher une grève en août 2024.
La situation s'est encore envenimée lorsque Veolia a licencié quatre membres actifs d'Unite, dont un représentant élu par les salariés, et a eu recours à des agences de travail temporaire pour tenter de briser la grève. Unite dénonce également d'autres intimidations graves, notamment une tentative d'intimidation physique sur un manifestant.
Face à ce qu'il qualifie de « tactiques antisyndicales », Unite exige la réintégration immédiate des quatre salariés licenciés et l'abandon des sanctions, ainsi que la reconnaissance officielle d'Unite comme syndicat représentatif des salariés de Sheffield. Ils considèrent que seule une intervention de la direction centrale de Veolia peut résoudre le conflit.
C'est pourquoi ils ont décidé de traverser la Manche. Avant le 7 novembre, les syndicalistes étaient déjà venus manifester à Paris, le 20 septembre. Une nouvelle délégation est prévue le jeudi 21 novembre. Dans une déclaration percutante, Sharon Graham, la secrétaire générale d'Unite, a prévenu : « Veolia se trompe lourdement si elle pense qu'Unite et nos membres vont disparaître en silence. Au lieu de cela, nous allons monter le son et cibler Veolia dans toutes ses activités. Quiconque fait des affaires avec Veolia entendra désormais parler d'Unite, où qu'il se trouve dans le monde. Veolia doit reconnaître officiellement Unite à Sheffield et doit le faire maintenant. »
Le 20 septembre, alors que les syndicalistes campaient devant le siège d'Aubervilliers, le seul cadre sorti pour discuter avec eux est Olivier Carlat, le directeur des ressources humaines. Costume de rigueur et calme affiché, ce dernier nie tous les arguments d'Unite et précise : « Nous sommes pris en otage par cette situation, car c'est un sujet syndical anglais et uniquement anglais. »
Ce bras de fer prend une dimension particulière lorsqu'on l'analyse à l'aune des chiffres globaux de Veolia. Avec un chiffre d'affaires mondial de 42,9 milliards d'euros en 2023, Veolia figure parmi les géants du secteur des déchets. Au Royaume-Uni, ses activités rapportent plusieurs centaines de millions d'euros chaque année. Pourtant, cette puissance financière ne se reflète pas dans les salaires de ses employés à Sheffield, où le revenu moyen d'un éboueur est estimé à environ 24 600 euros (21 000 livres sterling) par an, un niveau bien inférieur à la moyenne nationale.
Alors que la grève se poursuit, les conséquences se font ressentir dans toute la ville de Sheffield, où la collecte des déchets est très perturbée. Les habitants, bien que conscients des désagréments, affichent majoritairement leur soutien aux grévistes. Du côté de Veolia, la direction maintient sa ligne dure, affirmant que les accords syndicaux signés par le passé suffisent.
Pour Unite, ce conflit dépasse le simple cadre de Sheffield. Il s'agit de défendre le droit fondamental des salariés à choisir librement leur syndicat et à négocier leurs conditions de travail, un principe universel qui résonne aussi bien en Angleterre qu'en France.
Soré Naas (texte et photos)
20.11.2024 à 07:00
Olivier Petitjean
Comment la Banque européenne d'investissement, au nom de la compétitivité, se met de plus en plus au service des grandes entreprises.
- Banque publique pour bénéfices privés : à qui profite la politique européenne d'investissement ? / L'État au service des entreprises, union européenne, aides publiques, financeLa Banque européenne d'investissement est censée servir l'intérêt général et la mise en oeuvre des politiques de l'UE. Mais elle est de plus en plus mise au service des grandes entreprises et de leur profitabilité au nom de la théorie selon laquelle l'investissement public n'est là que pour « dérisquer » l"investissement privé.
C'est une institution peu connue du grand public mais qui n'en joue pas moins un rôle de plus en plus central dans les politiques européennes. La Banque européenne d'investissement (BEI), banque publique de l'Union dont le siège est au Luxembourg – pour faire court, l'équivalent de Bpifrance dans l'Hexagone – a financé des projets à hauteur de 84 milliards d'euros en 2023. Elle pourrait voir son rôle croître encore si les recommandations du rapport Draghi sur la compétitivité de l'Europe étaient mises en œuvre. Certains souhaitent même qu'elle ajoute à son mandat le soutien à l'industrie européenne de l'armement.
Raison de plus pour se pencher sur le fonctionnement de la BEI et sur les bénéficiaires de ses financements. C'est ce que fait un nouveau rapport coordonné par l'ONG bruxelloise Counter Balance, auquel a contribué l'Observatoire des multinationales. À partir de l'exemple de plusieurs multinationales figurant parmi les principaux clients de la BEI depuis 2010 – dont Orange, Stellantis (PSA/FiatChrysler), Iberdrola et quelques autres –, il met en lumière les failles de l'approche prédominante au sein de la banque publique, qui consiste à « dérisquer » les projets qui lui sont proposés par des entreprises. L'idée est que les conditions de financement très favorables offertes par la BEI vont inciter les grands acteurs économiques à contribuer aux objectifs qui sont officiellement ceux de la banque – notamment le financement de la transition climatique et des infrastructures essentielles, et de plus la compétitivité de l'économie européenne dans des secteurs stratégiques – en les rendant moins « risqués » d'un point de vue économique. À travers le « dérisquage », les fonds publics sont ainsi supposés jouer un rôle de levier pour un investissement privé encore plus massif. CQFD.
Malheureusement, il y a loin de la théorie à la pratique. Dès lors que la Banque européenne d'investissement ne s'appuie pas sur des critères très précis ni très contraignants pour sélectionner des projets qui contribuent effectivement à ses objectifs officiels, la stratégie du « dérisquage » se traduit en un immense effet d'aubaine pour les grandes entreprises, qui bénéficient de taux bas et d'autres facilités pour des projets qu'elles auraient souvent développé de toute façon et qu'elles auraient été parfaitement capables de financer elles-mêmes. Les sept multinationales étudiées dans le rapport ont ainsi accumulé 100 milliards d'euros de profits depuis 2020, dont ils ont surtout fait bénéficier leurs actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d'actions, tout en recevant plus de 13 milliards d'euros de prêts préférentiels de la BEI.
Le secteur des énergies renouvelables illustre les problèmes de cette approche. Sur le papier, la BEI peut se targuer d'avoir rendu possible le développement de nouveaux projets dans le domaine de l'éolien, du solaire ou encore des batteries électriques. Elle a par exemple soutenu le plus grand projet de centrale solaire en Europe, porté par la multinationale pétrolière espagnole Iberdrola. Or celle-ci a comme ses consoeurs amassé ces dernières années de copieux « superprofits » dont on peut se demander s'il n'auraient pas pu être utilisés pour financer directement le projet. Pire encore : la construction de la centrale aurait occasionné des fraudes et des expropriations illégales. L'exemple de l'entreprise suédoise Northvolt, censée devenir le champion européen des batteries, laisse lui aussi songeur. Bénéficiant d'un soutien massif de la BEI, elle est aujourd'hui au bord de la faillite du fait des problèmes à répétition rencontrés avec son projet de « gigafactory » en Suède – et plus fondamentalement d'une stratégie de développement mal pensée et mal coordonnée.
Le constat est le même en ce qui concerne l'alliance Gavi, censée faciliter l'accès aux vaccins Covid dans les pays pauvres mais qui a accepté de les acheter à un prix très élevé, pour le plus grand bénéfice du laboratoire Moderna. Destructions d'emploi, rémunérations patronales stratosphériques, priorité aux actionnaires, pollutions, fraudes, greenwashing... Les exemples examinés dans le rapport de Counter Balance montrent qu'en l'absence de conditionalités et de garanties strictes, les projets et les entreprises soutenus par la Banque publique européenne ont souvent des pratiques peu vertueuses qui vont à l'encontre des principes mêmes qu'elle est censée promouvoir. La BEI a même soutenu l'entreprise d'armement italienne Leonardo, pour sa recherche-développement dans le secteur des hélicoptères, hélicoptères qui ont été vendus, entre autres, à l'armée israélienne et auraient été utilisés à Gaza.
Cet argent n'aurait-il pas été mieux utilisé s'il avait permis de soutenir des projets portés par d'autres acteurs que les multinationales – services publics, collectivités locales, coopératives et autres structures de l'économie sociale et solidaire ? C'est la question de fond que pose le rapport. Derrière tous les appels à l'augmentation des investissements publics, qu'ils résonnent en France ou au niveau européen avec le rapport Draghi, la stratégie de « dérisquage » consiste au fond à mettre encore davantage l'argent public au service de la profitabilité du secteur privé, en faisant comme si nous n'avions pas d'autre choix que de passer par les multinationales pour atteindre nos objectifs économiques, écologiques ou sociétaux. La Banque européenne d'investissement pourrait être un outil formidable pour rendre possible les transformations profondes dont nous avons besoin. Actuellement, sa mission est grande partie dévoyée par des choix économiques et politiques contestables.
Olivier Petitjean
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Photo : Gwenael Piaser cc by-nc-sa
19.11.2024 à 10:00
Comment la Banque européenne d'investissement, au nom de la compétitivité, se met de plus en plus au service des grandes entreprises
- Banque publique pour bénéfices privés : à qui profite la politique européenne d'investissement ? / L'État au service des entreprises, aides publiques, union européenne, Orange, Stellantis, Iberdrola, Northvolt, Intesa Sao Paolo, Leonardo, financeDes multinationales qui réalisent des dizaines de milliards d'euros de profits ont-elles vraiment besoin de prêts préférentiels sur fonds publics ? Un nouveau rapport coordonné par l'ONG européenne Counter Balance alerte sur les relations privilégiées entre la Banque européenne d'investissement (BEI) et les très grandes entreprises, au détriment de son mandat de servir l'intérêt général. Résumé.
La Banque européenne d'investissement (BEI) finance depuis longtemps des grandes entreprises qui réalisent des profits substantiels. Cette tendance va encore s'accentuer, car la Banque est devenue une institution clé dans les efforts de l'Union européenne pour stimuler la compétitivité de son économie dans des secteurs stratégiques.
En offrant des prêts à des conditions très favorables - des taux d'intérêt plus bas, des périodes de remboursement plus longues et des mesures de réduction des risques non disponibles auprès de prêteurs privés -, la BEI permet aux grandes entreprises de rendre leurs projets encore plus profitables, en mettant ainsi des ressources publiques substantielles entre les mains d'entreprises déjà riches et rentables.
Ce rapport se base sur l'exemple de sept multinationales qui figurent parmi les principales bénéficiaires du soutien de la BEI – Iberdrola, Stellantis, Intesa Sanpaolo, Leonardo, Northvolt et l'Alliance du Vaccin Gavi – afin d'examiner l'approche de la Banque en matière de soutien aux grandes entreprises et ses lacunes sociales et environnementales. Il montre que six de ces entreprises sur sept disposent de ressources suffisantes pour autofinancer leurs projets, à l'exception d'une entreprise actuellement en crise, Northvolt, du fait de l'échec de son projet suédois.
Depuis 2020, ces grands clients de la BEI ont collectivement accumulé 100 milliards d'euros de bénéfices, une somme qui représente plus de la moitié des besoins annuels de toute l'UE en matière d'investissements dans les infrastructures sociales. La stratégie adoptée par la BEI n'a pas garanti de véritables retours à nos sociétés et à nos économies. Tout en bénéficiant de plus de 11 milliards d'euros de prêts de la banque européenne, les entreprises concernées ont versé 38,7 milliards d'euros de dividendes à leurs actionnaires, utilisé 11,9 milliards d'euros pour gonfler la valeur actionnariale à court terme par le biais de rachats d'actions, et versé 146,7 millions d'euros à leurs patrons. En outre, le rapport met en évidence un ensemble de pratiques préjudiciables de la part de ces gros clients de la BEI, notamment des dommages environnementaux, des injustices sociales et des ventes d'armes. Ces pratiques illustrent l'absence de priorisation des objectifs sociaux et environnementaux dans les investissements de la BEI. La BEI a elle-même réalisé 8,9 milliards d'euros de bénéfices entre 2020 et 2023, alors qu'elle est une institution à but non lucratif.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donEntreprise | Profit en 2023 | Profit 2020-2023 | Dividendes 2020-2023 | Rachats d'actions | Salaire et bonus du directeur général | Soutien de la BEI depuis 2020 |
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Iberdrola | 4,8 milliards d'euros | 16,6 milliards d'euros | 4,7 milliards d'euros | 1,5 milliard d'euros | 25,2 millions d'euros | 3,5 milliards d'euros |
Stellantis | 18,6 milliards d'euros | 49,6 milliards d'euros | 11,8 milliards d'euros | 3,3 milliards d'euros | 77,5 millions d'euros | 785 millions d'euros |
Intesa Sanpaolo | 7,7 milliards d'euros | 19,3 milliards d'euros | 13,9 milliards d'euros | 6,8 milliards d'euros | 26,5 millions d'euros | 2,9 milliards d'euros |
Leonardo | 0,7 milliard d'euros | 2,4 milliards d'euros | 0,2 milliard d'euros | / | 6,4 millions d'euros | 460 millions d'euros |
Orange | 2,4 milliards d'euros | 9,5 milliards d'euros | 8,1 milliards d'euros | 0,3 milliard d'euros | 8,8 millions d'euros | 500 millions d'euros |
Northvolt | 1,2 milliard d'euros | 1,7 milliard d'euros | / | / | N/A | 1,3 milliard d'euros |
Gavi, l'Alliance du vaccin | 0,3 milliard d'euros | 4,3 milliards d'euros | / | / | 2,3 millions d'euros | 1,9 milliard d'euros |
Total | 33,3 milliards d'euros | 100 milliards d'euros | 38,7 milliards d'euros | 11,9 milliards d'euros | 146,7 millions d'euros | 11,3 milliards d'euros |
Le financement des grandes entreprises est depuis longtemps une caractéristique du modèle d'activité de la Banque. Ce biais devrait encore s'accroître dans les prochaines années sous prétexte de soutenir la compétitivité de l'UE. Mais il est urgent que la BEI aligne ses soutiens financiers sur son mandat de défense de l'intérêt général, et réponde aux véritables besoins du public - qui est le propriétaire ultime de la Banque. Les investissements publics sont indispensables pour relever des défis majeurs tels que le changement climatique, la transition énergétique juste, la perte de biodiversité et les services publics. Par conséquent, l'allocation des fonds publics ne devrait pas être décidée en fonction du souci d'assurer des rendements financiers attrayants pour les investisseurs privés, mais en fonction de leur contribution au bien-être collectif et à la durabilité.
Au lieu de canaliser des milliards pour subventionner les bénéfices des grandes entreprises, la BEI devrait devenir une banque publique assumant un mandat véritablement public. Pour ce faire, la BEI devrait :
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Photo : Palauenc05 cc by-sa