21.07.2025 à 06:00
Cette année, la commémoration du martyre d'Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage. Chaque année, les chiites du monde entier (…)
- Magazine / Liban, Israël, Hezbollah, Beyrouth, Photoreportage, Chiisme, Guerre du Liban (2024)Cette année, la commémoration du martyre d'Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage.
Chaque année, les chiites du monde entier commémorent le martyre du petit-fils du prophète Mohammed, Hussein, tombé à Kerbala en l'an 6801. Au Liban, pendant dix jours, les quartiers à majorité chiite se parent de noir. Des haut-parleurs diffusent des élégies funèbres, la nourriture est offerte en bord de route, et des milliers de personnes défilent en cortège pour pleurer ensemble la tragédie fondatrice de l'islam chiite.
En ce début juillet 2025, la commémoration d'Achoura dépasse largement le cadre spirituel. La mort du chef historique du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l'attaque des bipeurs, le génocide en cours à Gaza et les violations permanentes du cessez-le-feu au Sud-Liban font, plus que jamais, de Kerbala un événement réactualisé dans le quotidien des chiites libanais.
Pour le Hezbollah, c'est aussi un moyen de réaffirmer sa volonté de poursuivre la lutte, alors que la nouvelle présidence libanaise envisage d'imposer le monopole militaire de l'État face au parti de Dieu.
Durant la période d'Achoura, des majalis sont organisés dans les quartiers chiites, et ce dans les mosquées, les salles communautaires et même les hôtels. Il s'agit d'assemblées funèbres où un religieux relate les épisodes du martyre, puis invite les fidèles à pratiquer les pleurs collectifs, souvent accompagnés par les chants déchirants d'un chantre qui entonne la passion de Hussein.
Dans le quartier mixte de classe moyenne de Hamra, au cœur de Beyrouth, un majlis se tient au Commodore Hotel. Les religieux se succèdent pour raconter l'histoire de Hussein — la soif, la peur, la solitude dans le désert irakien —, mais aussi pour établir des ponts avec l'époque actuelle : l'abandon par la communauté musulmane, la trahison des gouvernants, l'injustice politique et morale.
Un parallèle explicite est ainsi fait entre les sentiments de trahison et d'abandon ressentis aujourd'hui par les populations chiites du Liban ou les Palestiniens de Gaza, face à ce qui est perçu comme de l'indifférence de la part du reste du monde musulman. « Tout le monde est contre nous [la communauté chiite] : les pays du Golfe, les États arabes, les États-Unis, Israël... », dit une personne âgée présente au majlis.
Une jeune femme de la communauté, non voilée et employée dans une ONG occidentale, confie : « Cette année, il y a beaucoup plus de monde aux assemblées funèbres que les années passées. »
À quelques semaines d'Achoura, les tensions sécuritaires ont resurgi dans la banlieue sud de Beyrouth. Des informations sur une possible résurgence de la menace djihadiste ont ravivé la peur des attentats. La chaîne Al-Manar, affiliée au Hezbollah, a rapporté l'arrestation d'une cellule de l'Organisation de l'État islamique (OEI) et prétendument liée au Mossad, dans le quartier de Borj Al-Barajneh. Quelques jours plus tard, le quotidien Al-Akhbar, également proche de la formation chiite, a réitéré ces accusations et a affirmé que les services israéliens mobilisaient des éléments de l'OEI à l'intérieur du Liban. Ce climat s'est encore assombri après l'attentat-suicide du 22 juin à Damas, lorsqu'un kamikaze s'est fait exploser dans l'église orthodoxe Mar Elias.
Dans ce contexte, les dix jours de commémorations d'Achoura se sont déroulés sous très haute sécurité à Dahiyeh2. L'incertitude a plané jusqu'à la veille sur l'autorisation de couverture pour les journalistes étrangers. L'accès au faubourg a été strictement filtré. Aucune moto extérieure n'était autorisée à entrer et seuls les piétons pouvaient traverser les check-points de l'armée libanaise, postée à chaque entrée du quartier. Un second contrôle était ensuite assuré par le Hezbollah. Les papiers d'identité, les caméras et les équipements étaient minutieusement vérifiés avant la distribution d'un badge qui permettait l'accès aux zones de procession. Une Jeep aux vitres teintées escortait ensuite les journalistes autorisés jusqu'à la rue principale. C'est là que s'étaient déroulées, en novembre 2024, les célébrations du cessez-le-feu avec l'armée israélienne.
À cette présence militaire visible s'ajoute une pression psychologique constante : les drones israéliens, en vol permanent au-dessus de Beyrouth et du Sud-Liban, ont installé un traumatisme profond chez une grande partie de la population. Pour beaucoup, le bourdonnement lointain des drones évoque non seulement la surveillance, mais aussi la possibilité permanente d'une frappe ciblée. « Il y a beaucoup moins de monde dans les rues cette année, les gens ont peur d'une attaque probable de l'Organisation de l'État islamique », confie un fidèle croisé à Dahiyeh au petit matin.
Dans le bastion historique du Hezbollah collé à Beyrouth, les habitants installent des salles éphémères. On y distribue de la nourriture et l'on pratique les latmiyya, un rituel de deuil accompagné de frappes rythmées sur la poitrine.
C'est là que Hussein, 16 ans, originaire du Sud-Liban, a découvert pour la première fois la commémoration d'Achoura :
Nous avons été déplacés du Sud à cause de l'agression israélienne. On a tout quitté, j'ai perdu beaucoup d'amis. Chacun est parti dans une région différente chez ses proches. Nous, on est venus dans la banlieue. Ma première expérience d'Achoura, je l'ai vécue ici, c'était magnifique. Après avoir perdu mes amis, j'ai ressenti un profond vide en moi. Je me sentais seul, j'avais le mal du pays… Là, même si c'était un moment triste — parce qu'on se souvient de Kerbala —, j'ai ressenti une vraie solidarité entre les gens, comme si j'étais de retour dans le Sud.
Dans ces salles et dans les mosquées, des photos de civils et de combattants morts dans les bombardements d'Israël tapissent les murs, considérés comme martyrs, même au-delà des partisans du Hezbollah. On aperçoit aussi des fidèles dans la foule, tout de noir vêtus, le visage mutilé, une main en moins ou en béquilles : ce sont des survivants de l'attaque des bipeurs ou des bombardements des quartiers chiites.
Cependant, le parti de Dieu affiche partout sa volonté de continuer la lutte. Sur les bannières accrochées dans les rues de Dahiyeh, sur les boîtes de nourriture distribuées, sur les drapeaux brandis par des enfants, un même slogan revient en boucle : « Nous ne rendrons pas les armes. »
Pendant Achoura, les hommes du parti arpentent les rues de Dahiyeh pour prendre noms et numéros de téléphone des potentiels recrutés. Devant les mosquées des quartiers chiites et les salles de majlis, des files d'attente s'étirent devant les stands de recrutement du Hezbollah. Cette mobilisation — visible, parfois discrète, mais souvent assumée — traduit un regain d'engagement militant, alimenté par le contexte régional et les tensions croissantes. Un combattant confie :
Cette année, beaucoup ont rejoint le Hezbollah, de tous âges. Pour chaque martyr tombé, un nouveau résistant s'est levé. Après les annonces américaines de protection sur Beyrouth, l'ennemi a pourtant frappé. L'opération Bipeurs a été une humiliation. Nous sommes les fils de Hussein : nous refusons l'humiliation et nous nous battrons jusqu'au bout.
Ce climat de résistance exaltée, mêlant douleur, fierté et mobilisation, donne à Achoura une portée bien au-delà du religieux. Elle devient un moment charnière où le politique et le sacré s'enchevêtrent dans les rues de Dahiyeh. Les paroles de Hassan Nasrallah sont diffusées en boucle dans les salles de majlis, dans les rues de Dahiyeh, et dans les mosquées. Cette omniprésence confirme les récits des fidèles dans les rues. Ils poursuivent la ligne de l'ancien chef du Hezbollah et la vision eschatologique : « Notre choix est husseinien. Nous poursuivrons et nous affronterons. »
Loin d'être une posture idéologique figée, cette logique du sacrifice est le fruit de l'histoire vécue et politique du Sud-Liban, marquée par les occupations israéliennes de 1978, 1982 et 2006. Une partie de la population estime ainsi qu'il ne s'agit pas d'un choix mais d'une réaction. Un combattant du Hezbollah confie : « La résistance est le droit de chaque citoyen que l'État a échoué à protéger contre une force étrangère. » Pour les militants du parti, la lutte armée devient ainsi la forme la plus haute de l'existence, et Achoura en est la liturgie.
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1NDLR. La bataille de Kerbala a eu lieu le 10 octobre 680 en Irak. La bataille opposait la puissante armée de Yazid Ier, deuxième calife omeyyade, au groupe des 72 partisans qui entouraient Hussein, fils d'Ali et petit-fils du prophète Mohammed.
2NDLR. Littéralement « banlieue » en arabe, le terme désigne en général la banlieue sud de Beyrouth, collée à la capitale.
17.07.2025 à 06:00
Dans son dernier ouvrage posthume, l'écrivain et essayiste tuniso-français interroge la relation complexe entre l'Occident et l'Orient, tout en posant une question primordiale : pourquoi l'Occident refuse-t-il d'accepter son propre lien avec l'Orient ? D'après l'introduction de cet opus posthume d'Abdelwahab Meddeb, nous n'avons pas fini de lire cet auteur prolifique — essayiste, écrivain et poète — qui a pourtant quitté le monde en 2014. Ce n'est en effet qu'une petite partie de ses (…)
- Lu, vu, entendu / Maghreb, Proche-Orient, Europe, LivresDans son dernier ouvrage posthume, l'écrivain et essayiste tuniso-français interroge la relation complexe entre l'Occident et l'Orient, tout en posant une question primordiale : pourquoi l'Occident refuse-t-il d'accepter son propre lien avec l'Orient ?
D'après l'introduction de cet opus posthume d'Abdelwahab Meddeb, nous n'avons pas fini de lire cet auteur prolifique — essayiste, écrivain et poète — qui a pourtant quitté le monde en 2014. Ce n'est en effet qu'une petite partie de ses carnets de voyage, découverts par son épouse et sa fille après son décès, qui nous est livrée ici sous le titre de Vers l'Orient. Notre Orient en fait, qui va de Tanger à la Palestine, les dernières pages concernant le Japon ne s'accordant que d'assez loin au reste de l'ouvrage.
Dans cet épais corpus, on retrouve l'ensemble des lignes de force qui ont structuré la pensée de l'écrivain tout au long des nombreux ouvrages qu'il a publiés de son vivant, mais de façon un peu différente. Destinait-il ces carnets à la publication ? On n'en saura évidemment rien puisqu'il n'est plus là pour nous le dire, mais cela n'est pas impossible tant la phrase est léchée, peaufinée dans un déluge de références savantes, non dénuées parfois de pédanterie qu'on lui pardonnera vu la qualité du voyage que ce livre nous propose de parcourir avec lui.
À mesure qu'il avance dans cet Orient qui va de l'extrême Occident des Arabes, le Maghreb, à cette région en feu qu'est désormais le binôme Palestine-Israël, en passant par l'Espagne, la Tunisie, l'Italie, l'Égypte et la Bosnie, Meddeb cherche invariablement les traces du mélange immémorial entre l'Occident et l'Orient. Il repère ce qu'il y a d'Orient en Occident et d'Occident en Orient, en posant une question essentielle : pourquoi l'Occident s'entête-t-il dans le déni de son Orient ? Pourquoi refuse-t-il que l'islam soit aussi une religion européenne ? Car l'incroyant épicurien qu'est Meddeb, amateur de bonne chère et de bons vins, revient toujours à la question religieuse pour explorer les pans les plus universels qu'il y a en chacune d'elles et tenter de les faire se rejoindre.
On voyagera donc avec plaisir et curiosité dans ses carnets où le constant souci d'érudition est tempéré par la poésie du périple et de la découverte. On ne se lassera pas avec lui de parcourir les échelles de cette Méditerranée, terre de tant de mythes, de croyances et de paradoxes qui le fascinent et l'interrogent.
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Abdelwahab Meddeb
Vers l'Orient, carnets de voyage de Tanger à Kyoto
Stock, Paris, 2025
512 pages
23,90 €
17.07.2025 à 06:00
L'annonce faite par Israël de l'établissement de « zones de transit humanitaire » n'est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d'un contrôle fantasmé sur les corps colonisés. Dans la guerre d'anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l'historien de la guerre coloniale d'Algérie voit, non sans (…)
- Magazine / Algérie, Israël, Palestine, Bande de Gaza, France, Histoire, ColonisationL'annonce faite par Israël de l'établissement de « zones de transit humanitaire » n'est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d'un contrôle fantasmé sur les corps colonisés.
Dans la guerre d'anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l'historien de la guerre coloniale d'Algérie voit, non sans effroi, rejoués en Palestine occupée des évènements historiques qui lui sont très familiers.
Ainsi, l'attaque sanglante du 7 octobre 2023 contre des forces de l'ordre israéliennes et des civils a rappelé celle d'août 1955 déclenchée par le Front de libération nationale (FLN) dans le Nord-Constantinois, au cours de laquelle 171 personnes furent massacrées ; une même explosion meurtrière de haine du colonialisme et des colons, accumulée durant des décennies. Elle fut suivie d'une répression indiscriminée et massive tuant jusqu'à 10 000 civils, au nom, déjà, d'une « guerre contre le terrorisme » s'exonérant de toute contrainte légale et morale1.
Depuis le 7 octobre, par bien des aspects, les réactions d'Israël à l'attaque du Hamas ont été du même ordre que celles de la France en Algérie : massacres selon le principe de la responsabilité collective, abolition de toute distinction entre civils désarmés et combattants, usage d'armes interdites, disparitions forcées, tortures, exécutions sommaires, enfermements extra-judiciaires d'adultes et d'enfants. Le tout sur fond d'une déshumanisation systémique des colonisés, même si celle qui s'exprime sans vergogne en Israël, au gouvernement et dans la société, dépasse par son caractère ouvertement génocidaire le niveau déjà très élevé de racisme colonial qui prévalait en Algérie.
Or voilà que ces jours-ci a ressurgi à Gaza un autre spectre colonial avec le projet ahurissant de créer d'immenses camps de concentration baptisés de façon orwellienne « humanitaires ».
Un message posté sur le réseau X par le journaliste israélien Yinon Magal dès le 19 mars 2025 annonçait clairement la couleur :
L'armée israélienne a l'intention (…) d'évacuer tous les habitants de la bande de Gaza vers une nouvelle zone humanitaire qui sera mise en place pour un séjour de longue durée, sera fermée et toute personne y entrant sera d'abord contrôlée pour s'assurer qu'elle n'est pas un terroriste. L'armée israélienne ne permettra pas à une population rebelle de ne pas évacuer cette fois-ci. Toute personne qui reste en dehors de la zone humanitaire sera poursuivie.
Depuis, si l'on en croit notamment l'agence Reuters, ce projet semble avoir pris corps et avoir reçu l'aval des États-Unis, dans le cadre de la Gaza Humanitarian Foundation, qui gère désormais de manière exclusive la distribution de l'aide humanitaire dans la zone de Rafah, et qui a été dénoncée comme une imposture criminelle par toutes les ONG2. C'est durant ses « distributions » que des dizaines de jeunes Palestiniens sont tous les jours tués par les balles de l'armée israélienne en embuscade qui leur tire dessus.
On parle de la création d'une « zone de transit humanitaire « (ZTH). Les historiens connaissent bien ces euphémismes employés pour désigner des camps de concentration. Ils étaient nommés en Algérie « centres de tri et de transit », « d'hébergement », de « regroupement ». Lors de l'indépendance en 1962, un quart de la population algérienne s'y trouvait enfermée, souvent depuis des années. Ici, il s'agirait du regroupement forcé de centaines de milliers de Gazaouis dans « huit camps », à Gaza mais aussi en dehors (l'Égypte et Chypre sont mentionnés), afin que celui-là même qui les a affamés et brutalisés puisse leur apporter une « aide humanitaire ». Il s'agira aussi, dit-on, de les « déradicaliser », intention typique du fantasme colonial de contrôle total des corps et des esprits des masses colonisées, déjà prégnant en Algérie.
Très tôt, dans sa guerre pour anéantir la résistance algérienne, la France opéra en effet ainsi à très grande échelle dans les zones rurales qu'elle estimait « pourries » ou « infectées » par le nationalisme, accélérant le processus à partir de 1959. Pour vaincre une organisation clandestine réputée être « comme un poisson dans l'eau » d'une population colonisée, il fallait « vider le bocal ». Fut-ce au prix du crime de déplacements forcés massifs, ce que l'abolition de fait de toute loi permet de faire en situation de guerre coloniale, aujourd'hui comme hier.
Des centaines de milliers de villageois furent contraints manu militari de quitter leurs villages. Ils furent enfermés dans des milliers de camps, souvent éloignés et regroupant jusqu'à plusieurs milliers de personnes. Entourés de barbelés, gardés par l'armée, gérés souvent par les fameuses Sections administratives spéciales (SAS), les déportés dont la survie dépendait bien souvent de l'aide « humanitaire », étaient censés être « rééduqués » — on ne parlait pas encore de déradicalisation — pour devenir anti-FLN. L'historien de ces camps, Fabien Sacriste, écrit que « les chefs des SAS s'évertuent à obtenir l'adhésion, sinon l'engagement des Algérien ne s à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion ». L'échec complet de cette politique de « rééducation » des colonisés est amplement documenté.
Les conditions de survie dans ces camps de dimensions très variables étaient terribles, comme le révéla la publication en 1959 du rapport d'un jeune énarque stagiaire nommé Michel Rocard3. Fabien Sacriste estime que « près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie », du fait de la misère qui y régnait souvent. Parallèlement, d'immenses régions vidées de leurs habitants, dont les villages étaient rasés, étaient déclarées « zones interdites ». L'armée avait l'ordre d'y abattre toute personne s'y trouvant. Relisez les déclarations israéliennes relatives au projet de « ZTH » : la ressemblance est saisissante.
Bien sûr, des différences notables existent entre les pratiques françaises en Algérie et celles d'Israël à Gaza et en Cisjordanie. L'une de ces différences est que la France était sous la surveillance redoutée d'une communauté internationale, voire d'une partie de son opinion publique, ce qui lui imposait de modérer quelque peu la violence exercée contre les colonisés, tout au moins de la dissimuler autant que possible. Rien de tel ne retient malheureusement Israël aujourd'hui dans la réalisation de ce qui est le fantasme ultime de toute colonie de peuplement : faire disparaître physiquement le peuple colonisé qui résiste.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).
1Voir Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955, Payot, 2011.
2Jonathan Landay et Aram Roston, « Exclusive : Proposal outlines large-scale 'Humanitarian Transit Areas' for Palestinians in Gaza », Reuters, 11 juin 2025.
3Michel Rocard, Vincent Duclert, Pierre Encrevé, Claire Andrieu, Gilles Morin, et al.. Rapport sur les camps de regroupement : et autres textes sur la guerre d'Algérie. Vincent Duclert ; Pierre Encrevé ; Claire Andrieu ; Gilles Morin ; Sylvie Thénault. Éditions Mille et Une Nuits, pp.322, 2003.