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02.06.2023 à 06:00

« La Reine Cléopâtre », entre négrophobie et afrocentrisme

Yasmine Akrimi

Le docu-fiction La Reine Cléopâtre produit par la réalisatrice Tina Gharavi et produit par Jada Pinkett Smith pour Netflix a suscité de vives controverses dès la sortie de sa bande-annonce, à cause du choix d'une actrice afro-américaine pour interpréter la reine. Depuis le début de sa diffusion le 10 mai, les Égyptiens dénoncent, non sans racisme, une appropriation culturelle. Quant au camp adverse, il pointe du doigt une négrophobie parée d'arguments culturels. Le docu-fiction produit par Jada Pinkett (...)

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Texte intégral (2314 mots)

Le docu-fiction La Reine Cléopâtre produit par la réalisatrice Tina Gharavi et produit par Jada Pinkett Smith pour Netflix a suscité de vives controverses dès la sortie de sa bande-annonce, à cause du choix d'une actrice afro-américaine pour interpréter la reine. Depuis le début de sa diffusion le 10 mai, les Égyptiens dénoncent, non sans racisme, une appropriation culturelle. Quant au camp adverse, il pointe du doigt une négrophobie parée d'arguments culturels.

Le docu-fiction produit par Jada Pinkett Smith s'insère dans la mouvance « Black Royalty » ou « Black is King » (titre d'un film musical produit par Beyoncé en 2020). Au-delà d'une récupération militante de figures historiques, c'est une volonté de construire une dignité noire, de contrer des siècles de subalternité et d'humiliation et de bien faire comprendre que l'Afrique « noire » a une histoire et des civilisations millénaires, notamment à travers la mise en scène d'une royauté noire. La figure de la royauté est une forme d'utopie décoloniale, un roi étant l'absolu opposé d'un esclave, et permet de se réapproprier une histoire décimée par la « blanchité » coloniale.

En effet, l'eurocentrisme, dont la fondation est le suprémacisme blanc, a inventé et reproduit l'histoire de ses dominés, principalement pour rendre « naturelle » sa domination et donc, la subalternité des colonisés. Le colonialisme européoaméricain n'aurait pu exister sans l'invention de la race, la hiérarchisation raciale qui a suivi ayant permis de « naturaliser » le fait colonial. Dans sa continuation, nous vivons dans un monde où la production du savoir reste prisonnière de l'eurocentrisme de l'Histoire, bien que de plus en plus contesté. L'infériorisation de la « blackness » pour les besoins de la traite transatlantique ayant permis l'essor du capitalisme et des économies du Nord, ne produit pas simplement du racisme dans sa compréhension classique. Elle influe sur la manière dont la cartographie du continent noir est imaginée encore aujourd'hui.

Une partition coloniale de l'Afrique

L'Afrique telle que nous la vivons est le produit d'une partition coloniale en trois parties, conceptualisée par le philosophe allemand Friedrich Hegel : une Afrique « européenne », celle du nord, une Égypte « asiatique », et la « véritable » Afrique, celle que l'on nomme aujourd'hui subsaharienne, mais qui, à l'époque coloniale, se nommait simplement « Afrique noire ». Pour Hegel, cette dernière est « une terre anhistorique et non développée, encore imprégnée de l'esprit de la nature ». Une traduction quotidienne de cette cartographie radicalisée du continent est la pratique consistant à nommer « Africain » un subsaharien en Afrique du Nord. Cette tendance à ne pas se penser africain, et à assimiler l'africanité au fait d'être noir nourrit la négrophobie arabo-africaine. La campagne lancée contre le documentaire en Égypte s'est d'ailleurs largement focalisée sur la « pureté » de l'ADN égyptien et sa dissociation de l'ADN « africain ». Ainsi, un communiqué du ministère égyptien du tourisme et des antiquités datant du 27 avril dénonce les traits « africains » d'une Cléopâtre censée avoir « la peau claire » et argue l'assimilation historique de tout « trait étranger » aux Égyptiens. Le mythe d'une nation (racialement) homogène, cimenté par les constructions nationales post-indépendance rejoint ainsi un déni d'africanité, cette identité étant toujours perçue comme rattachée à une Afrique noire primitive et en marge de la modernité.

Ironiquement, la négrophobie en Afrique du Nord se fonde sur le déni de toute origine noire à la région, déni affectant notamment l'écriture de l'histoire africaine par des africanistes occidentaux ayant intériorisé la partition hégélienne du continent et opérant une analogie numérique entre la traite transatlantique et la traite transsaharienne, comme Humphrey Fisher, Ralph Austen, John Hunwick et Philip Curtin. Selon cette vision, les noirs africains en Afrique du Nord ne peuvent être que des descendants d'esclaves formant une sorte de « diaspora africaine en Afrique ». L'éminent universitaire kenyan Ali Mazrui prévenait pourtant que considérer que « rien n'est africain à moins qu'il soit noir, c'était justement tomber dans le sophisme de l'homme blanc »1.

Face à cela, la théorie de l'afrocentrisme fait d'une Égypte « noire » la pierre angulaire de sa rhétorique. Dans le monde francophone, la théorie d'une Égypte négro-africaine, berceau des civilisations subsahariennes, fut lancée par le penseur sénégalais Cheikh Anta Diop. Elle est emblématique de la disjonction du continent africain au lendemain de l'espoir suscité par les indépendances et l'espace permis pour la circulation de figures et théories de la libération radicale du Sud, notamment avec le séjour d'un nombre d'intellectuels afro-américains au Caire au début des années 1960, et la « Mecque révolutionnaire » que fut Alger pour un nombre de mouvements radicaux, dont les Black Panthers.

C'est d'ailleurs l'argument d'une « réappropriation imminente » d'une Afrique du Nord « colonisée » que l'on pensait propre aux « guerres culturelles » (cultural wars) américaines qui a nourri en février-mars 2023 la psychose à l'encontre des migrants subsahariens en Tunisie, instrumentalisée par un groupuscule fasciste qui a eu l'oreille du pouvoir. Partout, on pouvait entendre un racisme des plus abjects justifié par un soi-disant plan de colonisation du Maghreb par les migrants subsahariens.

Hégémonie américaine et post-colonialisme

Or, l'afrocentrisme doit tout d'abord être compris comme une réaction à la rhétorique coloniale selon laquelle l'Afrique subsaharienne ne possédait pas d'histoire avant sa colonisation par l'Europe, et que toute trace de civilisation lui serait forcément exogène, lui venant d'Orient, des Berbères, des Arabes ou de l'Europe. C'est donc un mouvement qui vise à retourner le stigmate et à écrire l'Histoire du point de vue de l'Afrique, qui ici se confond souvent avec le point de vue afro-américain sur l'Afrique, l'afrocentrisme étant né de la réflexion d'intellectuels afro-américains à partir du contexte racial étatsunien.

Notre manière de penser la race, et donc le racisme, reste intrinsèquement liée à la sémantique et au vécu des afrodescendants de la traite transatlantique. Depuis l'avènement des études postcoloniales et décoloniales, des chercheurs du Sud évoluant au sein d'universités nord-américaines comme Hassan Mohamed, Ali Mazrui ou plus récemment Abdelmajid Hannoum et Hisham Aïdi ont mis en garde contre une lecture « américanisée » de la traite arabo-berbère, et contre la partition radicalisée de l'Afrique. Ils prônent la nécessité de situer la race dans la modernité occidentale. Pourtant, pour ce qui est de « désaméricaniser » la race, le pari est loin d'être gagné : d'abord parce que la traite transatlantique a été déterminante pour l'expansion du capitalisme, du racisme et de la mise en équivalence de la figure du « noir » avec celui de l'esclave. Ensuite, parce que les afrodescendants aux États-Unis ont joué un rôle fondateur dans la formation et l'expansion de l'idéologie panafricaniste. Enfin, parce que les États-Unis exercent une hégémonie culturelle sur le monde qui permet aux représentations et enjeux nés en leur sein de s'exporter et de devenir hégémoniques, notamment à travers les médias de masse et les productions académiques.

Ces représentations qui promeuvent la dignité noire doivent être encouragées et célébrées. Elles sont salvatrices pour nos subjectivités postcoloniales, et permettent de nous imaginer au-delà du regard du colonisateur. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue la question du pouvoir. Une réappropriation de l'Histoire ne doit pas se faire aux dépens d'une autre communauté de destin, elle aussi dominée.

La Reine Cléopâtre s'ouvre sur les mots d'une professeure d'études africaines : « Ma grand-mère m'a dit, peu importe ce qu'ils t'enseignent à l'école, Cléopâtre était noire ». Dans le documentaire, ce n'est pas seulement Cléopâtre qui est représentée comme noire, mais l'Égypte entière, rappelant l'imaginaire d'une Égypte berceau des civilisations négro-africaines. Cette représentation serait peut-être passée inaperçue si le documentaire n'était pas produit par Netflix, et donc disponible au plus grand nombre.

Pacifier les contestations

Ces dernières années, les structures néolibérales telles que les plateformes de streaming ont eu massivement recours au tokénisme, pratique consistant à (sur)représenter des minorités raciales, de genre et sexuelles afin de se targuer d'inclusivité, et d'invisibiliser la violence structurelle à laquelle ces minorités font face. Depuis l'assassinat de George Floyd en mai 2020 et l'émergence du mouvement Black Lives Matter, une contre-révolution s'est mise en place afin de pacifier un mouvement questionnant le racisme structurel aux États-Unis et dans le monde. La volonté d'une plateforme comme Netflix de produire un documentaire tel que celui de Jada Pinkett Smith doit être comprise dans ce contexte.

Ceci dit, ce n'est pas tellement l'Amérique blanche qui est ici attaquée, mais un autre groupe dominé : les Arabes, plus particulièrement les Égyptiens qui ont dénoncé un blackwashing2, se voient confisquer une représentativité par deux fois : une actrice américaine blanche — Elizabeth Taylor — ayant interprété Cléopâtre en 1963 dans le film de Joseph Mankiewicz, et une actrice noire américaine en 2023. L'intervention de l'humoriste en exil Bassem Youssef dans un talkshow américain concernant la polémique est en ce sens révélatrice d'un malaise, lorsqu'il dénonce l'appropriation de la culture égyptienne pour les besoins d'un narratif afro-américain, celui de la surreprésentation d'une minorité aux dépens de l'invisibilisation d'une autre. L'effacement de l'historicité des Nord-Africains non noirs reproduit la narration coloniale, mobilisée par exemple par la colonisation française au Maghreb pour opérer une distinction ethnolinguistique binaire entre Berbères autochtones et Arabes envahisseurs, et rattacher ainsi ses colonies à une identité méditerranéenne.

Décoloniser la question raciale donc, sans complaisance aucune avec une négrophobie bien ancrée, mais sans pour autant se laisser envahir par des débats américanocentrés, là est tout l'enjeu.


1Ali Mazrui, The Africans : A Ttriple Heritage, BBC Publications, Londres, 1986.

2Pratique consistant à choisir des acteurs noirs pour incarner des personnages non noirs.

01.06.2023 à 06:00

Les balles du 14 juillet 1953, un massacre oublié

Daniel Kupferstein

Le 14 juillet 1953, les nationalistes algériens du MTLD de Messali Hadj se sont joints aux organisations politiques et syndicales de la gauche française pour la manifestation traditionnelle. Mais la police parisienne tire dans la foule, sept personnes sont tuées et une centaines blessées. Ce massacre sera le déclic du déclenchement de la guerre d'indépendance le 1er novembre 1954. Daniel Kupferstein fait revivre l'histoire de ce carnage oublié, d'abord par un livre puis par un documentaire qui sera (...)

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Texte intégral (5030 mots)

Le 14 juillet 1953, les nationalistes algériens du MTLD de Messali Hadj se sont joints aux organisations politiques et syndicales de la gauche française pour la manifestation traditionnelle. Mais la police parisienne tire dans la foule, sept personnes sont tuées et une centaines blessées. Ce massacre sera le déclic du déclenchement de la guerre d'indépendance le 1er novembre 1954. Daniel Kupferstein fait revivre l'histoire de ce carnage oublié, d'abord par un livre puis par un documentaire qui sera projeté le 30 juin et le 1er juillet prochains à Paris.

En 1953, le monde est entré dans l'ère de la confrontation Est-Ouest pour le partage du monde : d'un côté, les États-Unis et les grandes puissances occidentales (France et Royaume-Uni), de l'autre, l'URSS et les « démocraties populaires ». C'est aussi le temps des décolonisations, et l'empire colonial français craque de partout : Vietnam, Madagascar, Cameroun, Maroc, Tunisie, sans parler de l'Algérie et des massacres du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois.

En France, la gauche politique et syndicale est surtout focalisée autour de la guerre d'Indochine et contre les États-Unis1 et plusieurs militants et dirigeants communistes ou cégétistes sont arrêtés et inculpés pour « atteinte à la sûreté de l'État », comme le soldat Henri Martin2.

La police protège l'extrême droite

Peu de gens le savent, mais pendant longtemps les organisations politiques et syndicales de la gauche française ont défilé le 14 juillet depuis 1935. Ces défilés faisaient partie des traditions ouvrières au même titre que le 1er mai. Ils étaient autorisés et à partir de 1950, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du Parti du peuple algérien (PPA) — interdit depuis 1939 —, avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement ouvrier français. `

La manifestation démarre place de la Bastille à Paris, et on peut y voir d'anciens combattants, le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l'Union de la jeunesse républicaine de France, l'Union des étudiants communistes et de l'Union des femmes françaises (UFF). La CGT suit avec ses différentes fédérations syndicales (cheminots, métallurgie…), puis viennent les organisations de la banlieue parisienne. On voit aussi des bonnets phrygiens, des Marianne qui font des rondes, des fanfares républicaines. Une tribune avec un grand nombre de personnalités politiques de gauche est placée à l'arrivée, place de la Nation. Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! » Enfin, en queue du défilé viennent les Algériens du MTLD. Mais avant même que le cortège des Algériens ne se mette en marche, un petit groupe d'une vingtaine de militants d'extrême droite cherche à les provoquer et à les frapper. Très rapidement, ils se retrouvent encerclés par le service d'ordre de la CGT et des Algériens. La police va alors intervenir, mais pour les protéger et non les arrêter.

Passé cet accrochage, les militants du MTLD poursuivent leur défilé. Ils sont très organisés en six groupes, précédés chacun d'un numéro désignant leurs différents secteurs. Au total, ils sont entre 6 000 et 8 000, soit plus d'un tiers de la totalité des manifestants (15 000 à 20 000). Ils défilent derrière le portrait de leur dirigeant Messali Hadj, et sont encadrés par un service d'ordre repérable à ses brassards verts. Quelques drapeaux algériens apparaissent ici et là. Ils sont très applaudis sur le parcours et scandent leurs propres mots d'ordre réclamant l'égalité entre Français et Algériens et la libération de Messali Hadj, qui se trouve en résidence surveillée depuis plus d'un an.

Arrivé place de la Nation, le premier cortège des Algériens passe devant la tribune officielle où il est applaudi, et commence à se disloquer. Un orage éclate au moment où les policiers chargent pour enlever les drapeaux, portraits et banderoles du MTLD. Le brigadier-chef Marius Schmitt3 dira plus tard : « Selon les ordres reçus, nous avons essayé de dégager la place et de fragmenter le groupe de manifestants ». Pour le gardien de la paix Henri Choquart : « C'est un inspecteur principal adjoint qui a donné l'ordre. Il s'agissait de disperser un cortège de Nord-Africains qui criaient et portaient des banderoles ou pancartes. » Et le gardien Pierre Gourgues : « Suivant les ordres reçus, nous nous sommes emparés des banderoles et, brusquement, à partir des rangs situés à l'arrière de la colonne de manifestants, nous furent jetés toutes sortes de projectiles ».

« Les caniveaux étaient rouges »

Selon de nombreux manifestants, l'affrontement s'est déroulé en plusieurs temps. Premier temps, les policiers chargent matraque à la main, mais les Algériens ne se laissent pas faire. Ils utilisent des barrières en bois qui servent à un marché et se défendent comme ils peuvent. D'autres vont chercher des bouteilles et des verres qu'ils trouvent sur les terrasses des cafés et les lancent sur les forces de l'ordre… Les policiers en nombre inférieur sortent alors leurs armes et tirent une première fois dans la foule. Malgré ces premiers morts, les Algériens avancent toujours et les policiers pris de panique reculent et se retirent derrière leurs cars en attendant les secours. Pendant ce temps-là, un fourgon et une voiture de police sont incendiés. Puis, selon plusieurs témoins, deux policiers seraient restés à terre. Soixante ans après, le gardien de la paix Robert Rodier le confirme :

Nous, on allait repartir dans les cars. Mais quelqu'un a dit : “Attention ! Vous laissez deux gars là-haut !” Alors on a fait demi-tour et on est repartis pour aller les ramener. Alors là, […] je voyais les collègues qui tenaient leurs pétards à l'horizontale. Ce n'étaient pas des coups de feu en l'air pour faire peur. […] C'étaient des coups de pétard avec le revolver à l'horizontale. Et les gars arrivaient, le premier rang tombait, et ça revenait derrière. Les caniveaux étaient rouges, ouais ! Ça, je m'en souviendrai toujours. Et ça tirait ! Deux cent dix douilles sur le terrain. […] Moi aussi, j'ai tiré, mais ça, je ne le disais pas4.

Les affrontements les plus violents ont lieu entre les carrefours du boulevard de Charonne et du boulevard de Picpus, et de chaque côté de l'avenue du Trône et du cours de Vincennes. Puis, une véritable chasse à l'homme est organisée dans tout le quartier. Il y a de nombreux blessés, tabassés par la police. On relèvera sept morts (six Algériens et un Français qui voulaient s'interposer entre les policiers et les Algériens). Le climat politique et le racisme à l'œuvre dans la police parisienne mènent à ce massacre. Conclusion de l'historien Emmanuel Blanchard :

Il est important de rappeler que si cet événement est alors inédit du point de vue parisien, il est d'une certaine façon courant de longue date aux colonies. Mais ce qui est peu commun, c'est que cela se passe à Paris, un 14 juillet, sur la place de la Nation.

Les sept victimes du 14 juillet 1953

➞ Abdallah Bacha (25 ans), né en 1928 à Agbadou (Algérie). Atteint d'une balle dans la région dorsale qui est ressortie à la base du cou, il est décédé à 18 h à l'Hôtel-Dieu ;
➞ Larbi Daoui (27 ans), né en 1926 à Aïn Sefra (Algérie). La balle, que l'on n'a pas retrouvée, est entrée par le sternum et a traversé le cœur. Décédé à 18 h 30 à l'hôpital Tenon. Il habitait à Saint-Dié (Vosges), où il était manœuvre et domestique ;
➞ Abdelkader Draris (32 ans), né en 1921 à Djebala (Algérie). Il a été atteint d'une balle dans la région temporale gauche, qui est ressortie par la tempe droite. Décédé à 18 h à l'hôpital Saint-Louis, il travaillait chez Chausson ;
➞ Mouhoub Illoul (20 ans), né en 1933 à Oued Amizour (Algérie). La balle est entrée dans le sourcil gauche jusqu'à la boîte crânienne puis est ressortie. Décédé à 20 h 30 à l'hôpital Saint-Louis, il habitait et travaillait comme ouvrier du bâtiment au centre de formation de Saint-Priest (Rhône) ;
➞ Maurice Lurot (41 ans), né en 1912 à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes). La balle est entrée dans la poitrine au niveau du sternum et a traversé le poumon et le thorax. Décédé à l'hôpital Saint-Louis, il était ouvrier métallurgiste à Paris ;
➞ Tahar Madjène (26 ans), né en 1927 au douar Harbil (Algérie). Frappé d'une balle sous la clavicule gauche qui lui a perforé le cœur et les poumons, il est décédé à 17 h 40 à l'hôpital Tenon ;
➞ Amar Tadjadit (26 ans), né en 1927 au douar Flissen (Algérie). Il a reçu une balle qui a atteint le cerveau dans la région frontale gauche. Il présentait, en plus, de nombreuses traces de violences au niveau de la face. Décédé à 20 h à l'hôpital Saint-Louis.

Tandis que les balles sifflent encore sur place de la Nation, les secours s'organisent. Beaucoup d'Algériens préfèrent se soigner chez eux, ils craignent de se faire arrêter à l'hôpital. Les hôpitaux les plus proches sont pleins, un formidable mouvement de solidarité envers les blessés s'organise. On fait la queue (surtout chez des gens de gauche) pour les voir, leur parler et les réconforter. On leur apporte des fruits, des légumes, des cadeaux…

Une « émeute communiste »

Le traitement de l'information est diamétralement différent dans les journaux. D'un côté, la presse anticommuniste reprend la version policière de l'émeute algérienne. Scénario que l'on retrouve dans Le Figaro, l'Aurore, le Parisien libéré, France-Soir, ou de façon atténuée dans Le Monde, quotidien qui va évoluer au fil des jours. Exemple de L'Aurore qui titre en une : « Ce 14 juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste ». Sous-titre : « 2 000 Nord-Africains attaquent sauvagement la police ». Les articles de deux journaux de gauche (Libération et L'Humanité) rétablissent la vérité. Mais l'information va progressivement disparaître de la une à partir du 24 juillet.

En Algérie, il y aura quelques arrêts de travail, mais peu de débrayages. Le 21 juillet 1953, un hommage est rendu à la Mosquée de Paris devant les cercueils des victimes algériennes recouverts du drapeau algérien. Le soir, un important meeting de protestation est organisé au Cirque d'hiver à Paris et le 22 juillet, c'est le jour des obsèques du militant CGT Maurice Lurot à la Maison des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud (Paris 11e). Le drapeau algérien recouvre ceux des victimes algériennes et le drapeau rouge celui de Maurice Lurot. Dans l'après-midi, c'est le départ des convois funéraires des victimes algériennes jusqu'à Marseille pour les ramener en Algérie. Ensuite, une foule estimée à plusieurs milliers de personnes accompagne à pied le cercueil de Maurice Lurot jusqu'au cimetière du Père-Lachaise. En fait, les autorités françaises ont très peur du rapatriement des corps en Algérie, car la tuerie du 14 juillet a un grand retentissement. C'est surtout le quotidien de la gauche algérienne, Alger républicain, proche du Parti communiste algérien (PCA)et dirigé par Henri Alleg qui donne le plus d'écho à cet événement. Des grèves éclatent, des débrayages ont lieu et un large comité de soutien aux familles des victimes se constitue avec des représentants du MTLD, du PCA, et de toutes les forces progressistes du pays. La foule se presse devant le port d'Alger et se recueille devant les cercueils. Puis les convois funéraires prennent les directions de leurs villages.

Les mensonges des policiers et de la justice

Évidemment, le soir même du drame, la hiérarchie policière et le gouvernement ont entrepris une vaste opération que l'on peut résumer à un véritable « mensonge d'État ». Pour eux, ce sont les Algériens qui étaient agressifs et qui ont même tiré sur les forces de l'ordre d'où leur conclusion de « légitime défense ». Ainsi dans les archives de la police ou du juge d'instruction, l'unanimisme des affirmations des représentants des forces de l'ordre est pour le moins troublant, car ils seront 55 à avoir, sans aucune preuve, « entendu des coups de feu qui venaient du côté des manifestants ou du côté de la place de la Nation », là où se trouvaient les Algériens.

La fabrication du mensonge d'État s'est aussi illustrée par la façon dont le juge Guy Baurès a sélectionné les déclarations des policiers pour rendre ses conclusions de non-lieu. En effet, lorsqu'on regarde de plus près les dépositions mensongères des policiers, on remarque dans la marge de petits traits qui correspondent aux phrases que le juge d'instruction a relevées. Ces annotations vont lui servir à rendre son avis sur cette « violence à agents ». Bien entendu, le juge va écarter toutes les déclarations des Algériens, car pour lui elles ne sont pas assez précises, bien qu'accablantes pour la police.

L'autre grand mensonge d'État concerne l'analyse des balles et la récupération des douilles. On sait qu'au moins une soixantaine de balles ont été tirées (les 50 blessés par balle et les 7 tués). Or le dossier d'instruction ne fait état que de 17 douilles ramassées place de la Nation : une véritable anomalie. Or l'analyse des balles n'a été faite que sur les armes des 8 policiers qui ont affirmé avoir tiré. Soixante ans après, Robert Rodier qui reconnaît avoir alors tiré sur les Algériens confirme qu'il ne l'a jamais dit lors de l'enquête judiciaire : « Moi je sais que j'avais deux chargeurs de dix cartouches, il en est parti neuf. Et c'était à l'horizontale. » Et il confirme la manipulation :

C'est les gars en civil de notre service qui ont ramassé les douilles ! … C'est pour cela que l'on nous avait convoqués au Grand Palais un jour, et on nous a dit : “Ici vous pouvez parler. Vous pouvez dire ce que vous voulez.” Mais il fallait la mettre en veilleuse après !

André Brandého est encore plus précis sur cette question :

Mais les balles… Les gars allaient en chercher chez Gastinne-Renette, avenue Franklin-Roosevelt, là où il y avait une armurerie [pour mettre des neuves dans leur chargeur] ; j'ai un collègue qui a pris une boîte complète pour remplacer celles qu'il avait tirées.

Dans les archives du département de la Seine, j'ai pu identifier, à partir des archives accessibles, 47 manifestants blessés par les tirs policiers du 14 juillet 1953. Deux autres blessés par balle, et hospitalisés à l'hôpital Saint-Antoine (Paris 12e) : Vasvekiazan (tête) et Cyprien Duchausson (main) sont également mentionnés dans L'Algérie libre, le journal du MTLD (numéro spécial du 29 juillet 1953), mais je n'ai retrouvé aucune trace de leur hospitalisation. Cela dit, il y a eu certainement d'autres blessés par balle, comme Mohamed Zalegh, qui n'est pas allé à l'hôpital, mais m'a déclaré en 2012 : « La bagarre a commencé quand ils ont voulu prendre le portrait de Messali. Moi, j'ai été touché là ! Au derrière par une cartouche. Cela brûle la veste, la peau ».

À tous ces blessés par balle, il faut bien entendu ajouter les nombreux blessés à coups de matraque.

« La suite, c'est le déclenchement de la révolution du 1er novembre 1954 »

La hiérarchie policière va profiter du mensonge d'État pour renforcer son arsenal répressif. Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après le 14 juillet. Un premier, les compagnies d'intervention ou compagnies de district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de l'ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne.

L'autre corps qui est créé dès le 20 juillet est la “Brigade des agressions et violences” (BAV). Qui se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus nord-africains.

Enfin, une autre conséquence, très surprenante, de cette manifestation est donnée par l'historienne Danielle Tartakowsky :

À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu'en 1968. Il n'y aura plus de défilés du 1er Mai à Paris, mais seulement des rassemblements, souvent dans le bois de Vincennes… Et ce sera aussi le dernier défilé populaire du 14 juillet à Paris.

Enfin, dernière conséquence et non des moindres, le massacre du 14 juillet 1953 va être un déclic pour nombre de militants nationalistes pour passer à la lutte armée. En effet, il faut savoir qu'en 1953, le MTLD était déjà en crise. Le conflit entre Messali Hadj et le comité central du mouvement avait pris un tournant dès le congrès d'avril 1953, quand de nouveaux statuts limitant les pouvoirs du président avaient été adoptés. L'été 1954 verra la création de deux congrès du MTLD, les uns excluant les autres. Dans cette situation, Mohamed Boudiaf et 5 autres militants nationalistes contactent les anciens de l'Organisation spéciale (OS), organisation paramilitaire du PPA pour créer le Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA). Officiellement pour unir le parti, mais surtout pour passer à la lutte armée. Cette décision amena à la « réunion des 22 » militants du PPA qui fixera au 1er novembre 1954 le déclenchement de la libération nationale avec la création du FLN. Finalement, la répression aveugle en plein Paris du 14 juillet 1953 sonne à la fois comme un prélude et un déclic à une véritable lutte armée guerre totale. Indiscutablement, comme l'affirment certains témoins de cette répression aveugle, on peut dire que ce 14 juillet 1953, ont été tirés les premiers coups de feu de la guerre d'Algérie.

Un drame effacé des mémoires

En dehors d'une banderole du MTLD dépliée le 1er mai 1954 au bois de Vincennes, d'une minute de silence observée à la mémoire des victimes lors du congrès « messaliste » du MTLD en juillet 1954, d'un article dans Liberté, organe du PCA et d'un très bon reportage dans le mensuel du Secours populaire (La Défense, juillet-août 1954), on peut dire que dès l'été 1953, le drame du 14 juillet est quasiment oublié. En Algérie, la division du mouvement nationaliste et surtout la guerre d'Algérie (avec ses milliers de morts) auront vite recouvert cette tuerie. Et puis, le nouveau pouvoir issu de la révolution de 1962 — dirigé par Ahmed Ben Bella puis par Houari Boumediene après son coup d'État de 1965 — a cultivé un certain « patriotisme sélectif », au détriment de la vérité historique.

Honorer des gens qui défilaient derrière le portrait de Messali Hadj, qualifié pendant longtemps de « traître à la révolution », était impensable pour ce nouvel État au parti unique. Ces six victimes algériennes n'ont jamais été reconnues par le pouvoir comme martyrs de la révolution et aucune indemnité n'a été versée aux familles jusqu'à aujourd'hui.

En France, le drame du 14 juillet 1953 a lui aussi disparu très tôt de la mémoire collective. De plus, pour l'ensemble des Français, l'intérêt pour les événements internationaux se focalise non pas sur l'Algérie, mais sur la guerre en Indochine (commencée en 1946). Cela dit, un autre facteur a favorisé l'effacement mémoriel de l'événement, comme l'explique l'historienne Danielle Tartakowsky : quelques mois avant le 14 juillet, le PCF, par la voix de Maurice Thorez, avait décidé d'abandonner la ligne dure d'affrontement « classe contre classe » pour revenir à une union de la gauche et de toutes les forces démocratiques. La grève d'août 1953 sera dans la droite ligne de cette nouvelle stratégie, avec un recentrage sur des problèmes salariaux et syndicaux. Cette manifestation du 14 juillet vient donc perturber la nouvelle orientation.

L'histoire de France ne veut pas se souvenir ni même retenir ces morts algériens, comme ce fut le cas pour ceux du 17 octobre 1961, contrairement à la répression au métro Charonne de la manifestation du 8 février 1962 : des écoles, des stades, des rues portent les noms des victimes. Là, rien… Cette forme de différentialisme fondé sur le « eux et nous » puise sa source dans un patriotisme ethnocentré, loin des valeurs universelles. Il y a aura pourtant en France, comme en Algérie un timide retour de la mémoire à partir des années 1980-1990, mais surtout dans les années 2000 avec le chapitre du livre de Danielle Tartakowsky sur Les Manifestations de rue en France, 1918-1968 (éditions de la Sorbonne, 1997), et le premier livre sur ce drame écrit par Maurice Rajsfus, 1953. Un 14 juillet sanglant (Viénot, 2003 ; éditions du Détour, 2021) et enfin, plusieurs chapitres très documentés du livre d'Emmanuel Blanchard La Police parisienne et les Algériens (1944-1962) (Nouveau Monde, 2011). En Algérie, on peut quand même signaler un hommage rendu à Amar Tadjadit dans son village à Tifra en 2006 et une journée d'étude sur Larbi Daoui à Tiout en 2009.

Ce massacre doit être reconnu comme crime d'État, au même titre que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. Une première étape importante de cette réhabilitation a déjà eu lieu le 6 juillet 2017. La mairie de Paris, sur proposition de Nicolas Bonnet Oulaldj, président du groupe communiste, a organisé la pose d'une plaque commémorative place de la Nation à la mémoire des victimes de cette répression du 14 juillet 1953. Depuis, avec la Ligue des droits de l'homme, la mairie du 12e arrondissement de Paris et différentes associations et partis, chaque année une commémoration et un bal populaire sont organisés place de la Nation pour perpétuer cette mémoire.

Illustration : manifestation du 14 juillet 1953, le défilé des travailleurs algériens (archives de la CGT).

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Daniel Kupferstein

  • Le film  Les balles du 14 juillet 1953 sera projeté le 30 juin à 22 h en plein air dans la cour de la Maison des ensembles au 3 rue d'Aligre, 75012 Paris ; et le 1er juillet à 17 h 30 au Shakirail, 72 rue Riquet, 75018 Paris.
  • Les balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris
    La Découverte, 2017
  • Filmer malgré l'oubli
    Éditions Ressouvenances

1NDLR. Manifestation violente à Paris le 28 mai 1952 lors de la venue dans la capitale française du général Matthew Ridgway, commandant les troupes de l'OTAN en Corée.

2NDLR. Militant du Parti communiste français (PCF), alors marin, Henri Martin est envoyé en Indochine française, en 1945. Il y assiste au bombardement de Haiphong par la marine française, le 23 novembre 1946. De retour en France, il commence un travail de propagande à l'arsenal de Toulon et distribue des tracts invitant les marins à réclamer la cessation des hostilités en Indochine. Il est arrêté par la police militaire le 14 mars 1950, jugé et condamné par le tribunal maritime de Brest, le 20 octobre de la même année, à cinq ans de réclusion pour propagande hostile à la guerre d'Indochine.

3Tous les témoignages des policiers cités ici figurent dans Daniel Kupferstein, Les balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris (La Découverte, 2017). Ils sont extraits du dossier d'instruction sur le 14 juillet 1953 consultées par l'auteur aux Archives de Paris

4Témoignage figurant dans le film  Les balles du 14 juillet 1953.

31.05.2023 à 06:00

Royaume-Uni. L'islamisme, un mouvement avant tout politique

Fabrizio Ciocca

L'essai de Danila Genovese sur les islamistes britanniques donne du phénomène de l'islam politique en Europe une image exempte de préjugés et de stéréotypes. Le mot « islamiste » suscite un sentiment de peur et d'insécurité dans l'opinion publique, car on pense alors aux attentats terroristes perpétrés en Europe entre 2015 et 2017 par des cellules djihadistes. Pour expliquer ce phénomène, plusieurs experts ont affirmé qu'il existait un lien entre l'islam et ses racines violentes intrinsèques qui (...)

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Texte intégral (2845 mots)

L'essai de Danila Genovese sur les islamistes britanniques donne du phénomène de l'islam politique en Europe une image exempte de préjugés et de stéréotypes.

Le mot « islamiste » suscite un sentiment de peur et d'insécurité dans l'opinion publique, car on pense alors aux attentats terroristes perpétrés en Europe entre 2015 et 2017 par des cellules djihadistes. Pour expliquer ce phénomène, plusieurs experts ont affirmé qu'il existait un lien entre l'islam et ses racines violentes intrinsèques qui sous-tendrait les choix de ceux qui commettent ces massacres. L'anthropologue Danila Genovese, dans son essai sur les islamistes britanniques nous donne au contraire une image exempte de jugements moraux ou de stéréotypes et qui, par un travail de terrain de cinq ans, se concentre sur les dynamiques à l'origine de la décision de certains jeunes musulmans, à un moment donné de leur vie, de rejoindre des mouvements islamistes présents au Royaume-Uni.

Cinq années de recherche ethnographique

Ce texte est né de la volonté de l'autrice de reformuler de nombreuses interrogations liées aux attentats terroristes au Royaume-Uni, à commencer par celui du 7 juillet 2005 lorsqu'une série d'explosions provoquées par des kamikazes a frappé les transports publics de la capitale britannique faisant 56 morts1. Elle a réalisé un important travail ethnographique de 2005 à 2010, période durant laquelle elle a rencontré et interviewé de nombreux militants islamistes résidant au Royaume-Uni. Elle a écouté leurs discours pour tenter de comprendre les pratiques politiques des uns et des autres, sans les filtres des représentations offertes par l'opinion publique, les think tanks occidentaux et les experts en sécurité, c'est-à-dire en évitant les prismes « classiques » de la radicalisation, de l'intégrisme et du terrorisme.

Un racisme sans hiérarchisation des races

L'objectif principal de sa recherche était de comprendre les dynamiques et les facteurs qui caractérisent les relations des partis et mouvements islamistes avec l'État et les institutions britanniques. Avant d'exposer ses conclusions, l'autrice a tenté d'expliquer comment Londres, au cours des dernières décennies, avait traité les minorités ethniques présentes sur son territoire.

Genovese souligne qu'au racisme colonial, qui s'était estompé avec la chute de l'empire britannique a succédé un nouveau racisme pétri de l'idée du multiculturalisme qui s'est avéré n'être qu'une opération « cosmétique » destinée à masquer les politiques de racialisation à l'égard des minorités. Ce phénomène est contemporain de l'arrivée en Angleterre d'immigrants venus des anciennes colonies. À partir des années 1960, dans les milieux politiques et institutionnels britanniques, les préjugés raciaux n'étaient déjà plus le produit de formes de xénophobie — au sens d'une simple discrimination à l'égard des étrangers —, mais s'exerçaient à l'encontre de ceux qui refusaient d'adopter les modes de vie britanniques et la culture de la nation. Ainsi exprimée, cette approche mettait ses promoteurs à l'abri de toute accusation de racisme, car elle ne proposait aucune hiérarchie des races, supérieures ou inférieures.

Cette approche présentait les immigrants comme une menace et un danger pour l'unité de la nation britannique, ce qui légitimait implicitement leur exclusion. Comme l'affirme l'autrice, « le racisme scientifique a ainsi trouvé un substitut par lequel le bien-être de la nation est basé sur l'application d'une théorie raciste, sans qu'il soit nécessaire d'utiliser le terme de race ou de faire appel aux différences raciales, à l'encontre de ceux que l'on veut expulser de la nation ».

Dépolitisation des revendications

Pour preuve les nombreux appels et proclamations, lancés à la fin des années 1970 par les conservateurs (et pratiquement jamais contestés par les travaillistes) contre l'immigration et pour la nécessité de limiter les entrées sur le territoire, n'ont jamais concerné des Néo-Zélandais ou des Européens, mais uniquement des personnes extérieures à l'Europe. C'est sur la base de ces prémices que les politiques multiculturelles ont été lancées à partir du milieu des années 1980, créant une société caractérisée par de nouvelles formes d'inégalité politique, sociale et même raciale.

Comme le note Genovese, les immigrés présents au Royaume-Uni à cette période étaient moins soucieux de préserver leur diversité culturelle que de manifester contre le gouvernement pour obtenir des formes d'égalité sociale et politique. C'est par le biais des politiques multiculturelles, qui mettaient l'accent sur la préservation de « leur » culture, qu'une forme générale de dépolitisation des revendications des minorités a pu se mettre en place. Le mécanisme était simple : un groupe de représentants ethniques non élus concluait un accord avec l'État au terme duquel la paix sociale était garantie en échange de budgets destinés à des projets culturels. C'est de cette manière que les institutions gouvernementales ont commencé à utiliser les catégories de « religion » et de « culture » pour représenter les membres des minorités ethniques, les dépolitisant de facto et les excluant de l'arène politique.

Tel est le contexte social dans lequel les mouvements islamistes et leurs membres sont nés et ont évolué. L'autrice note en outre que ce récit de la dépolitisation a été si extrême ces dernières années que toute position politique adoptée par les islamistes britanniques a toujours été dépeinte en termes de terrorisme ou de fondamentalisme, représentant donc une menace pour la sécurité nationale2.

« Participationnistes » et « négationnistes »

Grâce à son travail ethnographique, Genovese démontre que les aspirations et les pratiques des islamistes sont « intrinsèquement politiques » et que les expériences personnelles et sociales de marginalisation ont été le terreau fertile de leur élaboration, tant en termes d'activisme politique que d'opposition aux stratégies gouvernementales.

Dans ce contexte, la méthodologie utilisée par l'autrice pour ses recherches évite l'approche culturaliste-orientaliste (qui les traite comme des groupes religieux et les dépolitise ou les diabolise en tant que terroristes), mais analyse plutôt l'islamisme britannique à partir de ce que les militants interrogés disent de leur conception de l'islamisme, comment ils se le représentent et comment ils le pratiquent.

Il en ressort que si les partis islamistes implantés ont été fortement influencés par les textes de Hassan Al-Banna, de Sayyid Qutb et de Aboul Ala Maudoudi, leurs mouvements ont à leur tour reformulé et retravaillé les concepts de l'islamisme exposés par ces auteurs. Sur la base des données recueillies sur le terrain, Genovese définit deux types de groupes islamistes : les « participationnistes » qui entendent interagir avec la vie politique et publique britannique, et les « négationnistes » qui rejettent les institutions et le système politique britannique et envisagent une révolution pour déclencher un processus d'islamisation du pays.

Participer aux élections ?

Les membres du premier groupe participent aux élections et font campagne, mais rejettent catégoriquement la définition de « parti politique », choisissant pour eux-mêmes la catégorie de « groupe confessionnel ». Le paradoxe de ce choix, selon l'autrice, réside dans la négation de leur propre subjectivité politique et dans la répression de leur identité lorsqu'ils entrent en contact avec le gouvernement central et les institutions britanniques, se ghettoïsant de fait et cédant à ceux qui croient que ces groupes n'expriment jamais de demandes politiques légitimes, mais seulement des idées qui menacent la sécurité nationale. Ce premier groupe comprend la Commission islamique des droits de l'homme (IHRC), l'Association musulmane de Grande-Bretagne (MAB), le Conseil musulman de Grande-Bretagne (MCB) et le Comité musulman des affaires publiques (MPACUK).

La déclaration d'une personne interrogée, membre de l'Association musulmane éclaire ce positionnement :

Nous ne sommes pas un parti comme les partis traditionnels qui sont nés d'idéologies laïques. Nous sommes pour la défense religieuse des musulmans en tant que communauté en Grande-Bretagne et dans le reste du monde.

Un autre aspect intéressant de l'étude est que plusieurs militants et dirigeants islamistes ont démontré qu'ils sous-estimaient la façon dont les épisodes constants de violence et de racisme institutionnel subis par les musulmans en tant que membres d'une minorité ont constitué au fil des ans un obstacle majeur à leur participation à la vie politique et sociale.

À titre d'exemple, l'appel lancé à plusieurs reprises par les dirigeants du Conseil musulman de Grande-Bretagne aux musulmans pour qu'ils « sortent du ghetto et participent à la vie de la société britannique » n'a jamais pleinement rendu compte des processus de racialisation de ces mêmes musulmans qui les empêchent de participer à la vie publique.

Dans ces partis, Genovese perçoit un manque de conscience des discriminations économiques, politiques et sociales à laquelle les musulmans sont soumis en Angleterre, non seulement parce qu'ils appartiennent à une foi religieuse minoritaire, mais surtout parce qu'ils sont membres des groupes les plus défavorisés, et donc plus vulnérables. L'autrice estime que cette absence d'approche intersectionnelle (dans laquelle l'appartenance ethnique des membres est liée à leur classe sociale) a considérablement affaibli les groupes islamistes « participationnistes » en termes de soutien populaire. Genovese insiste sur le fait que « l'action politique des partis islamistes a toujours été déclinée comme une pratique défensive de la communauté religieuse et culturelle, et non en termes d'opposition active aux injustices sociales et économiques qui touchent les musulmans ».

Islamisation rêvée et califat

Quant aux groupes « négationnistes », comme Hizb ut Tahrir, Al-Ghurabaa et Saved Sect (ce dernier ayant été déclaré illégal en 2006 en application des lois antiterroristes), leurs programmes ont toujours visé une sorte d'islamisation de la société anglaise et l'établissement d'un modèle de califat en Angleterre également. En ce qui concerne ces trois mouvements, ce qui est apparu de manière significative est le désir de leurs dirigeants respectifs d'obtenir une forme de pouvoir à exercer contre leurs ennemis (d'autres politiciens, des chefs de gouvernements occidentaux ou des « Proche-Orientaux vendus »).

En proposant leurs programmes politiques, ces partis ont toujours représenté l'Islam comme un bloc monolithique dépourvu de toute contingence humaine, d'histoire, de géographie et de relations sociales : une sorte d'orientalisme de l'orientalisé.

D'autre part, les membres les plus jeunes de ces mouvements sont pour la plupart des individus qui ont eu une forte expérience de la discrimination raciale et des injustices quotidiennes : pour beaucoup, devenir des militants islamistes était presque un choix obligatoire, tant ils voyaient dans ces mouvements un « espace de défense » contre le racisme antimusulman quotidien.

Pour la plupart des jeunes militants des partis « négationnistes », la possibilité de se venger des injustices racistes subies, de protéger la communauté islamique en Angleterre et dans le reste du monde et d'acquérir un rôle politique actif a été un facteur déterminant dans leur adhésion à ces mouvements. « Le travail ethnographique a confirmé, écrit l'autrice, que le rôle des idéologies et inclinations personnelles, émotionnelles et psychologiques est moins pertinent dans un processus de radicalisation que les expériences de vie dans la sphère sociale combinées au récit politique institutionnel dominant. »

La recherche a permis aussi de mettre en lumière l'absence de lien entre le radicalisme idéologique et la violence politique : sur l'ensemble des personnes interrogées (plus de cent), une seule a commis un attentat, plusieurs années après avoir été interrogée.

Des actions sécuritaires qui nourrissent la radicalisation

L'anthropologue Genovese conclut donc que ce sont précisément les politiques de sécurité qui paradoxalement favorisent les processus de radicalisation. En effet, la stratégie conçue par les forces de sécurité britanniques pour lutter contre le terrorisme, connue sous le nom de Prevent, a pris la forme d'un contrôle constant de la vie politique, religieuse et sociale des musulmans, et parmi eux, un grand nombre de jeunes, qui n'avaient commis aucun acte de terrorisme, ont été identifiés comme des terroristes potentiels, pour avoir seulement exprimé des idées politiques (très souvent anti-impérialistes et anticoloniales), vaguement rattachées à une construction idéologique du djihadisme.

Genovese souligne ainsi que les stratégies antiterroristes qui reposent sur l'hypothèse que les musulmans ont une tendance innée à se radicaliser, sont inexactes et contre-productives. Pour l'autrice, l'islamisme est un discours politique, semblable à d'autres discours politiques et idéologies tels que le socialisme, le libéralisme et le communisme, et doit être traité comme tel. Selon ce point de vue, l'islamisme britannique va de l'affirmation d'une subjectivité politique à un projet révolutionnaire de refondation de la société selon les principes islamiques, tandis que le terrorisme en tant que phénomène politique est un fait marginal au sein de l'islamisme. Paradoxalement, comme le souligne Genovese, la guerre contre le terrorisme qui a vu l'invasion et l'occupation de l'Afghanistan puis de l'Irak a « tué plus au fil des ans que celles mises au compte du terrorisme ».

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Danila Genovese
La meta-politica e il terrorismo. Gli islamisti britannici tra politiche multiculturali e pratiche di razzismo
Mimesis, Milan, 2023
358 pages
28 euros

Article traduit de l'italien par Christian Jouret.


1Attentats du 7 juillet 2005 : 4 kamikazes prennent pour cible le réseau des transports publics de Londres, provoquant la mort de 52 personnes et en blessant 770 autres (Source : Police des transports britannique).

2Une politique similaire est en œuvre en France.Lire Laurent Bonnefoy, « De la liberté d'expression des « voix musulmanes » en France ».

30.05.2023 à 06:00

Ici et là-bas. Pour une parole libre, indépendante et humaniste

Les espaces de libre expression se verrouillent de plus en plus dans les pays qui, hier encore, se soulevaient contre un pouvoir asphyxiant. En Algérie, après le soulèvement du Hirak, vient le temps des mises sous scellés et sous silence, comme en témoigne la situation de nos confrères et consœurs de Maghreb Émergent et Radio M. En Tunisie, où continuait à survivre l'esprit de ce qu'on a appelé « les printemps arabes », l'arbitraire est loi, et il n'est plus rare que des journalistes se retrouvent (...)

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Texte intégral (1241 mots)

Les espaces de libre expression se verrouillent de plus en plus dans les pays qui, hier encore, se soulevaient contre un pouvoir asphyxiant. En Algérie, après le soulèvement du Hirak, vient le temps des mises sous scellés et sous silence, comme en témoigne la situation de nos confrères et consœurs de Maghreb Émergent et Radio M. En Tunisie, où continuait à survivre l'esprit de ce qu'on a appelé « les printemps arabes », l'arbitraire est loi, et il n'est plus rare que des journalistes se retrouvent poursuivis et arrêtés comme des criminels, pour avoir tout simplement exercé leur métier. Quant à l'Égypte, une fois passée la mobilisation autour de la COP 27, les noms d'Alaa Abdel Fattah et de tant d'autres prisonniers politiques ont déserté les colonnes des journaux. Circulez, il n'y a plus rien à voir.

De l'autre côté de la Méditerranée, la France ne semble pas échapper, à sa manière, à cette vague liberticide. On se demande si on a encore le droit de parler de certains sujets qui fâchent, comme l'apartheid israélien, entre autres violations commises par Tel-Aviv. À en juger par le harcèlement subi par Salah Hamouri à chaque prise de parole publique dans l'Hexagone depuis son expulsion de Jérusalem, l'étau ne semble pas près de se desserrer. Les musulman·es restent également les boucs émissaires privilégié·es du discours politique et médiatique dominant, tantôt au nom de la lutte contre les « islamo-gauchistes » (néologisme d'extrême droite désormais entré dans le langage commun), tantôt comme le dommage collatéral d'une campagne anti- « wokisme » qui déchaîne les passions les plus réactionnaires. Et la concentration des médias français entre les mains d'une poignée de milliardaires, de Vincent Bolloré à Patrick Drahi en passant par Xavier Niel ou Bernard Arnault, laisse de moins en moins la place pour un autre son de cloche.

Face à un tel constat, Orient XXI se veut un espace de libre expression pour raconter cette région qui s'étend du Maroc à l'Afghanistan. Un espace pas seulement pour les lectrices et lecteurs d'ici, mais également pour celles et ceux de là-bas, ainsi que pour les autrices et les auteurs du Maghreb et du Proche-Orient, à qui l'on offre un lieu sûr de publication et de diffusion — plus de 20 % de notre lectorat se trouve au Maghreb. Avec nos éditions en français, mais également en arabe, en anglais, en persan, en espagnol et en italien, nous multiplions les chances pour permettre à un lectorat le plus large possible d'accéder à notre contenu. Or, vous le savez, tout cela a un coût.

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29.05.2023 à 06:00

Heiny Srour. La caméra comme arme sur tous les fronts

Shayma L'abidi

Fin avril, la Cinémathèque de Tunis a organisé un cycle en hommage à la réalisatrice libanaise Heiny Srour en sa présence. L'occasion de revenir sur le parcours atypique de cette cinéaste, la première parmi de ses consœurs arabes à voir son film projeté au festival de Cannes, en 1974. Heiny Srour est allée au Dhofar, à la recherche du véritable sens de la révolution comme elle la voyait, ou comme elle devait être. Une révolution contre l'arrogance et l'impérialisme, qui revendique parmi ses nombreuses (...)

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Texte intégral (3723 mots)

Fin avril, la Cinémathèque de Tunis a organisé un cycle en hommage à la réalisatrice libanaise Heiny Srour en sa présence. L'occasion de revenir sur le parcours atypique de cette cinéaste, la première parmi de ses consœurs arabes à voir son film projeté au festival de Cannes, en 1974.

Heiny Srour est allée au Dhofar, à la recherche du véritable sens de la révolution comme elle la voyait, ou comme elle devait être. Une révolution contre l'arrogance et l'impérialisme, qui revendique parmi ses nombreuses stratégies de combat une guerre pour et avec les femmes. Car pour Heiny Srour, aucune révolution visant la libération d'un peuple ne peut être complète si elle n'a pas, chevillée au corps, l'objectif de libérer les femmes, en les prenant non pas comme sujets, mais comme partenaires. Là-bas, au Dhofar, les femmes ont porté les armes et livré des batailles, au lieu d'attendre dans les maisons ou sous les tentes le retour des combattants, comme dans les guerres que l'histoire a romancées.

Srour s'y est rendue avec son équipe, emportant avec elle une caméra et beaucoup de déceptions, notamment celle de la défaite de juin 1967. Déceptions générées aussi par les discours antisémites de la radio Sawt Al-Arab (La Voix des Arabes), pour Srour qui était à la fois juive, internationaliste, solidaire de la cause palestinienne et farouche opposante de l'État colonial. De plus, la jeune femme ne supportait plus les discours faussement féministes de la plupart des dirigeants de la gauche arabe, qui ne considéraient pas l'émancipation des femmes comme une priorité dans leurs programmes de réforme politique et sociale.

Elle est partie au Dhofar avec un principe : « Celui qui n'est pas avec nous est contre nous », et une philosophie : « L'idéologie dirige la caméra ».1.

Le « cinéma vérité » au service de la révolution

C'est dans le brouhaha du Beyrouth des années 1960 et son effervescence intellectuelle et politique que Heiny Srour a forgé ses convictions. Beyrouth qui brûlait alors comme un charbon ardent dans l'esprit de ses intellectuels, de ses artistes et de ses habitants, qui bouillonnait comme un volcan de défis géopolitiques pour ses ennemis et ceux qui la convoitaient, ce Beyrouth-là a fait de Heiny Srour une flamme de révolte, prête à aller jusqu'au bout pour défendre la liberté. Une flamme qui ne brûlait pas seulement ses ennemis, mais également les imposteurs et ceux qui prétendaient à la neutralité.

Dans cet îlot de relative mixité qu'est Beyrouth, j'ai pu assez librement capter l'incroyable brassage d'idées qui a lieu dans la capitale. Et donc contrairement à la plupart de mes sœurs arabes, je ne dois mes convictions politiques ou artistiques ni à un grand frère ni à un père ni à un mari ni à un « petit ami »2.

Née dans la capitale libanaise en 1945 où elle a étudié la sociologie à l'École supérieure des lettres, la future cinéaste est ensuite partie à Paris pour étudier l'ethnologie à l'université de la Sorbonne. Doctorante, elle avait également une activité de journaliste qui lui fit découvrir le Front populaire de libération du golfe Arabique et les événements du Dhofar, dans le sud du Sultanat d'Oman. Durant cette même période, la jeune chercheuse marxiste suit également un cours hebdomadaire sur le « cinéma direct » dispensé par Jean Rouch, fondateur de « l'anthropologie visuelle » et pionnier du « cinéma vérité ». Autant de notions qui auront leur place dans ses œuvres.

C'est ainsi que Heiny Srour réalise en 1974, sous les bombardements, le film L'heure de la libération a sonné, faisant d'elle une des pionnières du cinéma arabe, et la première réalisatrice arabe à participer au Festival de Cannes. Durant 60 minutes, au fil d'images qui oscillent entre le noir et blanc et la couleur, Srour tourne pour l'histoire le seul film qui témoignera de ce qui s'est passé dans cette partie du sultanat, en dépit de la censure systématique dont faisaient l'objet les luttes du Front populaire pendant neuf ans. La région du Golfe où est situé Oman possédait à l'époque les deux tiers des réserves mondiales de pétrole et fournissait le quart de la production, faisant de lui l'objet de la convoitise des puissances impérialistes depuis plusieurs décennies. Cette situation, combinée à la présence d'une organisation qui a été la première du genre à réfléchir aux problèmes des femmes et à considérer ces dernières comme partie intégrante de la lutte contre l'impérialisme, ne pouvaient qu'attirer l'œil de la cinéaste.

La technique au service du thème

Srour présente au début du film un résumé de la situation générale dans la région libérée du Dhofar, accompagné de la chanson qui donnera son titre au film, et au début de laquelle on entend :

L'heure de la libération a sonné,
Dehors, ô colonialisme !
Votre présence sera défiée
Par notre puissant peuple

Dès les premiers instants, la réalisatrice annonce sa ligne éditoriale et définit son travail. Il s'agit là d'un film militant, dans le fond comme dans la forme. Srour exprime clairement son parti pris absolu envers la révolution, notamment à travers le texte de la voix off qui célèbre les révolutionnaires et le Front de libération. Elle utilise également la technique du montage comme moyen de transmettre ce message au spectateur, et le pousser vers une analyse et une compréhension politiques des images qu'il voit. Lors du premier volet de son film, la réalisatrice fait l'inventaire des « crimes de l'impérialisme » à Oman, et montre la complicité de ses « alliés locaux » au sein du gouvernement. Elle consacre la seconde partie aux événements de la guerre et aux différentes batailles, accompagnant ce constat avec des documents télévisés qui montrent la puissance des Britanniques dans le golfe arabo-persique. La technique de correction des couleurs joue un rôle fondamental dans l'œuvre, puisque Heiny Srour consacre les séquences en noir et blanc aux crimes de l'ennemi, tandis qu'elle montre en couleurs les luttes du Front de libération. Elle dit à cet égard : « Je pense qu'il est politiquement dangereux de ne pas faire la distinction entre les forces d'oppression et les forces de libération en termes d'image et de son »3.

Le film doit être à l'image de son thème, c'est ce que pense Heiny Srour qui n'accepte pas la facilité, et va fouiller à pleines mains dans chaque détail de la fabrication, jusqu'à ce qu'elle en tire une forme qui imite les révolutionnaires avec qui — et pour qui — elle a travaillé. Ainsi a-t-elle par exemple intégré la tradition orale arabe dans le traitement des voix, pour coller à la culture du peuple qu'elle filme et à sa manière de parler.

Le film a pris près de dix années de la vie de la réalisatrice. Des années après sa sortie en 1974, une version restaurée et numérisée a vu le jour. Elle redonne un nouveau souffle à cette œuvre qui a été projetée dans de nombreux festivals internationaux, et récemment à Tunis, entre le 25 et le 29 avril 2023, à l'occasion d'une rétrospective organisée par la Cinémathèque tunisienne. Ainsi, tous les films de Heiny Srour ont été projetés en sa présence.

Là où le politique fusionne avec le personnel

Oui je me sens menacée, car je sais que l'oppression de la femme est la première apparue dans l'histoire de l'humanité. C'est donc la plus enracinée »4.

C'est pour cette raison que Heiny Srour a choisi le cinéma, qu'elle aimait autant que le dessin ou le ballet. Mais pour elle, la caméra était le seul moyen d'expression capable de tout dire, et le cinéma un art complet par lequel le politique fusionne avec le personnel. Car l'image est d'abord et avant tout un acte politique. En se mêlant au discours oral direct, elle peut résumer le monde et le remodeler à sa guise. Srour ne cherchait pas tant à remodeler la réalité qu'à la transmettre d'une manière qui ôterait le voile épais qui la recouvre. Elle voulait ajouter un nouvel élément dans l'équation de la propagande impérialiste, afin que le spectateur refasse les comptes entre ce qu'il voit, et ce qui lui est transmis de manière intensive et démagogue.

Srour a découvert la pensée marxiste à 16 ans, grâce au professeur de littérature française de son lycée de Beyrouth. Elle préférait Engels en cachette, mais elle a gardé cela pour elle, comme elle en a fait pour son désir de faire des films. Car sa famille comptait plusieurs Mozart assassinés : son père ne voulait pas assumer une condition d'artiste, bien qu'il ait une belle voix, et sa mère non plus, malgré son talent pour le dessin. Dans cette ambiance d'autocensure, Srour a tout de même pu toucher la sensibilité propre à sa famille, et sa quête d'une forme d'expression et de créativité qui lui est propre.

Son départ pour la France l'a sauvée d'un mariage précoce et de la vie soumise qui l'attendait. Mais son engagement absolu envers son pays et la réalité de ses femmes l'a poussée à y retourner à chaque fois pour une nouvelle lutte. En 1984, après d'intenses combats contre les financeurs et les producteurs, Srour a présenté au monde une œuvre fondamentale, tant sur le plan esthétique que politique, Leila et les loups : « C'est l'histoire d'un Liban qui s'effondre à cause de la violence confessionnelle dans laquelle il vit. Les images s'égrènent à la recherche de l'identité politique et historique des femmes au Moyen-Orient »5.

De même qu'elle a porté à Dhofar la déception de la gauche arabe pour constater de ses propres yeux qu'il existe bel et bien une raison de résister, ce qui a donné lieu à L'heure de la libération a sonné, Srour a porté dans Leila et les loups la honte des massacres de Sabra et Chatila qui poursuit un Liban déchiqueté par les lames du confessionnalisme et de la guerre civile. Elle aura fabriqué un film « dans un moment où le simple fait de rester en vie est considéré comme une victoire »,6 cherchant les femmes dans leurs formes multiples et leur seule signification : la force et la beauté.

Image de Leila et les loups, 1984

Durant tout le film, une femme arabe se promène dans les paysages du Liban et de la Palestine, entre réalité et imaginaire. Avec elle, on découvre une histoire cachée du militantisme, et des preuves de la force des femmes arabes tout au long de l'histoire. Avec Leila et les loups, Heiny Srour a creusé dans la mémoire collective des femmes, et nous a emmenés à travers les époques et les régimes, anciens et actuels, pour réécrire l'histoire des femmes « d'un point de vue féminin et féministe ».

Mademoiselle Srour, vous mentez : vous dites que vous avez tourné ce film voilà 30 ans, sur la terre des oliviers. Cela est faux, vous l'avez tourné hier, sur la plage de Tanger ». Ainsi a commencé le débat qui a suivi la projection de ce film à la Cinémathèque de Tanger en avril 2018.

Partisane jusqu'à la moelle

Heiny Srour affirme que son film L'heure de la libération a sonné n'aurait pas vu le jour sans l'aide du cinéaste tunisien Tahar Cheriaa, le défenseur acharné du cinéma patriotique et militant, en Tunisie et dans le reste du monde, et fondateur du premier festival panafricain et panarabe, les Journées cinématographiques de Carthage. Le même Cheriaa avait soutenu le scénario de Leila et les loups au moment où il était président de l'Agence de coopération culturelle et technique (qui deviendra plus tard l'Agence intergouvernementale de la francophonie). La réalisatrice reconnaît ce qu'elle lui doit… et ce qu'elle doit aussi aux déceptions arabes pour faire ses films.

Partisane jusqu'à la moelle, la cinéaste n'a certes pas réalisé beaucoup de films, mais elle a su partager avec le monde ses convictions de libération et son engagement dans une ligne radicale pour accomplir la révolution. Heiny Srour n'a pas tant cherché la gloire dans sa carrière, mais plutôt à immortaliser la gloire des autres. Elle était avec son équipe la seule à atteindre la ligne de front à Dhofar, et à transmettre une chronique de la révolution. Elle est également la seule réalisatrice à avoir filmé Cheikh Imam chez lui et lors de ses concerts interdits au début des années 1990. Beaucoup de ses rêves ont été amputés à cause du poids de l'argent dans le monde du cinéma, et elle n'a pas pu réaliser le film Le Cheikh qui chante en entier, se contentant finalement de monter les séquences qu'elle a filmées pour les présenter sous la forme d'un court métrage. Les sociétés de production ont également fait avorter son rêve de faire un film sur Tanios Chahine, le chef paysan maronite du Mont-Liban qui a dirigé la révolution paysanne dans la région du Kesrouan contre les seigneurs féodaux entre 1858 et 1860.

Libanaise de naissance et britannique par naturalisation, Heiny Srour a vécu dans plus d'un pays. Elle a formellement refusé de visiter ses parents en Israël, qui ont fui le Liban pour s'installer là-bas pendant la guerre civile. Au cours de son parcours difficile, la cinéaste a mené des guerres sur tous les fronts, à commencer avec sa famille qui rejetait l'art comme métier et mode de vie, et avec une partie des juifs qui voyaient dans sa lutte une anomalie et en elle un mouton noir, en passant par un pays et un tiers-monde qui ont dilapidé son rêve d'une patrie juste pour les femmes. Née des guerres et conduisant les batailles, Heiny Srour reste l'un des noms du cinéma luttant contre le terrorisme de l'esthétique lisse et des loups de l'argent.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1Heiny Srour, « Femme, arabe… et cinéaste » dans Paroles… elles tournent !, Musidora, Éditions des Femmes, 1976.

2Ibid.

3« Heiny Srour », interview de Guy Hennebelle et Monique Martineau Hennebelle in Cahier Out of the Shadows, Courtisane festival, 2020.

4Heiny Srour, « Femme, arabe… et cinéaste » dans Paroles… elles tournent !, Musidora, Éditions des Femmes, 1976.

5« Heiny Srour », interview de Guy Hennebelle et Monique Martineau Hennebelle in Cahier Out of the Shadows, Courtisane festival, 2020.

6« Before the Wolves », interview de John Akomfrah, in Out of the Shadows, Courtisane Festival, 2020.

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