18.03.2024 à 06:00
Jean-Pierre Sereni
En renonçant à deux prérogatives centrales de l'État dans le domaine économique, le président Abdel Fattah Al-Sissi rompt avec l'histoire de son pays et prend un risque énorme. Il est encore trop tôt pour dire si ces réformes seront vraiment mises en œuvre. En revanche, on peut déjà annoncer qui sont les perdants : la majorité des citoyens. Mercredi 6 mars, l'Égypte a sauté le pas pour le plus grand profit immédiat des affairistes et de la bourse. Le régime militaire a en effet pris (...)
- Magazine / Égypte, Le Caire, Fonds monétaire international (FMI), Crise économique, Dette publique, Pauvreté, Crise financière, Inflation, MonnaieEn renonçant à deux prérogatives centrales de l'État dans le domaine économique, le président Abdel Fattah Al-Sissi rompt avec l'histoire de son pays et prend un risque énorme. Il est encore trop tôt pour dire si ces réformes seront vraiment mises en œuvre. En revanche, on peut déjà annoncer qui sont les perdants : la majorité des citoyens.
Mercredi 6 mars, l'Égypte a sauté le pas pour le plus grand profit immédiat des affairistes et de la bourse. Le régime militaire a en effet pris deux décisions historiques qui, si elles sont appliquées dans la durée, bouleverseront en profondeur le fonctionnement de l'économie nationale. La réforme du marché des changes est la plus visible. Jusqu'ici, la banque centrale égyptienne (BCE), entièrement soumise à l'État, tenait à sa main la valeur de la livre égyptienne (LE) face au dollar ou à l'euro. Mais elle sera désormais déterminée par la confrontation entre l'offre et la demande de devises étrangères. Dès lors que ces dernières manquent depuis plus de deux ans en raison de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, le prix du change monte en livres égyptiennes, et la pénurie s'installe. Depuis 2022, le cours de la monnaie nationale a été abaissé à quatre reprises par la BCE dans des proportions considérables, passant de 17 à plus de 30 LE pour 1 dollar. Au marché noir, le billet vert a atteint jusqu'à plus de 70 LE. Et à l'avenir, le rapport entre la monnaie nationale et les devises s'établira quotidiennement.
La deuxième réforme concerne les marchés financiers. Jusqu'ici, l'épargne nationale était rémunérée à des taux d'intérêt inférieurs à la hausse des prix. Toutefois, cette « répression financière », dénoncée par la minorité aisée qui seule épargne, devrait prendre fin. D'où la vague de spéculation qui s'est immédiatement manifestée. À un terme non défini, les taux d'intérêt devraient être supérieurs à l'inflation et révisés chaque jour par la confrontation des offres et des demandes de crédits. Le 6 mars, l'écart entre les deux courbes a été réduit grâce à une remontée spectaculaire des taux d'intérêt, passant de +6 % à entre 24 % et 30 %.
Évènement politique majeur, les autorités égyptiennes ont de fait abandonné un contrôle historique instauré par le président Gamal Abdel Nasser dans les années 1950 sur deux instruments économiques clés : le change et le loyer de l'argent. Cette révolution n'a pas été faite « à la maison » comme l'a prétendu jeudi 7 mars à Alexandrie le premier ministre Mostafa Madbouly, mais sous la pression soutenue du Fonds monétaire international (FMI). Sa directrice générale, Kristalina Georgieva, une économiste bulgare formée à l'époque soviétique, a multiplié les escales au Caire, refusant obstinément, en l'absence d'un accord sur le change, d'augmenter son aide : trois milliards de dollars (2,76 milliards d'euros) sur trois ans, une misère pour le pays arabe le plus peuplé, et de loin.
À la suite des réformes du 6 mars, l'aide du FMI est passée à plus de neuf milliards (8,27 milliards d'euros), la Banque mondiale et l'Union européenne s'engageant à en apporter quinze de plus. S'y ajouterait une opération immobilière obscure montée par des capitaux venant des Émirats arabes unis, qui apporterait plus de 35 milliards de dollars (32,15 milliards d'euros), dont cinq disponibles immédiatement. Au Caire, on compte aussi sur l'argent des émigrés massivement passé sur le marché noir de la devise (une trentaine de milliards de dollars en année pleine), et qui devrait revenir par les canaux légaux.
Cette manne est-elle en mesure de stabiliser l'économie exposée à un choc sans précédent ? Un dollar à 50 LE et des taux d'intérêt de 30 % bouleversent la vie quotidienne de plus de 106 millions d'Égyptiens. Avec une inflation annuelle de plus de 35 %, les prix et l'activité sont les premières victimes. Pour les pauvres, estimés à au moins 60 % de la population, se nourrir devient une gageure. Pour les entreprises, grandes ou petites, le prix des intrants largement importés et payables en devises, rend ces denrées presque inaccessibles. Le satisfecit décerné par Moody's, l'une des deux principales agences américaines de notation, qui estime désormais positivement d'investir en Égypte, n'y change pas grand-chose dans l'immédiat.
Les anticipations des différents acteurs économiques auront un rôle clé. S'ils prévoient une reprise du cycle infernal des prix intérieurs et des cours des devises, le dollar à 50 LE ne sera bientôt plus qu'un souvenir d'autant qu'il a déjà atteint 72 LE au début de l'année. Si les aides promises, souvent associées à des projets industriels ou d'infrastructure, n'arrivent pas ou prennent du retard, la stabilisation pourrait être compromise ou retardée.
Autre écueil, la situation désespérée des finances publiques. La charge de la dette, c'est-à-dire le paiement des intérêts dus sur la dette de l'État, absorbe les deux-tiers des recettes budgétaires. Reste un petit tiers pour aider les plus déshérités à ne pas mourir de faim, rémunérer (mal) plusieurs millions de fonctionnaires, former une jeunesse nombreuse et subvenir aux besoins d'une armée dispendieuse. La restructuration de la dette, comme cela a été fait dans les années 1990 au lendemain de la première guerre du Golfe, n'est pas à l'ordre du jour. La diplomatie internationale est incapable de s'accorder sur une solution à cette crise qui touche quasiment tous les pays émergents non pétroliers.
À défaut, l'Égypte retrouvera-t-elle le chemin des marchés financiers internationaux comme entre 2013 et 2021 ? C'est peu probable. Il faudra donc recourir à la planche à billets et relancer la chasse au dollar, avant de revenir sur les réformes du 6 mars.
Reste enfin le plus dur : ajuster le reste de l'économie au fonctionnement désormais libéral du change et de l'argent. Cela nécessiterait de « démilitariser » l'économie aux mains des généraux depuis plus de 10 ans. Subventions, prêts non remboursés, privilèges en tous sens, fiscalité inexistante, orientations des investissements ont entrainé l'économie dans une voie stérile. L'endettement massif du pays (entre 160 et 300 milliards de dollars selon les estimations) a surtout servi à couler du béton. À elle seule, la nouvelle capitale administrative1 qui n'est toujours pas active, a coûté plus de 60 milliards de dollars. Cinq autres villes nouvelles sont perdues dans le désert, et des douzaines sont en projet. Ces investissements colossaux ne rapportent rien, sinon aux affairistes en kaki qui ont mis la main dedans.
Les investissements productifs dans le reste de l'économie ont quant à eux été sacrifiés. Seuls les étrangers ont osé quelques opérations dans les hydrocarbures ou le tourisme. La bourgeoisie très allante du temps du président Hosni Moubarak s'est mise aux abonnés absents, déséquilibrant un peu plus une économie sous influence.
Le président Abdel Fattah Al-Sissi et son premier ministre ont promis le retour des dollars et la baisse des prix grâce à leurs mesures. Pourtant le scepticisme reste de rigueur, ces mesures pouvant se révéler bonnes ni pour l'économie, ni pour les Égyptiens.
1Également appelée Wedian ou Al-Masa, cette ville nouvelle destinée à devenir la capitale en remplacement du Caire, est en construction depuis 2016. Le chantier est situé à environ 45 kilomètres à l'est du Caire, en plein désert.
18.03.2024 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. C'est la plus grande (...)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023—2024Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.
C'est la plus grande joie de ma vie. Il y a deux jours j'ai reçu un appel de nos anciens voisins de Gaza ville, la famille de Chahine. Ils habitaient dans la même tour que nous. Leur appartement, au dernier étage, a été complètement détruit. La famille compte quatre enfants, deux garçons et deux filles. Ils font partie des quelque 400 000 personnes qui n'ont pas fui vers le sud, qui ont choisi de rester à Gaza ville, où la situation est encore pire qu'ici. La benjamine s'appelle Ghada, elle a sept ou huit ans. Je l'appelais Doudou, elle était ma chouchoute, elle me faisait des câlins, des bisous, je l'adorais, je l'adore toujours. Son père me l'a passée au téléphone. J'avais les larmes aux yeux. Elle m'a dit combien je lui manquais et elle m'a demandé : « Est-ce que tu peux venir pendant le ramadan, on va faire des iftar [repas de rupture du jeûne] ensemble ». Je lui ai demandé si elle voulait du chocolat, comme avant. Elle m'a répondu : « Non, ‘ammo1, je préfère que tu nous apporte des légumes et de la viande, ou du poulet, parce qu'on n'en a pas vu à Gaza depuis cinq mois ». Cette réponse m'a brisé le cœur. J'ai insisté mais elle m'a dit : « Tu sais, on vit une famine ici. Et je ne veux pas que mon père aille dans ces ronds-points de la mort [où l'armée israélienne a plusieurs fois tiré sur des civils qui attendaient les camions transportant de l'aide], je préfère qu'il reste avec moi ».
J'ai pensé toute la journée à cette petite Doudou qui rêvait de légumes et de poulet, des choses banales en temps normal, mais qui ne l'étaient pas non plus plus pour nous, plus au sud. J'ai mis dans un petit sac quelques tomates, quelques concombres, un peu d'oignon et de pommes de terre, deux kilos en tout peut-être. Et comme on n'a pas de poulet à Rafah, j'ai ajouté de la viande hachée en boîte, ce qu'on appelle « Bolobeef »2 ici. Je suis allé au terminal de Rafah, à la frontière égyptienne, d'où partent les camions d'aide humanitaire. J'ai demandé s'il y en avait un qui allait à Gaza ville, et si le conducteur pouvait ajouter mon petit sac à sa cargaison. Et justement quelqu'un qui était à côté de moi m'a dit que son frère était chauffeur et qu'il partait pour Gaza ce jour-là. À ma surprise, il connaissait notre ancien quartier, et il me connaissait comme étant le journaliste qui a des contacts en France. Il m'avait vu à la télé raconter comment j'étais sorti de Gaza ville. Il a dit : « Je vais demander à mon frère de prendre le sac, mais je ne te promets rien, car c'est interdit de transporter autre chose que la cargaison du camion ». Je lui ai donné le numéro de téléphone de mon ami.
Son frère est allé sur place. Il a remis le sac à Chahine. Le lendemain j'ai reçu un SMS de mon ami :
Doudou a sauté de joie. Elle a dit : « c'est le plus beau cadeau de ma vie. Enfin on va manger de la viande, enfin on va faire une salade, on va manger des légumes ; et c'est grâce à moi, parce que ‘ammo Rami m'aime et qu'il m'a envoyé ce cadeau ».
J'ai relu ce message trente-six fois, les larmes aux yeux. J'ai pensé : on en est arrivé au point que la plus grande joie d'un enfant, c'est quelques tomates et une boîte de conserve. Elle ne voulait pas de jouet ni de chocolat, elle voulait faire manger sa famille. J'ai essayé de joindre Chahine et sa famille, pour entendre encore la voix de Doudou, mais les communications ne passaient pas. Mais j'étais content d'avoir pu faire quelque chose, d'avoir pu faire entrer la joie dans le cœur de ma petite Doudou. Mais combien y a-t-il de Doudou à Gaza ? Combien d'enfants qui rêvent de quelques tomates ?
Il y a 400 000 personnes au nord de la bande de Gaza. Nous sommes une société jeune. Un tiers ou peut-être la moitié d'entre eux sont des enfants. Je sais que ce petit cadeau ne les a pas rassasiés, mais il a pu leur donner un peu de joie. Et j'enrage devant les millions dépensés pour les « corridors humanitaires maritimes » qui vont prendre beaucoup de temps, ou les parachutages, alors que la solution est très simple : faire pression sur les Israéliens pour augmenter le nombre de camions qui rentrent. Dire qu'il n'y a pas de sécurité, ou que le Hamas va détourner l'aide, ce sont des prétextes. Et si c'était vrai, les mêmes choses se produiraient avec l'aide qui arrivera par la mer. Le lieu de débarquement de la cargaison transportée par la barge de l'ONG espagnole, c'est juste un terminal de plus3. Et une fois débarquée, l'aide sera traitée comme celle qui passe par les terminaux terrestres. Donc ce n'est qu'un prétexte. Arrêtez cette hypocrisie de « l'aide humanitaire » ! Si les Israéliens veulent que rien ne passe par eux, c'est pour couper tout lien avec Gaza.
Cette aide maritime, ce n'est pas une idée américaine, c'est une idée israélienne, que les Israéliens avaient négociée avec le président chypriote et présentée à Biden dès l'automne dernier. Biden veut faire croire qu'il est le sauveur de la bande de Gaza, il veut faire croire qu'il « fait pression sur les Israéliens », mais c'est faux. Il a juste obéi aux ordres des Israéliens. Ils sont en train de séparer la bande de Gaza non seulement d'Israël mais du reste des Palestiniens et de l'Autorité palestinienne. Ils veulent créer un gouvernement à leur botte, un gouvernement de Vichy, pour prendre une comparaison avec l'histoire de France.
Ils veulent faire croire que la question ce n'est pas l'occupation ni la conquête de la terre, et que les gens qui sont là sont seulement de pauvres indigènes à qui il faut donner à manger. Ils ont réussi à réduire la question politique à une simple question humanitaire.
L'essentiel, ce n'est pas ce qu'a fait le Hamas le 7 octobre, ni les prisonniers, mais le fait qu'Israël veut profiter de la situation pour faire ce qu'il n'a pas pu faire depuis 1948 : faire fuir l'ensemble de la population palestinienne. Tous les jours il y a des gens qui partent de Gaza, en payant des sommes exorbitantes à une agence de voyages égyptienne, pour fuir la machine de mort, les boucheries, les massacres qui se produisent sur toute la bande de Gaza, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
Les Israéliens ont toujours des buts tactiques, et des buts stratégiques. Je crois que ce corridor maritime est aussi un moyen stratégique : les Israéliens veulent expulser toute la population de Gaza, mais en disant qu'ils sont partis volontairement. Cela peut ressembler à une théorie du complot, mais si vous voulez vivre dans cette région, vous devez croire aux théories du complot.
15.03.2024 à 06:00
Alain Gresh, Charles Mercier, Jean Baubérot
Le 15 mars 2004, le parlement français adoptait la loi sur « le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Ce vote faisait suite aux travaux de la commission Stasi à laquelle participait Jean Baubérot, et qui facilitera l'adoption d'une nouvelle conception de la laïcité. C'est son témoignage, recueilli par La vigie de la laïcité, que nous reproduisons ci-dessous, avec une introduction d'Alain Gresh. Ce que (...)
- Magazine / France, Islam, Racisme, Enseignement, Laïcité, Islamophobie, Voile islamiqueLe 15 mars 2004, le parlement français adoptait la loi sur « le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Ce vote faisait suite aux travaux de la commission Stasi à laquelle participait Jean Baubérot, et qui facilitera l'adoption d'une nouvelle conception de la laïcité. C'est son témoignage, recueilli par La vigie de la laïcité, que nous reproduisons ci-dessous, avec une introduction d'Alain Gresh.
Ce que l'histoire retiendra de la commission Stasi, du nom de Bernard Stasi, ancien ministre et ancien député centriste, mise en place le 3 juillet 2003 et qui a remis ses conclusions au président Jacques Chirac le 11 décembre de la même année, c'est qu'elle a prôné l'interdiction des signes religieux dans les écoles. Elle a facilité le vote d'une loi en ce sens le 15 mars 2004, texte que tout le monde désignera comme « loi sur le foulard », malgré son titre officiel, « loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Alors qu'au départ bon nombre de ses membres étaient hostiles à cette mesure, ils vont s'y rallier au fil des mois et adopter la vision selon laquelle la France ferait face à une « agression », selon les termes du président Chirac.
La commission Stasi, au-dessus de tout soupçon ?
La France vit un printemps 2003 agité, avec des enseignants en grève et des mobilisations contre la loi sur les retraites. Cependant les politiques et les médias préfèrent se focaliser sur des « problèmes de société ». Le 12 juin 2003, Le Canard enchaîné résume la situation sous le titre : « Les mouvements sociaux font bâiller les journaux ». Les médias, en revanche, ont « embrayé » sur le foulard. Il est vrai qu'un tel sujet, poursuit le journaliste du Canard enchaîné, « permet d'aborder certains thèmes en principe plus “vendeurs” : intégrisme, terrorisme, insécurité en tout genre ». Pourtant, un sondage révèle que 68 % des personnes interrogées pensent que les médias ont alors trop parlé du port du foulard.
Paralysé par ses divisions, aphone sur les retraites, coupé du mouvement enseignant, rallié au social-libéralisme, le Parti socialiste (PS) se réunit en congrès à Dijon au mois de mai 2003. Son numéro deux, Laurent Fabius, consacre l'essentiel de son discours à… la laïcité. Enfin un thème « de gauche » susceptible de rencontrer un écho parmi les enseignants. Les délégués, pour une fois capables de surmonter les clivages entre tendances, applaudissent. Ce déchaînement médiatique et politique s'accompagne de nombreuses enquêtes sur « ce qu'on ne peut pas dire sur l'islam ».
Mais on aurait tort de n'y voir qu'une simple diversion. « La guerre contre le terrorisme » et la lutte contre ceux qui chercheraient à mettre en cause la laïcité deviennent les axes des programmes des principales forces politiques. Le Front national (FN, aujourd'hui Rassemblement national) a réussi à imposer à tous la problématique de l'identité.
C'est dans ce contexte que se réunit une commission qui va être manipulée par son rapporteur, Rémy Schwartz. Le haut-fonctionnaire ne cache pas ses préférences pour une loi contre le foulard, et son adhésion à la vision imposée par le pamphlet islamophobe, Les Territoires perdus de la République1, dont il fait l'éloge publiquement. Il veut donc arracher à tout prix une unanimité contre le foulard, question qui n'est pourtant abordée qu'en fin de travaux. Il sélectionne les témoignages pour imposer l'idée selon laquelle les lycées et les hôpitaux seraient les victimes d'une offensive concertée qui « testerait les défenses de la République ». Jean Baubérot, dont nous publions le témoignage ci-dessous2, sera le seul à s'abstenir sur le rapport. Après avoir demandé à plusieurs reprises que l'on auditionne d'autres enseignants que ceux sélectionnés, il se voit opposer une fin de non-recevoir. À aucun moment ne sont auditionnés des chefs d'établissement pour que la question se règle sur le terrain, par la discussion.
Autre membre de la commission, le sociologue Alain Touraine explique comment, malgré son insistance, l'équipe permanente autour de Schwartz n'a jamais pris la peine de chercher des interlocutrices musulmanes. Sans même parler du refus – levé le dernier jour, alors que les jeux étaient déjà faits – d'entendre des femmes portant le foulard. La commission avait pourtant auditionné sans état d'âme le FN. Au final, la commission permettra d'entériner une remise en cause fondamentale de la loi de 1905 et l'imposition d'une laïcité punitive.
Il faudra attendre le mois de juillet 2004 pour que Bernard Stasi le reconnaisse : « La presse et les pouvoirs publics semblent n'avoir retenu, dans le rapport de la commission sur la laïcité, que l'interdiction des signes religieux à l'école, alors qu'il y avait aussi des propositions positives. C'est une erreur que je ne comprends pas et que je regrette »3. Une erreur, vraiment ?
Charles Mercier. — Parallèlement à la mission parlementaire Debré, reprenant une suggestion du rapport Baroin (juin 2003), le président de la République, Jacques Chirac, institue en juillet 2003 une commission chargée de « réfléchir à l'application du principe de laïcité dans la République », dont la présidence est confiée à l'ancien député centriste Bernard Stasi. Jean Baubérot, vous avez fait partie de cette commission Stasi, dont vous avez vécu les travaux de l'intérieur. Vous avez d'ailleurs analysé, en sociologue, la dynamique des travaux. Vous qui êtes classé à gauche, est-ce que vous avez hésité avant d'accepter d'intégrer cette commission initiée par un pouvoir de droite ? Comment avez-vous perçu sa manière de fonctionner ?
Jean Baubérot. — Non, je n'ai eu aucune hésitation. Titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l'École pratique des hautes études, j'estimais, étant rétribué sur fonds publics, que je devais accepter les diverses sollicitations du politique. Or, dans la période entre le 11 septembre 2001 et les débats sur la loi de 2004, celles-ci furent nombreuses, de l'extrême gauche à la droite de gouvernement. D'autre part, nous avions tous voté Jacques Chirac, pour éviter Jean-Marie Le Pen, au second tour de la présidentielle de 2002 et cela créait un certain climat « d'axe républicain ». D'ailleurs, dans ce cadre, j'étais déjà un « visiteur du soir » de l'Élysée en vue de préparer le centenaire de la loi de 1905. Avec Régis Debray nous avions soumis de grandioses projets au président de la République, ceux-ci tombèrent à l'eau, suite au vote de la loi du 15 mars 2004. C'est un fait peu connu mais important : au vu des réactions nationales et internationales que cette loi a suscitées, la célébration du centenaire fut confiée à l'Académie des sciences morales et politique afin d'être aseptisée. Enfin, l'Élysée m'avait assuré que la commission serait pluraliste, transpartisane, ce qui a bien été le cas.
Oui, j'ai tenté ensuite d'analyser comment la commission a fonctionné, comment un esprit de groupe et une idéologie dominante se sont constitués, comment et pourquoi il y a eu, à la fin des séances, un processus de persuasion mutuelle4. Quelques points : la commission a passé l'essentiel de son temps à rédiger un rapport et il n'est pas facile pour vingt personnes d'opinions diverses de se mettre d'accord sur un texte ! Certains commissaires se disputaient parfois pour des virgules, dans la croyance un peu naïve que ce rapport serait considéré comme le centre de leur travail. Quant aux recommandations, celle qui a été, de loin, la plus discutée par la commission a été le projet concernant les jours fériés, afin d'y inclure une fête juive et une fête musulmane. Nous voulions présenter une proposition réaliste, tenant compte des contraintes de l'école et de celles des entreprises. Nous y avons réussi mais cela nous a pris pas mal de temps, et le politique n'a pas pris en compte notre proposition.
Ces différents facteurs ont fait que nous avons pris pas mal de retard et la question du voile n'est arrivée en débat que le dernier jour de nos travaux. Mais elle avait été progressivement, et habilement, mise sur orbite par le staff, opérant un court-circuit entre droit des femmes et laïcité. Un seul exemple, très significatif, pour illustrer cela : trois talentueuses jeunes-femmes - elles avaient fait l'École nationale supérieure (ENS) ou l'École nationale d'administration (ENA) - nous servaient, en début de séance, le café et des croissants. Ce fait, assez étonnant, réducteur quant au genre, n'était pas dû au hasard : elles en profitaient pour discuter avec nous et je me souviens que l'une d'entre elles m'a dit, avec un charmant sourire : « Monsieur Baubérot, vous qui êtes féministe, vous allez, bien sûr, voter en faveur de l'interdiction du voile » !
D'une manière générale, si la commission avait abordé frontalement les droits des femmes, elle aurait dû traiter bien d'autres problèmes. La suite l'a amplement prouvée, mais on le savait déjà : en juin 2003, au moment où elle se constitue, est publiée la grande Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff). Effectuée, suite à une demande ministérielle, par une équipe pluridisciplinaire, elle met en évidence l'ampleur de l'omerta qui règne sur les violences faites aux femmes et évalue le nombre de viols annuels à environ 50 000. Pour la laïcité, progressivement, il a été clair qu'aucune modification ne serait faite au subventionnement public des écoles privées sous contrat, et que le contrôle de leurs obligations ne serait pas renforcé ; de même, (suscitant la double protestation d'Henri Pena-Ruiz et de moi-même), on a fait l'impasse sur tout examen sérieux de la situation en Alsace-Moselle, où la loi Jules Ferry laïcisant l'école publique et la loi de 1905 séparant les Églises de l'État ne s'appliquent pas.
Donc, par ce court-circuit entre droits des femmes et laïcité, le port du foulard est, in fine, advenu au premier plan. J'ajouterai que la mise en forme de nos séances et du rapport a été assurée par l'adjoint du rapporteur, un certain… Laurent Wauquiez. J'ai protesté, à plusieurs reprises, sur la façon dont il biaisait nos travaux.
Ch. M. — Dans cette commission, vous êtes le seul à vous être abstenu sur la section du rapport préconisant l'interdiction du vote des signes religieux ostensibles. Mais, après la remise du rapport, d'autres membres de la commission, comme René Rémond, ont regretté d'avoir voté le rapport et ont dénoncé le projet de loi du 15 mars 2004. Avez-vous aussi cherché à peser, entre janvier et mars 2004, pour tenter de faire bouger les équilibres ?
J. B. — À la fin des travaux de la commission, le 9 décembre5, j'ai émis deux propositions : la première, pour l'honneur car elle n'avait aucune chance d'être adoptée, consistait à transformer en loi l'avis de 1989 du conseil d'État ; celui-ci tolérait un port non-ostentatoire de signes religieux par les élèves et sanctionnait certains comportements. J'avais travaillé l'élaboration d'une proposition de loi avec un juriste. Ma seconde proposition, plus réaliste au vu de l'évolution de la commission (que l'on peut résumer par la métaphore de l'entonnoir), consistait à indiquer que les « tenues religieuses ostensibles » étaient interdites (mais pas les « signes ») et que, dans le rapport, il serait précisé que le bandana n'en était pas une, donc, n'avait pas à être prohibé comme le port du voile, de la kippa et des pseudo grandes croix. Je reste persuadé que si ce compromis avait été adopté, la suite des événements aurait pu être différente. Mais le staff a refusé de le mettre aux voix et la commission n'a pas protesté. Je me suis donc abstenu, ne voulant pas adopter une mesure mettant le doigt dans un dangereux engrenage, mais ne voulant pas non plus, en votant contre, risquer de me faire instrumentaliser par l'islamisme politique. D'autre part, pour moi, comme d'autres faits sociaux, le port du voile est marqué d'ambivalence.
Cependant, il est intéressant de préciser que, lors du vote, en fin de matinée, nous étions trois à nous être abstenus. Le rapporteur, Rémy Schwartz, déclara alors que nous avions l'après-midi pour changer d'avis. Comme certains m'avaient confié leurs doutes, j'ai déclaré : « Tant mieux, nous serons alors six ou sept à nous abstenir ». Cela amena Schwartz à préciser que le changement de vote possible ne concernait que les trois abstentionnistes ; pour les autres, « c'est fini » indiqua-t-il ! C'est ainsi que, finalement, je me suis trouvé le seul à m'abstenir.
En réponse à votre seconde question : non, je n'ai pas tenté de modifier le cours des choses, au début de 2004, car le discours de Chirac, le 17 décembre 2003, juste après la remise du rapport, montrait que les jeux étaient déjà faits. J'ai d'ailleurs trouvé l'attitude de René Rémond et d'Alain Touraine à ce sujet un peu pathétique. Pour ma part, je me suis plutôt préoccupé de contrer le récit légendaire qu'ils propageaient, prétendant que la commission n'avait pas eu d'autre choix, et nous avons alors échangé des mots assez durs. D'autre part, le ministère des affaires étrangères m'a confié la direction du panel « Religion et politique » dans un forum, organisé par Jacques Chirac, qui réunissait des représentants des gouvernements des deux rives de la Méditerranée et du Golfe arabo-persique. Et il était clair que mon abstention était une des raisons de ma désignation. J'ai été d'accord pour endosser cette responsabilité ; en effet, il m'a semblé important, vis-à-vis de certains pays, de montrer qu'en France on pouvait critiquer la politique du gouvernement sans se retrouver en prison, mais, au contraire, en continuant à recevoir des missions officielles.
Ch. M. — Dans l'exposé des motifs de la loi du 15 mars 2004, il est écrit : « Ce texte s'inscrit dans le droit fil de l'équilibre qui s'est construit patiemment depuis des décennies dans notre pays autour du principe de laïcité. Il ne s'agit pas, par ce projet de loi, de refonder la laïcité ». Est-ce que malgré cette déclaration d'intention, la loi n'a pas exprimé et produit une nouvelle laïcité, conçue non plus comme un principe garantissant la neutralité de l'État mais comme un instrument d'acculturation aux valeurs républicaines ? Est-ce que la loi n'a pas accéléré la cristallisation d'un nouvel imaginaire de la laïcité ?
J. B. — La loi de 2004 a-t-elle instauré une « nouvelle laïcité » ? Non et oui. Non car, durant le mandat de Chirac, la loi est restée conforme à l'esprit dans laquelle la commission Stasi l'avait proposée : une exception, limitée par la mention explicite des signes ostensibles interdits à des élèves mineurs, dans une liberté qui restait la règle générale. D'ailleurs, conformément à une autre proposition de la commission, Chirac a créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), et celle-ci a soigneusement veillé à ce que la loi ne déborde pas de son cadre. Mais, à la présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy l'a emporté sur Ségolène Royal : il a normalisé puis supprimé la HALDE (ce que n'aurait certainement pas fait cette dernière). Ensuite, il fait voter la loi de 2010, interdisant le port du niqab dans l'espace public, et son ministre Luc Chatel a interdit le port du foulard aux mères de familles accompagnant les sorties scolaires. La normalisation, puis la suppression de la HALDE, à mon avis, a joué un rôle essentiel, souvent oublié, dans l'établissement de la nouvelle laïcité.
Cependant, oui, la loi de 2004 marque le début d'un glissement de la neutralité arbitrale de l'État vers des mesures de neutralisation vestimentaire d'individus. La circulaire de Luc Ferry (ministre de l'Éducation nationale en 2004) a d'ailleurs accentué cette dérive. Contrairement à la commission, elle a évoqué la possibilité d'étendre la loi à d'autres signes que ceux explicitement proscrits. Dès lors, la boite de Pandore pouvait être totalement ouverte : port du burqini, de robes longues, du foulard dans les entreprises accomplissant une mission de service public, etc. Effectivement, un nouvel imaginaire de la laïcité a prévalu. Je rappelle ce qu'Aristide Briand avait énoncé en 1905 : aux yeux de l'État laïque, la tenue des prêtres, la soutane, « est un vêtement comme un autre ». Cela signifie que la laïcité ne se préoccupe pas de savoir si un vêtement est religieux ou non, car un vêtement est de l'ordre du réversible, une tenue ne porte pas atteinte à la liberté de conscience. Advient donc, à partir de 2004, et encore plus après 2007, une « nouvelle laïcité » qui tourne le dos à la laïcité historique et se nourrit d'affaires médiatisées ; elle avantage les écoles privées sous contrat en édictant une interdiction valable pour les élèves des seules écoles publiques6.
Ch. M. — Y a-t-il un continuum avec les décisions politiques ultérieures sur la laïcité ? Avec 20 ans de recul, peut-on dire que le vote de cette loi initie un nouveau cycle ? Dans quelle mesure la présidence de François Hollande, marquée par la création de l'Observatoire de la laïcité, a marqué une inflexion ? Et celle d'Emmanuel Macron ?
J. B. — En réponse à cette question, j'indiquerai que Sarkozy avait confié le dossier « laïcité » au Haut conseil à l'intégration, ce qui revenait à dire que la laïcité concernait avant tout les immigrés et leurs descendants. Les Franco-français étaient, tel Obélix, tombés dans la marmite laïcité à leur naissance ! François Hollande et Jean-Marc Ayrault ont enlevé le dossier laïcité au HCI et ils ont créé l'Observatoire de la laïcité, ce qui, avec l'instauration du mariage de personne de même sexe, restera la mesure la plus positive de ce quinquennat. Mais les attaques que l'Observatoire a subies, dès 2016 avec Manuel Valls, et sa fin actée par Macron, en 2021, montrent la puissance du lobby de la nouvelle laïcité. Alors, bien sûr, les attentats terroristes ont joué un rôle déterminant. Reste qu'en pratiquant des amalgames et une laïcité à géométrie variable, donc discriminante (cf. l'attitude différente des autorités envers les lycées Averroès et Stanislas), on met en œuvre une laïcité inefficace, contreproductive : en fait, on sert la soupe à ceux-là même que l'on prétend combattre.
L'entretien de Jean Baubérot par Charles Mercier est reproduit avec l'aimable autorisation de La vigie de la laïcité
1Georges Bensoussan et Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République - antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Les Mille et Une Nuits, 2002.
2Ce même entretien a été publié le 14 mars sur le site de la Vigie de la laïcité.
3Cette citation, comme l'essentiel de ce texte, sont tirés de mon livre L'islam, la République et le monde, Fayard, 2004.
4« L'acteur et le sociologue. La Commission Stasi », Jean Baubérot, dans Delphine Naudier & Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualité ? Pratiques de recherche et engagements, La Découverte, 2011, pp. 101-116.
5Le 10 décembre a été consacré à « toiletter » le rapport, qui fut remis le 11 au matin à Jacques Chirac.
6Voir Stéphanie Hennette-Vauchez, L'École et la République, la nouvelle laïcité scolaire, Dalloz, 2023.