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06.12.2023 à 06:00

L'étrange passivité de la Syrie

Henri Mamarbachi

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La Syrie, maillon pourtant essentiel de l'« axe de la résistance contre l'entité sioniste », cœur battant du panarabisme avec son parti Baas au pouvoir depuis 60 ans, et héraut autoproclamé de la lutte anti-impérialiste reste pourtant bien silencieuse face à la guerre contre Gaza. Pourtant, Damas a abrité le Hamas pendant plusieurs années, jusqu'au soulèvement de 2011. « Allô, j'écoute ! » Cette interjection inspirée dans sa forme comique des aventures de Tintin pourrait très bien (...)

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Texte intégral (2588 mots)

La Syrie, maillon pourtant essentiel de l'« axe de la résistance contre l'entité sioniste », cœur battant du panarabisme avec son parti Baas au pouvoir depuis 60 ans, et héraut autoproclamé de la lutte anti-impérialiste reste pourtant bien silencieuse face à la guerre contre Gaza. Pourtant, Damas a abrité le Hamas pendant plusieurs années, jusqu'au soulèvement de 2011.

« Allô, j'écoute ! » Cette interjection inspirée dans sa forme comique des aventures de Tintin pourrait très bien s'appliquer au dialogue de sourds, ou même à l'absence de dialogue auxquels on assiste entre la Syrie isolée, un peu perdue, et le reste du monde, notamment les pays arabo-musulmans, alors même que s'amplifient les cris d'alarme face à la tragédie qui se déroule dans la bande de Gaza. Écrasés par les sanctions internationales, le régime de Damas et la population affamée ont probablement d'autres soucis que d'exprimer leur solidarité avec les défenseurs de la Palestine assiégée, et le Hamas, ancien allié. Mais cela suffit-il à expliquer le silence assourdissant de ce pays, pourtant frontalier d'Israël ?

La Syrie avait été réintégrée en mai 2023 à la Ligue arabe après en avoir été suspendue suite à la répression brutale du régime contre ses opposants, lors de la guerre civile qui avait éclaté en 2011. Mais depuis cet « acte de contrition » (aux yeux de Damas) des « frères arabes », une sorte de silence s'est instauré de part et d'autre. Ni véritable dialogue politique, ni partenariats économiques d'importance, ni investissements pour remettre sur pied un pays ruiné et contribuer à sa reconstruction quand les dix années de guerre ont réduit ce pays de plus de 20 millions d'habitants, dont un grand nombre a choisi l'exil, à un champ de ruines. Et son gouvernement, qui refuse toujours de mener des réformes politiques et d'engager un vrai dialogue avec l'opposition, reste sous sanctions de l'Union européenne et des États-Unis.

Comme un boxeur sonné

Pour l'heure, les deux seuls États à soutenir la Syrie restent la Russie, engluée dans une guerre à ses portes, et l'Iran, également en grande difficulté, mais qui a noué avec Damas un « partenariat stratégique » aux fins d'établir une tête de pont au Proche-Orient. Mais cette double alliance a privé Damas d'une partie de sa souveraineté sur son territoire déjà morcelé dont une partie est contrôlée par des forces d'opposition et des armées étrangères (celle de la Turquie dans le nord, celle des États-Unis à l'est).

« Cet État donne l'impression d'un homme sonné par un traumatisme dont il ne sait trop comment se relever. Mais qui paradoxalement semble être, aux yeux de ses inamovibles dirigeants, toujours sûr de ses droits envers et contre tout. C'est l'impression qu'il donne à ses interlocuteurs extérieurs et aux observateurs », indique à Orient XXI un expert de la Syrie qui souhaite garder l'anonymat.

Depuis la fin de la guerre civile, le pays est devenu un terrain où se déploient et agissent divers acteurs : Iraniens, Américains, Israéliens et Turcs. Et comme un boxeur sonné dès avant le premier round, il réagit peu ou pas à des forces hostiles. Ainsi, Israël peut-il bombarder à loisir des positions en territoire syrien. Ces derniers mois, les deux principaux aéroports de Damas et d'Alep ont été attaqués par l'aviation israélienne, entrainant leur fermeture provisoire. De même qu'ont été ciblés par des missiles les grands ports de la Méditerranée, utilisés comme bases maritimes par la flotte russe et soupçonnés par Israël d'abriter des éléments du Hezbollah ou des armements venus d'Iran.

Israël mène depuis des années des bombardements contre des cibles liées à l'Iran sans que le régime puisse y répondre. Mais ils ont nettement augmenté depuis le début de la guerre de Gaza le 7 octobre 2023. Ces frappes visent à interrompre les lignes d'approvisionnement iraniennes vers la Syrie, où l'influence de Téhéran s'est accrue.

De manière significative, les deux attaques contre les aéroports sont intervenues le 12 octobre, soit un jour avant que le ministre iranien des affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian n'arrive en Syrie et quelques jours après le début de la guerre de Gaza, ce qui fait craindre une extension du conflit à la Syrie et au Liban où le Hezbollah est basé. Des frappes aériennes israéliennes ont également visé vendredi 17 novembre des dépôts d'armes du Hezbollah et d'autres sites près de Damas, tuant deux personnes, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), qui dispose d'un vaste réseau de sources en Syrie. Et elles se sont poursuivies début décembre.

Mais Israël n'est pas seul à intervenir. L'aviation américaine est en pleine activité dans le ciel syrien et notamment depuis le 7 octobre, visant également des cibles liées à l'Iran, le long de la frontière nord d'Israël en riposte à des tirs. En effet, « 66 attaques de la part de groupes liés à l'Iran ont été enregistrées contre des positions américaines en Syrie et en Irak », depuis le 18 octobre, blessant 56 membres des forces spéciales américaines, selon le Washington Institute for Near East Policy, un think tank pro-israélien basé à Washington, cité par le site Politico1. Le 27 octobre des frappes de précision (américaines) ont été conduites contre deux installations utilisées par le corps des Gardiens de la révolution, force d'élite iranienne, et des groupes auxquels il apporte son soutien dans l'est de la Syrie, a indiqué le Pentagone.

Washington compte environ 900 soldats en Syrie qui combattent l'organisation de l'État islamique (OEI) en Syrie, une présence dénoncée par Damas dans une zone qui échappe au régime. Les États-Unis ont annoncé récemment le renforcement de leur dispositif militaire dans la région et mis en garde l'Iran et des organisations armées alliées contre tout élargissement de la guerre de Gaza.

Ce climat d'insécurité touche aussi le nord de la Syrie, notamment la zone frontalière avec la Turquie — autre acteur de cette région inflammable — où sont basées des forces de l'opposition soutenues par Ankara, ainsi que des milices d'une coalition anti-islamiste conduite par les forces kurdes. L'aviation turque ne se prive pas d'ailleurs, et ce depuis des années, de bombarder les positions kurdes en Syrie. On comprend mieux la prudence du régime face aux risques d'extension de la guerre contre Gaza. Certes, des manifestations étroitement contrôlées en soutien aux Palestiniens ont eu lieu, mais Damas évite de jeter de l'huile sur le feu.

Damas hors-jeu ?

Depuis le 7 octobre, les affrontements entre l'armée israélienne et le Hezbollah à la frontière israélo-libanaise se sont multipliés. Dans ses deux discours sur la situation, son secrétaire général Hassan Nasrallah s'est bien gardé d'évoquer le front syrien à la frontière avec Israël, dans une volonté manifeste de « protéger » le régime de son protecteur grâce auquel il reçoit l'essentiel de ses armements. À la satisfaction des dirigeants syriens ? Ces derniers semblent en tout cas vouloir laisser les cartes du conflit israélo-palestinien entre les mains de leur allié iranien.

Cela étant, la Syrie s'est récemment manifestée en participant au double sommet de la Ligue arabe et de l'Organisation de la conférence islamique qui s'est tenu samedi 11 novembre dans la capitale saoudienne pour discuter de la situation catastrophique en Palestine. Les participants à ce sommet extraordinaire, dont l'Iran et la Syrie, ont unanimement tous condamné les actions « barbares » d'Israël dans l'enclave palestinienne, mais, comme on pouvait s'y attendre, n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur une réponse ou des sanctions communes. Et pour cause : plusieurs pays arabes ont déjà signé des accords de paix ou de coopération avec Israël, et l'hôte du sommet, l'Arabie saoudite se préparait à le faire lorsque la guerre a éclaté.

Cependant Bachar Al-Assad s'est abstenu de participer au sommet de la COP 28 auquel il était convié, sans explication (il s'est fait remplacer par son premier ministre) alors que la justice française a émis un mandat international contre lui pour complicité de crimes contre l'humanité pour les attaques chimiques perpétrées à l'été 2013 en Syrie, des attaques dont Damas a toujours nié être à l'origine.

Une autre raison de l'absence de réaction forte des pays arabes lors du sommet de Ryad du 11 novembre tient au fait qu'aucun de ces pays ne porte le Hamas dans son cœur, à l'exception du Qatar qui abrite l'aile politique du Hamas et finance le gouvernement de Gaza. Du coup ni Damas ni d'autres capitales arabes n'ont sans doute eu à se plaindre des maigres résultats de ce « grand » sommet ayant accouché d'une souris de taille moyenne. Sans oublier qu'aucun participant n'a prononcé le nom du Hamas.

« Le peuple palestinien n'a pas besoin de notre aide humanitaire, mais plutôt de protection contre le génocide qui le menace », s'est enhardi à déclarer le président syrien alors que les organes des Nations unies et de nombreux pays exhortent Israël à accepter un cessez-le-feu pour permettre l'entrée à Gaza de toute l'aide possible afin d'éviter une catastrophe encore plus grande. Le président syrien Bachar Al-Assad a d'ailleurs profité de la présence de ses pairs pour critiquer les ouvertures et les réconciliations entre pays arabes et Israël. « Plus de main tendue de notre part équivaut à plus de massacres à notre encontre », a-t-il lancé, selon l'agence d'information syrienne Sana.

Au-delà des mises en garde des États-Unis et d'Israël contre toute action inconsidérée, les motivations des dirigeants syriens de rester tranquilles s'expliquent par leur volonté de survie. Depuis son intervention en Syrie en 2012 en faveur du régime, l'Iran, à l'instar de la Russie, craint que leurs importants investissements (en ressources humaines, économiques et financières) soient sacrifiés au nom de la cause palestinienne.

La critique du Hamas

Concernant les relations Hamas-Syrie, le flou de la position syrienne semble aussi de rigueur. Selon des sources de l'opposition syrienne, citées par le site en ligne Syrian Report2, Bachar Al-Assad aurait « vivement critiqué le Hamas il y a quelques mois, le jugeant hypocrite et perfide », et cette attitude n'a pas changé, malgré les efforts de l'Iran, parrain du Hamas, et du Hezbollah pour pousser Damas à une réconciliation. Le Hamas a été fondé par les Frères musulmans, un mouvement sunnite honni par le régime d'Assad, mais avec lequel il a composé, contrairement aux autres mouvements islamistes qu'il désigne comme « terroristes » et qui avaient croisé le fer contre les forces syriennes durant la guerre civile.

Les relations entre Damas et le Hamas ont toujours été complexes et en dents de scie. Déjà en février 1982, une révolte menée par les Frères musulmans dans la ville de Hama (troisième ville du pays, proche d'Alep dans le nord-ouest) avait été noyée dans le sang. Chassé de Jordanie en 1999, le Hamas s'était installé en Syrie. Historiquement, le Hamas et la Syrie ont été alliés depuis la première Intifada palestinienne qui avait éclaté en 1987, conduisant à la création de l'« Axe de la résistance », une coalition informelle comprenant notamment l'Iran chiite, la Syrie, le Hamas sunnite unis contre Israël et les États-Unis.

À cause de la guerre civile, le Hamas a quitté en 2012 la Syrie pour le Qatar, où se trouve désormais son bureau politique, avec à sa tête Ismaïl Haniyeh. Ce départ s'expliquait par la solidarité qu'il avait manifestée avec les autres mouvements de l'opposition, sunnites comme lui, en rébellion contre un régime à la tête duquel se trouve un alaouite, une secte minoritaire chiite. L'aile militaire du Hamas s'était même jointe à la rébellion contre le régime en se battant dans le vaste camp de réfugiés de Yarmouk aux portes de Damas. Mais depuis la normalisation récente des relations entre Damas et la Jordanie, Bahreïn et les Émirats arabes unis — et aussi grâce à la médiation de la Turquie, du Qatar et du Hezbollah — le Hamas et la Syrie avaient repris langue. Jusqu'à quel point ? Le Hamas n'a toujours pas rouvert son bureau à Damas, selon les sources interrogées par Orient XXI.


2« Explainer : Understanding the Syria-Hamas Relationship », 24 octobre 2023.

05.12.2023 à 06:00

L'Arabie saoudite réticente à s'engager contre la guerre à Gaza

Colin Powers

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L'Arabie saoudite était, avant le 7 octobre, engagée dans une normalisation de ses relations avec Israël. La remise en cause de ce projet et l'expression d'une solidarité avec les Palestiniens ne sauraient toutefois entrainer un bouleversement des plans de transformation économique et sociale sur lesquels le prince héritier Mohamed Ben Salman joue sa survie politique. D'où son extrême prudence dans ses engagements concrets en faveur de Gaza. La réponse publique de l'Arabie saoudite aux (...)

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L'Arabie saoudite était, avant le 7 octobre, engagée dans une normalisation de ses relations avec Israël. La remise en cause de ce projet et l'expression d'une solidarité avec les Palestiniens ne sauraient toutefois entrainer un bouleversement des plans de transformation économique et sociale sur lesquels le prince héritier Mohamed Ben Salman joue sa survie politique. D'où son extrême prudence dans ses engagements concrets en faveur de Gaza.

La réponse publique de l'Arabie saoudite aux événements du 7 octobre a d'abord pris un ton de défi. Loin des propos alignés sur Israël qui ont afflué des capitales occidentales (et d'Abou Dhabi), la position adoptée à Riyad a fait porter la responsabilité de ce qui s'était passé en Israël sur les privations infligées au peuple palestinien. La déclaration officielle du ministère des affaires étrangères a également réaffirmé ce que Fayçal Ben Farhan Al-Saoud, à la tête de la politique étrangère du royaume avait déclaré à l'ouverture de la 78e assemblée générale des Nations unies à l'automne 2023 : malgré les insinuations contraires — c'est-à-dire l'affirmation du prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) selon laquelle l'Arabie saoudite était prête à normaliser ses relations avec Israël à condition que ce dernier accepte de « faciliter la vie des Palestiniens » — le royaume demeure attaché aux principes de l'initiative de paix arabe de 2002. Si Washington et Tel-Aviv veulent achever un processus entamé avec Anouar El-Sadate à Camp David en 1978, Israël devra se replier sur les frontières de 1967 et résoudre la question des réfugiés conformément à la résolution 194 de l'assemblée générale de l'ONU.

Bloquer toute mesure concrète

Le message de Riyad a suscité l'espoir dans la région. Il en va de même de la conversation téléphonique de MBS avec le président iranien Ebrahim Raïssi le 12 octobre. L'idée que l'Arabie saoudite rejoindrait « l'axe de résistance » de Téhéran était, bien sûr, fantaisiste. La perspective d'un déploiement de l'arme pétrolière n'était toutefois pas déraisonnable, même si les partisans de cette idée en avaient surestimé la viabilité. En 1973, bien avant que la capacité de production pétrolière des États-Unis n'atteigne les niveaux inégalés d'aujourd'hui, ce n'est qu'en raison d'effets contingents de second ordre — à savoir des paris spéculatifs sur les marchés des matières premières et des contrôles de prix malavisés — que l'embargo de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a entraîné une augmentation des prix des produits dérivés du pétrole et, partant, a permis de faire pression sur le plan politique. Néanmoins, à une époque marquée par la capitulation et le recul des pays arabes, il était tout à fait naturel que des opinions publiques atterrées par ce qui se passe à Gaza se prennent à souhaiter un front uni en solidarité avec les Palestiniens.

Alors que les semaines passaient et que le nombre de morts ne cessait d'augmenter à Gaza, la confiance placée dans l'Arabie saoudite s'est révélée étonnamment mal placée. Bien qu'elles ne soient pas sourcées, des informations émanant de médias liés à Doha1 suggéraient que Riyad, en collaboration avec trois autres « pays influents », avait œuvré pour bloquer les propositions appelant les membres de la Ligue arabe à geler les relations diplomatiques et commerciales avec Israël, à interdire l'utilisation de l'espace aérien et des bases militaires (américaines) pour le réapprovisionnement de l'armée israélienne, et à exprimer publiquement sa volonté d'appliquer un embargo sur le pétrole.

Le régime a également maintenu un contrôle aussi strict que possible sur le public saoudien. D'une part, cela a impliqué de tirer parti des vastes pouvoirs de surveillance de l'État et de ses autorités juridiques au pouvoir discrétionnaire — découlant de l'absence persistante de code pénal — pour maintenir encadrée la liberté d'expression. D'autre part, il a fallu prendre des mesures plus personnalisées visant les principaux groupes d'intérêt nationaux. S'adressant aux musulmans, le régime a dépêché Abdul Rahman Al-Sudais, chef des affaires religieuses de la Grande Mosquée, le 10 novembre, pour rappeler aux participants à la prière du vendredi que les commentaires sur ce qui se passe à Gaza est la prérogative des seuls dirigeants de l'Arabie saoudite, auxquels tous les citoyens sont tenus d'obéir en vertu de l'islam.

Avec un œil sur la jeunesse du pays, les dirigeants saoudiens ont veillé à ce que le grand festival — cinéma, matchs de boxe, courses de formules 1 — « Saison de Riyad », comme on l'appelle officiellement, se poursuive comme si de rien n'était. Le fait que la fête soit maintenue alors que les événements culturels et les célébrations religieuses, y compris Noël, ont été annulés par solidarité avec la situation critique de Gaza dans le reste de la région ne fait que mettre en évidence les priorités du régime saoudien.

Plutôt que d'actionner des leviers économiques pour contraindre les puissances occidentales à changer de politique, le prince héritier et ses collaborateurs ont pris toutes les mesures nécessaires pour que le deuxième producteur mondial de pétrole continue à faire des affaires comme d'habitude. Une rencontre rassemblant des investisseurs internationaux s'est déroulée comme prévu et une campagne, jusque dans les rues de Paris, a pu célébrer la désignation de Riyad comme hôte de l'exposition universelle en 2030. Après la Coupe du monde de football prévue cette même année pour laquelle l'Arabie Saoudite demeure seule en lice, c'est là un autre signe qui ne manque pas de soulever des critiques dans les sociétés arabes. Des tentatives de boycott de la chaîne MBC et de la plateforme populaire de streaming Shahid ont été lancées sur les réseaux sociaux alors que l'annonce de l'organisation d'un exceptionnel concours canin — les chiens ayant une image très ambiguë dans l'imaginaire populaire de la péninsule — donnait lieu à quelques insultes sur les Saoudiens.

Ainsi, dans le contexte de la nouvelle Nakba palestinienne, le régime semble évoluer en mélangeant acquiescement, autoflagellation et marques de vertu. Il déplore les horreurs perpétrées. Il plaide pour la fin de la violence et organise des réunions et des appels pour avoir l'air préoccupé, plaidant toujours en faveur d'une solution à deux États. Pendant ce temps, conscient de ses propres intérêts, il renonce à toute action susceptible d'avoir un impact matériel sur la cause palestinienne, condamnant les habitants de Gaza (et de plus en plus de Cisjordanie) à subir seuls leur sort.

Logique de survie du régime

Pour expliquer cette forme d'attentisme, l'inertie générée par des décennies de partenariat sécuritaire avec les États-Unis intensifiée par des collaborations clandestines avec Israël, qui s'est efforcé discrètement d'aider Washington à transférer des technologies nucléaires à Riyad au cours des derniers mois joue certainement un rôle. La méfiance saoudienne persistante à l'égard de l'Iran, nonobstant la récente détente négociée par la Chine, joue également un rôle. Il y a tout juste un an, de hauts responsables militaires saoudiens s'étaient réunis en secret avec leurs homologues bahreiniens, émiratis, qatariens, jordaniens, égyptiens et israéliens lors d'une réunion organisée par les États-Unis afin de coordonner une stratégie commune pour contrer l'Iran. Le mépris aigu de la famille dirigeante saoudienne pour l'idéologie des Frères musulmans et le Hamas est également pertinent dans le contexte actuel.

Dans le même temps, les décisions du régime saoudien à un niveau plus structurel reposent sur deux des piliers sur lesquels MBS a construit sa stratégie de légitimité et de contrôle à moyen et à long terme.

Le premier pilier est un projet de développement. Selon les dernières estimations, le taux de chômage des jeunes s'élève à 23,8 % alors qu'ils sont empêchés d'accéder à la fonction publique bien rémunérée et que les revenus des personnes âgées de quarante ans et moins sont également faibles. Conscient de la dépendance persistante de l'économie à l'égard des rentes pétrolières et de la crise sociale, en 2016, le prince héritier a misé son avenir sur la Vision 2030. Au-delà des références farfelues aux plages de sable fin et aux îles peuplées de dinosaures animés, cette « vision » prévoyait la transformation complète de secteurs allant du tourisme à l'énergie en passant par l'industrie manufacturière. Elle devait réorienter les ressources publiques. En fait, les plus gros investissements de l'État doivent commencer en 2025, date à laquelle le fonds souverain de l'État allouera 175 milliards de dollars (161 milliards d'euros) par an au financement d'une série de mégaprojets, dont le plus célèbre est la ville futuriste de Neom.

La probabilité que les objectifs poursuivis soient jamais atteints est faible : 150 millions de touristes par an et un mix énergétique composé à 50 % d'énergies renouvelables d'ici la fin de la décennie, une industrie des véhicules électroniques compétitive au niveau mondial, la saoudisation de la main-d'œuvre, la réception de milliards d'investissements directs étrangers, pour n'en citer que quelques-uns. Cependant, pour qu'il y ait une chance d'avancer sur cette voie, l'Arabie saoudite elle-même et ses environs régionaux doivent être suffisamment sécurisés. Les attaques de drones contre les installations pétrolières d'Aramco à Abqaïq et Khurais en 2019 ont révélé la réalité persistante de l'instabilité. C'est dans ce cadre que les Saoudiens ont cherché à se réconcilier avec l'Iran. Et c'est en tenant compte de la sensibilité des investisseurs et de la Vision 2030 que le régime saoudien mène actuellement sa politique à l'égard de Gaza.

Le deuxième pilier qui explique l'attentisme saoudien sur la Palestine est lié à la nécessité de préserver une garantie de sécurité extérieure. Or, le prince héritier a profité de l'émergence d'un ordre mondial multipolaire. Les liens de sécurité avec la Chine institutionnalisés par l'adhésion de l'Arabie saoudite à l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en tant que partenaire de dialogue en mars 2023 sont loin d'être négligeables. Ils ont été en partie consacrés par les transferts technologiques et scientifiques clés (drones, télécommunications, satellites, trains à grande vitesse) effectués par Pékin vers le royaume. L'Arabie saoudite étant devenue le deuxième exportateur de pétrole brut vers la Chine au cours de la dernière décennie — l'établissement récent d'une ligne d'échange de devises de 7 milliards de dollars (6,47 milliards d'euros) et la teneur des négociations en cours sur un nouveau contrat d'approvisionnement à terme laissent penser que l'Arabie saoudite occupera bientôt la première place. On peut également s'attendre à ce que les relations bilatérales avec la Chine en matière de sécurité s'approfondissent.

Les États-Unis toujours indispensables

Quoi qu'il en soit, pour MBS comme pour ses prédécesseurs, le seul protecteur étranger vraiment crédible reste les États-Unis. Avant le bouleversement du 7 octobre, les discussions sur un traité de défense mutuelle semblable à ceux que les États-Unis ont avec la Corée du Sud et le Japon avançaient dans le cadre des négociations sur un accord de normalisation avec Israël. Compte tenu de l'agitation qu'il devrait susciter, le coût de l'obtention d'une signature saoudienne en faveur de la paix avec Israël dans la conjoncture actuelle n'a fait qu'augmenter. S'il est certain qu'il se heurtera à des obstacles considérables au Congrès américain, il pourrait même nécessiter l'accord de Washington sur un pacte de défense à toute épreuve, semblable à celui de l'OTAN.

Pour MBS, les conditions créées par les souffrances de Gaza sont toutefois paradoxalement propices. S'il joue bien ses cartes, les avions et les chars américains pourraient bientôt être obligés de soutenir son régime contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. À l'heure où Washington tente de se désengager du Proche-Orient, cela constituerait un coup remarquable, quand bien même il impliquerait de tourner le dos aux milliers de victimes, dont déjà plus de 6 000 enfants, tués par l'armée israélienne à Gaza.

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Traduit de l'anglais par Laurent Bonnefoy.


1Lire, par exemple, Asmahan Qarjouli, « Arab and Muslim Leaders urge world to halt arm exports to Israël »,, Doha News, 12 novembre 2023.

04.12.2023 à 06:00

Israël et ses alliés au mépris du droit des peuples

Rafaëlle Maison

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Alors qu'Israël et ses alliés invoquent le droit international, y compris un soi-disant droit à se défendre, l'analyse des textes fondamentaux de l'ONU confirme le caractère mensonger de ces allégations. Les aspects juridiques de la situation dans le territoire palestinien occupé ne correspondent pas aux discours officiels tenus à Tel Aviv. Sont ici en jeu, principalement, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le maintien de la paix, et le droit régissant l'occupation militaire. (...)

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Alors qu'Israël et ses alliés invoquent le droit international, y compris un soi-disant droit à se défendre, l'analyse des textes fondamentaux de l'ONU confirme le caractère mensonger de ces allégations. Les aspects juridiques de la situation dans le territoire palestinien occupé ne correspondent pas aux discours officiels tenus à Tel Aviv. Sont ici en jeu, principalement, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le maintien de la paix, et le droit régissant l'occupation militaire.

Aujourd'hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudrait voir, si ce désastre survient, la forme qu'il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l'après. Aujourd'hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer1.

Le droit international public consacre sans aucun doute, depuis la période de la décolonisation, le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Ce droit est issu de la pratique juridique de la Charte des Nations unies, de grandes résolutions de son assemblée générale, telle la résolution 1514 (1960), qui ont acquis une force obligatoire générale. Si le processus de décolonisation est pour l'essentiel achevé, cet ensemble normatif conserve son importance pour des « territoires non autonomes » dans lesquels des mouvements indépendantistes existent toujours, et contestent le pouvoir des « puissances administrantes ».

Ainsi le Comité de la décolonisation de l'ONU continue-t-il d'exister et d'examiner ces situations, comme en témoigne le travail que mène l'assemblée générale sur la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie. Cet ensemble normatif conserve aussi toute son importance s'agissant de la Palestine puisque, en tant que peuple subissant une occupation militaire (et la bande de Gaza est aussi considérée en droit international comme un territoire occupé par l'État d'Israël), le peuple palestinien en relève sans contestation possible. La Cour internationale de justice (CIJ), qui est l'organe judiciaire principal de l'ONU et qui fait autorité en droit international public, l'a très clairement confirmé dans son avis du 9 juillet 2004 sur l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé (§ 118).

Dans son principe, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes pose des obligations pour l'État colonial, l'État occupant ou l'État gouvernant par l'apartheid, mais aussi des obligations pour les États tiers. Il reconnaît des droits aux peuples qui en relèvent. S'agissant de l'État colonial ou occupant, il est tenu de permettre l'autodétermination des peuples qu'il gouverne. Cette autodétermination prend la forme principale de l'indépendance et donc de l'accès à la qualité étatique, qui emporte pleine souveraineté économique et sur les ressources naturelles.

Mais, dès lors qu'il est régulièrement consulté, le peuple colonial/occupé peut aussi choisir une libre association avec l'État colonial/occupant, voire une intégration dans cet État (Assemblée générale, résolution 1541, 1961). De manière logique, pour permettre l'autodétermination, l'État colonial ou occupant a l'obligation de ne pas réprimer les mouvements d'émancipation du peuple qu'il administre, il a le « devoir de s'abstenir de recourir à toute mesure de coercition » qui priverait les peuples de leur droit à l'autodétermination (Assemblée, résolution 2625, 1970). Et de manière également logique, les peuples titulaires ont en principe le droit de résister à un État interdisant leur autodétermination, y compris par le moyen de la lutte armée (Assemblée générale, résolution 2621, 1970, évoquant les peuples coloniaux et les puissances coloniales).

Ceci trouve des prolongements dans le droit de la guerre puisque les guerres de libération nationale ont été assimilées à des conflits internationaux par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977, ce qui a pour conséquence que les combattants d'un mouvement de libération nationale sont considérés comme des combattants étatiques et doivent pouvoir jouir du statut de prisonnier de guerre s'ils sont mis hors de combat ; évidemment les combattants de tout type de conflit doivent respecter les règles humanitaires du droit de la guerre, fondées sur le principe de distinction entre objectifs militaires d'une part (qui peuvent être ciblés), personnes et biens civils d'autre part (qui ne doivent jamais l'être). Enfin, la CIJ a consacré depuis longtemps l'importance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en affirmant qu'il génère des obligations erga omnes, c'est-à-dire des obligations exceptionnelles pour tous les États qui sont tenus de ne pas reconnaître les situations de domination. L'avis de la CIJ de 2004 précité l'a rappelé s'agissant du peuple palestinien (§§ 155 et 156).

Les limites de la légitime défense

Aussi, l'État occupant, en présence d'une attaque émanant d'un territoire occupé, ne peut invoquer la légitime défense que consacre la Charte des Nations unies en son célèbre article 51. Le « droit naturel » de légitime défense de l'article 51 n'est accessible qu'à un État faisant l'objet d'une agression armée de la part d'un autre État ; dans ce cadre, l'État victime de l'agression armée peut être soutenu par d'autres États dans sa réaction en légitime défense puisque la Charte reconnaît la légitime défense collective. Il est vrai que la réaction en légitime défense à une attaque terroriste telle que celle du 11 Septembre a été discutée ; mais quoiqu'il en soit de ces discussions, elles n'ont jamais permis de penser qu'une attaque émanant d'un peuple vivant sous occupation justifiait l'invocation de la légitime défense de la Charte par l'État occupant.

C'est d'ailleurs ce qu'a affirmé la CIJ en 2004 : l'invocation de la légitime défense par Israël, s'agissant du territoire palestinien occupé, était « sans pertinence au cas particulier » (§ 139 de l'avis). Elle a aussi affirmé que si un État a le droit, et le devoir, de répondre à des actes de violence visant sa population civile, les mesures prises « n'en doivent pas moins demeurer conformes au droit international » (§ 141 de l'avis). S'agissant de précédentes opérations militaires d'Israël, l'Assemblée générale avait condamné en 2009 « le recours excessif à la force par les forces d'occupation israéliennes contre les civils palestiniens, en particulier récemment dans la bande de Gaza, qui ont fait un nombre considérable de morts et de blessés, y compris parmi les enfants, massivement endommagé et détruit des habitations, des biens, des éléments d'infrastructure vitaux et des édifices publics, y compris des hôpitaux, des écoles et des locaux des Nations Unies, et des terres agricoles, et entraîné des déplacements de civils » (résolution 64/94, 2009).

La récente résolution de l'Assemblée générale demandant une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, menant à la fin des hostilités » ne reprend pas explicitement cette condamnation d'un recours excessif à la force. Une seule demande explicite est formulée à l'intention d'Israël, puissance occupante, en l'occurrence « l'annulation de l'ordre donné (…) aux civils palestiniens et au personnel des Nations Unies, ainsi qu'aux travailleurs humanitaires et médicaux, d'évacuer toutes les zones de la bande de Gaza situées au nord de Wadi Gaza et de se réinstaller dans le sud de la bande de Gaza », selon la résolution A/ES-10/L.25 du 26 octobre 2023, point 5. L'Assemblée y insiste aussi sur le fait « qu'on ne pourra parvenir à un règlement durable du conflit israélo-palestinien que par des moyens pacifiques (…) ». Le soutien à la résistance armée du peuple occupé, parfois exprimé avant les accords d'Oslo a donc, à ce stade, largement disparu2.

Une éradication à des fins d'annexion

En réalité, nous sommes actuellement en présence d'une bataille pour le droit qui se déroule sur plusieurs fronts.

Le premier, le plus visible, est donc celui qui cherche à convoquer la figure de la légitime défense de la Charte dans une « guerre contre le terrorisme » afin de soutenir le principe des attaques militaires israéliennes à Gaza. Ce discours passe par la désignation du Hamas comme groupe terroriste dans le droit des États-Unis et de l'Union européenne3. Le recours à la caractérisation « terroriste » justifie l'adoption de sanctions économiques par les États-Unis et l'Union européenne contre Gaza. Relevant qu'elles sont soutenues par le Quartet, John Dugard conclut dans son rapport de 2007 qu'il s'agit du premier exemple de sanctions économiques adoptées à l'encontre d'un peuple occupé.

Il se rencontre dans la malheureuse idée du président français de rassembler, en faveur d'Israël, la coalition internationale établie pour lutter contre l'organisation de l'État islamique (OEI) en Syrie et en Irak, idée qui, il est vrai, a été rapidement écartée. Lors de sa visite en Israël le 24 octobre 2023 le président français a affirmé : « La France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech, dans le cadre de laquelle nous sommes engagés pour notre opération en Irak et en Syrie, puisse aussi lutter contre le Hamas »4. Ce discours a aussi été expressément avancé dans le projet de résolution porté par les États-Unis au Conseil de sécurité le 25 octobre 2023, suscitant l'opposition claire de la Russie.

Mais il y a une limite dans le discours des États alliés d'Israël qui passe par la délégitimation de l'adversaire comme terroriste. C'est celle de l'inadmissibilité de l'acquisition de territoires par la guerre (annexion), soulignée, s'agissant d'Israël, dès la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité. Il ne sera donc certainement pas possible au Conseil de sécurité de soutenir « l'éradication d'un sanctuaire » créé par des groupes désignés comme terroristes sur un territoire, comme il l'avait fait s'agissant de l'OEI en 2015 (résolution 2249), de manière déjà très contestable. Une telle éradication à des fins d'annexion semble correspondre au projet du gouvernement israélien à Gaza.

Les interrogations sur le « régime militaire »

Le second front, plus discret, est celui qui tente de remettre en question la représentation, dominante en droit international, de l'occupation militaire du territoire palestinien contrôlé par Israël depuis 1967. Pour le droit international et l'ONU, ce territoire relève d'un régime d'occupation décrit dans la IVe Convention de Genève de 1949 sur le droit de la guerre. Or, cela fait plusieurs années que les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 — parmi lesquels John Dugard, Richard Falk, Michael Lynk et Francesca Albanese, dont les rapports sont accessibles sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies — s'interrogent : se trouve-t-on encore en présence d'un régime d'occupation militaire ?

Cette interrogation se fonde sur la longue durée de l'occupation (alors que l'occupation est censée être provisoire), sur la description de pratiques d'annexion par l'édification du mur, par la colonisation, de punition collective (blocus de Gaza), et sur l'instauration d'un système de discrimination ayant les caractéristiques d'un régime d'apartheid, considéré comme gravement illicite par le droit international. En 2022, le rapporteur spécial Michael Lynk concluait :

Le système politique de gouvernement bien ancré dans le Territoire palestinien occupé, qui confère à un groupe racial, national et ethnique des droits, des avantages et des privilèges substantiels tout en contraignant intentionnellement un autre groupe à vivre derrière des murs et des points de contrôle et sous un régime militaire permanent, sans droits, sans égalité, sans dignité et sans liberté, satisfait aux normes de preuve généralement reconnues pour déterminer l'existence d'un apartheid5.

Cette autre bataille pour le droit pourrait trouver une issue judiciaire. Ainsi, la CIJ a été saisie, par la résolution 77/247 de l'Assemblée générale du 30 décembre 2022, d'une nouvelle demande d'avis qui semble bien relayer les interrogations relatives à la permanence du régime d'occupation. Les questions posées à la Cour sont en effet les suivantes :

a) Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l'autodétermination, de son occupation, de la colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l'adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?

b) Quelle incidence les politiques et pratiques d'Israël visées au paragraphe (…) ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l'occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l'Organisation des Nations Unies ?

Si la Cour venait à considérer que l'occupation des territoires palestiniens n'a plus de fondement juridique et que l'on se trouve en réalité en présence d'une pratique d'annexion accompagnée de l'instauration d'une forme d'apartheid, la représentation de la situation et son encadrement juridique, seraient bien différents. Par-delà l'effet symbolique extrêmement négatif de la caractérisation d'un gouvernement d'apartheid, la présence d'Israël sur ces territoires serait en elle-même gravement illégale, et les mesures collectives de nature sanctionnatrice de l'ONU visant à mettre un terme à un régime d'apartheid, observées dans le contexte de l'Afrique australe, pourraient être mises en place.

L'émergence d'un troisième front dans la bataille des qualifications juridiques, où les pratiques israéliennes sont rapportées à la figure du génocide ne sera pas évoquée ici6. Un crédit croissant et accordé à cette analyse, ce dont on ne peut pas se réjouir dès lors qu'elle semble correspondre à la condition actuelle du peuple palestinien à Gaza.


1Interview d'Élias Sanbar, L'Humanité Magazine, 26 octobre-1er novembre 2023.

2Voir, sur ce soutien, Assemblée générale, résolution 45/130, 1990, point 2, dans le contexte de la première intifada : « Réaffirme la légitimité de la lutte que les peuples mènent pour assurer leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale, de l'apartheid et de l'occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée ».

3Alain Gresh, « Barbares et civilisés », Le Monde diplomatique, novembre 2023.

4Le Monde, 25 octobre 2023.

5A/HRC/49/87, point 52

6Orient XXI publiera dans les prochains jours un article sur ce thème.

01.12.2023 à 06:00

Les États-Unis en panne de stratégie alternative

Sylvain Cypel

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Le premier réflexe des Américains aura été, comme toujours, de ne rien faire qui puisse nuire à Israël. Pourtant, des doutes sont exprimés à Washington quant à un soutien inconditionnel à Benyamin Nétanyahou, et des scénarios alternatifs commencent à s'échafauder, tandis qu'inquiétude et colère montent dans le camp démocrate et la jeunesse. La dimension des destructions humaines et matérielles commises par l'armée israélienne à Gaza commence à être mieux connue : la ville de Gaza « (...)

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Le premier réflexe des Américains aura été, comme toujours, de ne rien faire qui puisse nuire à Israël. Pourtant, des doutes sont exprimés à Washington quant à un soutien inconditionnel à Benyamin Nétanyahou, et des scénarios alternatifs commencent à s'échafauder, tandis qu'inquiétude et colère montent dans le camp démocrate et la jeunesse.

La dimension des destructions humaines et matérielles commises par l'armée israélienne à Gaza commence à être mieux connue : la ville de Gaza « bientôt rendue inhabitable », écrivait Haaretz le 15 novembre, et le nombre des Gazaouis déplacés dépassant le million, sinon plus. Cela en 48 jours, quand il avait fallu 18 mois à Vladimir Poutine pour aboutir à un résultat similaire — tout raser — par des moyens identiques en Tchétchénie en 1999-2000. Les Américains s'interrogent. Pourquoi leur président Joe Biden a-t-il laissé Israël commettre des crimes de cette ampleur ? Quelles en sont les conséquences pour Washington ? Et tout ça pour quoi ?

La liste des échecs diplomatiques de Washington depuis le 7 octobre est déjà longue. La tentative d'Antony Blinken, le secrétaire d'État américain, de convaincre le président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi d'accueillir un grand nombre de Gazaouis (un million ? Deux ?) contre 25 milliards de dollars (23 milliards d'euros), ce qui aurait été mondialement perçu comme une épuration ethnique à peine masquée, s'est soldée à ce jour par un échec qui a renforcé l'image d'une diplomatie américaine naviguant à vue. Et que le « petit roi » Abdallah II de Jordanie annule une réunion à laquelle un président américain devait participer n'a pas dû arriver souvent dans l'histoire. Dernier avatar : la Chine, objet de toutes les craintes américaines, propose de guider une reconstruction internationale de Gaza.

Après les crimes du Hamas le 7 octobre, pourquoi Biden est-il resté impavide devant les tueries « disproportionnées » de civils gazaouis, malgré une poussée d'indignation qui a atteint jusqu'au Département d'État (le ministère américain des affaires étrangères) ? Certes, l'amitié américano-israélienne est supposée « indéfectible », mais en d'autres circonstances, Washington a su brider les Israéliens. Pourquoi pas cette fois ? L'explication tient peut-être au désarroi américain après le 7 octobre. D'autres évoquent les intérêts du lobby militaro-industriel, qui a 50 ans de proximité avec son pendant israélien. Mais il ne faut pas oublier le rôle d'Israël dans la stratégie globale des États-Unis au Proche-Orient. Il existe d'autres pays où les dirigeants entretiennent d'excellentes relations avec Washington. Mais leurs sociétés, elles, n'adhèrent pas à ce penchant. Avec les pays arabes, un risque existe toujours de voir des événements imprévus mener au pouvoir un énergumène antiaméricain. Avec les Israéliens, cette éventualité est nulle. Quand les temps sont compliqués au Proche-Orient, le réflexe des Américains consiste d'abord à ne pas se séparer d'Israël.

On ne sait pas quelle eut été la capacité de Washington à brider la rage destructrice d'Israël après le 7 octobre, tant le sentiment d'impunité domine sa classe politique. Mais on sait que l'administration Biden était la seule en mesure d'exercer une pression pour l'amener ne serait-ce qu'à réfréner ses opérations (elle l'avait tardivement fait en 2021). Aujourd'hui, les États-Unis sont confrontés à deux enjeux liés. Le premier est de restaurer un peu leur influence perdue au Proche-Orient. Le second de réinventer une stratégie régionale. Joe Biden entend toujours y ériger un « axe de stabilité » qui, autour de pactes de défense et économiques avec Israël et avec l'Arabie saoudite, réunirait l'Égypte, les Émirats et d'autres États pour renforcer dans cette région une stratégie d'endiguement des ambitions chinoises qui obnubilent Washington. Mais avec cette guerre, s'interroge l'ex diplomate israélien Alon Pinkas, les États-Unis seront-ils « ramenés au fond du trou noir qui se nomme Moyen-Orient »1 ? Il pointe un des dilemmes auxquels Joe Biden est aujourd'hui confronté : plus il soutient Israël en vue d'une « éradication du Hamas », plus sa chance de créer son « axe de stabilité » s'amenuise. À l'inverse, s'il souhaite encore y parvenir, il lui faudra bien soumettre Israël.

Complicité de tueries « excessives »

En attendant, il s'agit de se dépêtrer de quelques ennuis fâcheux. La revue Foreign Affairs, émanation du think tank américain Council on Foreign Relations, spécialiste des relations internationales, a publié coup sur coup la semaine dernière trois articles très intéressants. Le premier s'interroge : « Washington est-il responsable de ce qu'Israël fait de ses armes américaines ? »2. L'auteur, Brian Finucane, juriste renommé, penche pour le oui ». « Si Israël a bien commis des crimes, des officiels américains peuvent être accusés de complicité ». Or, si les lois de la guerre « permettent des morts et des destructions en grand nombre », Israël, écrit-il, n'en fait que des « interprétations restreintes ». Il ne respecte pas le principe de « proportionnalité » et ses tueries sont « excessives ». Dans « les six premiers jours de son offensive sur Gaza, l'aviation israélienne a largué plus de 6 000 bombes de plus que ne l'a fait la coalition américaine contre Daesh durant les mois que dura son opération ».

De plus, la loi Leahy, votée en 2021, interdit tout soutien militaire étatsunien à des forces étrangères qui commettent « de lourdes violations des droits humains ». Finucane cite Josh Paul, qui a démissionné en octobre du Département d'État : « Non seulement de nombreux hauts cadres savent pertinemment comment Israël utilise actuellement les armes que nous lui fournissons, mais en privé ils reconnaissent qu'il s'agit de crimes de guerre »3. Finucane estime que Washington « devrait imposer à Israël un contrôle de l'usage qu'il fait de ses armes ». Comprendre : sanctionner Israël, auquel les États-Unis cèdent pour 3,8 milliards de dollars (3,49 milliards d'euros) d'équipements militaires par an (et lui en a offert 14 de plus, soit 12,85 milliards d'euros, pour cette guerre).

Se préoccuper du sort des Palestiniens

Le second article de Foreign Affairs porte sur l'urgence pour l'Amérique de réviser sa politique proche-orientale4. Signé par deux universitaires, Maria Fantapple et Vali Nasr, il promeut une stratégie de long terme centrée sur la place de l'Arabie saoudite, jugée désormais incontournable, mais aussi de l'Iran et de la Turquie. Selon eux, le regard de Washington sur le Proche-Orient avant le 7 octobre était « complètement faux ». Et cela n'a pas cessé après cette date. « La réponse globale de Washington à la guerre de Gaza a été un soutien presque sans équivoque à un assaut brutal. Il en est résulté une indignation anti-israélienne et antiaméricaine dans tout le Proche-Orient ». Aujourd'hui, les États-Unis sont dans l'obligation de « rebâtir une stratégie proche-orientale qui tienne compte de réalités longtemps ignorées. Résoudre le conflit israélo-palestinien constituera la pièce maitresse de cet effort ».

L'Iran, poursuivent-ils, est le premier bénéficiaire de ce qui advient. Car toute la région s'enfonce dans une « méfiance profonde » envers les États-Unis « incapables de mener la région vers la stabilité, et dont l'absence de vision amène les États à poursuivre d'abord leur intérêt de court terme ». Conséquence : « Washington doit revoir ses hypothèses de base », imposer à Israël de mettre fin à sa politique de « violences sans retenue ». De plus « Washington ne peut continuer de fournir des armes à ses alliés régionaux comme il l'a fait avant le 7 octobre. Au lieu de promouvoir la stabilité, cette politique a encouragé la course aux armements dans la région et la guerre ». Pour qu'une vaste négociation proche-orientale ait une chance de réussir, concluent-ils, les États-Unis « doivent se préoccuper plus largement du sort des Palestiniens, au lieu d'ignorer leur cause, en contribuant à la création d'un futur État palestinien viable ».

Une longue liste d'options imaginables

Enfin, dans un troisième article, l'analyste Joost Hiltermann explique pourquoi la guerre menée par Israël, par absence d'objectifs clairs, n'offre de sortie favorable ni à Israël ni aux États-Unis5. Dans sa furie, l'armée israélienne a agi conformément à sa « doctrine Dahiya ». Élaborée après sa guerre au Liban en 2006, celle-ci stipule que lorsqu'une armée affronte un ennemi « asymétrique », la seule option consiste à user d'une « force disproportionnée » contre les civils au sein desquels il se meut. « S'en prendre à la population est le seul moyen »6. Mais Israël, envisage l'analyste, pourrait se retrouver « incapable d'achever son ambition de détruire les capacités militaires du Hamas, sauf à être coincé dans une réoccupation de Gaza qui l'obligerait à régner directement sur une population de sans-abris désespérée et en colère ». Le résultat serait l'exact inverse de ce qu'Israël souhaitait. Hiltermann en vient ensuite à lister les autres options imaginables :

  • envoyer à Gaza une « force de maintien de la paix des pays arabes ». Elle n'en séduit aucun, estime-t-il ;
  • réinstaller l'Autorité palestinienne (AP) à Gaza. Mais « si l'AP peine à gouverner la Cisjordanie, comment imaginer qu'elle fasse mieux à Gaza ? » Et les fonctionnaires locaux étant liés au Hamas, celui-ci rentrerait immanquablement par la fenêtre. L'option de ramener à Gaza Mohamed Dahlan, un dissident du Fatah très en cour à Washington et Abou Dhabi et jugé proche des services israéliens, parait totalement illusoire ;
  • s'il ne parvient pas à « éradiquer » le Hamas, Israël peut être amené à accepter de voir la bande de Gaza toujours dirigée par lui, pas officiellement, mais en coulisse. Tout ça pour ça ?
  • si aucun pays arabe ni aucun Palestinien ne peut ni ne veut « remplir le vide » créé à Gaza, Israël peut-il le faire ? Nétanyahou a déclaré que « la sécurité restera dans les mains israéliennes pour une durée indéterminée ». Mais, contrairement à la frange coloniale de son gouvernement, il ne souhaite pas réoccuper Gaza. Et Biden a déjà exprimé son opposition à une réoccupation militaire par Israël. Cherchez l'erreur ;
  • et si Israël poussait vers une expulsion de masse de la population gazaouie ? Un tel événement pourrait générer divers scénarios, dont une gigantesque extension de la guerre en cours. Biden n'en veut certainement pas ;
  • une solution envisageable est que les institutions et les ONG internationales s'engagent dans une reconstruction de Gaza, Israël fournissant la nourriture, l'eau, le fuel et l'électricité, le soutien médical, etc. L'analyste la juge peu opératoire ;
  • la pire serait qu'Israël, à défaut de sortie de crise « victorieuse » à Gaza, cherche « l'occasion en or », écrit Hilterman, pour poursuivre en Cisjordanie et à Jérusalem ce que ses forces ont déjà commis à Gaza. Cette nouvelle Nakba totale pourrait générer une guerre généralisée dans la région. Cette éventualité serait aussi possible si un pays, Israël ou l'Iran en particulier, y était amené par une erreur de calcul ou une fausse information. « La guerre qui s'en suivrait pourrait rendre sans objet tout effort d'identifier des gagnants et des perdants » ;
  • une négociation diplomatique sur l'avenir des Palestiniens pourrait se mettre en place si Israël modifiait sa politique. Mais ceci impliquerait un changement d'attitude radical sur l'occupation et la colonisation. Les Israéliens la percevraient comme une lourde défaite politique. C'est très peu imaginable ;
  • quant à l'administration Biden, si elle « veut réparer les énormes dégâts qu'elle a causés à la crédibilité des États-Unis par son soutien inconditionnel à Israël », elle doit comprendre que toute solution « nécessitera une pression américaine sur Israël bien plus importante qu'elle ne l'a jamais été ». Là encore, cette probabilité apparait très faible. Dès lors, conclut Hiltermann, le refus d'Israël de mettre fin à sa domination sur un autre peuple « condamne sans aucun doute des générations d'Israéliens et de Palestiniens à subir encore les mêmes horreurs ».

Le retour de l'idée des deux États

Certes, ces analyses sont celles de membres de think tanks « liberals » (progressistes), l'International Crisis Group et le Carnegie Endowment for International Peace, qui évoluent dans la sphère démocrate. Mais ils sont indicatifs du vent de révolte qui, sur ce qui se passe à Gaza, monte dans le camp démocrate, surtout parmi les jeunes. Jusqu'ici, cependant, la seule idée « neuve » que la Maison Blanche a présentée pour sortir de la crise est de « revitaliser »7 l'AP — le terme est de Biden. Celle-ci, à un terme encore inconnu, formerait un gouvernement gérant à la fois la Cisjordanie et la bande de Gaza. On pourrait s'en gausser, tant les urgences sont loin de cette préoccupation. Elles se nomment cessez-le-feu et intervention internationale d'ampleur pour éviter que la tragédie humaine ne s'aggrave encore à Gaza. Mais il faudrait opposer à l'impunité israélienne des contraintes d'une vigueur inédite que Joe Biden n'a envisagée à aucun moment jusqu'ici. La Maison Blanche préfère donc parler du futur plus lointain.

Sa « nouvelle » ligne est évidente : c'est le retour aux « deux États », avec la création d'un État palestinien aux côtés d'Israël. L'idée reprend du poil de la bête depuis le 7 octobre. Car on voit mal, dans l'immédiat, Palestiniens comme Israéliens être sincèrement tentés par une coexistence dans un État commun, même fédéral. Mais quand l'État palestinien adviendra-t-il et comment ? On verra plus tard. Et qui représentera les Palestiniens ? Si l'idée est d'exclure le Hamas du jeu, cela rendra toute négociation impossible. Aucun responsable palestinien n'acceptera cette exclusion sans passer illico pour un « collabo » de l'Amérique et d'Israël. Quant à ce dernier, avec l'aval massif de sa population juive, il n'a aucune intention de se retirer des territoires occupés et de Jérusalem-Est. Bref, la perspective des deux États est aujourd'hui aussi peu plausible que celle d'un État commun.

Les deux resteront impossibles tant que les États-Unis n'auront pas pris la décision d'obliger Israël à quitter définitivement dans un délai rapide les territoires palestiniens, nolens volens. C'est difficile ? Certes. Mais quelqu'un a-t-il une meilleure option ? À défaut, l'occupation militaire des Palestiniens perdurera, avec son cortège d'enfermements, de morts, d'injustices et de spoliations quotidiennes. Cela dure depuis 56 ans…


1Alon Pinkas, « Biden's Dilemma : What Does U.S. Want When Four-day Truce Ends in Gaza ? », Haaretz, 23 novembre 2023.

2Brian Finucane, « Is Washington responsible for what Israel does with American weapons ? », Foreign Affairs, 17 novembre 2023

3Akbar Shahid Ahmed, « 'I Couldn't Shift Anything' : Senior State Department Official Resigns Over Biden's Gaza Policy », The Huffington Post, 18 octobre 2023.

4Maria Fantapple et Vali Nasr, « The War That Remade the Middle East », Foreign Affairs, 20 novembre 2023. Maria Fantapple est chercheuse au Carnegie Endowment for International Peace. Vali Nasr est un professeur renommé d'études proche-orientales à l'université Johns Hopkins.

5Joost Hiltermann, « No Exit from Gaza, » Foreign Affairs, 22 novembre 2023.

6Reuters, Israel Warns Hizbullah : War Would Invite Destruction, 10 mars 2008.

7Will Weissert, « Biden Says ‘Revitalized' Palestinian Authority Should Eventually Govern Gaza and the West Bank », Associated Press, 18 novembre 2023.

30.11.2023 à 06:00

Égypte. L'énigme des défaites de la gauche

Hesham Sallam

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Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l'émergence d'un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d'autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu'une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques. La rue égyptienne, c'est la gauche. Pourtant, le changement (...)

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Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l'émergence d'un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d'autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu'une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques.

La rue égyptienne, c'est la gauche. Pourtant, le changement [politique] n'a jamais dépassé les limites d'une révolution radicale à l'intérieur des centres de pouvoir. Cela signifie qu'il n'y a pas encore d'organisation représentant la rue et capable d'apporter un changement dans la société en changeant l'autorité elle-même. Dans la plupart des régions du monde, la rue est nécessairement de gauche, puisqu'elle est le symbole politique des masses ouvrières, des travailleurs agricoles et des couches progressistes de la petite bourgeoisie. Cependant, dans d'autres pays, la rue a ses propres représentants et organisations, et ce sont eux qui s'engagent, de manière pacifique ou dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Quant à la rue égyptienne, elle n'est pas seulement de gauche, elle est « la » gauche.

Ces mots sont ceux de l'éminent écrivain marxiste Ghali Shoukri1, qui réfléchissait, à la fin des années 1970, à l'évolution de la gauche égyptienne dans le contexte des changements politiques majeurs survenus depuis les années 1920. Shoukri a écrit ces mots il y a 45 ans. Pourtant, ses observations permettent de comprendre les contradictions fondamentales de la gauche qui se sont confirmées durant la période de la révolution du 25 janvier (2011-2013). Les idées de ce courant politique sur la justice sociale et économique résonnent fortement dans le champ de la politique contestataire. Cependant, sa capacité d'influence et sa présence dans la vie politique officielle — élections, législations, politique des partis, etc. — est, au mieux, ténue. Le même paradoxe s'est confirmé après la chute du président Hosni Moubarak en 2011 à la suite du soulèvement national, avec une « rue » de gauche omniprésente, mais dépourvue d'organisations représentatives.

Les espoirs des manifestants

Le soulèvement de 2011, dont le slogan central était « pain, liberté et justice sociale », a fait naître l'espoir d'une nouvelle ère politique pour la gauche qui représentait ces revendications populaires en matière de droits sociaux et économiques. Cet espoir n'était pas insensé, ces revendications ayant été un moteur politique avant et pendant le soulèvement du 25 janvier. Grâce à des décennies de politiques conformes au « Consensus de Washington »2, les dernières années du mandat d'Hosni Moubarak ont été marquées par un mécontentement généralisé qui s'est exprimé par la multiplication des mouvements de protestation et de grève. En février 2011, l'action des travailleurs a sans doute été essentielle pour faire pencher la balance en faveur des manifestants de la place Tahrir qui réclamaient le départ de Moubarak. En d'autres termes, la promesse d'une politique de gauche était dans l'air. C'est du moins ce qu'il semblait.

En moins d'un an, une réalité différente est apparue. Les Frères musulmans ont remporté les élections présidentielle et législatives, orientant le débat politique parmi les élites vers la question de l'identité religieuse de l'État. Pendant ce temps, les forces politiques de gauche, qu'il s'agisse de nouveaux venus ou de vétérans, ont obtenu des résultats médiocres lors de chaque scrutin national. Leurs voix et leurs programmes ont souvent été noyés au sein de diverses coalitions laïques unifiées dont le principal objectif était de contrer les courants islamistes, mais qui avaient des orientations économiques diverses, voire contradictoires. En d'autres termes, les contours de la politique nationale organisée ont été dépassés par la bipolarité islamistes contre « laïques », même si la « rue », pour reprendre l'expression de Shoukri, est restée de gauche.

« Plus d'identité, moins de classe »

Le paradoxe de la gauche égyptienne n'est en aucun cas unique. La mise à l'écart progressive des conflits de classe au profit des conflits d'identité dans la politique nationale fait partie d'une tendance mondiale, ou de ce que je décris dans mon livre Classless Politics3 comme « plus d'identité, moins de classe » (« more identity, less class »). Malgré la prévalence des inégalités sociales et économiques et l'obsession des rencontres entre classes dans les médias grand public et la production artistique, les coalitions redistributives et la gauche ont cédé du terrain au populisme de droite et aux mouvements ethnonationalistes dans de nombreuses régions du monde.

S'appuyant sur l'expérience des démocraties industrielles avancées, les chercheurs ont attribué ce phénomène à une série de facteurs, notamment au succès des mouvements populistes de droite dans la conquête du soutien des classes traditionnellement alliées aux partis de gauche, ainsi qu'au rôle de l'immigration, de la diversité culturelle et de l'intégration régionale dans l'alimentation des réactions ethnonationalistes. On peut aussi ajouter l'échec de la « gauche post-matérialiste » à concevoir des alternatives réalistes au statu quo néolibéral.

La particularité du parcours de l'Égypte vers « plus d'identité, moins de classe » en revanche est qu'il n'est pas le produit de développements récents ou contemporains. Il s'étale plutôt sur plusieurs décennies. Certes, on pourrait pontifier à l'infini sur les faux pas des forces de gauche dans l'Égypte d'après 2011 : manque d'organisation pendant les périodes électorales, échec à concevoir des programmes attrayants, incapacité à sortir de leur bulle cairote, faible mobilisation pour contrer le discours anti-ouvrier porté par les élites politiques après l'éviction de Moubarak, soutien au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, et bien d'autres choses encore.

Au-delà de sa pertinence, ce raisonnement ne tient pas compte de l'histoire. Il part du principe que la faiblesse de la gauche peut être réduite à un ensemble d'actions qui se sont produites en 2011-2013, comme si l'histoire ne commençait que le 25 janvier 2011. Il manque ici une compréhension de la manière dont le champ politique de l'Égypte a penché en faveur des islamistes et contre la gauche. Creuser cette question nous oblige à nous interroger : pourquoi une grande organisation politique de gauche n'a-t-elle jamais émergé en Égypte dans les décennies précédant 2011 ? Et pourquoi une organisation islamiste forte a, elle, réussi à survivre aux turbulences de l'ère Moubarak, pour se trouver dans une position politiquement confortable en 2011 ?

L'héritage de Nasser et de Sadate

Pour répondre à ces questions, il faut plonger dans les contextes et les conséquences de deux interventions historiques qui ont sans doute façonné l'équilibre du pouvoir à long terme entre les forces islamistes et les forces de gauche.

La première est la politique d'Anouar El-Sadate à l'égard du mouvement islamiste dans les années 1970. La seconde est la politique de Gamal Abdel Nasser à l'égard du mouvement communiste au cours de la décennie précédente. La combinaison de ces deux interventions, comme je le développe dans Classless Politics, a eu un impact durable sur la structure contemporaine du champ politique égyptien. En effet, ces politiques ont placé les courants islamistes et de gauche sur des « voies divergentes de développement institutionnel », structurant l'évolution de leurs organisations, notamment en ce qui concerne leur autonomie par rapport à l'État. Comprendre les origines et les effets de ces deux voies divergentes permet de saisir les sources des malheurs de la gauche après 2011.

Alors que le président Sadate était confronté à une forte opposition de gauche à ses tentatives de libéralisation économique et de réorientation des alliances de l'Égypte vers les États-Unis, il a eu recours à ce que j'appelle des « politiques d'incorporation islamiste ». Ce concept analytique désigne l'ouverture de l'espace politique aux courants islamistes dans le but d'écarter et de contenir les opposants de gauche du régime. Les principaux bénéficiaires de cet environnement relativement ouvert ont été le mouvement étudiant islamiste naissant et les Frères musulmans.

Les dirigeants de la confrérie, qui venaient d'être libérés de prison, tentaient de relancer leur organisation après avoir subi des décennies de répression sous Nasser. Grâce à l'attitude laxiste de Sadate, les leaders vieillissants ont pu obtenir le soutien d'une grande partie du mouvement étudiant islamiste. Comme l'explique l'historien Abdullah Al-Arian dans Answering the Call4, c'est cette génération d'étudiants activistes qui a rendu possible le retour de la confrérie sur la scène politique, notamment à un moment où sa survie en tant qu'organisation politique était loin d'être assurée.

De manière tout aussi importante, la confrérie est parvenue à tracer la voie à suivre pour se reconstituer sans compromettre son indépendance vis-à-vis de l'État. Sadate a tenté de la maintenir ainsi que le mouvement étudiant islamiste sous le contrôle de son parti et de son appareil de sécurité. Il a échoué. Cet échec a permis aux Frères musulmans de se développer de manière autonome au cours des décennies suivantes, contrairement à d'autres groupes politiques d'opposition qui sont restés largement dépendants de l'État, y compris les groupes de gauche. Cette indépendance a persisté même après la mort de Sadate, en partie en raison de la dynamique des conflits au sein des Frères musulmans, mais aussi en raison du calcul stratégique du régime de Moubarak.

Des divisions anciennes

La gauche a connu un développement institutionnel très différent, qui l'a maintenue dans la dépendance de l'État et rendue vulnérable à la manipulation et à l'intervention du régime. Une fois de plus, la période de formation des années 1970 a été déterminante. Tout comme il existait un fort courant islamiste sur les campus universitaires — que les Frères musulmans ont réussi à coopter dans leurs efforts de reconstruction organisationnelle —, il existait un courant de gauche prometteur et dynamique. Mais contrairement à l'expérience des courants islamistes, l'énergie de ce mouvement de gauche n'a jamais été canalisée dans une organisation politique unie et pérenne.

En l'absence d'une force politique de gauche crédible et organisée, capable d'unifier l'opposition fragmentée qui contestait les projets économiques et de politique étrangère de Sadate, l'idée que des courants de gauche auraient pu reproduire l'expérience de leurs homologues islamistes était inconcevable. Les organisations communistes qui existaient avant les années 1970 s'étaient dissoutes sous la pression de Nasser, et nombre de leurs dirigeants et militants avaient ensuite rejoint l'organisation de l'avant-garde, bras politique de l'Union socialiste arabe, le parti unique au pouvoir. Le président panarabiste a capitalisé sur les divisions chroniques entre les dirigeants communistes, comme cela avait été le cas au cours des décennies précédentes. Quoi qu'il en soit, la capitulation des communistes face à Nasser en 1965 (date où le Parti communiste s'autodissout) façonnera le destin politique de la gauche pendant des décennies. Plus immédiatement, cela signifiait qu'au début de l'ère de l'infitah5, la gauche était en désarroi, manquant de leadership pour unir une opposition dispersée — bien que faisant beaucoup de bruit — à l'administration de droite de Sadate.

Certes, les groupes communistes clandestins qui ont émergé sur la scène politique contestataire ont réussi à mener une lutte courageuse, en prenant parfois racine au sein des mouvements étudiants et syndicaux, malgré un climat politique défavorable, sans parler du fait que les syndicats avaient été maintenus dans un cadre néocorporatiste restrictif contrôlé par l'État depuis les années 1950. Néanmoins, ces groupes ont été largement contenus, voire écrasés par un appareil de sécurité qui, pendant une grande partie des années 1970, était obsédé par les militants de gauche. Ces derniers ne jouissaient pas de la même latitude que celle accordée à leurs homologues islamistes.

De même, la gauche légale, ou les secteurs de la gauche qui étaient autorisés à participer à la vie politique officielle, comme le parti dit du Rassemblement (Al-Tagammo')6, étaient soumis à la répression de l'État sous le régime de Sadate. La tragédie du Rassemblement était toutefois, dans une large mesure, due au cadre juridique et politique défavorable dans lequel il opérait, et qui a persisté sous Moubarak. Ce cadre a compromis l'autonomie du parti, renforcé sa dépendance à l'égard de l'État et l'a exposé à des interventions du régime qui ont sapé les liens autrefois significatifs du parti avec le monde du travail. Ainsi, son expérience, au début prometteuse, a finalement été réduite à néant.

Alliance avec Moubarak

Au-delà de la question de la répression, le Rassemblement a ensuite subi une transformation interne dans les années 1980, en réponse à l'ascension politique des courants islamistes que ses membres percevaient comme une menace. Cette préoccupation a poussé sa direction à s'allier au régime de Moubarak sous la bannière de la résistance à la « menace islamiste ». Trop préoccupé par la confrontation avec les islamistes sur l'identité de l'État, souvent aux côtés de l'establishment culturel de Moubarak, le Rassemblement a perdu une grande partie de sa capacité à monter une opposition crédible au régime, ou à articuler une alternative significative aux politiques de libéralisation économique menées par l'État. En d'autres termes, la gauche a accepté de centrer le débat, comme le souhaitaient les islamistes, autour de l'identité religieuse de l'État et des guerres culturelles, loin des questions de redistribution et des priorités économiques.

Ainsi, l'histoire de la gauche égyptienne est-elle celle d'un développement institutionnel qui a empêché les organisations de gauche indépendantes d'émerger, de se développer et de survivre sur le modèle des Frères musulmans. Les politiques respectives de Nasser et de Sadate ont exclu la possibilité d'une telle évolution. Le premier a fait pression sur les partis communistes indépendants pour qu'ils s'autodissolvent, en cooptant une grande partie de leurs cadres dans l'appareil d'État. C'est ainsi qu'il a pu obtenir des communistes ce que Sadate n'a jamais pu avoir avec les Frères musulmans : le renoncement à leur autonomie. Ainsi, à la veille de l'infitah, la gauche était mal équipée pour reproduire l'expérience de la confrérie en ravivant sa présence politique et organisationnelle.

La divergence des voies empruntées par les courants islamistes et par la gauche a laissé une marque durable sur la configuration de la politique dans les décennies suivantes, en particulier à la veille de la chute de Moubarak en 2011. On ne peut parler de l'incapacité de la gauche à concurrencer les réussites des islamistes sans revenir à ce contexte historique. Il ne s'agit en aucun cas d'un déterminisme structurel ou d'une négligence des fautes et des erreurs commises par la gauche durant la période révolutionnaire. Mais le champ politique hérité des époques autoritaires précédentes a lourdement pesé.

C'est ce contexte historique qui nous permet d'éclairer cette énigme de la gauche égyptienne, cette tension entre deux réalités. La première est, selon la description de Ghali Shoukri, une rue de gauche qui ne peut se représenter qu'à travers une action politique contestataire. L'autre est une sphère politique institutionnelle qui, dans les moments d'ouverture politique, tend à refléter, non pas la rue, mais le champ politique asymétrique que les anciens autocrates avaient construit.

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Traduit de l'anglais par Sarra Grira.


1Athawra Al mudadda fi Masr, Autorité générale égyptienne du livre, 1978 ; ce livre a été traduit en français en 1978 par les éditions Sycomore sous le titre Égypte. La contre-révolution.

2NDLR. Le Consensus de Washington est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques « de bonne gouvernance » telles que définies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Voir Angela Joya, The Roots of Revolt. A Political Economy of Egypt from Nasser to Mubarak, Cambridge University Press, mars 2020.

3Classless Politics. Islamist Movements, the Left, and Authoritarian Legacies in Egypt, Columbia University press, 2022.

4Answering the Call. Popular Islamic Activism in Sadat's Egypt, Oxford University Press, 2014.

5NDLR. Littéralement « l'ouverture », le mot désigne la politique menée par le président Sadate qui rompt avec la politique socialiste de son prédécesseur Nasser, libéralise l'économie et privatise une partie du secteur public.

6NDLR. Al-Tagammo' ou « le Rassemblement », de son nom complet Parti du rassemblement unioniste progressiste national. Il s'agit d'un des principaux partis de la gauche égyptienne, fondé en 1976 après la dissolution de l'Union socialiste arabe. Son fondateur et leader historique est le communiste Khaled Mohieddine, un des officiers libres « rouges » de la révolution du 23 juillet 1952.

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