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Organisme national, l'OPC travaille sur l’articulation entre l’innovation artistique et culturelle, les évolutions de la société et les politiques publiques au niveau territorial

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10.10.2024 à 11:37

Les théâtres universitaires : où les situer dans le paysage culturel ?

Frédérique Cassegrain

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En marge des scènes traditionnelles, les théâtres universitaires jouent un rôle essentiel dans la vie culturelle étudiante, mais aussi en tant que lieux d’expérimentation et d’émergence artistique. Quels sont leurs statuts et modalités de gouvernance ? Parviennent-ils à articuler leurs missions avec les politiques culturelles des universités ? Et quelles voies explorent-ils pour dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes universitaires et culturelles sur leur territoire ?

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Texte intégral (3709 mots)
© Raw Pixel

Les théâtres universitaires (TU) s’inscrivent dans une longue histoire, autour d’un passé particulièrement riche en initiatives et découvertes dans ses rapports aux artistes, aux étudiants, aux publics, avec le développement de projets (festivals, formes et pratiques théâtrales audacieuses), sans oublier qu’ils furent un incroyable vivier de l’émergence artistique Ph. Poirrier, R. Germay (dir.), Le Théâtre universitaire. Pratiques et expériences, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2013. comme en témoignent le Festival mondial du théâtre universitaire à Nancy, créé en 1963 par Jack Lang, ainsi que les parcours d’Ariane Mnouchkine, Jacques Nichet, Jean-Marie Serreau.

Ces théâtres ont longtemps été réputés pour leur place charnière entre l’univers artistique et universitaire, le monde professionnel et les amateurs, en favorisant des lieux de travail, de rencontres et de sociabilité où s’expérimentent d’autres liens et formes artistiques susceptibles de se déployer au-delà des campus.

Pourtant, ils semblent aujourd’hui s’être quelque peu effacés du monde universitaire et du paysage culturel français. Où les situer ? Si « le théâtre universitaire a toujours peu ou prou été le miroir de la place qu’occupe ou que cherche l’université dans la société R. Germay, « Le théâtre universitaire : jeux et enjeu », Coulisses. Revue de théâtre, no 8, été 1993. », quelles sont aujourd’hui ses missions dans une université française de plus en plus autonome ? Parviennent-elles à s’articuler à celles des universités, voire aux politiques culturelles qui leur sont propres ? (Re)poser cette question en 2024, c’est aussi interroger en creux la place de la culture et des humanités dans un système universitaire en grande transformation où l’utilitarisme et l’économisme sont devenus des dogmes structurants Ph. Poirrier, R. Germay (dir.), 2013, op. cit., p. 10.. C’est à ces questionnements que se consacre cet article, en s’appuyant sur le colloque Participaient à ce débat : Nolwenn Bihan (Nantes Université), Lee Fou Messica (université de Metz), Nicolas Dubourg (université de Montpellier) et Emmanuel Ethis (recteur de la région académique Bretagne). organisé lors des journées de recherche des 30 juin et 1er juillet 2022, au TU-Nantes.

Une appellation commune qui occulte une palette de missions et de statuts 

En 1997, Christian Pratoussy Chr. Pratoussy, « Théâtre et université : les effets d’une rencontre. Étude sur les conditions de l’enseignement du théâtre à l’université », thèse de doctorat en sciences de l’éducation, université Lyon 2, 1997. rappelait très justement que « le théâtre universitaire ne se résume peut-être pas qu’à la réunion d’un article, d’un nom et d’un adjectif. Il se pourrait fort bien que le tout soit différent de la somme des parties ». En France comme en Europe, on ne peut, en effet, que constater leur très grande diversité Un réseau international des TU a même cherché à les fédérer avec la Charte de Liège, établie en Belgique en 1994..

Un TU, c’est avant tout « un projet issu du terrain », pour reprendre la formule de Nicolas Dubourg, directeur du théâtre universitaire La Vignette, à l’université Paul-Valéry de Montpellier : « C’est souvent un projet qui a été amorcé par des enseignants, ou des militants de la culture et qui, peu à peu, s’est fait une place dans l’institution universitaire. » Certains entretiennent des relations étroites avec le CROUS Certains TU ont été créés par un CROUS : par exemple à Dijon, le service culturel du CROUS dispose de trois structures culturelles, fédérées autour d’un intérêt commun à agir, proposant des espaces permettant l’émergence créatrice (pour les associations culturelles étudiantes, les étudiants – spectateurs ou acteurs – et les jeunes artistes).. Des associations étudiantes peuvent être très impliquées dans la gouvernance, la gestion et la programmation. Aussi, comme le souligne Nicolas Dubourg, « les missions diffèrent d’un théâtre à l’autre, selon son territoire et son histoire », mais également selon la reconnaissance institutionnelle et les moyens humains ou financiers alloués.

Si, historiquement, chaque TU marque de son empreinte culturelle un territoire, la nature des liens entre le théâtre et l’université varie localement. Son projet, fruit d’un héritage parfois oublié par les responsables universitaires eux-mêmes, évolue, sous l’impulsion de la direction de chaque théâtre.

Aujourd’hui, on peut distinguer trois types de théâtres universitaires, selon leurs statuts et modalités de gouvernance :

  • certains existent grâce à l’engagement associatif d’un collectif d’étudiants appelés à se renouveler (comme à Besançon ou à Dijon), appuyé par les services culturels du CROUS et parfois quelques salariés permanents ;
  • d’autres (la plupart d’entre eux) sont – sur le plan institutionnel – portés par des services communs de l’université ;
  • enfin, quelques TU sont des scènes conventionnées d’intérêt national (comme ceux de Metz, Montpellier et Nantes) dans le cadre d’une convention avec le ministère de la Culture d’une durée de quatre ans, établie sur la base de leur projet Le label « Scène conventionnée d’intérêt national » est attribué à des structures de création et de diffusion du spectacle vivant reconnues par le ministère de la Culture pour la qualité de leurs programmes d’actions artistiques et culturelles. Les scènes conventionnées ont pour objectif « d’identifier et de promouvoir un programme d’actions artistiques et culturelles présentant un intérêt général pour la création artistique et le développement de la participation à la vie culturelle mis en œuvre par des structures et contribuant à l’aménagement et à la diversité artistique et culturelle d’un territoire »..

Entre culture et enseignement supérieur : une articulation ambivalente de leurs missions

Du fait de cette diversité de statuts, l’imbrication (voire la complémentarité) des missions des TU avec la politique culturelle de leur université et les éventuels autres partenaires (ville, département, région, État) présente des configurations différentes. Les orientations et la latitude que chaque théâtre déploie dans son projet et ses missions, supposent d’être analysées au prisme de cette réalité institutionnelle et statutaire mais aussi de son ancrage local.

Situé aux confins des politiques du ministère de la Culture, du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et des collectivités territoriales, chaque TU se doit d’inscrire ses missions dans ce contexte politique complexe, multi-acteurs et multi-niveaux. Hormis les théâtres universitaires conventionnés avec le ministère de la Culture qui disposent d’un cahier des charges, pour les autres, les missions sont celles que les directeurs et directrices de TU inventent en composant avec les interlocuteurs, les équipes et dispositifs universitaires en place. Ainsi, sur certains territoires, les projets des TU et ceux de l’université peuvent se développer de manière parallèle, sans véritable synergie J. Panisset, « Spectacle vivant et université : un lien organique en évolution », L’Observatoire, hors-série no 5, juillet 2014, p. 42-46. et ambition commune. Une situation que les TU conventionnés ont d’ailleurs cherché à faire évoluer par le passé (mais en vain), lorsqu’ils avaient formulé l’hypothèse d’un double conventionnement (Culture et Enseignement) afin de développer des convergences et une articulation de leurs missions au bénéfice réciproque des projets de chaque TU et de la politique culturelle universitaire.

La place du TU dans une université autonome 

En 2007, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) reconnaît à chaque université une autonomie dans la conception et le pilotage de sa politique. Cette réforme pousse les universités à se réorganiser pour mieux affronter la concurrence internationale, avec des incidences fortes sur la mise en œuvre de leur politique culturelle, la gestion de leurs ressources humaines et financières, mais aussi, par ricochet, sur les théâtres universitaires.

Après avoir alerté Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, sur les risques (notamment budgétaires) encourus par la culture à l’université, Emmanuel Ethis (alors, président de l’université d’Avignon) se voit confier, en 2009, la présidence d’une commission (composée d’universitaires, d’artistes et de représentants de la culture) : « Mon intention était d’alerter mes collègues sur l’importance de la culture à l’université… et d’avoir une réflexion de fond. » Après deux années d’observation, il défend la nécessité de préserver des budgets pour garantir l’accès à une très large offre culturelle et permettre à chaque étudiant de pouvoir choisir son université en fonction des projets et équipements culturels proposés (comme cela s’observe dans plusieurs pays).

Parmi les 128 propositions du rapport E. Ethis, De la culture à l’université – 128 propositions, rapport remis le 5 octobre 2010. figurent le soutien à un théâtre universitaire et républicain, la capacité à rémunérer les artistes dans les phases de création, la promotion de la place du théâtre auprès des étudiants comme de l’ensemble du personnel universitaire (enseignants-chercheurs, personnel administratif). Si la problématique des théâtres universitaires figurait dans les propositions de ce rapport, il appartenait ensuite à chaque présidence d’université de s’en saisir. Comme le souligne Emmanuel Ethis, « il faut qu’il y ait un sens à l’existence d’un théâtre universitaire… Il faut imaginer qui est son public réel. Est-ce un théâtre dans une université ? […] Est-ce que l’on y fait venir d’autres publics et, si oui, pourquoi ? À quelles fins ? ».

(Ré)interroger leurs missions et leur place dans la politique culturelle universitaire constitue l’étape préalable pour une présidence (trop souvent) assaillie par d’autres priorités.

De cette réflexion naîtra l’élaboration, en 2013, d’une convention-cadre « Université, lieu de culture », entre les deux ministères concernés et la conférence des présidents d’université. « La politique culturelle universitaire s’inscrit dans les missions assignées par la loi aux universités [code de l’éducation, article L.123-6] et concourt à la politique de développement culturel territorial mise en œuvre par le ministère de la Culture et de la Communication en partenariat avec les collectivités territoriales. »

Du fait de leur implantation sur les campus, les TU sont donc appelés à jouer un rôle majeur. (Ré)interroger leurs missions et leur place dans la politique culturelle universitaire constitue l’étape préalable pour une présidence (trop souvent) assaillie par d’autres priorités scientifiques, éducatives, managériales, financières et démunie face à des problématiques culturelles mouvantes. Rappelons qu’à l’époque de la réalisation du rapport, les constats étaient sévères : une enquête réalisée à l’université d’Avignon montrait qu’un étudiant n’avait que 5 euros à dépenser par mois pour la culture. Quant aux pratiques artistiques et culturelles, elles ne concernaient que 12 à 30 % des étudiants.

Le comité national de pilotage de la convention définit alors sept indicateurs annuels pour évaluer la place de la culture au sein de chaque université : 1) nombre d’universités ayant un service culturel ; 2) nombre d’actions culturelles ; 3) nombre d’ateliers et de résidences d’artistes mis en place sur le campus ; 4) nombre et typologie des spectateurs ayant assisté à un événement culturel ; 5) nombre de conventions de partenariats signées avec les institutions culturelles de proximité ; 6) pourcentage d’étudiants participant aux activités culturelles ; 7) nombre d’unités d’enseignement libres (ou d’ouverture) consacrées à la culture dans les universités.

Si ces critères donnent des indications, ils ne traduisent que grossièrement la réalité des projets menés par les universités en matière de culture et surtout ils interrogent la position et la responsabilité des TU dans la définition, le déploiement de la politique culturelle universitaire, et leur rôle dans les processus mis en œuvre autour d’actions artistiques et culturelles transdisciplinaires.

Entre cette convention-cadre et une vision idéaliste de l’université, en tant que lieu d’émancipation et de transformation de la société, quelle place réussissent à se frayer voire à conquérir aujourd’hui les théâtres universitaires ?

Des TU qui se réinventent, en conjuguant création artistique, action culturelle et recherche

Dans ce paysage universitaire en refondation, les TU explorent des voies pour dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes universitaires et culturelles sur leur territoire, à commencer par les modalités d’interaction avec l’équipe présidentielle, tant sur les volets de la formation, de la production de connaissances (via la recherche), que sur l’engagement dans la société (avec la diffusion de la culture humaniste et de la culture scientifique et technique). Conscients de leurs nouvelles responsabilités, soucieux d’impulser un autre sens à l’action artistique et culturelle sur les campus, mais également dans la cité, les responsables des TU veillent à ce que le théâtre ne soit pas réduit à un simple lieu – outil d’attractivité universitaire, voire de marketing territorial – auquel on les assimile N. Schieb-Bienfait, avec P. Boivineau, A.-L. Saives, B. Sergot, « Lieuifer le théâtre : le cas du TU-Nantes », dans A. Hertzog, E. Auclair (dir.), L’Empreinte des lieux culturels sur les territoires, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2023. quelquefois.

La dimension « lieuitaire » des TU, leur reconnaissance Cf. les travaux menés par le collectif de recherche PACE (Publics-Artistes-Créations-Expériences) en partenariat avec le TU de Nantes et la MSH Ange Guépin. comme espaces de recherche et d’innovation qui osent des choses sur des terrains où on ne les attend pas, est cependant loin d’être acquise. Face aux difficultés actuelles du monde universitaire, ils sont confrontés à des contradictions et tensions parfois difficiles à surmonter. Entre logique de service public et privatisation, conflits de temporalité, arbitrages budgétaires, les responsables universitaires questionnent souvent les directeurs et directrices de TU sur le sens de leur action : à quoi bon un TU ? Pourquoi le financer ? Comment garantir une indépendance artistique ? Véritables caisses de résonance des problèmes socioculturels, économiques et des préoccupations qui animent le milieu étudiant, le monde universitaire et la société en général, les TU cherchent comment se dégager de ces contradictions, voire de ces controverses.

Aussi bien à Nantes qu’à Montpellier, la dimension de la recherche, très structurante dans les missions universitaires, n’a pas échappé aux responsables de ces TU, dans la conception de leurs projets respectifs. Engager des expérimentations avec des chercheurs est notamment un enjeu majeur, ainsi que l’évoque Nicolas Dubourg : « Le théâtre universitaire peut être cet espace qui permet à la création artistique de se développer dans cet esprit d’indépendance et d’éthique propre à la recherche publique. » À Montpellier, « le projet de La Vignette concerne l’ensemble des disciplines », par exemple en travaillant avec le master d’études culturelles sur les questions postcoloniales. Il a notamment répondu à un PIA (programme d’investissement d’avenir), en lien avec le conseil scientifique, portant sur les relations entre arts et création dans de nombreux domaines (philosophie, géographie, sociologie…).

À Nantes, le TU a mis en place un « laboratoire éphémère » dans une salle dédiée, pour une réflexion partagée entre artistes, enseignants-chercheurs et groupes d’étudiants sur la recherche artistique, s’interrogeant sur l’amont de toute production : de quoi est constituée la création ? Quelle est sa temporalité ? De quoi un artiste a-t-il besoin pour créer ? Par ailleurs, le TU est impliqué dans des rencontres entre artistes et chercheurs. « L’objectif est qu’ils et elles s’ouvrent, autour d’objets communs, à de nouveaux récits et imaginaires. Ce qui nous intéresse, c’est de favoriser l’essai, l’expérimentation – puisque c’est une dimension fondamentale de la recherche universitaire et de la création artistique », ajoute Nolwenn Bihan. Le TU intègre aussi des questions artistiques dans des programmes de recherche (par exemple le projet scientifique MIMI Le projet de recherche MIMI, piloté par l’IFREMER, a pour partenaires l’université de Nantes, le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, l’Institut universitaire Mer et Littoral et le TU-Nantes. Chercheurs et artistes participent d’une même équipe. sur les imaginaires de la mer). Cette mission ne pouvant s’adosser à une formation spécifique en arts du spectacle, car il n’en existe pas à l’université de Nantes, « cela oblige à inventer d’autres chemins avec (et au sein de) Nantes Université, au-delà des disciplines artistiques, à partir d’enjeux transversaux et sociétaux ».

À travers cette logique transdisciplinaire, les questions se formulent de manière différente, inspirant de nouveaux protocoles à la fois dans les pratiques artistiques et l’éducation culturelle (notamment avec la création de « conversations partagées », où artistes du spectacle vivant et enseignants-chercheurs en géographie, histoire et anthropologie travaillent ensemble, par exemple, sur la question du rapport entre l’homme et l’animal).

À l’heure où les chercheurs s’interrogent sur les formes de l’écriture en sciences humaines et sociales, encore très codifiées et dominées par les normes de l’édition scientifique et les formats académiques traditionnels, ces expérimentations entre TU et chercheurs ouvrent des perspectives pour imaginer des formes renouvelées par les pratiques artistiques. Pour Nolwenn Bihan, c’est aussi un défi, en tant que responsable d’un TU : « cette manière de travailler est co-évolutive : elle produit une influence tant sur les artistes que sur les chercheurs. Il y a réellement un double enjeu à ce que cela se multiplie dans notre projet ».

En se frayant des voies de dialogue et de coconstruction avec leurs universités, les TU démontrent leur capacité à s’affirmer à leurs côtés comme des opérateurs singuliers dans la vie artistique et culturelle locale, nationale, voire internationale. Leur implication dans la conception et mise en œuvre d’une politique artistique et culturelle à l’échelle du campus et du territoire demeure un sujet encore trop délaissé par les diverses parties prenantes (politiques et universitaires). Les universités et les acteurs publics sauront-ils relever ce défi, alors que des TU sont plus que jamais des espaces vivants et actifs, moteurs du bien commun Fr. Flahault, Où est passé le bien commun ?, Paris, Fayard, 2011., autour de l’émergence artistique, du partage des pratiques, de la recherche, de la mise en débat au service de l’éducation artistique et culturelle ?

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03.10.2024 à 12:07

Coconstruire les politiques publiques : pourquoi et comment ?

Frédérique Cassegrain

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La coconstruction des politiques publiques est devenue le leitmotiv de nombreux débats, notamment en matière de politiques culturelles. Mais que recouvre exactement ce mot ? Quelles sont les tensions et problématiques suscitées par ce mode d’action politique encore expérimental ? Ces questions étaient au cœur d’une table ronde consacrée à ce thème lors de la dernière édition de POP MIND organisée à l’initiative de l’UFISC et du CRID à Rennes du 13 au 15 mai 2024.

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Texte intégral (3802 mots)
Dessin : un professeur pose une question « facile » sur les politiques publiques.

Sous-titrées « Culture et solidarité : l’urgence d’agir en commun ! », les rencontres POP MIND visent à rassembler les énergies du monde culturel, de l’éducation populaire, de l’ESS, du secteur associatif et de la solidarité internationale en proposant des temps de réflexion prospective et participatifs. Parmi les nombreuses activités de l’édition 2024 : une table ronde et un atelier sur la coconstruction animés par Luc de Larminat (codirecteur de l’association Opale, membre du Mouvement pour l’économie solidaire) et Alice-Anne Jeandel (responsable de l’animation des communautés professionnelles à l’Observatoire des politiques culturelles), avec la participation du socio-économiste Laurent Fraisse Membre associé au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE). pour le volet théorique, ainsi que de Guillaume Robic, élu à la communauté de communes Kreiz Breizh et maire de Rostrenen, et Rozenn Andro, élue à la vie associative de Rennes, pour la mise en œuvre pratique des démarches. L’objectif était d’aller au-delà de la théorie et des mots en donnant des exemples concrets, en l’occurrence locaux, à Rennes et dans les Côtes-d’Armor.

Ce qu’est la coconstruction, ce qu’elle n’est pas

Qu’est-ce que la coconstruction ? Invités à répondre à cette question, les participants de la table ronde ont évoqué plusieurs éléments : coopération, dialogue et temps long, diagnostic partagé, inclusion, relation de confiance, méthode commune, croisements des enjeux de politique publique et d’intérêt général, reconnaissance des expertises citoyennes… Autant de mots que l’on retrouve dans les recherches-actions menées actuellement par des acteurs de l’ESS et du monde associatif, telle ESCAPE ESCAPE (Économie solidaire, co-construction, action publique émergente), recherche-action soutenue par le dispositif de recherche participative de l’ANR, basée sur un comité de pilotage (constitué de réseaux, chercheurs et collectivités), des études de cas (monographies) et des temps forts de rencontres et de débats nationaux avec une mise en perspective internationale., conduite entre autres avec l’UFISC, le Collectif des associations citoyennes et le Mouvement pour l’économie solidaire, note Laurent Fraisse. ESCAPE est un projet qui prolonge une étude dont il a rédigé le rapport, « La Coconstruction de l’action publique : définition, enjeux, discours et pratiques Rapport rédigé en 2018, avec la participation de l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (UFISC), le Collectif des associations citoyennes (CAC), le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES), le Réseau national des Maison des associations (RNMA) et le Mouvement associatif (LMA). Voir aussi les Repères du RTES (réseau des collectivités pour l’ESS) sur la coconstruction :https://www.rtes.fr/system/files/inline-files/Reperes_Coconstruction_2019_2.pdf ».

Il y propose une définition de la coconstruction : « Un processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs à l’élaboration, à la mise en œuvre, au suivi et à l’évaluation de l’action publique. » L’idée est que les associations et les citoyens – et pas seulement les élus et les fonctionnaires – puissent participer à l’élaboration du bien commun, de l’intérêt général.

Un horizon souhaité, ponctué d’un certain nombre d’expériences, toutefois minoritaires, souligne Laurent Fraisse, qui complète cette définition en précisant ce que la coconstruction n’est pas :

  • Elle s’oppose au décisionnisme lorsque les pouvoirs publics ne prennent pas, ou peu en compte, la société civile organisée, comme dans le système présidentiel à la française.
  • Elle diffère aussi du technocratisme quand la fabrique de l’action publique se fait au sein de l’administration avec l’aide de cabinets de conseil.
  • Elle ne se confond pas avec des interactions informelles et les relations clientélistes entre acteurs de la société civile, élus ou techniciens : c’est un processus public où les participants se posent en garants de l’intérêt général « et non une démarche de lobbying ! » insiste Laurent Fraisse.
  • « Et, conclut-il, elle se distingue aussi de la nouvelle gestion publique (new public management)qui use de la commande publique comme mode de relations avec des acteurs davantage considérés comme des prestataires que comme des partenaires. »

Une nébuleuse de « mots en co »

Laurent Fraisse expose aussi les nuances qui existent entre « les mots en co », si récurrents. « La coconstruction, explique-t-il, se différencie de la consultation. Il existe beaucoup d’instances consultatives qui se basent sur le recueil d’avis d’habitants et de citoyens, dont les pouvoirs publics tiennent plus ou moins compte. La coconstruction, elle, demande que les acteurs soient comptables et copilotes des actions, jusqu’à l’élaboration d’une feuille de route. Quant à la coopération, elle concerne plutôt des projets, alors que la coconstruction s’attelle à l’action publique. »

En revanche, ajoute-t-il, la coopération entre acteurs favorise la coconstruction : on le voit par exemple avec les SOLIMA Schémas d’orientation et de développement des musiques actuelles. Il s’agit d’une démarche de concertation et coconstruction entre acteurs, collectivités territoriales et État pour développer les politiques actuelles à l’échelle de territoires régionaux, départementaux ou d’une agglomération. Cette méthode, initiée dès 2004 par la Fédélima, a été reprise par d’autres disciplines artistiques : il existe par exemple les SODAVI pour les arts visuels et les SODAREP pour les arts de la rue et de l’espace public.. En retour, le processus génère l’apparition d’un interlocuteur collectif qui produit de l’interconnaissance.

Jusqu’où peut aller la coconstruction des politiques publiques ? Laurent Fraisse pointe deux limites : elle n’est pas synonyme de codécision, ni de cogestion de l’argent public. « C’est ce qui est intéressant, conclut-il. Il existe un possible écart entre ce qui a été coconstruit, et ce qui va être voté par une instance représentative d’élus. Si la coconstruction a été bien menée, l’écart est faible. Le dernier aspect, c’est la cogestion, qui fait partie de l’imaginaire possible entre pouvoirs publics et associations de l’éducation populaire, où l’on discute vraiment des conditions financières et matérielles de l’activité associative. Mais aborder la question budgétaire demeure difficile, car celle-ci reste considérée comme une prérogative des pouvoirs publics. »

Personnes autour d'une table ronde lors d'un atelier Popmind en 2024.
POPMIND 2024, L’Antipode, Rennes ©Alice-Anne Jeandel

Le Kreiz Breizh : la coconstruction comme nécessité bienvenue

Guillaume Robic qualifie le Kreiz Breizh de « Petit Poucet » des démarches de coconstruction : le territoire a usé de tous les termes précédemment cités – consultation populaire, coopération… – pour travailler à son développement depuis une trentaine d’années.

Le contexte s’y prête. Le Kreiz Breizh (« centre Bretagne ») est une communauté de communes des Côtes-d’Armor, seul territoire breton qualifié d’hyper-rural, à équidistance des grands pôles urbains et présentant certaines fragilités structurelles (accessibilité, mobilités, caractéristiques socio-économiques). Il compte 23 communes pour 18 710 habitants et bénéficie d’une trajectoire démographique récente positive après plus d’une décennie de déprise constante. « C’est une communauté de communes au mode de développement original et forcément décentralisé, parce qu’il n’y a pas de ville-centre surdimensionnée : on n’a pas le choix, précise Guillaume Robic. Les politiques publiques s’y sont développées grâce à l’implication populaire. La coconstruction se fait avec une communauté citoyenne très investie, et un tissu associatif très dense et vivant. »

Le Kreiz Breizh s’est doté de la compétence culturelle et sa politique reflète cette dimension de coconstruction. La mise en œuvre n’est jamais portée exclusivement par la communauté de communes et ne se déploie pas au travers d’équipements culturels communautaires, mais par l’accompagnement des acteurs associatifs. Un pacte de développement culturel a été élaboré autour de plusieurs enjeux prioritaires : EAC, droits culturels, soutien à la coopération et à la mutualisation des associations, appui à l’ingénierie communautaire.

Quels résultats pour l’intérêt général ? Guillaume Robic donne l’exemple de l’école de musique, restée associative, qui a débuté avec une dizaine d’adhérents et en compte aujourd’hui plus de 650, soit un pourcentage de la population supérieur à celui d’un conservatoire urbain. « Cette politique, ajoute-t-il, évite deux écueils : celui du centralisme et celui de la récupération des initiatives associatives par les collectivités en régie ou en direct. »

Une récolte du sensible

Dans le cadre du pacte de développement culturel du territoire, impulsé par l’État, le Département et la Région (sur des territoires majoritairement ruraux), la communauté de communes a lancé une consultation intitulée « Les portraits du Kreiz Breizh », afin de nourrir les politiques publiques, associatives et culturelles dans les cinq à dix ans à venir.

« Nous nous sommes efforcés d’aller vers la population, dans ce que l’on préfère nommer “grande récolte” plutôt qu’“enquête” ou “consultation”, explique Guillaume Robic. Il s’agit de s’ouvrir plus largement à la vie quotidienne des gens. Nous ne leur demandons pas “que pourrait-on faire mieux et autrement ?”, mais “dites-nous ce qui vous préoccupe quand vous vous levez le matin et on essaiera de construire ensemble les réponses”. » Le prisme n’est pas celui des pratiques artistiques, mais celui de la vie intime ou quotidienne et des liens au territoire. Cette démarche est inspirée du référentiel des droits culturels, tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration de Fribourg.

Les modes d’enquête et de prise de contact se distinguent aussi fortement des classiques « diagnostics territoriaux » : pas de questionnaire, mais d’autres façons d’entrer en relation, notamment celles proposées par la compagnie OCUS qui a imaginé des dispositifs pour récolter la parole les gens, dont un bar itinérant. Le collectage a également été pensé de pair à pair : la communauté de communes a outillé les habitants, par exemple avec un jeu de cartes proposant des questions ouvertes, pour les laisser aller à la rencontre les uns des autres.

In fine, cette enquête permet de dresser une carte sensible qui, précise Guillaume Robic, a révélé de vraies disparités territoriales mais aussi des lignes communes à l’échelle d’une communauté très rurale. Elle pose une série de questionnements auxquels les politiques publiques doivent désormais s’attacher à répondre dans les années à venir.

Rennes : le choix de la coresponsabilité autour de chartes d’engagement

La Ville de Rennes est héritière d’une longue tradition associative. Avant même l’arrivée d’Edmond Hervé Maire socialiste de Rennes de 1977 à 2008. à la tête de la municipalité, les équipements de quartier étaient en gestion associative, explique Rozenn Andro, adjointe déléguée à la vie associative à Rennes, en préambule de son intervention sur les deux chartes d’engagements réciproques et de cohésion sociale qui régissent les relations entre Ville et associations. « Rennes est fortement imprégnée de cette philosophie politique sur l’action associative et l’action politique en direction des habitants Pour aller plus loin sur la politique culturelle rennaise caractérisée par une culture du dialogue, de la coopération et de l’expérimentation, voir l’article paru dans la revue L’Observatoire, no 59, printemps 2022., commente-t-elle. Elle ne compte pas moins de 7 000 associations. »

En 2020, c’est ce monde associatif rennais qui s’est adressé à la municipalité pour lui demander de réécrire la charte des engagements réciproques en place depuis 2006 et qui régit l’aide aux associations, en raison de nouveaux défis : la transition écologique, la crise démocratique et la volonté de passer du mythe d’une société égalitaire à l’égalité réelle.

Personnes sur une scène répondant à un auditoire lors d'un atelier Popmind 2024.
POPMIND 2024, L’Antipode, Rennes ©Lucile Rivera-Bailacq

165 associations ont participé aux ateliers menés pour la réécriture de cette charte. Parallèlement, la Ville a mis en place des chantiers dans les douze quartiers rennais en vue d’élaborer des « chartes de la cohésion sociale », basées sur les besoins sociaux et éducatifs de chacun d’entre eux, à partir des portraits de quartier réalisés avec les associations gestionnaires d’équipements de proximité. Construites autour de 132 engagements et sept grands principes – dont celui du respect de la liberté d’expression et des libertés associatives –, les chartes de la cohésion sociale se traduisent par des plans d’action que les associations mettent en place dans les douze quartiers. Deux d’entre eux expérimentent même la cogestion, en disposant d’enveloppes mutualisées.

« L’idée est que les chartes soient vivantes et en interpellation permanente, souligne Rozenn Andro, il s’agit pour la Ville d’un enjeu démocratique : défendre l’accès de tous à la parole publique et avoir la conviction que les associations sont la première porte d’entrée vers l’intérêt général. »

Les freins et limites à la coconstruction

Les différents exposés ont suscité nombre d’interrogations chez les participants. La première est liée au bon vouloir des élus quant au partage de la conception, voire de la décision. Pourtant, répond en substance Rozenn Andro, « un homme ou une femme politique ne peut plus aujourd’hui se placer dans la position du sachant. On voit ce qu’on a à perdre en refusant la coconstruction, qui est un impératif démocratique, une résistance à des forces hostiles basées sur la concentration des pouvoirs ».

Guillaume Robic met en lumière une dimension fondamentale dans ces démarches auxquelles les habitants sont très réceptifs : celle de l’humilité face à des objectifs difficiles. Laisser les clefs, c’est aussi ne pas s’engager au-delà de ce qu’on est capable de faire.

« Le dessaisissement des collectivités par rapport aux compétences qu’elles ont prises est indispensable si on ne veut pas “aller dans le mur” démocratique, ajoute-t-il. Sur notre territoire, avant de s’interroger sur ce qu’on pourrait mettre en place comme politiques publiques, on se demande déjà qui fait quelque chose. Ça ne s’applique pas qu’à la culture : l’abattoir est géré par une association de paysannes et paysans. On ne considère pas les associations comme destinataires de nos volontés et de nos enjeux, nous sommes en dialogue avec elles pour savoir où l’on va. » D’où le choix, au niveau local, de privilégier le conventionnement au long cours plutôt que l’appel à projets, procédure actuellement prisée des collectivités mais fortement critiquée par le secteur associatif.

Plusieurs participants s’interrogent sur la capacité des associations à s’engager dans ces démarches de coconstruction, pour ce qui est des moyens matériels et humains : « N’y a-t-il pas le risque de marginaliser les plus petites et sous-dotées d’entre elles ? »« Là, répond Rozenn Andro, c’est précisément la coopération et l’interconnaissance qui leur permettent de se faire reconnaître. » La Ville de Rennes a déconcentré sa Direction de la vie associative, jeunesse et égalité dans les quartiers pour être justement en contact direct avec les structures de la société civile qui y travaillent.

En conclusion, Laurent Fraisse rappelle quelques principes, dont la liberté pour une association de ne pas participer à une démarche de ce type. Même si la coconstruction ne saurait se réduire à « une politique de chartes », la charte des engagements réciproques instaure un cadre de confiance à l’opposé de la défiance suscitée par l’obligation de signer le contrat d’engagement républicain vivement critiqué par le mouvement associatif Laurent Fraisse a réalisé une étude pour le Réseau national des Maisons des associations en 2023 sur la coconstruction de la politique de la vie associative de la Ville de Rennes : https://www.rnma.fr/ressources/co-construire-la-politique-de-la-vie-associative-de-la-ville-de-rennes.

Il constate enfin que toute démarche de coconstruction pose la question de « qui coconstruit ? » : « Le risque étant que les petites associations comme les citoyens ne soient représentés que par les têtes de réseau, ce qui conforterait un certain élitisme. » L’exemple des SOLIMA montre à l’inverse que la coopération permet l’expression d’une multiplicité de voix.

Enfin, il souligne le risque que les politiques de coconstruction ne se cantonnent qu’à des secteurs plutôt émergents ou faiblement dotés qui disposent de peu de cadres de référence. L’enjeu est de savoir si ces démarches peuvent aussi irriguer l’ensemble des politiques publiques et faire bouger les lignes des secteurs de droit commun très réglementés.

La 6e édition de POP MIND s’est tenue à Rennes les 13, 14 et 15 mai 2024. Les rencontres ont été organisées conjointement par l’UFISC et le CRID, collectifs réunissant à eux deux une cinquantaine de structures partenaires avec lesquelles l’évènement a été coconstruit.

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26.09.2024 à 12:56

Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction

Frédérique Cassegrain

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Critiqué pour son entre-soi, le théâtre public est en proie à une contradiction. Alors qu’il a fondé sa légitimité de service public sur sa vocation sociale ou civique, il s’est progressivement éloigné du populaire. Fatalité ou processus ? La lecture socio-historique proposée par Marjorie Glas permet de retracer la place prise par ce « recours au peuple » dans les politiques de la culture, de sa version militante jusqu’à ses trébuchements.

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Texte intégral (5243 mots)
Une femme et un homme assis côte à côte dans un théâtre vide et regardant chacun dans une direction opposée.
© Isis Petroni, Pexels

[Article paru dans le dernier numéro de l’Observatoire no 62, juillet 2024]

La ministre de la Culture, Rachida Dati, a, dès sa nomination, appelé à bâtir une « nouvelle culture populaire », disqualifiant à mi-mot la politique culturelle menée ces dernières décennies, renvoyée à son caractère élitiste. Au-delà des enjeux politiques et électoraux qui sous-tendent cette exhortation à un retour au peuple, elle gagne à être analysée dans une perspective socio-historique, dans la mesure où l’appel à une relation privilégiée aux classes populaires remonte à la création même des politiques publiques de la culture en France.

Plusieurs travaux montrent en effet que l’intervention publique en matière culturelle a été en partie fondée sur le rôle social ou civique que la culture pouvait jouer auprès de la population. Les spécialistes de droit public font remonter la constitution de la culture comme service public à l’entre-deux-guerres, période pendant laquelle s’affirme progressivement le soutien à la liberté artistique et aux enjeux éducatifs de l’art – missions que le secteur privé seul ne pourrait pas assurer L’artiste, l’administrateur et le juge. L’invention du service public culturel. Le rôle du Conseil d’État, Actes du colloque des 26 et 27 novembre 2021, Conseil d’État et Comédie-Française, La Rumeur libre éditions, 2023..

Vincent Dubois a montré, de son côté, que la légitimité même de la politique culturelle repose, dès la IVe République, sur le rôle éducatif de la culture V. Dubois, Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.. La France n’est pas le seul pays européen à avoir forgé sa politique culturelle sur un socle social. En Allemagne également, on a fait du théâtre un outil de l’action publique et de l’État providence dès le XVIIIe siècle. Si le fondement social d’un soutien à la culture est commun aux deux pays, « chacun [d’entre eux a ensuite] défini un type de culture pour laquelle une intervention était appropriée (culture populaire, légitime ou encore subversive) V. Dubois, P. Laborier, « The “social” in the institutionalisation of local cultural policies in France and Germany », International Journal of Cultural Policy, vol. 9, no 2, 2003, p. 195-206. ».

Si le recours au peuple n’a cessé d’être revendiqué tout au long des sept dernières décennies, une analyse socio-historique plus fine laisse apparaître un éloignement, voire un abandon progressif des classes populaires.

Le champ politique a certes joué un rôle fondamental dans la constitution d’une culture à vocation sociale ou civique, néanmoins ce mouvement a été initialement porté par les acteurs culturels eux-mêmes et spécifiquement par ceux qui se réclamaient d’un théâtre populaire après-guerre. C’est le cas des troupes qui essaiment sur le territoire français et rattachent leur action à l’histoire, déjà bien ancrée, d’un théâtre à vocation sociale, allant du théâtre politique de Romain Rolland qui voyait dans celui-ci un outil d’instruction de la classe ouvrière, aux expériences d’éducation populaire menées par les mouvements catholiques ou communistes pendant l’entre-deux- guerres. Ces troupes dites « de la décentralisation dramatique » fondent alors leur démarche sur deux éléments centraux : la qualité artistique de leur travail (répertoire, jeu) et leur capacité à toucher un public large et populaire. Ce sont ces deux piliers qui ont été repris par les agents du secrétariat d’État aux Beaux-Arts dès 1947, puis du ministère des Affaires culturelles en 1959, pour créer un service public du théâtre.

C’est peu dire donc que la question du public est un enjeu central de légitimation, tant pour les acteurs du théâtre public que pour le champ politique. Pourtant, si le recours au peuple n’a cessé d’être revendiqué tout au long des sept dernières décennies, une analyse socio-historique plus fine laisse apparaître un éloignement, voire un abandon progressif des classes populaires. Cette contradiction est le fruit d’une histoire longue, relevant tout à la fois de l’institutionnalisation du secteur et de la transformation de la société dans son ensemble.

La constitution socio-historique des enjeux liés au public dans le théâtre public

Dans l’immédiat après-guerre, des troupes prennent ancrage en province et portent l’idéal d’un théâtre populaire, convergence entre les préceptes du théâtre d’art inspiré de l’avant-garde de la rive gauche parisienne et les principes de l’éducation populaire. Cette alliance prend corps dans le profil même des animateurs qui dirigent ces troupes. Beaucoup sont des comédiens parisiens aguerris, connaisseurs du répertoire classique et revendiquant un théâtre exigeant, distinct du théâtre de boulevard. Ils ont tous également à leur actif une solide expérience des tournées en province, qu’ils ont vécue sous l’égide de Léon Chancerel (Comédiens routiers) ou de Jacques Copeau (Copiaus). Ainsi outillés, ils inscrivent cette articulation entre exigence esthétique et recherche des publics dans des pratiques qui, bien qu’ajustées au territoire qu’ils sillonnent, utilisent un référentiel commun à toutes les troupes de la décentralisation dramatique. Sont privilégiés un répertoire majoritairement classique et quelques auteurs contemporains habituellement joués, pour la plupart, dans les théâtres proches du Cartel des quatre (Louis Jouvet, Charles Dullin, Gaston Baty et Georges Pitoëff) à Paris. Les pièces sont présentées dans des salles des fêtes ou de patronage ; cette itinérance impose un travail constant pour amener le public. Des relais locaux – issus du monde de l’éducation populaire, de l’éducation nationale, des réseaux associatifs – assurent aux troupes un ancrage solide auprès de la population. Le public est alors au centre des discours et des pratiques de ces animateurs. S’ils se réfèrent aux expériences rurales de Chancerel et Copeau en matière de politique en direction des publics, la seconde référence structurante est celle du Théâtre national populaire de Jean Vilar. Premier à instaurer un système de correspondants dans les milieux scolaires, associatifs ou militants, il met en place également toute une série d’outils dont l’objectif est d’élargir ou de renouveler le public : politique tarifaire, édition de livrets explicatifs, développement des associations des Amis du théâtre populaire sont autant d’éléments qui forgent ce référentiel commun aux troupes du théâtre populaire.

Le secrétariat d’État aux Beaux-Arts va accompagner et encourager la diffusion de ce modèle par l’attribution de subventions, mais également du label de Centre dramatique national. Cette intervention publique inédite en matière théâtrale s’appuie sur la capacité de ces troupes à articuler travail de création et élargissement des publics en province. Les notes d’inspection, visibles dans les archives du secrétariat d’État aux Beaux-Arts, éclairent bien cet aspect et montrent même que l’enjeu du public supplante parfois celui de la création. Ainsi, Pierre-Aimé Touchard (inspecteur principal des spectacles à la direction générale des Arts et Lettres, chargé de la décentralisation dramatique et des jeunes compagnies) indique-t-il, dans un rapport consacré à Jean Guichard, que si la qualité des spectacles n’est pas tout à fait celle attendue, la capacité de la troupe à mobiliser et fidéliser un public justifie à elle seule le soutien financier de l’État. Et d’ajouter que l’envoi de comédiens parisiens pourrait être une manière supplémentaire de les professionnaliser. Au-delà de l’anecdote, ce rapport montre bien à quel point l’enjeu du public est central. 

Si la recherche de public fonde l’action de ces troupes, l’objectif de la démarche ne fait pas consensus parmi les acteurs théâtraux de l’époque. Les pionniers de la décentralisation dramatique envisagent, pour la majorité d’entre eux, et dans l’héritage catholique de Léon Chancerel et de Jacques Copeau, le théâtre comme un « moyen de communion entre les hommes Citation issue du journal de Léon Chancerel, 26 janvier 1921 (cité par H. Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Lausanne, Éditions de L’Aire, 1984, p. 416. ». Dans cette perspective, le public visé est la communauté nationale tout entière, sans distinction d’origine sociale ou de provenance géographique, et le théâtre est destiné à réunir la population dans son ensemble, sans distinction sociale, dans un contexte de reconstruction du pays. La vocation sociale et morale de ce théâtre unificateur est alors soutenue par la revue Théâtre populaire, créée en 1953 et qui contribue à diffuser ce modèle d’intervention.

L’introduction du théâtre de Brecht en France, à partir du milieu des années 1950, va susciter des débats entre les tenants de la décentralisation dramatique quant au rôle social que le théâtre doit jouer. Bien que la question de l’élargissement des publics au-delà du petit cercle des spécialistes reste centrale, les enjeux du théâtre populaire ne font plus consensus. Brecht défend en effet un théâtre dont l’aspiration politique, plus assumée, suggère de s’adresser en priorité à la classe ouvrière, dans un contexte de lutte des classes. Le travail auprès des ouvriers vise à leur émancipation. Les animateurs de troupe, historiquement proches du parti communiste, s’en emparent et développent une pratique en direction des publics qui se différencie du modèle vilarien. La revue Théâtre populaire effectue alors un tournant éditorial qui accompagne ce mouvement. Implantées dans le cœur industriel des banlieues des grandes villes, ces troupes travaillent en lien étroit avec les réseaux syndicaux et expérimentent diverses modalités de médiation permettant de toucher le potentiel public ouvrier (spectacles en langue étrangère, constitution de troupes amateures, pièces jouées dans les usines, etc.).

L’objectif social et politique de ces modèles parallèles varie, mais tous deux s’appuient de manière équilibrée sur les deux piliers fondateurs du théâtre public que sont la création artistique et la recherche de publics. L’enjeu du public reste un moteur de consécration fondamental pour les chefs de troupe, tant parce qu’il est constitutif des valeurs propres à l’espace du théâtre public que parce qu’il est un critère primordial de financement par l’État.

Les années 1970 ou l’abstraction du public

La création du ministère des Affaires culturelles en 1959 est réputée avoir coupé le secteur de la création de celui de l’animation, c’est-à-dire de la relation avec les publics. André Malraux procède, dès sa nomination, d’une part à l’exclusion de l’éducation populaire du champ de son ministère (renvoyée à la jeunesse et aux sports) et, d’autre part, à la séparation des missions de création et d’animation, chacune relevant respectivement des centres dramatiques (dirigés par des artistes) et des maisons de la culture (dirigées par des animateurs). Pour autant, des pratiques hybrides, mêlant amateurs et professionnels, art et éducation populaire, création et animation, continuent d’exister au sein des établissements nouvellement labellisés. Les directeurs, eux-mêmes issus de la mouvance du théâtre populaire, n’envisagent pas leur métier autrement qu’en convoquant tout à la fois exigence artistique et relation avec le public.

Les directions de ces établissements priorisent le repérage de jeunes talents de l’avant-garde et délèguent progressivement la recherche de publics à des emplois subalternes.

L’avant-garde du théâtre, dont la formation universitaire est plus orientée sur les enjeux esthétiques, revendique aussi une proximité avec le travail d’animation. Cela s’explique notamment par leur forte politisation. Ainsi en est-il de Patrice Chéreau ou de Jean-Pierre Vincent, pour les plus emblématiques d’entre eux, qui, tout au long des années 1960, portent l’idéal d’un théâtre politique, influencé par leurs engagements proches des mouvements maoïstes. Cette intrication entre pratique théâtrale et politisation aboutit, en Mai 68, aux revendications de la fraction la plus jeune et la plus radicale du champ théâtral public en faveur d’un théâtre de subversion, élargissant encore davantage son public et œuvrant dans une optique révolutionnaire. L’après-Mai 68 voit ainsi fleurir des initiatives nombreuses auprès du monde ouvrier en particulier. Pièces dans les usines, travail étroit avec les comités d’entreprise, politisation du répertoire et créations collectives sont autant de façons de rapprocher le théâtre du peuple et d’en faire un outil d’émancipation de la classe ouvrière.

C’est paradoxalement dans la foulée de ces années d’intense politisation que la scission entre création et animation, amorcée au sein du ministère, va réellement prendre corps. Le processus, qui aboutira à un rapport au public plus abstrait, correspond à la conjonction de plusieurs facteurs, relevant tout à la fois de la multiplication des intermédiaires, de la technicisation des enjeux liés au public et de la transformation des métiers de l’animation.

Le premier facteur relève de la spécialisation des directeurs de théâtre. Les années 1970 voient la montée en puissance de la figure du metteur en scène qui s’impose comme un maillon central du dispositif de création. L’affirmation de cette figure va de pair avec la recherche esthétique et formelle, revendiquée par les tenants de l’avant-garde dès le milieu des années 1970, en lien resserré avec le champ des études théâtrales à l’université. C’est cette même avant-garde qui est nommée sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing à la tête des centres dramatiques nationaux et des théâtres nationaux, avec pour effet le recentrage des activités de ces établissements sur la création au détriment des services d’animation. Beaucoup d’animateurs sont licenciés et les budgets se concentrent sur la production de spectacles.

Ce phénomène pouvait augurer d’un renvoi des pratiques d’animation dans les maisons de la culture. On y observe pourtant un phénomène analogue de recentrement sur les enjeux de la création : les directions de ces établissements priorisent le repérage de jeunes talents de l’avant-garde et délèguent progressivement la recherche de publics à des emplois subalternes. C’est la figure du programmateur qui émerge.

Ce processus est rendu possible par la transformation concomitante des attendus du ministère de la Culture concernant la mission des structures subventionnées du théâtre public. L’enjeu du public, dont nous avons vu qu’il était un critère primordial de financement dans les années 1950, se transforme peu à peu. Tout d’abord, le pouvoir politique nouvellement élu porte haut la notion de liberté de création, moyen utile de travailler le vernis libéral du président de la République et de casser le monopole de la gauche en la matière. Pour autant, l’intervention publique continue de s’appuyer sur le rôle social du théâtre et la nécessité de s’adresser à un public large. Mais les modalités d’évaluation évoluent. Nous avons vu précédemment que la qualité du public, comme la réception des spectacles, importait largement dans les critères de subventionnement. Les chiffres de fréquentation étaient bien entendu pris en compte, mais ne représentaient qu’un enjeu parmi d’autres. La multiplication des études statistiques tout au long des années 1970, ainsi que le processus de rationalisation de l’action publique D. Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997., tendent à faire des spectateurs un enjeu de plus en plus technique. Au sein du ministère, le SER (Service d’études et de recherches), créé en 1963 pour approfondir la connaissance des publics, joue un rôle accru. Les chiffres deviennent l’outil de pilotage privilégié de l’action publique en matière culturelle.

Les années 1980 et l’éloignement des publics populaires

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 confirme ce mouvement de technicisation des enjeux liés au public et, partant, d’abstraction des enjeux sociaux qui s’y rattachent. Jack Lang, nommé ministre, s’il consacre la prééminence du metteur en scène et de la création dans le fonctionnement des théâtres (à travers les hiérarchies internes, les logiques de programmation), contribue au développement des métiers de la médiation et au retour des animateurs dans les théâtres. De nouvelles formations sont mises en place dans les universités pour former à des pratiques d’animation renouvelées. Ce processus de professionnalisation a deux effets principaux. Tout d’abord, et comme l’a montré Vincent Dubois V. Dubois, La Culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, 2013., il concourt à l’élitisation du profil des médiateurs. Jusque dans les années 1970, la majorité de ceux qu’on appelait alors encore des animateurs s’était formée « sur le tas », dans le giron des troupes du théâtre populaire ou via les comités d’entreprise dont ils étaient membres actifs. Ces modes d’intronisation aux métiers de la culture induisaient des profils d’origines variées, majoritairement populaires. Le passage par l’université dans les années 1980 conduit à une élévation du niveau social de recrutement de ces derniers, ce qui n’est pas sans incidence sur la perception qu’ils peuvent avoir des classes populaires. Le second effet identifiable de ces formations est le développement d’une conception fragmentée des publics, le plus souvent inspirée des catégories administratives créées par le ministère. Cette logique aboutit à une segmentation artificielle des spectateurs en fonction de leur institution d’appartenance (prison, hôpital, centre social, école, etc.) et des lignes de financement existantes et contribue à l’invisibilisation des classes populaires qui avaient représenté une cible prioritaire pour le monde du théâtre public jusqu’à la fin des années 1970.

Si le public continue donc d’être présenté comme un enjeu de premier plan, tant dans la bouche des directeurs de théâtre que des agents du ministère de la Culture, il devient en réalité un critère secondaire de consécration, et ce, dès le milieu des années 1970. Délégué à des professionnels situés au bas de la hiérarchie théâtrale, le public est réduit à un enjeu technique et quantitatif. La professionnalisation de la relation au public et son découpage en catégories administratives amènent en outre à la disparition de l’intérêt autrefois accordé aux classes populaires.

Cette évolution fait écho aux nombreux discours portés dans les années 1980 autour d’une « moyennisation » de la société, clamant la disparition de la classe ouvrière au profit d’une classe moyenne, phénomène auquel les partis politiques de gauche ont également largement participé J. Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014.. Le secteur théâtral n’échappe pas à cette évolution. Les rares ouvriers ou employés qui fréquentaient les théâtres ne s’y trompent pas et désertent, sauf exception, les établissements culturels publics. En effet, les chiffres de fréquentation montrent bien la progressive homogénéisation des salles qui s’opère dès le milieu des années 1970. Ce mouvement est avalisé par le pouvoir politique lui-même : un rapport du Commissariat général au plan, publié en 1982, explique ainsi que, si des efforts doivent être faits pour « élargir l’accès » à la culture, « on ne voit guère pourquoi il serait nécessaire d’y acculturer un public qui y reste structurellement rétif Commissariat général du plan, Rapport du groupe long terme culture, L’impératif culturel, novembre 1982. ».

Cet effacement des classes populaires n’est pas propre au théâtre public, mais il est potentiellement problématique dans un secteur qui a fondé sa légitimité et son statut de service public sur sa capacité à créer du lien social, particulièrement auprès des personnes les plus éloignées de l’offre culturelle reconnue « de qualité ». Le secteur du théâtre public n’abandonne d’ailleurs pas la référence au public, mais celle-ci se trouve régulièrement disqualifiée au nom d’une opposition entre populisme et exigence artistique. Les notions de peuple et de populaire s’essoufflent progressivement au profit d’un vocabulaire moins connoté politiquement. Dans les éditoriaux des théâtres, dans les revues théâtrales, dans les discours, bien que la référence au monde social reste présente, c’est plutôt à travers l’usage des termes « monde » ou « population ». Le mot « populaire » disparaît. À titre d’exemple, il n’est pas utilisé une seule fois dans les éditoriaux du Festival d’Avignon entre 1980 et 2003. 

Les notions de peuple et de populaire s’essoufflent progressivement au profit d’un vocabulaire moins connoté politiquement.

On peut donc se demander comment les directeurs, les médiateurs, les artistes gèrent cette contradiction d’un appel récurrent au rôle démocratique du théâtre et de l’éloignement des classes populaires. La réponse se trouve, dans les années 1980, dans le renouvellement des théories de la médiation qui délaissent l’analyse sociale de la réception au profit d’une conception individualisée de celle-ci. À ce titre, l’évolution de la revue Théâtre/Public est éclairante. Fondée et animée par des chercheurs en études théâtrales et des metteurs en scène, elle nourrit initialement en son sein deux types d’analyse : l’une s’intéressant aux conditions sociales de la réception des œuvres et l’autre, qui deviendra majoritaire, défendant la relation spontanée du spectateur à l’œuvre. Ce second point de vue s’affirme particulièrement dans les années 1980, à travers la défense du caractère « indicible, informulable de la représentation, ce par quoi le spectateur échappe aux déterminations de son groupe social B. Dort, Théâtre/Public, no 55, avril-juin 1984. ». Cette analyse élude le caractère socialement situé de la réception, pourtant largement démontré par la sociologie de la culture, des travaux de Bourdieu dans les années 1960 P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. à ceux, plus récents, de Bernard Lahire B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006..

Statu quo et affaiblissement des ambitions sociales du théâtre

Depuis la fin des années 1980, cette coupure du théâtre public avec les classes populaires et, spécifiquement, des travailleurs qui les composent, a peu été interrogée – les critères de subventionnement restant centrés sur la création, et la question du public continuant d’être un enjeu technique et quantitatif. 

Les politiques culturelles portées depuis les années 1990, qui s’inscrivent dans une logique gestionnaire de plus en plus marquée, principalement depuis la réforme générale des politiques publiques de 2007, contribuent à maintenir ce statu quo. L’affaiblissement du pouvoir symbolique attribué à la culture au sein du champ politique accompagne une certaine dépolitisation des enjeux portés par la culture au sein du monde social.

L’entre-soi du théâtre public se renforce concomitamment. En miroir de la composition du public, le profil des équipes travaillant dans les lieux s’homogénéise. Nous avons identifié une élitisation du profil des chargés de médiation dès les années 1980, et le mouvement est analogue concernant les directeurs à partir de la fin des années 1990. On constate en effet une élévation importante du niveau de diplôme des directeurs recrutés, passant de 50 % des directeurs nommés détenteurs d’un diplôme du supérieur dans les années 1980 et 1990 à 90 % d’entre eux aujourd’hui, indice probant de l’élitisation sociale des profils, qu’il s’agisse d’artistes ou de programmateurs. Cet entre-soi social est doublé d’un entre-soi de nature plus politique, dans la mesure où s’observe une porosité croissante entre les directeurs de théâtre public et les agents du ministère de la Culture.

Cet entre-soi fait l’objet de violentes critiques dès le milieu des années 1990, de la part de certains éditorialistes, tout d’abord, qui fustigent la « culture de cour » et le pouvoir dévolu à certains artistes dans le cadre des institutions, mais également de la part de la fraction la plus dominée du théâtre public qui dénonce les inégalités d’accès aux ressources publiques. C’est le cas de compagnies indépendantes ou de partisans d’un travail d’action culturelle qui appellent à revoir les critères de financement de la culture au nom de la diversité de l’offre et de l’attention portée au public. Enfin, c’est le projet même de démocratisation culturelle qui est alors confronté à un constat d’échec.

Face à ces critiques, émanant d’espaces politiques et professionnels variés et parfois contradictoires, la fraction dominante du théâtre public réaffirme son rôle social. C’est notamment la capacité du théâtre à « faire assemblée » qui est portée dans les années 1990 puis 2000 dans les éditoriaux des théâtres et au sein des revues professionnelles. L’argument est alors le suivant : puisque la représentation théâtrale met en présence différents groupes d’individus, le théâtre est un art éminemment collectif et politique. Nombre de metteurs en scène n’ont par ailleurs pas abandonné l’idéal d’un théâtre qui s’engagerait en faveur des plus fragiles. Mais cet engagement politique, toujours fort dans le discours, est passé d’une lecture marxiste du monde qui supposait un travail auprès de la classe ouvrière, à la lutte pour des causes plus humanistes, justifiant de délaisser un peu plus les classes populaires comme cible privilégiée du théâtre public.

Ironie de l’histoire, c’est peut-être à la marge, parmi les acteurs du théâtre public si longtemps disqualifiés en raison de leur ancrage socioculturel, que le secteur trouvera l’inspiration pour une renaissance.

Conclusion : la réactivation récente du peuple

Ainsi invisibilisées depuis les années 1980, les classes populaires ont fait l’objet d’une résurgence récente dans l’actualité, par le mouvement des « gilets jaunes » ou la mise en avant des « métiers de la première ligne » lors de la crise sanitaire. Ce phénomène a contribué à refaire de cette partie de la population une catégorie à reconquérir. Toucher les classes populaires est redevenu un enjeu de légitimation après des décennies de disqualification durant lesquelles l’intérêt qu’elles suscitaient était renvoyé à une posture populiste ou démagogique. Le retour récent du théâtre public à la notion de populaire doit être en partie compris dans ce contexte politique. Cette entreprise peut également être saisie à la lumière de la crise actuelle que traverse le secteur. Fragilisés par des baisses budgétaires régulières, vilipendés pour leur élitisme et leur entre-soi, les professionnels du théâtre public n’ont plus d’autre choix que de trouver des alliés en renouant avec les valeurs qui ont forgé le modèle du théâtre populaire. Ironie de l’histoire, c’est peut-être à la marge, parmi les acteurs du théâtre public si longtemps disqualifiés en raison de leur ancrage socioculturel, que le secteur trouvera l’inspiration pour une renaissance.

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