25.11.2024 à 08:51
Teresa Valle a subi plusieurs agressions, mais elle se souvient de la première beaucoup plus clairement que des autres. C'était en 2007, dans la salle d'attente du service des urgences. Alors enceinte de huit mois, elle s'approche d'un patient souffrant d'une forte rage de dents. Pour le soulager pendant l'attente, elle lui apporte un analgésique et un verre d'eau. « Il me l'a jeté au visage », explique la doctoresse en revivant la scène, 17 ans plus tard. « Cela ne m'a pas blessé (…)
- Actualité / Monde-Global, Travail décent, Santé et sécurité, Violence, Femmes, Services publics, Travail, Austérité, Charles KatsidonisTeresa Valle a subi plusieurs agressions, mais elle se souvient de la première beaucoup plus clairement que des autres. C'était en 2007, dans la salle d'attente du service des urgences. Alors enceinte de huit mois, elle s'approche d'un patient souffrant d'une forte rage de dents. Pour le soulager pendant l'attente, elle lui apporte un analgésique et un verre d'eau. « Il me l'a jeté au visage », explique la doctoresse en revivant la scène, 17 ans plus tard. « Cela ne m'a pas blessé physiquement, mais cela m'a blessé en mon for intérieur. »
Après cette première agression, il y en a eu une deuxième, une troisième, puis une quatrième. Il y a eu des menaces de mort, des insultes, des tentatives de gifles. Il y a eu plusieurs procès et plusieurs ordonnances d'éloignement. Tel est le bilan de 20 ans d'exercice de la médecine, l'envers d'une vocation auquel elle ne s'attendait pas. « Je n'étais pas la seule touchée, tous mes collègues l'étaient aussi. À la fin de notre service en fin début de soirée, nous avions l'habitude de nous raccompagner les uns les autres jusqu'à la voiture, par précaution ».
Les professionnels de la santé sont régulièrement victimes de violences ; ils sont la cible facile d'une société qui a choisi de décharger sa colère sur ceux qui sont là pour la soigner. Ce phénomène touche le monde entier.
À travers le monde, 25 % des victimes de violence au travail sont des soignants, et plus de 60 % d'entre eux ont subi une forme ou autre de violence.
C'est le symptôme d'une pathologie sociale (de manière générale, la violence au travail touche aujourd'hui un travailleur sur cinq) qui se propage de manière plus virulente dans le domaine de la santé. Plus que dans l'enseignement (qui représente 7 % des agressions), les transports (également 7 %) ou la police (5 %) à titre d'exemple.
Des institutions telles que l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l'Organisation internationale du travail (OIT) la qualifient d'« urgence internationale », avec des implications pour les professionnels eux-mêmes, mais aussi pour l'ensemble des systèmes de santé. « Un jour, un patient nous a menacés avec une paire de ciseaux », explique la Dr Valle. « Je me suis enfermée dans les toilettes, j'étais morte de peur. Pourquoi dois-je subir une telle expérience alors que je ne fais que mon travail ? »
Pendant longtemps, les agressions contre le personnel soignant sont restées un problème dont on ne parlait qu'à voix basse entre collègues. « Comme pour la violence de genre, tout était caché. Le professionnel souffre parce que son rôle de guérisseur est remis en question. La victime elle-même se sent coupable. Elle sent qu'elle s'est fourvoyée et elle en a honte », analyse pour Equal Times José Manuel Bendaña, membre de l'Observatoire des agressions de l'Ordre des médecins espagnols.
Ce n'est qu'au tournant du siècle que le phénomène a été porté à la connaissance du public. En 2002, l'OMS et l'OIT ont publié les premiers « Directives cadres pour lutter contre la violence au travail dans le secteur de la santé ». Depuis lors, la priorité a été accordée à la quantification de cette violence, afin de déterminer son étendue. En 2010, l'Espagne a été l'un des premiers pays à se doter d'un observatoire. Celui-ci a été mis en place par l'Ordre des médecins après l'assassinat d'une collègue médecin perpétré par un patient.
« La collecte des données a été très difficile à mettre en place. Nous sommes encore loin de disposer de chiffres réels », admet le Dr Bendaña. En effet, toutes les agressions ne sont pas signalées, et encore moins portées devant les tribunaux (à peine 10 %, selon l'organisation).
Seules les plus graves sont recueillies, celles qui incluent des violences physiques, mais le reste des violences (les plus fréquentes selon toutes les études), telles que les insultes, les menaces, la contrainte, sont souvent passées sous silence, soit parce qu'elles sont normalisées, soit par peur des représailles.
Aujourd'hui, les données disponibles montrent une augmentation constante des agressions d'année en année, avec pour seule exception l'année 2020, la pandémie de Covid-19 ayant réduit l'assistance en face-à-face. L'année 2023 est celle du dernier record en date. En Espagne, par exemple, plus de 14.000 agressions ont été signalées, soit 24,05 pour 1.000 soignants. Cela représente quatre points de plus qu'en 2022. En France, les plaintes pour violences physiques ou verbales ont augmenté de 27 % l'an dernier. En Australie, le nombre de plaintes pour agression a crû de 56 % depuis 2017. En Inde, 75 % des médecins ont déclaré avoir été confrontés à une forme de violence et en Chine, 96 % des hôpitaux ont connu une situation similaire.
Pourtant, de nombreux pays ne disposent encore d'aucun outil pour collecter des données. En Europe, seuls l'Espagne, la France, l'Italie, le Portugal et la Belgique en disposent. D'où le projet promu par les Ordres des médecins espagnol et français qui tente de créer un formulaire d'enregistrement des agressions unique pour toute l'Europe. L'information, soulignent-ils, est essentielle, surtout pour connaître les lieux et les causes des agressions, afin d'éviter qu'elles ne se reproduisent. On sait actuellement que les salles d'urgence et les consultations de soins primaires sont les lieux où la violence se produit le plus souvent. Les infirmières et les médecins sont les plus touchés. Ceux qui travaillent seuls, la nuit ou à domicile, les plus exposés au risque. Les patients, et en second lieu les membres de leur famille, sont les principaux agresseurs. Il ne s'agit d'ailleurs pas nécessairement de personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou d'addiction. Ce sont des patients de tous les types.
En 2019, Teresa Valle prend la décision, suite aux agressions, de quitter le service des urgences de l'hôpital où elle travaille. Elle rejoint un centre médical. « Mais quand j'y suis arrivée, j'ai constaté que le nombre d'agressions dans les soins primaires était beaucoup plus élevé et que les mesures de sécurité étaient beaucoup plus déficientes ».
La doctoresse, qui est également membre du Syndicat médical andalou (SMA), compare les centres de santé à des « pièges à rats ». Bon nombre d'entre eux ne disposent pas d'agents de sécurité ou de salles de consultation connectées entre elles pour faciliter la fuite en cas d'urgence. « Je me suis retrouvée à travailler avec un agresseur à la porte sans pouvoir quitter le cabinet. Nous sommes sans protection, sans défense face à une agression ».
En Espagne, depuis l'an 2000, de nouvelles mesures de sécurité ont été intégrées dans les établissements de santé, comme l'application Alertcops pour faciliter la communication avec les forces de sécurité, des cours pour apprendre à détecter les signes de menace ou à répondre aux comportements hostiles ou encore la création du poste d'Interlocuteur de la police pour les soignants. Le Code pénal a même été modifié pour que les agressions contre les soignants soient assimilées à des atteintes à l'autorité (bien que seules les blessures graves et les menaces soient considérées).
Dans d'autres pays, il existe des systèmes de vidéosurveillance, des détecteurs de métaux et des registres des agresseurs. En Italie, certains syndicats ont même demandé l'intervention de l'armée. Le renforcement de la sécurité semble être l'élément le plus urgent, mais suffit-il d'aborder le problème sous le seul angle de la sécurité ?
« La société que nous rencontrons est un miroir de la société réelle. Le niveau de crispation et d'agressivité se transmet également au secteur des soins de santé », explique Paloma Repila, du Syndicat infirmier SATSE. Ce climat tendu est également alimenté par un décalage par rapport aux attentes. Le principal élément déclencheur de la violence est lié au manque d'attention « perçu » par le patient.
« Le patient est davantage responsabilisé, mais pas de manière positive ; il n'est ni plus informé ni plus autonome », explique Mme Repila. « Le problème est que les gens vont voir le médecin ou l'infirmière en exigeant ce que ceux-ci doivent faire. Cela génère des attentes irréalistes et nuit à la confiance et au respect. »
Par ailleurs, les soins ne répondent pas aux attentes parce que le système est défaillant. La détérioration des soins de santé publics (où se produisent 80 % des agressions par rapport aux soins de santé dans le privé) est étroitement liée à l'augmentation de la violence, comme l'admet, par exemple, l'Association médicale mondiale : « le manque de personnel, les longs délais d'attente, les salles bondées, le manque de confiance dans le personnel soignant seraient autant d'éléments qui contribuent à la violence ».
Des études ont montré que le nombre d'agressions est plus élevé lorsqu'il y a moins d'infirmières, ou que la précarité, le caractère intérimaire et le stress chez les professionnels de la santé sont des facteurs prédictifs d'un comportement violent. « Il existe un lien direct : les conditions de travail précaires, telles que le travail intérimaire ou à temps partiel, exposent souvent davantage les soignants et les privent de soutien, ce qui aggrave leur vulnérabilité face à la violence. Ce sont aussi ces travailleurs qui sont les moins susceptibles de signaler les abus par crainte de représailles. Les taux de syndicalisation sont nettement plus faibles parmi les travailleurs précaires, ce qui limite leur protection et le soutien des syndicats », explique à Equal Times la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP).
Suffit-il dès lors de renforcer la sécurité pour résoudre le problème ? « Bien sûr que non », soulignent Javier Rodríguez et Alejandra Martínez, membres de l'Observatoire d'anthropologie médicale (OAM) et auteurs de l'étude la plus récente sur la violence à l'encontre des soignants en Espagne. Ils décrivent le phénomène à travers la métaphore d'un arbre dont les feuilles représenteraient la violence des patients (physique ou verbale), le tronc, la violence institutionnelle exercée par les gestionnaires (qui comprend la surcharge administrative ou le manque de soutien aux travailleurs) et les racines, la violence structurelle (manque de ressources, conditions précaires, manque de sécurité de l'emploi).
« La violence, c'est par exemple de ne vous donner que cinq minutes pour vous occuper d'un patient », déclare M. Rodríguez.
D'après l'étude, ces trois types de violence interagissent et se renforcent mutuellement. « C'est pourquoi nous devons commencer par les racines et le tronc », déclare Mme Martínez, « afin que les feuilles puissent être différentes ». Cela inclut des mesures législatives (en Espagne, par exemple, des appels sont lancés depuis longtemps en faveur d'une loi commune sur l'agression pour l'ensemble du pays), de mesures judiciaires (notamment l'amélioration des mécanismes de signalement), de mesures organisationnelles (davantage de personnel, de temps de travail, de meilleures conditions de travail) ou même de mesures environnementales (éviter les salles d'attente trop petites ou mal aménagées). Toutes ces mesures figuraient déjà dans les directives publiées par l'OMS et l'OIT en 2002. « Changer et améliorer les pratiques de travail est un moyen très efficace et peu coûteux de désamorcer la violence », précise le document.
« Nous devons nous doter de politiques générales et sectorielles pour mieux prévenir la violence, et ces politiques doivent être conçues en collaboration avec les syndicats et les travailleurs », insiste la FSESP. « C'est précisément ce que nous avons commencé à faire dans l'UE en négociant une nouvelle série de directives sur la violence sur le lieu de travail. Bien qu'elles ne soient pas contraignantes, elles peuvent avoir un impact significatif sur les politiques nationales ».
Un consensus se dégage sur le fait qu'« aucune agression n'est justifiée », mais aussi sur le fait qu'il est possible d'agir pour empêcher que se crée un mauvais terreau. « Il est indispensable d'améliorer la formation générale en matière de santé », déclare la Plate-forme des organisations de patients (POP) en Espagne. D'après leur propre enquête menée auprès de patients souffrant de maladies chroniques, leur niveau de satisfaction à l'égard des soins de santé est faible, particulièrement depuis la pandémie. Ainsi, 43 % des personnes interrogées ont déclaré qu'elles ne comprenaient pas bien la communication de leur diagnostic. « Il faut incontestablement améliorer et renforcer l'information et la communication entre le patient et le soignant », souligne la Plate-forme.
Les données servent à prévenir, mais aussi à faire apparaître d'autres types de causes sous-jacentes, comme le facteur du genre. En effet, 78 % des victimes d'agressions contre le personnel soignant sont des femmes. Elles reçoivent deux fois plus d'insultes et de menaces.
D'aucuns pourraient faire valoir que cela s'explique par le fait que les femmes représentent 67 % des emplois dans le secteur de la santé au niveau mondial et qu'elles sont donc davantage exposées aux risques d'un point de vue statistique. Mais, comme le soulignent certaines études, cela constituerait une simplification excessive.
La violence à l'encontre des travailleuses est un problème structurel dans un secteur où elles sont plus nombreuses que les hommes. Elles n'occupent que 25 % des postes dirigeants, mais sont surreprésentées dans les postes les plus susceptibles d'être victimes d'agressions.
À cela s'ajoute le fait que de nombreuses agressions ont une composante sexiste, y compris les cas de harcèlement sexuel, qui représentent 12 % de la violence à l'encontre des soignants. « Certains patients vous manquent de respect parce que vous êtes une femme, ils s'enhardissent et vous regardent d'une manière différente », explique la Dr Valle.
Outre le genre, l'étude d'Alejandra Martínez et Javier Rodríguez recommande également d'analyser d'autres variables, telles que l'âge, la nationalité ou la religion, en référence à l'arrivée progressive de soignants d'origines diverses. Dans tous les cas, des recherches supplémentaires sont nécessaires. D'autant plus que le coût de ce type de violence est de plus en plus élevé.
Il se traduit, entre autres, par des niveaux plus élevés de stress, d'anxiété et de syndrome d'épuisement professionnel (« burnout »). « Rien ne répare les dégâts que l'on subit à l'intérieur de soi. Vous retournez au travail avec la peur au ventre, la peur que cela vous arrive à nouveau ; vous pesez vos mots, vous ne faites pas votre travail comme il se doit, c'est-à-dire de manière détendue et en toute sécurité. Et cela n'affecte pas uniquement le médecin, l'agression a des répercussions sur tous les patients », explique la Dr Valle.
« Certaines de mes collègues ont réduit leur journée de travail ou ont refusé de travailler dans un centre donné après avoir été agressées », dénonce Paloma Repila, du Syndicat infirmier. « La violence entrave la liberté professionnelle et affecte même le salaire. »
Selon les projections de l'OMS, on estime que d'ici 2030, 18 millions de nouveaux soignants seront nécessaires pour répondre aux besoins sanitaires au niveau mondial. Il sera difficile de les attirer dans le secteur s'ils continuent à se rendre au travail avec l'estomac noué.
22.11.2024 à 05:00
Le 1er février 2021, le monde assiste à un coup d'État militaire en Birmanie. Le gouvernement élu est renversé et remplacé par une junte militaire, toujours au pouvoir près de quatre ans plus tard. Selon un rapport du Bureau des droits de l'homme des Nations Unies publié en septembre 2024, pas moins de 5.350 civils ont été tués depuis lors. En outre, plus de la moitié de la population vit aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté, principalement en raison des violences perpétrées par les (…)
- Entretiens / Birmanie, Santé et sécurité, Pauvreté, Violence, Politique et économie, Exploitation, Armes et conflits armés , Syndicats, Iñigo Rodríguez-Villa, Charles KatsidonisLe 1er février 2021, le monde assiste à un coup d'État militaire en Birmanie. Le gouvernement élu est renversé et remplacé par une junte militaire, toujours au pouvoir près de quatre ans plus tard. Selon un rapport du Bureau des droits de l'homme des Nations Unies publié en septembre 2024, pas moins de 5.350 civils ont été tués depuis lors. En outre, plus de la moitié de la population vit aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté, principalement en raison des violences perpétrées par les forces armées nationales.
En novembre dernier, le Conseil d'administration de l'Organisation internationale du Travail (OIT) a pris la rare décision d'invoquer l'article 33 de la Constitution de l'OIT contre la junte militaire. Il a exclu cette dernière de ses réunions de gouvernance et a mis fin à toute assistance technique, la Birmanie n'ayant appliqué aucune des recommandations du rapport de la Commission d'enquête de l'OIT de 2023 sur le non-respect des conventions de l'OIT relatives à la liberté d'association et au travail forcé. Le Conseil d'administration examinera un projet de résolution sur les mesures à prendre en mars 2025, avant qu'une décision finale ne soit adoptée lors de la Conférence internationale du travail qui se tiendra en juin 2025.
Ce n'est pas la première fois que l'OIT invoque l'article 33 à l'encontre de la Birmanie. En 2000, après des décennies de régime militaire répressif, l'OIT avait pris des mesures sans précédent à l'encontre de ce pays en raison des graves violations commises dans le cadre du travail forcé. L'invocation de l'article 33 a eu un impact puissant, car elle a permis d'exercer une forte pression sur le régime militaire de l'époque et de renforcer son isolement diplomatique, ce qui a finalement conduit à l'introduction de réformes démocratiques limitées, pendant la période allant de 2010 au coup d'État de février 2021. Les dirigeants syndicaux de la Birmanie estiment que les sanctions internationales et les actions de l'OIT pourraient accélérer un changement politique significatif dans le pays.
Khaing Zar Aung, présidente de la Fédération des travailleurs industriels de Birmanie et membre du comité de la Confédération des syndicats de Birmanie, est la lauréate 2024 du prestigieux Prix international Arthur Svensson pour les droits syndicaux. Dans cette entrevue accordée à Equal Times, elle partage son point de vue sur la feuille de route visant à restaurer la démocratie en Birmanie et sur le rôle essentiel que jouent les syndicats pour soutenir cet effort.
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Près de quatre ans après le coup d'État, quelle est la situation des travailleurs en Birmanie, en particulier des syndicalistes ?
La situation en Birmanie s'aggrave. Nous sommes confrontés à une oppression terrible [torture, meurtres, disparitions, déplacements et incendies de maisons] ; certains de nos dirigeants ont été déchus de leur citoyenneté et ont été contraints de vivre dans la clandestinité. De nombreux membres se cachent également, soit à l'intérieur du pays, soit aux frontières des pays limitrophes [comme la Thaïlande]. Certains ont été arrêtés et mis en prison, où ils ont subi des violences physiques et sexuelles. Ceux qui restent dans les usines ne peuvent pas ouvertement s'identifier comme membres d'un syndicat, mais il leur incombe de [défendre] leurs droits du travail et de recueillir des informations cruciales. Nous faisons très attention à les protéger. Les directeurs d'usine inspectent fréquemment les téléphones des travailleurs pour savoir qui ils ont contacté. Parfois, après avoir pris leur téléphone, ils le rendent avec un avertissement : « Nous savons ce que tu fais. Fais attention. »
Afin de mettre les choses en perspective, quels changements le travail des syndicats avait-il apportés à la vie des travailleurs avant le coup d'État ?
Les exemples sont nombreux. Par exemple, dans les usines de vêtements, des milliers de personnes ont vu leur vie s'améliorer grâce à une augmentation de leur salaire. En 2015, nous avons contribué à l'introduction du tout premier salaire minimum et permis aux jeunes d'accéder à l'enseignement universitaire. Nous avons veillé à ce que les prestations de sécurité sociale soient appliquées à tous les travailleurs. Nous avons été très actifs dans le domaine de l'éducation et nous organisions plusieurs séances de formation par semaine. Je me sentais tellement heureuse parce qu'ils avaient un jour de congé par semaine. Ils ne devaient travailler que huit heures avec deux heures supplémentaires en plus. Les gens avaient ainsi plus de temps à consacrer à leur famille. Je n'ai jamais eu le temps ni l'argent pour voyager, mais nos travailleurs pouvaient le faire.
Dans le contexte actuel, quelles sont les questions urgentes qui affectent les travailleurs des différents secteurs ?
En raison du conflit armé, de nombreux agriculteurs ont été contraints d'abandonner leurs maisons et leurs champs. La Birmanie compte aujourd'hui plus de 3 millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays. Même pour les paysans qui sont restés chez eux, il est devenu pratiquement impossible de cultiver en raison de l'inflation et du coût élevé des engrais et d'autres produits essentiels.
Dans le secteur de la construction, les ouvriers perdent leur emploi depuis 2021. L'armée contrôle les banques et limite les retraits d'argent, ce qui empêche de nombreuses entreprises de poursuivre leurs activités. En raison du conflit armé, le secteur de la construction s'est complètement effondré, tout comme le secteur de l'hôtellerie et du tourisme. La Birmanie est confrontée à une récession économique et plus de la moitié de la population a besoin d'aide humanitaire.
Le secteur minier a été gravement touché. Presque toutes les activités minières ont cessé depuis 2021, lorsque plus de 90 % des mineurs ont rejoint le Mouvement de désobéissance civile [NDLR : le MDC, la résistance civile active contre le coup d'État]. Ces travailleurs ont perdu leur emploi, mais sont restés dans la région, même s'ils subissent la répression de l'armée. Non seulement nos membres ont perdu leur emploi, mais certains ont également perdu leur maison, car la junte a incendié des maisons ou des villages. Les travailleurs du secteur de la confection ont fait face à des défis similaires.
Maintenant, la situation globale des travailleurs est vraiment mauvaise. Ils gagnent environ 1,2 dollar US par jour (0,95 euro), voire moins, et le travail forcé se répand. Les marques internationales de vêtements ne disposent pas de suffisamment de poids pour s'assurer que les entreprises avec lesquelles elles travaillent respectent leur code de conduite. En effet, sans syndicats, elles ne peuvent pas obtenir d'informations complètes sur ce qui se passe réellement. Par ailleurs, les représailles exercées par les employeurs sont très graves et affectent les travailleurs et leurs familles.
Et quelles sont les raisons de ces représailles
Ces représailles surviennent lorsque des travailleurs tentent de signaler un problème — une violation d'un droit du travail dans une usine — à leurs dirigeants syndicaux ou aux médias.
Nous avons connaissance de travailleurs qui ont évoqué les droits des travailleurs et qui ont été enlevés dans leur usine. D'autres ont été pourchassés par des groupes d'inconnus alors qu'ils rentraient chez eux le soir après le travail. Des menaces de mort ont même été proférées.
Mais même pour moi, bien que je vive en dehors de la Birmanie, la situation devient également dangereuse. Et ce, parce que les marques font reposer un lourd fardeau sur nous. Par exemple, dans les cas de non-paiement des salaires qui touchent 700 à 3.000 travailleurs, lorsque nous signalons que les travailleurs ne sont pas payés, la marque nous demande [aux travailleurs et aux syndicats] de gérer le problème nous-mêmes en négociant avec l'usine. Si l'usine est poussée à payer (parce que nous demandons à la marque d'arrêter les commandes tant que les salaires ne sont pas payés), je deviens alors la raison pour laquelle l'usine a « perdu » 800.000 dollars US (760.680 euros), ou 200.000 dollars US (190.117 euros) ; ce qui s'est bel et bien produit en 2021. Autre exemple, le président du syndicat qui a participé à la négociation a été pourchassé par le directeur et des inconnus une fois l'argent versé aux travailleurs. Nous lui avons demandé, à lui et à sa femme, de se mettre à l'abri. C'était terrifiant.
De nombreuses marques internationales de vêtements opèrent encore en Birmanie à un moment où nous ne pouvons plus protéger les droits des travailleurs face aux menaces constantes qui pèsent sur la sécurité des dirigeants syndicaux et de nos membres. Les menaces sont trop sérieuses. C'est la raison pour laquelle nous avons dû appeler à désinvestir de la Birmanie.
Nous rendons désormais publiques les violations commises dans les usines, en espérant que les marques prendront des mesures. Mais la situation dans le secteur du vêtement ne fait qu'empirer. Les usines savent que les marques ne quitteront pas la Birmanie. Elles se moquent des rapports des médias. Les marques et les usines font beaucoup de profits ; la Birmanie est un marché peu coûteux pour elles malgré l'absence de liberté d'association, le travail forcé, l'exploitation salariale et le harcèlement, en particulier à l'encontre des femmes. Par conséquent, les travailleurs du secteur de la confection sont aujourd'hui soumis à des conditions proches de l'esclavage.
Le travail des enfants est-il devenu un problème aujourd'hui ?
Avant la junte, le travail des enfants n'était pas très répandu. Environ 95 % des usines de notre syndicat en étaient exemptes. Nous avons syndiqué plus de 150 usines et veillé à ce que le travail des enfants n'existe dans aucune d'entre elles. Si des mineurs étaient embauchés, nous respections la loi, qui autorise les jeunes de 15 ans à travailler, mais sous certaines conditions, par exemple, de n'assurer que des tâches plus légères et de disposer de certificats médicaux prouvant qu'ils sont aptes à travailler. Dans les usines syndiquées, nous avons veillé à ce que toutes ces règles soient respectées.
L'OIT disposait d'un bureau en Birmanie et nous pouvions signaler les cas de travail forcé et de travail des enfants, ce qui a conduit à une réduction significative des violations dans le secteur de l'habillement.
Depuis le coup d'État, la situation s'est toutefois aggravée. De nombreux travailleurs ont perdu leur emploi ou ont fui le pays, ce qui a entraîné une pénurie de main-d'œuvre dans les usines. Dès lors, la conséquence est que les salaires restant faibles et de plus en plus d'enfants sont contraints de travailler, car les familles doivent pouvoir compter sur n'importe quel revenu.
Comment se présente la situation pour les jeunes en Birmanie ?
Les jeunes travailleurs sont particulièrement touchés par la loi sur la conscription militaire, qui est entrée en vigueur en février de cette année. L'armée recrute des personnes âgées de 18 à 35 ans, ainsi que des mineurs. De ce fait, les jeunes émigrent massivement vers la Thaïlande, l'Inde et les frontières de la Chine. Beaucoup souhaitent travailler dans des pays comme la Malaisie ou la Corée du Sud, mais l'armée bloque la délivrance de passeports ou de visas pour cette tranche d'âge de 18 à 35 ans.
Que se passe-t-il s'ils défient la loi sur la conscription ?
Certains parviennent encore à aller travailler à l'étranger, mais beaucoup n'ont pas les moyens de le faire légalement. Le problème de la Birmanie est donc devenu un problème régional, car de nombreux travailleurs émigrent illégalement vers des pays voisins, comme la Thaïlande, l'Inde et la Chine. Ces pays n'ont mis en place aucune politique pour faire face à cet afflux. Par exemple, la Thaïlande n'a pas de système d'accueil pour les réfugiés birmans. Et maintenant, ce pays réprime ce phénomène en arrêtant tous les jours des migrants [sans papiers]. Dans certains cas, ils les renvoient même dans leurs pays.
Et qu'advient-il de ceux qui sont renvoyés en Birmanie ?
Ces personnes courent un grand danger. Certains disparaissent. De plus, les militaires profitent désormais de la situation en exigeant que les travailleurs migrants envoient 25 % de leur salaire au pays.
Comment l'armée contrôle-t-elle les envois de fonds et comment en bénéficie-t-elle exactement ?
Si un travailleur souhaite prolonger son visa, il doit prouver à l'ambassade qu'il a envoyé 25 % de son salaire. L'argent est censé aller à la famille du travailleur, mais il est déposé dans une banque contrôlée par l'armée. La famille ne peut pas retirer la totalité de l'argent en raison de limites strictes et l'armée peut donc utiliser les fonds dans l'intervalle.
Les militaires profitent également de la manipulation du taux de change. Sur le marché, un dollar US (0,95 euro) vaut entre 4.500 et 4.800 kyats [au moment de la publication], en fonction des fluctuations. Mais le taux de change officiel du gouvernement est fixé à 2.100 kyats pour un dollar. Ainsi, lorsque l'argent est renvoyé en Birmanie, l'armée prélève en réalité plus de la moitié de sa valeur.
Comme l'économie se porte très mal, l'armée ne perçoit plus beaucoup de recettes fiscales des différents secteurs. C'est la raison pour laquelle elle s'appuie sur l'argent des travailleurs immigrés.
Pour les syndicats, quelle est la feuille de route pour un avenir sans la junte militaire ?
L'objectif est clair : nous devons écarter les militaires pour mettre fin à toutes les atrocités, à l'exploitation et à l'esclavage. Il n'y aura pas de négociation tant que nous n'aurons pas gagné. Les syndicats coopèrent avec d'autres groupes démocratiques, notamment des organes politiques, des organisations de défense des droits des femmes et des groupes représentant la jeunesse. Nous sommes unis au sein du Conseil consultatif de l'unité nationale, qui réunit des partis politiques, des groupes ethniques armés, des syndicats et la société civile. Ensemble, nous coordonnons les politiques et préparons un avenir démocratique.
Nous appliquons différentes stratégies sur le terrain. Divers groupes ethniques armés et les Forces de défense populaires combattent l'armée, pendant que nous préparons l'avenir en rédigeant une constitution fédérale démocratique. Nous avons formé des comités pour la rédaction de la constitution, la politique de l'éducation, les droits des femmes et la justice de transition, car nous voulons écarter complètement les militaires de la politique et leur faire rendre des comptes pour les crimes qu'ils ont commis.
Cependant, nous avons besoin d'une pression internationale pour éliminer les militaires. Même si les forces démocratiques contrôlent de nombreuses régions, l'armée continue de recourir aux frappes aériennes et à l'artillerie lourde, une stratégie coûteuse financée par des devises étrangères. C'est pourquoi nous demandons à la communauté internationale, en particulier à l'OIT et à l'UE, d'imposer des sanctions financières aux banques de l'armée, au secteur des assurances et aux combustibles à double usage.
L'OIT a déjà constaté que la Birmanie violait les conventions fondamentales sur la liberté d'association et le travail forcé. Nous demandons à l'OIT de prendre des mesures plus fermes en cessant d'apporter un soutien technique et financier à la Birmanie et nous encourageons également les États membres à réévaluer leurs relations avec le pays.
Selon vous, quelle efficacité peuvent avoir ces mesures et ces sanctions ?
Nous demandons aux gouvernements et aux entreprises internationales de quitter la Birmanie parce qu'ils ne peuvent pas protéger correctement les droits humains et la diligence raisonnable sous la dictature militaire. Or, ni les entreprises ni les gouvernements (y compris l'UE) ne prennent de mesures suffisantes. L'UE continue d'accorder à la Birmanie des préférences commerciales dans le cadre du régime « Tout sauf les armes » (TSA), alors que le pays viole les conventions de l'OIT et des Nations unies requises pour en bénéficier.
Si la Conférence internationale du travail de 2025 parvenait à convenir et à adopter des mesures en vertu de l'article 33 de la Constitution de l'OIT, nous pourrions engager toutes les parties de l'OIT (États membres, organisations de travailleurs et d'employeurs) à cesser toute coopération, y compris commerciale, avec la Birmanie, à moins que cette dernière n'applique les recommandations de la commission d'enquête de l'OIT visant à mettre fin à la violence, à libérer les syndicalistes emprisonnés, à rétablir les libertés civiles et à mettre un terme aux pratiques de travail forcé et aux conscriptions militaires.
La Birmanie a fait l'objet de sanctions économiques internationales dans le passé, ce qui avait poussé les militaires à organiser des élections en 2010, ce qui avait permis aux syndicats de revenir et de se mobiliser, tout comme la société civile.
Pour préparer l'avenir, quel rôle l'éducation joue-t-elle dans le mouvement syndical ?
Personnellement, j'utilise mon compte Facebook, qui compte plus de 24.000 abonnés, pour éduquer et coordonner la réforme du droit du travail. Grâce à cette plateforme, j'envoie des messages aux travailleurs, mais cela devient de plus en plus difficile. Beaucoup de gens ont vendu leur téléphone et les données Internet sont chères. En outre, l'armée impose la loi martiale, de sorte que les soldats peuvent arrêter les travailleurs sous la menace d'une arme, examiner leurs téléphones et leur extorquer de l'argent.
Malgré ces difficultés, nous n'avons pas cessé de dispenser des formations. Notre équipe a récemment indiqué qu'elle organisait des formations en ligne pour les travailleurs sur le droit du travail, la Sécurité sociale, les salaires, les congés et d'autres droits. Nous savons que nous ne pouvons pas améliorer les conditions de travail dans l'immédiat, mais nous voulons que les travailleurs comprennent leurs droits afin qu'ils soient à même de surveiller les violations et nous les signaler.
Outre la formation, je reste en contact avec les travailleurs pour les tenir informés de ce que nous faisons au niveau de l'OIT et dans le cadre de la révolution. Nous les gardons impliqués dans le mouvement, même s'ils ne peuvent pas agir ouvertement. Certains membres, même lorsqu'ils se cachent, continuent de participer à des séances de formation et d'y contribuer. Nous avons des formateurs spécialisés dans différents domaines, comme l'égalité des genres et le harcèlement, afin de garantir une éducation complète.
Nous avons également commencé à former des travailleurs migrants birmans en Thaïlande, mais ce programme est encore très limité. La Confédération des syndicats de Birmanie aide également les éducateurs engagés dans le mouvement de désobéissance civile à créer des syndicats dans le secteur de l'éducation. Nous identifions les différents groupes, nous les informons sur les syndicats et nous les aidons à collaborer avec l'OIT ou les syndicats thaïlandais.
En dépit de tout, nous continuons à organiser, car nous devons être prêts pour le moment où nous rentrerons.
19.11.2024 à 12:59
Les négociations en cours aux Nations Unies en vue d'un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains offrent une occasion unique de faire progresser les normes de conduite des entreprises au niveau mondial, ainsi que les droits humains et syndicaux.
La Confédération syndicale internationale (CSI), qui représente plus de 191 millions de travailleurs et de travailleuses à travers le monde, estime que le succès de ce traité dépend de la protection des personnes les plus (…)
Les négociations en cours aux Nations Unies en vue d'un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains offrent une occasion unique de faire progresser les normes de conduite des entreprises au niveau mondial, ainsi que les droits humains et syndicaux.
La Confédération syndicale internationale (CSI), qui représente plus de 191 millions de travailleurs et de travailleuses à travers le monde, estime que le succès de ce traité dépend de la protection des personnes les plus vulnérables dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Le traité doit exiger que les entreprises transnationales rendent des comptes, et veiller à ce que les droits des travailleurs ne soient pas négociables. Nous lançons ici un appel à la justice, pas seulement un appel à la réforme.
Depuis près d'une décennie, la CSI et les Fédérations syndicales internationales (FSI) font pression pour un traité fort et applicable capable de combler les lacunes du droit international qui facilitent les violations effrénées des droits humains commises par les entreprises. Il s'agit de remédier à la priorité accordée depuis longtemps aux intérêts des entreprises au détriment des droits humains. Le traité offre une occasion unique de corriger le déséquilibre entre les entreprises et les travailleurs.
Les travailleurs sont au premier plan de l'économie mondiale ; ils produisent les biens et les services qui génèrent des profits. Pourtant, ils sont souvent confrontés à des conditions de travail dangereuses, au déni des droits syndicaux et à l'exploitation, en particulier dans les chaînes d'approvisionnement complexes. Pour les organisations de la société civile, les investisseurs et les entreprises qui s'engagent en faveur des droits humains, la situation est claire : un traité sur les droits humains qui ne protège pas les travailleurs ne protège pas non plus les droits humains.
La participation des syndicats à la négociation de ce traité s'inscrit dans le cadre plus large de la défense d'une valeur primordiale de notre mouvement : la démocratie. Comme le montre notre campagne « Pour la démocratie », la démocratie n'est pas qu'un concept politique ; c'est un pilier fondamental du lieu de travail. Une véritable démocratie ne peut exister dans des sociétés où les entreprises peuvent violer les droits syndicaux en toute impunité.
Lorsque les droits des travailleurs sont bafoués, les conséquences se répercutent sur l'ensemble des communautés et des économies. Les entreprises qui ignorent ces violations, sciemment ou non, s'en rendent complices. C'est pourquoi le traité doit exiger que les entreprises rendent des comptes, non seulement sur leurs activités directes, mais aussi sur celles de leurs fournisseurs, de leurs sous-traitants et de leurs filiales. Négliger ces responsabilités contribue à perpétuer l'exploitation des travailleurs au nom du profit.
La CSI a clairement énoncé les composantes essentielles du traité contraignant sur les droits humains :
Pour les entreprises qui valorisent le développement durable et les droits humains, la protection des travailleurs est essentielle. Les entreprises qui assument leurs responsabilités à l'égard des travailleurs affichent une meilleure productivité, moins de risques pour leur réputation, et des relations plus fortes avec les parties prenantes. Les investisseurs cherchent de plus en plus à s'assurer que les entreprises gèrent efficacement les risques liés aux droits humains. Le traité contraignant sur les droits humains fournit un cadre permettant aux entreprises d'agir de manière responsable sur une planète mondialisée.
Les organisations de la société civile défendent depuis longtemps les droits des travailleurs, en dénonçant les violations et en soutenant les victimes d'abus. Un traité fort sur les droits humains donnerait à ces organisations les moyens de poursuivre leur travail capital et de demander des comptes aux entreprises et aux gouvernements. Le traité doit reconnaître que les travailleurs et leurs syndicats sont au centre de la question des droits humains, en veillant à faire entendre leurs voix lors de l'élaboration et de la mise en œuvre des politiques relatives aux droits humains.
Le traité contraignant sur les droits humains ne consiste pas seulement à prévenir les abus, mais aussi à reconstruire l'économie mondiale sur la base de la justice, de l'équité et du respect des droits humains. Il s'inscrit dans le cadre d'un appel plus général à un « Nouveau contrat social » dans lequel les entreprises, les gouvernements et la société civile collaborent à la création d'une économie au service des personnes, et pas uniquement des profits.
Pour les investisseurs, le traité offre une voie vers des rendements plus stables et plus durables. La dénonciation de violations des droits humains perturbe le fonctionnement des entreprises, entraîne des risques juridiques et ternit leur réputation. En soutenant un traité sur les droits humains solide et applicable, les investisseurs promeuvent un environnement économique à la fois rentable et éthique.
Pour les entreprises, le traité permet d'instaurer la confiance, d'atténuer les risques et de faire preuve d'un véritable engagement en faveur de pratiques commerciales responsables.
Les négociations en vue d'un traité contraignant sur les droits humains dans l'entreprise sont arrivées à un stade décisif ; il est temps d'agir. Le monde nous regarde et les décisions qui seront prises dans les mois à venir façonneront le futur des droits humains dans les entreprises. La CSI est prête à travailler avec la société civile, les investisseurs et les entreprises pour assurer l'adoption d'un traité qui soit le plus solide possible.
Les droits des travailleurs sont des droits humains, et une économie mondiale qui respecte ces droits est la seule voie possible. Ensemble, nous pouvons saisir cette occasion unique de créer un cadre qui garantisse la justice pour les travailleurs, la responsabilité pour les entreprises et un avenir durable pour tous.
14.11.2024 à 05:00
Avec la création de l'OIT, puis de l'ONU, « la sécurité sociale est devenue un droit humain fondamental et a été codifiée comme telle dans des traités internationaux » comme le Pacte de l'ONU sur les droits économiques et sociaux de 1966, ainsi que le rappelle le Centre Europe Tiers monde (CETIM). Cependant, comme l'observe le CETIM, « 80 % de la population mondiale se trouve exclue, totalement ou partiellement, du système de la sécurité sociale. Pire, la mise en œuvre des politiques (…)
- Opinions / Monde-Global, Environnement, Pauvreté, Crise climatique, Santé, Protection sociale, Désastres , Transition justeAvec la création de l'OIT, puis de l'ONU, « la sécurité sociale est devenue un droit humain fondamental et a été codifiée comme telle dans des traités internationaux » comme le Pacte de l'ONU sur les droits économiques et sociaux de 1966, ainsi que le rappelle le Centre Europe Tiers monde (CETIM). Cependant, comme l'observe le CETIM, « 80 % de la population mondiale se trouve exclue, totalement ou partiellement, du système de la sécurité sociale. Pire, la mise en œuvre des politiques néolibérales au niveau planétaire, depuis trois décennies, va dans le sens d'un démantèlement ou, du moins, d'un affaiblissement de la sécurité sociale dans les pays où cette dernière avait été pourtant institutionnalisée et universalisée avec succès après la Seconde Guerre mondiale ».
Qu'en est-il aujourd'hui et quelles sont les tendances pour l'avenir ?
Un nouveau rapport de l'OIT donne des éléments de réponse. Sous-titré Protection sociale universelle pour l'action climatique et une transition juste, il associe deux problématiques importantes : le changement climatique et la protection sociale. En effet, les auteurs observent que si, désormais, plus de la moitié de la population mondiale est couverte par une forme de protection sociale, néanmoins 3,8 milliards de personnes, surtout dans les pays du Sud global, ne bénéficient toujours d'aucune forme de protection sociale.
Or, c'est un impératif, car cela fait partie des droits humains promus par l'ONU. Le droit à la santé, à la protection sociale, est un droit économique et social.
Le changement climatique, la pollution et l'appauvrissement de la biodiversité, sont identifiés par les auteurs du rapport comme compromettant gravement l'avenir de la frange la plus vulnérable de la population mondiale. Le rapport appelle à y répondre d'urgence en « évoluant rapidement vers une transition juste », plus précisément en permettant l'avènement d'une « protection sociale universelle ». Car les pays pauvres – et leurs habitants – sont moins bien dotés que les pays riches pour faire face aux événements climatiques extrêmes et aux épidémies.
Toutefois, dans les régions favorisées, comme en Europe, inégalités sociales et environnementales s'alimentent également et les personnes les plus pauvres sont souvent plus durement touchées par les catastrophes écologiques ou par la précarité énergétique. Celles-ci sont plus exposés aux polluants et aux problèmes de santé environnementale. Mathilde Viennot, spécialiste des questions d'inégalités et de protection sociale, rappelle que les événements climatiques, tels que les inondations, ouragans, canicules, sécheresse, « ont causé 142.000 décès supplémentaires et coûté 510 milliards d'euros au continent européen au cours des 40 dernières années, selon l'Agence européenne de l'environnement. Ces chiffres ne cessent de croître et de mettre sous tension les modèles de protection et les systèmes de soins ».
S'inscrivant dans le cadre du suivi du Programme de développement durable à l'horizon 2030, le rapport de l'OIT relève les progrès réalisés au niveau mondial concernant l'extension de la protection sociale. S'appuyant sur ces observations, il appelle les dirigeants politiques et les partenaires sociaux à accroître leurs efforts, observant qu'une bonne protection sociale aide les populations à être plus résilientes face au changement climatique.
Le rapport observe que, actuellement, pour la première fois, plus de la moitié de la population mondiale (52,4%) est désormais couverte par au moins une prestation de protection sociale, par rapport à 42,8 % en 2015.
Malheureusement, cela signifie que si l'évolution se poursuit à ce rythme sur le plan mondial, il faudrait encore 49 ans – jusqu'en 2073 – pour que chaque personne soit couverte par au moins une prestation de protection sociale.
Le rapport pointe donc une « perspective décourageante » : les pays les plus vulnérables à la crise climatique sont extrêmement mal préparés, car dans les 20 pays les plus vulnérables à la crise climatique, seulement 8,7 % de la population est couverte par une certaine forme de protection sociale ; au total, 364 millions de personnes ne bénéficient d'aucune protection.
Environ 75% de la population au sein des 50 pays les plus vulnérables face au climat ne bénéficie pas de couverture sociale. Ce qui signifie que « 2,1 milliards de personnes doivent faire face actuellement aux ravages du dérèglement climatique en ne disposant d'aucune protection, ne pouvant compter que sur leur savoir-faire et sur leurs proches pour résister ».
Le rapport souligne qu'aujourd'hui, sur un ensemble de 164 pays étudiés, 83,6 % de leur population a le droit d'accéder aux services de santé gratuitement ou presque. Mais cette proportion est inférieure à 2/3 dans les pays à faible revenu.
Les dépenses de santé à la charge des ménages restent un véritable problème de justice sociale. Elles auraient poussé 1,3 milliard de personnes dans la pauvreté, en 2019, selon l'étude. Une couverture sociale universelle (CSU) serait donc l'une des réponses proposées pour y faire face. La CSU rejoint l'objectif de « socle de protection sociale » (SPS), promu par l'OIT avec la collaboration de l'OMS, depuis 2010, et qui vise à « créer une base solide pour la croissance économique, offrir une assurance sociétale contre la pauvreté persistante et atténuer les conséquences des chocs économiques et des crises. »
Il y a au sein des Nations unies des forces qui poussent dans un sens progressiste, en faveur de la CSU, une idée qui fait son chemin depuis une quinzaine d'années, notamment sous la pression des pays du Sud global. En décembre 2012, la résolution « Santé globale et politique étrangère » de l'Assemblée générale de l'ONU, adoptée à une très large majorité, a reconnu l'importance de la CSU.
Ce document définit la CSU comme l'accès de tous à des services de santé et à des médicaments de base à la fois de qualité et abordables pour les usagers. C'est une étape importante, dans laquelle l'OMS a joué un rôle, puisqu'en 2008, cette organisation a estimé que faire payer les soins à l'usager constitue la « méthode la plus inéquitable pour financer les services de santé ». L'OMS, qui soutient la mise en place de la CSU, a appelé à un vaste effort redistributif des pays riches envers les pays pauvres.
Lors de son allocution à la 65e Assemblée mondiale de la santé, en mai 2012, Margaret Chan (alors Directrice générale de l'OMS) a affirmé que « la couverture universelle en matière de santé constitue le concept le plus efficace que la santé publique puisse offrir ».
Plusieurs gouvernements ont déjà commencé à aller dans ce sens : la Chine, la Thaïlande, l'Afrique du Sud et le Mexique sont parmi les premières puissances émergentes à avoir accru de manière importante leurs dépenses publiques de santé. Nombre de pays du Sud global comme l'Indonésie, l'Inde, le Vietnam, le Mali, la Sierra Leone, la Zambie, le Rwanda, le Ghana et la Turquie l'incluent dans leurs priorités nationales et/ou ont instauré des systèmes d'accès gratuit aux soins pour une partie de la population, soit les premiers jalons vers la création d'une CSU.
L'Equateur a, dans sa nouvelle constitution de 2008, affirmé le droit à la santé et à la gratuité des services publics de santé, comme le souligne la ministre équatorienne de l'époque Carina Vance. Le Sénégal, pour sa part, a adopté la CSU en 2013. Puis, en 2015, a CSU a été inclue dans les objectifs du développement durable de l'ONU (ODD 3.8).
Certains gouvernements estiment toutefois que sa définition reste imprécise et sa mesure incertaine. Les moyens à mettre en œuvre sont laissés à la souveraineté des États (conseillés et soutenus par les organisations internationales, mais aussi les ONG, les fondations, les entreprises privées, etc.) en fonction des priorités et contextes nationaux. Or, dans beaucoup de pays, la santé est aussi un « marché », où opèrent de nombreux acteurs, avec une vision écartelée entre bien public et intérêts lucratifs.
Comme le fait Nathalie Janne d'Othée pour un rapport sur la dette sociale publié en 2016 par le CADTM (Comité pour l'abolition des dettes illégitimes), il faut aussi rappeler que beaucoup de pays ont été obligés de « réduire les dépenses publiques et libéraliser les services publics », sous la pression de la Banque mondiale et du FMI, « avec les plans d'ajustement structurel imposés aux pays en développement en proie à la crise de la dette dans les années 80-90 ».
« À peine une décennie plus tard, les experts reconnaissaient déjà les failles de ce modèle […] Pourtant, malgré cet échec évident du libre-échange et de l'austérité, la même recette est aujourd'hui ressortie pour sortir l'Europe de la crise économique. Les plans d'austérité imposés à la Grèce ont par exemple des conséquences directes sur l'accès aux soins de santé et donc sur l'état de santé de la population grecque », écrit la chercheuse.
C'est pour tout cela qu'ont été créées une structure soutenue par l'ONU appelée « CSU2030 » qui « constitue une plateforme où le secteur privé, la société civile, les organisations internationales, les milieux universitaires et les organisations gouvernementales peuvent collaborer pour accélérer les progrès équitables et durables vers la CSU et pour renforcer les systèmes de santé au niveau mondial et national », ainsi qu'une journée mondiale de sensibilisation, qui a lieu tous les 12 décembre.
En conclusion, il appartient aux forces progressistes de modeler les concepts de droit à la protection sociale et de couverture sanitaire universelle dans le sens de la justice sociale. Le rapport 2024-2026 de l'OIT sur la protection sociale, en y ajoutant l'urgence constituée par les bouleversements climatiques, y contribue.