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15.10.2025 à 11:38
Les plans de paix qui ont échoué ne manquent pas dans la Palestine occupée, tous comprenant des phases et des calendriers détaillés, depuis la présidence de Jimmy Carter. Ils se terminent tous de la même manière. Israël obtient ce qu'il veut au départ — dans le dernier cas, la libération des captifs israéliens restants — tout en ignorant et en violant toutes les autres phases jusqu'à ce qu'il reprenne ses attaques contre le peuple palestinien.
C'est un jeu sadique. Un manège mortel. Ce (…)
Les plans de paix qui ont échoué ne manquent pas dans la Palestine occupée, tous comprenant des phases et des calendriers détaillés, depuis la présidence de Jimmy Carter. Ils se terminent tous de la même manière. Israël obtient ce qu'il veut au départ — dans le dernier cas, la libération des captifs israéliens restants — tout en ignorant et en violant toutes les autres phases jusqu'à ce qu'il reprenne ses attaques contre le peuple palestinien.
C'est un jeu sadique. Un manège mortel. Ce cessez-le-feu, comme ceux du passé, n'est qu'une pause publicitaire. Un moment où le condamné est autorisé à fumer une cigarette avant d'être abattu sous une pluie de balles. Une fois les captifs israéliens libérés, le génocide continuera. Je ne sais pas dans combien de temps. Espérons que le massacre de masse sera retardé d'au moins quelques semaines. Mais une pause dans le génocide est le mieux que nous puissions espérer. Israël est sur le point de vider Gaza, qui a été pratiquement rayée de la carte après deux ans de bombardements incessants. Il n'est pas question de l'arrêter. C'est l'aboutissement du rêve sioniste.
Les États-Unis, qui ont accordé à Israël une aide militaire colossale de 22 milliards de dollars depuis le 7 octobre 2023, ne fermeront pas leur pipeline, le seul outil susceptible de mettre fin au génocide.
Comme toujours, Israël accusera le Hamas et les Palestiniens de ne pas respecter l'accord, très probablement en refusant – à tort ou à raison – de désarmer, comme l'exige la proposition.
Washington, condamnant la violation présumée du Hamas, donnera le feu vert à Israël pour poursuivre son génocide afin de créer le fantasme de Trump d'une Riviera de Gaza et d'une « zone économique spéciale » avec la réinstallation « volontaire » des Palestiniens en échange de jetons numériques.
Parmi les innombrables plans de paix proposés au fil des décennies, celui qui est actuellement sur la table est le moins sérieux. Hormis l'exigence que le Hamas libère les captifs dans les 72 heures suivant le début du cessez-le-feu [ce qui a été fait le 13 octobre, ndlr], il manque de précisions et de calendriers contraignants. Il est truffé de clauses permettant à Israël de dénoncer l'accord. Et c'est là tout le problème. Il n'est pas conçu pour être une voie viable vers la paix, ce que la plupart des dirigeants israéliens comprennent.
Le journal israélien le plus diffusé, Israel Hayom, fondé par le défunt magnat des casinos Sheldon Adelson pour servir de porte-parole au Premier ministre Benjamin Netanyahu et défendre le sionisme messianique, a conseillé à ses lecteurs de ne pas s'inquiéter du plan Trump, car il ne s'agit que de « rhétorique ». […]
Comment est-il possible qu'une proposition de paix ignore l'avis consultatif rendu en juillet 2024 par la Cour internationale de justice, qui réitérait que l'occupation israélienne est illégale et doit cesser ?
Comment peut-elle omettre de mentionner le droit des Palestiniens à l'autodétermination ? Pourquoi les Palestiniens, qui ont le droit, en vertu du droit international, de mener une lutte armée contre une puissance occupante, devraient-ils déposer les armes alors qu'Israël, la force d'occupation illégale, n'est pas tenu de le faire ?
De quel droit les États-Unis peuvent-ils mettre en place un « gouvernement de transition temporaire » – le soi-disant « Conseil de paix » de Trump et Tony Blair – qui met de côté le droit des Palestiniens à l'autodétermination ? […]
Comment les Palestiniens sont-ils censés se résigner à accepter une « barrière de sécurité » israélienne aux frontières de Gaza, confirmation que l'occupation va se poursuivre ?
Comment une proposition peut-elle ignorer le génocide au ralenti et l'annexion de la Cisjordanie ?
Pourquoi Israël, qui a détruit Gaza, n'est-il pas tenu de payer des réparations ?
Que doivent penser les Palestiniens de la demande formulée dans la proposition visant à « déradicaliser » la population de Gaza ? Comment cela pourrait-il être réalisé ? Par des camps de rééducation ? Une censure généralisée ? La réécriture des programmes scolaires ? L'arrestation des imams fautifs dans les mosquées ?
Et qu'en est-il de la rhétorique incendiaire régulièrement employée par les dirigeants israéliens qui décrivent les Palestiniens comme des « animaux humains » et leurs enfants comme des « petits serpents » ?
« Tout Gaza et tous les enfants de Gaza devraient mourir de faim », a déclaré le rabbin israélien Ronen Shaulov. « Je n'ai aucune pitié pour ceux qui, dans quelques années, grandiront et n'auront aucune pitié pour nous. Seule une cinquième colonne stupide, qui déteste Israël, a de la pitié pour les futurs terroristes, même s'ils sont encore jeunes et affamés aujourd'hui. J'espère qu'ils mourront de faim, et si quelqu'un a un problème avec ce que j'ai dit, c'est son problème. »
Les accords de Camp David, signés en 1978 par le président égyptien Anwar Sadat et le Premier ministre israélien Menachem Begin — sans la participation de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) — ont conduit au traité de paix égypto-israélien de 1979, qui a normalisé les relations diplomatiques entre Israël et l'Égypte.
Les phases suivantes des accords de Camp David, qui comprenaient la promesse d'Israël de résoudre la question palestinienne avec la Jordanie et l'Égypte, d'autoriser l'autonomie palestinienne en Cisjordanie et à Gaza dans un délai de cinq ans et de mettre fin à la construction de colonies israéliennes en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, n'ont jamais été mises en œuvre.
Les premiers accords d'Oslo, signés en 1993, ont vu l'OLP reconnaître le droit d'Israël à exister et Israël reconnaître l'OLP comme le représentant légitime du peuple palestinien. Cependant, il s'ensuivit une perte de pouvoir de l'OLP et sa transformation en une force de police coloniale.
Oslo II, signé en 1995, détaillait le processus menant à la paix et à la création d'un État palestinien. Mais lui aussi fut mort-né. Il stipulait que toute discussion sur les « colonies » juives illégales devait être reportée jusqu'aux négociations sur le statut « final ».
À cette date, le retrait militaire israélien de la Cisjordanie occupée devait être achevé. Le pouvoir devait être transféré d'Israël à l'Autorité palestinienne, censée être temporaire. Au lieu de cela, la Cisjordanie a été divisée en zones A, B et C. L'Autorité palestinienne avait un pouvoir limité dans les zones A et B, tandis qu'Israël contrôlait l'ensemble de la zone C, soit plus de 60 % de la Cisjordanie.
Le droit des réfugiés palestiniens à retourner sur les terres historiques que les colons juifs leur avaient prises en 1948 lors de la création d'Israël – un droit inscrit dans le droit international – a été abandonné par le premier responsable de l'OLP, Yasser Arafat. Cela a immédiatement aliéné de nombreux Palestiniens, en particulier ceux de Gaza, où 75 % de la population est composée de réfugiés ou de descendants de réfugiés.
En conséquence, de nombreux Palestiniens ont abandonné l'OLP au profit du Hamas. Le philosophe palestinien Edward Said a qualifié les accords d'Oslo d'« instrument de capitulation palestinienne, de Versailles palestinien » et a fustigé Arafat en le qualifiant de « Pétain des Palestiniens ».
Les retraits militaires israéliens prévus dans le cadre des accords d'Oslo n'ont jamais eu lieu. Il y avait environ 250.000 colons juifs en Cisjordanie lorsque les accords d'Oslo ont été signés. Leur nombre est aujourd'hui passé à au moins 700.000.
Le journaliste britannique Robert Fisk a qualifié Oslo de « simulacre, de mensonge, de stratagème visant à piéger Arafat et l'OLP afin qu'ils renoncent à tout ce qu'ils avaient recherché et pour quoi ils s'étaient battus pendant plus d'un quart de siècle, une méthode visant à créer de faux espoirs afin d'émasculer l'aspiration à la création d'un État ».
Israël a rompu unilatéralement le dernier cessez-le-feu de deux mois le 18 mars dernier en lançant des frappes aériennes surprises sur Gaza.
Le bureau de Netanyahu a affirmé que la reprise de la campagne militaire était une réponse au refus du Hamas de libérer les otages, à son rejet des propositions de prolongation du cessez-le-feu et à ses efforts de réarmement. Israël a tué plus de 400 personnes lors de l'assaut initial mené pendant la nuit et en a blessé plus de 500, massacrant et blessant des gens dans leur sommeil.
L'attaque a fait échouer la deuxième phase de l'accord, qui aurait vu le Hamas libérer les captifs masculins encore en vie, civils et soldats, en échange de prisonniers palestiniens et de l'établissement d'un cessez-le-feu permanent, ainsi que de la levée éventuelle du blocus israélien de Gaza.
Israël mène des attaques meurtrières contre Gaza depuis des décennies, qualifiant cyniquement les bombardements de « tonte de la pelouse ». Aucun accord de paix ou de cessez-le-feu n'a jamais fait obstacle à cela. Celui-ci ne fera pas exception.
Cette saga sanglante n'est pas terminée. Les objectifs d'Israël restent inchangés : la dépossession et l'effacement des Palestiniens de leur terre.
La seule paix qu'Israël entend offrir aux Palestiniens est celle de la tombe.
Ceci est une version abrégée d'un article qui a été publié pour la première fois par Chris Hedges sur Substack le 11 octobre 2025.
14.10.2025 à 10:37
À 4h45 du matin, Sandra Moreno est déjà debout. Elle se déplace sans bruit pour ne pas réveiller ses parents, se prépare en vitesse avant d'affronter la circulation de Bogota pour se rendre au centre de soins pour personnes âgées où elle travaille depuis trois ans. Après des études en pédagogie de la petite enfance, son parcours l'a menée vers les soins aux personnes âgées, une tâche qu'elle assume aujourd'hui avec dévouement et patience.
La journée commence par un « tinto » (café) ou une (…)
À 4h45 du matin, Sandra Moreno est déjà debout. Elle se déplace sans bruit pour ne pas réveiller ses parents, se prépare en vitesse avant d'affronter la circulation de Bogota pour se rendre au centre de soins pour personnes âgées où elle travaille depuis trois ans. Après des études en pédagogie de la petite enfance, son parcours l'a menée vers les soins aux personnes âgées, une tâche qu'elle assume aujourd'hui avec dévouement et patience.
La journée commence par un « tinto » (café) ou une « agua aromática » (tisane) servis aux résidents. « Il leur arrive de se disputer rien que pour ça », dit Mme Moreno. Les heures s'écoulent entre routines, exercices physiques et activités récréatives. Une vigilance constante est de mise pour prévenir les chutes ou gérer les crises. Beaucoup sont atteints de la maladie d'Alzheimer, de démence ou de dépression. D'autres cherchent simplement quelqu'un qui les écoute.
Puis, arrive la fin de service, mais toujours pas de repos pour Mme Moreno. De retour à la maison, elle est attendue par ses parents, tous deux âgés et à la santé fragile. Elle s'occupe des rendez-vous médicaux, récupère les médicaments, organise les examens. « Tout repose sur moi », dit-elle. Comme elle n'a pas de voiture, pour emmener son père chez le médecin, il faut souvent payer des taxis. « C'est compliqué », confie-t-elle.
« On se sent des fois comme des machines à soigner. On oublie que nous sommes aussi des personnes, avec nos besoins et nos émotions propres. Parfois, j'ai l'impression d'aligner une double, voire une triple journée de travail. »
Bien qu'elle ait un emploi stable et bénéficie de la sécurité sociale, elle estime que ni le salaire ni la reconnaissance ne sont à la hauteur des efforts qu'elle fournit dans le cadre de son travail. Jour après jour, lorsqu'elle entame sa journée à l'aube, Mme Moreno confirme une vérité inconfortable : en Colombie, les soins aux personnes âgées incombent principalement aux femmes comme elle, qui elles aussi vieillissent, elles aussi se fatiguent et elles aussi ont besoin qu'on s'occupe d'elles.
En Amérique latine et dans les Caraïbes, au moins 8 millions de personnes âgées nécessitent une aide pour des activités aussi élémentaires que manger, s'habiller et se laver, selon une étude de l'Organisation panaméricaine de la santé et de la Banque interaméricaine de développement (BID). Ce chiffre pourrait tripler d'ici à 2050 du fait du vieillissement de la population.
Derrière cette demande croissante, on observe une constante : la majorité des soignants sont des femmes. Ainsi, en Colombie, 6,2 millions de personnes (de tous âges) ont besoin de soins directs, et les femmes assument 76,2 % ces tâches non rémunérées au sein des foyers.
Pour Diana Cecilia Gómez, responsable chargée des questions de genre auprès de la Confederación de Trabajadores de Colombia (CTC), le pays a pris des mesures importantes pour rendre ce travail plus visible. « L'une des étapes importantes a été l'évaluation de la part de cette activité dans l'économie nationale, et donc de sa contribution réelle à l'économie », explique-t-elle.
Le travail non rémunéré représente, à lui seul, environ 20 % du PIB de la Colombie. S'il était rémunéré, il serait le secteur économique le plus important du pays, avant le commerce ou l'administration publique.
Cependant, le problème de l'inégalité reste entier. Alors que les hommes consacrent en moyenne deux à trois heures par jour aux tâches de soins, les femmes y consacrent jusqu'à sept heures par jour. Pour Mme Gómez, cet écart se traduit par un épuisement physique et émotionnel, mais aussi par des parcours de vie marqués par un investissement personnel constant, souvent non reconnu.
Susana Barria, secrétaire sous-régionale de l'Internationale des services publics (ISP) pour la région andine, parle d'une crise structurelle. Pour elle, le problème réside dans le fait que les soins sont considérés comme relevant de la responsabilité des familles et, au sein de celles-ci, des femmes. « Nous ne pouvons pas continuer à en faire une question exclusivement familiale [privée] ; il s'agit d'une question sociétale, et l'État a un rôle essentiel à jouer en ce sens », a-t-elle déclaré.
Cette réalité, Mme Moreno la vit personnellement. « Parfois, on a l'impression de n'exister que pour s'occuper des gens. Mais nous avons nous aussi des familles, et nous les laissons de côté pour faire ce travail. Cela, la société ne le voit pas. »
Un fardeau qui n'est pas individuel, mais culturel. Selon María Yolanda Castaño, secrétaire chargée des questions de genre à la Confederación General del Trabajo (CGT) : « Historiquement, le machisme a assigné la responsabilité des soins aux femmes, avec une très faible participation des hommes. Il s'agit d'un modèle culturel qui a perpétué les inégalités et limité le développement personnel et professionnel des femmes. »
En approuvant, en février 2025, la première politique nationale de soins (CONPES 4143), la Colombie a franchi une étape importante. Le pays a, pour la première fois, reconnu les soins comme un droit, et ce non seulement pour les personnes qui en bénéficient – enfants, personnes âgées ou personnes en situation de handicap – mais aussi pour les personnes qui les dispensent, dont la plupart sont des femmes.
Cette politique prévoit une approche intégrée : redistribution des soins entre l'État, les familles et la société ; renforcement des services publics et communautaires ; et transformation des modèles culturels qui ont historiquement placé cette responsabilité sur les épaules des femmes. Il s'agit d'un engagement ambitieux, avec un investissement projeté jusqu'en 2034.
Mais au-delà de l'annonce, des questions demeurent : comment la politique sera-t-elle mise en œuvre dans les territoires ? Quelles ressources réelles y aura-t-il pour mettre en pratique les changements promis ? Comment garantir que les travailleuses comme Mme Moreno voient des améliorations concrètes dans leurs conditions de travail ?
Mme Gómez se félicite des progrès accomplis :
« Il est essentiel que le rôle des soins communautaires soit reconnu. Mais la visibilité ne suffit pas : le travail doit être rémunéré, avec des garanties pour les personnes qui l'exercent. C'est un travail qui exige du temps, des formations et des ressources. »
À l'échelle internationale, Mme Barria rappelle que la Cour interaméricaine des droits de l'homme a déjà reconnu les soins comme un droit à part entière. Cela oblige les États à garantir des conditions dignes aux personnes qui les prodiguent.
Pour des travailleuses comme Sandra Moreno, un tel soutien est indispensable : « Il y a énormément de choses à améliorer : les horaires, les salaires et la formation, pour pouvoir continuer à progresser. Parfois, j'ai l'impression que nous sommes considérées uniquement comme des aides-soignantes, et non comme des professionnelles. »
Et Mme Castaño, de la CGT, d'ajouter : « La politique nationale de soins (CONPES 4143) a été approuvée, mais nous ne savons toujours pas comment elle sera mise en œuvre. [Aussi] il est urgent que le mouvement syndical assume un rôle critique vis-à-vis du gouvernement et exige des mécanismes clairs d'articulation avec les organisations syndicales pour en garantir l'application. »
Bien que cette politique représente une avancée importante, sa mise en œuvre ne fait que commencer. Pour qu'elle ne reste pas lettre morte, il faudra une volonté politique, une participation sociale et l'engagement actif de l'État.
Alors que la politique est toujours en cours de mise en œuvre, la réalité des personnes soignantes reste marquée par le surmenage, l'informalité et l'absence de garanties en matière d'emploi. Au niveau régional, une enquête de la BID montre que de nombreuses personnes soignantes travaillent sans formation adéquate, ce qui accentue la précarité et nuit également à la qualité des soins.
Selon Mme Barria, même dans les institutions publiques, jusqu'à 80 % des contrats sont des contrats de prestation de services (OPS), sans stabilité ni sécurité sociale. « Les conditions sont très précaires, et cela a été rendu invisible dans le débat public », avertit-elle.
Cette précarisation est aussi le reflet d'inégalités internes. La responsable syndicale de la CTC l'explique clairement : « Dans une maison de repos semi-privée, il se peut que l'administratrice et l'une ou l'autre infirmière bénéficient de certaines prestations. Par contre, la femme de ménage – qui prodigue elle aussi des soins – ne bénéficiera probablement pas des mêmes conditions. »
En tant que travailleuse du secteur, il s'agit d'une réalité que Mme Moreno connaît bien : nombre de ses collègues travaillent sans contrat stable ni prestations, et elle sait ce que représente la charge des soins. « On est débordé par tout ce que l'on vit [au travail]. Il m'arrive de rentrer chez moi frustrée par des problèmes que je n'ai pas pu résoudre, et il n'y a personne pour nous écouter. Nous devrions bénéficier d'un soutien [psychologique] professionnel, de quelqu'un qui nous soutienne. Parce que ce travail est également épuisant sur le plan émotionnel. »
Leur expérience révèle un aspect passé sous silence : la charge émotionnelle des soins. Au manque de reconnaissance professionnelle s'ajoute le manque d'attention et d'accompagnement pour les aides-soignantes.
Aux yeux de Mme Castaño, il est essentiel de professionnaliser le secteur des soins. « Il ne suffit pas de formaliser. Nous devons avancer dans la certification et la reconnaissance des prestataires de soins. Nous devons identifier les obstacles, concevoir des stratégies durables et comprendre réellement les besoins des personnes qui travaillent dans ce secteur », insiste-elle.
Au-delà de l'absence de politiques ou de ressources, une idée profondément ancrée persiste : celle que les soins relèvent de la responsabilité naturelle des femmes. Mme Gómez, de la CTC, le résume ainsi : « Être infirmière, enseignante ou aide-soignante est considéré comme une extension du rôle de mère. Et, de même que le féminin est sous-évalué, les soins sont sous-évalués. »
La remise en cause de cette vision passe par la transformation des pratiques quotidiennes. Mme Gómez souligne que les syndicats peuvent impulser le changement en soutenant, par exemple, le congé de paternité. « Montrer que les hommes ont eux aussi des responsabilités en matière de soins est un moyen concret de construire l'égalité », dit-elle. Et d'ajouter : « Le travail à la maison ne se fait pas tout seul. Le reconnaître, c'est assumer qu'il s'agit d'une responsabilité partagée. »
Mme Moreno parle en connaissance de cause. « J'aimerais pouvoir dire “Je ne veux pas m'occuper de vous aujourd'hui”. J'aimerais sentir que j'ai le droit de me reposer, le droit qu'on s'occupe de moi. Mais ça, personne n'y pense. Alors, quelle est ma place en tant qu'être humain ? »
Avec sa longue expérience de syndicaliste, Mme Castaño reconnaît qu'il n'existe toujours pas de proposition claire pour formaliser le travail de soins non rémunéré au sein des ménages.
Cette omission interpelle même les syndicats, qui ont longtemps laissé les soins en marge de leurs priorités. Rompre avec cette inertie implique, selon la CGT, d'ouvrir le débat, de renforcer l'articulation sociale et d'avancer vers une réelle coresponsabilité. Il s'agit d'éviter de tomber dans des visions qui perpétuent les stéréotypes de genre, tout en exigeant des services publics et des politiques qui reconnaissent les soins comme un axe central de la vie sociale.
Pendant des années, les soignantes – à l'intérieur et à l'extérieur du foyer – ont travaillé en silence, assumant dans la solitude une responsabilité rarement remise en question. Aujourd'hui, les syndicats commencent à ouvrir des espaces pour que leurs voix soient entendues, reconnaissant que les soins sont aussi un terrain de lutte politique.
« En Colombie, un long travail de réflexion doit encore être mené pour dépasser l'assistanat et parvenir à de véritables politiques de qualité de vie pour les personnes âgées et les personnes qui prennent soin d'elles », affirme Mme Gómez.
Pour sa part, Mme Barria, de l'Internationale des services publics, souligne l'importance de l'organisation collective.
« Beaucoup de travailleuses du soin se sentent seules. La solidarité internationale permet de s'assurer que leurs revendications ne se cantonnent pas au niveau local ; lorsqu'un conflit devient visible à l'extérieur, il génère une pression politique », explique-t-elle.
Le défi, insiste María Yolanda Castaño de la CGT, est avant tout politique. Pour que la politique de soins ne reste pas lettre morte, les syndicats doivent jouer un rôle actif vis-à-vis de l'État. Sans cette participation, souligne-t-elle, il sera difficile d'obtenir des changements concrets.
L'avenir de la politique de soins en Colombie est en jeu : elle peut soit se transformer en un outil permettant de rendre des vies dignes, soit être reléguée au rang des promesses non tenues. Enfin, les soins ont fait leur entrée dans l'agenda politique, avec des responsabilités qui ne peuvent plus être reportées.
Pour Susana Barria, de l'ISP, la région andine a une dette historique à la fois envers les personnes âgées et envers celles qui s'occupent d'elles. Selon la syndicaliste, ni le secteur public ni le secteur privé n'offrent actuellement des services suffisants ou des conditions décentes à ces travailleuses essentielles. La pandémie a, par ailleurs, mis en évidence le fait que les soins ne peuvent plus être considérés comme une marchandise.
« Il s'agit de vies humaines, de personnes vulnérables. Cela ne peut être laissé aux mains du marché, mais doit être reconnu comme un bien public et un droit », insiste-elle.
Bien que dans certains pays la prestation des services de soins ait été confiée à des entreprises privées, dans une grande partie du continent américain, les services de soins restent inégaux et limités. C'est pourquoi la Colombie se voit confrontée au défi de reconnaître que garantir les soins relève de la responsabilité de l'État.
Sans un leadership public clair et engagé, avertit la représentante de l'ISP, l'inégalité continuera à déterminer qui reçoit des soins et qui est laissé de côté.
Pendant ce temps, des femmes comme Sandra Moreno continuent de se lever avant l'aube. « Je suis une oreille attentive aux histoires, une gardienne de la mémoire et une facilitatrice de moments de paix dans l'étape la plus sage : la vieillesse », dit-elle.
Ses paroles nous ramènent à la question fondamentale : qui est là pour s'occuper des aides-soignantes ?
Valoriser les soins, rémunérés ou non, c'est reconnaître une vérité souvent ignorée mais qui sous-tend tout le reste : sans les personnes soignantes – dans les foyers, les maisons de repos, les hôpitaux et dans tant d'autres espaces où la vie est protégée – c'est simple, rien ne fonctionnerait. Le travail de soin n'a rien d'ordinaire, il permet à la vie de suivre son cours et est « essentiel à tout autre travail ».
13.10.2025 à 09:59
Entre 1948 et 2012, le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient considérés comme implicitement protégés par l'ONU (à travers les conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT).
Pourtant, ces dernières années, la pression qui pèse sur ces deux droits s'est intensifiée partout dans le monde et s'accompagne d'un nombre croissant de violations et d'actes d'intimidation. La montée en puissance des politiques néolibérales incite de nombreux gouvernements à (…)
Entre 1948 et 2012, le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient considérés comme implicitement protégés par l'ONU (à travers les conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT).
Pourtant, ces dernières années, la pression qui pèse sur ces deux droits s'est intensifiée partout dans le monde et s'accompagne d'un nombre croissant de violations et d'actes d'intimidation. La montée en puissance des politiques néolibérales incite de nombreux gouvernements à tenter de les entraver par de nouvelles lois, limitant ainsi les effets perturbateurs des grèves, ce qui les rend pratiquement inopérantes comme outil de pression et de défense des classes populaires.
La reconnaissance unanime de ces droits a commencé à évoluer en 2012, lorsque le syndicaliste britannique Guy Ryder a été nommé directeur général de l'OIT. Ce dernier s'est engagé à réformer cet organisme des Nations unies afin de lui conférer une plus grande autorité pratique dans la protection internationale des droits des travailleurs dans le monde entier.
Le fonctionnement de l'OIT repose sur un système tripartite, articulé autour d'un dialogue social constant entre les représentants des 187 États membres et, au travers d'associations internationales, le patronat (les entreprises) et les syndicats (les travailleurs) du monde entier. En juin de chaque année, l'organisation organise la Conférence internationale du travail et, depuis la session de 2012, le patronat conteste l'idée que la Convention 87 de l'OIT garantit implicitement le droit de grève, ce qui était pourtant le cas depuis 64 ans.
L'organisation fait donc l'objet d'un boycott de la part des employeurs, car le principal mécanisme permettant de veiller au respect des principes normatifs de l'OIT, à savoir la Commission de l'application des normes (CAN), est paralysé : chaque fois que des travailleurs signalent des violations concrètes du droit de grève dans un pays (c.-à-d. une violation implicite de la Convention 87), le patronat nie le principe même (que ce droit est reconnu par l'OIT), et toutes les procédures de plainte sont suspendues. La situation en est arrivée à un point tel que cela fait 13 ans que l'OIT n'est même plus en mesure d'élaborer ses rapports annuels sur la situation mondiale des droits des travailleurs. La Confédération syndicale internationale (CSI) propose le sien depuis 2014, mais sans la reconnaissance tripartite implicite dont bénéficiaient ceux de l'OIT.
Quinze ans d'attaques préméditées ont fini par détériorer le droit de grève partout dans le monde. Selon les données de l'Indice CSI des droits dans le monde de 2025, le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays (soit 87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. Par ailleurs, le droit des travailleurs à négocier collectivement leurs conditions de travail a été gravement restreint ou est inexistant dans 121 pays (soit 80 %, c'est-à-dire 34 pays de plus qu'en 2014).
La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région où (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) on observe une tendance croissante à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves de la part des gouvernements de droite, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes.
L'Europe, qui, au cours de la dernière décennie, a connu la plus forte détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde, tente de plus en plus de limiter juridiquement la portée et les conditions dans lesquelles il est permis de déclencher une grève.
Ces revirements politiques, d'influence néolibérale, visent à établir une définition excessivement large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », de manière à neutraliser, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail. L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.
« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales. « Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique permet la grève, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », continue-t-il.
Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023 et sur le point d'être abrogée aujourd'hui. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires.
Politiquement, la réponse tient à la capacité des classes travailleuses à prendre conscience de la situation et à voter pour des partis qui défendent leurs droits en tant que travailleurs. Socialement, en n'oubliant pas que l'union fait la force : si les travailleurs n'unissent pas leurs forces et ne se soutiennent pas mutuellement dans un esprit de solidarité, il leur sera impossible de se défendre contre les abus.
D'un point de vue juridique, malgré l'opposition du patronat international, au sein de l'OIT, les représentants des travailleurs et d'une grande partie des 187 États membres (y compris ceux de l'UE et des États-Unis, avant Trump) ont voté pour porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, sous la forme d'une demande d'avis consultatif, afin qu'elle se prononce (et fasse ainsi jurisprudence) sur la question de savoir si les droits de grève et de négociation collective sont protégés ou non par les conventions de l'OIT. La procédure est en cours.
Un avis négatif aurait pour conséquence de renforcer la volonté du patronat de négocier un protocole spécifique sur la grève (inexistant jusqu'à présent) qui limiterait la protection internationale de ce droit, telle qu'elle était implicitement reconnue par toutes les parties jusqu'en 2012. En cas de réponse positive de la CIJ, le patronat serait à court d'arguments pour continuer à boycotter l'OIT de l'intérieur, même si, sur le plan politique, l'opposition néolibérale continuera son bras de fer avec les droits des travailleurs acquis dans tous les pays.
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– Plongée dans l'histoire de la construction d'un droit international à la grève (Le Monde Diplomatique) et l'histoire des grèves depuis l'Antiquité (RFI)
- Voir la campagne de la CSI Pour la démocratie.
07.10.2025 à 15:33
Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au (…)
Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au sein de la Confédération syndicale internationale (CSI), au sujet de ce qu'il décrit comme le « tournant dystopique » que prend la démocratie mondiale.
Votre précédent rapport, publié en septembre 2024, sur les entreprises qui menacent la démocratie, ne se focalisait pas sur un secteur particulier. Pourquoi vous être concentré sur le secteur militaire cette fois-ci ?
Cette année marque le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et, dans le même temps, le 80e anniversaire de la dernière fois qu'une arme nucléaire a été utilisée. Cette commémoration intervient à un moment où nous assistons à une forte poussée vers le réarmement en Europe, aux États-Unis et dans le monde, ce qui se traduit par un transfert important de ressources depuis des programmes sociaux et de protection vers l'industrie de l'armement. Nous avons donc estimé que le moment était opportun.
Les pays européens déclarent devoir détourner leurs dépenses sociales vers la défense, car la Russie représente une menace existentielle. Que répondez-vous à cela ?
Qu'il est impossible de protéger un mode de vie en le privant de financement. Cette idée qui veut que la Russie, huitième économie mondiale, est tellement puissante et représente une telle menace que l'Union européenne et le Royaume-Uni sont contraints de supprimer les éléments mêmes qui font de ces pays des endroits où il fait bon vivre pour beaucoup (pas tous) et que cela permettrait d'une manière ou d'une autre de réduire la menace existentielle… est de la folie.
J'ai vécu aux États-Unis pendant presque toute ma vie, un pays qui a investi des sommes absurdes dans la production d'armes en invoquant le même prétexte que cela nous protégerait de l'Union soviétique, ou pendant la guerre contre le terrorisme, ou maintenant de la Chine. La réduction des investissements dans les domaines de la santé, de l'éducation et de la Sécurité sociale, au profit de l'armement, a entraîné une détérioration de l'économie, un déclin de la démocratie et une population asphyxiée par la désinformation, avec des syndicats brisés et détruits.
Je ne comprends pas pourquoi quelqu'un voudrait suivre ce modèle.
La course aux armements n'a généralement pas permis d'améliorer le logement, les soins de santé ou l'éducation des classes populaires ni d'augmenter le niveau de vie de la grande majorité des travailleurs. Les menaces belliqueuses et l'attitude va-t-en-guerre sont les derniers recours politiques d'une classe dirigeante qui a renoncé à améliorer la société par d'autres moyens.
Certes, la militarisation croissante de l'économie mondiale détourne des fonds destinés aux dépenses sociales, mais en quoi cela menace-t-il la démocratie ?
Le détricotage des filets de sécurité sociale constitue une attaque directe contre la démocratie, car il déstabilise des sociétés déjà instables. Nous assistons à une augmentation rapide et spectaculaire des inégalités entre les très riches et le reste de la population. Or, historiquement, lorsque de telles circonstances se produisent, les populations ont tendance à se tourner vers des formes de gouvernement autoritaires pour tenter de faire bouger les choses.
Malheureusement, au cours des deux dernières décennies, la démocratie n'a pas réussi à apporter les progrès matériels dont les travailleurs ont besoin. Le transfert de richesses des classes populaires, déjà insuffisamment soutenues, vers quelques entreprises détenues par les personnes les plus riches de la planète (et le fait de permettre à ces entreprises et à leurs PDG de réinvestir directement cet argent dans des factions et des partis politiques d'extrême droite qui rêvent d'un monde sans démocratie) menace considérablement la démocratie au travail, dans la société et dans les institutions mondiales.
Quel impact le génocide mené par Israël à Gaza a-t-il eu sur cette question ?
On observe une relation symbiotique troublante entre les gouvernements d'extrême droite et l'industrie mondiale de l'armement. Des gouvernements comme celui d'Israël privilégient le contrôle coercitif plutôt que la démocratie ou les droits humains. Cette relation est particulièrement préoccupante, car Amazon Web Services a conclu un accord de 1,2 milliard de dollars US (environ 1 milliard d'euros) avec Google et le gouvernement israélien pour surveiller les territoires palestiniens illégalement occupés.
La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, a cité Amazon pour son soutien à l'infrastructure cloud dans cette région. Les responsables militaires israéliens ont décrit cette infrastructure comme « une arme dans tous les sens du terme », utilisée pour la surveillance ciblée. Il faut également mentionner Palantir, dont les contrats avec le gouvernement israélien font l'objet d'un examen attentif. Un investisseur norvégien a renoncé à investir dans cette entreprise en raison de son implication dans des violations du droit international humanitaire. Les choses prennent une tournure dystopique.
Trois des entreprises citées — Amazon, Meta et Vanguard — figuraient déjà dans votre rapport de l'année dernière. Comment avez-vous choisi ces sept-là ?
Les grands ensembles de données collectés auprès de nos partenaires et nos propres rapports internes ont été notre point de départ. Nous avons recensé dans la colonne A des centaines et des centaines d'entreprises qui se sont vu infliger des amendes importantes pour violation des lois sur l'environnement, la protection des consommateurs et le droit du travail. Nous avons ensuite examiné les études existantes réalisées par des organismes de surveillance des entreprises et, dans la colonne B, nous avons examiné une base de données des acteurs d'extrême droite (leaders de réseaux, orateurs, politiciens, hommes d'affaires). Nous avons ensuite développé un outil permettant de parcourir le Web afin de cartographier les connexions entre la colonne A et la colonne B.
Des milliers de connexions, de notes et de liens vers des rapports et des articles ont ainsi été générés. Grâce à toutes ces données, nous avons dressé une liste succincte d'entreprises présentant des connexions plus fortes et ne faisant aucun effort pour améliorer leur comportement.
Pourquoi sept, me direz-vous ? À vrai dire, nous aurions pu dresser une liste de 70 ou 700 entreprises. Le choix est emblématique. Ce sont les pires parmi leurs pairs, mais les mauvais acteurs sont nombreux, c'est pourquoi nous établissons cette liste chaque année. Il se trouve que, cette année, ce sont les mêmes entreprises que l'année dernière qui apparaissent dans cette liste.
C'est un cercle vicieux. Les mêmes entreprises avec lesquelles nous négocions et contre lesquelles nous faisons grève nous répètent sans cesse qu'elles n'ont pas les moyens d'offrir de meilleurs salaires ou avantages sociaux à leurs employés, alors qu'elles engrangent des bénéfices démesurés et versent des primes scandaleuses à leurs PDG milliardaires. Ces entreprises investissent également une partie de cet argent dans un lobbying agressif visant à s'offrir une tribune ou soutenir une réglementation laxiste des mêmes forces politiques d'extrême droite qui, une fois au pouvoir, s'opposent farouchement aux syndicats et accordent d'importants cadeaux fiscaux à ces mêmes milliardaires.
Parmi les trois sociétés que nous avons à nouveau choisies cette année, Vanguard est un pilier de l'investissement institutionnel mondial. Dès qu'une importante pression de l'extrême droite s'est exercée sur elle pour qu'elle abandonne les règles ESG [environnementales, sociales et de gouvernance], autrement qualifiées de « wokes », elle s'en est complètement détournée. Elle est connue pour ne pas dialoguer avec les investisseurs activistes. C'est également le plus grand investisseur mondial dans la production d'armes nucléaires.
La société Meta est l'une des rares entreprises à avoir répondu l'année dernière lorsque nous l'avons nommée. Elle a évoqué de nombreuses politiques qui, au moment où nous avons commencé nos recherches cette année, avaient déjà été écartées afin de s'attirer les faveurs de l'extrême droite. À nos yeux, cela signifiait que nous devions nous pencher à nouveau sur leur cas et, dès que nous l'avons fait, nous avons constaté qu'ils s'étaient encore davantage déplacés vers l'extrême droite et s'étaient ouverts à plus de contrats militaires.
La façon dont les services Web d'Amazon sont mis en action pour faciliter la guerre est particulièrement choquante. Tout en aidant les militaires à mettre en œuvre l'intelligence artificielle (IA), l'entreprise a simultanément fait pression pendant au moins une décennie pour qu'aucune réglementation ne soit appliquée à l'IA. Elle est donc favorable à un déploiement irresponsable et non réglementé de l'IA à des fins militaires. Contrairement à d'autres entreprises, Amazon a été pénalisé au Brésil, au Canada, en Espagne, en France, en Italie, au Japon et en Pologne, et les lobbyistes de l'entreprise sont désormais interdits d'accès au Parlement européen.
Laquelle de ces sept entreprises autorise les syndicats ?
La seule entreprise notablement antisyndicale est Northrop Grumman, troisième fabricant d'armes au monde, mais premier fabricant d'armes nucléaires. Alors que certains de ses concurrents affichent un taux de syndicalisation de 20 %, le sien n'est que de 4 %. Il s'agit d'un secteur industriel traditionnel, mais, même parmi ses pairs, son taux de syndicalisation est très faible. Par ailleurs, l'entreprise délocalise ses activités des régions fortement syndiquées vers les États-Unis, dans les États avec les pires lois du travail, ce qui réduit encore davantage son taux de syndicalisation au fil du temps.
Comment ces sept entreprises sont-elles parvenues à contourner le système décisionnel normal pour influencer, voire déterminer, les résultats politiques ?
Ces entreprises possèdent des actifs qui dépassent de loin ceux de nombreux pays. Leur décision d'installer (ou non) leurs activités à un endroit peut affecter considérablement l'économie de nations entières. Dans des zones plus étendues, comme l'UE ou les États-Unis, nous constatons comment elles transforment leurs activités commerciales en une forme de lobbying. Elles inaugurent des installations dans certaines circonscriptions électorales pour s'attirer des faveurs ou offrent des récompenses. Elles financent des think tanks, des « alliances » ou des associations afin de produire des rapports favorables à leurs positions. Ces derniers sont ensuite présentés lors de tables rondes avec des élus, et ces rapports et leurs statistiques sont cités comme étant les conclusions d'un tiers par les élus pour expliquer leurs décisions législatives.
Les fonds considérables disponibles à cette fin et l'affaiblissement des lois relatives aux dépenses des entreprises, aux études bidon, au lobbying et à l'accès aux représentants élus… tout cela forme une déferlante dont la hauteur dépasse largement celle des digues en présence. Et ces éléments commencent à apparaître comme des fatalités, car les autres données sont sous-financées et ne peuvent exercer la même influence.
Voyez-vous une menace explicite peser sur la démocratie représentative, comme dans les années 1930 lorsque Ford et d'autres ploutocrates avaient financé des fascistes, ou plutôt une continuation du processus d'érosion de la démocratie auquel nous assistons depuis des décennies ?
Je pense que les deux tendances convergent. Nous avons vu des menaces explicites. Le président des États-Unis [Donald Trump] en profère tout le temps. « Peut-être que les gens aimeraient avoir un dictateur. » Mais je constate également une accélération de l'érosion. Nous n'observons pas encore une volonté d'abandonner la démocratie, mais vous voyez des penseurs de premier plan au sein de ces mouvements, notamment Peter Thiel de Palantir, déclarer ouvertement qu'il ne pense pas que la démocratie et la liberté soient compatibles tout en se présentant comme un combattant pour la liberté. L'idée de devenir ouvertement autoritaire fait son chemin, mais je trouve l'érosion tout aussi insidieuse.
D'une certaine manière, c'est encore pire, car cela permet de maintenir une façade démocratique, comme l'a fait Saddam Hussein avec ses scrutins de 90 % des voix ou comme la Biélorussie et la junte birmane aujourd'hui. Même les champions de la démocratie libérale traditionnelle ne défendent pas la démocratie économique sur le lieu de travail, ni la représentation au sein des conseils d'administration, ni un contrôle accru par les travailleurs par l'intermédiaire de coopératives. La démocratie que réclament les membres de nos syndicats est le désir de contrôler collectivement tous les aspects de leur vie, avec les autres travailleurs de leur communauté, de leur lieu de travail et de leur pays.
Certaines entreprises dont vous parlez disposent de plus d'argent que certains gouvernements. Comment peut-on à nouveau contrôler leur pouvoir ?
L'une des opportunités qu'offre le système multilatéral réside dans les négociations qui auront lieu l'année prochaine en vue de conclure une convention fiscale des Nations unies visant à créer un système auquel les entreprises ne peuvent pas simplement recourir à la coercition ou à la menace de grèves du capital, comme elles le font lorsque les pays tentent d'augmenter leurs recettes pour scolariser leurs enfants ou offrir une certaine protection sociale.
Il en va de même pour la convention de l'Organisation internationale du Travail dans l'économie des plateformes. Nous n'essayons pas de remplacer la réglementation nationale. Les gouvernements nous disent que des normes internationales de base leur seraient extrêmement utiles pour leur donner la marge de manœuvre nécessaire pour adopter des lois nationales, sans que ces entreprises ne fassent pression. Le système international, aussi imparfait soit-il, reste le meilleur atout dont disposent les pays pour empêcher ces entreprises d'exercer une influence indue.
02.10.2025 à 11:40
02.10.2025 à 11:22
Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous (…)
- Actualité / Europe-Global, Discrimination, Emploi, Femmes, Politique et économie, Vieillissement de la population , Salman Yunus, Louise DurkinLe sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous êtes au chômage, vous devenez transparent aux yeux de tous », se souvient Jorge, aujourd'hui âgé de 59 ans.
Son témoignage cristallise une réalité qui touche des millions de personnes dans le monde : l'âgisme dans le monde du travail, une discrimination systématique qui rend les travailleurs avec des décennies d'expérience invisibles sur le marché. Pendant ce temps, dans une réalité parallèle, des pays comme le Danemark relèvent l'âge légal de la retraite à 70 ans – face à l'allongement de l'espérance de vie. « La cinquantaine d'aujourd'hui n'est pas celle d'il y a 20 ans. Nous pouvons voyager, aller au ski, pourquoi ne pas travailler ? », s'interroge Jorge, avec une énergie et un sens de l'humour enviables.
Cette exclusion est encore plus marquée si vous êtes une femme et une migrante. Cecilia Huané est arrivée à Barcelone de Lima en février 2023, à l'âge de 48 ans, pour échapper à l'insécurité des rues du Pérou et pour offrir des possibilités d'éducation à son fils adolescent. Avec une formation en comptabilité et une expérience bancaire, elle s'est attelée « huit heures par jour » pendant des mois à envoyer des CV, mais en vain. « Au Pérou, ils annoncent directement qu'ils cherchent une assistante comptable âgée de 25 à 35 ans. Ici, ils ne le disent pas aussi ouvertement, mais vous avez une chance sur dix d'être prise », explique Cecilia, aujourd'hui âgée de 51 ans.
Les statistiques révèlent un paradoxe démographique : l'Europe est face à une urgence, elle a besoin de ses travailleurs âgés, pour leur talent, leurs contributions et la croissance du PIB, or elle les tient systématiquement à l'écart du marché du travail.
L'âgisme se nourrit d'une série d'idées préconçues, expliquent à Equal Times le syndicat espagnol CCOO et la Fédération européenne des retraités et des personnes âgées (FERPA). Parmi elles, les préjugés des employeurs quant à la « rentabilité » et à la capacité d'adaptation supposées moindres des personnes âgées. S'ajoutent à cela des niveaux d'éducation inférieurs et une faible participation à la formation continue, qui compromettent le maintien de l'emploi, des conditions de travail moins bonnes et une plus forte limitation de la santé dans les emplois physiques lorsque les postes ne sont pas adaptés, ainsi que des charges de soins et une composition du ménage qui réduisent la disponibilité (en particulier chez les femmes). Sans compter l'inadéquation engendrée par les nouvelles modalités de travail et les transitions numériques et écologiques lorsqu'elles ne sont pas assorties d'une formation spécifique.
Selon Eurofound, le nombre de personnes de 55 ans et plus occupant un emploi dans l'UE est passé de 23,8 millions en 2010 à près de 40 millions en 2023. Cependant, des inégalités criantes se font jour. Alors que l'Islande atteint un taux d'emploi de 83,7 % dans la tranche d'âge des 55-64 ans, des pays comme la Grèce stagnent à 48 % et la Turquie atteint à peine 39,6 % pour la tranche d'âge des 55-59 ans.
Selon Henri Lourdelle, conseiller spécial de la FERPA, au niveau de l'UE, les Pays-Bas (82,5 %), la Suède et l'Estonie (75 % chacun) occupent la tête du classement, tandis que « le Luxembourg et la Roumanie affichent des taux inférieurs à 50 % ».
Entrepanes Díaz présente une exception notable : Kim Díaz défend sa politique consistant à n'engager que des serveurs de plus de 50 ans : « Les meilleurs professionnels que j'ai eus, ce sont eux. C'est une question de vocation, d'éducation, de constance, parce qu'ils aiment le métier de serveur. »
Il y a dix ans, M. Díaz approchait lui-même de cet âge et était conscient du manque d'opportunités. Il reconnaît toutefois la réalité du marché : « Malheureusement, il m'est de plus en plus difficile de trouver des personnes répondant à ce profil ». Le chef d'entreprise fait allusion à la génération de serveurs professionnels de l' Espagne de la fin du 20e siècle.
Les femmes de plus de 50 ans sont, quant à elles, doublement sanctionnées, souligne M. Lourdelle : « elles présentent des taux d'emploi inférieurs à ceux des hommes (au moins 10 points de pourcentage d'écart dans la plupart des pays) et sont plus susceptibles de travailler à temps partiel ».
Répondant souvent à une quête de sécurité, physique ou économique, il arrive aussi que les migrations soient motivées par l'amour. C'est le cas de Lola Moreno, une avocate argentine de 54 ans arrivée en Espagne en 2016, dont l'expérience illustre bien la précarité que connaissent les travailleuses et travailleurs âgés. « J'avais six CV différents : un pour les supermarchés, un autre pour les travaux domestiques, un troisième qui correspondait à ma profession d'avocate, et ainsi de suite. En fin de compte, je me suis retrouvée à travailler dans un supermarché où je me sentais comme une jeune apprentie. »
Elle essaie d'en prendre son parti en valorisant le fait de sortir de sa zone de confort. « Vieillir en Argentine en poursuivant ma carrière d'avocate aurait été triste, attendu. Je serais restée dans ma zone de confort, dans ma maison. Ici, j'ai dû cohabiter avec d'autres personnes. Au début, c'était dur, mais je m'y suis habituée », dit-elle.
En dehors de l'Europe, le Japon se distingue par sa combinaison de vieillissement extrême et de politiques actives pour les travailleurs seniors (65 ans et plus) : il s'agit d'un pays fortement vieillissant qui affiche un taux d'emploi post-retraite de 25,2 %, l'un des plus élevés au monde. En vertu de la loi révisée sur la stabilisation de l'emploi des personnes âgées, les entreprises sont tenues de garantir des possibilités d'emploi jusqu'à l'âge de 70 ans (maintien de l'âge de la retraite, réembauche ou externalisation).
Par ailleurs, de nombreuses grandes entreprises (Daikin, Toyota et Hitachi, notamment) réengagent chaque année une partie de leur personnel retraité par le biais de contrats de « réemploi » (shōkutaku). Ces modalités s'inscrivent dans une culture d'entreprise axée sur le transfert de connaissances (senpai-kohai, monozukuri) et la valorisation de l'expérience. Parallèlement, le gouvernement a lancé un plan de requalification de 1.000 milliards de yens (environ 5,8 milliards d'euros) pour mettre à niveau les compétences de l'ensemble des travailleurs (et pas seulement des travailleurs âgés).
Dans cette même tranche d'âge et à l'autre extrémité du spectre, la Turquie présente à nouveau les chiffres les plus alarmants : âge effectif de départ à la retraite de 49,5 ans seulement (le plus bas de l'OCDE, selon le Panorama des pensions 2019) et seulement 30,1 % d'emploi pour la tranche d'âge 60-64 ans.
L'Espagne, quant à elle, présente un tableau contradictoire : bien qu'elle « se distingue en 2024 par l'un des taux de création d'emplois les plus élevés de l'Union européenne », il subsiste « des défis majeurs, notamment en ce qui concerne l'inclusion des travailleurs âgés sur le marché du travail », ont expliqué dans un entretien avec Equal Times des sources de la confédération syndicale espagnole CCOO. Avec seulement 61,1 % d'emplois dans la tranche d'âge des 55-64 ans, l'Espagne fait partie des pays européens qui affichent les résultats les plus faibles, loin derrière le peloton de tête des pays scandinaves.
Le syndicat demande que « les politiques actives de création d'emplois maintiennent clairement un focus sur les travailleurs âgés » et qu'elles « renforcent la lutte contre la discrimination fondée sur l'âge par le biais d'une législation spécifique ».
Dans ce pays, diverses initiatives nationales et locales tentent de réintégrer cette main-d'œuvre expérimentée. La municipalité d'El Prat de Llobregat, par exemple, concentre un nœud logistique stratégique combinant l'aéroport, le port de Barcelone et un important secteur agroalimentaire, le tout articulé autour d'un conseil municipal doté de politiques sociales fortes. Le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale, cependant près de la moitié des chômeurs appartiennent à la tranche d'âge des 50 ans et plus. Qu'est-ce qui fonctionne ? Des conseils personnalisés et des plans de réinsertion tels que Jo Puc en Xarxa, des subventions à l'embauche de 6.000 euros ou, au niveau national, la compatibilité entre retraite et emploi. En d'autres termes, une combinaison d'orientation, de formation, d'incitations et de contrats stables.
Des initiatives voient également le jour en dehors de la sphère institutionnelle et commerciale, comme Mescladís, une fondation sociale disposant de six espaces à Barcelone. Elle a permis de former plus d'un millier de personnes migrantes en 20 ans, avec un taux d'employabilité de plus de 90 %.
« Notre groupe idéal est diversifié en termes d'âge, d'origine et de genre », explique son fondateur Martín Habiague. « Quand vous avez 18 ans et que vous êtes en formation, le fait d'être accompagné par une personne expérimentée vous procure sagesse et équilibre. »
Cecilia et Lola, toutes deux bénéficiaires du programme, ont été choisies pour gérer un nouvel espace Mescladís en tant qu'indépendantes. « Au début, j'étais intimidée à l'idée de travailler à mon compte », confie Cecilia. « Mais à un moment donné, j'ai compris le risque que plus personne ne m'embauche à cause de mon âge, et qu'il valait donc mieux créer mes propres possibilités ». De nationalité brésilienne, Ester Leme, 42 ans, cheffe de cuisine et formatrice chez Mescladis, ne mâche pas ses mots : « Si je pouvais choisir qui embaucher, je demanderais une femme de plus de 40 ans ou d'une cinquantaine d'années qui est prête à travailler, parce qu'elle a bien plus à apporter qu'une personne jeune qui n'a pas encore trouvé ses marques ».
La Corée du Sud est le pays d'Asie où le vieillissement de la population est le plus accéléré, avec des prévisions de 33 % de la population âgée de plus de 65 ans d'ici 2040, selon des études sur le vieillissement de la population active. Bien que ce pays partage avec le Japon une culture du respect pour les personnes âgées, son marché du travail a eu tendance à cantonner les travailleurs âgés à des postes de moindre qualité ; des réformes récentes tentent néanmoins de remédier à cette situation.
D'autre part, bien que disposant d'un système de pension encore balbutiant, ce pays présente des défis uniques en raison de sa politique de dégressivité des salaires en fonction de l'âge, qui réduit la rémunération des travailleurs au cours des trois à cinq années précédant la retraite obligatoire à 60 ans, une pratique dénoncée par des organisations telles que HRW car engendrant une plus grande précarité. Cette situation a pour effet de décourager la poursuite de l'activité chez les plus de 50 ans et de pousser les gens à prendre une retraite anticipée.
En Chine, où il est question de la « malédiction des 35 ans » (l'âge auquel commence la discrimination en matière d'emploi), l'obligation de prendre une retraite anticipée avec des pensions modiques crée un foyer de pauvreté parmi la génération des migrants internes qui a fait le « miracle économique chinois ».
En Amérique latine, selon l'OCDE, la précarité se creuse avec l'âge : les travailleurs âgés dépourvus de toute protection sociale officielle se trouvent confrontés à une pauvreté extrême, ne pouvant accéder à des pensions décentes, ce qui les contraint à demeurer dans des emplois informels de subsistance. Il en résulte des taux élevés d'informalité et d'emplois de subsistance, qui atteignent 75,9 % dans la tranche d'âge des 65 ans et plus.
Les pays qui valorisent l'ancienneté ont développé des stratégies multidimensionnelles. Le modèle nordique combine trois piliers fondamentaux : des systèmes de retraite flexibles qui incitent à travailler plus longtemps, des programmes de reconversion numérique à grande échelle et des politiques antidiscriminatoires efficaces.
Le Japon fait figure de pionnier dans ce domaine avec des politiques concrètes documentées dans l'étude de l'OCDE intitulée, en anglais, Working Better with Age : Japan (Mieux travailler avec l'âge : Japon). Celle-ci met en lumière la refonte de la législation nippone, l'investissement massif dans la requalification et les entreprises privées dotées de politiques spécifiques.
Les recommandations d'Henri Lourdelle de la FERPA, pour leur part, vont du « dépassement des préjugés sur la faible rentabilité supposée des travailleurs âgés » à « l'amélioration des conditions de travail pour éviter l'usure prématurée dans des emplois physiquement exigeants, la promotion de la formation continue et le développement de pratiques de mentorat intergénérationnel ».
Les cas de Jorge, Cecilia et Lola démontrent que l'expérience, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, non seulement reste productive, mais enrichit également l'environnement de travail. Comme l'observe Martín Habiague : « L'objectif doit être de rompre avec la conception réductrice des “plus de 50 ans”, car il existe une multiplicité d'histoires, et c'est précisément là que réside la richesse qui compte. »
La question n'est pas tant de savoir si l'Europe peut se permettre d'exploiter les talents de ses travailleurs âgés, mais bien si elle peut encore se permettre de les gâcher.
01.10.2025 à 12:07
30.09.2025 à 10:37
Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans (…)
- Actualité / Italie, Santé et sécurité, Migration, Agriculture et pêche, Travail, UE, SyndicatsAvant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans papiers, le vélo est la seule option possible, la moins coûteuse, mais aussi la plus dangereuse.
C'est au plus près du passage de ces vélos que la Flai CGIL, principal syndicat de travailleurs agricoles en Italie, organise ses actions de rue afin de croiser les ouvriers pendant les jours de forte activité dans les champs. Syndicalistes et bénévoles, épaulés par des interprètes, distribuent des gilets réfléchissants, des chapeaux de paille et des brochures informant les travailleurs de leurs droits, et les risques au travail, avec les numéros à contacter pour obtenir une aide syndicale.
Fin juillet, Equal Times a suivi une de ces importantes actions de rue. « Rien que le mois dernier, il y a eu trois accidents mortels », nous a raconté Antonio Del Brocco, syndicaliste de la Flai CGIL, « et comme il s'agit de travailleurs invisibles, ces accidents ne sont pas reconnus comme des accidents de trajet, liés au travail ».
En deux heures de présence sur la route, les syndicalistes réussissent à rencontrer une centaine d'ouvriers. La plupart prennent le matériel, remercient et repartent rapidement vers leur journée de labeur. Seuls quelques-uns s'arrêtent pour raconter leurs conditions : des heures éreintantes payées entre 3 et 5 euros, sans contrat ni protection. « Le syndicalisme de rue est essentiel, car dans les exploitations, il est beaucoup plus difficile de leur parler », explique M. Del Brocco, « souvent, ils n'osent même pas s'approcher, par peur des représailles de leurs employeurs ».
Malheureusement, les accidents de la route ne sont pas le seul danger pour ces travailleurs vulnérables. C'est précisément dans cette campagne de l'Agro Pontino qu'à l'été dernier a eu lieu un fait divers tragique, qui a une fois de plus braqué les projecteurs sur le racisme et la marginalisation subis par les ouvriers agricoles migrants en Italie.
Le 17 juin 2024, Satnam Singh, un jeune sikh indien de 31 ans, travaillant sans contrat pour une exploitation, a subi un grave accident de travail. La machine à enrouler le plastique qu'il utilisait lui a tranché net un bras et écrasé les jambes. Le patron de l'exploitation, Antonello Lovato, au lieu d'appeler les secours, l'a chargé dans sa camionnette et l'a abandonné sur la route devant la maison où il louait une chambre. Il a même laissé à côté de lui son bras amputé, posé sur une caisse en plastique.
Grâce à un appel des voisins, ce n'est qu'une heure et demie après l'accident que Satnam Singh a finalement été secouru et transporté en hélicoptère dans un hôpital de Rome, mais il était trop tard : il est mort deux jours après. Antonello Lovato a été placé en détention provisoire et est poursuivi pour homicide volontaire. Le lendemain de la mort de Satnam Singh, la Présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a parlé « d'actes inhumains qui n'appartiennent pas au peuple italien », en évitant toute analyse du contexte dans lequel les faits se sont produits.
Les syndicalistes et les chercheurs qui recueillent chaque jour les témoignages des ouvriers agricoles ne partagent pas ce point de vue. Marco Omizzolo, sociologue spécialiste des « agromafias » et des migrations, contacté par Equal Times explique que « le gouvernement et les médias grand public ont abordé la mort de Satnam selon le paradigme du scandale, alors qu'il s'agit en réalité de l'expression la plus atroce d'un quotidien vécu par des centaines de milliers de travailleurs agricoles, principalement étrangers, qui ne sont pas seulement exploités, mais aussi en danger de mort ».
« Dans le secteur agricole, on compte environ 150 décès par an, selon les données officielles, des chiffres très probablement sous-estimés étant donné l'ampleur du travail au noir ».
« Que ce soit un système d'exploitation [bien ancré localement], les chiffres le démontrent », dénonce Alessandra Valentini de la Flai CGIL. « Entre le 1er juin et le 15 juillet 2024, 7.368 embauches ont été enregistrées dans l'Agro Pontino, contre 4.790 sur la même période en 2023. Cela signifie que toutes ces personnes travaillaient auparavant au noir et que les employeurs ne leur ont fait des contrats que par peur d'une intensification des contrôles. Puis, les inspections ont de nouveau diminué, et tout est redevenu comme avant ».
Selon le VIIe rapportAgromafie et Caporalato de l'Observatoire Placido Rizzotto, lié à la CGIL, environ 200.000 travailleurs irréguliers seraient employés dans le secteur agricole sur l'ensemble du territoire italien, soit un taux de travail illégal de 30 %. Mais on peut y lire aussi que « les études empiriques menées sur le terrain montrent que ces chiffres sont certainement sous-estimés et ils incluent en grande partie du travail exploité ».
Les travailleurs étrangers représentent 25 % du total des travailleurs agricoles au niveau national, mais dans certaines zones comme celle de Latina, ils constituent une nette majorité. Le sociologue M. Omizzolo dénonce :
« Malheureusement, la tragédie de Satnam n'est ni un cas isolé, ni une exception. Elle est la conséquence de choix politiques, juridiques, économiques et entrepreneuriaux qui favorisent la subordination, voire l'esclavage des migrants ».
L'un des principaux problèmes est lié au système de recrutement des travailleurs étrangers, le fameux « décret flux ». Chaque année, le gouvernement fixe des quotas d'étrangers autorisés à entrer en Italie pour des raisons de travail, toujours en deçà des besoins réels (seulement 136.000 tout secteurs confondus en 2024).
« L'inadéquation du système et de son contrôle génère un marché noir pour obtenir des autorisations », dénonce Mme Valentini de la Flai-CGIL, « que les migrants paient jusqu'à 10.000 euros à des intermédiaires illégaux dans leur pays d'origine. Ensuite, ils arrivent en Italie et trop souvent l'employeur qui avait demandé de la main-d'œuvre ne se présente pas, car la loi n'impose pas l'obligation d'embauche ».
Sans contrat, les migrants perdent la possibilité d'obtenir un permis de séjour, deviennent irréguliers et tombent dans les circuits du travail au noir. Selon le dernier rapport de la campagne “Ero straniero” (« J'étais étranger »), en 2024 seuls 7,8 % des quotas fixés par le gouvernement se sont transformés en permis de séjour. Ainsi, l'unique mécanisme légal d'entrée en Italie crée, paradoxalement, une armée de sans-papiers contraints d'accepter n'importe quelle condition, les conduisant à l'exploitation.
« Nous demandons que les personnes qui arrivent en Italie puissent avoir un permis de séjour en attente d'un emploi », poursuit Mme Valentini, « qui leur permette de chercher un travail en personnes libres, et non sous la menace permanente du chantage ». N'étant pas en règle, les ouvriers agricoles ont peur de dénoncer aux autorités ceux qui les exploitent.
Les contrôles, eux, sont toujours trop peu nombreux. En 2024, l'Inspection nationale du travail n'a contrôlé que 6.023 exploitations agricoles, soit seulement 2 % du total des exploitations existantes. Ces contrôles, bien que très peu nombreux, ont révélé toutefois des irrégularités dans 68,4 % des cas.
« Dans ce contexte d'illégalité généralisée, les agromafias s'enrichissent, avec un gain estimé à 25,2 milliards d'euros par an », explique le sociologue Omizzolo. « Il y a aussi les criminels qui profitent de la vulnérabilité des travailleurs irréguliers : les fameux caporali. Ce sont des intermédiaires illégaux qui recrutent les ouvriers pour les exploitations, prélèvent une part de leurs maigres salaires et les soumettent à des menaces et à des violences ».
L'enquête de police a révélé que Agrilovato, l'exploitation où travaillait Satnam Singh, avait recours à des caporali pour trouver les travailleurs les plus vulnérables et en tirer le plus grand profit.
En dépit de toutes les infractions commises, il a été mis en évidence que l'entreprise Agrilovato a bénéficié ces dernières années de plus de 130.000 euros de subventions européennes destinées à l'agriculture. C'est précisément pour éviter de telles aberrations que, grâce à la pression de la Fédération européenne des syndicats de l'alimentation, de l'agriculture et du tourisme (EFFAT, selon l'acronyme anglais), le principe de conditionnalité sociale a été introduit dans la dernière Politique Agricole Commune (PAC 2023-2027) : les subventions européennes à l'agriculture sont censées n'être accordées qu'aux employeurs qui respectent les droits des travailleurs.
« La conditionnalité sociale a été une grande victoire du mouvement syndical », explique Enrico Somaglia, Secrétaire général de l'EFFAT. « Nous continuons à nous battre pour qu'elle soit étendue et mieux appliquée : elle devrait être transformée d'un simple mécanisme de sanction, comme c'est le cas aujourd'hui, en un véritable outil de contrôle préventif, avec obligation de signer un engagement et croisements des bases de données ».
Depuis plusieurs mois, l'EFFAT mène une série d'initiatives pour pousser à réformer la PAC post-2027 dans un sens plus social, mais les orientations présentées par la Commission européenne semblent aller dans une direction complètement opposée. « Grâce à notre lutte, la conditionnalité sociale a été maintenue, mais elle présente des lacunes préoccupantes, comme l'exonération des contrôles pour les exploitations agricoles de moins de 10 hectares », explique M. Somaglia.
« Aucune amélioration n'a été apportée, et la taille des exploitations reste le principal critère pour le calcul des aides, sans tenir compte ni de la qualité ni de la quantité des emplois créés ».
Ni le gouvernement italien ni les institutions européennes n'agissent donc vraiment pour améliorer les conditions de vie des ouvriers agricoles vulnérables. Et pourtant, c'est grâce à leur travail que nous avons chaque jour en quantité des fruits et des légumes sur nos tables. « Combien d'autres Satnam devront encore mourir avant qu'on intervienne pour briser ce système d'exploitation ? », se demande le sociologue Omizzolo.
23.09.2025 à 12:22
23.09.2025 à 11:45
Démarrons par l'intelligence artificielle générative (IAG), bien présente dans notre quotidien depuis trois ans : elle transforme déjà le monde du travail. Selon le rapport le plus récent de l'OIT (2025), 25 % de l'emploi mondial, soit plus de 600 millions de postes de travail, est potentiellement exposé à l'IA générative.
En Amérique latine, une étude conjointe de l'OIT et de la Banque mondiale estime que 26 % à 38 % des emplois (environ 88 millions) pourraient subir l'impact de l'IA dans (…)
Démarrons par l'intelligence artificielle générative (IAG), bien présente dans notre quotidien depuis trois ans : elle transforme déjà le monde du travail. Selon le rapport le plus récent de l'OIT (2025), 25 % de l'emploi mondial, soit plus de 600 millions de postes de travail, est potentiellement exposé à l'IA générative.
En Amérique latine, une étude conjointe de l'OIT et de la Banque mondiale estime que 26 % à 38 % des emplois (environ 88 millions) pourraient subir l'impact de l'IA dans les prochaines années. Ces pourcentages reflètent un panorama qui recouvre la transformation partielle des tâches, mais aussi leur remplacement complet dans des secteurs tels que l'administration, la communication, la conception de logiciels, la manufacture et la finance.
Pourtant, au-delà de l'IA générative et de ses répercussions correspondantes, on nous présente (et, dans une large mesure, on nous « vend »), une nouvelle série de systèmes qui, s'ils tiennent leurs promesses, accéléreront le processus de déclassement à grande échelle des travailleurs et qui, par conséquent, méritent toute notre attention : l'IA agentique (« Agentic AI » en anglais) et les agents IA.
Les agents IA sont des systèmes algorithmiques caractérisés par un degré d'autonomie et d'indépendance décisionnelles supérieur à celui des assistants de l'intelligence artificielle (tels que les grands modèles linguistiques – LLM, en anglais), même s'ils sont toujours destinés à accomplir des tâches liées à des objectifs préalablement définis.
L'IA agentique se conçoit comme l'orchestration de l'interconnexion entre différents systèmes, qu'il s'agisse d'agents ou d'assistants, tels que des agents conversationnels (« chatbots » en anglais), des systèmes robotiques ou encore des agents.
Cette interconnexion génère la possibilité pour ces systèmes de s'adapter pour accomplir leurs tâches et, par exemple, assurer le fonctionnement d'une usine avec un minimum de supervision humaine ou gérer la chaîne logistique et d'approvisionnement dans les secteurs industriel ou agricole.
Même si le débat sur l'intelligence artificielle et le travail occupent désormais une place centrale dans les organismes internationaux et les forums multilatéraux, un vide flagrant subsiste : rien ou presque n'a encore été formulé sur l'IA autonome, ses modalités, ses risques et son potentiel.
Il convient de noter que l'évolution de ces systèmes algorithmiques affecte également l'expansion de I'IA générative qui, on l'a vu, a un impact sur le secteur des services et, sans comprendre concrètement comment ces nouvelles formes d'intelligence artificielle sont développées et mises en œuvre, il sera très difficile de déterminer dans quelle mesure ces outils sont capables d'amplifier les effets de l'automatisation sur les emplois ou si bon nombre de ces systèmes seraient en réalité des prototypes encore limités, éloignés de la pleine autonomie qui leur est souvent prêtée dans le discours de la Silicon Valley.
Comme évoqué précédemment, un agent IA se définit comme un système autonome (physique ou exclusivement numérique) capable de percevoir son environnement, de traiter des informations, de prendre des décisions et d'exécuter certaines actions pour atteindre un objectif.
Contrairement aux assistants IA, tels que les chatbots, les agents intègrent des capacités d'apprentissage et d'adaptation en temps réel, ce qui leur permet, en théorie, d'agir dynamiquement dans des environnements complexes et d'optimiser leurs performances au fil du temps.
À ce titre, on peut citer des exemples tels que AutoGPT, AgentGPT, BabyAGI ou CrewAI, qui promettent d'effectuer des recherches sur un sujet, de consulter des sources, de rédiger des articles et de s'adapter à de nouvelles instructions sans intervention humaine directe.
Pour sa part, l'IA dite « agentique » est décrite comme une évolution en termes d'autonomie et de complexité : elle est capable de recevoir un objectif général, d'élaborer une stratégie, de la décomposer en tâches concrètes et de coordonner d'autres agents ou systèmes (y compris robotiques) pour les exécuter.
Dans cette variété, des outils tels que Claude (de la société Anthropic) ou Manus se placent dans une zone intermédiaire : tout en étant capable de fonctionner comme assistant ou générateur de contenu, Claude pourrait, dans des architectures plus complexes, être intégré dans un système agentique. Quant à Manus, grâce à sa conception orientée vers les flux collaboratifs, il peut gérer des fonctions agentiques lorsqu'il est utilisé comme coordinateur de tâches en réseau.
En résumé, nous pouvons assimiler l'IA agentique à une architecture conçue pour traiter de manière autonome des problèmes complexes. C'est dans ce cadre qu'opèrent les agents IA, qui sont des unités logicielles chargées d'exécuter des tâches spécifiques avec leurs propres objectifs et ressources. En d'autres termes, l'IA agentique constitue la structure globale qui permet l'autonomie, tandis que les agents IA fonctionnent comme des composantes individuelles qui, en interagissant, contribuent à atteindre des objectifs plus ambitieux.
L'autonomie constitue l'un des aspects les plus vantés tant pour les agents que pour l'IA agentique et le message qui nous est envoyé est que ces avancées permettront aux systèmes de prendre des décisions de manière totalement indépendante.
Or, la réalité actuelle montre que ces décisions dépendent toujours de cadres de programmation très spécifiques et que les risques d'erreurs, de biais ou d'interprétations erronées restent élevés (sans même aborder dans cet article d'autres risques dont il conviendrait de tenir compte, tels que les risques psychosociaux, les risques liés à la sécurité, à la confidentialité, etc.).
Lorsque l'on examine de près la mise en œuvre des systèmes existants, quel que soit le type utilisé, on observe des écarts entre les promesses et leur mise en œuvre réelle.
Des expériences récentes ont montré que, loin de réorganiser les processus de production sans intervention humaine, les agents et l'IA agentique ont tendance à tomber dans des cycles d'inefficacité.
Une étude récente menée par des chercheurs de l'université Carnegie Mellon et de l'Institut pour l'intelligence artificielle centrée sur l'humain de l'université Stanford a créé une entreprise fictive appelée TheAgentCompany, composée uniquement de systèmes d'intelligence artificielle basés sur des modèles de langage semblables à GPT-4 simulant des rôles d'entreprise spécifiques pour développer un nouveau produit logiciel.
Bien que les agents et assistants IA aient fait preuve d'une certaine capacité d'organisation et de communication, la collaboration s'est avérée inefficace, avec une répétition des tâches, une perte d'objectifs et un manque d'alignement stratégique, ce qui les a empêchés de lancer un produit fonctionnel.
L'expérience s'est terminée par un cycle improductif de réunions sans résultats, reflétant les mêmes difficultés que celles rencontrées par les entreprises réelles dans la coordination du travail. Humain, trop humain.
L'interconnexion des systèmes d'IA avec la robotique connaît une adoption rapide dans le secteur de l'industrie et de la logistique. Elle intensifie l'automatisation des processus de production et a donc des répercussions tangibles sur le monde du travail.
En Chine, par exemple, on observe l'essor de ce que l'on appelle en anglais les « dark factories » [usines de fabrication dans le noir, ndt], dont l'objectif est d'optimiser les processus d'automatisation dans des secteurs clés tels que l'électronique et les véhicules électriques. Foxconn, le principal fabricant mondial d'iPhones, prévoit d'automatiser 90 % de l'assemblage et d'autres entreprises, telles que Haier, Midea et Siemens exploitent déjà des usines entièrement gérées par des robots et l'IA. Et ces entreprises vantent leur capacité à fabriquer des téléphones sans intervention humaine (comme s'il s'agissait d'une bonne chose).
Dans une installation logistique d'UPS, une entreprise étatsunienne qui possède l'un des centres de distribution les plus vastes au monde, l'introduction de systèmes d'intelligence artificielle pour optimiser les itinéraires, la tarification dynamique et la gestion des chargements a entraîné la suppression de 20.000 emplois en 2025, ainsi que la fermeture de 73 installations à travers le monde.
Chez Salesforce, le PDG Marc Benioff a lui-même confirmé que l'entreprise avait supprimé 4.000 postes dans son service clientèle, passant de 9.000 à environ 5.000 employés dans ce département, suite à l'intégration d'agents IA qui gèrent désormais environ 50 % des conversations avec les clients.
Autodesk, une entreprise de logiciels basée à San Francisco, a également annoncé une vague de licenciements en 2025 : elle a supprimé près de 1.350 emplois, soit environ 9 % de ses effectifs mondiaux, justifiant cette mesure par une « restructuration visant à renforcer ses produits basés sur l'intelligence artificielle et les plateformes numériques ».
Un autre exemple est celui de l'entreprise indienne Tata Consultancy Services (TCS), qui a annoncé en juillet la suppression de 12.261 postes, sa plus importante suppression d'emplois à ce jour, attribuée en partie aux bouleversements causés par l'intelligence artificielle et l'automatisation, ainsi qu'aux changements dans les modèles de services technologiques.
Amazon, implantée dans des centres de distribution brésiliens tels que São Paulo et Betim, a mis en place des robots intelligents et des systèmes algorithmiques de tri et d'inventaire, ce qui a entraîné une réduction estimée de 10 % du personnel entre 2022 et 2025 dans ses unités les plus robotisées.
Enfin, au Royaume-Uni, l'entreprise Ocado a supprimé 500 emplois dans ses divisions technologie et finances grâce à l'utilisation de l'IA dans ses entrepôts automatisés.
Bien que l'IA agentique en soit encore à ses débuts et grevée par de nombreuses limites, les discours sur son caractère imminent qui entourent son développement influencent déjà les investissements et l'organisation du travail.
Autrement dit, même si elle n'est pas encore arrivée sous une forme aboutie, on conçoit l'avenir du travail comme si c'était déjà le cas.
C'est pourquoi, au lieu d'accepter sans le remettre en question le discours sur le caractère inéluctable de cette évolution accompagné d'un déterminisme technologique imposé, l'avenir du travail dépendra de la capacité des syndicats, des mouvements sociaux, des gouvernements et des institutions multilatérales à discerner dans quelle mesure les promesses sur ce que peuvent faire les agents IA et l'IA agentique font simplement partie d'un discours promu par les grandes entreprises technologiques à des fins spéculatives visant à attirer des investissements.
Dans le même temps, il ne faudra pas perdre de vue les risques concrets et déjà visibles que ces technologies font peser, notamment en ce qui concerne l'accélération des processus d'automatisation et leurs impacts sur le monde du travail.
19.09.2025 à 12:10
La participation active des syndicats à l'élaboration des normes techniques est essentielle, non seulement, pour prémunir les travailleurs contre les risques, mais aussi pour favoriser l'innovation, comme le démontre l'adoption récente d'une nouvelle norme sur les gants de protection pour les coiffeurs. Qu'est-ce qui vous amène donc à vouloir me parler de gants en plastique ?
Le 2 juillet 2025, six ans après que l'idée a été lancée par les syndicats, une nouvelle norme européenne et (…)
La participation active des syndicats à l'élaboration des normes techniques est essentielle, non seulement, pour prémunir les travailleurs contre les risques, mais aussi pour favoriser l'innovation, comme le démontre l'adoption récente d'une nouvelle norme sur les gants de protection pour les coiffeurs.
Le 2 juillet 2025, six ans après que l'idée a été lancée par les syndicats, une nouvelle norme européenne et internationale sur les gants de protection pour les coiffeurs a été adoptée par le Comité européen de normalisation (CEN) et l'Organisation internationale de normalisation (ISO). La norme EN ISO 374-6 sur les gants de protection pour les coiffeurs (également connue sous la référence EN ISO 374-6:2025 - Gants de protection contre les produits chimiques dangereux et les micro-organismes — Partie 6 : Gants de protection pour les coiffeurs) définit, pour la première fois, les spécifications relatives à la production de gants de haute qualité conçus spécifiquement pour protéger les coiffeurs contre l'exposition professionnelle à des substances nocives.
D'une manière générale, les normes techniques désignent les règles écrites, les lignes directrices, les spécifications et les exigences qui déterminent les conditions de fabrication d'un produit, de fourniture d'un service ou de gestion d'un processus, afin de garantir la constance en matière de qualité, de sécurité, d'efficacité et d'interopérabilité. À moins que vous ne travailliez dans ce domaine, il s'agit probablement d'un aspect qui échappe à votre attention. Pourtant les normes sont le lubrifiant qui permet aux rouages de la vie moderne de tourner correctement. On les trouve absolument partout – imaginez un monde sans règles sur la sécurité des machines ou des jouets, ou sans normes minimales pour les équipements de protection individuelle. Au mieux, les normes sont élaborées par des équipes d'experts issus de différents champs d'activité qui travaillent en collaboration pour garantir des résultats optimaux. Malheureusement, bien trop souvent, les normes sont rédigées par l'industrie pour servir les intérêts de l'industrie.
Tout à fait. Elle a été développée sur une période de six ans, ce qui est inhabituellement long pour l'élaboration d'une nouvelle norme, et ce par une équipe de partenaires sociaux (syndicats et coiffeurs), de fabricants de gants et de chercheurs scientifiques, qui ont œuvré ensemble pour parvenir à la meilleure solution possible, même si leurs priorités différaient quelque peu. Alors que pour les syndicats, la motivation première derrière cette norme tenait à la sécurité accrue qu'elle offrait aux travailleurs, les fabricants y voyaient, en plus, une occasion de créer de nouveaux produits et d'accéder à de nouveaux marchés.
Les travailleuses et travailleurs du secteur de la coiffure sont amenés à utiliser des gants au quotidien, en particulier pour les tâches « humides », comme l'application de coloration ou le shampooing. Mais malgré leur exposition constante à l'eau, aux produits cosmétiques et à d'autres produits chimiques potentiellement nocifs, et malgré l'existence de gants EPI spécifiques à certains secteurs tels que la santé et la construction, les coiffeurs n'ont jamais disposé de gants spécialement conçus pour leur métier, du moins jusqu'à présent. La nouvelle norme relative aux gants est une première tentative de produire un gant qui réponde aux exigences des coiffeurs en termes d'adhérence, de dextérité et de sensibilité tactile, tout en offrant une protection maximale contre le développement d'infections cutanées, de maladies, d'irritations et de réactions allergiques liées à l'utilisation de produits chimiques dans le cadre de leur travail.
Lorsqu'ils seront enfin disponibles sur le marché, vraisemblablement au cours des six à neuf prochains mois, les nouveaux gants porteront ce logo sur leur emballage ou sur la notice d'information qui les accompagne. Les clients verront également le label CE, qui indique qu'un produit a été évalué par le fabricant et jugé conforme aux exigences de l'Union européenne en matière de santé, de sécurité et de protection de l'environnement – en l'occurrence le Règlement (UE) 2016/425 relatif aux équipements de protection individuelle.
Qui mieux que les personnes qui mettent au point et utilisent les outils et les processus est en mesure de fournir des retours d'information pertinents à leur sujet ? Bien que le processus de normalisation soit ostensiblement multipartite, les normes participent d'initiatives privées des organismes de normalisation, souvent à des fins lucratives, et sont adoptées sur une base volontaire. En outre, certaines normes techniques récentes rivalisent avec les conventions collectives et la législation qui régissent les conditions de travail, et empiètent donc sur celles-ci. La participation des syndicats est donc primordiale pour garantir des conditions de travail décentes, améliorer la sécurité, renforcer le contrôle et assurer une véritable inclusivité dans le système de normalisation.
À ce jour, le gant n'existe qu'à l'état de prototype. Maintenant que la nouvelle norme relative aux gants a été adoptée, les fabricants vont commencer à produire différentes versions du gant conformément à cette norme. Pour les partenaires sociaux, c'est maintenant que commence le travail de promotion de l'achat de gants de coiffure conformes à la nouvelle norme, pour faire en sorte qu'ils soient portés par les professionnels que la norme vise à protéger. L'attention des travailleuses et des travailleurs du secteur de la coiffure, comme de tous les autres secteurs, doit être constamment attirée sur l'importance de la santé et de la sécurité au travail, en particulier pour celles et ceux qui travaillent pour leur propre compte ou au noir, ce qui ne fait que souligner l'important travail de sensibilisation qui doit être fait.
Pour aller plus loin :
– Lire le communiqué de presse intitulé Les partenaires sociaux protègent la santé des coiffeurs, publié par UNIEUROPA le 6 décembre 2023.
– Lire Standards at the workplace : What they are and why you need to know about them (Les normes sur le lieu de travail : en quoi consistent-elles et pourquoi devez-vous les connaître ?) – une brochure publiée par la Confédération européenne des syndicats (CES) en mars 2025.
– Visionner la vidéo Standardisation matters : towards better participation of trade unions (L'importance de la normalisation : vers une meilleure participation des syndicats), également produite par la CES.