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14.11.2024 à 06:00

Irak. Kerbala, sanctuaire des réfugiés libanais

Héloïse Wiart

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Plusieurs milliers de Libanais chiites fuient les frappes israéliennes pour se réfugier en Irak, dans la ville sacrée de Kerbala, haut lieu du chiisme et sanctuaire de l'imam Hussein. Là-bas, la population s'organise pour les accueillir, soutenue par de puissantes organisations religieuses chiites et les forces paramilitaires pro-Iran. Reportage. Il est un peu plus de 21 heures à l'aéroport international de Bagdad en ce 24 octobre 2024. La file des visas est inhabituellement longue pour (…)

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Texte intégral (3915 mots)

Plusieurs milliers de Libanais chiites fuient les frappes israéliennes pour se réfugier en Irak, dans la ville sacrée de Kerbala, haut lieu du chiisme et sanctuaire de l'imam Hussein. Là-bas, la population s'organise pour les accueillir, soutenue par de puissantes organisations religieuses chiites et les forces paramilitaires pro-Iran. Reportage.

Il est un peu plus de 21 heures à l'aéroport international de Bagdad en ce 24 octobre 2024. La file des visas est inhabituellement longue pour les étrangers, principalement des réfugiés libanais accueillis par l'Irak comme « invités », comme l'ont répété à plusieurs reprises des représentants officiels. Bagages en main, ils se dirigent rapidement vers la sortie, où des retrouvailles spontanées ont déjà lieu. Certains s'arrêtent à Bagdad, comme Kassem, qui y retrouve sa mère. Celle-ci s'est installée temporairement dans la capitale après avoir fui Tyr, ville côtière du sud du Liban, récemment désertée, sous les bombardements israéliens. D'autres voyageurs se dirigent vers les voitures qui les attendent pour les emmener à Kerbala. Après avoir franchi de nombreux points de contrôle, ils arrivent comme moi dans la nuit, sous le regard des portraits de l'Ayatollah Ali al-Sistani, de Mohamed Sadiq al-Sadr et de son fils Moqtada, qui ornent les murs et les rues de la ville, aux côtés d'autres grands prêcheurs de la foi musulmane chiite.

Un lien historique

D'après les chiffres de l'agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) de fin octobre 2024, plus de 25 000 Libanais sont exilés aujourd'hui en Irak. Selon l'intensité des frappes israéliennes, le flux de réfugiés peut atteindre une moyenne quotidienne de 900 personnes depuis la mi-octobre. Ils s'installent principalement dans les villes saintes de Kerbala et Najaf, tandis que d'autres se répartissent dans diverses provinces du centre et du sud de l'Irak, notamment à Babil, Bassora, Diyala et Salaheddin1.

Les relations entre le Liban et l'Irak bénéficient d'une forte identité partagée par les chiites des deux pays, et qui s'est affirmée après la révolution islamique iranienne de 1979. Ces liens idéologiques se sont approfondis avec l'essor du Hezbollah, formé en réponse à l'invasion israélienne de Beyrouth en 1982, et sous l'influence croissante de l'Iran après la chute de Saddam Hussein. Les deux communautés entretiennent des échanges dynamiques, illustrés par les commémorations qui rythment le calendrier religieux chiite et donnent lieu à des pèlerinages fréquents vers les sites irakiens. Le séminaire de Najaf constitue également un important centre d'enseignement théologique, social et politique, où de nombreux étudiants libanais se forment. La récente guerre à Gaza a intensifié leur lutte commune contre l'oppression, consolidant ainsi leur sentiment de solidarité au nom d'un panarabisme renaissant.

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Kerbala, 25 octobre 2024. Libanaises en exil dans l'enceinte du mausolée de l'imam Hussein.
(Toutes les photos sont de Héloïse Wiart)

Cette solidarité est aussi profondément ancrée dans la résistance islamique, où chacun se sent concerné par la souffrance des « frères » libanais. En ville, les façades des barbiers, des restaurateurs de rues, des échoppes vendant voiles et abayas, sont parées de drapeaux libanais et palestiniens. Sur les panneaux publicitaires, des associations caritatives lancent des appels aux dons. Au détour d'un pont, on peut apercevoir des tentes dressées par le Hachd al-Chaabi, milices chiites et pro-iraniennes, où les locaux sont encouragés à apporter vêtements, nourriture et autres contributions pour les réfugiés présents à Kerbala.

La nuit tragique du 23 au 24 septembre, marquée par la frappe israélienne la plus meurtrière depuis la guerre de juillet 2006, a entraîné un afflux de réfugiés. Ali Yassin, un jeune de 17 ans originaire de Saïda, capitale du Sud-Liban, est arrivé ici par la route, à la suite de l'évènement désormais surnommé « le lundi noir » par tous : « Nous sommes partis avec un seul sac chacun, nous raconte-t-il, il nous a fallu des heures pour atteindre Beyrouth, puis le poste-frontière d'Al Qaim. Nous étions des milliers à fuir le sud. »

Comme Ali, nombreux sont ceux qui choisissent la voie terrestre à travers la Syrie, empruntant l'une des routes informelles, en raison des bombardements israéliens ciblant les postes frontaliers, qui jalonnent la longue frontière poreuse avec le Liban. Le coût du trajet oscille entre 60 et 200 dollars par personne (entre 57 et 189 euros), selon le point de départ et d'arrivée, et peut s'étendre sur plusieurs jours. Certains ont opté pour un trajet aérien, mais seule la compagnie libanaise Middle East Airlines assure quelques vols par semaine depuis Beyrouth, tous déjà complets et très onéreux.

Les sanctuaires en première ligne

En réponse à cette crise humanitaire grandissante, le gouvernement irakien a encouragé les Libanais à chercher refuge en Irak, en prolongeant la validité de leurs visas, et en mobilisant près de trois milliards de dinars (2,14 millions d'euros) selon des sources au ministère de l'immigration et des réfugiés, pour répondre à leurs besoins essentiels. Les dirigeants chiites, comme Moqtada Al-Sadr, turban noir, ancien chef de milice et figure populaire au sein de la communauté, ont également fait un appel aux dons pour venir en aide aux réfugiés libanais.

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Espace dédié à la collecte des dons sous l'égide du Hachd à Kerbala.

Ce sont principalement les administrations des sanctuaires de l'Imam Hussein et de l'Imam Abbas qui jouent un rôle central dans cette dynamique. Responsables de la préservation et de l'entretien des sites, elles génèrent d'importants revenus grâce aux pèlerinages et aux dons des fidèles, comme en témoignent les urnes en verre bourrées de billets, dispersées autour des lieux saints. Une dimension cruciale de ce financement est l'augmentation significative de plus de 30 % des dotations gouvernementales religieuses dans le budget de 2024, atteignant 2,564 trillions de dinars (soit près de 1,659 milliard d'euros). Bien que l'Iran soutienne aussi activement certaines factions chiites irakiennes, son rôle dans le financement direct des sanctuaires demeure incertain. Le séminaire religieux de Najaf, avec sa longue tradition d'indépendance vis-à-vis des autorités politiques, se distingue des séminaires iraniens, comme celui de Qom, dont le clergé obéit directement à l'Ayatollah Khamenei. Certaines sources indiquent ainsi que l'Iran pourrait préférer investir dans des groupes fidèles à son régime plutôt qu'à Kerbala, associée à Najaf et perçue comme un contrepoids à son influence.

Les autorités musulmanes chiites ont réquisitionné de nombreux hôtels, habituellement réservés aux croyants du monde entier, pour offrir aux réfugiés plusieurs repas par jour et un hébergement temporaire. Parmi ces établissements, l'hôtel Al-Noor, situé à seulement vingt minutes à pied de la porte Qibla menant au sanctuaire de l'Imam Hussein.

Au nom des mêmes intérêts supérieurs, moraux et religieux, les restaurateurs préparent des repas gratuitement, tandis que de nombreux gérants d'établissements hôteliers hébergent des familles entières sans frais, indépendamment des subventions proposées par les organisations chiites. « C'est une décision personnelle d'accueillir les femmes et les enfants », nous confie le manager de l'hôtel Hoda Al-Wali. Hayat, comme bien d'autres libanais rencontrés, exprime sa profonde gratitude pour cet accueil chaleureux. Elle raconte, amusée, comment des Irakiens l'ont abordée dans la rue, se disant « à son service », et allant jusqu'à lui proposer leur maison, leur voiture, et même, plaisantait-elle, leur dernier mouton.

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Espace dédié à la collecte des dons sous l'égide du Hachd à Kerbala.

Mohamed, un adolescent d'une vingtaine d'années originaire de la banlieue sud de Beyrouth, terrassée par les bombardements israéliens, ignore comme beaucoup d'autres si sa maison tient encore debout et s'il pourra rentrer au pays. Il nous raconte comment l'urgence continue de rythmer sa vie et à quel point l'inquiétude pour ses oncles, ses grands-parents et le reste de ses proches restés là-bas le tenaille. « Dès qu'il y a une frappe, il faut vérifier que tout le monde va bien », explique-t-il.

Chaque soir, presque comme un rituel, les réfugiés libanais se retrouvent dans les salons de l'hôtel pour partager leurs récits de traversées difficiles ou de familles séparées, ainsi que leurs réminiscences des conflits passés. Certains racontent l'évacuation en urgence, la peur au ventre, l'appréhension de l'inconnu sur le trajet vers la frontière, tandis que circulaient des rumeurs de réfugiés abandonnés dans le désert, privés d'eau et de nourriture. Les nuits se déroulent entre nostalgie et silence pesant, où l'on se rassemble autour d'un thé, les regards rivés sur l'écran de télévision, tandis que des images en continu sont diffusées.

« Une terre d'accueil familière »

Malgré l'incertitude, Mohamed garde espoir. « L'Irak est notre deuxième pays, nous sommes en sécurité ici », nous assure-t-il, assis sur l'un des canapés en velours du hall d'entrée de l'hôtel, tandis que les échos lointains des vidéos des bombardements résonnent sur les téléphones de ses voisins. Ce sentiment fait écho à celui de Ghida, jeune libanaise de Nabatiyé (sud du Liban), hébergée à quelques rues de là, à l'hôtel Hoda Al-Wali. Elle nous explique que l'Irak est pour les siens une terre d'accueil familière. Ils visitent le mausolée au moins une fois par an durant l'Arbaïn, l'un des plus grands rassemblements religieux au monde. Cette commémoration marque le dernier des quarante jours de deuil suivant l'anniversaire de la mort de l'imam Hussein, petit-fils du prophète Mohamed, après ‘Achoura. Ghida y était d'ailleurs en août 2024, et se souvient de ces jours marqués par des hommages à Gaza et un soutien à la cause palestinienne. Aujourd'hui, elle remarque comment les pèlerins venus de partout sympathisent avec le Liban. « Nous avons la chance d'être proches de l'imam Hussein, et nous croyons sincèrement que prier nous aidera », nous affirme-t-elle.

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Heure de recueillement devant le mausolée de l'imam Hussein

Chaque matin, les fidèles libanais se fondent parmi la foule qui se dirige vers le mausolée de l'imam, à la coupole dorée et brillante. L'intérieur est magnifique, orné de mosaïques aux mille couleurs, de miroirs scintillants et de lustres en cristal suspendus au plafond, avec des calligraphies religieuses qui décorent les murs.

Les femmes se faufilent et tentent de toucher ou d'embrasser le tombeau. Elles se bousculent, gémissent, pleurent ou crient « Labaika Ya Hussein ! » Me voici à ton service, ô Hussein ! »). Dans cette atmosphère empreinte de dévotion et de spiritualité, où le chagrin se mêle à l'espérance, Yara nous confie : « Notre prosélytisme est notre arme. » Pour ces Libanaises, l'imam Hussein incarne une véritable école de vie. Les leçons tirées de son martyre, de celle de sa famille, et de son sacrifice résonnent profondément en elles :

Hussein a été opprimé, comme nous. Nous n'étions pas présentes lors de la bataille de Kerbala, mais si nous y avions été, nous aurions sans hésiter combattu à ses côtés. Maintenant, nous disons « Labaik » en réponse à son appel, en suivant sa voie et ses enseignements. Nous sommes toutes bénies d'être proches de lui.

Pour beaucoup de Libanais, la perte et l'exil font tristement partie de leur histoire, un cycle sans fin. Mais sur cette terre d'Irak, auprès du sanctuaire de l'imam Hussein, ils puisent dans le sacré les forces de leur résilience. « Notre maison a été détruite en 2006 durant la guerre, et nous l'avons reconstruite. Cette fois-ci encore, nous reviendrons au Liban et nous reconstruirons », affirme Ghida d'un ton empreint de révolte.


1Ces données se basent sur des informations que le HCR a recueillies auprès de sources gouvernementales et de partenaires entre le 27 septembre et le 29 octobre. Voir «  Iraq Flash Update #17 : Update on Displacement from Lebanon  », UNHCR, 27 octobre 2024.

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