25.12.2025 à 18:39

Sexologue en libéral, elle est thérapeute de couple, et autrice de « Corvée de sexe. Pourquoi les femmes se forcent encore » paru chez Albin Michel en 2025, et de « Merci Madame » aux éditions du Murmure en 2022. Son travail s’ancre dans une compréhension biopsychosociale et militante de la santé tenant compte de la trajectoire individuelle, du contexte familial, du rapport à autrui, mais aussi des rapports de classe, de race et de genre, qui influent sur la santé et les normes culturelles liées à la sexualité, et sur les représentations mentales potentiellement handicapantes qui en découlent. Sa méthode incline du côté des thérapies brèves accordant une place prépondérante au travail sur les émotions, les sensations. Dans son cabinet défilent des femmes de tous âges et de tous milieux souffrant d’un mal mystérieux: une libido à zéro. « Une fois le linge plié et la vaisselle rangée, elles remettent le couvert, à l’ancienne, au rythme des pulsions de leurs compagnons.» Pourquoi, au 21 ème siècle, nonobstant #MeToo, les femmes se forcent-elles encore ? Maylis Castet, avec un phrasé décapant, baffe le patriarcat, abolit nos idées reçues, écorche les discours savants, et brise l’un des derniers tabous, celui du sexe sans envie. Entretien avec Bénédicte Martin


L’an dernier, l’avocate en droit pénal et droit de la famille, spécialiste des violences conjugales, Anne Bouillon a été interviewé pour QG, pour son livre « Affaires de Femmes. Une vie à plaider pour elles », aux Éditions de L’Iconoclaste. Il lui semblait impossible de ne pas parler d’elle, de sa trajectoire, de son passé en sus de son expérience d’avocate. Vous, Maylis Castet, en tant que sexologue, vous vous mettez également en totale empathie car vous estimez en quelque sorte : « J’ai été toutes ces femmes. J’ai été gênée, abusée, impuissante, violée, faible, courageuse, jalouse, méchante, naïve, polie, conne, obsessionnelle, honteuse, aigrie, paumée. » Les femmes qui viennent dans votre cabinet, cela aurait pu être vous, il y a quelques années. Parlez-nous de « Madame Vide-couilles »...
Maylis Castet : Madame Vide-couilles est une personne réfléchie mais qui a si peu d’estime d’elle-même qu’elle en a fini par avaler, gober, intérioriser les différentes croyances et représentations culturelles véhiculées sur ce que doit une femme sexuellement à un homme. Les hommes auraient des besoins sexuels qui seraient impérieux et qui devraient être satisfaits par leurs conjointes. Madame Vide-couilles estime qu’elle doit cela au couple, voire même que cela est sa fonction. Si elle ne le fait pas alors elle ne mérite pas ce poste de compagne, en dépit de ses douleurs vaginales ou autres. Elle se sent mal de ne plus pouvoir fournir les prestations sexuelles qu’elle estime devoir assurer pour garder sa place. Elle a beaucoup d’inquiétude pour son partenaire qui va souffrir si elle ne fait pas son « devoir conjugal ».
Vous faites ce constat déprimant : les hommes, dans votre cabinet, sont globalement repoussants, « qui de s’être laissé aller depuis vingt ans, qui d’être apathique et méchant, tous, si négligés et malveillants ». Mais ce sont les femmes qui viennent, car elles pensent avoir, elles, un problème de libido. Vous êtes comme une guichetière des objets trouvés, chargée de les aider à retrouver leur libido, au cas où elle ne se serait pas égarée dans un coin, comme un vieux blouson. Comment recevez-vous leur discours?
Je reçois ces femmes comme elles sont, parce que de toute façon, il faut partir de là où sont les gens pour pouvoir avancer avec eux. Il ne s’agit pas de leur asséner des explications systémiques trop vite. Elles ne pourraient pas les entendre, ni les comprendre. Il s’agit surtout qu’elles captent que la sexualité se fait à deux. De ce fait, ce serait bien que l’autre vienne travailler aussi. Elles ne sont pas le problème. Et puis, peut-être qu’on peut arrêter de chercher qui est le problème, mais plutôt essayer de comprendre la dynamique. Quand, et si leur partenaire ne veut pas venir, cela n’augure rien de bon.
L’an dernier sur QG, dans l’émission Quartier Interdit, nous avions reçu Giulia Foïs pour son ouvrage « Not All Men, but Always Men », aux Éditions de La Meute et elle nous expliquait que si on ne mange pas, si on ne boit pas, si on ne respire pas, on meurt. Mais si on ne pratique pas le sexe, non, on ne meurt pas. Philippe Brenot appuie ce constat dans son livre « Les hommes, le sexe et l’amour » : « Si le sexe n’est pas un besoin au sens des besoins vitaux, d’où vient cette impression de manque dont parlent en général les hommes ? Elle est en réalité l’expression de leur difficulté à accepter la frustration. » Que dire de la frustration chez les hommes ?
Elle est décrite, cette frustration, comme étant impérieuse et générant de la souffrance. En réalité, il faut relativiser cette notion de souffrance et, peut-être, inscrire effectivement ce rapport à la frustration dans la socialisation des hommes parce que je pense qu’ils sont moins invités à gérer leur frustration, notamment sexuelle.
Pourquoi la gèrent-ils mal selon vous ?
Je me l’explique comme venant notamment de la socialisation différenciée qui pousse les femmes à s’adapter plus. Les petits garçons, on va plus les laisser exprimer leur colère, toutes sortes d’émotions liées à la frustration. C’est pour cela qu’ils vivent cela comme impérieux. Hommes et femmes voient bien qu’en fait, leurs désirs devraient être à égalité et que ce n’est pas parce qu’on est frustré que l’autre doit se plier à notre désir. Ils n’arrivent pas à avoir ce recul qui est : « OK, je suis frustré, mais tout comme parfois j’ai envie de péter la gueule à quelqu’un, et en fait, je ne le fais pas parce que la société et ses normes sont suffisamment dissuasives pour m’avoir fait intégrer que je dois apprendre à gérer ma frustration autrement qu’en tapant. » Beaucoup d’hommes ont appris à gérer leurs frustrations, leurs fatigues, leurs déprimes, leurs angoisses par le sexe. Ils ont de plus la représentation qu’à partir du moment où on a une femme, on ne doit plus se masturber parce qu’en gros, la femme sert à ça. Ils vont instrumentaliser leur partenaire pour tous ces besoins. Alors que la masturbation devrait être notre allié et ne pas plomber le sexe à deux. Les hommes devraient intégrer qu’exprimer leur frustration avec autant de véhémence n’est pas dans leur intérêt. Cet apprentissage doit être fait.
Ces hommes vous envoient leurs femmes, comme si vous étiez un service après-vente du cul, pour qu’elles redeviennent sexuellement fonctionnelles, en l’occurrence des « vaginettes à triple embouchure ». C’est vital de les faire réparer ?
Ils n’estiment pas faire partie du problème, ils se racontent sincèrement que c’est celui des femmes et jugent avoir besoin de cette réparation. Ils s’expriment statistiquement moins, mettent plus de temps à aller chercher de l’aide. De fait, ils utilisent le sexe comme d’autres utilisent le sport ou la bouffe pour gérer. Mais dans le sexe a deux, il y a « deux » dedans. Et donc, si l’autre n’est pas disposé à partager ceci-cela à l’instant T, je suis responsable de la gestion de mes émotions et de la satisfaction de mes besoins. Et ce n’est pas dans mon intérêt d’offenser l’autre ou de le harceler parce qu’en fait, autrui va avoir de moins en moins envie. Je le leur fais comprendre.
« Au 21 ème siècle encore, quand elles n’ont pas envie de sexe, les femmes de tous âges choisissent par milliers d’écarter quand même les cuisses à l’ancienne. » Vous en avez marre des discussions plombantes sur les besoins biologiques irrépressibles où les femmes doivent gérer le rut cyclique de leurs partenaires pour maintenir la paix du foyer. Vous en avez marre d’entendre qu’un nombre non négligeable d’hommes pensent qu’éjaculer en dehors de leur compagne équivaut à du sexe raté, du sous-sexe. 52% des femmes âgées de 18 à 49 ans déclarent qu’il leur arrive de faire l’amour sans en avoir envie. D’autres statistiques déprimantes à nous donner ?
Il y a eu une enquête de ELLE sur le viol conjugal. À savoir :
« En tant qu’homme, sans en avoir forcément conscience sur le moment, vous est-il déjà arrivé d’avoir un rapport sexuel avec
OUI à 13% entre 35 et 65 ans
OUI à 20% pour les moins de 35 ans
OUI à 13% pour les plus de 65 ans.
OUI à 7% entre 35 et 65 ans
OUI à 17% pour les moins de 35 ans
OUI à 2% pour les plus de 65 ans. »
Mais aussi cette question : « Selon vous, en tant qu’homme, forcer sa conjointe ou sa partenaire à avoir un rapport sexuel alors qu’elle le refuse est-il un viol ?
NON à 31 % entre 35 et 65 ans
NON à 23% pour les moins de 35 ans
NON à 43% pour les plus de 65 ans. »
Les réponses sont affligeantes.
Vous parlez de vos études et vous prenez cet angle intéressant de la médicalisation qui fait que cette absence de désir est presque devenue une maladie. Et qu’en l’occurrence, on en a fait un problème, comme vous dites, « spécifiquement foufounesque ». Expliquez-nous l’impact de la médicalisation d’un problème qui est en fait d’ordre plus sociétal ?
Qu’en dire ? Le chapitre sur Rosemary Basson, directrice du programme de médecine sexuelle de l’université de la Colombie-Britannique et professeure clinicienne au département de psychiatrie, j’ai mis mille ans à l’écrire tellement il me rend confuse. En somme, sous prétexte de décrire le réel, on le naturalise. On dit : « Regardez, les femmes ont moins de désir », « c’est la preuve qu’elles ont naturellement moins de désir. », etc. Si l’on n’a pas une lecture biopsychosociale des phénomènes qu’on décrit, on peut facilement avoir tendance à les naturaliser et effectivement à décrire le rapport des hommes au sexe comme impérieux, à chercher à cela des preuves biologiques, alors que les femmes auraient moins de désir.
Parlons de la fameuse testostérone. Cette prétendue hormone masculine, fer de lance des masculinistes, brandie comme un joker pour tenter de clore toute discussion. Cette hormone magique permet notamment d’expliquer les comportements impulsifs de certains hommes exclusivement à toute autre cause…
Je ne suis pas biologiste et ne m’estime pas suffisamment compétente pour parler spécifiquement de la testostérone. Néanmoins, je lis les biologistes, même les plus déterministes. Ils expliquent que, de fait, les hormones agissent sur les comportements, mais que nous sommes les mammifères les plus évolués. Nous avons des cerveaux plus développés que les autres. Nous ne sommes pas juste une réalité hormonale. Nos comportements ne sont pas conditionnés juste par les hormones, et pas par cette hormone-là. Elle n’agit pas directement sur le besoin sexuel ou l’agressivité, comme on le dit par cliché. Elle agit aussi sur la recherche de statut social.
Une société qui dit que pour avoir du statut social, il faut écraser les autres, les dominer, ne donne pas la même chose qu’une société où il faut être respectueux et prendre soin des besoins des autres pour être valorisé. Les études nous montrent que cela ne joue pas de façon aussi caricaturale que ce qu’on voudrait nous faire croire sur la libido. Il faudrait se demander dans quelle société nous voulons vivre. Veut-on une société qui valorise les comportements pro-sociaux parce qu’on souhaite l’égalité ? Alors il faut se demander comment gérer ces différences, de manière à ce qu’il n’y ait pas une moitié de l’humanité qui soit autorisée à violer l’autre moitié.
À propos de vos études, vous évoquez un sexologue, Jean-Yves Desjardins. Pour vous, c’est une sommité qui dit des conneries, et qu’il y en a plein d’autres comme lui. Cet homme et sa méthode, le sexo-corporel, est particulièrement en vogue en France. Vous-même avez été tenté de suivre ce cursus. Vous avez déchanté ?
Oui, pour plein de raisons.
Quand avez-vous compris que sa méthode ne vous correspondait pas et était quelque chose d’hétéro-centré ?
Il y avait une démarche de naturalisation des comportements sexuels, une manière de reconduire le script sexuel hégémonique qui vient quand même d’une société où la sexualité visait uniquement à la procréation. Quand on veut procréer, ce qu’on garde de l’animalité, de l’évolution, c’est qu’on a un trou, un creux (une vulve) et une bosse, (un pénis) pour pouvoir féconder plus facilement. Sauf que l’on a choisi d’être des êtres de culture qui font civilisation. Et le processus de civilisation, c’est justement de s’émanciper de cela et de décider ce qu’on veut en faire. Nous sommes dans une ère où la sexualité est également récréative. Entre 10 et 20% de femmes jouissent avec une pénétration exclusivement. Donc, se référer à une nature et où il faudrait érotiser les bosses et les creux et qu’en gros, oblige à une grande congruence avec son sexe biologique. Sinon, « c’est pas normal ». De fait, c’est pas du tout gay friendly, ni LGBT. Ça ne permet pas de penser et d’accueillir des sexualités non-hétéros, non-pénétratives. Le script se ferme plutôt que de s’ouvrir. D’autres sexologues dont je fais partie estimons que, justement, ce script : préliminaire-pénétration-éjaculation, on devrait s’en libérer. C’est limitant. De plus, cela explique tout un tas de symptômes comme les dysfonctions érectiles. La pression est énorme de se focaliser sur cette fameuse pénétration.


Revenons à Rosemary Basson, autrice de « Bullshit ». Elle est devenue célèbre grâce à son modèle circulaire du désir conçu dans les années 2000. Quand vous l’avez découverte, vous vous êtes dit, chouette, enfin une camarade qui ne réduit pas le désir sexuel humain à des histoires de câblage synaptique, de phase plateau et de contractions périnéales réflexes, et qui remet le genre dans l’équation. Vous avez été séduite. Néanmoins, quand vous avez creusé, vous avez compris qu’il y avait une insistance chez cette experte à souligner qu’hommes et femmes sont profondément différents en matière de désir. Expliquez-nous pourquoi cette théorie vous a également déçue?
On parle en sexologie de freins et d’accélérateurs du désir. Donc si pour plein de raisons que j’explique dans le livre, les femmes ont de nombreux freins à desserrer, qui sont la charge mentale, qui sont les représentations négatives, qui sont la peur, qui sont peut-être des violences sexuelles vécues dans le passé, etc., de ce fait, il va leur falloir beaucoup d’accélérateurs, donc beaucoup de conditions environnementales facilitantes pour que les stimuli favorisent l’envoi. Une femme qui va bien et qui n’a pas vécu trop de violences ou qui les a réglées, et qui est dans un contexte où, justement, elle se sent en sécurité, il ne va pas lui falloir grand-chose pour démarrer. Tout est réactif. Le souci est qu’en reconduisant ce qui est déjà existant, on ne laisse pas le temps aux femmes, d’avoir du désir, d’avoir l’élan. Elles se retrouvent parfois à devoir rattraper le truc en cours une fois qu’elles sont déjà dedans ! Mais ce qui est insupportable, c’est qu’elle dit que l’on va pouvoir y trouver d’autres raisons que le plaisir de simplement faire du sexe, comme par exemple mieux accepter les défauts de son mec… J’estime qu’à ce moment, Rosemary Basson pousse les femmes à instrumentaliser le sexe encore plus qu’elles ne le font déjà. Elle est parvenue à vendre comme à la fois scientifique, novateur et progressiste, un condensé de clichés hétéronormatifs.
Finalement, Maylis, est-ce qu’il faudrait se résigner et coucher, pour acheter la tranquillité dans son couple? En fait, en faire peut-être presque un non-sujet, se dire que ma foi avant, c’était le « devoir conjugal ». Et que cela l’est resté au fond, vu que beaucoup de sexologues sont eux aussi cadrés par une société formatée. Des solutions ?
Oui, on peut être réparé ! En laissant la place au désir d’émerger. Ce mouvement est nécessaire à faire. Il y a cette image du gâteau au chocolat. Si on nous bourre d’un gâteau, que déjà peut-être on nous a trop donné à une période où ce n’était pas bon pour nous, et que l’on continue à nous en donner en disant, « Mais si, regarde, c’est bon, mais si c’est bon !», nous allons certes recevoir des shoots sucrés mais on ne nous aura pas laisser le temps d’avoir le choix, de former notre goût, d’apprécier des variétés et d’autres recettes… Il y a face à cela les « Monsieur sinon ». Mais face aux sollicitations sexuelles, la réponse à la question « sinon quoi ? », devrait être « sinon rien ». Pas de sinon.
Qui sont-ils ? Ceux que vous nommez des « connards propres, élégants, la coercition mielleuse, la contrainte, l’air de rien. Leurs conjointes ne parlent jamais de violence et au grand jamais de viol. Elles nagent dans le déni d’une violence pourtant bien mal camouflée par la rhétorique du grand besoin »…
Le désir n’est pas compatible avec la coercition, avec la contrainte. S’il y a une condition, s’il y a une conséquence négative au fait de refuser, alors naît a minima de l’inquiétude, voire de la crainte. Car personne n’a envie de vivre des mauvais quarts d’heure, du chantage, des week-ends où l’autre fait la tronche. Donc, on va se mettre à évaluer ce qui est le pire. Ceci, évidemment, n’est pas du tout compatible avec le fait d’avoir un désir qui émerge et s’épanouit.
Votre livre pourrait être jugé androphobe. Vous dites: « on pourrait consacrer une vie entière à cataloguer les hommes dans un vestiaire de la médiocrité. Il faut s’efforcer de saisir le monde tel qu’il apparaît aux hommes, déformés par leur conscience embuée. Mais il faut aussi, et peut-être surtout, faire l’entomologie des femmes et de leurs 17.268 manières de se négliger. » Androphobe, mais également misogyne donc : vous dites que ces femmes qui ont fait leur triple journée, celles qui ont « larbiné, pouponné, tapiné » mi-superwomen, mi-boniches, on pourrait les appeler des Germaine. Qu’est ce qu’une Germaine ?
Les Germaine sont des femmes qui sont tenues de gérer et de mener 30.000 trucs de front et qui deviennent à la fois speed et dévitalisées. Les chiffres statistiques montrent que la charge mentale est inégalement répartie: penser au pédiatre du Petit, à l’orthophoniste de Machin, au sport de Chose, aux fringues qu’il faut racheter. Épuisées le soir, elles n’ont pas que ça à faire, remettre le couvert pour un truc qui est moyennement plaisant en plus. Ni ludique, ni convivial, ni relationnel, ni sympa. Elles n’y trouvent pas leur compte. Ça ne les détend même pas. C’est une tâche de plus. D’où le titre de mon livre: « corvée de sexe ».
Vous dépeignez vos patients avec une certaine brutalité, vous n’édulcorez pas. Un refus de mettre à distance ce qui vous retourne les tripes. Votre phrasé peut être sale. Et c’est salutaire parce que le sexe, c’est organique: des fluides corporels que nous échangeons durant l’acte sexuel. Pourquoi vous avez pris ce parti très rentre-dedans ? Sans mauvais jeu de mots…
Déjà parce que c’est un coup de gueule et que moi je vis les choses fortement, donc je les traduis comme je les vis. Et parce que c’est choquant quand on est dans l’intimité de ces personnes et qu’on les écoute. Voir ce qu’elles sont capables de subir pour avoir la paix sociale. J’ai l’impression aussi que si on ne nomme pas les choses crûment, on passe à côté du sujet. Certaines de ces femmes elles-mêmes, ne voient pas le problème et le banalisent. Elles édulcorent complètement les situations. En aiguillant, il faut pouvoir faire sentir des choses qu’elles-mêmes mettent du temps à nommer. La preuve, c’est la patiente Madame Vide-couilles qui a utilisé en premier ce mot… Il faut en passer par les sens. Il faut en passer par une langue, comme vous dites, qui est organique, qui est corporelle, qui est sensorielle. Toutes ces femmes sont dissociées si on reste dans le registre de l’intellect. C’est ça ce travail… Oui, vraiment, vous incarnez avec des mots propres au corps. La méthode proposée à votre patientèle, c’est d’abord la concentration sur les sensations. C’est déjà commencer à se passer quelques semaines de tout type de pénétration et d’éjaculation avec madame. Protocole inspiré du fameux « Sensate Focus » des sexologues Johnson et Masters: bijou de comportementalisme qui consiste à priver les gens de leurs mauvaises habitudes pour les obliger à en prendre de moins pourries.

Virginia Eshelman Johnson et William Howell Masters, sexologues américains pionniers. Ils ont inventés le « Sensate Focus », approche qui se concentre davantage sur l’expérience sensorielle et émotionnelle que sur la performance sexuelle
Vous prenez l’image d’une jambe cassée. Pour qu’elle puisse se réparer, il faut commencer par arrêter de marcher. Expliquez-nous !
La méthode consiste à empêcher les gens de dysfonctionner comme ils le font, c’est-à-dire de faire du mauvais sexe qui aggrave le problème, avec ce fameux « plus je fais un truc qui ne me fait pas de bien, plus je développe de l’aversion pour ce truc », et surtout à faire baisser le stress de manière à ce que le système nerveux puisse réassocier la sexualité – ou en tout cas l’intimité – à quelque chose de sympa. Et donc pour cela, il faut éliminer de la scène tous les facteurs d’angoisse et essayer de créer des conditions qui permettent de passer un moment d’intimité où l’on se sent en sécurité. Et après cela, rajouter petit à petit, des choses qu’on peut choisir et qui font qu’on reste connecté au fait qu’on se sent en sécurité. Le désir et le plaisir ne peuvent émerger que si notre système nerveux est régulé, en mode détente. Pour ce faire, il faut éliminer tout un tas de facteurs qui stressent. Par exemple, le fait de devoir tout le temps être la personne à l’initiative ce qui peut finir par faire culpabiliser, ou bien le fait de savoir que dès la première caresse, il va falloir aller de A jusqu’à Z.
On arrête de faire A, B, C, D.
Petit à petit, le couple réinvente son propre alphabet érotique et se retrouve à converser physiquement. Mais en vérifiant tout le temps qu’on est en train de faire seulement des choses qui nous plaisent. C’est de la pleine conscience. On s’assure à chaque instant, on apprend à sonder à l’intérieur de soi, si on est bien, si ça nous va, si ça nous plaît. Certains hommes ont peur de ces semaines d’abstinence et peuvent parler de leur peur des couilles bleues, ou du sperme qui pourrait moisir !
Les femmes, elles, craignent qu’ils aillent voir des prostituées s’ils ne sont pas « purgés »…
C’est ça, c’est ce que j’ai un peu expliqué au début avec Madame Vide-couilles.
Parlez-nous de l’arnaque de 68, qui peut être résumée en un slogan, « éjaculons sans entrave, avortez librement. » Sommes-nous les héritières d’une immense escroquerie, une prétendue révolution sexuelle qui a surtout décomplexé les pédophiles et les cons? Celles qui n’ont pas pu jouir sans entrave ont été montrées du doigt. Nous avons été nombreuses à nous convaincre qu’il fallait être « de bonnes chiennes ». Faudrait-il dématrixer son désir ? Vous-même, vous avez tenté de vous réorienter sexuellement ?
Oui. Tout comme ces milliers de femmes qui chaque jour, disent, « Moi j’arrête les hommes, maintenant je fais les choses des femmes, c’est plus simple. » Mais attention, il faut y arriver. Notre système nerveux, notre univers érotique s’est modelé petit à petit dans notre vie. Il est conditionné par une éducation, par une socialisation qui fait que depuis la maternelle, on nous câble à désirer des princes charmants plutôt que des princesses charmantes, à être excité par tel type de physique. Cette foultitude de facteurs oriente notre désir. De même si l’on a connu de la violence… Nous sommes conditionnées par les scénarios sexuels que l’on voit et on se met à érotiser, notamment le fait d’être désirées. Finalement, on finit par être excité par le fait d’exciter quelqu’un et éventuellement par la violence. Nous avons appris aussi physiquement à trouver de la jouissance dans telle ou telle pratique. Bien sûr, il existe les godes, mais on a appris à désirer tel homme pour faire tel truc. En définitif, ce n’est pas donné à tout le monde de se réorienter.
« Les vrais neurobiologistes donc pensent eux aussi, qu’on peut apprendre à aimer des choses nouvelles tout au long de sa vie, que ce soit les épinards ou le cunni. De fait, le cerveau humain est doté d’un ensemble complexe de structures capables de réécrire la carte de nos plaisirs. » Parlez-nous de la carte des plaisirs ! Vous évoquez le Kamasutra...
J’utilise personnellement la métaphore de la planète, c’est-à-dire que chacun arrive avec sa planète érotique. Parfois j’ai l’image des cartes IGN et on les met l’une à côté de l’autre et on voit quelles routes coïncident, quelles routes permettent d’aller chez l’autre. Il y a forcément des choses qu’on va pouvoir superposer, d’autres qui ne vont pas tout de suite coller. En revanche, les deux planètes sont comme deux cercles qui géométriquement peuvent se recouper. C’est cela que l’on va partager. Sur les choses incluses. L’univers érotique se trouve là. Ces deux cercles peuvent évoluer et se recouper de plus en plus. On explore et visite des zones qui jusque-là étaient en jachère.
Malgré vos efforts, il y a des couples qui se séparent, parce que le grand besoin n’est pas obtenu par Monsieur, que le « devoir conjugal » n’est pas fait par Madame…
Ce fameux devoir conjugal, ce mot ne devrait même pas exister. Je trouve ça fascinant. D’ailleurs la France a été condamnée, il y a quelques mois, le 23 Janvier 2025, par la Commission Européenne des Droits de l’Homme, pour son interprétation toute personnelle du viol conjugal et a rappelé que « tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle ». Et en même temps, on vient d’une société dans laquelle la femme appartenait à son mari, comme un meuble, dans le Code Civil de 1804, dit Code Napoléon qui estimait qu’il ne pouvait pas y avoir de viols entre époux. Les juges et les avocats, de ses 50 dernières années, en sont encore fortement imprégnés même s’il y a dernièrement une évolution, un progressisme Ce fameux devoir conjugal est un mot qui ne figure nulle part dans la loi. C’est plus vu comme un impôt de la femme.


Vous évoquez le potlatch…
Oui, tellement de choses s’expliquent grâce à ça. Les femmes ont intégré que coucher fait partie des trucs qu’elles mettent dans la balance. C’est-à-dire que tout est don contre don. De fait, tout est potlach. Or dans le potlach, il ne faut pas que l’offrande, le cadeau, le don soit trop coûteux. Le concept tient dans l’équilibre. Et là, l’équilibre est rompu car les femmes en corvée de baise, estiment donner quelque chose qui ne vaut rien alors que c’est quelque chose qui vaut beaucoup pour l’autre. En tout cas, c’est amené comme cela.
Pour conclure, vous dites que vous ne vous faites pas trop d’illusions sur les effets de votre discours qui fait peur. Dernièrement, s’est joué à Paris, la pièce d’Ovidie, « La chair est triste, hélas », incarnée par Anna Mouglalis, qui évoque la question de la grève du sexe. Qu’est-ce que vous pensez de cette réaction, d’une branche féministe qui arrête le sexe ?
Moi, je les comprends, vraiment. Si les hommes ne bougent pas, il est normal que les femmes décident de faire leur vie. C’est un rapport de force. Je vois les choses plutôt comme ça. D’où mon discours qu’il faut absolument que les femmes arrivent à se positionner comme des sujets pour changer la donne et pousser les hommes à bouger de leur côté et à revoir leurs exigences parce qu’en face, on ne leur donne pas tout cuit, on ne leur sacrifie pas nos corps juste parce qu’on n’a pas confiance en nous. En fait, je ne vois pas bien comment cela peut se faire sans un genre de bras de fer.
Je ne sais pas si c’est dommage, mais c’est triste. Oui, il est triste de constater qu’on n’arrive pas ensemble à bouger. Il y a cette espèce de polarisation qui est inquiétante avec une montée du masculinisme. Néanmoins, je pousserai cette réflexion plus loin : les femmes doivent aussi être des sujets sexuels. C’est OK de choisir de partir, enfin disons de ne plus jouer, mais par contre, c’est important de se rendre compte qu’on joue tous et toutes le jeu du mauvais sexe en fait. On devrait nous-mêmes faire des propositions. C’est est sûr que si au bout de trois fois qu’on propose du bon sexe, c’est-à-dire que nous aussi, on vient avec d’autres scripts, des compétences érotiques, et qu’en face, on a des gars qui veulent juste de la junk food sexuelle, ok, là on peut juste passer son chemin. Mais c’est important de se dire qu’on a notre rôle à jouer aussi. On a le droit de ne pas le jouer, mais si on joue, il ne faut pas attendre seulement des mecs que, eux viennent avec. Disons que moi, je suis dans un endroit du monde où je milite pour qu’on essaye de changer le script, pour que tout cela soit plus savoureux. Qu’on arrête de chercher qui est le coupable. Et que, en l’occurrence, il faut que le désir chemine hors des sentiers balisés.
Propos recueillis par Bénédicte Martin
18.12.2025 à 21:15

La mort d’Olivier Marleix a foudroyé et sidéré sa famille, ses soutiens et la France entière. Ex-président du groupe parlementaire Les Républicains, député d’Eure et Loire, figure très respectée sur tous les bancs de l’Assemblée nationale, il avait reçu le prix Anticor en 2020 pour sa mission à la tête de la commission d’enquête sur la vente d’Alstom. Lorsque la mort l’a emporté, il achevait le manuscrit d’un réquisitoire contre le pouvoir en place. Ce livre, « Dissolution française. La fin du macronisme », a paru aux éditions Robert Laffont dans une version quasi achevée. Il est aujourd’hui classé dans les meilleures ventes, en dépit du faible écho que lui donnent les médias mainstream. Le frère du député, Romain Marleix, collaborateur du Sénat, a accepté de venir sur notre antenne, afin de faire vivre sa mémoire et de faire connaître les combats pour la souveraineté de la France qui étaient les siens.
18.12.2025 à 16:06

Usus tyrannus (« L’habitude est un tyran »). Citant ainsi le poète romain Horace, Anselm Jappe attire l’attention sur le confort qui sert de moyen de survie du capitalisme, en dépit de la capacité de ce mode de production à détruire la planète. Dans son nouvel essai Écologie ou économie, il faut choisir (L’Échappée), il se montre critique à l’égard de diverses pensées alternatives (écosocialisme, décroissance, technocritique, primitivisme, etc.), leur reprochant leur manque de profondeur critique à l’égard du système capitaliste. Jonathan Baudoin a lu son essai pour QG


« L’état de ce livre est celui du pamphlet ». Dès l’introduction, le ton est donné par Anselm Jappe dans son nouveau livre Écologie ou économie, il faut choisir. Pour le philosophe allemand, appartenant au courant marxiste de la critique de la valeur, il est évident que le capitalisme – qu’il nomme également économie dans le livre -, quelle que soit la forme qu’il ait pu prendre dans son histoire, vieille de plus de deux siècles, est par définition destructeur pour la planète, pour tout espace vivant. Pour expliquer cela, Jappe souligne que la valeur, le travail (abstrait), la marchandise et l’argent – « Les quatre cavaliers de l’Apocalypse » – ne peuvent pas être distingués et affichent une indifférence structurelle quant à leurs effets concrets, poussant à une accumulation continue de richesses, et d’utilisation d’énergie dans la production.
En parallèle, toute politique de « transition écologique » est vouée à l’échec selon Jappe car l’écologie est, par ce biais, toujours subordonnée à l’économie, autrement dit, au capitalisme qui a « colonisé les imaginaires ». « L’écologie sera toujours le pot de terre contre le pot de fer de l’économie » affirme-t-il, développant par ailleurs l’idée que le travail et le capital sont complices de la crise écologique en cours. Ce qui prend à rebrousse-poil l’analyse marxiste orthodoxe, basée sur l’antagonisme capital/ travail.
Des alternatives partielles
Mais l’essentiel du livre est consacré aux courants de pensée alternatifs comme l’écosocialisme, la décroissance, la technocritique, le primitivisme, ou encore le catastrophisme. Si le philosophe allemand accorde des points de réflexions bienvenus, il considère que leurs solutions sont partielles, ne s’attaquant pas à la question de la valeur, car trop focalisées sur la lutte contre les énergies fossiles. Et même, concernant les tenants de l’écosocialisme ou de la décroissance, Jappe les accuse de soutenir un « altercapitalisme », semblable au capitalisme keynésien des 30 glorieuses, en donnant un rôle clé à l’État via la planification écologique. De quoi les décrire comme des « écoléninistes » pour le théoricien de la critique de la valeur. Même s’il se défend de « vouloir leur chercher des poux » et qu’il serait erroné de lire son livre de la sorte.
Pour certaines d’entre elles, comme le catastrophisme ou la cybernétique, Jappe indique des passerelles potentielles avec le technosolutionnisme, le transhumanisme d’une part; et le sentiment de fatalisme d’autre part. Ce qui conduit à renforcer les tenants de l’ordre capitaliste actuel – néolibéral -, voire à faire preuve de cécité sur les dérives liberticides avec l’État ou les services ayant une technologie très sophistiquée, au nom de la sauvegarde de la planète. L’exemple du crédit social en Chine ou de la gestion autoritaire du Covid en France lors du confinement du printemps 2020 sont des signaux d’alerte à garder en tête pour le philosophe.
D’ailleurs, en parlant du Covid, Jappe considère que le confinement a été une occasion manquée de se révolter contre le modèle capitaliste car la pandémie a montré combien la planète pouvait (encore) se régénérer, avec une dé-pollution observée dans beaucoup d’endroits. Pour ne pas avoir à en passer à nouveau par une catastrophe sanitaire de ce genre afin d’ouvrir à l’homme un avenir durable sur cette planète, il faudrait en arriver à des mesures drastiques visant le numérique, le transport aérien, ou plus brutalement encore, à la mise à mort du capitalisme.
Jonathan Baudoin
« Écologie ou économie, il faut choisir », Anselm Jappe, L’Échappée, 18 euros
16.12.2025 à 21:15

Depuis des décennies, le dogme règne : « Notre avenir, c’est l’Europe ! ». Critiquez ce totem et vous voilà hérétique. Quitter l’euro ? Une « catastrophe économique ». L’Union Européenne? « La paix ». Et l’inusable mantra : « Ensemble on est plus fort ». Ce catéchisme est martelé en boucle sur toutes les antennes des médias officiels.
Pour Jacques Nikonoff, confondateur d’ATTAC, le vrai « cataclysme », c’est d’y rester. Sortir de l’UE n’a rien d’une promenade, mais c’est pour lui la condition indispensable pour rompre avec le néolibéralisme et pour que la France reprenne son destin en main. Ouvrier devenu délégué CGT, puis énarque et professeur d’économie, acteur clé du « Non » au référendum en 2005, il fonde en 2016 le Parti de la démondialisation (ParDem). Restauration de la souveraineté, sortie unilatérale de l’euro et de l’UE sont au cœur de ce Quoi qu’il en coûte animé par François Boulo
11.12.2025 à 23:09

Brigitte Macron, se fait « baiser la main » par un courtisan sur un tapis rouge avant de lancer, alors que des militantes féministes manifestent dehors : on « foutra dehors » ces « sales connes ». La scène devient virale. Pour Dany-Robert Dufour, c’est ce qu’on appelle une « cassade », en hommage à Sade. Dans Sadique époque (2025, Cherche Midi), il montre comment la perversion alimente les sociétés marchandes: le « bloc bourgeois », « largement séditieux », « sadise » la société, défait les vertus communes et « baise » le peuple, tout en occupant le centre « démocratique ». Le triptyque perversion–spectacle–argent mène au « devenir cloaque » du capitalisme, où l’indistinction rentable l’emporte sur la décence, alors même que se profile le pire des mondes possibles pour l’humain et le vivant. Pour en discuter, Aude Lancelin et Harold Bernat ont reçu en direct Dany-Robert Dufour dans Quartier Populaire
09.12.2025 à 21:45

Dans le dixième épisode de l’Explication, Aude Lancelin et François Bégaudeau ont reçu le 9 novembre, la sociologue Nathalie Heinich. Une figure intellectuelle passée de Pierre Bourdieu à Pierre Nora, qui prend régulièrement position sur les sujets brûlants du débat public. Contre le mariage pour tous, contre le néo-féminisme, contre l’islamo-gauchisme, contre le wokisme, Nathalie Heinich prend parti, signe des tribunes, lance des observatoires. En 2025, elle publie aux éditions Gallimard « Penser contre son camp », un essai dans lequel elle revendique la liberté de s’opposer aux idées du milieu progressiste dont elle se revendique pourtant encore. Ses prises de position, souvent situées à contre-courant de la gauche dite « radicale », sont au cœur d’un échange franc pour tenter de se comprendre
05.12.2025 à 12:34

Les femmes seules ont le droit d’être heureuses clame haut et fort Lauren Bastide dans Enfin seule (Allary éditions). Encore faut-il qu’elles puissent se départir des peurs – celles d’être une mauvaise fille, d’être célibataire, de devenir folle…- qui leur ont été inculquées au fil des siècles. Dans une invite à ses sœurs en solitude, car le livre est aussi celui de sa propre histoire, l’essayiste les déboulonne une à une, et plaide pour « l’enfinsolitude« , néologisme désignant la cohabitation sereine avec soi-même.


À quoi les mots « femme seule » renvoient-ils ?
On parle tout d’abord d’une réalité massive. En France aujourd’hui, 11 millions de personnes vivent seules. Parmi elles, 6 millions sont des femmes. Or, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, il existe un décalage entre cette réalité et ses représentations, lesquelles continuent de renvoyer la solitude des femmes à une forme d’échec convoquant immédiatement l’imaginaire de la célibataire malheureuse attendant le prince charmant. Le temps est venu d’éradiquer ces représentations.
La définition du féminin par l’intime n’explique-t-elle pas leur persistance ?
Aux femmes, la sphère intime, aux hommes, la sphère publique, c’est en effet la fracture originelle. Tous les ressorts sexistes reposent sur l’injonction à la reproduction et au soin, mais aussi sur une privation de l’espace public, renvoyées aux femmes. Quand on tape « homme seul » dans un moteur de recherche, on va trouver quantité d’articles vantant la solitude d’artistes, d’explorateurs, de scientifiques. Peu importe qu’ils soient mariés ou qu’ils aient des enfants. Ils sont dans leur bulle créative, cela, en soi, suffit à affirmer qu’ils sont seuls. C’est très intéressant. On ne parvient pas encore à imaginer que les femmes seules peuvent aussi être occupées à tisser du lien avec le monde et à créer des choses plus grandes qu’elles.
Quid des droits qui aujourd’hui sont pourtant les mêmes pour tous ?
Bien sûr, mais les droits sont récents, tandis que les représentations sont ancrées dans les mentalités depuis des siècles. C’est pour cela du reste que les références historiques sont nombreuses dans le livre. Il me semblait intéressant de mettre les choses en perspective. On a parfois tendance à oublier que les droits pour une femme d’avoir un compte en banque, d’être propriétaire de sa maison, de travailler, de gagner sa vie, ou encore de divorcer, n’ont que quelques décennies. Il est bon, de même, de rappeler que l’imaginaire de la vieille fille et la construction de la femme au foyer comme idéal féminin, ne sont pas si lointains. Aujourd’hui, les femmes ont une opportunité historique à saisir. Elles ont, comme jamais, le droit d’être seules comme elles l’entendent. Pour autant, la menace n’a pas disparu. Dans l’imaginaire et les discours de l’extrême droite, l’envie de naturaliser les femmes n’est jamais loin. Nous devons être extrêmement vigilantes.
Le premier enjeu de « l’enfinsolitude », cette solitude sereine, que vous appelez de vos vœux, n’est-il pas celui de l’égalité ?
L’égalité sur le plan matériel est en effet le premier enjeu. On pense immédiatement à Virginia Woolf qui dans Une chambre à soi écrit que pour qu’une femme puisse penser par elle-même, il faut qu’elle ait un lieu à elle et un revenu de 500 livres par an, ce qui représente environ 41.000 euros contemporains. Aujourd’hui, faute d’autonomie financière, beaucoup de femmes ne peuvent quitter un foyer où elles sont malheureuses. Cet aspect matériel ne peut être éludé. Mais je pense qu’il existe aussi une dimension psychique. C’est ce que révèlent les travaux de la sociologue Erika Flahault. Beaucoup de femmes sont autonomes, elles ont un travail, une maison, et n’ont plus ou pas l’obligation de prendre soin d’autres, et pourtant, elles peinent à se créer leur propre espace. C’est la chambre en soi autant que la chambre à soi qu’il faut arriver à construire.


Pour revenir à l’histoire, pouvez-vous nous parler de cette étonnante pionnière du féminisme qu’était Gabrielle Suchon ?
C’est une femme incroyable. Elle a publié en 1700 un ouvrage intitulé Du célibat volontaire, ou La vie sans engagement. Au 17ème siècle, pour les femmes appartenant à la petite bourgeoisie, ce qui était son cas, il n’y avait que deux options : le mariage forcé ou le couvent. Elle a préféré être envoyée au couvent. Mais à la quarantaine, elle s’en est échappée. La légende veut qu’elle soit allée trouver le pape en personne pour se faire relever de ses vœux. Elle a passé ensuite le reste de sa vie à écrire et à s’instruire dans la campagne près de Dijon. Et elle a donc écrit ce texte que l’on pourrait qualifier de pamphlet, mais qui, en même temps, est très calme et rationnel, ce qui le rend particulièrement touchant. Elle dit voyez comme je suis utile à ma communauté, certes je ne suis pas bonne sœur, je ne suis pas mère, mais je donne des cours de catéchisme, j’aide des bonnes œuvres, j’instruis, j’écris des textes, laissez moi vivre ma vie. Elle construit un argumentaire logique et implacable dans lequel elle démontre ce que Simone de Beauvoir dénoncera deux siècles et demi plus tard, à savoir qu’il n’y a aucune raison biologique de penser qu’une femme est moins capable d’écrire, de penser, et de s’instruire. Ce qui est un peu triste en revanche, c’est que ce texte a été publié à l’époque avec le cachet du roi. Cela montre qu’elle ne faisait pas peur. Personne ne voyait la subversion et la révolution politique qu’elle était en train de suggérer.
Ce chemin vers « l’enfinsolitude », c’est aussi le vôtre. La maison, et dans son sillage « la cabane », dont vous faites l’éloge, y occupent une place de choix. Quelle est cette maison rêvée ?
En commençant l’écriture de ce livre, je ne pensais pas passer autant de temps à réfléchir à la maison. Pourtant, il n’y a rien de plus logique puisque j’observe la solitude résidentielle et que j’habite moi-même seule. Historiquement, la maison est un lieu décrié dans les combats féministes. Dans les années 70, les féministes dénonçaient à juste titre l’enfermement domestique dans lequel les femmes se trouvaient. Mais aujourd’hui, la maison est aussi lieu où on va s’émanciper et apprendre à vivre seule. On ne peut donc pas complètement se départir des gestes du quotidien domestique. Il y au contraire une nécessité à les regarder différemment et à leur redonner une sorte de noblesse. Je cite des exemples tirés de la littérature avec entre autres des textes d’Annie Ernaux, de Maya Angelou, de Joan Didion. Ces femmes cuisinent, font le ménage, et en même temps, ces gestes s’insèrent dans leur pensée, leurs émotions, leur vécu.
Et la cabane ?
Je voulais réinventer ce concept de maison pour en faire quelque chose de plus ouvert, la cabane donc, qui n’est pas un lieu que l’on ferme à double tour, mais un lieu où on laisse entrer les amis, l’imaginaire, la nature. C’était aussi une façon de retourner vers l’enfance. J’ai eu ce déclic en voyant un jour une petite fille jouer chez moi et faire ce geste qu’enfant je faisais moi-même d’étendre un drap entre deux chaises et de se mettre en dessous avec son gouter et sa bande dessinée. J’ai compris que ce geste était existentiel. C’est celui d’avoir le droit d’être dans sa bulle et de se dérober au regard adulte. Il me semble que c’est cette cabane qu’il faut réussir à construire plutôt que cet idéal du foyer composé de la famille nucléaire qui au fond est plutôt un siège de violences pour les femmes et les enfants.
Vous avez longtemps pensé que la solitude était à la fois une cachette mais aussi une punition – avec en creux, cette idée de la folie associée, aussi, à la femme seule – puis vous avez compris qu’être seule, c’était se soigner. Pouvez-vous nous expliquer ?
Camille Claudel, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Zelda Fitzgerald… on ne compte pas le nombre de femmes célèbres assignées à la folie parce qu’elles voulaient écrire, créer et être seule dans leur atelier. Je pense que j’ai été imbibée de cela. J’avais l’impression qu’il fallait que je me cache, et que ce besoin de me dérober au regard de l’autre était pathologique et révélait un dysfonctionnement. Or, en faisant des recherches, j’ai vu que la solitude, quand elle était choisie, pouvait être une possibilité de rencontre apaisée avec soi-même. Il y a cette très belle phrase célèbre d’Hannah Arendt que je cite dans le livre : « Quand je suis seule, je ne suis pas seule, nous sommes deux, parce que je me parle à moi-même ». Il est d’autant plus important pour les femmes de créer cet espace de dialogue avec un soi authentique qu’elles sont encouragées – notamment à partir de l’adolescence, la psychologue et philosophe Carol Gilligan le dit très bien – à effacer leur voix authentique au profit d’une voix sociale conforme aux attentes patriarcales.
Cette solitude-là est le contraire de l’isolement. Vous écrivez qu’elle renouvelle, régénère le lien aux autres…
« L’enfinsolitude » est un ancrage dans le monde. Elle donne la possibilité de s’ouvrir aux autres de façon beaucoup plus saine, mature, et joyeuse que dans les relations de dépendance. Aujourd’hui, cette faculté d’être seule et de m’auto-suffire sur le plan émotionnel et affectif me permet de nouer des relations amoureuses et amicales évidentes et fructueuses.
Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau
Lauren Bastide a créé le podcast féministe « La Poudre » (2016-2023) dans lequel elle faisait place aux voix des femmes (écrivaines, artistes, chercheuses, militantes). Elle anime aujourd’hui le podcast « Folie Douce » sur la santé mentale. Elle est l’autrice de: « Présentes » (Allary Éditions 2020) et « Futur.es » (Allary Éditions 2022)
04.12.2025 à 16:34

Depuis l’affaire Weinstein fin 2017, naissance du mouvement Me Too, de nombreux médias et journalistes montent volontiers au créneau dès qu’il s’agit de documenter et de dénoncer les violences sexuelles et sexistes. Il n’en est que plus surprenant d’assister à une omerta spectaculaire depuis la publication de l’enquête exclusive de QG, jeudi 20 novembre 2025, dévoilant les témoignages de victimes présumées de Jean de la Rochebrochard, figure influente de la Tech française et proche collaborateur de Xavier Niel.
En 15 jours, aucun journaliste, aucune agence de presse, aucun média, qu’il soit généraliste ou familier de l’écosystème des start-ups, n’a donné le moindre écho à cette enquête qui révèle pourtant de graves accusations et même une plainte pour viol déposée en 2024. Le managing partner de Kima Ventures, le fonds d’investissement de Xavier Niel, qui finance de très nombreuses structures à hauteur de centaines de milliers d’euros, a pourtant été entendu par la police le 4 novembre dernier à ce sujet, ainsi que nous l’avons révélé. Jean de la Rochebrochard avait longuement répondu à nos questions envoyées dans le cadre du contradictoire.

Ces informations exclusives ont au demeurant été directement transmises aux rédactions susceptibles d’y consacrer un travail approfondi, tant le sujet relève de l’intérêt général. De nombreux pôles d’enquêtes spécialisés dans les violences sexistes et sexuelles ont ainsi été informés de l’existence de ces témoignages. Quelques journalistes nous ont même contactés après la publication, certains surpris, d’autres nullement étonnés. Mais à l’heure où nous écrivons, aucun d’entre eux n’a publié la moindre ligne à ce sujet. Selon nos informations, un grand média national enquêtant depuis des mois de certaines des accusations visant Jean de la Rochebrochard, n’avait pas été jusqu’à sortir un article au motif qu’aucune plainte n’avait encore été déposée. Ce même titre de presse demeure discret à ce jour malgré la parution de nos informations.
Fort heureusement, plusieurs associations féministes engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes et certains comptes très populaires ont diffusé ces révélations sur leurs réseaux sociaux, parmi lesquels la Fondation des Femmes, via sa présidente Anne-Cécile Mailfert, NousToutes ou encore Balance Ta Start-up, qui travaille à la libération de la parole dans ce milieu très masculin.
S’agissant d’un personnage aussi puissant dans l’écosystème de la Tech, proche collaborateur de la 7ème fortune de France, comment expliquer dès lors un tel désintérêt des médias d’information ? Tous les mois des affaires touchant des personnalités dotées d’une influence bien moindre, sont pourtant révélées par ces mêmes rédactions, parfois même hors de l’existence de toute plainte. Une telle rétention d’information est-elle à relier au poids de l’empire de Xavier Niel dans la presse ?
On le sait, ce dernier investit en effet massivement dans le secteur de l’information. Il est actionnaire à titre individuel du groupe Le Monde comprenant Le Monde, Le Nouvel Obs, Télérama, Courrier International et La Vie, mais aussi de journaux d’investigation comme l’Informé. Le fondateur de Free détient également des parts dans Le HuffPost et Nice-Matin, et a investi des centaines de milliers d’euros aux débuts de Mediapart (il ne figure plus parmi les actionnaires du titre en 2025), Brut, ou Les Jours. Du côté de la télévision, il a cofondé en 2015, avec Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton, le groupe Mediawan, producteur de nombreuses émissions à l’instar de C à Vous sur France 5 ou Hot Ones sur Canal +.
Outre ses nombreuses participations financières, Xavier Niel alimente notoirement tout un réseau de médias en informations exclusives, ouvrant la voie à une certaine dépendance informationnelle. L’homme d’affaires bénéficie aussi, en termes d’image, de sa relation avec Delphine Arnault, PDG de Christian Dior, la fille de Bernard Arnault avec laquelle il forme un « couple de pouvoir » particulièrement influent. Involontairement ou non, ce rayonnement peut inciter certaines rédactions à l’auto-censure. Le groupe LVMH, propriété de Bernard Arnault, pèse en effet lourdement sur les budgets publicitaires d’une presse nationale en grande difficulté comme le démontrait L’Informé, le 15 novembre 2024. Nous savons, de source sûre, que l’affaire « Jean de la Rochebrochard » a ainsi été refusée par un média national, dont la publicité LVMH assure la viabilité économique, la direction craignant de perdre des budgets, à cause de la relation familiale entre les deux milliardaires.
Face à la gravité des accusations portées, il était légitime de s’attendre à ce que les révélations de QG soient reprises par nos confrères et consoeurs, y compris dans des médias proches du patron de presse qui finance Jean de la Rochebrochard, puisque cela leur permettait de les relayer sans prendre le risque d’enquêter eux-mêmes.

Pendant que l’enquête de QG circule dans de nombreuses boucles, reprise et commentée par l’ensemble du réseau de la Tech, et que de nombreux acteurs du milieu s’étonnent de son faible écho médiatique, l’investisseur poursuit ses activités. Jean de la Rochebrochard donne encore des conférences aux Etats-Unis et se met en scène à Saint-Barthélémy, non sans aplomb, dans un silence médiatique complet qui ne laisse pas de sidérer. Xavier Niel, lui, ne s’est toujours pas exprimé.
Louison Lecourt
02.12.2025 à 22:52

Avec la complicité du pouvoir et de ses oppositions politiques, notre pays est entré en état de décomposition terminale. Perte de souveraineté à tous égards, déclassement international, gérontocratie irresponsable qui verbalise même désormais l’idée de « perdre ses enfants » dans des guerres ingagnables à l’échelle monstrueuse, nous approchons du point où nous ne pourrons plus nous raconter d’histoires sur nous-même. Quand et comment éclatera cette bulle d’irréalité qui nous conduit au désastre dans tous les domaines ?
Pour évoquer la situation critique qui se précise pour la France, Aude Lancelin a reçu Emmanuel Todd pour un long entretien le mardi 2 décembre en direct. Historien, démographe, auteur de nombreux best-sellers, parmi lesquels « La Défaite de l’Occident » (Gallimard) et figure du débat d’idées français traduite dans le monde entier.
26.11.2025 à 23:43

Dans ce clair-obscur où surgissent les monstres, Emmanuel Macron, fils légitime de Nicolas Sarkozy le multirécidiviste condamné et de François Hollande, héritier d’un socialisme zombie, trouve toute sa place. Alors que la France perd les clés de son destin, nous assistons au spectacle affligeant d’une fin de régime prête à tout, jusqu’au chantage à la guerre contre une puissance nucléaire. Affaiblie par les choix délétères d’une élite indigne, la France est piégée dans les nouveaux affrontements géopolitiques, tandis que les Français subissent les manipulations macronistes — un piège national dans celui, plus vaste encore, d’une mondialisation qui n’a plus rien d’heureuse.
Pour en parler, Aude Lancelin et Harold Bernat ont reçu le 26 novembre Marc Endeweld, journaliste d’investigation reconnu. Ils ont évoqué ensemble la stratégie du chaos d’un Macron en bout de course.