12.09.2024 à 23:56
C’est la rentrée, la vraie: un premier ministre LR, parti le plus désavoué dans les urnes à toutes les élections depuis des années, vient d’être nommé par Emmanuel Macron, pour une grande saignée imminente de 40 milliards d’euros exigée par l’UE. Nos animateurs Didier Maïsto et Harold Bernat en discutent avec François Cocq
04.09.2024 à 02:07
Retrouvez notre grande soirée de rentrée animée par Aude Lancelin, avec Caroline Galacteros, fondatrice de Paix et Guerre, Régis Le Sommier, directeur de la rédaction d’Omerta, et Nicola Mirkovic, auteur du «Chaos ukrainien»
28.08.2024 à 00:09
Retrouvez nos animateurs Aude Lancelin, Didier Maïsto et Harold Bernat pour évoquer la rentrée politique, qui s’annonce brûlante tandis que le Président de la République tarde à nommer un nouveau premier ministre depuis plus de 40 jours, et que les rencontres avec les chefs partis se poursuivent. Vous avez des questions ? On a des réponses !
14.08.2024 à 11:19
Ce n’est pas « l’émeute blanche » (« white riot ») contre un système aliénant qu’espérait voir le groupe punk The Clash, dans sa chanson éponyme de 1976. Ces derniers jours, au Royaume-Uni, de nombreux émeutiers d’extrême-droite, pour la plupart issus de classes populaires blanches, s’en sont pris à des personnes non-blanches ou des lieux fréquentés par ces dernières, sur fond d’anti-immigration et de racisme caractérisé, suite à une attaque au couteau ayant tué trois petites filles dans la ville de Southport, près de Liverpool. Pour QG, le politologue Aurélien Mondon, professeur à l’université de Bath, souligne que ces événements sont le fruit d’une normalisation des discours d’extrême-droite depuis plusieurs années outre-Manche, notamment lors de la campagne pour le Brexit en 2016, ces discours provenant des élites, comme dans de nombreux autres pays. Cela illustre pour lui le fait que la victoire du Parti travailliste de Keir Starmer fut décidément en trompe-l’œil lors des élections générales du 4 juillet dernier, sans parler de la droitisation de ce parti consécutive à la période de leadership de Jeremy Corbyn. Interview par Jonathan Baudoin
QG: Comment analysez-vous les émeutes menées par l’extrême-droite britannique et les manifestations antiracistes en réponse à celles-ci qui viennent de se dérouler en Grande-Bretagne?
Aurélien Mondon: Tout d’abord, il est important de souligner la violence extraordinaire de ces émeutes racistes et les conséquence qu’elles ont eu sur les communautés racialisées au Royaume-Uni. C’est effrayant de voir cela en 2024, et cependant ce n’est pas entièrement inattendu.
Il faut aussi faire attention, car il s’agit d’une toute petite minorité de personnes qui a agi de cette manière. La plupart des gens au Royaume-Uni n’adhèrent pas à ce genre de politiques et comme nous l’avons vu depuis, la résistance est beaucoup plus forte avec des milliers de personnes qui ont non seulement porté assistance aux victimes mais ont montré clairement au travers de manifestations antifascistes et antiracistes que la solidarité demeure plus forte. Cependant, il est très inquiétant de voir cette minorité d’extrême-droite enhardie au point de passer à l’acte de cette manière. Ceci trouve sa source dans la normalisation des discours d’extrême-droite qui a encouragé ces personnes à prendre les armes. Malheureusement, pour l’instant, nous n’avons pas vu de prises de conscience dans les élites politiques ou médiatiques du rôle qu’elles ont joué dans ce processus de normalisation. Nous avons même vu les tabloïds tels que le Sun et le Daily Mail prétendre être du côté des antiracistes et antifascistes, quand bien même ils ont poussé des discours de haine et d’extrême-droite depuis des décennies, et ont diabolisé ces mêmes manifestants quand ils étaient dans la rue récemment contre l’attaque génocidaire à Gaza.
QG: Dans les médias, il est souvent indiqué que les émeutiers seraient issus des classes populaires blanches. Est-ce le cas ou est-ce à nuancer selon vous?
C’est à nuancer, bien entendu. Une fois de plus, les classes populaires blanches ont servi de bouc-émissaire, même si pour l’instant il est difficile de connaître le profil des émeutiers. Il ne faut pas oublier non plus que les mouvements antiracistes trouvent aussi leur source dans les classes populaires. Malheureusement, quand on parle de classe populaire, au Royaume-Uni, en France, ou aux États-Unis, on pense tout de suite aux gens blancs. Et on oublie totalement que les classes populaires, ou la classe ouvrière, sont aujourd’hui des classes extrêmement diverses. Il ne s’agit pas de chercher des excuses, car naturellement il y a eu des gens des milieux populaires qui ont participé à ces émeutes, mais cela permet aux élites blanches de s’en laver les mains, alors que ce sont bien ces dernières qui ont normalisé les idées portées par les émeutiers comme le prouvent les slogans qu’ils utilisent (« Stop the boats » par exemple).
Malheureusement, c’est assez similaire à ce qu’on a vu depuis des années dans d’autres pays comme la France ou les États-Unis, où on fait porter la responsabilité de la montée de l’extrême-droite aux classes populaires, alors que les leaders de l’extrême-droite, les influenceurs, sont des gens qui ont des moyens assez énormes, qui peuvent participer aux débats d’actualité sur les chaînes d’information traditionnelles, ont l’écoute de certains partis traditionnels, et la possibilité de modeler le discours public. Les classes populaires servent d’excuse, de diversion par rapport à la responsabilité des élites. Il faut faire attention à ne pas perdre de vue le fait que la normalisation du discours d’extrême-droite ne provient pas des classes populaires mais d’une élite, qu’elle soit médiatique, politique, voire même universitaire.
QG: En quoi ces émeutes diffèrent-elles des «race riots» (émeutes raciales) des années 1980, ou des émeutes de 2011, Outre-Manche, qui avaient donné lieu à de violents affrontements avec la police suite à la mort d’un jeune britannique d’origine antillaise?
Tout d’abord, elles diffèrent de 2011 parce qu’il s’agit d’émeutes racistes aujourd’hui. Mais elles diffèrent aussi de ce qu’on a pu voir ces dernières décennies par leur mode d’organisation. Par le passé, on s’attendait à voir des manifestations organisées par quelque chose de similaire à « l’English defense league », qui n’est plus vraiment une organisation aujourd’hui. Ce qui a été surprenant durant ces émeutes de 2024, c’est qu’il n’y avait pas d’organisation derrière, ou même de leader. Il y avait bien des influenceurs comme Tommy Robinson, de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, il n’y avait pas vraiment d’organisateurs, ni de centralisation. La façon d’organiser ce genre d’émeutes est beaucoup plus diffuse. Ce qui rend plus compliqué la désignation de responsables. En même temps, je pense que cela aurait été une chasse aux sorcières inutile puisque, d’après moi, le problème est ailleurs. Les politiques carcérales et policières de Keir Starmer n’auront à cet égard que peu de chances de porter leur fruit car si elles permettront peut-être de calmer les choses à court terme, mais elles ne résoudront pas le problème qui est bien plus profond.
De même, nous voyons très bien aujourd’hui que les réseaux sociaux jouent un rôle important dans la désinformation. Cependant, la solution ne peut pas être de simplement mettre en prison les personnes qui sont à la source de cette dernière. Quand on a quelqu’un comme Elon Musk, qui est clairement d’extrême-droite aujourd’hui, avoir un pouvoir aussi énorme via un des réseaux sociaux les plus importants dans le discours public mondial, à savoir X (ex-Twitter), on voit très bien que les politiques ne font rien pour l’arrêter. Encore une fois, il faut aussi comprendre que le problème va au-delà de l’extrême-droite, et provient des élites traditionnelles, qui n’agissent pas pour stopper la montée de l’extrême-droite, voire même la nourrissent.
QG: La question de l’immigration sert souvent d’explication au sujet de ces émeutes 2024. Mais est-ce le seul facteur?
Oui et non. C’est un facteur important, mais il n’est pas le seul. Au début, ce qui a mis le feu aux poudres, c’est la rumeur concernant le suspect, affirmant qu’il était musulman. Ensuite, on s’est aperçu qu’il n’était pas musulman, mais on s’est mis des parents de l’auteur de ces attaques atroces, originaires du Rwanda. C’est devenu ainsi un sujet d’immigration. Mais on voit donc bien que le racisme, peu importe qu’il soit dirigé contre les musulmans, les personnes de couleur, les immigrants ou les demandeurs d’asile, est central dans ces émeutes. Encore une fois, il faut voir d’où provient la construction de l’immigration comme problème. Dans les recherches que j’ai conduites, ces dernières années avec mes collègues, nous avons montré que le problème de l’immigration est construit de haut en bas. Contrairement à ce que l’on lit souvent dans les journaux, ou à ce qu’on entend dans la bouche des personnalités politiques, cela ne vient pas du peuple, qui serait soi-disant demandeur de politiques anti-immigration, mais bien des élites qui ont un accès privilégié au discours public et choisissent pour des raisons diverses de mettre ce sujet en avant. Ils en parlent dans les médias, comme si c’était quelque chose de central dans la vie politique, alors que quand on demande aux gens leurs problèmes dans la vie de tous les jours, l’immigration n’en est pas un. Les problèmes centraux pour les gens, au Royaume-Uni, comme en France d’ailleurs, ou dans d’autres pays, ce sont des questions de pouvoir d’achat, d’éducation, de chômage, etc. L’immigration sert de diversion pour ne pas s’attaquer à ces problèmes qui demanderaient des changements drastiques dans nos politiques. C’est une panique morale, comme l’islamophobie ou les discours transphobes. On prend une minorité déjà opprimée systématiquement, qui n’a pas beaucoup de voix dans l’espace public, et on s’en sert comme boucs-émissaires.
QG: Qu’est-ce que ces émeutes racontent du Royaume-Uni ?
C’est quelque chose qui va plus loin que le Brexit et qui est finalement assez semblable à ce qu’il se passe dans d’autres pays. On l’a vu, de manière parallèle aux États-Unis, avec l’élection de Donald Trump en 2016. On l’a également vu en Europe à travers une montée de l’extrême-droite. Le cas particulier du Royaume-Uni nous montre qu’on n’a pas besoin d’avoir un parti d’extrême-droite au pouvoir pour avoir une normalisation des politiques d’extrême-droite.
Tout cela est le résultat des nombreuses crises auxquelles de nombreux pays doivent faire face. Que ce soit le coût de la vie, l’environnement, ou la crise climatique, etc. On voit très bien que l’hégémonie libérale n’a aucune réponse à toutes ces crises majeures. Leur seule réponse c’est: « Si vous n’êtes pas content de nos politiques, vous aurez l’extrême-droite, donc votez pour nous ». On le voit avec Emmanuel Macron, bien entendu. Il a fait son beurre là-dessus, en faisant peur aux gens, en disant: « C’est soit moi, soit l’extrême-droite« . On a vu à quel point cela a été une réussite en France, avec les élections européennes et les élections législatives en 2024.
QG: Vous indiquez qu’il s’agit d’un phénomène mondial, mais n’y a-t-il pas une spécificité britannique, avec un effet de long terme du Brexit, mais aussi de la spirale inflationniste consécutive au Covid?
Le Brexit certes est une spécificité britannique, qui a permis au discours au départ minoritaire de « Ukip » de se disséminer, mais on a vu des choses tout à fait similaires se passer dans d’autres pays. On pourrait penser à l’élection présidentielle de 2002 en France, où Jean-Marie Le Pen stagnait par rapport à 1995 et 1988. Le vrai choc était, en définitive, la performance des partis de centre-droit, de centre-gauche, de centre, qui étaient tous au plus bas, avec une abstention énorme et un vote qui s’éparpillait. Il aurait donc fallu pointer une crise de la démocratie en France. Mais la seule chose dont on nous a parlé en 2002, c’est de la montée de l’extrême-droite. Ce qui nous a conduit à Nicolas Sarkozy, et à la normalisation des discours islamophobes, etc. J’insiste sur le fait que ce qu’on voit au Royaume-Uni n’est pas quelque chose de singulier.
QG: Peut-on parler d’une victoire en trompe-l’œil du Parti travailliste de Keir Starmer le 4 juillet dernier? Et comment expliquer la cuisante défaite du Parti conservateur de Rishi Sunak, désormais talonné sur sa droite dure par le parti « Reform UK » de Nigel Farage?
Je pense que c’est très intéressant parce que c’est quelque chose qui peut être très mal lu. On ne peut pas parler d’une victoire du Parti travailliste, au demeurant à peine de gauche. Les résultats de Keir Starmer ne sont pas très bons en termes de voix par rapport à Jeremy Corbyn par exemple (9,7 millions de voix pour le Parti travailliste en 2024 contre 10,2 millions de voix pour ce même parti en 2019, NDLR). Même s’il a une énorme majorité grâce au système électoral britannique, cela a été très loin d’être un plébiscite en terme de voix.
Ce qu’on voit aussi, c’est que les votes pour Starmer ne sont pas des votes d’adhésion. Cela m’a rappelé l’élection de Macron en 2017, où les gens qui ont voté pour lui n’adhéraient pas forcément à son programme. On a vu le résultat de ce manque de ce manque de clarté politique. Cet opportunisme de Macron, on l’observe aussi aujourd’hui dans le gouvernement de Keir Starmer. Ce qui est très inquiétant, pour moi, c’est que le gouvernement travailliste, que ce soit au cours de la campagne ou depuis l’élection, n’a rien fait pour contrer la normalisation de l’extrême-droite, ou les politiques d’austérité du parti conservateur qui ont causé énormément de souffrances. Au contraire, il a continué à parler d’immigration de la même manière que les conservateurs, de la même manière que « Reform UK ». Même leur réponse aux émeutes a été choquante : avec l’idée que ce qu’il faut, c’est juste plus de policiers, plus de prisons, etc. On sait très bien que cela ne marche pas, que ce n’est pas la solution face à la montée de l’extrême-droite. Si nous voulons être sérieux par rapport à cela, il faut justement prendre en compte cette normalisation qui passe par les élites, que ce soient les élites du Parti travailliste, celles du Parti conservateur, les élites médiatiques, de droite comme de gauche dans ce pays. Malheureusement, il n’y a aucune volonté politique de réfléchir à cela.
Les seules personnes qui y réfléchissent de manière sérieuse sont celles qui étaient dans la rue, ces derniers jours, pour protéger les communautés qui sont directement menacées et ont besoin de solidarité. Les gens veulent quelque chose de différent et malheureusement, personne ne leur offre.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Aurélien Mondon est politologue, maître de conférences à l’université de Bath (Royaume-Uni)
02.08.2024 à 20:54
Pas de trêve olympique pour Israël. Les bombardements se sont poursuivis tout le mois de juillet sur la bande de Gaza et les « frappes ciblées » au Liban et jusqu’en Iran, tuant Fouad Chokr et Ismaïl Haniyeh, respectivement chef militaire du Hezbollah et leader politique du Hamas, suscitent de nombreuses inquiétudes sur la scène internationale, faisant craindre à une escalade imminente dans l’ensemble du Proche-Orient. Selon les informations du New York Times, une réplique sanglante aurait déjà été actée par le pouvoir iranien. Dans un entretien accordé ce jour à QG, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), estime que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu joue l’escalade afin de se maintenir au pouvoir, garder le soutien des pays occidentaux, à commencer par les États-Unis, quitte à ne pas toujours mettre en priorité la libération des otages. Interview par Jonathan Baudoin
QG: Quel regard portez-vous sur les frappes israéliennes au Liban puis en Iran, tuant Fouad Chokr, chef militaire du Hezbollah libanais, et Ismaïl Haniyeh, leader politique du Hamas palestinien?
Pascal Boniface : On peut dire que Netanyahu joue l’escalade, dans la mesure où en tuant Ismaïl Haniyeh, il ferme la porte à des négociations avec le Hamas sur la libération des otages, auquel ses deux partenaires au gouvernement, Ben Gvir et Smotrich, sont violemment hostiles. Au Liban, des dirigeants occidentaux, y compris américains, lui avaient demandé de ne pas frapper Beyrouth. Il n’a pas suivi cela. Il prend le risque de distendre un peu plus la relation avec Joe Biden, et probablement encore plus avec Kamala Harris, parce qu’il joue le temps court et qu’il espère que Trump va gagner l’élection.
Ce qu’on peut dire aussi, c’est que jouer l’escalade est la meilleure façon de se maintenir au pouvoir. Les familles d’otages et certains membres des services de renseignement, de sécurité israéliens, estiment que sa survie politique comme Premier ministre compte plus, dans les décisions qu’il prend, que l’avenir à long terme d’Israël, ses alliances, et la libération des otages.
Peut-on dire que pour Benjamin Netanyahu, la vie des otages israéliens importe peu?
En tout cas, il ne la prend pas en considération. Quand il a lancé les frappes sur Gaza, l’objectif affiché était la libération des otages et l’éradication du Hamas. Au bout de 10 mois, à quelques exceptions près, des otages ont été libérés à la suite de négociations, et non pas suite aux bombardements, et le Hamas n’est toujours pas éradiqué. C’est ce que lui reprochent certains membres de familles des otages. La libération des otages passe assez loin dans le rang de ses priorités.
Faut-il craindre une « dangereuse escalade » imminente au Proche-Orient, comme le souligne le secrétaire général de l’ONU Antonio Gutteres?
Oui. À chaque fois, on dit que les acteurs vont être raisonnables, qu’ils ne vont pas passer la limite. Mais celle-ci est reculée de plus en plus chaque fois. Il y a eu des frappes sur l’Iran, sur Beyrouth. Le calcul de Netanyahu est que si l’Iran réagit contre Israël, les pays occidentaux qui commencent à émettre quelques murmures de protestation contre son action à Gaza, se rallieront à Israël ; comme on l’a vu lorsque l’Iran a voulu frapper le territoire israélien, tous les pays occidentaux ont alors fait front commun pour défendre Israël. C’est ça que Netanyahu opère comme calcul. Peut-être qu’il espère attirer l’Iran dans une réplique, lui permettant de recoller un peu les liens avec les États-Unis, et les pays européens.
Est-ce que des pays membres de la Ligue arabe, comme l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan ou le Maroc, qui ont opéré des rapprochements diplomatiques avec Israël ces dernières années, peuvent empêcher ladite escalade et sont-ils même encore considérés comme des soutiens de la cause palestinienne?
Ce qui est certain, c’est que l’offensive israélienne a un peu gelé les relations avec ces pays, qu’elles ne se développent pas normalement et que ces derniers sont très gênés parce qu’ils ont opéré une opération de rapprochement avec Israël, au moment même où ce dernier commettait les actes les plus horribles à l’égard des palestiniens. Or les populations de ces pays, notamment au Maroc, soutiennent la cause palestinienne. Au Bahreïn, la population ne peut par contre pas trop se faire entendre. Les Émirats sont très gênés. Le Soudan, étant soumis à une guerre civile interne, a d’autres préoccupations que ce qui se passe en Israël et en Palestine.
Et j’ajouterais: quand on voit que même les États-Unis n’ont pas d’influence sur Israël, on imagine que ces pays, qui ont signé un traité de paix avec Israël, ne peuvent pas espérer en avoir une.
Est-ce qu’en cas de riposte, notamment de l’Iran, cette initiative israélienne contraindra les États-Unis à soutenir mordicus leur allié?
Oui. On l’a vu quand l’Iran a répliqué suite au tir israélien dans des établissements diplomatiques iraniens à Damas, les États-Unis, qui n’avaient pas condamné la frappe israélienne, ont condamné la frappe iranienne, ainsi que les européens. Disons que la nature du régime iranien, les relations difficiles, voire hostiles, qu’ont les pays occidentaux avec l’Iran, fait que l’Iran est un parfait repoussoir. Ce qui n’est pas le cas du Liban. Si Netanyahu frappait plus durement le Liban, les pays occidentaux, notamment les États-Unis et la France, devraient prendre plus de distances, du fait de leurs liens avec le Liban. Mais avec l’Iran, on a un adversaire commode pour Israël, car c’est l’ennemi parfait pour les pays occidentaux.
Dans une vidéo que vous avez publiée, vous indiquez ne plus être invité dans l’émission du service public « C dans l’air » concernant la guerre israélo-palestinienne. Au-delà de votre cas personnel, est-ce que cela signifie qu’émettre une position qui n’est pas pro-israélienne est désormais un tabou dans le débat public en France?
Ce n’est pas un tabou, mais c’est difficile. Des gens comme Rony Brauman, Dominique Vidal, Alain Gresh, sont désormais interdits d’antenne. J’ai encore quelques endroits où je peux aller, mais dans d’autres, non. Je n’ai jamais vu de personnes avoir de tels problèmes pour avoir soutenu l’action israélienne. J’observe que les gens qui dénoncent l’action israélienne et les crimes de guerre qui sont commis là-bas, sans même ouvrir des débats sur le génocide, ont des difficultés à pouvoir s’exprimer. Je constate aussi que beaucoup de gens ont un discours privé et un discours public tout à fait différent. Certains sont très critiques de l’action israélienne en privé, mais en public n’émettent pas les mêmes critiques.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Image d’ouverture: Le chef d’état-major général de l’IDF, Herzi Halevi, menant une évaluation de la situation au centre des opérations de l’armée de l’air israélienne à Kirya en 2024
Pascal Boniface est géopolitologue, Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut Écoles européennes de l’Université Paris 8. Il est notamment l’auteur de Geostrategix (avec Tommy, livre I et II, éditions Dunodgraphic) Comprendre le monde : Les relations internationales expliquées à tous (éditions Armand Colin), de 50 idées reçues sur l’état du monde (Armand Colin) et de L’art de la guerre, de Sun Tzu à Xi Jinping (Dunod). Il a également un blog d’analyses (http://www.pascalboniface.com/) et une chaîne Youtube (Comprendre le monde)
20.07.2024 à 09:04
« Nous avons participé à la création d’un monstre ». Ces propos de Théogène Rudasingwa, ancien membre du Front patriotique rwandais (FPR) devenu opposant en exil, à l’égard de son ex-camarade Paul Kagame, en disent long sur la trajectoire prise par le Rwanda post-génocide sous la coupe de « Pilate », surnom de Kagame depuis ses années passées dans la rébellion victorieuse de Yoweri Museveni en Ouganda dans les années 1980. Pour QG, la journaliste britannique Michela Wrong, spécialiste de l’Afrique des Grands lacs, dont le livre « Rwanda, assassins sans frontières » est publié en version française aux éditions Max Milo, revient sur cette évolution du Rwanda depuis le génocide, dont elle a été témoin. Désormais, le FPR accuse de négationnisme, voire d’antitutsisme, toute remise en question ou toute critique à l’égard des assassinats d’opposants rwandais, y compris Tutsis, et toute évocation des crimes contre l’humanité menés ou soutenus par le pouvoir rwandais dans l’Est de la République démocratique du Congo depuis 1996. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Pourquoi avez-vous centré votre livre-enquête sur l’histoire de Patrick Karegeya, ancien directeur des services de renseignements extérieurs du Rwanda, mort le 1er janvier 2014, dans des circonstances troubles ?
Michela Wrong : Très troubles, oui. Il a été étranglé sur un lit, dans une chambre d’hôtel. Je l’avais rencontré 5-6 fois, comme beaucoup de journalistes, et je trouvais que sa fin représentait quelque chose d’extraordinaire. C’est un monsieur qui était allé à l’école avec l’actuel président Paul Kagame ; ils étaient devenus rebelles plus ou moins en même temps en Ouganda. Ils avaient fondé le FPR, le Front patriotique rwandais, ensemble. C’était un de ses plus proches. Mais au bout d’un certain temps, ils étaient devenus des ennemis, des rivaux. Kagame avait tellement peur de lui, qu’il a envoyé des escadrons de la mort pour le tuer en Afrique du Sud. Je trouvais cela fascinant comme itinéraire et c’était aussi un moyen de raconter une histoire plus nuancée d’un chapitre très complexe dans l’histoire de l’Afrique des Grands lacs.
Les gens qui ne connaissent pas bien l’histoire du Rwanda pensent toujours que c’est l’histoire d’une minorité tutsi assiégée, et que suite au génocide qui a eu lieu, il y a toujours des Hutus majoritaires qui veulent achever ce génocide. Mais il y a une tout autre histoire, plus complexe. C’est-à-dire le fait que Kagame est devenu un dictateur, rejeté non seulement par beaucoup de Hutus, mais aussi par ceux qui sont au sein de sa minorité Tutsi. Et ça, c’est une histoire qu’on ne raconte jamais. La mort de Patrick Karegeya était l’occasion d’expliquer que la résistance au régime, les critiques à l’égard de Kagame, ne sont pas fondées sur l’appartenance ethnique, et aussi de plonger dans l’histoire de la répression transnationale au Rwanda, qui a consisté pour Kagame à envoyer ses agents dans le monde entier pour éliminer ceux qui étaient autrefois ses plus proches.
En quoi était-il un allié devenu témoin gênant de la politique de Paul Kagame ?
Karegeya était là aux débuts du FPR. C’était quelqu’un à qui Paul Kagame faisait confiance. Il savait tous les secrets du régime. Mais à un certain moment, ce monsieur très intelligent, très sophistiqué, a compris que Kagame était en train de devenir un tyran, un dictateur, qu’il y avait de plus en plus de répression au niveau des journalistes, des droits de l’homme. Il était aussi critique à l’égard de la politique étrangère de Kagame, avec ses interventions continuelles dans l’Est du Congo. À certains moments, il osait exprimer ses doutes. Kagame n’acceptait pas du tout cela. Karegeya a eu un mandat d’arrêt, il a été envoyé en prison. Finalement on lui a dit que s’il restait au Rwanda, il allait se faire tuer par son ancien chef. Il s’est enfui et a fondé un parti d’opposition. À ce moment-là, Kagame, son ancien ami, est devenu son ennemi.
Comment expliquez-vous l’impunité dont jouit le Rwanda post-génocide, en dépit des crimes commis envers des anciens partisans du régime devenus opposants et des massacres commis dans l’Est du Zaïre, devenu République démocratique du Congo, depuis 1996 ?
Je pense qu’il y avait, au début, une grande culpabilité de la part de la communauté internationale. Y compris les diplomates, les journalistes, les ONG, les gouvernements étrangers. On était très conscients de n’avoir rien fait contre le génocide. On regardait avec une certaine bienveillance le FPR parce qu’on se disait que c’étaient des gens qui avaient arrêté les tueries. On ne connaissait pas trop leur passé, ce qu’ils avaient fait entre 1990 et 1994, les crimes qu’ils avaient commis au Nord du pays. On ne savait pas grand-chose là-dessus. Ce sentiment de culpabilité les fit passer pour des héros qui menaient à la paix, à la réconciliation ethnique. On ne voulait pas regarder de près le fait qu’ils avaient également du sang sur les mains.
Mais depuis quelque temps, c’est différent. Il y a une certaine omerta, qui est basée sur d’autres réalités. C’est-à-dire, les intérêts de nos propres gouvernements. Le mien, au Royaume-Uni, a développé au printemps 2022 un projet pour que les demandeurs d’asile soient renvoyés au Rwanda. Un choix bizarre et grotesque. Du coup, le gouvernement britannique est devenu complètement silencieux sur ce que fait le Rwanda est présent dans l’Est du Congo. Chez vous, en France, il y a encore un tout autre jeu. Le rôle du Rwanda comme gendarme de l’Afrique, avec des troupes très disciplinées, envoyées au Mozambique, où il y a une installation très importante de Total, et qui pourraient être envoyés dans l’avenir au Sahel. Je pense que la France lui est très reconnaissante de cela. Il a fallu beaucoup de temps pour que Macron reconnaisse le rôle du Rwanda dans l’Est du Congo et le fait qu’il y a des soldats rwandais là-bas, où Kagame est en train de soutenir, d’armer, d’équiper la rébellion M23.
Peut-on faire établir une similitude entre les situations du Rwanda et d’Israël, pays qui tous les deux bénéficient d’une grande indulgence en Occident?
C’est un parallèle très évident, et c’est très logique : le gouvernement du Rwanda lui-même voit ce parallèle avec Israël, les membres du FPR ont toujours fait beaucoup de comparaisons à cet égard. Ces deux pays ont eu une expérience de génocide. Les deux gouvernements instrumentalisent le génocide de la même façon, jouant sur la culpabilité internationale. Et il ne faut jamais oublier qu’au niveau militaire, le FPR a également eu beaucoup de liens avec les Israéliens. Les généraux, les officiers, sont allés en Israël suivre des formations. Le gouvernement du Rwanda, comme celui en Israël, utilisent beaucoup les réseaux sociaux pour répandre un message et semer la désinformation. Et on sait par ailleurs que Kigali utilise le logiciel israélien Pegasus pour espionner les gens.
Dans votre livre, vous rappelez que vous avez couvert le génocide des Tutsis en 1994. Quand avez-vous commencé à douter de la version alimentée par le Front patriotique rwandais sur le génocide et la période qui s’en est suivie ?
Pour moi, c’était un processus graduel. On a commencé à avoir des assassinats à l’étranger. Surtout celui de Seth Sendashonga, l’ancien ministre de l’Intérieur que j’ai interviewé plusieurs fois. Il s’est fait tuer au bout d’un deuxième attentat contre lui. À ce moment, à l’extérieur, les gens voyaient cela et faisaient des commentaires type: « Ce mouvement est impitoyable », mais on se disait qu’il y avait peut-être des raisons pour ces actions. Après, il y a eu les tueries massives dans les camps de réfugiés Hutus par l’AFDL [Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo, mouvement de rébellion mené par Laurent-Désiré Kabila, mettant fin à la dictature de Mobutu Sese Seko et prenant le pouvoir en RDC en 1997, NDLR] et l’armée rwandaise. Toute une série de massacres dans la forêt du Congo. À ce moment-là, la perception du FPR a changé parmi beaucoup de gens. Il y eut, ensuite, d’autres assassinats, d’autres attentats. On voyait bien que le Rwanda n’était pas exactement une démocratie « classique ».
J’avais maintenu un contact occasionnel avec Patrick Karegeya, l’opposant assassiné. Je l’avais interviewé en Afrique du Sud, mais aussi en Angleterre, où il avait dû prendre l’exil. J’ai trouvé un homme qui était très déçu, amer, mais aussi très franc sur le fait qu’il avait commis beaucoup d’erreurs, comme ses collègues du FPR. Alors, grâce à son témoignage et aux témoignages d’autres membres du FPR désabusés, et à ce que je voyais sur le terrain, j’ai changé mon opinion.
Estimez-vous que Kagame mériterait de comparaître devant la Cour pénale internationale pour des crimes contre l’humanité commis au Rwanda et en RDC depuis 1994?
Effectivement, je pense qu’il le mérite. Mais je pense que cela n’aura jamais lieu. Ça fait 30 ans que je fais des reportages sur l’Afrique, j’ai suivi de près les charges qui ont été lancées contre Uhuru Kenyatta et William Ruto au Kenya, par exemple, après la violence qui a suivi les élections en 2007. Cela n’a mené nulle part. Les témoins ont été subornés, menacés, certains ont même été tués. Pour moi, je pense, malheureusement, que ces problèmes se règlent au niveau politique. Je suis devenue cynique à l’égard de la justice universelle, comme processus et comme principe.
Que répondez-vous aux personnes vous accusant de révisionnisme, de négationnisme, voire d’antitutsisme ?
Je ne suis pas antitutsi parce qu’il y a beaucoup de Tutsis qui ne sont pas contents de ce que Kagame est en train de faire. Patrick Karegeya a été tué par son propre ami, est également un Tutsi. Et d’autres personnes qui ont été visées par Kagame dans son propre parti d’opposition, le général Kayumba Nyamwasa, Théogène Rudasingwa, sont des Tutsis qui étaient proches de Kagame. Le fait qu’il y ait une résistance à Kagame, n’est pas basé sur des critères ethniques. Les gens se disent : « On n’a pas fondé un groupe armé comme le FPR pour ce résultat-là. On ne voulait pas remplacer un dictateur par un autre ».
Sur cette accusation de révisionnisme, ce que je dis dans le livre, c’est que quand les faits changent, quand la connaissance des faits change, il faut aussi changer son opinion. C’est ce que j’ai fait car j’explique dans le livre qu’au début, j’étais très impressionnée par le FPR. J’avais lu des reportages écrits par des groupes des droits de l’homme qui disaient qu’il n’y avait aucune trace d’atrocités commises par le FPR, et que de l’autre côté, l’armée du général Habyarimana et les Interahamwhe commettaient les massacres. Quand on voit que ce n’est pas vrai, qu’il y a eu plein d’atrocités commises par le FPR avant, pendant et après le génocide, il faut réviser son point de vue.
Fin mai, l’enquête « Rwanda classified », réalisée entre autres par les cellules d’investigation de Radio France et de France Télévisions, fut publiée, donnant un écho à vos travaux concernant les crimes extraterritoriaux du Rwanda. Pensez-vous que cette enquête peut permettre de poser un regard plus lucide sur la dictature de « Pilate » en France et ailleurs ?
On est en train d’assister à un changement subtil, graduel, mais important, de la perception de Paul Kagame et du FPR, dans l’opinion internationale. Certains de ces journalistes m’ont questionnée dans le cadre de leur enquête. Ce qui me permet de dire que je ne suis pas à la base de cette enquête, contrairement à ce que certaines personnes m’accusent. Je suis très contente que cela ait eu lieu. Le fait qu’il y eut 50 journalistes, toutes ces chaînes, tous ces journaux, toutes ces radios qui se sont intéressés au sujet, je pense que cela montre qu’on n’accepte plus un certain type de clichés, une histoire bidon, une légende dorée. Maintenant, les gens se posent des questions plus intelligentes. Ces journalistes ne sont pas spécialistes de l’Afrique. Ce sont des généralistes. Ils ont écouté, ils ont fait des recherches. Cela montre qu’il y a une correction de tir. C’est bien parce qu’il était temps. 30 ans, c’est long !
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Michela Wrong est une journaliste britannique de réputation internationale. Elle a été reporter pour l’agence Reuters lors du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Elle a reçu le prix James Cameron 2010 « pour sa vision morale et son intégrité professionnelle ». Elle est l’auteure de: Rwanda, assassins sans frontières : enquête sur le régime Kagame (Max Milo, 2023), La chute du léopard, sur les traces de Mobutu (Max Milo, 2024)
17.07.2024 à 21:53
Bénédicte Martin a reçu Christine Van Geen, journaliste philosophe et autrice de « Allumeuse Genèse d’un mythe » pour une réflexion passionnante sur ce mot-stigmate et l’imaginaire sexiste qu’il véhicule à travers le temps et les histoires.
15.07.2024 à 21:25
Haussman Vwanderday a reçu Thomas Fauré, fondateur de Whaller et spécialiste de la cybersécurité. Défi primordiale des années à venir, réalité atteignable ou mirage rêvé, la souveraineté numérique est-elle nécessaire à la sécurité de la France ?
15.07.2024 à 10:04
Les meilleurs dribbleurs ne sont pas les footballeurs mais les dirigeants des grandes instances du ballon rond. Et tout particulièrement ceux présents à la FIFA, l’instance suprême du football mondial. C’est une des idées qui viennent à l’esprit à la lecture du deuxième tome de L’industrie du football, écrit par Romain Molina. Pour QG, le journaliste indépendant dresse un constat négatif mais factuel sur ce qu’est la FIFA, véritable lieu de rassemblement de délinquants en col blanc s’estimant au-dessus des États, et souligne la difficulté accrue pour les journalistes de pouvoir enquêter sur l’envers du décor footballistique, à tous les niveaux. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Quels sont les apports de ce tome deux de L’industrie du football par rapport à votre travail passé?
Romain Molina : L’idée du premier tome est de poser les bases, pour permettre aux gens de comprendre ce qu’il y a derrière l’industrie footballistique, en reprenant ce qu’était le Fifagate [enquête du FBI en 2015 sur des soupçons de corruption, NDLR], ses causes, mais aussi toutes les interférences politiques, en développant davantage sur ce qui s’est passé dans la Caraïbe et en indiquant que la « nouvelle FIFA » ne l’est pas tellement car le système n’a jamais été attaqué. Dans ce deuxième tome, il est question de montrer tout le pouvoir accordé aux dirigeants footballistiques, avec pour exemple récent l’ouverture de l’antenne parisienne de la FIFA et les véritables enjeux présents derrière. Il y a là une espèce de laboratoire sportif, géopolitique qui est finalement un échec.
QG : Est-ce que le rapprochement de la France et de la FIFA sous la présidence d’Emmanuel Macron fait office de moyen pour l’Élysée de poursuivre la Françafrique via le sport ? Était-il question d’un retour au bercail pour la FIFA, fondée à Paris en 1904, via la création d’un bureau parisien de l’instance du football mondial ?
Tout d’abord, vous avez un président de la République féru de sport, désireux d’accueillir plusieurs événements sportifs. Il s’était personnellement impliqué pour le déplacement de la finale de la Ligue des champions en 2022, initialement à Saint-Pétersbourg en Russie, vers la Seine-Saint-Denis, avec ce qui s’est passé derrière. On l’a vu également pour les Jeux olympiques, tant pour 2024 que pour 2030 [JO d’hiver de 2030, NDLR]. Il a une activité débordante sur les dossiers sportifs. Il faut également se rappeler de la prolongation de Kylian Mbappé au Paris Saint-Germain. Il y a eu même une communication en soutien au club de Sochaux, l’été dernier.
Tout s’est un peu entrechoqué. D’un côté, après le Fifagate, il y a eu des ouvertures judiciaires en Suisse, surtout suite aux FootballLeaks [scandale financier concernant joueurs, agents de joueurs, clubs de football en 2016, NDLR]. Le président de la FIFA n’aime pas la Suisse, a du mal avec l’Europe car il estime ne pas être apprécié à sa juste valeur. La FIFA souhaite échapper à toutes les poursuites possibles, et est courtisée à travers le monde. Ce qui pousse Infantino à délocaliser de plus en plus de choses hors de Zurich. De l’autre, on a la France qui a gagné la coupe du monde, et qui était donc sur une dynamique positive à ce niveau. Auparavant, il y eut la tournée africaine de Macron en 2017 au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Ghana. Il fait un discours très médiatisé à l’université de Ouagadougou, sur un « nouveau virage de la relation entre la France et l’Afrique ». Ce que tous les chefs d’État français ont déjà dit. Infantino avait beaucoup apprécié ce discours parce qu’il mettait en avant l’idée du sport. Ils ont corrélé ce bureau parisien à l’Agence française du développement et à des projets en Afrique. Macron ne voit pas arriver la perte d’influence dans le Sahel, qui a eu lieu quelques années plus tard. C’est assez prodigieux de voir une telle approximation. Il pensait consolider l’influence de la Françafrique à travers le sport, comme cela fut déjà fait précédemment, avec quelques exemples liés à la République du Congo ou au Togo que j’explique dans le livre.
QG : Peut-on dire que la FIFA, sous la présidence de Gianni Infantino, est une plaque tournante pour des crimes et délits en tous genres (trafic de drogue, pédocriminalité, corruption, détournement de fonds, crimes contre l’humanité, etc.), blanchissant ses membres mouillés jusqu’au cou dans ces histoires ? Est-ce si différent de l’époque où la FIFA était dirigée par Sepp Blatter ?
C’est une question très intéressante. En premier lieu, on peut remarquer qu’à travers le monde, il y a énormément de présidents de fédération, de dirigeants, qui ont des soucis avec la justice civile. Récemment, l’ancien président de la fédération chinoise de foot [Chen Xuyuan, NDLR] a été condamné en prison à vie pour avoir accepté plus de 10 millions de dollars de pots-de-vin. Il y a cette affaire exceptionnelle du vice-président de la fédération de foot des Îles Fidji [Ayiaz Musa, NDLR], membre de la FIFA et de la Confédération du football d’Océanie, qui s’est fait coincer parce qu’il faisait partie d’un réseau international de trafic de drogue sur plusieurs pays, notamment la Nouvelle-Zélande. Il donna sa démission juste avant d’être condamné. Grand silence de la FIFA parce qu’il ne faut rien dire à ce niveau-là. On ne parle pas des affaires pédocriminelles parce qu’il y en a tellement que je ne sais pas par où commencer. Et à chaque fois, il n’y a pas eu de souci. L’exemple du Gabon est hallucinant. Un rapport externe réclame la suspension du président de la fédération [Pierre-Alain Mounguengui, NDLR] pour avoir couvert cela. Il a fait six mois de prison. La FIFA a juste stoppé le prolongement du contrat des enquêteurs indépendants. Maintenant, le cas le plus symbolique de tous, c’est l’ancien président de la fédération de Centrafrique [Patrice-Édouard Ngaïssona, NDLR]. Il est aujourd’hui au tribunal de La Haye pour 16 chefs d’accusation de crime contre l’humanité et de crimes de guerre, selon la fiche qui lui est consacrée. Et il a toujours pu se représenter. Quand il se fait chopper par Interpol et extrader à La Haye, la FIFA n’en mène pas large alors que son parcours était connu, notamment vers 2013, concernant son rôle durant la guerre civile centrafricaine. Il se disait coordinateur politique de certaines milices.
Et pour répondre à l’autre partie de votre question, je pense que ça n’a pas tellement changé. Néanmoins, Infantino a un pouvoir de plus en plus fort. On a donné encore plus de pouvoir au président. Blatter, quand il allait voir un chef d’État, il était accompagné du président de la fédération. Ce n’est plus forcément le cas avec Infantino. Il politise la chose, passant au-dessus des présidents de fédération. Ce qui a posé certains problèmes. Aujourd’hui, la commission éthique est une police politique aux ordres, selon les desiderata des gens d’en haut, avec des règlements de compte politiques. Le meilleur exemple est Rubiales [ancien président de la fédération espagnole de football, NDLR]. Il y a eu l’image, mais Rubiales a été expulsé en un temps record ! Il a une inimitié profonde avec son compatriote espagnol Garcia, directeur juridique de la FIFA. Quand cela se passe, je reçois deux messages en interne à la FIFA me disant qu’il va être tout de suite suspendu car Rubiales et Garcia se détestent et que ce dernier a des vues sur la fédération espagnole. Durant la coupe du monde féminine, il y a eu une plainte pour agression sexuelle, attouchement sexuel, visant Bruce Mwape [sélectionneur de l’équipe féminine de football de Zambie, NDLR]. Mais pas de suite. La « nouvelle FIFA » agit aux ordres de son « divin chauve » de président.
QG : Est-ce que la FIFA sert d’alibi pour des pouvoirs politiques contestables comme le Rwanda post-génocide sous la coupe de Paul Kagame par exemple ?
Bien sûr. Kagame est devenu l’un des meilleurs amis de la NBA et de la FIFA. On rappelle, en outre, que Kigali sera la ville hôte des championnats du monde de cyclisme en 2025, soutenue mordicus par David Lappartient, président du Comité olympique français et de l’Union cycliste internationale. Kagame est très ami avec le Qatar. Ce qui est drôle, c’est que le Qatar a reçu un prix anti-corruption il y a quelques années, décerné depuis le Rwanda. Le Rwanda est partenaire d’Arsenal, du PSG, du Bayern Munich et la dernière élection de Gianni Infantino s’est faite à Kigali, au Rwanda. On remarque que Kagame a su faire ami-ami avec des dirigeants sportifs internationaux et qu’à aucun moment, on a entendu un seul mot contre le Rwanda, notamment sur l’activité du M23 dans l’Est de la RDC. C’est fort. Aujourd’hui, Kagame est ami avec les puissances occidentales, à commencer par le Royaume-Uni avec ce fameux deal vis-à-vis des demandeurs d’asile arrivant en bateau, qui devront être déportés et jugés au Rwanda. La Cour suprême britannique avait censuré le projet. Ils ont retoqué le truc.
On peut rappeler les amitiés d’Infantino avec le Qatar et aujourd’hui avec l’Arabie Saoudite. Infantino est super pote avec les dirigeants du Laos. Ils sont intouchables ! Hormis quelques tensions avec le roi du Maroc, Infantino a une grosse influence là-bas. Il a une grande amitié avec Sassou-Nguesso du Congo-Brazzaville, qui l’a récompensé de l’ordre national du mérite. Mais l’exemple le plus frappant est le Centrafrique. Il y va deux mois après une tentative de coup d’État, suite à l’élection contestée de Faustin Touadéra, en 2021. Une partie du territoire échappait au contrôle du gouvernement à l’époque. C’est la première fois qu’un président de la FIFA se rend à Bangui. Dans un des pays les plus pauvres du monde, ils ont déroulé des panneaux de quatre mètres sur cinq à la gloire du « divin chauve ». J’ai eu l’impression que c’était Tintin au Congo version moderne. Ils mettent deux trônes, pour le président de la fédération, Célestin Yanindji, et pour Infantino. Ce dernier reçoit l’ordre national du mérite, décoré par le Premier ministre centrafricain. Le gouvernement centrafricain avait mis les petits plats dans les grands. Sur les images du compte officiel de la primature centrafricaine, il y a un haut dispositif militaire, avec au fond, derrière Infantino, un blanc cagoulé qui fait partie de la milice Wagner pour protéger le chef d’État. Infantino aime l’Afrique parce qu’il est reçu avec les honneurs que personne ne lui fait ailleurs, excepté parfois en Asie. Certains diraient que c’est assez indécent.
QG : Estimez-vous, à l’instar du journaliste Costin Stucan, que vous citez à plusieurs reprises dans votre livre, qu’il est « de plus en plus dur de produire de l’information et de l’investigation » sur le football ?
Tout à fait, parce que tout est contrôlé. Il y a beaucoup de connivence, de non-dits, selon qui parle, selon les intérêts des uns et des autres. Il y a des journalistes très honnêtes mais les laisse-t-on travailler ? C’est à tous les niveaux. J’ai fait des vidéos sur des clubs de troisième, quatrième division française, où la presse locale savait tout mais ne pouvait rien dire parce qu’il y a quelqu’un qui a un lien, parce qu’il y a la peur au niveau juridique ou physique. C’est un milieu ultra-criminalisé, à tous les niveaux ! Je n’aurais pas autant de travail si c’était sain ! Je suis contacté de partout, par tout le monde. Dans le monde francophone, il y a très peu de choses qui sortent. Mais quand ça sort, tout le monde le sort, avec souvent des règlements de compte politiques. Ce qui est dégueulasse. C’est également de plus en plus dur parce que le modèle économique fait qu’aujourd’hui, on se demande si cela intéresse les gens. Ensuite, beaucoup de gens veulent écouter ce qu’ils ont envie d’entendre. Troisièmement, les clubs investissent de plus en plus les réseaux sociaux pour gérer leur propre communication et mentir aux gens. Ces derniers vont croire leur club car on leur montre ce qu’on veut montrer.
Avec l’émergence des réseaux sociaux, certains médias font du publi-reportage plus qu’autre chose. Il y a un niveau de compromission assez délirant. Déjà, on va t’attaquer directement. Beaucoup de gens ne sont pas prêts pour écouter ça. Ils ont l’impression qu’on s’attaque à leur famille et j’ai l’impression qu’ils sont plus véhéments quand il s’agit de leur club de foot. Donc, il y a beaucoup de journalistes qui ont peur et qui préfèrent ne rien dire. Beaucoup de mecs partent en dépression parce qu’ils subissent du harcèlement, du cyberharcèlement. On se rappelle l’armée numérique du Paris Saint-Germain ou alors ce que la direction du Barça a également fait à ce sujet. On se rend compte à quel point cela peut être pervers. Aujourd’hui, financièrement, est-ce que les médias ont intérêt à faire ça ? Ce qui marche, ce sont les débats assez stériles, où on va mettre des avis assez « tranchés », diront certains, qui font réagir et qui ne coûtent pas cher à produire. Même si certains consultants sont payés relativement cher. L’Équipe a une cellule enquête, mais quand on voit le traitement de certaines affaires, on a envie de dire « bon », alors qu’ils ont d’excellents journalistes comme Alban Traquet, Antoine Bourlon, Alexis Danjon. Mais cela n’empêche pas que certains confrères fassent du bon boulot, tels Thierry Vildary de France Télévisions qui a fait d’excellentes choses sur la gymnastique. Et bientôt sur le canoë-kayak. Je l’en félicite. Il y a Rémi Dupré, du Monde, qui fait aussi le job. Maintenant, est-ce qu’il y en a assez, quand on voit le délabrement terrible ? La réponse est évidement non.
QG : Est-il possible de changer le fonctionnement de la FIFA de l’intérieur ou est-ce complètement utopique de l’envisager de cette manière ?
Tant qu’ils sont politiquement protégés, c’est inenvisageable. C’est le politique qui décide. La FIFA est quand même un colosse aux pieds d’argile parce que quand un gouvernement va vraiment s’opposer à la FIFA, avec des arguments, ses dirigeants iront faire couche-couche panier. Le problème, aujourd’hui, est que les États ont peur de la FIFA. La France, comme tout le monde, redoute la fameuse suspension. Macron et son conseiller sports, M. Mourin, ont fait des pieds et des mains pour attirer la FIFA. Ils ont tout promis, notamment un statut fiscal particulier. On parle d’un pays historique, membre du Conseil de sécurité de l’ONU, donc important sur l’échiquier mondial. En Argentine, Macri, ancien président de Boca Juniors, a été élu président de la République [de 2015 à 2019, NDLR]. Il a échoué à se faire réélire en 2019. Il part à la FIFA, pour gérer la fondation. On a tous ces liens.
Par contre, concernant la Chine, la FIFA ne va pas chercher à s’ingérer. Au contraire, ils flippent. Au Tchad, le gouvernement a tenu bon avec ce qui s’est passé lors des dernières élections, avortées, où la FIFA a poussé pour qu’il y ait un candidat parce qu’ils aiment les candidats uniques. Dans le cas du Tchad, c’est pour un homme, Brahim Foullah, en liberté conditionnelle, suspecté dans plusieurs délits et accusé d’avoir détourné de l’argent de subventions de la FIFA à l’époque. Cela a foutu le bordel. Il y a eu une décision de justice civile. Il y a quand même séparation des pouvoirs au Tchad. Qu’on aime ou pas le régime, d’ailleurs. C’est incroyable de se dire que la FIFA se prend une leçon de démocratie par le Tchad ! Mais en temps normal, les États se couchent face à la FIFA.
À ce compte-là, quand on déroule le tapis rouge à Infantino, qui fait toujours partie du G20 désormais, que faut-il attendre ? Les gens auront tendance à fermer les yeux sur les crimes des dirigeants du ballon rond. Et puis, il faudrait changer tout le système d’une organisation non-étatique, qui est probablement la plus puissante du monde. Il y a des gens qui le pourraient, mais seront-ils élus ? Jamais. Et puis, qui pour y aller ? Tant que politiquement, ça protège, alors tout est utopique.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Romain Molina est journaliste. Il écrit pour The Guardian, The New York Times, CNN, BBC Sport, Le Temps. Il est notamment l’auteur de : L’Industrie du football : #2 – Macron – L’Afrique – la FIFA (éditions Exuvie, 2024), Yémen – Les guerres des bonnes affaires – Al-Qaïda, Total et ONU, pillages organisés (éditions Exuvie, 2022), ou encore The Beautiful Game – Foot, guerre et politique (éditions Exuvie, 2020)
13.07.2024 à 19:27
Depuis le 7 juillet au soir, la configuration d’une Assemblée nationale fractionnée en trois blocs dont aucun ne domine nettement les autres mobilise presque entièrement l’intelligence collective. De gauche à droite, les coalitions électorales poussent leur avantage, se croyant chacune quelque titre à désigner leur candidat pour Matignon. Sur les ondes, sur les plateaux de télévision, et à longueur d’éditoriaux, les spécialistes de droit constitutionnel discutent des conséquences de la tripartition sur le fonctionnement de l’État en régime de Ve République. Ici, l’on agite ici le spectre d’une « France ingouvernable » ; là, on se félicite que ce vieux pays encore imprégné de tradition monarchique réapprenne les vertus du régime parlementaire ; partout, l’on est dans l’expectative, et la lettre d’un Macron qui se voudrait encore le « maître des horloges » n’y arrange rien.
Bien sûr, ces débats doivent avoir lieu. Notre vie politique s’inscrit dans un certain cadre constitutionnel, elle est gouvernée par certaines règles, certains usages, qu’il s’agit tout à la fois de connaître et d’interpréter afin de s’adapter à un contexte inédit. Le risque est grand, cependant, si nous nous laissons hypnotiser par les raisonnements politiciens et juridiques, que nous ne passions à côté de problèmes plus fondamentaux, touchant à la nature même du contrat social.
Heureusement, des voix de plus en plus nombreuses réclament la mise en œuvre d’un travail collectif de refondation de nos institutions démocratiques. Ainsi, avec une vigueur nouvelle depuis quelques jours, des textes, des pétitions circulent en faveur de la convocation d’une Constituante, et/ou d’une Convention citoyenne sur la démocratie, dont le rôle serait de formuler une proposition de réforme constitutionnelle. Au point où nous sommes, entendre ces demandes revêt un caractère de nécessité vitale. Comment en effet ne pas voir que continuer comme si de rien n’était nous exposerait bientôt à une situation plus inextricable, plus redoutable encore ?
En appeler à une réforme institutionnelle profonde est un bon point de départ ; encore faut-il savoir dans quelle direction nous voulons aller. Or, s’il y a lieu d’espérer qu’une future Convention, ou Constituante, se montrerait à la hauteur de la tâche, ce type d’exercice peut aussi bien nous exposer à certaines désillusions. Pour nous en prémunir autant qu’il est possible, le travail constituant doit commencer dès maintenant, dans la réappropriation du politique par la population, dans la circulation et la discussion des idées.
Sous ce rapport, beaucoup de propositions sont déjà sur la table. La proportionnelle, bien entendu, pour demeurer dans ce champ parlementaire déjà fortement revivifié par les scrutins de 2022 et 2024. Également, les diverses formules de référendum d’initiative citoyenne, objet démocratique emblématique du mouvement des Gilets jaunes. On pourrait multiplier les exemples, dont certains ne sont pas tous aussi structurants. Mais à côté de ces propositions, il en est une qui, peut-être, précisément, parce qu’elle questionne le plus radicalement nos habitudes de pensée, demeure dans l’angle mort de la plupart des réflexions : le tirage au sort, comme procédure de désignation des responsables publics.
D’un point de vue technique, l’intégration du tirage au sort dans un régime parlementaire peut s’envisager à relativement peu de frais. À condition que l’on garde à l’esprit l’approche sage d’Yves Sintomer selon laquelle : « Les dispositifs qui [y] recourent […] incarnent une logique démocratique forte, mais qui ne tient pas toute seule. Ils ne constituent qu’un pilier d’un édifice politique qui en nécessite d’autres. » (Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011, p. 239.) L’idée du collectif Sénat citoyen selon laquelle « pour tout pouvoir constitué, exécutif et/ou assemblée élue, il existe une assemblée citoyenne tirée au sort qui questionne, fait des propositions et contrôle ce pouvoir« , pourrait être une base intéressante. Clément Viktorovitch en a récemment repris l’esprit dans une vidéo, en tablant toutefois sur une durée de mandat des tiré•e•s au sort bien trop longue. Mais n’entrons pas plus avant dans ces considérations qui nous éloigneraient du but de ce texte.
De fait, avant de devenir, éventuellement, un principe de gouvernement, le tirage au sort est un principe philosophique : le postulat et l’exigence essentiellement démocratiques selon lesquels chaque membre de la société politique peut se trouver tour à tour dans le rôle du gouvernant et du gouverné. Un « titre à gouverner », donc, pour reprendre les mots de Jacques Rancière, « entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales » (La « Haine de la démocratie », La Fabrique, 2005, p. 48). C’est là ce qui conserve à cette procédure, malgré son antiquité, sa nature fondamentalement révolutionnaire. Dans « Principes du gouvernement représentatif », Bernard Manin a exposé, dès le milieu des années 1990, certaines des principales raisons qui ont conduit les « pères fondateurs » des régimes modernes à refuser cette solution pourtant bien connue de l’ancienne Athènes et que l’Europe renaissante n’avait pas complètement abandonnée. Trente ans plus tard, et alors que de nombreuses expériences stimulantes ont été menées à travers le monde et jusque dans notre pays – avec notamment les conventions citoyennes sur le climat et la fin de vie –, la pertinence du tirage au sort en politique est plus actuelle que jamais.
Ce n’est pas le lieu de présenter les multiples avantages que nous pourrions trouver à l’intégrer dans notre République. Retenons-en au moins les principales idées : une représentation plus fidèle de la société, dans sa totalité et sa diversité; une délibération plus qualitative, moins soumise aux réflexes partisans ; des réponses innovantes aux problèmes de notre temps et aux défis de l’avenir ; le développement à grande échelle d’une culture civique fondée sur l’exercice en commun des responsabilités politiques.
Parmi ces axes, il en est un qui devrait, me semble-t-il, retenir particulièrement notre attention, au moment où l’enjeu prétendument galvaudé du « vivre ensemble » n’a pratiquement jamais été si brûlant: celui de la représentativité. Car qui, parmi les démocrates sincères, peut croire qu’on rendra la société plus juste à partir d’institutions politiques où les classes populaires, où les catégories dominées de la population sont structurellement marginalisées, voire, invisibilisées ? Un coup d’œil à la structuration sociale de l’Assemblée nationale récemment élue suffira à nous convaincre du gouffre qui sépare aujourd’hui la société politique de la société réelle. Comment comprendre, en effet, que les travées de la XVIIe législature comptent 70 % de cadres, professions intellectuelles supérieures et autres professions libérales, pour seulement 7 % d’employés et d’ouvriers… quand la population active compte 45 % des seconds, et 21 % des premiers ? Mais la place des femmes dans l’hémicycle, qui a reculé du fait d’une campagne-éclair favorisant les positions acquises, tout comme celle des minorités de tous ordres, choquent au moins autant la morale démocratique. J’ai développé par ailleurs dans un autre article, paru dans le quotidien AOC.media, l’idée selon laquelle cette structuration non effectivement représentative de la société pouvait être favorable aux entreprises politiques d’extrême droite.
Se rendre compte qu’une telle situation est le résultat, à titre principal, non pas d’une certaine configuration partidaire, mais d’un biais inhérent à tout système politique reposant uniquement sur l’élection, devrait être le premier point d’entrée critique dans nos présentes institutions. Du moins, si nous entendons vraiment les changer, et dépasser ainsi la crise du politique… dans un sens authentiquement démocratique.
Alphée Roche-Noël