03.12.2024 à 05:30
Dans l'enceinte du petit stade de football d'Idlib au toit en tôle et aux gradins en pierre, les bruits des béquilles qui s'entrechoquent résonnent au milieu des cris des joueurs. L'équipe locale d'amputés d'Idlib, Al Tahaddi, s'y entraîne deux fois par semaine. Elle a été formée par huit joueurs en 2021, et en compte aujourd'hui 32. Khaled Mushaimish, 26 ans, frappé par un obus en 2016, et qui a perdu sa jambe gauche, est l'un des attaquants du club.
« Avant de rejoindre l'équipe, j'étais (…)
Dans l'enceinte du petit stade de football d'Idlib au toit en tôle et aux gradins en pierre, les bruits des béquilles qui s'entrechoquent résonnent au milieu des cris des joueurs. L'équipe locale d'amputés d'Idlib, Al Tahaddi, s'y entraîne deux fois par semaine. Elle a été formée par huit joueurs en 2021, et en compte aujourd'hui 32. Khaled Mushaimish, 26 ans, frappé par un obus en 2016, et qui a perdu sa jambe gauche, est l'un des attaquants du club.
« Avant de rejoindre l'équipe, j'étais déprimé, angoissé, je me sentais inutile. Jouer au football avec des coéquipiers a redonné du sens à mon quotidien. Cela a amélioré ma santé mentale, celle de mes proches, tout en me permettant d'être beaucoup plus mobile. Je sens aussi que je peux apporter quelque chose à la société », s'enthousiasme le jeune père de famille.
Dans le nord-ouest de la Syrie, le sport constitue une rare bouffée d'oxygène pour les nombreuses personnes amputées, blessées par une guerre qui dure depuis plus de 13 ans. Pour encourager leur inclusion, des Jeux paralympiques regroupant plus de 300 athlètes étaient prévus en septembre dernier, organisés par l'ONG syrienne Violet, mais ils ont été brutalement interdits au bout d'une journée par le mouvement islamiste radical Hayat Tahrir el Sham (HTS), qui contrôle le gouvernorat d'Idlib depuis plusieurs années. La milice a considéré que l'usage de la flamme olympique constituait de l'idolâtrie des Dieux grecs, suscitant une immense déception chez tous les athlètes en situation de handicap qui se préparaient depuis des mois.
Dans le nord-ouest syrien, où plus d'une personne sur quatre (28%) est touchée par un handicap selon un rapport de l'ONU de 2021, les perspectives sont faibles. Le simple accès à des soins ou à des équipements médicaux reste difficile. « Obtenir de simples béquilles n'est pas donné à tous, car il y a beaucoup de demandes, et si j'ai eu la chance d'avoir une prothèse pour ma jambe, je ne peux pas l'ajuster régulièrement comme il le faudrait, faute de moyens. Je dois aussi en changer tous les trois ou quatre ans pour l'adapter à mon moignon, ce qui représente un coût rédhibitoire », explique Khaled Mushaimish.
Près de 60 % des personnes qui auraient besoin de prothèses ne peuvent en bénéficier dans la région. « Les plus basiques coûtent 300 dollars pour une amputation sous le genou, et 1.000 dollars au-dessus du genou. Des prothèses de meilleure qualité reviennent au minimum à plusieurs milliers de dollars. Certains éléments doivent être importés de Turquie, comme les pieds et les articulations », explique Mohammed al-Ismaïl, spécialiste de physiothérapie dans le centre médical Al-Ameen, situé dans la ville de Sarmada. Le centre prend en charge une trentaine de patients chaque mois, pour des séances de physiothérapie, et fabrique des parties de prothèses, comme les emboîtures à partir de moulages (la partie de la prothèse chargée de recevoir le moignon) ou les manchons en silicone. Plus de 120 patients figurent actuellement sur liste d'attente.
À l'été 2022, le « Gouvernement de Salut syrien » [une entité administrative locale autonome du pouvoir central, ndlr], contrôlé par Hayat Tahrir el Sham a commencé à délivrer des licences pour des centres de fabrication de prothèses ; aujourd'hui, le gouvernorat d'Idlib en compte une dizaine, dont cinq, seulement, sont gratuits.
Les centres privés proposent des prothèses ou des fauteuils à des prix inatteignables, pour une population qui vit à 90 % sous le seuil de pauvreté et dépend en grande partie de l'aide humanitaire.
Les centres publics disposent eux de faibles capacités. « Ils sont insuffisants pour répondre aux besoins grandissants de la région », reconnaît Melhem Ghazi, directeur de la direction des soins secondaires et tertiaires au sein du Gouvernement de Salut syrien. Le nombre de blessés du conflit syrien a dépassé les 2,5 millions, et c'est dans le pays que l'on enregistre le plus grand nombre de victimes d'engins explosifs au monde, en particulier dans le nord.
En outre, le séisme dévastateur de février 2023, qui a fait 6.000 morts et plus de 10.000 blessés dans la région, a démultiplié les besoins. « De nombreuses personnes sont restées longtemps bloquées sous les décombres, et les médecins, dans des hôpitaux surchargés, n'ont souvent pas eu d'autre choix d'amputer pour sauver des vies sans pouvoir conserver les membres », assure le Dr Arif, en charge des programmes de santé de l'ONG syrienne Ataa relief, qui a créé en 2020 un centre de santé fournissant prothèses, appareils orthopédiques et soins de physiothérapie dans la ville d'Azaz, qui reçoit des patients de tout le nord de la Syrie.
« Il nous est presque impossible de maintenir nos programmes en continu, car nous recevons régulièrement des financements qui durent six mois ou un an, alors que la prise en charge du handicap nécessite un suivi sur le long terme. Ce n'est pas un secteur prioritaire pour l'aide internationale, et celle-ci diminue chaque jour dans le secteur de la santé », alerte le médecin, qui affirme que 160 structures médicales vont fermer en 2025 dans le nord-ouest syrien.
Les financements internationaux pour la Syrie ont drastiquement baissé en 2024, puisque seulement 27,3 % des besoins humanitaires ont jusqu'ici été couverts par la communauté internationale – 21,5 % dans le secteur de la santé –, contre 41 % en 2023 et 53 % en 2022.
Si les besoins médicaux restent immenses, les conditions de vie des Syriens vivant dans la région rendent leur quotidien particulièrement difficile. Dans le gouvernorat d'Idlib vivent 3,4 millions de personnes déplacées d'autres régions de Syrie. La plupart d'entre elles sont entassées dans 1.500 camps de fortune.
« Ils sont souvent constitués de tentes de toiles, frappés par des inondations fréquentes, et se situent sur des terrains accidentés ou des champs, qui rendent par exemple très difficile l'usage de fauteuils roulants. Beaucoup de personnes ne disposent d'aucune mobilité, et les ONG peuvent rarement y installer des structures de santé durables dans les camps », fait remarquer Bassam Alhourani, responsable de soutien psychosocial dans l'ONG Sanad, spécialisée dans le soutien aux personnes en situation de handicap. Tout transport hors des camps se révèle aussi compliqué, alors que le principal moyen de déplacement – le plus économique – est la mobylette.
La perception du handicap dans la société syrienne, qui reste largement négatif, vient aussi affecter la santé mentale des premiers concernés. Abou Nasser Jomaa, 53 ans, déplacé de la Ghouta orientale, dans la banlieue de Damas, continue d'en souffrir.
« Avant d'être gravement blessé par une bombe en 2015, j'apportais toujours mon aide aux autres. Après mon amputation de ma jambe gauche, le regard des gens a changé. Les enfants ou les personnes âgées ont proposé de m'aider, certains me regardaient avec pitié, et une femme m'a même proposé de l'argent », se souvient le père de six enfants.
« C'est dur comme chef de famille, de se retrouver dans cette condition, et de ne plus être capable de pourvoir aux besoins de ses enfants. Lorsque je cherche un travail, je me sens rejeté en raison de mon handicap », raconte l'ancien vendeur de légumes, qui cherche désespérément un emploi.
Selon une récente étude de l'Unité d'assistance et de coordination (ACU), une ONG proche de l'opposition syrienne basée en Turquie, 51 % des individus en situation de handicap dans le nord de la Syrie sont sans emploi, contre 40 % de ceux qui n'ont pas de telles difficultés. Et 82 % des individus ayant des handicaps sévères, comme dans le cas de personnes amputées, sont au chômage.
« La situation des femmes est encore pire, à tous les niveaux : elles sont davantage victimes d'injures dans la rue, de violences psychologiques ou basées sur le genre », pointe le Dr Arif, de l'ONG Ataa Relief.