20.06.2025 à 05:00
Shirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de (…)
- Actualité / Afrique-Global, Asie et Pacifique-Global, Moyen-Orient-Global, Violence, Femmes, Jeunesse, Sport, Législation du travail, Législation, Culture, Salman YunusShirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de discriminations et de violences psychologiques répétées. J'ai été réduite au silence à maintes reprises pour avoir dénoncé les injustices. J'ai également été la cible de remarques déplacées de la part de mes supérieurs hiérarchiques et, lorsque j'ai repoussé leurs avances, ils m'ont licenciée tout en continuant à me harceler », explique-t-elle dans un entretien avec Equal Times.
L'ancienne entraîneuse a déclaré que toutes les athlètes de l'équipe nationale iranienne avaient été victimes de harcèlement sexuel au moins une fois et qu'elle avait elle-même été témoin d'abus quotidiens. Une collègue mariée recevait des appels vidéo à quatre heures du matin de la part d'un entraîneur plus haut placé. Elle a signalé les faits à la fédération, mais en fin de compte, c'est elle qui a été sanctionnée.
Après avoir quitté l'Iran, elle s'est sentie plus en sécurité pour parler publiquement de ces abus. Lorsqu'elle a accordé sa première interview à la chaîne de télévision iranienne Iran International TV et à d'autres médias critiques à l'égard du régime, elle a immédiatement commencé à recevoir des menaces : « Ils ont dit qu'ils me renverraient en Iran de la pire manière possible », confie-t-elle. Docteure en sciences de la santé sportive et polyglotte, Shirzad a dû passer des années à vivre recluse dans un village retiré de Scandinavie. « Aujourd'hui encore, je reçois des insultes en ligne. Je continue néanmoins à apparaître à la télévision, car j'estime qu'il est important de dire la vérité. »
En Iran, le harcèlement à l'encontre des athlètes est systématique et est généralement le fait d'entraîneurs et de fonctionnaires. Rozita Aemeh-doost a dénoncé les abus sexuels dont elle et d'autres athlètes adolescentes ont fait l'objet ; Shiva Amini, ancienne joueuse de futsal, a été contrainte à l'exil après avoir dénoncé des extorsions sexuelles de la part de hauts responsables ; Elham Nikpay a accusé un dirigeant d'abus sur mineures dans une piscine où une fillette avait auparavant été assassinée, également en lien avec les abus commis à l'encontre d'athlètes féminines. Enfin, Golnar Vakil Gilani, ancienne présidente de la fédération de polo, a dénoncé des menaces de diffusion d'images privées proférées par un vice-ministre.
La plupart des victimes ne portent pas plainte par peur, et celles qui le font sont généralement sanctionnées alors que leurs agresseurs restent impunis. Il n'existe aucune voie de recours sûre et indépendante pour signaler les abus, et les obstacles structurels sont légion.
« Le système est conçu pour réduire les femmes au silence, pas pour les soutenir », dénonce Shirzad.
L'Afghanistan est un autre exemple d'abus institutionnalisés à l'encontre des femmes sportives. Ici, les victimes sont confrontées à des représailles, à la stigmatisation et au déni de justice. Haley Carter, ancienne marine et ancienne footballeuse américaine, a été assistante technique de l'équipe féminine (2016-2018) et a dénoncé des abus sexuels et physiques commis par des dirigeants, dont le président de la fédération, Keramuudin Karim, suspendu à vie par la FIFA en 2019. Après l'arrivée des talibans en 2021, Mme Carter a aidé à évacuer des joueuses. Elle défend aujourd'hui les droits des femmes depuis son équipe, les Orlando Pride (NWSL).
« L'Afghanistan affiche un bilan déplorable en matière de protection des athlètes contre les abus », explique-t-elle. Les accusations de relations sexuelles extraconjugales peuvent avoir des conséquences mortelles, ce qui explique le silence de nombreuses victimes. Pendant son séjour dans le pays, il n'existait aucun mécanisme efficace permettant de signaler ces faits en toute sécurité.
« Lorsque nous avons tenté de porter plainte auprès de la Confédération asiatique de football, celle-ci a répondu qu'elle n'accepterait la plainte que si elle émanait du président ou du secrétaire général, précisément ceux qui commettaient les abus », souligne Mme Carter. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir en 2021, l'équipe nationale féminine de football a brûlé leurs maillots et supprimé leurs comptes sur les réseaux sociaux. « Cela a marqué le début d'une campagne systématique d'effacement des femmes de la vie publique. Aujourd'hui, elles n'ont plus le droit de pratiquer de sport, une violation des droits qu'aucun autre pays n'impose », dit-elle.
Peu après la prise du pouvoir, le responsable taliban Ahmadullah Wasiq a interdit aux femmes de pratiquer des sports, et ce au motif que leurs tenues « dévoilaient trop leur corps ». Depuis lors, les mineures ont été privées du droit à l'éducation. En 2023, 80 % des filles en âge scolaire étaient déscolarisées. De plus, les femmes sont interdites d'accès aux espaces publics tels que les parcs, les gymnases ou les clubs sportifs. On estime que l'exclusion des femmes du marché du travail pourrait coûter au pays à hauteur de 1 milliard USD par an, soit 5 % du PIB.
Dans une salle de sport du centre d'Istanbul, Yağmur Nisa Dursun, 17 ans, entraîne des hommes deux fois plus âgés et deux fois plus grands qu'elle à la discipline du kickboxing. Fille de l'entraîneur national Yilmaz Dursun, elle est respectée de tous. « J'ai commencé grâce à mon père, quand j'étais toute petite. Au début, je ne voulais pas, mais en voyant les autres filles s'entraîner, j'ai commencé à être envieuse », explique-t-elle.
Plus de la moitié des personnes qui fréquentent la salle de sport sont des femmes. « Comme il y a beaucoup de cas de violence domestique en Turquie, elles viennent surtout pour apprendre à se défendre », explique-t-elle. Sur les réseaux sociaux, Dursun reçoit des commentaires tels que « un seul coup de poing et tu es au tapis ». « Ce sont des commentaires dévalorisants envers les femmes... Ils agissent de la sorte parce qu'ils se sentent inférieurs. C'est une forme de harcèlement. La misère humaine est ainsi faite ». Parmi ses élèves, il y a une femme de 50 ans qui a obtenu un ordre d'éloignement contre son ex-mari : « Elle est en instance de divorce et espère décrocher la ceinture noire ».
La Turquie n'a pas ratifié la Convention n° 190 de l'OIT, applicable au domaine du sport. Sous le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, le pays a connu un recul en matière de droits des femmes. En 2004, les haltérophiles Sibel Şimşek, Aylin Daşdelen et Şule Şahbaz ont porté plainte contre leur entraîneur, Mehmet Üstündağ, pour harcèlement sexuel et physique, déclenchant une enquête officielle. Elles ont fait état d'attouchements, de commentaires à caractère sexuel et d'agressions. Aylin Daşdelen l'a également tenu pour responsable du suicide de sa coéquipière Esma Can en 1999. Mehmet Üstündağ a été déchu de ses fonctions et cette affaire a marqué un tournant dans la lutte contre les abus dans le monde du sport, soulignant la nécessité de mettre en place des mécanismes de plainte efficaces et un soutien institutionnel aux victimes.
Par ailleurs, en 2021, Erdoğan a retiré son pays de la Convention d'Istanbul. Jeune et menue, Dursun se défend seule dans la rue grâce à sa technique de défense personnelle. « Je pense qu'il est très difficile d'aller loin dans les sports de combat en Turquie, surtout en tant que femme, car les possibilités sont très limitées. Les femmes ont besoin de plus de soutien financier et psychologique. Depuis que je dirige ma propre salle de sport, je suis plus sereine. Je souhaite être un exemple pour toutes les femmes, et qui sait même au niveau national. » La jeune femme estime que le retour à la Convention d'Istanbul et le respect de la Convention n° 190 permettraient de « sauver des vies ».
« Dans le sport mondial, l'ampleur des abus et du harcèlement est accablante. De plus, l'incapacité des institutions sportives à y répondre rend la mise en œuvre de la Convention n° 190 de l'OIT urgente et incontournable », explique à Equal Times Matthew Graham, directeur d'UNI World Players, le syndicat des athlètes qui représente 85.000 professionnels dans 60 pays.
Au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, les athlètes féminines se heurtent à une violence structurelle qui va du harcèlement sexuel à l'exclusion juridique et sociale, avec des cas documentés au Pakistan, au Maroc, en Égypte, en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Liban et au Kazakhstan. Au Pakistan, pour citer un exemple, Halima Rafiq, joueuse de cricket, s'est suicidée après avoir dénoncé des abus sexuels et avoir été accusée de diffamation. Bien que certains pays aient lancé des campagnes de sensibilisation, aucun n'a mis en œuvre efficacement la Convention n° 190 dans le domaine sportif. Il existe toutefois aussi des exemples encourageants d'autonomisation par le sport. Ainsi, dans le camp de réfugiés de Shatila (Liban), un projet autour du basket-ball a permis à plus de 150 filles d'échapper à des environnements abusifs.
M. Graham souligne que dans les régions où les athlètes sont privées de droits du travail, son organisation collabore avec la Sport & Rights Alliance pour soutenir les survivantes et mener des campagnes de pression. « Dans un cas significatif, nous avons contribué à catalyser une action internationale face au scandale des abus dans le basket-ball au Mali, ce qui a conduit à l'ouverture d'une enquête externe après des années de déni institutionnel. »
Il regrette toutefois que les États et les instances sportives ne se montrent toujours pas à la hauteur, ne serait-ce que dans l'application parcellaire de la Convention n° 190.
Ce sont « les syndicats d'athlètes et la société civile qui sont au-devant des efforts pour que le sport tienne sa promesse de garantir un environnement sûr et inclusif pour toutes et tous ».
Garantir un tel environnement dans le domaine sportif reste un défi au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. « Les femmes et les athlètes iraniennes sont complètement isolées, car la République islamique ne reconnaît ni ne respecte les droits des femmes dans son système juridique. Signer un document ne suffit pas pour générer un véritable changement », met en garde Shirin Shirzad. Elle préconise des mesures telles que l'exclusion des équipes masculines des compétitions internationales si la participation des femmes n'est pas garantie, l'inclusion des femmes dans la prise de décision, la mise en place de dispositifs indépendants de signalement et des sanctions sévères à l'encontre des agresseurs. « Une pression extérieure est nécessaire », insiste-t-elle.
De son côté, Haley Carter souligne l'importance que revêt la ratification de la Convention n° 190, assortie d'une mise en œuvre effective, au moyen des mécanismes spécifiques prévus à telle fin. Elle souligne en outre l'importance de faciliter les plaintes indépendantes, de permettre aux victimes d'accéder directement aux instances internationales, de protéger les plaignantes et d'exercer une pression économique par le biais d'organismes tels que le CIO, qui, selon elle, devrait exclure les talibans du mouvement olympique. Elle appelle à la mise en place de protocoles d'urgence, d'« équipes en exil » et de réseaux clandestins pour soutenir les athlètes dans des contextes répressifs. Elle rappelle également que « les actes individuels de courage peuvent être le moteur de changements systémiques. Cet esprit inébranlable me donne de l'espoir ».
Aux Jeux olympiques de Paris en 2024, la sprinteuse Kimia Yousofi a défié l'interdiction des talibans et a concouru pour l'Afghanistan. « Je représente les rêves et les aspirations qui ont été volés aux femmes afghanes », a-t-elle déclaré.
Shirzad puise également de l'espoir chez ses compatriotes : « Le courage des femmes iraniennes, qui même dans les moments les plus sombres continuent de résister et de montrer au monde que nous méritons une vie meilleure. Lorsqu'une femme ose prendre la parole, beaucoup d'autres sont inspirées à faire de même. Cela me donne la force d'aller de l'avant. »
« Les femmes iraniennes renaîtront un jour, comme le phénix. Et oui, un jour, nous mènerons une vie normale. »
En 2024, l'organisation Human Rights Watch (HRW) a présenté à la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles dans le sport un rapport documentant le caractère systémique, mondial et persistant de cette violence, qui comprend le harcèlement sexuel, les abus physiques et émotionnels et les représailles institutionnelles à l'encontre des personnes qui la dénoncent. Parmi les cas cités figurent l'Afghanistan, le Mali, la Chine, le Japon et l'Ouganda. HRW recommande, entre autres mesures, de ratifier et mettre en œuvre la Convention n° 190 de l'OIT, adoptée le 21 juin 2019.
Début 2026, l'OIT convoquera une réunion d'experts sur l'application des principes et droits fondamentaux au travail et sur la violence et le harcèlement dans le monde du sport, où l'UNI World Players représentera les travailleuses et travailleurs. « Nous avons bon espoir que cette réunion sera l'occasion d'élaborer des normes et de formuler des orientations indispensables dans ce domaine », a conclu Matthew Graham.
17.06.2025 à 10:20
Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les (…)
- Actualité / Droits du travail, Grèves, Travail, Syndicats, Législation du travail, Organisation internationale du travail, Législation, Charles KatsidonisLe droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les employeurs au sein même de l'organe de l'ONU. Dans la pratique, le patronat opère un boycott du fonctionnement interne de l'OIT, inédit depuis sa création en 1919 (au sein de la Société des Nations), une obstruction qui coïncide avec une augmentation alarmante des restrictions juridiques et des mesures répressives à l'encontre de ce droit sur tous les continents.
Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont les instruments les plus importants dont disposent les travailleurs pour se défendre contre une multitude d'abus dans le domaine du travail et, bien qu'il s'agisse de droits humains relativement bien ancrés dans les régions les plus développées du monde, ils subissent des pressions croissantes depuis des années. Cet inquiétant recul va de pair avec des gouvernements influencés par l'idéologie néolibérale qui tentent d'entraver et de limiter dans la pratique, par de nouvelles lois, les effets socialement perturbateurs des grèves, alors que c'est précisément en cela que réside leur force en tant qu'arme de pression et de défense des travailleurs.
Le dernier Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) révèle que le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays au cours de l'année écoulée (87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région qui (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) connaît une tendance à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes. Parallèlement, dans 121 pays (soit 80 % ou 34 nations de plus qu'en 2014), le droit des travailleurs à la négociation collective de leurs conditions de travail a été sévèrement restreint ou est inexistant.
En Europe, fer de lance des progrès du droit du travail, l'ancien modèle social « centré sur le travailleur » est activement démantelé par les gouvernements et les entreprises, et ce, à une vitesse qui ne cesse de s'accélérer. En 2025, la protection juridique même du droit de grève avait considérablement empiré au Royaume-Uni, en Hongrie, en Albanie, en Moldavie et au Monténégro. En Belgique, en France et en Finlande, les autorités ont réprimé des travailleurs en grève, tandis que la montée de l'extrême droite accroît d'année en année le risque d'érosion des droits du travail.
En Europe en particulier, où, au cours de la dernière décennie, la pire détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde a été enregistrée, on observe depuis quelques années une tendance croissante à limiter la portée et les conditions dans lesquelles la grève est autorisée. Ces nouvelles politiques constituent une dérive législative, puisqu'elles visent à limiter le droit de grève en tentant d'établir une définition trop large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », afin de restreindre ou d'interdire, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail.
L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.
« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales.
« Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique laisse la grève exister, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », ajoute-t-il.
Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires. Le nouveau gouvernement travailliste britannique a annoncé en août qu'il abolirait cette loi. Pourtant, ses critères de respect du service minimum restent en vigueur, même s'ils devraient être abrogés par le parlement en juillet prochain.
Dans le cas de la France, la situation a radicalement changé depuis la grève des transports de novembre 1995. Celle-ci avait été déclenchée pour empêcher le gouvernement d'Alain Juppé de mettre en œuvre les réformes de la Sécurité sociale qui devaient affecter les travailleurs du secteur. « Pendant trois ou quatre semaines en France, […] il n'y avait plus un train […] qui circulait », se souvient M. Sirot. La mesure a été un succès pour la défense des droits des travailleurs, mais à partir de ce moment-là, « on a vu se développer de manière assez nette une rhétorique sur la grève comme un instrument de perturbation inadmissible et qu'il faut absolument encadrer, limiter et contraindre ». Dans les années qui ont suivi, les projets de loi se sont multipliés dans ce sens, en vue de limiter le droit de grève jusqu'à ce qu'il se rapproche de plus en plus du « modèle italien », où « il y a des périodes au cours desquelles il est interdit de faire grève, notamment dans le secteur des transports, par exemple au moment des départs en vacances à Noël ». Or, un rapprochement avec ce modèle risque de laisser s'échapper la pression par d'autres voies : « à partir du moment où la loi contraint tellement le droit de grève qu'elle l'empêche presque », on assiste à des « grèves sauvages » où le conflit de travail éclate déjà délibérément sans aucune volonté de se soumettre à la législation en vigueur.
L'ironie de cette situation est grande, souligne l'historien, car cela nous ramène à la situation du début du XIXe siècle, époque où la grève était interdite et où la contestation était beaucoup plus violente et aussi beaucoup plus violemment réprimée. Avoir recours à cette pratique aujourd'hui suppose un « choix politique, un choix idéologique », mais qui « ne résout pas les questions sociales. Si vous voulez, c'est plus une façon de les dissimuler ». Et cela, insiste M. Sirot, est « politiquement très dangereux », parce que « si les mécontentements sociaux ne peuvent pas s'exprimer par des dispositifs comme la manifestation ou la grève, et ben, ils s'expriment par la voie des urnes », ce qui explique en partie la montée actuelle de l'extrême droite en Europe, selon lui.
Entre-temps, « il y a une résistance que je trouve très marquée et très forte de la part des systèmes de pouvoir à l'égard des conflits sociaux », face à laquelle il n'y a plus besoin de répression, ils « attendent que les mouvements s'épuisent. Voilà, ils ne négocient même plus » avec les autres acteurs sociaux. « On parle de concertation, de consultation, mais moins de négociation », note-t-il. Historiquement, « on est beaucoup moins enclin aujourd'hui qu'il y a quelques décennies à rechercher des compromis. Et personnellement, je trouve ça vraiment très dangereux, parce qu'encore une fois, quand on ne trouve pas des compromis sociaux, ce sont des contestations politiques qui émergent » de tout le système, « et c'est ce qu'on observe aujourd'hui ».
Depuis quelques années, la bataille se propage à l'OIT elle-même, qui fonctionne sur un socle tripartite, avec un dialogue social constant entre les représentants des gouvernements des 187 États membres, des employeurs et aussi des travailleurs. La Conférence internationale du travail qui coordonne les politiques de l'organisation pour l'année à venir a lieu tous les ans, en juin. Lors de la session de 2012 cependant, dans le cadre des discussions de la Commission de l'application des normes (CAS), le groupe dit « Groupe des employeurs » a remis en question ce que les experts en application des normes de l'OIT considéraient comme acquis depuis trois quarts de siècle à savoir que le droit de grève est implicitement reconnu par la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (C087) de 1948 et la Convention sur le droit d'organisation et de négociation collective (C098) de 1949.
« Il est impossible de comprendre la liberté syndicale sans l'exercice des trois fonctions qui la composent : la reconnaissance des syndicats (et de l'activité syndicale elle-même), la négociation collective et le droit de grève, précisément en qualité d'outil d'équilibre social permettant de conquérir des droits », explique à Equal Times l'un des grands spécialistes internationaux en la matière, l'Argentin Marcelo DiStefano, docteur en droit du travail, professeur dans deux universités publiques de Buenos Aires et membre du comité exécutif de la Confédération syndicale des Amériques (CSA) au nom de la Confédération générale du travail (CGT) de son pays.
« C'est ainsi parce que la liberté syndicale est un droit à la conquête de droits, un outil qui permet de conquérir de nouveaux droits », souligne-t-il.
Lorsque, en 2012, les employeurs ont commencé à contester le fait que la Convention 87 garantissait implicitement le droit de grève, rappelle-t-il, « c'est là qu'a commencé le processus de blocage de l'un des outils les plus importants dont dispose le système de contrôle [du respect] des normes [de l'OIT], à savoir la Commission de l'application des normes », dont les capacités, notamment l'élaboration de rapports sur le respect ou non des directives de l'OIT à travers le monde, sont paralysées depuis maintenant 13 ans.
Cela signifie que, depuis 2012, les travailleurs, les employeurs et les gouvernements sont aveugles, sans données unanimement établies ni interprétations autorisées par l'OIT sur les limites légales à l'exercice du droit de grève, ce qui a accru l'incertitude politique pour toutes les parties et a contribué à inciter la Confédération syndicale internationale (CSI) à élaborer, à partir de 2014, son propre rapport annuel sur l'état des conditions de travail dans le monde.
Comme l'explique M. DiStefano, pour fonctionner, la CAN « exige un consensus, mais, lorsqu'une des parties en bloque la possibilité, il est impossible de parvenir à un accord, car ce qui est en jeu ici, c'est de savoir si la Convention 87 reconnaît ou non le droit de grève. Or, comme on dit en Argentine, on ne peut pas être “un peu enceinte” : on l'est ou on ne l'est pas ».
Pendant ces 13 années de vide juridique qui ont commencé juste au moment où un syndicaliste, le Britannique Guy Ryder (ancien secrétaire général de la CSI de 2006 à 2010), est devenu directeur général de l'OIT, les représentants mondiaux du patronat ont tenté d'empêcher les travailleurs de porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en vue d'obtenir un avis consultatif.
« Ils ont tenté de négocier un protocole spécifique sur la grève [inexistant jusqu'alors dans la réglementation de l'OIT], mais le droit de grève, soit on l'a, soit on ne l'a pas », souligne M. DiStefano. « En réalité, leur intention était d'entamer un processus visant à restreindre l'exercice du droit de grève, car il ne s'agit pas d'un droit absolu, mais plutôt d'un droit relatif, qui peut être encadré dans certaines circonstances… mais, dans ces cas-là, l'OIT considère que ces restrictions peuvent être imposées afin de protéger des droits essentiels, c'est-à-dire lorsque la sécurité ou la vie des personnes est mise en danger ».
En fin de compte, les travailleurs et une grande partie des États, y compris les membres de l'Union européenne et les États-Unis, ont voté pour porter la question devant la CIJ, qui doit encore se prononcer à ce sujet.
Pour leur part, les représentants des organisations patronales du monde entier semblaient chercher à affaiblir le contrôle des normes de l'OIT, afin de voir s'estomper la protection internationale du droit de grève et de permettre des interprétations plus laxistes qui permettraient de le restreindre dans la pratique. L'organisation qui les regroupe au sein de l'OIT, l'Organisation internationale des employeurs (OIE), a refusé les questions d'Equal Times, mais a renvoyé à un communiqué à ce sujet, dans lequel elle affirme que, selon elle, ainsi que « de nombreux gouvernements », l'instance compétente pour interpréter si le droit de grève est reconnu ou non par l'OIT n'est pas la CIJ, mais les réunions annuelles de la CIT… que les employeurs eux-mêmes entravent depuis 12 ans en bloquant toute mesure qui impliquerait de considérer que l'organisme des Nations unies reconnaît le droit de grève, comme cela avait été sous-entendu jusqu'en 2012, pendant trois quarts de siècle.
12.06.2025 à 08:30
« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va (…)
« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va manifester. La seule chose qui nous freine, c'est l'argent. Mais dès qu'on en récolte assez, on fait des banderoles, on achète des téléphones portables jetables, on sécurise des planques pour se réfugier en cas de problèmes, et on y va ». Ce groupe local est associé à un mouvement plus grand, StopEACOP, une coalition d'ONG internationales, qui se sont rapprochées « pour plus de solidarité, plus de visibilités et de budget », explique encore l'étudiant à l'université de Kyambogo, à Kampala.
Malgré toutes les précautions prises en amont de la manifestation du 19 mars dernier, Ibrahim Mpiima a été arrêté par la police. Il était allé manifester avec une trentaine de camarades, étudiants comme lui. Emmené de force avec trois autres militants dans la prison de haute sécurité de la capitale, il a été battu et torturé. Relâché le 3 avril, il accuse dans un récit publié sur les réseaux sociaux, des agents de sécurité de l'avoir également violé lors de cette détention.
Martha Amviko, militante au sein du mouvement Extinction Rébellion, était présente à la manifestation. « On voulait marcher jusqu'au Parlement pour leur donner notre pétition qui demandait l'arrêt du projet. À peine avons-nous déployé des banderoles que des policiers ont surgi. Moi, j'ai réussi à m'enfuir. Mais tout le monde n'a pas eu cette chance. Une fois qu'ils vous emmènent dans les voitures de police, vous savez que vous allez être sévèrement battus. La violence est systématique ».
Même si la contestation a commencé il y a quelques années, depuis un an, une centaine de personnes ont été arrêtées et menacées par la justice, en Ouganda, pour avoir participé à des manifestations pacifiques contre les projets pétroliers que le gouvernement souhaite développer.
L'oléoduc EACOP prévoit de mesurer environ 1.400 km de long, allant du Parc national Murchison Falls en Ouganda, jusqu'au port de Tanga en Tanzanie, pour acheminer du pétrole des 400 puits ougandais de Tilenga et Kingfisher jusqu'à la mer, où il pourra être vendu à l'international. Il est estimé que 246.000 barils de pétrole couleront chaque jour dans cet oléoduc, pendant les 25 années d'exploitation prévues.
Présentés comme des opportunités de développement, ces projets sont portés par les gouvernements de l'Ouganda, de la Tanzanie, ainsi que les géants pétroliers TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et ont été estimés à l'origine à 3,5 milliards de dollars US, en 2020. Mais la facture ne cesse, depuis, de s'alourdir. L'Ouganda et la Tanzanie espèrent tirer des revenus importants, mais aussi des emplois, pour faire construire puis entretenir l'infrastructure.
Car, dans un pays comme l'Ouganda, où le revenu par habitant se situe à environ 1.000 dollars par an, les gouvernements misent sur les richesses pétrolières pour sortir le pays de la pauvreté. « Nous pensons que cela devrait constituer un catalyseur pour la croissance économique », a déclaré Robert Kasande, un officiel du Ministère ougandais de l'Énergie, lors de la cérémonie de signature en 2021.
Pourtant, sur le terrain, certains habitants font face, au contraire, à des conséquences négatives sur leur vie et leurs revenus. C'est le cas de Geoffrey Byakagaba, un agriculteur de 45 ans, père de 8 enfants, qui a été dépossédé d'une partie de sa terre au profit du projet. « En 2017, Total est devenu propriétaire de nos terres dans notre village. Il y avait plusieurs types de compensations. Moi, j'ai opté pour la solution ‘une terre pour une terre'. Ils ont pris ma terre, mais jusqu'à présent, ils ne m'ont pas dédommagé », explique-t-il.
Geoffrey Byakagaba, après avoir perdu une partie de son terrain, continue de vivre à Kasenyi, dans le district de Buliisa, là où la ville se prépare en ce moment à accueillir une centrale de traitementdu projet Tilenga. Il raconte avoir vu son niveau de vie chuter. « Avant le projet, je cultivais du manioc, des patates douces. On les mangeait et on vendait le surplus. J'avais 20 à 25 bêtes, vaches et chèvres… Aujourd'hui il ne m'en reste qu'une dizaine et ma récolte est tout juste suffisante pour nous nourrir. »
En raison de ce manque à gagner, il a dû changer ses enfants d'école. « Ils sont toujours scolarisés, mais dans des quartiers qui ne nous plaisent pas. » Depuis, Geoffrey Byakagaba survit en faisant des petits travaux et en vendant le produit de sa pêche. Toutefois, par rapport à d'autres résidents de Kasenyi, il s'estime chanceux. « Heureusement, je ne vivais pas exactement là où je cultivais, alors j'ai toujours un endroit pour vivre. Ce n'est pas le cas de tout le monde. »
Il ajoute : « Et puis, je n'ai pas accepté leur argent. L'argent de Total ne m'aurait jamais permis d'acheter une terre. Ils m'ont proposé seulement 3,5 millions de shillings par hectares [environ 850 euros], alors qu'aujourd'hui pour acheter un hectare dans les environs, il faut débourser entre 10 et 15 millions [entre 2.500 et 3.500 euros]. J'aurais été ruiné. Certains l'ont été. » Geoffrey Byakagaba représente la cinquième génération de sa famille à vivre sur cette terre. Aussi pour lui, elle a bien plus qu'une valeur marchande.
« C'est ici que j'ai grandi. J'avais neuf hectares hérités de mes parents, mais il m'en reste moins de la moitié. Si je meurs aujourd'hui, mes enfants seront sans terre. Je me bats pour mes droits, mais aussi pour laisser un héritage à mes enfants ».
En avril 2021, excédé par la situation, il décide de porter plainte pour accaparement des terres à la Haute Cour de Masindi afin d'obtenir une compensation juste, de la part des promoteurs du projet EACOP. Il confie à Equal Times qu'il a été très vite accusé d'être un saboteur par les promoteurs, mais aussi par les autorités ougandaises pour avoir osé protester et parler à une journaliste italienne, Federica Marsi. Celle-ci avait alors été arrêtée, quelque temps après, avec un défenseur des droits humains ougandais, Maxwell Atuhura.
En 2025, selon Geoffroy Byakagaba, la situation n'a pas évolué et il est toujours en attente d'une compensation. Il n'est pas le seul. L'agriculteur fait partie des quelque 118.000 personnes qui ont été totalement ou partiellement expropriées en raison des projets Tilenga et EACOP.
Tout comme la grand-mère d'Ibrahim Mpiima, l'activiste. « Elle a été expulsée de sa terre à Hoima, alors elle s'est installée avec nous à Kampala, vu la compensation qu'elle a obtenue, elle n'a pas pu se racheter une terre. À cause de cela, elle ne s'est jamais sentie en paix. Et aujourd'hui elle est décédée », raconte le jeune homme. C'est ce qui l'a poussée à s'engager contre le projet, alors qu'il était encore étudiant. « À l'époque, je ne connaissais pas grand-chose d'EACOP, mais de voir ce qui est arrivé à ma grand-mère, ça m'a poussé à m'y intéresser. Puis j'ai réalisé que la plupart des gens ne connaissent rien du projet et de ses effets. Certains pensent même qu'il s'agit d'un projet de développement venu sauver l'Ouganda de la pauvreté, alors qu'énormément de personnes ont perdu leur terre. On doit se battre contre cette désinformation », s'indigne -t-il.
Au niveau national, très vite, avant même que le projet ne soit validé, la mobilisation anti-EACOP s'est organisée. Le mouvement devient international dès 2018, au moment des grandes manifestations d'étudiants du Friday For Future. Le monde commence à entendre parler d'EACOP et de sa démesure. De la quinzaine d'aires protégées que le projet va traverser, sa proximité avec les grands lacs (lac Albert et lac Victoria), l'une des plus importantes source d'eau douce d'Afrique, de son énorme bilan carbone présumé [34 millions de tonnes de CO² par an], alors que l'Ouganda à lui seul n'en émet que 5 millions de tonnes par an, à l'heure actuelle. Toutes ces raisons poussent des scientifiques à qualifier ce projet de « bombe climatique ».
En Ouganda, les autorités répliquent. Un communiqué de presse de l'autorité pétrolière de l'Ouganda qualifiant le mouvement contestataire international #StopEacop de mouvement d'opposition malavisé, à la limite du racisme et du colonialisme. D'après une enquête du média britannique DeSmog, TotalEnergies aurait mandaté une agence de relations publiques sud-africaine pour « éliminer toutes les réactions publiques négatives » vis-à-vis de ces projets pétroliers. Pour cela, une véritable campagne dans les rues, comme sur les réseaux sociaux, est alors lancée.
Pour Dickens Kamugisha, PDG de la compagnie à but non lucratif Afiego (Africa Institute for Energy Governance) qui suit le dossier EACOP depuis des années, ce n'est pas surprenant. « Malheureusement, notre système judiciaire n'est pas bon et en même temps, le gouvernement utilise les policiers pour punir ceux dans les communautés qui parlent. Énormément de personnes ont été arrêtées, intimidées, emprisonnées… »
« Ici, quand tu t'opposes à ce que le gouvernement et la compagnie (TotalEnergies, ndlr) font, tu deviens l'ennemi et une fois qu'ils t'ont dans leur viseur, tu dois souffrir les conséquences ».
Ibrahim Mpiima a toujours été conscience des risques, lui qui a déjà été arrêté une première fois en 2023. « C'est notre responsabilité. J'ai peur de finir en prison, d'être battu. J'ai vraiment peur. Mais si nous, les personnes qui sommes informées, ne manifestons pas, alors on aura trahi tous ceux qui croient en nous, » confiait-il à Equal Times quelques jours avant d'aller manifester en mars. Joint à nouveau par téléphone après sa sortie de détention, où il a subi des actes de torture, il racontait que l'épreuve l'avait toutefois affaibli : « Je me sens déprimé. Je ne m'en suis toujours pas remis physiquement. Mentalement aussi d'ailleurs. Le sentiment est encore frais dans mon esprit, comme si ça s'était passé hier ».
Martha Amviko avait également subi une arrestation en août 2024, suivi d'une incarcération de deux semaines. « Ils nous ont emmenés à Luzira. La prison de haute sécurité. Ils m'ont mis dans la même cellule que les criminelles, que les personnes qui avaient tué, alors que j'étais poursuivie pour trouble à l'ordre public », décrit-elle. « C'était surpeuplé. De temps en temps, les gardes vous convoquent dans leurs bureaux. Là, ils nous battaient, ils faisaient tout pour briser notre esprit ». Malgré cette expérience, elle assure : « Je préfère mourir que de laisser les choses telles qu'elles sont aujourd'hui. Les personnes qui mettent en place cet oléoduc seront mortes dans 20- 30 ans. Nous, on est la génération qui devra vivre avec leurs décisions. Nous et nos enfants. On ne peut pas abandonner le combat. »
En effet, le 23 avril, malgré tout cette répression, une nouvelle manifestation s'est encore tenue à Kampala. Onze activistes ont été arrêtés à leur tour. Au moment où cet article est rédigé, ils sont toujours derrière les barreaux, à la prison de haute sécurité de Luzira.
09.06.2025 à 07:00
Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial. De quel « danger » parle-t-on ?
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée (…)
Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial.
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée par un agent pathogène, une substance biologique ou des circonstances sanitaires non-contrôlées. Concrètement, il peut s'agir de bactéries, virus, parasites, champignons, prions (protéines infectieuses), allergènes, toxines ou encore du matériel génétique ou des fluides corporels. Ceux-ci peuvent causer des maladies, blessures, infections, allergies ou intoxication, qui peuvent par ailleurs engendrer des séquelles. La menace peut être d'origine végétale, animale ou humaine.
Actuellement, les experts techniques sont chargés d'établir des catégories et d'harmoniser les classifications déjà établies à travers le monde. Il s'agit aussi de prendre en compte l'émergence de nouveaux dangers, comme certaines zoonoses. Ainsi, la pandémie de Covid-19, qui aurait fait près de 7 millions de morts dans le monde, a été causée par un virus zoonotique : le SARS-CoV-2.
Tous les travailleurs et leurs familles qui pourraient être exposés à ces dangers biologiques. Cependant, certains métiers sont plus à risque que d'autres, notamment ceux où il s'agit d'être en contact avec des animaux (l'élevage, principalement), ou des marchandises organiques. Dans l'agriculture, les travailleurs peuvent être aussi touchés par des maladies liées aux plantes (notamment les poussières et pollen) et aux insectes. Mais aussi les services d'entretien et de gestion des déchets, les services de santé et de techniques de laboratoire.
Garantir un « lieu de travail sûr et sain » est un objectif que l'OIT défend depuis sa création en 1919, à travers plusieurs conventions internationales qui sont des références s'imposant aux États-membres. Il existe par exemple déjà une convention sur les dangers des produits chimiques (la Convention n°170 datant de 1990). Les organisations syndicales réclament une convention depuis 1993, mais ce n'est qu'en mars 2021 – après la pandémie de Covid-19 – que le conseil d'administration de l'OIT a convenu qu'une nouvelle norme sur la protection de la santé et de la sécurité au travail contre les risques biologiques serait négociée lors des Conférences internationales du Travail de l'OIT en 2024 et 2025.
En juin 2024, à Genève, les délégués des pays-membres ont donc participé à une première séance de la commission normative qui travaille à la rédaction d'un futur texte réglementaire. Les enseignements de la pandémie de Covid-19 et son impact parfois désastreux sur l'organisation du travail sont une base importante des discussions en cours.
Il s'agit encore de discuter de comment protéger les personnes affectées contre la perte de revenus ou d'emploi. La convention doit garantir que les états et les employeurs prennent en compte l'ensemble des cas de figure possibles et les personnes qui pourraient être affectées, sans oublier les travailleurs et travailleuses du secteur informel. Des questions se posent sur la vulnérabilité plus grande de certaines catégories : les femmes, les personnes âgées ou fragiles, les communautés marginalisées…etc.
Par ailleurs, le volet « prévention » sera développer. Car l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère que le lieu de travail est particulièrement indiqué pour mener à bien des campagnes de santé publique, notamment sur la grippe, le paludisme, le VIH/sida ou la tuberculose.
Du 2 au 13 juin 2025, la Conférence internationale du travail se réunit à nouveau pour affiner le texte sur les nouvelles normes, avec pour objectif une possible nouvelle convention et une recommandation.
Pour en savoir plus :
– Collecteurs de déchets médicaux : des professionnels trop souvent non protégés, non formés, sous-payés et sous-estimés (equaltimes.org)
– En Inde, la pandémie n'a fait qu'aggraver la situation des agents de l'assainissement, déjà stigmatisés et exploités (equaltimes.org)
06.06.2025 à 09:03
Les traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de (…)
- Actualité / Monde-Global, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Politique et économie, Travail précaire, Avenir du travail, Charles KatsidonisLes traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de déshumanisation et de perte de contrôle sur les conditions dans lesquelles ils traduisent, voire sur la nature même de leur travail.
Dans ce métier où la maîtrise des langues est fondamentale, avec toute la richesse des usages et des nuances, des codes linguistiques, des subtilités de ton et de sens, des doubles sens et des innombrables occasions où seules une véritable immersion culturelle et une connaissance approfondie du contexte de chaque texte permettent d'obtenir un résultat de qualité qui se lit aussi fidèlement et naturellement que dans la langue d'origine, toute la valeur du traducteur réside précisément dans l'expérience qu'il a accumulée, dans sa sensibilité et dans son appréciation personnelle.
Or, les technologies présentées comme un progrès semblent en réalité servir à orienter la profession vers une logique ultra-capitaliste, où la rentabilité compte plus que la qualité et où le travailleur n'est plus au centre de la situation (ni même à la marge parfois) ; une évolution qui semble anticiper assez précisément ce vers quoi de nombreuses autres professions spécialisées pourraient se diriger.
Avec les capacités croissantes de l'intelligence artificielle (IA), ce n'est pas seulement le monde de la traduction qui se transforme, mais aussi celui des employés de bureau, des auditeurs, des avocats, des recruteurs, des gestionnaires, des publicitaires, des analystes, des journalistes et de nombreux types d'artistes et de professionnels de la créativité, qui voient poindre à l'horizon une menace que de nombreux traducteurs affrontent déjà aujourd'hui.
D'après l'une des études menées ces dernières années sur le secteur, qui avait recueilli le plus de réponses (plus de 7.000 personnes interrogées dans 178 pays), il y aurait environ 640.000 traducteurs professionnels dans le monde, dont trois quarts travaillent à leur compte. C'est précisément cette majorité de traducteurs qui subit une détérioration rapide de leur profession à cause des technologies. Dans le cadre de cet article, nous avons discuté avec une douzaine de traducteurs issus de plusieurs pays d'Europe et des Amériques. Tous exercent une partie de leur activité en tant que collaborateurs sous-traitants, régulièrement sollicités par des agences de traduction.
Jean-Jacques (nom d'emprunt, comme tous les traducteurs cités), qui peut se targuer de près de 30 ans d'expérience professionnelle avec le français, l'anglais, l'espagnol et le néerlandais, notamment, nous explique qu'après avoir satisfait à une série de tests, les traducteurs indépendants peuvent être intégrés à la base de collaborateurs de ces grandes entreprises dont « les clients ont généralement besoin de traductions régulières et d'une certaine sécurité dans leurs opérations », explique-t-il à Equal Times. « Évidemment, elles prélèvent une commission en qualité d'intermédiaire et peuvent faire pression sur les tarifs des traducteurs, car elles fournissent généralement un travail plus régulier ». Ce sont les plus grandes agences (qui captent un cinquième du marché) qui font que leur métier n'est plus ce qu'il était, car « elles intègrent de nombreuses technologies visant à accélérer le travail, réduire leurs coûts et maintenir ou augmenter leurs marges bénéficiaires », explique-t-il.
Jean-Jacques a toujours fait preuve d'ouverture d'esprit et de curiosité à l'égard des progrès technologiques dans son domaine d'activité. Il est tout le contraire d'un technophobe et, pourtant, il constate par lui-même que les conditions de travail et la nature même de son travail se sont progressivement dégradées.
L'IA et la traduction sont intimement liées depuis les années 1940, nous rappelle-t-il lui-même. Il a commencé à constater les limites des systèmes de traduction automatique dès 2003 et a assisté avec intérêt à la façon dont la traduction basée sur les réseaux neuronaux a permis, depuis 2016, aux grandes agences de l'intégrer dans leurs outils de traduction assistée par ordinateur (TAO).
« Leur principale tâche consiste à segmenter les textes en unités de traduction. Il s'agit généralement de phrases, mais il peut également s'agir d'un seul mot, faisant partie du titre d'un rapport, par exemple. Ces logiciels de TAO présentent ensuite le document à traduire sous forme de grille avec, à gauche, la phrase dans la langue d'origine et une case à droite pour insérer la traduction ». Les outils de TAO stockent ensuite chaque segment traduit dans des bases de données appelées « mémoires de traduction » (MT) qui s'enrichissent au fur et à mesure que de nombreux traducteurs y contribuent. Ces mémoires qui peuvent atteindre des tailles considérables. À titre d'exemple, les institutions européennes mettent leurs mémoires de traduction à disposition du public et contiennent des milliards de segments dont la traduction est déjà retenue pour l'avenir.
Ce faisant, « si une phrase identique ou similaire à celle à traduire apparaît dans la mémoire de traduction, les outils de TAO permettent de la suggérer au traducteur afin d'accélérer le travail », explique-t-il. « Évidemment, les agences ont sauté sur l'occasion et cette capacité à récupérer des textes préalablement traduits signifie également que l'envoi d'un texte à un traducteur lorsqu'il est accompagné d'une mémoire de traduction complète leur permet de réduire le tarif pour chaque phrase qui existe déjà dans la mémoire » avec des « tarifs différents » par mot « selon qu'il s'agit de correspondances parfaites ou d'une analogie pour chaque segment à traduire avec la mémoire de traduction ». De la sorte, si le tarif payé pour une nouvelle phrase est de 100 %, il peut tomber à 30-50 % du tarif de départ pour une phrase qui présente un taux de similitude élevé.
Cette façon de travailler, avec un prétraitement automatique des textes, s'est déjà imposée comme une norme dans le secteur, où « travailler avec des agences revient à automatiquement accepter ce type de tarification ». Qui plus est, la charge mentale et la nature même du travail sont totalement déformées en faveur d'un modèle de fonctionnement déshumanisé et aliénant.
Étant donné que les entreprises pré-traduisent automatiquement tout ce qui peut l'être, à la place d'un texte propre à traduire librement, « nous recevons presque toujours des fichiers déjà segmentés, contenant de nombreuses phrases déjà traduites et avec des suggestions de traduction automatique pour les segments qui n'ont pas d'équivalence dans la mémoire de traduction ». Ce faisant, le traducteur cesse d'être traducteur : « il ne s'agit plus tant de traduire que de réviser et corriger les segments proposés par la machine lorsqu'il existe des correspondances exactes », regrette Jean-Jacques.
Outre la charge mentale que représente le fait de corriger plutôt que de traduire librement, « ces outils ne comprennent pas le texte, ils peuvent donc proposer des traductions très proches, mais qui ne correspondent pas au contexte dans lequel elles s'inscrivent ». En d'autres termes, « même si l'on me paie moins parce que le texte semble correspondre, je dois corriger les erreurs et le réécrire entièrement ». À cela s'ajoute le fait que les outils de traduction automatique, à l'instar d'autres IA génératives, souffrent d'« hallucinations » et « peuvent subitement ajouter ou supprimer des parties d'une phrase, ce qui rend la correction de ce type de textes extrêmement fastidieuse, car il faut absolument tout vérifier ».
Rosa, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol forte de deux décennies d'expériences similaires, partage entièrement l'avis de Jean-Jacques. « Beaucoup de gens ne se rendent pas compte qu'une machine ne peut pas remplacer un être humain ni que la traduction automatique laisse fortement à désirer », affirme-t-elle. Bien qu'elle travaille volontiers avec ses principaux clients directs, elle explique qu'avec les agences, « seule la rentabilité compte et, dans cette optique, la traduction est devenue une marchandise qu'on nous soutire au prix le plus bas possible, au détriment des traducteurs, traités comme des vaches à lait ». Malheureusement, constate-t-elle, « tout leur est égal : depuis la qualité du produit, tant qu'il est vaguement acceptable (et je passe mon temps à corriger de véritables horreurs), jusqu'à la façon dont nous sommes traités ; elles ne pensent qu'à leurs précieux bénéfices, et ce, le plus vite possible. Ces agences sont donc celles qui exigent le plus, paient le moins et nous traitent le plus mal ».
« L'un de mes clients est une grande entreprise qui sous-traite la gestion de ses traductions à une agence, qui à son tour sous-traite les traductions à une agence de traduction. Cette dernière fait appel à des traducteurs indépendants pour que nous réalisions leurs traductions sur une plateforme infernale », explique-t-elle. « Au final, je me retrouve à traduire des segments dans de minuscules cases, où certains termes sont en outre soulignés en différentes couleurs — afin de tirer parti des mémoires de traduction du système et, bien sûr, de ne pas nous payer ces termes —, au milieu d'une page avec cinquante mille fonctions, ce qui crée une confusion extrême et est visuellement épuisant, et qui fait partie d'un système mondial extrêmement compliqué », ce qui fait perdre « énormément de temps » et d'énergie dans des tâches qui n'ont rien à voir avec la traduction proprement dite, et ce pour un prix « inférieur de moitié à ce que je touche dans des conditions normales ».
« Je l'accepte par nécessité, mais ce n'est pas l'envie qui me manque de les envoyer paître », assure-t-elle, car « ils essaient d'automatiser tout au maximum, afin de réduire leurs propres coûts, tandis que nous devons investir notre temps dans une multitude de tâches administratives, informatiques et bureaucratiques pour venir à bout d'une simple traduction ou révision ».
« Et si la mécanique se grippe à cause d'une correction ou d'une erreur, la pagaille est telle qu'entre les messages et les alertes, le réviseur, en qualité de responsable final, est obligé de remplir plusieurs documents expliquant ce qui s'est passé, la façon d'éviter que cela se reproduise à l'avenir — rabaisse-toi, repens-toi ! — et il est pénalisé par une période sans travail ni révisions. C'est de la folie furieuse », explique-t-elle.
« Il s'agit de grandes entreprises qui n'y connaissent rien en traduction, mais tout en bénéfices », ajoute Rosa. « À titre d'exemple extrême, il existe des plateformes entièrement automatisées » qui paient jusqu'à 7 fois moins que dans des conditions normales et qui recrutent en envoyant « un e-mail automatisé annonçant qu'une traduction est disponible sur la plateforme. Il faut alors y accéder à toute vitesse et, comme un groupe de chiens affamés, essayer d'attraper un morceau de proie à se partager entre plusieurs, car on traduit les segments qui restent encore libres » (c'est-à-dire des mots ou des phrases hors contexte) « et, en quelques minutes, voire quelques secondes, la traduction est bouclée ».
Après une révision, « si on te corrige quelque chose, on te menace, de manière automatique également, de te déconnecter du système si des corrections devaient à nouveau être nécessaires ; des corrections qui sont parfois très discutables ». Et cette tendance à privilégier la rentabilité au détriment de la qualité est l'aspect le plus destructeur de tous : « il existe des plateformes qui mettent les traductions aux enchères et c'est la personne disposée à accepter le prix le plus bas qui remporte le marché. En plus, cette traduction passe ensuite par un réviseur qui est rémunéré en fonction des corrections qu'il apporte, lesquelles sont déduites de la rémunération du premier traducteur », déplore-t-elle. « Je ne sais pas quel type de traduction cela donne, mais permettez-moi de douter de sa qualité ainsi que, sans aucun doute, de la qualité de vie et de la satisfaction des traducteurs ».
L'avancée technologique qui rend possible les pré-traductions automatisées et qui, dans certaines entreprises et organisations, commence déjà à remplacer le travail humain pour les textes les plus prévisibles ou impersonnels, tels que les tableaux comptables et les documents bureaucratiques, est l'IA basée sur les réseaux neuronaux que Jean-Jacques a vue émerger en 2016.
« En général, l'IA sans supervision humaine peut éventuellement servir à effectuer des tâches monotones, mais, même dans des domaines très techniques, elle se trompe souvent », explique à Equal Times José F. Morales, professeur de Logique computationnelle et chercheur au département d'IA de l'Université polytechnique de Madrid (UPM) et à l'Institut IMDEA Software.
Une IA de traduction « aura du mal à comprendre les connotations d'un texte ou à mettre de l'émotion là où il le faut », et son utilisation commence déjà à dégrader les langues : « Certains usages étranges de l'anglais sont en train d'être normalisés par les traducteurs automatiques et l'IA, ce qui les fait apparaître dans de plus en plus de textes et incite les gens à les considérer comme corrects. Ensuite, les IA elles-mêmes se nourrissent de ces textes et sont entraînées avec et la boucle est bouclée », un cercle vicieux qui pourrait s'aggraver de manière exponentielle dans les années à venir, souligne-t-il.
Pourtant, il nous assure qu'il s'agit d'un outil utile et que « pour les traductions, comme pour presque tout, l'IA fonctionne toujours de la même manière. Nous devrions traiter l'IA comme s'il s'agissait d'un étudiant que nous supervisons : nous pouvons lui demander de faire un travail à condition que nous disposions de nos propres critères nous permettant de savoir si son résultat est bon ou non ».
Il y a également un problème de lisibilité, fait remarquer Rosa : le style qui résulte d'un usage abusif de l'IA peut relever du supplice pour un lecteur humain. « Une machine ne peut pas remplacer un humain, sauf pour des textes impersonnels, répétitifs et dépourvus du moindre style littéraire », affirme-t-elle, et si les traducteurs sont mis à l'écart au point de rendre leur métier intenable, « je m'inquiète pour l'avenir, non seulement du mien, mais aussi de l'art de l'écriture, car à long terme, sans intervention, le même sort pourrait être réservé au journalisme et à la littérature ».
Pour sa part, Alina, traductrice qui travaille principalement du russe vers l'espagnol et l'anglais, et qui a également des notions d'arabe, de suédois, d'allemand, d'ukrainien, de tatar et de biélorusse, voit les choses clairement : « Le sujet de l'IA nous met face à une dichotomie éternelle, car elle est à la fois un outil et une menace », assure-t-elle. Effectivement, « le fait que l'IA apprenne de nous me donne le vertige », de sorte que « nous-mêmes, les traducteurs, lui apprenons à traduire, à s'améliorer… Nous apprenons à la machine à nous remplacer ».
En quête de réponses sur la façon de relever ce défi, Equal Times s'est entretenu avec la sociologue Lindsay Weinberg, directrice du Laboratoire de justice technologique de l'université Purdue (Indiana, États-Unis), et Robert Ovetz, politologue spécialisé dans les organisations à but non lucratif et les mouvements ouvriers, professeur à l'université d'État de San José (Californie, États-Unis). Ils suggèrent tous deux de rejeter catégoriquement l'ingérence de l'IA, la ligne rouge pouvant être tracée à la défense du travail créatif considéré comme ne pouvant être effectué (et rémunéré) que par un être humain, en s'inspirant pour cela de la résistance couronnée de succès des auteurs et scénaristes hollywoodiens.
S'ils s'y opposent, les traducteurs, « comme nous, les professeurs d'université », seront probablement présentés comme « des technophobes anxieux qui refusent de s'adapter à leur époque », plutôt que comme des défenseurs « de la qualité et de l'intégrité de nos conditions de travail », souligne Mme Weinberg. De plus, on affirmera que l'IA est « supérieure, plus efficace ou plus fiable qu'un traducteur humain », alors que d'innombrables exemples prouvent que « ce n'est pas le cas ». Face à une conception mécanique du travail, réduite à des zéros et des uns, la traduction « exige une sensibilité culturelle et une conscience du contexte, deux types de connaissances hautement qualitatives, imperméables à l'automatisation ».
Par ailleurs, les traducteurs free-lance sont isolés les uns des autres par définition, tandis que les associations professionnelles de chaque pays ou région sont généralement loin de constituer une force syndicale ou unitaire capable d'opposer une résistance organisée. Même si certains pays semblent suffisamment conscients de la nature du problème, d'autres ont une perception plus naïve de l'IA.
« Ils sont très fragmentés, ils travaillent à domicile, ils font appel à des intermédiaires » et, en outre, « ils n'ont aucun contact direct avec les utilisateurs de leur travail », observe M. Ovetz : « s'ils souhaitent remédier à cela, ils doivent cartographier la structure de leur travail et identifier qui se trouve à la fin de la chaîne d'approvisionnement de leur produit », c'est-à-dire « ils doivent identifier d'où vient le travail qui leur est confié, la façon dont il est distribué et où il va », étant donné que « la clé pour s'organiser est de comprendre la chaîne d'approvisionnement, afin de pouvoir trouver les points faibles pour la perturber et défendre leurs intérêts ».
Et c'est là que les traducteurs peuvent « trouver des alliés », car « certains de ces clients disposent de personnel syndiqué, ils pourraient donc agir conjointement avec eux, ou les amener à changer la manière dont le travail est attribué, ou dont ils sont payés, ou dont les produits finis leur sont livrés », comme c'est le cas avec les clients qui ne sont pas des agences.
De fait, il recommande d'insister pour que les traducteurs aient accès au texte original et sur « la façon dont le processus d'automatisation dégrade le produit final ». Ainsi, « la tactique consisterait à s'organiser autour de cela et à discréditer le processus de travail » automatisé, en tenant bien compte du fait que « la technologie est utilisée pour rationaliser la tâche, la diviser en petites parties et sous-traiter ou automatiser différents éléments de celle-ci, où ce qui reste est confié aux traducteurs humains ».
En effet, comme l'a souligné Jason Resnikoff, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Groningue aux Pays-Bas, lors d'une récente conférence de l'Institut syndical européen sur l'automatisation, « les discours sur le progrès technologique sont généralement défavorables aux travailleurs, et résister à ces discours est dangereux en soi », mais les syndicats et les travailleurs devraient le faire malgré tout.
« L'employeur dira, par exemple, quelque chose comme “ces gens ne sont pas réalistes, ils ne se rendent pas compte de l'évolution de l'économie” », déclare Mme Weinberg.
« Je pense que les syndicats vont devoir encaisser le coup pendant un certain temps », estime M. Resnikoff : « Il revient aux syndicats de trouver les moyens de refuser les modifications des moyens de production décidées par les employeurs sans s'opposer au progrès, ce qui les oblige à imposer leur propre définition du progrès ».
Il convient peut-être à nouveau de ne pas perdre de vue cette idée de « société juste » pour que l'automatisation cesse d'être, comme elle l'a été depuis le XXe siècle, un « perturbateur du tissu de l'emploi », estime M. Resnikoff. À cela s'ajoute la question de savoir comment renverser le mouvement de dégradation supplémentaire que connaît le statut du traducteur, à l'instar d'autres emplois hautement qualifiés, qu'Elena, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol avec plus de trois décennies d'expérience, dépeint très bien.
Un peu comme les « sans-culottes » de 1789, « je me considère “sans-patron” », déclare-t-elle, car « fiscalement, nous sommes traités comme une entreprise, mais je considère que nous sommes dans une catégorie inadéquate ». Elena se considère comme une « travailleuse indépendante ou indépendante involontaire », puisque, comme de nombreux collègues free-lance, elle effectue un travail similaire, dans la pratique, à celui d'un salarié, mais comme « une travailleuse qui a été déconnectée d'une entreprise employeuse et classée comme indépendante », et tout cela « en perdant les droits et les protections associés à un emploi salarié ».
C'est pourquoi elle appelle les syndicats à défendre également la cause des « employés sans patron » : « On nous traite comme une entreprise, alors que ce n'est pas le cas, parce qu'en tant qu'indépendants individuels, nous avons beau travailler dur, nous n'allons pas générer de bénéfices — comme une entreprise peut le faire — parce que notre travail échange notre temps contre de l'argent, et que notre tête et nos efforts ont une limite physique. » C'est précisément le problème que les employeurs, à travers l'IA, tentent d'éliminer de l'équation, sans tenir compte du fait que, sans traducteurs humains, la qualité nécessaire pour rendre les textes précis et utiles, voire intelligibles ou directement lisibles pour leurs lecteurs humains, est impossible.
D'où l'importance de s'organiser et de sensibiliser tout le monde à la faiblesse de ce système, insiste M. Ovetz : les traducteurs doivent sans relâche aller vers les nouveaux arrivants « de leur domaine et les préparer à ce qu'ils vont rencontrer ». Et il prévient : « ils doivent tendre la main à ces personnes et les associer à leurs efforts, faute de quoi tout le monde sera divisé ».
Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.