08.08.2025 à 05:30
Le 14 octobre 2023, au soir du résultat d'un référendum historique sur l'avenir des peuples autochtones en Australie, de nombreux Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres sont restés bouche bée. Ce vote, qui visait à inscrire dans la constitution australienne la reconnaissance des deux groupes autochtones du pays et à leur accorder une « Voix » auprès du Parlement, s'est soldé par un rejet massif de la proposition.
« Nous appelons à une semaine de silence à partir de ce soir pour (…)
Le 14 octobre 2023, au soir du résultat d'un référendum historique sur l'avenir des peuples autochtones en Australie, de nombreux Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres sont restés bouche bée. Ce vote, qui visait à inscrire dans la constitution australienne la reconnaissance des deux groupes autochtones du pays et à leur accorder une « Voix » auprès du Parlement, s'est soldé par un rejet massif de la proposition.
« Nous appelons à une semaine de silence à partir de ce soir pour faire le deuil de ce résultat et réfléchir à sa signification et à sa portée », annonçaient dans un communiqué publié dans la soirée les leaders autochtones qui soutenaient la proposition de referendum.
Le rejet massif de la proposition, avec plus de 60% de « Non » à l'échelle nationale, questionnait alors la volonté réelle de l'Australie de faire la paix avec son passé colonial, et de résoudre les inégalités encore majeures entre les autochtones et le reste de la population.
Alors qu'ils ne représentent qu'à peine plus de 3 % de la population australienne (bien que le recensement sous-estime le nombre exact de ressortissants des Premières nations, de sorte que le chiffre officiel de 984.000 Australiens aborigènes et/ou insulaires du détroit de Torres pourrait en réalité être plus élevé), les Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres restent désavantagés dans tous les aspects de la vie et font l'objet d'un racisme systémique, d'une discrimination généralisée, de préjudices et de partis pris inconscients.
Ainsi, le revenu hebdomadaire médian des ménages des Premières nations est inférieur de 28 % à celui des ménages non autochtones, l'espérance de vie des hommes et des femmes aborigènes et insulaires du détroit de Torres est inférieure d'environ huit ans à celle des Australiens non autochtones, et les Premières nations représentent 33 % de la population carcérale alors qu'elles ne constituent que 3,8 % de la population totale.
L'actuel gouvernement travailliste dirigé par le Premier ministre Anthony Albanese avait fait du référendum « Voice » une priorité de son premier mandat lorsqu'il a été élu en 2022. Mais il s'est retrouvé pris au piège.
Aux prises avec une inflation galopante et une crise du logement, la plupart des Australiens se sont désintéressés de la question, et l'argument des conservateurs opposés à la proposition, selon lequel l'octroi de droits supplémentaires aux Aborigènes diviserait davantage le pays, a fait son chemin en amont du référendum. Au lendemain du scrutin, les enjeux liés aux communautés des Premières nations d'Australie ont été relégués au second plan.
« Depuis le référendum… la reconnaissance des droits des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres a vraiment quitté le débat politique », explique Bartholomew Stanford, maître de conférences au centre de recherche et d'études autochtones de l'Université James Cook, en Australie.
« Avec le référendum, le gouvernement travailliste préconisait une approche différente : une approche de la politique autochtone davantage axée sur les droits autochtones. Depuis lors, toutefois, l'approche politique s'est concentrée sur les aspects économiques généraux, une approche très large qui a été utilisée au cours des 20 dernières années », explique M. Stanford, lui-même d'origine insulaire du détroit de Torres.
Malgré sa réélection en mai 2025 à la tête du gouvernement australien, le Parti travailliste n'envisage pas d'organiser un autre référendum ni d'apporter des changements politiques majeurs concernant les Australiens autochtones.
La voie vers la « réconciliation » initialement empruntée par le gouvernement était celle recommandée par la Déclaration d'Uluru (Uluru Statement from the Heart), une pétition rédigée et approuvée en 2017 par les leaders aborigènes et insulaires du détroit de Torres à l'intention du peuple australien, appelant à une modification de la Constitution et à des réformes structurelles significatives afin d'établir une relation fondée sur la vérité, la justice et l'autodétermination.
La déclaration définit trois grandes étapes : la création d'une « Voix » aborigène au Parlement ; la reconnaissance des vérités historiques (décrites par la Commission australienne des droits humains comme « un processus global visant à exposer toute l'étendue des injustices subies par les peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres ») et la signature d'un traité entre l'Australie et les peuples autochtones (partant du principe que la souveraineté n'a jamais été cédée aux colons britanniques).
Bien que la première étape ait échoué, « on ne sait pas encore ce que le gouvernement d'Anthony Albanese fera des deux autres principes de la Déclaration d'Uluru : “vérité” et “traité” », précise M. Stanford.
Eddie Synoth, avocat constitutionnel et chercheur à l'université Griffith, à Brisbane, était l'un des partisans de la campagne pour le « Oui » lors du référendum de 2023. Pour ce membre de la communauté aborigène Wemba Wemba, l'échec du vote est « une occasion manquée de vraiment changer les choses ».
Il a déclaré lors d'un entretien avec Equal Times : « Je pense que l'on peut affirmer que le gouvernement travailliste a, pour l'instant, abandonné les principes de “vérité” et de “traité”. Il ne voulait pas de débats qui divisent ou qui soient présentés comme tels. »
Le gouvernement fédéral n'osant plus s'attaquer au problème, les progrès en matière de droits autochtones sont laissés aux mains des six États du pays. Malgré le rejet massif du référendum national « Voice » sur la voix des peuples autochtones, l'État d'Australie-Méridionale, également dirigé par un gouvernement travailliste, a décidé en mars 2023 de créer son propre organe de représentation autochtone au sein du Parlement. Une loi a été adoptée à cet effet à quelques mois du référendum national.
« Le cas de l'Australie méridionale montre que le monde ne s'écroule pas lorsque cette mesure est mise en œuvre et que vous nous donnez la parole », explique Lara Watson, responsable des questions autochtones au sein de l'Australian Council of Trade Unions (ACTU), la principale centrale syndicale nationale d'Australie. Mme Watson, qui appartient à la communauté Birri Gubba, estime que la mise en place de ce nouvel outil démocratique pour les populations autochtones s'est faite « de manière transparente et intelligente », agissant comme un symbole d'espoir après l'échec du référendum, qui a laissé « des traumatismes qui commencent tout juste à se manifester aujourd'hui ».
Major « Moogy » Sumner est l'un des 46 membres élus en 2024 pour représenter les Aborigènes au Parlement d'Australie-Méridionale. Ils sont chargés de formuler des recommandations sur les décisions concernant les peuples autochtones. Militant de longue date pour les droits autochtones, culturels et environnementaux, cet aîné des peuples Kaurna et Ngarrindjeri se réjouit de cette « Voix parlementaire sans précédent en Australie ».
Il explique : « On fait des réunions, puis nos porte-parole vont rapporter ce qui en ressort devant le Parlement. Lorsqu'ils s'y rendent, nous y allons aussi et prenons place à leurs côtés pour les soutenir. » M. Sumner espère que cet outil démocratique apportera « davantage de droits » pour les Aborigènes d'Australie-Méridionale.
Pour April Lawrie, autre membre élue de « Voice » dans la circonscription électorale d'Adélaïde, les bénéfices de ce nouvel organe consultatif se font déjà sentir, un an après sa mise en place.
« Voice a déjà fourni des conseils directs sur les textes législatifs en cours de révision ou sur la nouvelle législation en cours d'introduction, en ce qui concerne leurs effets. Je pense donc qu'il y a un certain degré d'efficacité rien que pour cet aspect », explique cette ancienne commissaire à l'Enfance et aux Jeunes Aborigènes pour l'Australie-Méridionale.
Cependant, malgré ces avancées initiales, l'avenir de cet organe consultatif autochtone auprès du Parlement d'Australie-Méridionale reste incertain, dans la mesure où il dépend de la volonté du gouvernement en place dans l'État.
« Le référendum “Voice” à l'échelle nationale visait à instaurer un organisme qui aurait été protégé par la Constitution. En Australie-Méridionale, si un nouveau parti arrive au pouvoir, il pourrait décider d'abolir complètement tous les organismes établis pour les Premières nations », précise M. Stanford.
Par ailleurs, d'importants dysfonctionnements [sont pointés du doigt par certains membres élus de cet organisme. Quatre d'entre eux ont démissionné au cours de la première année d'activité de Voice.
« Certains représentants élus connaissent vraiment des problèmes en termes de charge de travail, et du fait qu'ils ne sont pas rémunérés ou indemnisés de manière juste pour le temps qu'ils consacrent à cet organisme », reprend le maître de conférences.
April Lawrie confirme que de nombreux représentants élus ont effectivement un autre emploi et que la rémunération et l'indemnisation pour la participation aux réunions de « Voice » sont insuffisantes. « Cependant, beaucoup n'ont pas démissionné car nous croyons en ce modèle. Nous pouvons collectivement contribuer à améliorer ce modèle. »
« C'est une machine toute neuve, on doit encore apprendre à l'appréhender pour qu'elle fonctionne à l'avenir », abonde Major Sumner.
Comme l'Australie-Méridionale, l'État de Victoria tente également de mettre en œuvre des politiques visant à appliquer la feuille de route des initiatives de « réconciliation » recommandées par la déclaration d'Uluru.
Dès 2019, en effet, cet État a mis en place une Assemblée des Premières nations, chargée de négocier les traités entre les peuples autochtones et le gouvernement du Victoria, afin de trouver les moyens de protéger la culture et la langue aborigènes, et de donner aux communautés un droit de regard sur la politique relative aux affaires autochtones.
« Il a été question ces dernières semaines de rendre cet organe permanent, et de lui conférer un rôle plus important dans l'État du Victoria après la signature d'un traité », explique Bartholomew Stanford.
« Je pense que les autres États et territoires doivent s'inspirer de ce qui se fait en Australie-Méridionale et dans l'État de Victoria », a indiqué Lara Watson, de l'ACTU.
Dans les faits, la plupart des États d'Australie ont à ce jour évoqué l'idée d'une feuille de route vers un traité avec les populations autochtones. Cependant, nul n'est véritablement à l'abri d'un revers en cas de changement de gouvernement d'État.
Le retour au pouvoir de la coalition libérale-nationale dans l'État du Queensland en octobre 2024 en est un parfait exemple. Quelques jours seulement après le scrutin, le nouveau Premier ministre de l'État, David Crisafulli, chef du Parti libéral national du Queensland, a annoncé l'annulation de l'enquête en cours sur les vérités historiques concernant les peuples aborigènes de l'État. Il a également mis fin à tout espoir de progrès pour les populations autochtones au cours de son mandat. S'appuyant sur les résultats du référendum dans le Queensland, le chef du parti conservateur de l'État a également avancé l'argument selon lequel le processus diviserait les citoyens. « Le gouvernement du Queensland a immédiatement torpillé l'idée du traité », précise M. Synoth.
« J'ai participé au lancement du processus de négociation du traité dans le Queensland », reprend Lara Watson. « Forcément, j'ai été très déçue lorsque David Crisafulli est revenu sur ce processus. »
« C'est pourtant un État qui avait fait beaucoup de progrès dans ce domaine », regrette Bartholomew Stanford. « À présent, tout a été mis en suspens pour une durée indéterminée et nous ne verrons probablement aucun progrès jusqu'à ce que le gouvernement de l'État change à nouveau. »
Face à l'incertitude qui pèse sur l'avenir des droits des autochtones au niveau national et dans les différents États d'Australie, l'ACTU a adopté une position claire à l'issue du référendum. En soutenant inconditionnellement le « Oui » pour une Voix autochtone au Parlement en 2023, le principal organe du mouvement syndical australien s'est engagé à « continuer à soutenir la lutte des Premières nations pour le processus Voice, Treaty and Truth (voix, traité et vérités historiques) », a déclaré Lara Watson.
L'ACTU a pendant longtemps été un espace de progrès pour la représentation des autochtones. « Il est très important pour nous que les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torres sachent qu'ils ont leur place au sein du mouvement », a souligné Mme Watson.
Le Congrès de l'ACTU, qui se tient tous les trois ans, rappelait en 2024 qu'une « Voix » autochtone existe bel et bien au sein du mouvement par le biais du Comité des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres de l'ACTU. Un comité dont la création remonte à 1991.
Pour la responsable des questions autochtones, même si le référendum s'est soldé par un échec en 2023, il a permis d'illustrer la place prise par les membres des Premières nations au sein de l'ACTU.
« Il était très important pour l'ACTU de jouer un rôle d'allié et de permettre aux membres de son Comité des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres de briller dans cette campagne, de se mobiliser et de prendre les devants », se rappelle Lara Watson. « De fait, la First Nation Workers Alliance et le Comité ont été les points de référence pour l'ACTU et ses affiliés. »
Aujourd'hui, l'ACTU continue de lutter pour la représentation des personnes autochtones sur leur lieu de travail et au sein des structures syndicales, ainsi que pour leur participation « à tous les niveaux des processus et des structures de prise de décision des syndicats ».
L'ACTU fait également pression sur le gouvernement australien pour qu'il signe la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux (C169) de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui, bien qu'adoptée en 1989, n'a été ratifiée que par 24 pays.
Même si les perspectives de progrès pour les peuples autochtones d'Australie ne sont pas claires, Mme Watson reste optimiste : « Je pense que nous obtiendrons la signature de la convention avec ce gouvernement. Et bien que je sois en colère contre le gouvernement d'Anthony Albanese et ses ministres, je pense qu'ils comprennent mieux que n'importe quel autre gouvernement avec lequel j'ai travaillé jusqu'à présent les enjeux qui concernent les Premières nations. »
06.08.2025 à 05:24
Chaque année depuis 80 ans, les 6 et 9 août, deux villes du Japon se réveillent en observant une minute de silence pour commémorer et transmettre la mémoire que deux bombes atomiques ont laissée sur leur population civile. Mais alors qu'Hiroshima et Nagasaki s'engagent pour la paix et prônent la non-prolifération nucléaire à l'échelle mondiale, les caisses des puissantes industries d'armement tintent de plus belle aux quatre coins du monde. Des États-Unis à l'Europe, de la Chine au Japon, (…)
- Actualité / Japon, Droits humains, Armes et conflits armés , Histoire, Salman YunusChaque année depuis 80 ans, les 6 et 9 août, deux villes du Japon se réveillent en observant une minute de silence pour commémorer et transmettre la mémoire que deux bombes atomiques ont laissée sur leur population civile. Mais alors qu'Hiroshima et Nagasaki s'engagent pour la paix et prônent la non-prolifération nucléaire à l'échelle mondiale, les caisses des puissantes industries d'armement tintent de plus belle aux quatre coins du monde. Des États-Unis à l'Europe, de la Chine au Japon, les dépenses de défense augmentent dans une spirale de réarmement et de nouveaux conflits.
« Plus jamais d'Hibakusha » est le slogan des survivants de la bombe atomique au Japon. « Ne laissons pas l'humanité s'autodétruire avec des armes nucléaires ! Travaillons ensemble pour créer une société humaine, dans un monde sans armes nucléaires et sans guerres ! ». C'est en ces termes que Terumi Tanaka, nonagénaire et survivant de la bombe de Nagasaki, a conclu son discours de réception du prix Nobel de la paix au nom de l'association Nihon Hidankyo. Son plaidoyer en faveur des droits humains est-il plus urgent que jamais ?
Selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), en 2023, les 100 plus grandes entreprises impliquées dans les ventes d'armes et les services militaires ont vu leurs recettes augmenter de 4,2 %, toutes régions confondues, du fait d'une demande mondiale en pleine recrudescence.
En tête de liste, on trouve cinq entreprises des États-Unis, suivies d'une entreprise britannique, d'une entreprise russe et de trois entreprises chinoises. Ce classement compte 27 sociétés d'armement européennes (France, Allemagne, Italie, Pologne et Espagne, entre autres), contre 41 américaines. La guerre en Ukraine a stimulé les achats européens de munitions, d'artillerie, de systèmes de défense et de chars, ainsi que la rénovation et la modernisation des arsenaux. C'est ce qui ressort de divers travaux de recherche réalisés par les organisations Fundipau et SIPRI.
En termes de ventes, les entreprises russes et du Moyen-Orient ne sont pas, non plus, en reste, la guerre à Gaza et le conflit en Iran laissant même présager une tendance à la hausse. Trois entreprises israéliennes enregistrent des chiffres d'affaires records selon le SIPRI, alors que le bilan des victimes dans la bande de Gaza est déjà estimé à plus de 80.000 morts – dont un tiers d'enfants – et qu'il ne cesse de s'alourdir, un cessez-le-feu définitif n'étant pas encore en vue.
Vingt-trois entreprises asiatiques figurent également dans cette liste, dont plusieurs nouveaux acteurs. Le Japon, avec cinq entreprises, et la Corée du Sud, avec quatre, gagnent du terrain dans la course mondiale, tandis que leurs gouvernements augmentent leurs dépenses de défense, d'une part en raison du climat de menace perçue du fait de la montée en puissance de la Chine et, de l'autre, du fait de leur adhésion au parapluie militaire des États-Unis. La liste des fabricants d'armement comprend, en outre, neuf sociétés chinoises, trois sociétés indiennes, une société basée à Taïwan et trois sociétés turques.
Nous assistons à la plus forte hausse des dépenses militaires depuis la guerre froide, comme le montrent les estimations du SIPRI, avec une hausse de 9,4 % et un total de 2.720 milliards USD en 2024. Cette tendance est observée sur dix années consécutives. Par pays, les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Allemagne et l'Inde affichent les budgets militaires les plus importants au monde, représentant 60 % du total, mais ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut. Plus d'une centaine de pays ont, en effet, rehaussé leur budget militaire. Rien qu'en Europe, Russie comprise, les dépenses militaires ont augmenté de 17 %, créant un effet d'entraînement à l'échelle mondiale.
Selon Jesús Núñez, codirecteur de l'Institut d'études sur les conflits et l'action humanitaire (IECAH), l'intensification de la course aux armements résulte de la rivalité mondiale entre les États-Unis et la Chine, mais il ne s'agit pas du seul facteur.
Washington attend de ses alliés du Pacifique qu'ils accroissent leur effort militaire pour l'accompagner dans son endiguement de la Chine, tandis que d'autre part « l'Union européenne a formulé l'objectif d'une autonomie stratégique face à la menace russe résultant de la guerre en Ukraine, mais aussi par crainte que les Etats-Unis cessent d'être le garant ultime de sa sécurité et retirent la couverture qu'ils lui ont apportée au cours des dernières décennies. Voilà ce qui motive le réarmement de l'UE », explique M. Núñez. Il ajoute un dernier facteur, l'agenda local ou régional d'autres conflits :
« Des puissances moyennes se disputent le leadership régional et mènent la course. Le Maroc et l'Algérie, par exemple, rivalisent pour le leadership au Maghreb ». Selon l'expert, le contexte actuel reproduit la dynamique des tensions de la guerre froide et « nous éloigne de la paix ».
En juin dernier, 32 dirigeants de l'OTAN réunis à La Haye se sont mis d'accord sur une nouvelle augmentation historique des dépenses de défense, à hauteur de 5 % du PIB national d'ici à 2035. Tous les pays, à l'exception de l'Espagne, ont accepté de s'engager dans la voie de l'armement. Cependant, la priorité donnée à la sécurité militaire se fera au détriment d'autres postes budgétaires, ce qui aura des conséquences économiques et sociales pour les citoyens, avertissent les experts et les activistes.
Ainsi, face au réarmement européen, des organisations pacifistes telles que la Campagne contre le commerce des armes (Campaign Against Arms Trade) et le Réseau européen contre le commerce des armes (European Network Against Arms Trade, ENAAT) ont redoublé de critiques à l'égard de plans qu'elles considèrent comme hautement lucratifs pour l'industrie de l'armement, mais néfastes pour les dépenses sociales.
« L'ONU est le principal organe de prévention du fléau de la guerre pour les générations futures », affirme M. Núñez à propos de la charte fondatrice des Nations Unies, un dispositif mis en place en 1945 pour maintenir la paix et la sécurité internationales, suivie en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Cependant, déplore l'expert, « nous sommes en régression, l'ONU se trouve affaiblie et dans une situation d'impuissance, du fait d'un manque de volonté politique de la part des pays membres ». M. Núñez souligne le rôle de la promotion de la démocratie dans la prévention des conflits violents, mais il met en garde contre le recul croissant des démocraties et la montée de l'autoritarisme, associés à un manque de leadership et au court-termisme qui domine l'ordre du jour des gouvernements nationaux, sans considération pour les générations à venir.
Le cas du Japon est paradigmatique : ce pays augmente également ses dépenses de défense et se dirige vers un objectif de 2 % de son PIB d'ici à 2027.
Malgré une société civile qui prône le pacifisme en raison de son statut de victime de la débâcle nucléaire, le gouvernement nippon n'a pas ratifié le Traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN), en vigueur depuis 2021. Un traité qui porte en son cœur Hiroshima et Nagasaki et qui mentionne dans son préambule les survivants de la bombe atomique.
Le Japon se justifie en invoquant le fait qu'aucun État doté de l'arme nucléaire ne l'a ratifié, et en soulignant l'existence du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), dont il est signataire, qui agit davantage comme un outil de dissuasion, sans pour autant freiner le développement nucléaire. La préfecture d'Hiroshima considère toutefois le TNP « essentiel pour parvenir à un monde sans armes nucléaires », et a demandé à plusieurs reprises au gouvernement japonais de revoir sa position.
Le contexte de réarmement mondial ne laisse, toutefois, pas augurer d'une diminution ou d'un arrêt de la modernisation des arsenaux nucléaires, bien au contraire. Aussi, comme le souligne le SIPRI dans un autre rapport récent, « les risques nucléaires augmentent dans le contexte d'une nouvelle course aux armements ».
De fait, presque tous les pays dotés de l'arme nucléaire (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël – qui maintient son ambiguïté nucléaire) modernisent ou augmentent leurs arsenaux nucléaires et, s'ils ne l'ont pas encore fait en 2024, comme c'est le cas du Royaume-Uni, il faut s'attendre à ce qu'ils le fassent à l'avenir.
Les survivants des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, appelés hibakusha au Japon, sont des témoins vivants et un symbole mondial de la paix. Aujourd'hui octogénaires et nonagénaires, ils sont conscients que le temps presse. En 2024, Nihon Hindankyo, la confédération nippone des associations de survivants, fondée en 1956, s'est vu décerner le prix Nobel de la paix en Norvège pour son dévouement et son impact mondial.
Pour Agustín Rivera, journaliste et auteur de Hiroshima : Testimonios de los últimos supervivientes (2023), « leur combat a été sans relâche, cependant leurs efforts ont trop tardé à être reconnus ». Ce journaliste espagnol a suivi pendant des années les traces des derniers survivants de l'atrocité afin de recueillir, avant qu'il ne soit trop tard, leurs témoignages dans un ouvrage délicat d'une grande valeur historique.
M. Rivera rappelle que « le Bureau international de la paix (BIP), une organisation de désarmement récompensée du prix Nobel de la paix en 1910, avait proposé la candidature de Nihon Hidankyo pour ce prix en 1985. Il l'a, à nouveau, proposée en 1994, mais sans succès. Idem en 2005, lorsque l'Agence internationale de l'énergie atomique s'est vu décerner le Nobel ».
Les survivants des bombes atomiques accomplissent depuis des décennies un important travail d'éducation, impliquant les générations futures de Japonais afin que leur mémoire ne sombre pas dans l'oubli et que les jeunes puissent, à leur tour, la transmettre à l'avenir.
Ils sont convaincus, pour reprendre les propos de Terumi Tanaka, que ce n'est que par le témoignage et l'empathie humaine que les gens peuvent devenir « une force de changement » et influer sur les politiques nationales. Le travail qu'ils mènent est un phare pour les droits humains.
29.07.2025 à 12:35
En Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les (…)
- Actualité / Travail décent, Pauvreté, Femmes, Travail, Pollution, Salman YunusEn Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les politiques publiques et la société en général.
La Bolivie génère annuellement plus de 1,6 million de tonnes de déchets solides, selon l'Institut national de la statistique (INE). Bien que plus de 22 % soient techniquement recyclables (papier, carton, verre, plastique ou métaux), le système public ne dispose pas des infrastructures nécessaires à leur traitement. C'est dans cette brèche que s'engouffrent les recycleurs de base qui, à la force de leurs mains et de leur savoir-faire, récupèrent les matériaux mis au rebut. À leurs côtés, on trouve également quelques entreprises privées, motivées par le potentiel lucratif d'un secteur en plein essor.
Les recycleurs de base jouent un rôle clé dans l'économie circulaire en empêchant que des tonnes de déchets finissent dans les décharges, les rivières ou les rues. Pourtant, ils travaillent dans la précarité et l'informalité. Si les données officielles font défaut, l'on estime qu'au moins 15.000 personnes vivent de cette activité en Bolivie, la plupart sans contrat, sans assurance maladie, sans droit à la retraite et, surtout, invisibles aux yeux de la société.
Dans les principales villes du pays, le recyclage urbain est marqué par une forte présence féminine. Ce sont des mères, des grands-mères et des gardiennes d'enfants, souvent accompagnées de leurs enfants ou petits-enfants, qui parcourent les rues et les avenues à la recherche de matériaux recyclables pour subvenir aux besoins de leur famille.
Ruth, 51 ans et mère de cinq enfants, s'est lancée dans le recyclage après avoir travaillé pendant des années comme blanchisseuse et femme de ménage. « Au début, j'éprouvais beaucoup de honte, surtout lorsque les gens me montraient du doigt en disant : “Regarde-moi cette éboueuse !” ou “T'as pas honte de fouiller dans les ordures comme ça !”. »
« C'est une souffrance que beaucoup d'entre nous partageons » confie-t-elle. Ces préjugés ne l'ont toutefois pas découragée. Par la suite, Ruth est devenue l'une des fondatrices de l'Association des éco-collectrices (Asociación Ecorecolectoras) de Cochabamba, misant sur l'organisation collective comme moyen de valoriser leur travail et d'améliorer leurs conditions de vie.
L'histoire de Virginia, 38 ans, apporte un autre éclairage sur le travail de recyclage. Après avoir fui une relation violente, Virginia s'est installée à Cochabamba dans l'espoir d'offrir une vie plus sûre à ses enfants. Au début, elle collectait des matériaux le week-end, tout en travaillant comme nounou. « Au bout de cinq ans, je me suis consacrée entièrement au recyclage. Ça me permettait de passer plus de temps avec mes enfants », explique-t-elle. Pour de nombreuses femmes comme elle, le recyclage n'est pas seulement un moyen de subsistance, mais aussi un moyen de gagner en autonomie.
À Santa Cruz, Claudia, elle aussi âgée de 38 ans et mère de six enfants, dirige l'Association des collecteurs Mangales del Sur. Avec plus de dix ans d'expérience dans ce métier, son histoire révèle la dimension familiale de cette activité : « Avant, je sortais la nuit avec une charrette et mes jeunes enfants. Je n'avais personne pour les garder. Je les emmenais avec moi. Même ma fille aînée devait m'accompagner. Ça a été une période très difficile, que je préfère oublier », confie-t-elle.
Des journées de travail à rallonge et l'absence de services de garde font aussi partie de la dure réalité que doivent affronter ces travailleuses.
Victoria, 46 ans, présidente de l'association EcoWarmis, à La Paz, dirige une organisation composée principalement de femmes seniors. « Certaines d'entre elles travaillent dans le recyclage depuis 30 ans. Elles ne trouvent pas d'autre emploi et, pour venir en aide à leurs filles, beaucoup d'entre elles s'occupent de leurs petits-enfants » explique-t-elle. Elle-même mère de quatre enfants, Victoria raconte que sa mère travaillait elle aussi dans le recyclage. Dans sa famille, comme dans beaucoup d'autres, cette activité est devenue un moyen de subsistance.
L'image sans doute la plus éloquente de cette réalité est celle de Berta, 65 ans, debout sur une montagne d'ordures dans un centre de collecte de Cochabamba. « Merci beaucoup, mademoiselle. Que Dieu vous le rende », dit-elle en souriant, tandis qu'une femme jette un sac poubelle sans même la regarder. Exprimer de la gratitude pour des déchets, même si cela semble absurde, est peut-être le geste le plus symbolique de la valeur que ces femmes parviennent à trouver dans ce que d'autres considèrent comme de vulgaires ordures.
Les recycleuses de base commencent leur journée avant le lever du soleil. Elles travaillent dans une atmosphère nauséabonde, flanquées de monceaux de déchets qu'elles trient à la main, souvent sans équipement de protection adéquat, exposées aux coupures, aux infections et aux produits toxiques.
« Nous sommes exposées à de nombreux risques. Parfois, dans la précipitation, nous nous coupons sur des morceaux de verre. Cependant, nous nous soignons avec les remèdes naturels que nous ont appris nos grands-mères, car accéder à un hôpital n'est pas facile », explique Victoria, laissant entendre que les lourdeurs administratives du système de santé public peuvent rendre l'accès encore plus difficile.
Outre les risques physiques, la discrimination constitue une autre constante. « La société nous méprise parce que nous sommes mal habillées ou sales. Ce travail n'est pourtant pas fait pour être propre : nous nous salissons parce que nous fouillons dans les ordures. Mais on nous regarde avec mépris, et ça fait très mal », explique Claudia.
Malgré les difficultés, les recycleuses, dont beaucoup sont issues de communautés rurales, poursuivent leur travail vaille que vaille, ayant fait du recyclage une source de revenus, d'autonomie et de résilience.
Le système de gestion des déchets en Bolivie présente d'importantes lacunes : il est fragmenté, inefficace et, bien souvent, privatisé. Selon la chercheuse María Esther Pozo, coautrice du livre Trabajadoras por la Ciudad : aporte de las mujeres a la gestión ambiental de residuos sólidos en América Latina (Les travailleuses pour la ville : contribution des femmes à la gestion environnementale des déchets solides en Amérique latine), la décentralisation a conduit à la sous-traitance du traitement des déchets à des entreprises privées qui n'intègrent pas les recycleurs de base, laissant ceux-ci en marge (« comme simples intermédiaires »), sans droits ni représentation.
D'autre part, bien qu'il existe des réglementations telles que la loi n° 755 de 2015 (sur la gestion intégrale des déchets) et la loi sur la responsabilité élargie des producteurs (Ley de Responsabilidad Extendida del Productor, REP), leur mise en œuvre laisse à désirer. « Elles omettent de tenir compte d'enjeux essentiels tels que la santé, la retraite ou le salaire décent. La plupart des associations [spécialisées dans la collecte de déchets] sont composées de femmes et [les lois] devraient donc prévoir une formation sur la violence sexiste », souligne María Soleto, conseillère technique du Réseau national des recycleurs de Bolivie (Red Nacional de Recicladores de Bolivia, RENARBOL).
Le manque de clarté quant aux responsabilités institutionnelles constitue un obstacle supplémentaire. « Les programmes gouvernementaux qui mentionnent les collecteurs précisent rarement quelle entité sera chargée de la mise en œuvre des mesures. Il existe donc de nombreux vides juridiques », ajoute Mme Soleto.
Face à un tel abandon institutionnel, de nombreuses recycleuses trouvent dans l'organisation collective un moyen de résistance.
« C'était notre plus grand rêve : avoir un salaire, être reconnues par le gouvernement, mais il n'a pas été exaucé. Nous avons demandé des réunions, envoyé des lettres, mais n'avons reçu aucune réponse », déplore Ruth. Claudia le résume ainsi : « La lutte sera longue, mais il ne s'agit pas d'une faveur. Il s'agit d'un droit. Et il faut bien faire comprendre ça aux autorités. »
Pendant ce temps, la vieillesse approche. « C'est triste de voir mes collègues plus âgées continuer à travailler. Et il en va de même pour nous toutes », remarque Ruth.
Les recycleuses doivent assumer de multiples responsabilités : elles travaillent dans la rue, à la maison, s'occupent de leurs enfants et, bien souvent, de leurs petits-enfants. Certaines, comme Victoria, cumulent un deuxième emploi. « Le week-end, je travaille dans une discothèque, pour avoir de quoi payer le traitement de ma fille », explique-t-elle.
« Bien que la Constitution bolivienne consacre les principes d'égalité et d'équité, nous continuons à faire face à d'importantes disparités, surtout dans des activités comme celle-ci, qui est probablement l'une des dernières que l'on choisirait ; le ramassage d'ordures », indique Mme Pozo. Elle souligne qu'il est urgent de mettre en place des politiques de genre qui répondent aux besoins de ce secteur (notamment en matière d'accès aux filets de protection sociale).
Si les recycleuses de base ne formulent pas toujours leurs revendications en termes de droits, de formalisation ou d'égalité, elles ne manquent toutefois pas d'une connaissance approfondie de leur environnement. Elles savent comment fonctionnent les villes, quels quartiers génèrent le plus de déchets et où se trouvent les matériaux recyclables. Selon María Esther Pozo, ce savoir devrait être le point de départ de politiques publiques plus inclusives et plus efficaces.
Pour Mme Pozo, parler de recyclage implique également de repenser les villes. « Que représentent les villes pour ces femmes ? Comment se déroule leur quotidien ? Elles arpentent les places, les marchés, traversent des quartiers entiers et se rendent dans les zones nord [les quartiers les plus aisés] où, selon elles, les déchets sont de meilleure qualité. Que représente, dès lors, pour elles la zone sud [la périphérie] en termes de déchets ? », s'interroge-t-elle.
Le parcours de ces travailleuses révèle bien plus que de simples itinéraires de collecte ; il met en évidence les profondes inégalités entre le centre et la périphérie, entre ceux qui jettent et ceux qui survivent grâce aux déchets. Visibiliser cette réalité permet de comprendre qui sont celles qui assurent, jour après jour, le fonctionnement le plus élémentaire des villes.
« Sans visibilité, impossible d'avancer. Nous souhaitons que chaque association soit reconnue : qui sont les recycleuses, que font-elles, comment les contacter, quels sont leurs itinéraires quotidiens. Et cela ne peut se faire qu'à travers la sensibilisation, la collaboration entre les municipalités et les organisations », insiste María Soleto.
« Elles contribuent concrètement aux efforts environnementaux et mettent en pratique la prévention des dommages environnementaux, tandis que les discours des universités et des institutions restent lettre morte », affirme Mme Pozo.
En ce sens, la formalisation de ces activités n'est pas seulement une question juridique, mais une condition sine qua non pour progresser vers une économie circulaire véritablement inclusive et équitable. Pour y parvenir, insiste la chercheuse, il faut une volonté politique, un engagement citoyen et des cadres réglementaires solides, avec une approche claire et transversale de l'égalité des genres.
« Ce que je souhaite le plus, c'est que toutes mes camarades aient une assurance maladie, car il y a toujours quelqu'un qui tombe malade et, souvent, faute d'argent ou d'accès à un hôpital, elles ne peuvent pas se faire soigner à temps », explique Virginia. Son témoignage résume une situation urgente et inexorable : sans droits fondamentaux, il ne peut y avoir d'inclusion réelle, ni de transition juste, ni de vraie durabilité.
22.07.2025 à 07:30
Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la (…)
Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la répression contre les voix dissidentes. Fondé par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, le Rêve Géorgien gouverne la nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants depuis 2012. Son accession au pouvoir avait même marqué la première transition démocratique du pays après la révolution de 2003 et l'instabilité des années 1990, faisant suite à l'éclatement de l'URSS dont la Géorgie était une des républiques.
Cette formation attrape-tout sans grande assise idéologique a pourtant longtemps incarné une force relativement modérée et pro-européenne, une orientation qui s'est matérialisée par la signature de l'accord d'association UE-Géorgie en 2014 et la libéralisation du régime des visas avec l'espace Schengen en 2017. Face à la menace d'un retour à la domination russe, l'intégration euro-atlantique est une aspiration partagée à la fois par une grande partie des élites et de la population.
« Le gouvernement avait alors déclaré la réforme de l'administration comme une de ses grandes priorités », déclare Raisa Liparteliani, vice-présidente de la Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC).
La mise en application de l'accord d'association avec l'UE devait se traduire par une réforme de la fonction publique afin qu'elle soit davantage efficace, transparente et professionnelle. Mais plutôt que de continuer sur cette voie, le gouvernement géorgien en a choisi une autre.
« Quand nous parlons du Rêve Géorgien, nous parlons d'une seule personne, Bidzina Ivanichvili. À un moment, il a été confronté au choix de se retirer vraiment du pouvoir ou de construire un régime autoritaire. Il a choisi la seconde voie », affirme le juriste Vakhushti Menabde, fondateur du Mouvement pour la Social-Démocratie, un nouveau parti politique né en février 2025 des récentes mobilisations.
Comme des milliers de citoyens d'orientations politiques très variées, les membres de cette formation de gauche sont quasi-quotidiennement dans la rue. Face à cette contestation qui dure, les autorités ont adopté une stratégie de répression qui conjugue la force policière, l'intimidation politique et des formes de rétorsions financières et professionnelles. D'après l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Géorgie a été rétrogradée de la catégorie 3 à 4, entre 2024 et 2025, à cause de la multiplication des atteintes relevées aux libertés civiles et aux droits syndicaux.
Une cinquantaine de manifestants, principalement arrêtés en décembre, sont encore en prison. Parallèlement, les fonctionnaires sont aussi ciblés : « La plupart de ceux qui ont pris position pour défendre la Constitution lorsque le régime a rejeté le choix géopolitique historique de la Géorgie ont été renvoyés de leurs postes », affirme Vakhushti Menabde.
Plusieurs centaines de fonctionnaires ont notamment signé des pétitions soutenant l'avenir européen de Géorgie, un nombre encore plus important a participé aux manifestations anti-gouvernementales. D'après un rapport publié en avril par l'ONG Transparency International Georgia, ce sont principalement ces personnes qui ont été licenciées. Les méthodes exactes et l'échelle des licenciements diffèrent selon les institutions, mais les directions ont surtout concentré leurs efforts répressifs sur le management intermédiaire.
Dans un grand nombre de cas, les licenciements ont lieu après l'annonce d'une « réorganisation » par le gouvernement et passent par un non-renouvellement du contrat de travail. Dernier en date d'une longue série, le ministère des affaires étrangères a annoncé une « réorganisation » début mai, quelques mois après qu'une ordonnance de la ministre Maka Bochorishvili ait supprimé la sécurité de l'emploi pour certains cadres de l'institution.
« Le nombre de personnes licenciées dépasse maintenant les 800. Il faut souligner que près de la moitié de ces personnes ont entre 8 et 35 années d'expérience professionnelle ».
« Elles incarnent la mémoire institutionnelle du fonctionnement et du développement des services publics géorgiens », explique Giga Sopromadze, un employé de la mairie de Tbilissi limogé fin décembre et fondateur d'un nouveau syndicat de la fonction publique, nommé Article 78 de la Constitution.
Participant actif aux manifestations depuis plusieurs années, il a été remercié de ses fonctions de coordinateur des programmes pour les personnes en situation de handicap pour la capitale géorgienne : « J'ai travaillé avec différents maires depuis 2016 et là, on ne me renouvelle pas mon contrat, car tous les programmes sont soi-disant terminés. C'est un gros mensonge, car quand on regarde Tbilissi, la ville est très loin des standards européens en matière d'accessibilité. »
Ces licenciements sont facilités par l'adoption expéditive de multiples amendements à la loi sur les services publics entre décembre 2024 et avril 2025, qui viennent attaquer un droit du travail déjà peu protecteur pour les fonctionnaires, mais aussi les salariés du secteur privé.
Les principales mesures sont la suppression de la protection légale contre les licenciements pour les cadres de la fonction publique, la requalification des contrats à durée indéterminée en contrats courts, la facilitation des licenciements durant les réorganisations, la réduction de la durée des préavis, la baisse des indemnités de licenciement, ainsi que le renforcement des procédures d'évaluation pouvant mener à des réductions de salaire ou un licenciement.
Dans son examen annuel d'application des normes, l'Organisation internationale du travail a ainsi noté en juin que « cette réforme crée une précarité d'emploi sans précédent et affaiblit les protections du travail des fonctionnaires contre les licenciements arbitraires. De telles conditions compromettent gravement l'environnement nécessaire pour que les fonctionnaires puissent exercer librement leurs droits syndicaux, ce qui soulève de graves préoccupations en ce qui concerne la convention [n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical] et la convention (n° 151) sur les relations de travail dans la fonction publique de 1978, que la Géorgie a ratifiée en 2003 ».
Une douzaine d'institutions sont déjà concernées par ces licenciements qui succèdent à la reprise en main des institutions culturelles publiques par le Rêve Géorgien à l'œuvre dès 2021. Des agences, ministères et administrations centrales sont concernées, ainsi que des administrations régionales et des municipalités. Deux organismes ont même été entièrement dissous : le Centre de recherche du Parlement et le Bureau de la fonction publique qui s'occupait principalement de l'évaluation et du recrutement des agents.
En dehors des grandes villes où les médias d'opposition et les organisations politiques ou syndicales disposent de relais, la répression prend avant tout la forme d'une stratégie d'intimidation et de contrôle social. Celle-ci se déploie en premier lieu dans les écoles qui sont souvent, en milieu rural, l'unique institution publique et le principal employeur.
« Si vous ne suivez pas les ordres ou si vous exprimez une opposition, vous êtes perçu avec suspicion et ajouté à une liste noire. Les directeurs d'école lisent ces noms à voix haute devant les autres membres du personnel », explique un activiste de Tbilissi originaire la région d'Iméréthie dans l'Ouest du pays qui préfère garder l'anonymat. En raison de ses activités, sa mère qui est professeure est stigmatisée bien qu'elle soit apolitique : « Elle n'a pas encore été renvoyée, mais le simple fait d'être sur cette liste constitue déjà une forme de pression psychologique. »
Ces licenciements et pressions visant les fonctionnaires révèlent un changement de paradigme de l'Etat géorgien qui n'aspire plus à une démocratisation, même imparfaite et qui a relégué la conduite des politiques publiques au second plan pour se concentrer sur la consolidation du pouvoir.
La mainmise politique sur l'administration s'est fortement renforcée. Selon de nombreux observateurs, l'un des principaux objectifs de la répression actuelle est de soumettre la fonction publique au contrôle du parti. Sur le modèle russe ou même azerbaïdjanais, le Rêve Géorgien prend la direction d'une gouvernance où le parti au pouvoir fusionne avec les structures étatiques.
L'attribution de certains postes à responsabilité est de nouveau possible sans procédure de sélection compétitive. Cette disposition pourrait renforcer le népotisme et décourager les employés les plus compétents qui n'auront plus de possibilité de promotion. Les fonctionnaires licenciés n'ont, de leur côté, aucune possibilité de récupérer leur travail, ils perdent donc leurs moyens de subsistance alors que leur employabilité dans le secteur privé est faible.
« Nous ne sommes pas en mesure d'obtenir la réintégration des fonctionnaires licenciés même si nous gagnons de nombreux procès aux prud'hommes, car leur poste de travail a été aboli suite aux réorganisations », explique l'archéologue et paléoanthropologue Nikoloz Tsikaridze, président du Syndicat des travailleurs des sciences, de l'éducation et de la culture.
Cette stratégie hostile aux droits des travailleurs et au droit d'association est contraire aux conventions internationales dont la Géorgie est signataire, notamment la convention n°98 de l'OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective. Par ailleurs, la convention n°87 protège la liberté syndicale et garantit le droit des travailleurs de créer librement des organisations sans autorisation préalable de l'État.
La Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC), a entamé une procédure de réclamation auprès de l'OIT concernant les réformes récentes s'attaquant aux droits des fonctionnaires et des syndicats de manière plus large.
Lors de sa 113e Conférence, le comité d'évaluation a émis, le 6 juin dernier, la position suivante : « Nous exhortons le gouvernement à revoir les récents amendements à la loi sur la fonction publique par le biais d'un véritable processus de consultation avec les organisations représentatives des travailleurs ». La vice-présidente de la Confédération, Raisa Liparteliani a expliqué : « Nous comptons utiliser ce document pour défendre les droits des fonctionnaires au niveau national auprès de la Cour constitutionnelle, de la commission tripartite et du Parlement et au niveau international aussi ».
Les positions des organisations internationales, ainsi que celles de l'Union européenne qui menace le pays de sanctions sur le régime de visa, auront-elles une influence sur l'attitude du gouvernement du Rêve Géorgien qui voit derrière toute critique un complot de l'Occident ? Tant que perdure la crise politique entre un pouvoir inflexible et des citoyens mobilisés, la répression au sein de l'administration pourrait se poursuivre tout comme dans le reste de la société, où de plus en plus d'opposants se retrouvent face à la justice ou en détention.
Malgré cela, le respect de la liberté syndicale répond à un besoin d'organisation collective qui se fait ressentir dans différents secteurs de la société. Tout en agissant dans un environnement répressif, les mouvements politiques et syndicaux attachés à la démocratie et à l'orientation pro-européenne de la Géorgie font toujours face au défi d'une meilleure coordination et planification pour pouvoir ébranler le Rêve Géorgien.
17.07.2025 à 11:21
L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur (…)
L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur production auprès de plus de 1.600 fournisseurs locaux, principalement dans le secteur de la mode rapide (fast fashion).
Cela a contribué à ce que 15 % du PIB industriel du Maroc dépende désormais du secteur textile, selon l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (AMITH). Ces chiffres, bien qu'ils datent de 2021, reflètent bien l'importance du secteur dans l'économie du royaume alaouite. En 2024, le Maroc a exporté pour 2,925 milliards d'euros de produits textiles vers l'UE, dont il est désormais le huitième exportateur de tissus et de vêtements.
Le Maroc représente 3,1 % des importations textiles de l'UE, qui est de loin le premier client du pays africain, absorbant 70 % de ses exportations, notamment vers l'Espagne et la France.
Amal (nom d'emprunt pour éviter des représailles) a travaillé six ans dans une usine marocaine légalement enregistrée, dotée d'installations sur deux étages pouvant accueillir environ 500 employés. Lorsque l'entreprise a changé de mains, le nouveau patron a dégradé les conditions de travail. « Nous cousions 56 vêtements par heure, mais il a fait venir des gens pour en produire 58, voire davantage » explique-t-elle à Equal Times. Pour les travailleuses de son atelier, ce changement « a représenté une pression énorme, sans compter que la qualité n'était plus au rendez-vous », se souvient-elle ; « presque tous les vêtements étaient destinés à Inditex et Mango, je le sais grâce aux étiquettes, la plupart étaient de Zara ».
Le travail auparavant effectué en neuf heures devait désormais être complété en huit heures. Cette augmentation de la cadence « a nui à notre santé, de nombreuses collègues ont quitté l'entreprise, à la fin nous n'étions plus que 400 ». Il s'agissait de la première réduction irrégulière des effectifs, qui allait être suivie de nombreuses autres, jusqu'à son propre licenciement.
Dans l'Indice CSI des droits dans le monde 2025 publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), le Maroc a amélioré sa note, passant de 4 en 2024 à 3, ce qui indique des « violations régulières » (jusqu'en 2024 « systématiques ») des droits fondamentaux du travail tels que le droit de grève, la négociation collective et la syndicalisation.
Le royaume maghrébin a ratifié les conventions de l'OIT sur le travail décent, la liberté syndicale, le travail forcé et le travail des enfants et la discrimination. Il s'aligne en outre sur la Recommandation n° 204 de l'OIT visant à réduire le travail informel. Les abus persistent toutefois dans le secteur textile, principalement dans le nord du pays, à Tanger et Kénitra notamment.
Les quartiers de ces villes foisonnent d'ateliers de couture de toutes sortes, y compris des établissements clandestins installés dans des garages et des rez-de-chaussée d'immeubles résidentiels. La sous-traitance représente 60 % de la production, et « tant les entreprises officielles que les entreprises informelles sous-traitent les grosses commandes » à ces ateliers, explique dans un entretien avec Equal Times Lamyae Azouz, secrétaire générale de l'association Attawasoul, à Tanger, une organisation à but non lucratif qui informe les personnes qui y travaillent de leurs droits du travail.
Le salaire de base d'Amal s'élevait à 710 dirhams par mois (67,5 euros, qui, en ajoutant les heures supplémentaires, lui laissaient environ 230 euros par mois). Le contraste est net avec le salaire minimum interprofessionnel au Maroc, qui, en janvier 2025, a augmenté de 5 %, pour atteindre 3.000 dirhams par mois (285 euros). « Mon entreprise a mis six mois pour appliquer cette augmentation dans son intégralité, et dans d'autres, je doute qu'elles le fassent », a déclaré à Equal Times une couturière de l'un de ces ateliers, qui a souhaité rester anonyme.
Selon le syndicat IndustriALL, les abus de salaire sont généralisés, à tel point que le salaire minimum n'est versé que dans les usines dont les effectifs sont syndiqués.
Dans les ateliers textiles au Maroc, « le salaire minimum n'est généralement pas payé à l'heure, mais en fonction d'un volume de vêtements déterminé », indique Azouz, et si l'objectif de production n'est pas atteint, une pénalité salariale est appliquée.
« Il y a parfois des inspections, mais elles ne fonctionnent pas, car elles sont annoncées à l'avance et des dispositions sont prises pour qu'il n'y ait pas de travailleuses mineures ou malades [présentes sur les lieux de travail] », ajoute-t-elle.
Sa collègue chez Attawasoul, Zohra Koubia, a supervisé en 2019 l'étude Perfiles y condiciones laborales en el sector textil de Tánger (Profils et conditions de travail dans le secteur textile à Tanger) pour Setem Catalunya et le réseau d'ONG, de syndicats et d'associations de consommateurs Campagne Vêtements Propres. Six années se sont écoulées depuis, cependant « rien n'a changé », affirme-t-elle.
« Dans les ateliers informels, le Code du travail n'est pas appliqué », dénonce-t-elle, ajoutant que « la plupart des travailleuses sont cheffes de famille, ont migré d'autres régions du pays et n'ont aucune formation ». En effet, 70 % des femmes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré ne pas avoir de contrat, 6 % d'entre elles étaient liées à leur atelier par un accord verbal et seulement 24 % disposaient d'un contrat signé. Par ailleurs, 36 % d'entre elles n'étaient même pas déclarées au système de sécurité sociale marocain, même si en 2021, il a été décidé d'étendre cette protection à l'ensemble de la population active.
Le problème reste d'actualité, dès lors que « la quasi-totalité des entreprises déclarent moins de salariées et moins d'heures de travail » que ce que suppose leur activité réelle, souligne Mme Koubia. À cela s'ajoutent d'autres abus tels que le non-reversement des cotisations sociales pourtant prélevées sur le salaire. En l'absence d'inspections du travail, ces exactions sont commises en toute impunité, sans compter que bon nombre de travailleuses méconnaissent leurs droits.
Amal, par exemple, n'a appris qu'elle n'avait pas de contrat que le jour où elle a eu besoin de médicaments : « Je pensais qu'étant donné que je travaillais, j'avais une mutuelle, mais le patron ne nous avait pas déclarées », s'indigne-t-elle. Il s'agit là d'une pratique courante, selon IndustriALL, qui déplore que de nombreuses travailleuses du textile se retrouvent sans droit à des congés ni à des soins médicaux parce qu'elles ne sont pas enregistrées dans le système, alors qu'elles développent fréquemment des troubles musculosquelettiques.
Dans le secteur textile marocain, les journées sont de huit à neuf heures, y compris les samedis et jours fériés, avec une ou deux pauses toilettes et une demi-heure pour déjeuner. « J'ai enduré cela pour ma famille », affirme Amal. « Mon usine ne disposait d'aucun espace de repos. Qu'il pleuve ou qu'il fasse chaud, nous posions des cartons à même la rue pour nous asseoir et manger », ajoute-t-elle, « et à l'intérieur, le nettoyage était inexistant ».
Puis, un jour, elle a appris que son patron avait loué un étage supplémentaire dans le bâtiment où elle travaillait, mais qu'il l'avait enregistré sous un autre nom et y avait fait venir de nouvelles travailleuses, qui empruntaient une porte d'accès séparée et étaient moins bien payées qu'elle. Leur employeur les rémunérait quand bon lui semblait, sans planning précis.
Il est courant que les travailleuses commencent leur journée sans même savoir si elles feront des heures supplémentaires, lesquelles ne sont généralement pas rémunérées, souligne Mme Koubia. Elle ajoute que, bien que la semaine de travail au Maroc soit légalement de 44 heures, dans la pratique, beaucoup d'entre elles « cousent 14 heures par jour pour pouvoir honorer les commandes ». Si, malgré tout, les commandes de l'entreprise diminuent, il peut arriver, comme cela a été le cas pour Amal, que la « prime de production » soit supprimée et que des irrégularités surviennent dans le montant du salaire perçu et les dates de paiement, irrégularités qui dans son cas se sont prolongées pendant plus d'un an.
À leurs doléances légitimes, l'entreprise a répondu par du harcèlement et des insultes. Selon Mme Azouz, une travailleuse sur deux interrogée par son association à Tanger déclare avoir subi des menaces, des violences verbales et même physiques de la part de ses employeurs. « Ils les humilient, ils les comparent à des ânes, ils refusent d'embaucher des femmes mariées ou enceintes », explique-t-elle. De ce fait, les employées sont généralement des jeunes femmes qui « louent une chambre à plusieurs et vivent dans des conditions précaires ». Il n'est pas rare que la situation dégénère en harcèlement sexuel. Amal se souvient que son chef avait « des comportements déplacés avec les jeunes filles » et que lorsqu'elles l'ont dénoncé auprès des autorités, on leur a répondu : « C'est votre problème ». Bien entendu, ceux qui ont répliqué de la sorte « étaient des hommes », précise-t-elle.
Dans les ateliers de couture informels au Maroc, les accidents liés aux mauvaises conditions de travail sont également fréquents, comme notamment « les coups de chaleur en été (d'avril à septembre), car les travailleuses peuvent boire de l'eau, mais n'ont pas droit à des pauses », souligne Mme Azouz.
Très souvent, à l'intérieur, « il n'y a pratiquement pas d'espace pour repasser, alors que le taux d'humidité élevé et la forte concentration des effectifs » favorisent la transmission de maladies, et que « la poussière provenant des tissus est cause d'affections pulmonaires ou d'allergies », précise-t-elle.
Mme Azouz a apporté son aide aux familles des 28 personnes décédées par électrocution lors de l'inondation d'un atelier clandestin à Tanger en février 2021, où des étiquettes Inditex ont été retrouvées. Suite à des manifestations et à la parution d'articles dans la presse, la préfecture de Tanger-Assilah a indemnisé les familles. À l'issue du procès, l'inspection du travail a été mise en cause, mais pas les marques responsables des commandes qui étaient exécutées dans des conditions de travail indécentes.
Le gouvernement national et les autorités locales ont mené des négociations discrètes avec les survivantes : « Ils leur ont dit être disposés à trouver un accord à condition qu'elles cessent de communiquer avec nous [l'association Attawasoul] et les médias », révèle Mme Azouz.
L'affaire n'a donc eu aucune répercussion sur l'écosystème des ateliers de confection, même à Tanger. « L'accident n'a entraîné aucune amélioration sur le plan juridique ou de la sécurité » déplore-t-elle : « le propriétaire a passé quelques mois en prison, cependant il continue de fournir des marques internationales par l'intermédiaire d'une autre entreprise ».
L'informalité qui règne dans le domaine du travail entrave considérablement la syndicalisation, dans un environnement où la liberté syndicale n'est pas garantie et où les syndicats marocains n'ont pas réussi à empêcher l'adoption d'une loi sur les grèves, en vigueur depuis mars, qui restreint considérablement ce droit et compromet gravement les libertés syndicales.
Dans ce contexte, pour les travailleuses du textile au Maroc, l'adhésion à un syndicat entraîne facilement des menaces et des licenciements, ou « même des accusations inventées de toutes pièces », telles que l'obstruction au travail ou le manque de productivité, « voire l'attribution d'un nombre d'heures réduit et l'isolement », résume Zohra Koubia. Le constat d'IndustriAll est sans équivoque : « Parmi les entrepreneurs, il existe un consensus : former un syndicat, cela revient à une déclaration de guerre ». Ainsi, s'ils se retrouvent face à des travailleurs unis et organisés, « ils peuvent paralyser l'usine, la fermer et la délocaliser » en toute impunité.
Amal en a d'ailleurs personnellement fait l'expérience. « Nous avons tenté, en vain, de parler à notre employeur, puis nous nous sommes adressées aux autorités, mais elles ont fait la sourde oreille », se souvient-elle. « En mai 2022, nous avons fait grève pour défendre nos droits et réclamer les primes non versées, mais l'employeur a appelé la police pour nous expulser ». Amal a écrit à Inditex pour dénoncer ces faits, et entre juillet et octobre, elle et ses collègues ont été licenciées, ce qui « n'a posé aucun problème, car nous n'avions pas de contrat ; nous étions neuf à être enceintes ».
À cette époque, elle avait déjà cinq enfants et en attendait un sixième. « Cela a été extrêmement difficile », confie-t-elle. Elle a travaillé deux semaines dans une autre entreprise, mais a été licenciée lorsque ses employeurs ont appris qu'elle avait appartenu à un syndicat. Dans une troisième entreprise, elle n'a tenu qu'une journée, pour la même raison.
« Lutter pour nos droits nous a coûté cher », reconnaît-elle. « De nombreux syndicats sont achetés par le patron, et moi, tout ce que je voulais, c'était servir de pont entre les deux parties, mais dans mon pays, cela n'est pas perçu ainsi. »
Amal est actuellement en attente de jugement, et bien que son ancienne entreprise ait fermé, elle a été facilement remplacée par de nouveaux ateliers. Elle et ses collègues réclament à leur ancien employeur le paiement de leurs salaires impayés et des indemnités pour leurs années d'ancienneté, qui vont de cinq à seize ans.
« Certaines ont travaillé là toute leur vie et n'ont plus rien », déplore-t-elle. L'employeur a déclaré faillite et doit payer le loyer, les salaires et de nombreuses factures à différents transporteurs et fournisseurs, de sorte que les travailleuses ne savent pas si elles seront un jour payées.
Malgré ce cadre de travail injuste, qui laisse dans la pratique un grand nombre de travailleuses et travailleurs sans protection, le royaume alaouite a élaboré un plan de développement à l'horizon 2035 visant à moderniser son économie et à se positionner comme un marché exportateur hautement performant et à faibles émissions. Pour ce faire, il s'appuiera sur son réseau d'accords commerciaux, qui comprend des traités de libre-échange avec une cinquantaine de pays, tandis que son ministère de l'Industrie soutient des partenariats régionaux de coopération multisectorielle tels que l'Association arabo-euro-méditerranéenne pour la coopération économique (EMA).
Le ministère du Commerce et l'AMDIE s'efforcent également d'attirer les investissements en proposant des subventions et des avantages fiscaux, en facilitant les démarches administratives et en promouvant les infrastructures nationales : premier train à grande vitesse africain, nouvelles autoroutes, 19 aéroports internationaux ou le port de Tanger-Med (le plus grand d'Afrique et de la Méditerranée et le 17e plus actif au monde en termes de volume de conteneurs), ainsi que six zones franches, portées à huit en mars dernier.
Avec ces initiatives, le Maroc « facilite l'accès à plus d'un milliard de consommateurs en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique », souligne l'AMDIE, parallèlement à son « engagement résolu en faveur de la transition verte et du développement durable ».
En ce sens, le Maroc se trouve en réalité soumis à la pression de ses principaux clients. À l'horizon 2030, l'UE prévoit que tous les produits textiles commercialisés sur son territoire soient réparables, recyclables, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances toxiques et respectueux des droits humains et de l'environnement. Le marché marocain est ainsi contraint d'adapter son système de production. Est-ce possible ? Avec sa stratégie Dayem (« durable » ou « viable » en arabe), l'AMITH s'est dotée d'une feuille de route pour 2035. Le secteur textile marocain reconnaît qu'il doit réduire la sous-traitance dans le secteur, remplacer son modèle de confection, qui importe actuellement ses tissus d'Asie et de Turquie, et se doter d'un modèle propre, durable et local, conformément aux règles d'origine de la zone pan-euro-méditerranéenne (Zone PEM, qui bénéficie d'un accès préférentiel à l'UE).
Pour relever les défis implicites en matière d'emploi, des règles sont nécessaires pour obliger les marques européennes à garantir des contrats de travail formels non seulement à leurs fournisseurs directs, mais aussi aux fabricants secondaires et tertiaires auxquels ceux-ci sous-traitent généralement, et dont les actions sont moins visibles, déclarait déjà en 2023 la directrice générale de l'AMITH, Fatima-Zohra Alaoui.
La situation n'a guère évolué et, malgré les objectifs officiels, il reste encore un long chemin à parcourir. En attendant, des milliers de travailleuses comme Amal aspirent simplement à une issue équitable et à des conditions de travail décentes dans les ateliers marocains. « Il n'y a pas d'avenir ainsi », conclut-elle : « Je ne blâme pas les personnes [en Europe] qui achètent ces vêtements. Tout ce que nous souhaitons, c'est avoir des emplois décents, fabriquer des vêtements de qualité et pouvoir assurer une vie digne à nos familles. »
15.07.2025 à 06:30
Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans (…)
- Actualité / Rwanda, Congo, Rép. démocratique , Environnement, Santé et sécurité, Pauvreté, Agriculture et pêche, Pollution, Développement durable, Industries extractivesUne pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans le lac Kivu, constituant une source alimentaire et une ressource économique vitale pour les communautés riveraines du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Ils ont été introduits en dans les années 1950 de manière artificielle pour augmenter la production de poissons comestibles dans la région. Ils sont souvent séchés ou fumés pour être conservés et jouent un rôle crucial dans l'économie des villages locaux.
Le pêcheur rassemble environ 500 francs rwandais par jour, soit environ 0,31 centime d'euro, une maigre somme, juste assez pour s'occuper de son bateau en mauvais état et subvenir à sa faim. Claude vit en deçà du seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour) comme 52 % des Rwandais, selon un rapport du Center for Affordable Housing Finance in Africa (CAHF). Et il ignore – et n'a guère d'intérêt – pour le danger silencieux qui agite les eaux tranquilles du lac Kivu. Alors qu'il vend ses derniers sambazas, le tonnerre gronde et de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Il prend alors ses jambes à son cou, et se précipite sous une cabane en tôle rouillée, dans l'attente d'une éclaircie pour pouvoir rentrer chez lui.
Outre les poissons pêchés par Claude et autres espèces aquatiques, le lac Kivu contient une forte concentration de méthane, un gaz à effet de serre puissant, incolore et inodore, composé d'une molécule de carbone et de quatre atomes d'hydrogène (CH₄). Principal constituant du gaz naturel, il est produit par la décomposition de matières organiques en l'absence d'oxygène, notamment dans les marais, les rizières, et les intestins des ruminants.
Le méthane contribue de manière significative au réchauffement climatique en retenant la chaleur dans l'atmosphère, mais peut également servir de source énergétique. Il peut être converti en énergie de plusieurs façons : brûlé, il produit de la chaleur et de l'électricité. Sinon il est utilisé dans des systèmes de cogénération pour générer simultanément de l'électricité et de la chaleur où il alimente des turbines à gaz. Ces méthodes permettent de produire de l'énergie tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Et à quelques kilomètres du rugo (maison traditionnelle en terre cuite rwandaise) de Claude, une entreprise, KivuWatt, s'est donné pour but d'extraire et convertir le méthane en énergie pour alimenter la région.
En 2008, seulement 6 % de la population rwandaise avait accès à l'électricité, un chiffre qui serait passé aujourd'hui à 75 % d'après le gouvernement rwandais. À la même période, « le mix énergétique du Rwanda était dominé à 74% par la biomasse et les produits pétroliers (20 %) », d'après l'Agence internationale de l'énergie, « le reste étant constitué de gaz naturel, de charbon et d'hydroélectricité ».
Pour expliquer cette croissance, les ressources énergétiques du lac sont cruciales. En 2020, le Rwanda et la République démocratique du Congo ont signé un accord pour assurer une exploitation sûre du méthane du lac Kivu, tout en préservant la biodiversité de la région à l'image de KivuWatt, piloté par l'Américain ContourGlobal, et de Shema Power Lake Kivu (SPLK), une coentreprise public-privé qui ambitionne à elle seule de couvrir jusqu'à 30 % de la demande électrique nationale. En 2024, cette ressource fournit déjà 14,3 % de l'électricité du pays, marquant un tournant stratégique dans le mix énergétique rwandais.
Contrairement au Rwanda, le gouvernement congolais n'a pas débuté l'extraction du méthane de son côté du lac. En janvier 2020, l'espoir d'un projet d'évacuation du gaz avait vu le jour sous l'initiative de l'ancien ministre national des Hydrocarbures, Rubens Mikindo. Mais en 2025, le projet en est toujours au même stade.
Les autorisations pour la construction d'une usine et pour la production d'énergie stagnent, résultat de l'instabilité de la région, mais aussi de mauvaise gestion de la baie de Kabuno et, selon certaines sources sur place, de la corruption. Seules des stations de dégazage ont été installées. Dans ce contexte de tensions persistantes entre les deux rives du lac, le gaz devient un enjeu aussi géopolitique que sécuritaire.
« Le gaz est emprisonné dans les couches profondes. Il y a une marge de sécurité gigantesque, mais deux scénarios s'opposent chez les spécialistes. Il y a la possibilité de l'extraction massive qui risque d'amener une déstabilisation du lac, et d'autres qui jugent que l'extraction est la solution » explique François Darchambeau, chercheur spécialisé sur le sujet et enquêteur pour l'entreprise KivuWatt.
Malgré sa situation dans une région sujette à une activité sismique importante, il existe un manque significatif de préparation et de compréhension concernant les menaces potentielles pour le lac Kivu comme l'éruption limnique. Ce type d'éruption se produit généralement dans des lacs profonds situés dans des zones volcaniques. Elles représentent un risque important dans cette région sujette aux tremblements de terre, parsemée de volcans actifs, comme l'a montré la catastrophe du lac Nyos (Cameroun) en 1986, qui a tué plus de 1.700 personnes.
La plupart des pêcheurs sont conscients de la présence de méthane, mais ils ne perçoivent pas son extraction comme un danger significatif, étant juste informés de sa présence et de sa transformation en énergie, et non aux conséquences d'une éruption. Certains pêcheurs comme John, capitaine d'un bateau, s'interrogent sur le lien entre l'extraction et l'absence de ressources dans le lac. Il témoigne : « Il y a encore dix ans, nous pêchions des dizaines de kilos par soirée, aujourd'hui, c'est à peine la moitié. Alors, oui, j'ai entendu parler du méthane, j'en conçois les dangers, mais ce qui m'inquiète, c'est seulement la disparition des poissons. Est-ce lié au gaz ? »
Aucune étude n'établit à ce jour de lien direct entre la présence de méthane dans le lac Kivu et les récentes mortalités de poissons. Mais la présence d'entreprises d'extraction pourrait présenter un danger potentiel pour les espèces du lac, et limiter l'espace de pêche pour les habitants des rives. En juin 2022, des épisodes frappants à Kabuno et Minova (RDC) ont été attribués à une intoxication liée à des polluants terrestres, selon l'Observatoire Volcanologique de Goma (OVG). L'hypothèse d'une libération de gaz a été écartée par des experts, dont le professeur Pascal Masilya, qui pointe plutôt la remontée d'eaux pauvres en oxygène provoquant l'asphyxie des poissons par éruption limnique.
Le volcanologue Benoit Smet développe : « Une éruption limnique se produit uniquement lorsque le lac est saturé avec du gaz s'accumulant en profondeur dans une couche permanente qui ne se mélange pas avec la surface. Ce gaz, principalement du méthane, mais contenant également des quantités significatives de CO2, est stocké et dissous dans l'eau. Comme le gaz occupe de l'espace et avec la présence de CO2 aux côtés du méthane, les couches finissent par se mélanger, provoquant la montée du gaz vers la surface à mesure que la pression diminue, menant à la saturation. Selon les mesures récentes, ce phénomène est actuellement localisé à la baie de Kabuno sur le lac (côté RDC), incitant des efforts prudents pour extraire le gaz ». Cette accumulation en profondeur constitue une menace silencieuse : si la saturation est atteinte et que le gaz remonte brutalement à la surface, cela peut entraîner une asphyxie massive des populations riveraines.
De l'autre côté de la rive, en République démocratique du Congo (RDC), de grands panneaux indiquent « Attention Méthane ». Ils bordent le long de la route principale du camp de déplacés internes de Bulengo, situé en périphérie de Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu. Et aux alentours du camp, le gaz s'échappe par endroits, provoquant la mort de certains habitants par asphyxie.
Dans la province, plus d'une centaine de groupes armés circulent, dont le M23, qui est apparu en 2012 après une mutinerie contre le gouvernement de Kinshasa par d'anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Il tire son nom de l'accord de paix du 23 mars 2009, qu'il accuse le gouvernement de ne pas avoir respecté. Depuis fin octobre 2024 leur progression, fulgurante dans la région, et leur a permis de s'emparer tour à tour des capitales provinciales du Nord et Sud Kivu, étendant leur emprise. La situation politique instable dans laquelle se trouve les habitants de la région permet une prévention minime quant aux risques liés au méthane.
« Il n'y a plus aucune organisation qui prend soin de nous, nous devons nous débrouiller avec nos sacs pour construire des logements » témoigne Sindani Mukuku, 70 ans, originaire de la ville de Saké, à quelques kilomètres du camp.
En face de sa tente, se trouve la maison de Sifa, une femme de 35 ans. Avec son mari et ses cinq enfants, elle cohabite avec les déplacés depuis deux ans. Installée sur le perron de sa maison, devant un tissu violet à fleurs faisant office de porte d'entrée, elle regarde deux de ses enfants jouer dehors. Alors qu'ils courent, ils s'arrêtent net devant un fil de barbelé. « Des experts sont passés pour poser des panneaux de signalisation à risque. Ils étaient avec le gouvernement congolais, mais depuis personne n'est revenu », raconte Sifa, témoignant des dangers enfouis dans le lac.
« La vie est plus douce, avant, c'était dangereux, plusieurs personnes sont mortes. Maintenant, je suis rassurée pour mes enfants, même s'ils connaissaient déjà la localisation des champs de gaz, mais le problème, c'est que le gaz est toujours présent ».
Et certains habitants des rives s'interrogent sur l'extraction. Quand pourront-ils cesser de craindre un accident mortel ? Selon François Darchambeau, les deux rives n'ont aucun plan d'évacuation du littoral. Mais si certains habitants ont conscience des dangers, la plupart des pêcheurs vivent dans une misère accrue et ne font pas de l'extraction du méthane une priorité, ayant pour première inquiétude, comme Claude, de trouver de quoi se nourrir pour la journée.