17.11.2024 à 19:14
L'Autre Quotidien
À l’aune de l’avancée des droits LGBT en France, on nous pose parfois la question si Chéries-Chéris a encore une raison d’exister et s’il a encore des combats à mener… Certes, des progrès ont été accomplis dans la société en matière de droits mais les discriminations et les violences persistent, et les représentations ne sont toujours pas suffisantes dans les médias. Notre festival est avant tout un événement cinéphile, un moment de célébration de la formidable profusion et de la grande diversité et créativité du cinéma LGBT+. Mais notre mission est aussi d’honorer et de célébrer l’idée qu’il puisse exister une culture LGBTQIA+ et en être fier. En France nous sommes très frileux avec cette idée, hantés par le spectre du communautarisme à l’anglo-saxonne et habités par la notion d’« intégration », maître mot de l’égalité républicaine. Il est pourtant essentiel que les personnes LGBT+ se retrouvent aussi entre elles pour réfléchir aux enjeux qui les concernent et qui sont déjà suffisamment nombreux si l’on cherche à conjuguer toutes les tendances du sigle LGBTQIA+. Ce qui n’enlève en rien notre souhait de mettre à l’honneur des valeurs universelles : une cinéphilie généreuse et sans ornière, l’esprit d’ouverture, la curiosité, l’empathie et bien entendu le dialogue, sans aucun dogmatisme ou sectarisme. Tout le monde est le bienvenu à Chéries-Chéris !
Le cinéma peut être vu comme un miroir de la société et de ses préoccupations… Au sein de ce très beau cru 2024 transparaît un véritable foisonnement thématique : la puissance de l’amitié, l’importance de la parole pour pouvoir faire société, les dynamiques de pouvoir, la parentalité, l’homophobie intériorisée et sociétale, les expressions sexuelles dissidentes, l’accueil des réfugiés en Europe, les « nouvelles familles » queer que l’on se choisit, la déconstruction du genre, la sexualité des seniors, la prostitution, la crise de la quarantaine, la santé mentale, le deuil amoureux etc. À cela s’ajoute un thème rarement abordé au cinéma : l’asexualité, terme qui renvoie aux personnes qui ne ressentent pas ou peu d’attirance sexuelle envers quiconque. C’est le sujet de Slow, un magnifique film lituanien qui sera présenté en compétition fiction.
De manière plus générale, les cinéastes promeuvent de plus en plus l’idée de « fluidité » à tous les niveaux : fluidité du genre, de l’orientation sexuelle, mais aussi au niveau des formes cinématographiques. On parle d’ailleurs de « trans film » quand la forme même de l’œuvre s’empare des genres cinématographiques pour en jouer et s’affranchir des cases. En résulte une exaltation cinéphile dont Chéries-Chéris ne cesse de se faire l’écho. Un exemple ? Notre film d’ouverture Mika ex machina de Mika Tard & Déborah Saïag, présenté en première mondiale. Proche du cinéma direct ou cinéma-vérité, ce film-enquête lesbo-queer relève autant de la comédie que du thriller, en passant par la romcom, le buddy movie et le Cluedo vivant !
Parmi les autres temps forts (pour la plupart en présence des cinéastes), citons Egoïst du Japonais Daishi Matsunaga, un sublime mélo romantique gay présenté en première européenne ; Young Hearts du Belge Anthony Schatteman, un coming of age aussi lumineux que touchant sur un jeune collégien qui découvre l’amour ; Baby du Brésilien Marcelo Caetano, une belle histoire d’amour moderne entre un jeune délinquant et l’homme mûr qui le prend sous son aile ; Les Reines du drame d’Alexis Langlois, une hallucinante love story entre deux pop stars lesbiennes, avec le génial Bilal Hassani dans le rôle d’un fan obsédé ; Crossing Istanbul de Levan Akin, un bijou humaniste qui déjoue tous les clichés misérabilistes sur les personnes trans ; Sebastian, un film à la fois sensuel et raffiné sur un écrivain qui se livre à l’escorting pour nourrir ses écrits ; Tout ira bien, un drame d’une infinie délicatesse sur un couple senior lesbien à Hong Kong ; ou encore Amusement park, un film X brésilien traitant d’une nuit de cruising gay dans un parc, et qui aura les honneurs de la compétition (une première !).
Pour finir, un grand merci – au nom des actuelles et anciennes équipes organisatrices – au millier de cinéastes qui nous ont fait l’honneur de présenter leurs films à Chéries-Chéris ces 30 dernières années. Quelques noms ? Derek Jarman, François Ozon, Christophe Honoré, Sébastien Lifshitz, Gregg Araki, Stephan Elliott, Rose Troche, Hettie MacDonald, Matteo Garrone, Marlon Riggs, Lizzie Borden, Rémi Lange, Philippe Vallois, Zhang Yuan, Virginie Despentes, Abel Ferrara, Kimberly Peirce, Neil Jordan, Lisa Cholodenko, Bruce LaBruce, Cheryl Dunye, Larry Clark, Mike Nichols, Diego Lerman, Asia Argento, Yann Gonzalez, Joao Pedro Rodrigues, Monika Treut, Ferzan Ozpetek, Joachim Pinto, Patric Chiha, Marco Berger, Chloé Robichaud, Roberto Caston, Valérie Minetto, Karim Ainouz, Francis Lee, Andrew Haigh, Lionel Baier, Gaël Morel, Jonathan Dayton & Valerie Faris, Lou Ye, Luca Guadagnino, Bertrand Mandico, Emanuele Crialese, Saim Sadiq, Daniel Nolasco, Maryam Touzani, Paul B. Preciado, Katell Quillévéré, Yórgos Lánthimos, Apichatpong Weerasethakul ou encore Sean Baker (Palme d’Or 2024).
Arrêtons-nous là, la liste serait bien trop longue. Et à l’image de notre affiche, rendons-leur un « vibrant » hommage ! -> Le calendrier des séances est ici
Maxine Dupré, le 18/11/2024
Festival Chéries-Chéris -> 26/11/2024
MK2 Bibliothèque - Quai de Seine et Beaubourg
17.11.2024 à 19:08
L'Autre Quotidien
Ou bien: Caizergues a été machiniste à l'Opéra de Montpellier de 1979 à 2018. Ou bien encore: Bébé rose est un recueil de poèmes. Ou bien encore, bis : Dans cet ouvrage, l'auteur essaie de faire le tour de la question du bébé, en racontant la vie d'une famille perturbée par l'arrivée d'un nouveau-né, puis en donnant des conseils sur la façon de faire face à cet événement qu'est la naissance d'un enfant, enfin en se penchant sur une sombre histoire de disparition d'un enfant. Mais je ne suis pas sûr qu'ainsi on donnerait une idée juste (et même juste une idée) de ce qu'est Bébé rose.
Ce sont d'abord des poèmes courts – trois strophes de quatre vers – qui, à leur façon elliptique, "raconte" un instantané de vie, celle d'une famille où surgit un bébé. Autant préciser qu'ici le registre est grinçant, sanglant, sordide, et déclenche un rire qui fait froid dans le dos. Ça cogne, ça trompe, ça disparaît, ça lance, ça tombe, ça écrase:
"Petite sœur / dans la / maison / du voisin // dans le / garage / dans la / voiture // dans le / coffre / dans un / sac."
L'économie des moyens, accentuée par le découpage, produit à chaque fois un effet terrifiant, effet doublé d'un possible comique : entendons-nous bien :: ce n'est pas la situation décrite qui est comique mais la scansion, la fabrique d'un suspens à tiroirs ::: précisons aussi que le comique en question est très particulier – imaginez Fénéon secondé par Sade.
Dans une autre section du livre – en prose, celle-ci –, Caizergues donne des conseils quant à la façon de vivre l'arrivée d'un bébé. Jouant des codes des livres sur la maternité et l'éducation, l'auteur force tranquillement le trait et, dans la lignée d'un Swift (Modeste proposition) ou d'un Patrick Reumaux (Comment cuire les bébés), nous plonge dans un acide bain langagier:
"Dans le ventre, Bébé entendait déjà. Il percevait tout ce que vous fabriquiez avec votre mari. Son odorat est très développé. Si vous posez sur Bébé un mouchoir imprégné de votre odeur intime, il se calme. Puis déglutit. Bébé a appris à déglutir. Ce réflexe lui sera utile même vieux, surtout vieux. En maison de retraite il faut déglutir, sinon l'infirmière frappe, frappe, frappe!"
Vous l'aurez compris: tout n'est pas rose dans Bébé rose. On y croise plus de coups que de doudous. La famille n'y est pas présentée sous son meilleur jour. L'empathie n'y brille pas. Un peuple de monstres s'agite tranquillement… La force du livre de Caizergues tient tout entière dans sa diction particulière, qui avance les mots comme des cubes les uns sur les autres, nous laissant à entendre, après lecture, le bruit de leur chute. A chaque fois, en moins de vingt mots, il réussit à dessiner un drame. L'horreur, dans ces pages, naît d'une simplicité moléculaire:
"N'ai-je / pas l'air / heureux / dans ce // jardin / sur cette / photo / d'enfance // sous un / soleil brûlant / comme / l'Enfer?"
Bébé rose vient clore un triptyque, dont les deux premières parties s'intitulent La plus grande civilisation de tous les temps (2004) et Mon suicide (2008). Sous-titrés 'poésie-fiction", ces trois ouvrages vous permettront d'affronter plus sereinement cette farce sanglante qu'est, sur terre, la vie.
Claro, le18/11/2024
Jean-Luc Caizergues, Bébé rose, Flammarion, coll. Poésie, 18 €
17.11.2024 à 18:52
L'Autre Quotidien
Cette période semble terminée. Désormais, la provocation ne cherche plus à faire sortir ses cibles de leurs gonds, car il n'y a plus de gonds; désormais, la provocation n'a plus qu'un seul objectif: vérifier que la réaction soit tarde, soit n'arrive pas, soit n'est pas à la hauteur, autrement dit, elle essaie de pousser toujours plus loin le bouchon. On comprend donc à quel point l'extrême droite en raffole. Aller toujours plus loin dans l'absurde, l'ignoble, le faux ou le stupide. Et se délecter de voir que plus c'est gros, plus ça passe. Ce qui compte ce n'est plus l'éventuelle (et médiocre réaction) mais la seule valeur de la provocation. La provocation prouve qu'elle peut provoquer, et ça suffit.
Prenez Onfray. Ayant appris que la SNCF refusait de faire la promo du livre de Bardella, il ose une analogie aussi bête que basse en disant que les syndicats ferroviaires de gauche n'avaient pas franchement sauvé les Juifs pendant la guerre. La provocation se loge ici dans un étrange étonnement: Pourquoi, nous dit-il, sincèrement stupéfait, les agents de la SNCF ont-ils sympathisé avec la machine de guerre nazie, mais refuse aujourd'hui de tapisser les murs des gares avec la tête de Bardella?
On ne sait plus si Onfray accuse Bardella d'être nazi ou s'il reproche aux agents (de gauche) de la SNCF d'avoir favorisé la Shoah. Ou alors il veut nous dire que Bardella est comme un train s'enfonçant dans la nuit et le brouillard. Ou alors il veut dire que puisqu'ils ont laissé faire les Nazis, il n'y a pas de raison pour qu'ils interdisent d'affichage Bardella? Onfray a visiblement un problème d'aiguillage dans ce qui lui sert de pensée. Il cherche sans doute juste à épater avec de la pâtée verbale. Reconnaissons que son raisonnement se mord une queue qui peine à se dresser bien haut. Son "propos" se présente comme un argument alors qu'il n'est qu'une insulte.
Le mieux, si on veut comprendre d'où viennent de telles déclarations fétides, c'est de lire l'essai d'Olivier Mannoni, Coulée brune, un ouvrage dans lequel le grand traducteur qu'est l'auteur s'attache à pointer la filiation entre la langue du Troisième Reich et ses avatars contemporains, en passant par Sarkozy, Macron, la dérive fasciste des Gilets jaunes, les délires des antivax et les culbutes des complotistes jusqu'à ces dangereux pitres que sont Hanouna, Soral et consorts. Vider le langage de toute substance, tordre la grammaire, vriller la logique, affirmer le faux, se lâcher dans l'odieux et l'ordure, faire passer une crasse provocation pour de l'antique indignation.
Que fleurissent mille couvertures du livre de Mannoni dans nos gares! Qu'on l'enseigne au lycée ! Et qu'on arrête de tendre des micros aux bouche-dégoût.
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Claro, le 18/11/2024
Olivier Mannoni, Coulée brune – comment le fascisme inonde notre langue, éd. Héloïse d'Ormesson, 16 euros