04.11.2024 à 12:42
L'Autre Quotidien
Neige Sinno se pose – et nous pose – de nombreuses questions, et son grand mérite est moins d'apporter des réponses que de déconstruire ces questions jusqu'au point où la raison, cédant devant l'horreur de l'acte et l'opacité du violeur, s'autorise à dire: "Je ne sais pas." Il n'est pas bien sûr question dans ce livre d'un simple constat d'ignorance: à la question "pourquoi le violeur agit", la réponse la plus cinglante existe : parce qu'il le peut. Et c'est là que Neige Sinno enfonce le clou d'une vérité incontournable: le viol est moins une affaire de sexe que de pouvoir:
"Ils [ceux qui violent en temps de guerre] violent parce qu'ils peuvent, parce que la société leur donne une possibilité, parce qu'on leur a donné l'autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole." (p.192)
A ce pouvoir, à cette quasi impunité qui fait que les trois quarts des affaires de viol et d'inceste n'aboutissent à aucune condamnation, que peut l'écrivain, l'écrivaine? Neige Sinno est formelle: l'écriture ne débouche sur aucun salut. Elle ne sauve pas. Si l'on raconte sans fioritures, on reste dans le document, le témoignage. Si on tente de faire œuvre littéraire, on salit sans doute quelque chose. La force du texte de Sinno est de se tenir, en une courageuse oscillation, entre ces deux pôles. L'apparent détachement qu'elle adopte dans son récit comme dans ses nombreuses analyses et réflexions, il faut je crois le concevoir comme une distance chèrement acquise, une distance qui permet de confronter la froideur du factuel au feu du sensible. Ce qui ne peut être traduit peut néanmoins être porté par la phrase.
En s'entourant de figures tutélaires comme celles de Nabokov, Woolf, Chalamov, en mettant sa sa démarche en résonance avec des écrits de Dorothy Allison, Annie Ernaux, Christine Angot ou Mary Gaitskill, Neige Sinno cherche moins à se situer dans une tradition littéraire qu'à confronter son propos à d'autres traitements, d'autres stratégies narratives ou réflexives. Consciente de la singularité irrévocable de son histoire, elle veut également la mettre en relation avec d'autres histoires, et surtout, d'autres modes d'exposition. Une autre famille existe que celle, toxique, qui permet l'indicible.
J'ai parlé plus haut de "distance", j'aurais pu même prononcer le mot "humour". Oui, car Triste Tigre n'est pas "sinistre" – les faits le sont suffisamment, et les faits ne disent pas à eux seuls ce qui est éprouvé dans la chair, l'esprit, la mémoire, l'impensé. Un humour très discret le parcourt, dont l'auteure ne méconnaît pas, loin de là, la dimension dangereuse. En effet, ainsi qu'elle souligne, la personne violée, dès lors qu'elle "semble" passer à autre chose, "semble" laisser entendre que finalement on s'en remet, d'un viol, ce qui revient à minimiser l'acte et, partant, la responsabilité du violeur dans ce qui n'est qu'une longue destruction. Comme si la personne violée était prise en étau entre le devoir de dépression et l'injonction à la résilience.
L'humour déployé par Neige Sinno, du moins en ai-je l'impression, n'a rien d'une posture faussement désinvolte: il est de l'ordre de la générosité. Une générosité envers le lecteur, que l'horreur peut à tout moment paralyser – or la littérature permet d'éviter tout figement. D'où ce livre sans cesse en mouvement, au centre sans cesse déplacé, qui nous oblige nous aussi à questionner notre place, interroger notre perspective, évoluer dans notre silence ô combien bruissant de lecteur. Je ne dirai évidemment pas que Triste Tigre est un livre joyeux: mais c'est un livre qui, dans les forêts de la nuit, sait encore sourire – pour nous épargner, possiblement. Nous protéger?
Claro, le 4/11/2024
Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L, 20€
04.11.2024 à 12:25
L'Autre Quotidien
Ayant lui-même marché plusieurs fois sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, français ou européens, le dessinateur a commencé à remplir ses carnets de croquis, de portraits, d’anecdotes ou de gags. Il dessine pour d’autres, peint des fresques sur place et continue de dessiner sur les crédentiales —sorte de passeport du marcheur, un carnet à tamponner à chaque étape jusqu’à Compostelle— des marcheur.se.s qui passent par son accueil pèlerin dans l’Hérault.
Il rejoindra l’association SEUIL pour deux missions d’accompagnement pour des « séjours de rupture » où il marchera 3 mois avec des jeunes qui souhaitent tenter cette expérience pour couper avec leur environnement en alternative avec des prises en charge institutionnelles. Ce programme sur le principe de la libre adhésion de l’adolescent.e propose une autonomie et un séjour organisé avec un.e accompagnant.e et sont suivis par un service de l’Aide Sociale à l’Enfance ou de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
De ces expériences, Jérémie Gallegos tirera un récit où se croisent deux tandems, Samia et son accompagnant Ismaël avec en parallèle Kevin et son accompagnante Carine. Deux histoires qui se croisent et se répondent et permettent à l’auteur de raconter le quotidien de ces marcheurs, de raconter leurs relations, leurs galères, leurs moments de grâce et pas mal d’anecdotes surprenantes ou amusantes.
Si les personnages sont fictifs, les situations, certaines phrases ou les anecdotes sont inspirées de ses propres expériences. Et on le ressent en lisant ce livre, l’auteur est proche de ses personnages et il arrive à nous transmettre l’essence de ces expériences sans nous assommer d’infos. Sur une centaine de pages, on découvre ces marches de ruptures et ce qu’elles représentent, on découvre le quotidien de ces binômes qui sillonnent les chemins pour réapprendre à être ensemble et on se familiarise avec les marches autour de Compostelle.
Le dessinateur joue avec le découpage des planches pour installer des saynètes humoristiques, des pastiches, des gags au milieu des planches qui font le portrait de ces quatre marcheur.se.s. il propose des ruptures de rythmes et de style graphique pour enrichir l’histoire de métaphores graphiques ou de respiration qui en font un livre surprenant.
Ni documentaire, ni carnet de route, ni pure fiction, La rue et le chemin est un peu de tout cela à fois et nous immerge dans une routine qui n’est pas la nôtre, mais finit par devenir familière grâce au trait du dessinateur.
Vous pouvez soutenir le projet sur la plateforme kisskissbankbank, votre contribution vous permettra non seulement d’acheter le livre, mais également d’en offrir un à un ado : chaque livre acheté est doublé par un livre offert à un.e jeunes qui s’engagent dans une marche SEUIL.
Thomas Mourier, le 4/11/2024
Jérémie Gallegos - La rue et le chemin - éditions du Seuil
04.11.2024 à 11:46
L'Autre Quotidien
Moffat Takadiwa a installé son studio à Mbare, un quartier populaire de la banlieue d’Harare dont l’économie informelle est en partie basée sur le recyclage d’objets électroniques et la vente de produits de seconde main importés d’Europe. Depuis une dizaine d’années, il collecte des claviers d’ordinateurs, des brosses à dents usagées, des tubes de dentifrice vides, des barillets de stylos, mais aussi des bouchons de bouteilles, des poignées de seaux, des cuillères en plastique, etc. Récemment, des boucles de ceintures ou des fermetures éclair ont fait leur apparition dans des tapisseries géantes exposées dans le cadre du pavillon national du Zimbabwe à la Biennale de Venise 2024.
Moffat Takadiwa donne une nouvelle vie à ces éléments hétéroclites en les transformant en sculptures et tapisseries. Sa démarche s’inscrit dans le sillage de celles d’artistes du continent africain qui ont fait le choix, à partir des années 1980, de créer des œuvres quasi exclusivement à partir de matériaux de récupération, pour se placer en rupture radicale avec l’art académique occidental introduit en Afrique à la fin du XIXe siècle.
Dans le cas de Moffat Takadiwa, le déclic remonte à 2015, lors des manifestations du mouvement « Rhodes Must Fall »2 qui a remis en question la prédominance d’une vision occidentale du monde dans le curriculum des universités sud-africaines. Il comprend, à ce moment-là, qu’il est temps pour lui également de trouver sa propre voie à travers un langage artistique qui puise sa source dans son contexte socio-culturel local. Au moyen de touches de claviers d’ordinateurs, présentes dans la majorité de ses œuvres, Moffat Takadiwa commence à créer un nouveau vocabulaire « décolonisé »3. À travers ses mosaïques polychromes dont les éléments sont reliés avec des fils de pêche, il construit inlassablement des connections entre le passé et le présent, entre les savoirs ancestraux d’hier et les sociétés urbaines d’aujourd’hui. Chaque nouvelle production est un récit qui nous invite à percevoir l’interdépendance des communautés par-delà les siècles, par-delà les territoires.
Le cercle, omniprésent dans l’œuvre de Moffat Takadiwa, fait référence à une forme que l’on trouve dans de nombreux objets usuels, mais aussi aux contours du Grand Zimbabwe, la légendaire cité médiévale, aujourd’hui en ruines, centre d’un empire qui couvrait le Zimbabwe et le Mozambique actuels. La charge esthétique de ses œuvres — qui empruntent les motifs et les couleurs de différentes cultures de son pays — sous-tendent une critique sévère des rémanences d’un passé colonial encombrant, tout en louant les groupes de résistances qui les ont combattues.
Les œuvres de Moffat Takadiwa s’apparentent à des algorithmes produisant inlassablement des variantes d’un même récit. Elles archivent méthodiquement le trajet de marchandises revenues s’échouer en Afrique. Extraites sur le continent à l’état de matières premières, elles sont exportées vers l’Europe ou la Chine pour y être manufacturées. À l’occasion de leur « retour au pays », Moffat Takadiwa les métamorphose en objets précieux, dont certains feront, à nouveau, le voyage vers l’Occident, à destination des musées et collectionneurs.
N’Goné Fall le 4/11/2024
Moffat Takadiwa - The Reverse Deal → 16 novembre 2024
Galerie Semiose 44, rue Quincampoix 75004 Paris