16.04.2025 à 16:04
15.04.2025 à 05:00
François Camps
Pour Um Putheavy, il ne fait aucun doute : « M'engager dans une formation professionnelle m'a permis d'élargir le champ des possibles. Une fois diplômée, j'aurai autrement plus d'opportunités d'embauches que si j'étais restée dans ma province natale de Kampong Thom ». À 17 ans, l'adolescente, rencontrée par Equal Times en janvier 2025, est à 8 mois d'obtenir son certificat technique et professionnel en tant qu'hôtesse d'accueil et d'entrer sur le marché du travail. « Une perspective (…)
- Actualité / Cambodge, Développement, Éducation, Emploi, Jeunesse, Salaires et revenusPour Um Putheavy, il ne fait aucun doute : « M'engager dans une formation professionnelle m'a permis d'élargir le champ des possibles. Une fois diplômée, j'aurai autrement plus d'opportunités d'embauches que si j'étais restée dans ma province natale de Kampong Thom ». À 17 ans, l'adolescente, rencontrée par Equal Times en janvier 2025, est à 8 mois d'obtenir son certificat technique et professionnel en tant qu'hôtesse d'accueil et d'entrer sur le marché du travail. « Une perspective réjouissante », assure-t-elle, alors qu'elle vient de passer les trois dernières années en formation au sein de l'ONG française Pour un Sourire d'Enfant (PSE). Son rêve ? « Gérer un hôtel », lance-t-elle dans un anglais parfait.
Originaire de la province rurale de Kampong Thom, à trois heures de route de la capitale, Phnom Penh, Putheavy possède un parcours qui ressemble pourtant à celui de millions d'autres Cambodgiens et Cambodgiennes qui font face à un décrochage scolaire massif. Selon le dernier recensement de 2019, seuls 26,6% des élèves terminaient leurs études secondaires.
Pour l'adolescente, le divorce de ses parents à ses 13 ans, a marqué un tournant. Auparavant bonne élève, ses notes chutent peu à peu suite à ce bouleversement familial. Deux ans plus tard, sa mère, qui assure seule la charge des enfants, ne parvient plus à payer les frais de scolarité. Deux choix s'offrent alors à Putheavy : rejoindre sa grande sœur dans l'une des nombreuses usines textiles de la capitale, où les employées peu qualifiées sont embauchées pour 204 dollars américains (USD) par mois, ou trouver une formation professionnalisante qui lui permettra de voir plus loin. « Par chance, j'ai été acceptée chez PSE, qui offre aux élèves issus de milieux défavorisés une formation gratuite », reconnaît l'adolescente. « Ma mère m'a aussi fortement encouragée à poursuivre des études. »
À quelques mètres de là, Sophorn Sovanna raconte une histoire similaire. Le jeune homme de 22 ans terminera bientôt sa formation en mécanique automobile au sein de l'ONG, située dans la banlieue sud-ouest de Phnom Penh. Après trois ans d'études, dont deux de pratique, il souhaite devenir conseiller mécanique dans l'un des nouveaux garages de la ville, aux standards occidentaux.
« Il y a une vraie différence entre les mécaniciens formés à l'école et ceux formés sur le tas », explique Sovanna.
« Au-delà des capacités techniques, j'ai suivi des cours d'informatique, de comptabilité, d'anglais, d'hygiène ou encore de sécurité. Surtout, j'ai appris à me comporter en milieu professionnel, ce qui est totalement nouveau pour moi. Je viens d'un milieu défavorisé … mes parents ne pouvaient pas me transmettre ce genre de codes. J'ai tout appris ici ». Chaque année, quelque 1.500 élèves sortent diplômés d'une des cinq formations professionnelles dispensées par l'ONG.
Au Cambodge, l'éducation de la jeunesse est longtemps restée l'angle mort du développement du pays. Alors que le royaume d'Asie du Sud-Est affiche un taux de croissance moyen de plus de 7% par an depuis le début des années 2000 et voit ses indicateurs de développement passer dans le vert les uns après les autres, tournant ainsi la douloureuse page de la guerre civile qui fit rage dans les années 1970-1990, le niveau d'éducation des jeunes stagne, voire régresse, d'année en année. En 2021, 49% des élèves ne maîtrisaient pas les bases de la lecture à leur entrée dans l'enseignement secondaire, contre 34% en 2016, selon un rapport de la Banque mondiale publié en janvier 2024. Le constat est tout aussi alarmant en mathématiques : 73% des élèves n'avaient pas les bases en mathématiques en 2021, contre 49% en 2016.
Par conséquent, le système éducatif actuel peine à former une jeunesse qualifiée en mesure de répondre aux besoins en développement du pays. Et pour subvenir aux besoins économiques des familles, une part importante des enfants en décrochage scolaire part travailler aux champs, sur les bateaux de pêche ou à l'usine, comme la grande sœur de Putheavy. Selon les dernières données de l'Institut National des Statistiques, publiées en 2021, 17% des enfants de 5 à 17 ans travaillaient au lieu d'aller à l'école.
Pour tenter d'inverser la tendance, le gouvernement a mis sur pied, au milieu des années 2010, plusieurs politiques nationales visant à développer les formations professionnelles. Sous l'égide du ministère du Travail et de la Formation professionnelle, les filières se sont structurées. Tourisme, mécanique, ingénierie, électricité, maintenance des bâtiments, textile, coiffure, agriculture … Toutes les branches ou presque proposent désormais une option de formation dédiée. Leurs durées varient pour répondre aux besoins du secteur privé : de quelques semaines pour des stages spécifiques à plusieurs années pour les certificats techniques et professionnels, qui peuvent ensuite être prolongés par des licences ou des masters. La mise en œuvre des programmes est assurée conjointement par des organismes publics, privés et des ONG, comme PSE.
Selon les dernières données du ministère du Travail, plus de 72.000 étudiants étaient engagés dans des programmes publics de formation professionnelle en 2020-2021. Mais ce chiffre est appelé à monter : fin 2023, le gouvernement cambodgien s'est engagé à dispenser des formations professionnelles gratuites pour 1,5 million de jeunes issus des milieux défavorisés, offrant même une indemnité rémunération de 280.000 riels par mois (environ 70 USD ou 63 EUR) pour les plus précaires d'entre eux, afin de compenser l'arrêt temporaire de leur activité économique.
« L'idée est d'accélérer la formation de la jeunesse et d'opérer une montée en gamme rapide de la main d'œuvre », explique Malika Ok, gestionnaire de projet formation professionnelle à l'Agence Française de Développement, qui soutient le développement des formations dans le pays depuis 2012, à hauteur de 74 millions USD (environ 64 millions EUR).
« Au tournant de la guerre civile, le Cambodge était un pays à la main d'œuvre peu qualifiée, majoritairement impliquée dans des industries à faible valeur ajoutée. Mais une main d'œuvre mieux formée permettrait au pays de profiter pleinement du dynamisme économique que connaît l'Asie du Sud-est. »
Le timing ne pourrait être meilleur. Alors que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine pousse de nombreux investisseurs à diversifier leurs chaînes d'approvisionnements, la région apparaît comme le grand gagnant des relocalisations en cours [*]. L'année 2024 a ainsi été marquée par une hausse généralisée des investissements étrangers dans la zone, notamment au Vietnam ou en Indonésie. Avec 5,3 milliards USD (4,9 EUR) d'investissements directs étrangers sur les trois premiers trimestres 2024, le Cambodge semble également profiter de cette tendance positive. « Mais nos partenaires dans le privé, et notamment dans le secteur textile, continuent de nous faire part d'un manque de main d'œuvre plus qualifiée », tempère Malika Ok. « Concrètement, cela veut dire que le pays passe à côté d'opportunités. »
L'inadéquation entre l'offre et la demande de compétences provient avant tout d'un manque d'inscriptions dans les programmes de formation professionnelle. Depuis janvier 2024 et le lancement du programme national visant à former 1,5 million de jeunes, seuls 30.000 nouvelles inscriptions ont été documentées dans les familles venant des milieux défavorisés. La faute, en partie, à la concentration des structures d'accueil à Phnom Penh, Siem Reap et Battambang, les plus grandes villes du pays, qui rassemblent plus de la moitié de l'offre de formation, laissant les provinces rurales sur le banc de touche.
Une étude du Cambodia Development Resource Institute, datée d'avril 2023, souligne également le manque d'inscription dans les filières formant des techniciens, pointant un détournement des programmes labellisés formation professionnelle pour poursuivre des études générales. Ainsi, en 2018-2019, seuls 9,2% des inscriptions en formations professionnelles avaient lieu à des niveaux délivrant un certificat technique et professionnel, qui nécessite entre deux et trois ans de formation. Le reste se divisait entre formations très courtes (certificats d'aptitude professionnelle, 26,4%) et diplômes du supérieur type licence ou master (64% des inscriptions). « L'université au Cambodge tend à produire trop de diplômés dans les filières commerciales, comme la comptabilité et le management […] et les formations professionnelles font désormais la même chose », notent les auteurs Sopheak Song et Phal Chea. « Le ministère voudrait voir un plus grand niveau d'inscription dans ces programmes [techniques] du fait d'une pénurie nationale de travailleurs qualifiés de niveaux intermédiaires sur le marché de l'emploi. Ces compétences sont indispensables pour permettre à l'économie de combler les lacunes et les inadéquations en matière de compétences ».
« Mais la dynamique va dans le bon sens », veut rassurer Narath Chheav, président du comité des ressources humaines à la Chambre européenne de commerce, qui promeut localement la formation professionnelle auprès du gouvernement et des entreprises. « Pendant longtemps, les formations professionnelles avaient un vrai problème d'image : les jeunes et les familles les voyaient comme des voies de deuxième rang, derrière l'université. Cela change peu à peu et l'on voit des industries de pointe commencer à investir au Cambodge, comme le japonais Minebea Mitsumi, qui produit des composants électroniques, et fait partie des industries les plus avancées du pays ».
Depuis le tournant des années 2010, l'industrie automobile s'intéresse également à ce pays de seulement 17 millions d'habitants : Toyota, Ford, Hyundai ou encore Kia ont ouvert des centres de production au Cambodge. Et une usine d'assemblage du géant chinois des véhicules électriques Build Your Dreams (BYD), d'une capacité de 10.000 véhicules par an, doit ouvrir d'ici la fin de l'année dans le royaume.
« Non seulement ces exemples offrent de réels débouchés à des techniciens fraîchement formés, mais ils permettent aussi d'améliorer grandement l'image des formations professionnelles auprès des jeunes », pointe Narath Chheav.
Pour la jeunesse cambodgienne, le fait d'être diplômé d'une formation professionnelle fait souvent l'effet d'un accélérateur de carrière. Il n'a ainsi fallu qu'une semaine à Yim Sreymann pour trouver un emploi dans la gestion des stocks dans une grande entreprise de construction. « Ce n'est pas directement lié à mes études en maintenance des bâtiments, mais je n'aurais jamais pu décrocher cet emploi sans mon diplôme. Sans ça, c'était l'usine textile ou les rizières », lance la jeune femme de 22 ans. « Au-delà des compétences techniques, j'ai énormément gagné en confiance en moi. J'ai appris à m'exprimer en milieu professionnel, à poser des conditions, à négocier, etc. Je n'aurais jamais été capable de ça par le passé. »
Le seul bémol dans cette composition presque parfaite ? Le niveau de salaire, « un peu en dessous de mes espérances », confesse la jeune femme, qui dit toucher environ 300 USD (277 EUR) par mois sans les heures supplémentaires. « À niveaux de compétences et d'expérience égaux, mes collègues issus de l'université gagnent entre 50 et 100 dollars de plus par mois. Mais je ne désespère pas : cet emploi est ma première expérience professionnelle et je compte bien gravir les échelons les uns après les autres. »
Cette différence de salaire et le manque de valorisation à court terme des années d'études poussent certains à tenter leur chance ailleurs. C'est par exemple le cas de Orn Phanit, qui travaille depuis cinq ans au Japon après avoir validé son certificat technique et professionnel en maintenance des bâtiments. « J'avais envie de tenter ma chance à l'étranger. En passant par le biais d'une agence spécialisée, j'ai pu trouver un emploi dans ma branche à Tokyo », explique-t-il. « C'est doublement intéressant : j'apprends de mes collègues en découvrant une nouvelle culture du travail et je gagne nettement mieux ma vie. » A 30 ans, il est payé entre 230.000 et 300.000 yen par mois (entre 1.500 et 2.000 USD), ce qui lui permet de vivre, mettre de côté et d'envoyer de l'argent à sa famille, restée au Cambodge. « En restant au pays, j'aurais gagné entre 250 et 300 dollars par mois », estime-t-il.
Mais le jeune homme a conscience du marchepied qu'a constitué son cursus scolaire. « La formation professionnelle m'a donné toutes les bases dont j'avais besoin. En arrivant au Japon, j'ai certes dû apprendre une nouvelle culture du travail et des normes techniques différentes de celles du Cambodge. Mais j'avais déjà le bagage éducatif pour pouvoir aller de l'avant. Mes collègues et mon patron m'ont rapidement considéré comme un employé normal qui aurait été formé au Japon, alors même que le niveau d'exigence est bien plus élevé ici », explique Phanit.
Si l'expatriation reste rare chez les diplômés de formation professionnelle – Phanit est le seul de sa promotion à avoir tenté sa chance à l'étranger – la poursuite d'études semble quant à elle gagner en popularité, comme un nouveau défi après des études techniques réussies. Au sein de l'ONG PSE, Sophorn Sovanna, dit ainsi vouloir poursuivre son cursus à l'université, une fois son diplôme de mécanicien en poche : « Si j'arrive à trouver un emploi assez bien rémunéré, je continuerai peut-être les études pour devenir ingénieur en mécanique. Ce n'est encore qu'un projet, mais il mûrit peu à peu ».
Yim Sreymann, qui travaille dans la gestion de stocks, réfléchit elle aussi à reprendre le chemin de l'école, pour étudier l'architecture en cours du soir. « Devenir architecte était l'un de mes rêves d'enfants, mais ma famille n'avait pas les moyens de payer l'université », explique-t-elle. « Maintenant que j'ai un emploi stable et commence à avoir un peu d'argent, cela devient une option envisageable ».
* [ajout du 15.04.2025] Cet article a été rédigé avant que l'administration Trump aux États-Unis n'annonce sa décision le 2 avril d'imposer des droits de douane radicaux dans le monde entier. Bien que la plupart des droits de douane aient été gelés pendant 90 jours, s'ils sont appliqués ultérieurement, les droits de douane de 49 % proposés sur les produits cambodgiens auront un impact dévastateur sur l'économie du pays ; l'exportation de biens et de services représente 66,9 % du PIB selon la Banque mondiale, et les États-Unis sont le plus grand marché pour les exportations cambodgiennes.
Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement d'"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.
11.04.2025 à 07:00
Yanis Varoufakis est un économiste grec et le dirigeant de DiEM25, l'alliance politique paneuropéenne de gauche qu'il a cofondée en 2016 avec le philosophe croate Srećko Horvat dans le but de « démocratiser l'Europe ». M. Varoufakis s'est surtout fait connaître en tant que ministre des Finances de la Grèce pendant la crise de la zone euro de 2015. Il a écrit plusieurs livres à succès sur l'économie, dont le plus célèbre est Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de (…)
- Entretiens / Monde-Global, Négociation collective, Santé et sécurité, Travail, Économie numérique, Inégalité, Syndicats, Avenir du travail, Extrême-droite , Charles KatsidonisYanis Varoufakis est un économiste grec et le dirigeant de DiEM25, l'alliance politique paneuropéenne de gauche qu'il a cofondée en 2016 avec le philosophe croate Srećko Horvat dans le but de « démocratiser l'Europe ». M. Varoufakis s'est surtout fait connaître en tant que ministre des Finances de la Grèce pendant la crise de la zone euro de 2015. Il a écrit plusieurs livres à succès sur l'économie, dont le plus célèbre est Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l'Europe (éd. Les liens qui libèrent, 2017), livre qui a été adapté au cinéma en 2019 par le cinéaste oscarisé Costa-Gavras.
Il s'entretient avec Equal Times sur son dernier ouvrage paru, Les nouveaux Serfs de l'économie (éd. Les liens qui libèrent, 2024), qui retrace le changement profond provoqué par les grandes entreprises technologiques et les mesures à prendre pour le contrer.
Votre livre soutient que nous vivons dans un nouveau système économique « techno-féodal ». Pourtant, son avènement n'a pas nécessité une révolution sociale, comme le capitalisme, ni un bouleversement agricole massif comme le féodalisme. Pourquoi pensez-vous qu'il s'agit d'un nouveau mode de production ?
Le techno-féodalisme repose sur une nouvelle forme de capital, une forme mutante qui est qualitativement et quantitativement différente de toutes les variétés connues jusqu'à présent. Jusqu'à il y a dix ans, toutes les formes de capital étaient produites ; avec une charrue, un marteau, une machine à vapeur ou un robot industriel. Mais au cours de la dernière décennie, nous avons vu apparaître une nouvelle forme de capital qui se tapit dans nos téléphones, nos tablettes et nos câbles de fibre optique, que j'appelle le « capital cloud ».
Amazon, Alibaba, Uber, Airbnb ne sont pas des marchés. Ils ne sont même pas des monopoles : ce sont des plateformes commerciales. L'algorithme — le capital cloud — qui les construit ne produit rien d'autre qu'un fief cloud où nous nous réunissons en tant que créateurs, consommateurs et utilisateurs. Nous travaillons tous sur ces plateformes, que ce soit en tant que chauffeurs de taxi ou producteurs de contenu, et le propriétaire de ce paysage numérique perçoit des rentes, comme c'était le cas dans le cadre du féodalisme. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de rentes foncières, mais de rentes numériques. Je les appelle des « rentes cloud ».
Dans ce processus, les propriétaires du capital cloud peuvent modifier votre comportement… ou votre esprit. Ce moyen de modification du comportement crée un mode socio-économique de production, de distribution, de communication et d'échange totalement nouveau. Ce n'est pas du capitalisme, même si la base reste le capital. Le capitalisme repose sur deux piliers : les marchés et le profit. Le capital cloud remplace rapidement les marchés par des fiefs cloud et, par conséquent, il siphonne les profits capitalistes qui sont encore essentiels pour le système, sous la forme d'une rente cloud.
Le bon sens socialiste consistait à dire que le capitalisme creusait lui-même sa propre tombe, sous la forme de travailleurs qui réalisent des profits. Est-ce toujours le cas avec le techno-féodalisme ou aboutira-t-on à des robots qui fabriquent des robots pour fabriquer encore plus de robots ?
L'analyse marxiste est la meilleure façon de comprendre le techno-féodalisme. La valeur est toujours produite par des êtres humains ; pas par des robots, des algorithmes ou du capital cloud. Elle émane de l'activité humaine. Elle ne résulte pas de la construction de machines par des machines. Ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui beaucoup de capital est produit par une main-d'œuvre gratuite.
Avant, Henry Ford utilisait des machines pour soutenir la production de ses voitures. Il devait passer commande auprès d'un autre capitaliste qui employait une main-d'œuvre salariée qui produisait cet équipement. À présent, la grande majorité du capital cloud est produite par une main-d'œuvre gratuite que j'appelle les « techno-serfs ». Chaque fois que vous téléchargez une vidéo sur TikTok, vous augmentez son stock de capital. Évidemment, pour que le système soit en mesure de se perpétuer, il a toujours besoin de main-d'œuvre salariée, si bien que, si l'on supprime cette main-d'œuvre, le système tout entier s'effondre. Il existe des robots qui construisent des robots pour construire des robots, mais le système est encore plus instable et davantage sujet aux crises que le capitalisme lui-même, car son socle (la plus-value produite par le salariat) se réduit comme peau de chagrin.
Si une entreprise produit des vélos électriques, 40 % du prix que vous payez sur Amazon ira à Jeff Bezos [le fondateur et président exécutif d'Amazon], et non aux capitalistes qui l'ont produit, ce qui constitue une forme de rente cloud. Cet argent ne réintègre pas la production ou le secteur capitaliste traditionnel, de sorte que la demande globale, qui a toujours été rare sous le capitalisme, l'est encore plus aujourd'hui. Cela pousse les banques centrales à imprimer davantage de billets pour compenser la perte de pouvoir d'achat, ce qui accentue les pressions inflationnistes. Le techno-féodalisme est donc un système bien pire et plus sujet aux crises que le capitalisme.
Votre idée semble suggérer que même notre perception de la réalité est aujourd'hui dominée par une sorte de filtre algorithmique. Quel est son impact sur la conscience de classe ?
Son impact est énorme. Lorsque je dis que notre travail gratuit réapprovisionne et reproduit le capital cloud de Bezos, Google et Microsoft, on me répond : « Oui, mais vous adorez faire cela ». Nous le faisons volontairement. D'accord, mais cela ne change rien au fait qu'il s'agit d'un travail gratuit. Il y a aussi ce que mon ami [l'écrivain de science-fiction et activiste des droits numériques] Cory Doctorow appelle le processus de « merdification » (« enshittification », en anglais). Plus vous vous impliquez dans des plateformes où vous fournissez volontairement votre travail, plus vous aurez une expérience merdique, et plus vous serez en colère contre les autres utilisateurs, non pas contre le capitaliste du cloud qui en est propriétaire ; c'est donc un dissolvant de la conscience de classe.
Pensez-vous que le populisme autoritaire que nous connaissons depuis 2008 est, en partie, l'expression politique de ce nouveau mode de production ?
L'année 2008 a été le 1929 de notre génération. Rien à voir avec le capital cloud, car le capital cloud n'existait pas encore à l'époque. C'était le résultat de l'effondrement du système capitaliste financiarisé post-Breton Woods. Toutefois, la réponse à cet effondrement (c.-à-d. le renflouement des banques et le recours de la planche à billets à hauteur de 35.000 milliards de dollars US [31.740 milliards d'euros] pour le compte des banquiers) a contribué à accélérer l'accumulation du capital cloud, car ce sont les seuls investissements qui ont eu lieu entre 2009 et 2022. En effet, l'impression de monnaie issue de l'assouplissement quantitatif a coïncidé avec une austérité généralisée, de sorte que les entreprises capitalistes traditionnelles ont cessé d'investir. Elles ont pris l'argent des banques centrales et ont racheté leurs propres actions. Seuls les propriétaires de capital cloud ont investi dans des machines, ce qui a provoqué une hausse incroyable de la qualité et de la quantité de capital cloud, aboutissant à ChatGPT et à OpenAI.
Chaque fois qu'une telle accumulation massive de capital se produit, la société connaît une mutation parallèle. Elon Musk, par exemple, est arrivé tardivement dans la course au capital cloud. C'était un capitaliste traditionnel. Il fabriquait des voitures et des fusées. Il n'était pas un cloudaliste jusqu'à ce qu'il se rende compte que les plateformes de Tesla et de Starlink avaient absolument besoin d'une connexion au capital cloud et qu'il ne disposait d'aucune interface. Il a donc acheté Twitter [aujourd'hui appelé X] pour une bouchée de pain. Mon point de vue diverge de celui de tous les autres à ce propos, mais les 44 milliards de dollars US (39,55 milliards d'euros) [le montant payé par Musk pour acheter Twitter en 2022] ne sont pas grand-chose. Pour lui, ce sont des cacahuètes et il est en train de créer, sur la base de X, une application qui relie Starlink à toutes les voitures Tesla dans le monde. Il a même fusionné ses câbles avec les systèmes informatiques du gouvernement fédéral et son idéologie quasi fasciste, voire totalement fasciste, est intimement liée à tout cela.
Lorsque Peter Thiel [le milliardaire libertaire d'extrême droite et investisseur en capital-risque] a récemment déclaré que le capitalisme était incompatible avec la démocratie, en mon for intérieur, j'ai applaudi. Il avait tout à fait raison, mais il a fallu le capital cloud, Palantir Technologies, [l'entreprise de logiciels fondée par M. Thiel qui fournit principalement des données et un soutien à la surveillance pour les agences militaires, de sécurité et de renseignement] et X pour que ces gens disent « Vous savez quoi ? La démocratie (même une démocratie très timide) est une corvée et un frein à notre pouvoir, c'est pourquoi nous optons pour le fascisme. » Mais ils n'auraient pas pu le faire s'ils n'avaient pas un lien direct avec nos cerveaux, car, contrairement à Henry Ford et Thomas Edison, qui ont dû acheter des journaux pour trouver des moyens de nous influencer, si vous êtes propriétaire du capital cloud, en substance, vous possédez les chaînes mentales de milliards de personnes.
L'autre vision utopique, qui consiste à croire qu'un « communisme de luxe » entièrement automatisé pourrait nous libérer du travail, est-elle plus probable que le contrôle algorithmique de la population, ou même l'internement décidé par des algorithmes ?
En 2017, je concluais mon livre (Talking to My Daughter About the Economy) en disant que l'avenir de l'humanité se dirigeait soit vers le monde de Matrix, soit vers celui de Star Trek. La voie vers Star Trek est celle du « communisme libertaire de luxe » et la voie vers Matrix est celle du techno-féodalisme dans sa pire variante. Celle vers laquelle nous nous dirigerons dépendra de notre capacité à relancer la politique démocratique, ce qui n'est pas gagné d'avance.
Comment ramener le capital cloud à un niveau plus humain ? Quel type de réglementation pourrait être efficace ?
Je pense que la plus évidente est l'interopérabilité. Par exemple, je voulais quitter Twitter [X] parce que cette plateforme est devenue un véritable cloaque, mais j'ai 1,2 million d'abonnés. Je suis allé sur Bluesky et j'en avais 100 (à présent 30.000), donc je ne peux pas abandonner X. Mais imaginez si les régulateurs imposaient l'interopérabilité à X, et disaient : « Si vous souhaitez poursuivre vos activités, vous devez permettre aux abonnés de toute personne qui quitte X pour Bluesky de continuer à recevoir les messages Bluesky de ces derniers sur X ». C'est l'équivalent de la façon dont les entreprises de télécommunications ont été contraintes d'autoriser les gens à conserver leur numéro de téléphone lorsqu'ils partaient chez un concurrent.
Il est intéressant de noter qu'en Chine, l'interopérabilité a fait l'objet d'une loi l'année dernière pour les fournisseurs [de services numériques] ou les applications. Cela n'arrivera jamais en Occident, bien entendu, mais, si c'était le cas, cela constituerait une attaque majeure contre le pouvoir et les privilèges des cloudalistes.
La législation antitrust a été efficace, comme lorsque [l'ancien président états-unien] Teddy Roosevelt l'a utilisée pour démanteler Standard Oil [en 1911], un monopole à travers les États-Unis, en 50 sociétés différentes, une par État. Mais comment faire avec Google et YouTube ? On ne peut pas les démanteler, car cela n'a aucun sens. En fin de compte, la question est de savoir qui en est le propriétaire. Le seul moyen de mettre fin au techno-féodalisme de manière décisive est de passer du cadre capitaliste du droit des sociétés, « Vous pouvez posséder autant d'actions que vous avez de dollars ou d'euros », à un système où chaque travailleur reçoit une action de l'entreprise dans laquelle il travaille, et vous ne pouvez pas posséder une action de l'entreprise si vous n'y travaillez pas. Il est possible de légiférer sur les sociétés autogérées et détenues par les travailleurs en un seul coup. Si l'on ajoute à cela un jury de citoyens chargé de juger des performances sociales des entreprises, on peut encore avoir des marchés, mais sans capitalisme.
Pour y parvenir, que devraient faire les syndicats ? Les considérez-vous encore comme des acteurs clés dans ce nouveau monde ?
Absolument ! Mais ils ne doivent plus se contenter du projet visant à garantir des salaires équitables. Les salaires ne peuvent jamais être équitables, quel que soit leur niveau, dans un système techno-féodal, car il existe une grande inégalité de pouvoir entre les propriétaires du capital cloud et les travailleurs. On le constate aujourd'hui dans la Silicon Valley. Il y a également de nombreux travailleurs qui ne reçoivent pas un centime pour le travail gratuit qu'ils fournissent. Ce que j'aimerais voir, ce sont des syndicats radicalisés qui revendiquent « un travailleur, un membre, une action, un vote » plutôt que des salaires équitables.
Pensez-vous que la gauche politique soit naturellement adaptée à ce nouveau monde ? Jusqu'à présent, c'est l'extrême droite qui s'est imposée. Comment inverser la tendance du techno-féodalisme ?
Primo, en sensibilisant les gens au fait que le système actuel de création de valeur et de distribution de celle-ci nous mènera à coup sûr à une fin prématurée et à une diminution constante des perspectives pour le plus grand nombre, d'une manière bien pire que dans le cadre du capitalisme.
Secundo, en montrant clairement que les technologies peuvent être améliorées massivement si elles sont socialisées. Si votre municipalité disposait de sa propre application pour remplacer Airbnb ou Deliveroo, ainsi que d'une application pour les paiements bancaires, et si des emplois de qualité étaient créés au niveau municipal pour les programmeurs chargés de créer ces applications, les avantages seraient facilement accessibles.
Tertio, en soulignant comment la concentration bipolaire brute du capital cloud entre les mains de très peu de personnes, en particulier dans la Silicon Valley et sur la côte est de la Chine, donne lieu à une nouvelle guerre froide qui pourrait très facilement déboucher sur une guerre thermonucléaire. Cela explique pourquoi les États-Unis multiplient des attaques contre la Chine. Cela n'a rien à voir avec Taïwan. Taïwan et la politique d'une seule Chine ont toujours existé. Il ne s'agit pas non plus de la montée en puissance de l'armée chinoise. C'est absurde. C'est une remise en cause de l'hégémonie du dollar par la fusion des grandes entreprises technologiques chinoises avec la finance chinoise et la monnaie numérique de la Banque centrale de Chine. La paix mondiale est donc le troisième avantage.
Considérez-vous toujours que les actions hors des parlements sont essentielles à la réalisation de ce changement ?
Rien ne remplace la construction d'un mouvement en dehors des parlements. Mais les grèves et l'action climatique nécessitent un programme qui incitera les gens à agir au niveau local, les deux doivent donc être complémentaires. Parce que vous avez maintenant un précariat massif qui est de plus en plus difficile à organiser autour des syndicats traditionnels et vous avez toute cette main-d'œuvre gratuite fournie en particulier par les jeunes, sur TikTok et Instagram. Nous devons trouver des moyens de rassembler le prolétariat, les techno-serfs et le précariat. Concrètement, il ne suffit pas que les syndicats organisent une grève dans une usine. Il faut la combiner avec des boycotts des consommateurs et des campagnes militantes basées sur le cloud simultanément.