04.06.2025 à 12:21
Chez ceux et celles qui minimisent l'importance des portes tournantes, on entend fréquemment l'argument selon lesquelles ces mobilités entre secteur public et secteur privé seraient non seulement normales, mais même utiles. En effet, elles apporteraient aux anciens et futurs responsables publics une expérience du monde de l'entreprise, présenté comme la quintessence de la « vraie vie ».
En réalité, les portes tournantes concernent quasi exclusivement des postes de direction ou de cadre (…)
Chez ceux et celles qui minimisent l'importance des portes tournantes, on entend fréquemment l'argument selon lesquelles ces mobilités entre secteur public et secteur privé seraient non seulement normales, mais même utiles. En effet, elles apporteraient aux anciens et futurs responsables publics une expérience du monde de l'entreprise, présenté comme la quintessence de la « vraie vie ».
En réalité, les portes tournantes concernent quasi exclusivement des postes de direction ou de cadre supérieur, qui ne sont pas véritablement représentatifs de la réalité de la population française. On peut même se demander si l'augmentation de la mobilité des élites entre secteur public et secteur privé n'est pas un phénomène parallèle à la réduction de la place des classes populaires dans les hautes sphères de la décision publique. L'Assemblée nationale élue en 2017 sous la bannière de « l'ouverture à la société civile » de la majorité présidentielle d'Emmanuel Macron ne comptait notoirement aucun ouvrier dans ses rangs (comme en 2017) – une proportion qui a à nouveau augmenté en 2022 avec le retour de logiques partidaires traditionnelles.
Surtout, la plupart des responsables publics qui partent dans le privé se reconvertissent dans des postes de conseil ou de chargé des affaires publiques au sein d'entreprises, d'associations professionnelles ou bien directement de cabinets de lobbying – quand ils ne les créent pas eux-mêmes1. Autrement dit, il restent dans la même sphère qu'avant, mais simplement de l'autre côté de la barrière public-privé. Loin de refléter une conversion à « l'entrepreneuriat », ces reconversions sont plutôt le symptôme de la profonde symbiose entre une partie du monde des affaires et la puissance publique.
Extrait de notre rapport « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie
04.06.2025 à 12:07
L'organigramme de la tête du groupe Bolloré est d'ailleurs un joyau d'ingénierie financière : des holdings en cascade, des boucles d'autocontrôle qui s'entrelacent, un enchevêtrement de sociétés aux noms exotiques. Une savante complexité, tout entière au service d'un unique objectif : verrouiller le contrôle de la multinationale par un actionnaire minoritaire. Car, aussi surprenant que cela puisse paraître, Vincent Bolloré et ses proches ne détiennent qu'une part réduite – 13,73 % à fin 2023 (…)
- Infographies / Bolloré, Luxembourg, France, dirigeants, actionnaires, financeL'organigramme de la tête du groupe Bolloré est d'ailleurs un joyau d'ingénierie financière : des holdings en cascade, des boucles d'autocontrôle qui s'entrelacent, un enchevêtrement de sociétés aux noms exotiques. Une savante complexité, tout entière au service d'un unique objectif : verrouiller le contrôle de la multinationale par un actionnaire minoritaire. Car, aussi surprenant que cela puisse paraître, Vincent Bolloré et ses proches ne détiennent qu'une part réduite – 13,73 % à fin 2023 – du capital du groupe qui porte leur nom. Ils contrôlent pourtant la majorité des droits de vote et assurent une direction sans partage. Une forme de capitalisme sauvage … sans capital.
Organigramme reconstitué issu de notre rapport Le système Bolloré
03.06.2025 à 10:27
Clarisse Dooh
Le géant chinois Shein, ciblé par la loi « fast-fashion » examinée actuellement au Sénat, a lancé une offensive de grande ampleur pour redorer son image en France. Très critiqué pour son impact environnemental et ses pratiques commerciales, ce groupe reste aussi très mal connu.
Shein est plus que jamais au centre de l'actualité en France. Le site chinois, fer de lance de la « fast-fashion », serait devenu en 2024 l'enseigne où les Français dépensent le plus, avec des ventes en hausse de (…)
Le géant chinois Shein, ciblé par la loi « fast-fashion » examinée actuellement au Sénat, a lancé une offensive de grande ampleur pour redorer son image en France. Très critiqué pour son impact environnemental et ses pratiques commerciales, ce groupe reste aussi très mal connu.
Shein est plus que jamais au centre de l'actualité en France. Le site chinois, fer de lance de la « fast-fashion », serait devenu en 2024 l'enseigne où les Français dépensent le plus, avec des ventes en hausse de 58% sur un an. Avec son homologue Temu, la plateforme représentait fin 2024 quasiment un quart des colis transportés par La Poste, selon le PDG du groupe.
Ce succès phénoménal s'accompagne de nombreuses critiques sur le modèle écologique et social de Shein, qui ont poussé les parlementaires français à voter à l'unanimité en première lecture, il y a un peu plus d'un an, une proposition de loi visant à contenir les excès de la « fast-fashion ».
Face à cette menace dans un pays qui est l'un de ses plus importants marchés, le groupe chinois n'a pas lésiné sur les moyens. Il s'est acheté les services de cabinets de lobbying, d'anciens ministres comme Christophe Castaner et d'influenceuses comme Magali Berdah, et a lancé une campagne de communication grand public signée Havas (lire Pourquoi il faut faire la lumière sur le lobbying de Shein et le rôle de Christophe Castaner).
Qui se cache derrière le site de Shein ? Qui sont ses dirigeants et ses actionnaires ? Où vont les profits de ses ventes en France ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous tentons de répondre dans cet article, alors que le Sénat examine à son tour depuis le 2 juin, après de nombreux délais, la proposition de loi « fast-fashion ».
En pleine croissance, valorisée à 50 milliards de dollars et présente selon son site web dans 150 pays, Shein reste cependant une multinationale particulièrement nébuleuse dans son organisation juridique et financière. L'ONG suisse Public Eye a essayé de reconstruire son organigramme, qui ne cesse d'évoluer, et les rapports entre ses différentes filiales toujours plus nombreuses d'année en année.
Deux sociétés basées respectivement à Hong Kong et à Singapour jouent un rôle central dans l'organisation du groupe.
Officiellement, Shein a son siège à Guangzhou, dans le sud de la Chine. Cependant, deux sociétés basées respectivement à Hong Kong et à Singapour jouent un rôle central dans l'organisation du groupe. La première, baptisée Zoetop Business, gérait les droits des marques de Shein mais aussi de ses commerces en ligne, mais elle semble avoir perdu en importance. La seconde, Roadget Business, dont le nom apparaît dans le registre français des représentants d'intérêts, a été créée en 2019 pour prendre en charge les marques Shein et les ventes dans l'Union européenne [1].
Ces deux sociétés au centre de l'écosystème du groupe Shein appartiendraient à leur tour à une troisième, basée dans le paradis fiscal des îles Vierges britanniques, appelée Beauty of Fashion Investment. Certains documents divulgués aux États-Unis suggèrent que cette dernière est à 37% la propriété du fondateur de Shein, le très discret Xu Yangtian. Une autre société du groupe, Elite Depot, est basée aux îles Caïmans, sans qu'il soit possible – opacité oblige – de comprendre son rôle exact dans la structure financière de Shein.
C'est désormais Roadget Business qui contrôle depuis Singapour les filiales de Shein en Chine même ainsi que ses activités internationales, à travers des filiales en Irlande et au Royaume-Uni. La principale de ces dernières, Infinite Styles Ecommerce (basée à Dublin), détient à son tour un ensemble de sous-filiales, dont la seule société du groupe localisée dans l'Hexagone, Infinite Styles Ecommerce France.
La filiale de Shein en France assure des activités de marketing . Ce n'est pas elle qui récupère les revenus des ventes sur le site.
Cette SARL abrite des activités de marketing et gère occasionnellement des « pop-up stores ». Autant dire que ce n'est pas elle qui récupère les revenus issus des ventes de Shein en France. C'est pourquoi elle a versé un impôt sur les sociétés, pour l'année 2023, de seulement 273 000 euros, très loin des 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires estimé du groupe chinois pour cette année-là (les chiffres 2024 n'ont pas été publiés).
Les produits des ventes de Shein en France vont directement à la filiale irlandaise du groupe, qui achète les vêtements qu'elle vend à d'autres filiales en Asie et réalise donc elle-même un bénéfice modeste. Les profits réels vont se perdre à Singapour ou encore plus loin.
Qui dirige aujourd'hui Shein et qui en sont les actionnaires ? D'après certaines sources, Yu Xangtian posséderait environ 33% des actifs de Shein, et les autres cofondateurs environ 7,7% chacun [2]. Cependant, son nom a disparu de la plupart des documents officiels transmis par le groupe aux autorités singapouriennes, au profit de Leonard Lin Zhiming et la cofondatrice Gu Xiaoqing.
L'introduction en bourse devrait permettre aux propriétaires actuels de Shein de toucher un joli pactole
Le visage public de Shein est aujourd'hui Donald Tang, homme d'affaires sino-américain nommé vice-président en 2022 puis président exécutif en 2023. Sa mission ? Préparer l'entrée en bourse du groupe chinois. Une première tentative aux États-Unis, a échoué parce que l'entreprise aurait refusé de divulguer certaines informations, et plus largement en raison d'un contexte de dénonciations des ingérences chinoises et du recours allégué de Shein au travail forcé dans la province du Xinjiang. Mais l'enseigne s'est tournée vers la place londonienne et a finalement réussi à obtenir en avril dernier le feu vert des autorités britanniques.
Comme pour les start-ups du secteur numérique, l'introduction en bourse devrait permettre aux propriétaires actuels de Shein de toucher un joli pactole. Parmi ces propriétaires, on compte les cofondateurs, mais aussi des investisseurs comme Sequoia Capital, General Atlantic ou encore Mubadala Investment Company, le fonds souverain des Émirats arabes unis. Aucune information n'est disponible sur le montant exact de leur participation. Les tentatives actuelles de Shein de se donner l'image d'une entreprise respectable ont probablement pour objectif principal de rassurer les investisseurs qui s'apprêtent à se ruer sur cette entreprise très profitable et à la croissance vertigineuse.
À bien des égards, le modèle commercial de Shein se situe dans la droite lignée de celui inventé il y a une trentaine d'années par des groupes comme Zara ou H&M, que l'on qualifiait déjà de « fast-fashion ». Dans sa version initiale, il se caractérise par des collections pléthoriques, des modèles renouvelés fréquemment, et des coûts de fabrication et de vente très bas grâce à l'exploitation d'une main d'oeuvre à bas prix dans des pays comme le Bangladesh. Sauf que Shein pousse la logique encore plus loin. La vente en ligne se substitue aux enseignes ayant pignon sur rue, le transport des vêtements par avion (encore plus polluant) remplace leur transport par bateau porte-conteneurs, et surtout l'offre et la production s'adaptent en permanence aux souhaits supposés des consommateurs, tels qu'ils ressortent des données de visite du site web de Shein.
En plus d'être une multinationale du prêt-à-porter, Shein est aussi une multinationale du numérique, dont le modèle repose sur l'exploitation des données.
Autrement dit, en plus d'être une multinationale du prêt-à-porter, Shein est aussi en même temps une multinationale du numérique à l'image des GAFAM, dont le modèle repose sur l'exploitation des données. Il est même, comme l'a souligné récemment le média Vert, « tapissé d'intelligence artificielle ». Pour limiter ses invendus et optimiser sa production, Shein fait usage d'une technologie de dark patterns (interfaces truquées en français), dont le but est « de capter l'attention des consommateur·ices et de leur faire acheter un maximum de produits ».
La marque chinoise a d'ailleurs été de multiples fois accusée de contrefaçon et de plagiat via l'intelligence artificielle. Selon une enquête de France Inter, de nombreuses marques dont Lacoste, Levis et même H&M ont accusé Shein entre 2018 et 2025 de copier-coller les images de leur modèle, dans le but de les vendre via sa plateforme en ligne. « J'ai à peu près toute les semaine des copies d'écran, avec à chaque fois des copie conformes, non seulement le copie est copié mai la photo du produit est aussi copiée. Donc nous avons derrière, des machines (IA) qui copient des produits, des machines qui copient des images », explique Yann Rivolan, président de la fédération du prêt-à-porter féminin, au micro de France Inter.
Shein s'accaparerait également les designs de petite créatrices, dont une Américaine du nom de Maggie Stephenson, qui a accusé en 2022 la marque d'ultra fast-fashion d'avoir exploité ses illustrations « One is good, more is better » sans son autorisation, pour les vendre dans sa boutique en ligne. Ces illustrations auraient été répliquées sous forme de tapisseries ou de tentures vendues 4 euros sur le site de Shein, rapporte le média Ancré Magazine, alors que les produits originaux étaient vendus 89 euros sur la boutique Urban Outfitters.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donCe recours massif à l'intelligence artificielle contribue à accroître les émissions de gaz à effet de serre de Shein. Les derniers chiffres publiés par le groupe montrent que ces émissions ont doublé en 2023 par rapport à l'année précédente, et triplé par rapport à 2021. Shein émet aujourd'hui autant de carbone dans l'atmosphère que ses concurrents H&M et Inditex, et ses émissions ont augmenté deux fois plus vite que son chiffre d'affaires [3]. 38% de ces émissions proviendraient du transport des marchandises, dont la grande majorité liée au transport par avion.
Les derniers chiffres publiés par le groupe montrent que ces émissions ont doublé en 2023 par rapport à l'année précédente, et triplé par rapport à 2021.
Une autre source de pollution est la composition des produits vendus par Shein. L'entreprise elle-même, dans son rapport « Durabilité », explique que 75,7% des produits qu'elle a vendus en 2023 étaient en polyester (dont 6% en polyester recyclé). Cette matière entraîne, au lavage en machine, le rejet de microparticules plastiques qui envahissent l'environnement et les organismes vivants. Greenpeace Allemagne a également constaté que sur 42 produits achetés sur le site de Shein, 15% présentaient une teneur très élevée de phtalates et de formaldéhyde dans les chaussures et vêtements pour filles.
Les prix bas et le marketing de Shein sont une incitation permanente des consommateur à « renouveler leur garde de robe », comme le rappelle aussi Vert. Un T-Shirt acheté à Shein, comme l'entreprise l'admet elle-même, sera porté en moyenne moins de trente fois. Ce phénomène de surconsommation ne fait qu'accentuer les impacts sur l'environnement, sachant qu'une pièce confectionnée chez Shein pollue deux à six plus qu'une pièce basée sur un modèle « plus éthique ».
Comme beaucoup de ses concurrentes du secteur du prêt-à-porter, l'entreprise chinoise a été épinglée à maintes pour l'exploitation de ses travailleurs, rémunérés de manière dérisoire. L'ONG suisse Public Eye révèle ainsi que dans les six sites de production qu'ils ont visité, les ouvriers témoignent travailler en moyenne 12 heures par jour sur six voire sept jours. Soit une semaine de travail de plus de 75 heures de 8 heures du matin à 10 heures et demi le soir, pour un salaire mensuel de 6 000 à 7 000 yuans (soit l'équivalent de 600 à 800 euros). Des conditions qui contreviennent au code du travail en vigueur en Chine.
L'enquête de Public Eye suggère aussi que le contrôle qualité des vêtements est plus important pour Shein que la sécurité des travailleurs. « Quand le géant estime que la qualité n'est pas suffisante, cela peut coûter cher », explique l'ONG. Les fautifs sont contraints d'effectuer des travaux de retouches non rémunérés, un contremaître quinquagénaire expliquant que « quiconque fait une erreur a la responsabilité de la corriger. Il faut résoudre le problème sur son propre temps de travail ». En cas de négligence, les fautifs doivent payer une amende de 300 à 1000 yuans (36 à 122 euros), amputant significativement leur rémunération déjà très basse.
Dans l'une des filiales de Shein à Guangzhou, des témoignages ont fait état de la présence de mineurs adolescents dans les usines, qui effectuaient des tâches simples comme l'emballage des colis ou s'exerçaient à la machine à coudre sous la supervision de leurs parents. Public Eye n'a pas eu la possibilité de savoir s'ils avaient reçu ou non un salaire en contrepartie.
C'est à tous ces problèmes et d'autres que cherche à répondre la proposition de loi « fast-fashion », soumise au vote l'Assemblée nationale début 2024 et approuvée à l'unanimité. Son objectif initial était à la fois de limiter la surconsommation de vêtements et les impacts écologiques qui lui sont associés, mais aussi de protéger le secteur contre des acteurs moins-disants – comme Shein – qui pourraient s'accaparer tout le marché en jouant sur le dumping social et environnemental et en usant pratiques commerciales abusives.
La proposition de loi prévoyait notamment un système de bonus-malus écologique, ainsi que l'interdiction de la publicité pour la fast-fashion. Ces dispositions ont pour l'instant disparu du texte examiné par le Sénat.
À cette fin, la proposition de loi prévoyait notamment un système de bonus-malus écologique, ainsi que l'interdiction de la publicité pour la fast-fashion. Ces dispositions ont pour l'instant disparu du texte examiné par le Sénat. L'enseigne chinoise a fait flèche de tout bois pour convaincre l'opinion et les décideurs de la laisser continuer à se développer sans entraves, en argumentant que sa présence bénéficiait aux consommateurs les plus modestes.
Une situation qui n'est pas sans rappeler celle d'Uber il y a une dizaine d'années. Confrontée à la volonté des législateurs de réguler ses activités et de ralentir sa « disruption » du marché, la multinationale avait lancé une campagne de grande envergure – dévoilée par les « Uber Files » – en ciblant le grand public et le sommet de l'Etat français et de la Commission européenne pour passer outre le Parlement et l'administration. En sera-t-il de même cette année pour Shein ?
[1] Voir l'enquête initiale (2021) et la mise à jour de 2024.
[2] Voir ce document .