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24.07.2025 à 06:00

« La peur ne devait être que mon lot à moi »

Sabah Chamali

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)

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Texte intégral (2747 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Pour cette centième chronique, Rami Abou Jamous a cédé sa place à Sabah, sa femme, pour qu'elle livre son propre témoignage.

Je m'appelle Sabah Chamali. J'ai 34 ans et cinq enfants.

Ma famille est originaire de Gaza. Je n'ai pas fait d'études, je me suis mariée à 16 ans. Je dis toujours à Rami qu'après la guerre, je reprendrai les études. J'apprendrai le français, comme ça je pourrai enfin comprendre ce qu'il dit aux enfants. D'ailleurs, j'ai déjà appris plusieurs mots !

En 2014, mes trois premiers enfants ont perdu leur père, leur oncle et leur grand-père paternels. Notre maison a été détruite. À l'époque aussi, nous avons été déplacés à plusieurs reprises. Nous avons vécu sous une tente pendant un an. Ensuite, mon père — paix à son âme — a construit une maison de plusieurs étages, avec un appartement à chaque étage. J'en ai habité un avec mes enfants.

Avant cette guerre, je peux dire que nous avions une belle vie. Une vie discrète, car Rami a toujours été quelqu'un de très secret, qui ne voulait pas dévoiler sa vie privée. Par exemple, quand on s'est connu, lui et moi, et même quand on s'est marié, personne n'était au courant. D'ailleurs, ni lui ni moi n'avons de compte sur les réseaux sociaux. Mais avec la guerre, il a sacrifié tout cela pour que les gens se rendent compte dans quelles conditions nous vivons, et ce que cela signifie de vivre sous un génocide. Je l'ai soutenu dans ce choix. Cela me fait drôle aujourd'hui de voir que tout le monde connaît sa vie, sa famille, ce qu'il fait, de voir autant de monde le contacter. Il a également beaucoup d'admiratrices ! Il me dit toujours que je n'ai pas à m'inquiéter. Mais j'espère qu'elles recevront le message !

Ils ont joué le jeu, pour ne pas effrayer leur petit frère

Depuis le début de cette guerre, j'ai perdu plusieurs membres de ma famille : d'abord mon père, ensuite deux de mes neveux, mes oncles maternels, ainsi que leurs enfants. J'ai vu la mort de mes propres yeux. Heureusement que Rami était là. Il a été d'un grand soutien.

Au début de la guerre, mes enfants vivaient avec leur famille paternelle. Quand on a dû partir de chez nous, de Gaza-ville, pour nous réfugier à Rafah, ils se trouvaient dans le camp de Nusseirat, qui était assez loin. Je ne pouvais plus les voir tous les jours s'ils restaient là-bas. Nous avons donc décidé qu'ils viendraient avec nous. Je leur ai expliqué que Walid ne comprenait rien de ce qui se passait : les chars, les bombardements israéliens… Pour lui, tout cela n'était qu'un jeu, des « tartifices »1 [feux d'artifice] comme dit Rami. Ils ont accepté à leur tour de jouer le jeu, pour ne pas effrayer leur petit frère.

Mais aujourd'hui, Walid commence à prendre conscience de ce qui se passe. Hier par exemple, il a vu de la fumée monter au ciel après un bombardement. Il m'a appelée pour me montrer cela, et je ne savais pas quoi lui répondre. Il commence à comprendre… et à avoir peur. Pour l'instant, il ne comprend pas encore que les avions lâchent des bombes. Pour lui, « l'avion », c'est pour voyager, c'est « l'avion qui ramène Tonton Ramzi »2. Je n'ose imaginer le jour où il comprendra la vérité.

Normalement, Walid devrait aller au jardin d'enfants à son âge. Les trois enfants plus grands au collège, mais ils ont tout oublié. Quand nous étions à Deir El-Balah, nous avons essayé de les envoyer à des cours collectifs dans les camps. Mais les élèves étaient les uns sur les autres. Les maladies, notamment dermatologiques, étaient très répandues. On avait peur qu'ils attrapent quelque chose, et qu'on soit obligés de les emmener à l'hôpital, alors que c'était devenu un vrai mouroir. Comme on avait peur de la contagion, ils ont arrêté d'aller à l'école. J'espère qu'ils pourront rattraper tout ce temps perdu.

Les gens font peu de cas ce que nous vivons

Quand on était à Rafah, Rami travaillait depuis la maison. Mais quand on a dû partir à Deir El-Balah, il allait au bureau. À cette époque, je vivais quotidiennement avec la peur au ventre. Chaque fois que j'entendais que des journalistes avaient été ciblés par les bombardements, j'étais terrorisée. En même temps, j'essayais de faire en sorte de ne rien laisser paraître à mes enfants. Je leur disais que Rami n'avait rien à voir avec les autres journalistes, que lui ne risquait rien. Je leur montrais des vidéos de lui, de ses reportages, sur mon téléphone, pour les rassurer, pour les convaincre que tout allait bien. Je voulais qu'ils soient fiers de lui. La peur ne devait être que mon lot à moi.

De toute façon, je n'allais jamais empêcher Rami de faire son métier. C'est la voie qu'il a choisie, afin de montrer au monde entier le génocide que nous sommes en train de subir. Vous savez à quel point c'est important de faire parvenir nos voix à l'extérieur. Enfin, j'espère que nos voix parviennent au reste du monde. On a l'impression que, à part les quelques personnes qui nous soutiennent, les autres ne veulent juste pas voir ce qui se passe, ou font peu de cas de ce que nous vivons. Je parle même d'une partie des Arabes. Quant à vous, qui êtes solidaires avec nous, j'espère que la guerre s'arrêtera et qu'on pourra enfin se rencontrer. Votre crainte quotidienne que quelque chose nous arrive est la plus belle chose qui soit au monde !

En ce moment, nous vivons réellement le génocide, dans le sens où il n'y a vraiment, vraiment plus rien. Avant, il y avait de la farine et du riz. Il n'y avait pas le superflu, mais au moins on arrivait à trouver quelques légumes. Tout était très cher, mais les choses étaient encore disponibles. Aujourd'hui, soit il n'y a vraiment rien, soit les prix sont hallucinants. Le kilo de sucre coûte 350 shekels (près de 90 euros). La farine, 150 shekels (près de 40 euros). Et encore faut-il en trouver. Avant, on citait toujours la Suisse comme le pays où la vie était la plus chère. Maintenant, Gaza a dépassé la Suisse !

Il m'est très difficile de ne pas donner à Walid la nourriture qu'il réclame. Hier, il me demandait des « pommes » et des « bananes ». La seule parade que j'ai trouvée était de lui dire que les fruits n'étaient pas encore mûrs, et que je lui en prendrai dès qu'on en aura cueilli. J'essaye de gagner du temps comme ça, en espérant qu'ils laissent bientôt entrer les camions d'aide. D'ailleurs, c'est bientôt son anniversaire. J'espère qu'ils laisseront entrer un peu d'aide et qu'on puisse marquer le coup, malgré tout. Pour faire rentrer un peu de joie dans le cœur des enfants.

En général, j'essaye de me débrouiller avec ma sœur ou mon frère pour me procurer des vivres. C'est seulement si personne ne trouve rien que j'appelle Rami. Je ne veux pas lui rajouter de charge supplémentaire, en plus de son travail. Mais je n'ai pas toujours le choix. En ce moment, je ne fais que cuisiner des lentilles avec quelques aubergines. C'est tout ce qui me reste.

Les gens ont perdu toute notion d'intimité

Je n'avais pas peur quand j'étais enceinte, même si les conditions étaient difficiles. Des enfants sont tués tous les jours. C'était notre décision d'avoir un autre enfant. Comme une tentative de remplacer, à notre échelle, toutes ces pertes.

Le rôle des femmes a beaucoup changé à Gaza avec le génocide. Avec tous les pères qui ont été tués, les prix qui ont flambé… Imaginez tout ce que doit faire une mère pour nourrir ses enfants. J'ai vu plus d'une fois une femme porter un sac de farine de plusieurs kilos sur ses épaules — quand il y en avait — pour donner à manger à ses enfants en bas âge.

Nous, nous avons de la chance : nous avons pu rentrer chez nous, et même quand on était sous une tente, sous notre « villa » comme dit Rami, nous étions privilégiés, car nous nous trouvions sur un terrain privé. Nous avions notre intimité. Aujourd'hui, je vois depuis chez moi les familles qui vivent sous les tentes, en pleine rue, à même l'asphalte. Les voitures passent juste à côté d'eux. Imaginez, une femme qui prend sa douche alors qu'une voiture passe juste à côté de sa tente, bonjour l'intimité !

Avant, les habitants de chaque quartier se connaissaient, formaient une communauté. Mais avec le déplacement de population, les gens se sont mélangés. Les différentes communautés ont perdu leur spécificité et les familles, les individus, ont perdu toute notion d'intimité. Si cette guerre se termine, la suite sera encore plus difficile que ce que nous vivons actuellement. Qui rendra à l'enfant son innocence ? Qui rendra aux femmes leur dignité ?

Je dis toujours à Rami que je veux partir après la guerre. C'est le désespoir qui parle. Lui me répète que les jours à venir seront meilleurs. J'aimerais finir là-dessus : dire à quel point Rami est un homme d'une extraordinaire tendresse. C'est plus qu'un mari, un vrai compagnon de route. Je n'aurais jamais pu traverser cette guerre sans son soutien. Sa présence nous réchauffe. Pour peu qu'il rentre à la maison, je suis en paix.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia


1NDLR. Les mots en italique sont prononcés par Sabah en français.

2NDLR. Ramzi, le frère aîné de Rami, vit aux États-Unis.

21.07.2025 à 06:00

Achoura à Beyrouth, entre deuil collectif et poursuite de la lutte

Armin Messager, Julia Zimmermann

Cette année, la commémoration du martyre d'Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage. Chaque année, les chiites du monde entier (…)

- Magazine / , , , , , ,
Texte intégral (4616 mots)

Cette année, la commémoration du martyre d'Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage.

Chaque année, les chiites du monde entier commémorent le martyre du petit-fils du prophète Mohammed, Hussein, tombé à Kerbala en l'an 6801. Au Liban, pendant dix jours, les quartiers à majorité chiite se parent de noir. Des haut-parleurs diffusent des élégies funèbres, la nourriture est offerte en bord de route, et des milliers de personnes défilent en cortège pour pleurer ensemble la tragédie fondatrice de l'islam chiite.

En ce début juillet 2025, la commémoration d'Achoura dépasse largement le cadre spirituel. La mort du chef historique du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l'attaque des bipeurs, le génocide en cours à Gaza et les violations permanentes du cessez-le-feu au Sud-Liban font, plus que jamais, de Kerbala un événement réactualisé dans le quotidien des chiites libanais.

Trois hommes à un stand distribuant des sandwichs, en arrière-plan des bâtiments.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Une tradition importante d'Achoura consiste à offrir gratuitement de la nourriture aux passants.
Toutes les photos sont de © Julia Zimmermann

Pour le Hezbollah, c'est aussi un moyen de réaffirmer sa volonté de poursuivre la lutte, alors que la nouvelle présidence libanaise envisage d'imposer le monopole militaire de l'État face au parti de Dieu.

Le martyr comme langage collectif

Durant la période d'Achoura, des majalis sont organisés dans les quartiers chiites, et ce dans les mosquées, les salles communautaires et même les hôtels. Il s'agit d'assemblées funèbres où un religieux relate les épisodes du martyre, puis invite les fidèles à pratiquer les pleurs collectifs, souvent accompagnés par les chants déchirants d'un chantre qui entonne la passion de Hussein.

Dans le quartier mixte de classe moyenne de Hamra, au cœur de Beyrouth, un majlis se tient au Commodore Hotel. Les religieux se succèdent pour raconter l'histoire de Hussein — la soif, la peur, la solitude dans le désert irakien —, mais aussi pour établir des ponts avec l'époque actuelle : l'abandon par la communauté musulmane, la trahison des gouvernants, l'injustice politique et morale.

Une affiche d
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Partout dans les rues de Dahiyeh, les portraits des martyrs tombés lors des conflits contre Israël rappellent les luttes contemporaines et les figures sacrifiées.

Un parallèle explicite est ainsi fait entre les sentiments de trahison et d'abandon ressentis aujourd'hui par les populations chiites du Liban ou les Palestiniens de Gaza, face à ce qui est perçu comme de l'indifférence de la part du reste du monde musulman. « Tout le monde est contre nous [la communauté chiite]  : les pays du Golfe, les États arabes, les États-Unis, Israël... », dit une personne âgée présente au majlis.

Une jeune femme de la communauté, non voilée et employée dans une ONG occidentale, confie : « Cette année, il y a beaucoup plus de monde aux assemblées funèbres que les années passées. »

Un groupe de manifestants en noir, tenant une grande affiche d
Dahiyeh, Beyrouth le 06 juillet 2025. Des fidèles chiites participent au majlis du 10e jour d'Achoura. Dans une atmosphère de recueillement et de deuil, les orateurs rappellent le sacrifice de Hussein, figure centrale du chiisme, tombé à Kerbala pour défendre la justice et la foi.

Climat de tension et haute sécurité à Dahiyeh

À quelques semaines d'Achoura, les tensions sécuritaires ont resurgi dans la banlieue sud de Beyrouth. Des informations sur une possible résurgence de la menace djihadiste ont ravivé la peur des attentats. La chaîne Al-Manar, affiliée au Hezbollah, a rapporté l'arrestation d'une cellule de l'Organisation de l'État islamique (OEI) et prétendument liée au Mossad, dans le quartier de Borj Al-Barajneh. Quelques jours plus tard, le quotidien Al-Akhbar, également proche de la formation chiite, a réitéré ces accusations et a affirmé que les services israéliens mobilisaient des éléments de l'OEI à l'intérieur du Liban. Ce climat s'est encore assombri après l'attentat-suicide du 22 juin à Damas, lorsqu'un kamikaze s'est fait exploser dans l'église orthodoxe Mar Elias.

Une personne tient un drapeau sur une rue, entourée de bâtiments et de manifestants.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Des fidèles chiites défilent à Kafaat, rue Sayed Hadi, à l'aube du 10e jour d'Achoura avec des drapeaux du Hezbollah

Dans ce contexte, les dix jours de commémorations d'Achoura se sont déroulés sous très haute sécurité à Dahiyeh2. L'incertitude a plané jusqu'à la veille sur l'autorisation de couverture pour les journalistes étrangers. L'accès au faubourg a été strictement filtré. Aucune moto extérieure n'était autorisée à entrer et seuls les piétons pouvaient traverser les check-points de l'armée libanaise, postée à chaque entrée du quartier. Un second contrôle était ensuite assuré par le Hezbollah. Les papiers d'identité, les caméras et les équipements étaient minutieusement vérifiés avant la distribution d'un badge qui permettait l'accès aux zones de procession. Une Jeep aux vitres teintées escortait ensuite les journalistes autorisés jusqu'à la rue principale. C'est là que s'étaient déroulées, en novembre 2024, les célébrations du cessez-le-feu avec l'armée israélienne.

À cette présence militaire visible s'ajoute une pression psychologique constante : les drones israéliens, en vol permanent au-dessus de Beyrouth et du Sud-Liban, ont installé un traumatisme profond chez une grande partie de la population. Pour beaucoup, le bourdonnement lointain des drones évoque non seulement la surveillance, mais aussi la possibilité permanente d'une frappe ciblée. « Il y a beaucoup moins de monde dans les rues cette année, les gens ont peur d'une attaque probable de l'Organisation de l'État islamique », confie un fidèle croisé à Dahiyeh au petit matin.

Des jeunes scouts en chemises bleues, certains portent des foulards rouges, se regroupent.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Deux jeunes fidèles chiites s'ajustent un bandeau rouge autour de la tête sur lequel est écrit «  Ya Hussein  »  Ô Hussein  ») à l'aube du 10e jour d'Achoura.

Dans le bastion historique du Hezbollah collé à Beyrouth, les habitants installent des salles éphémères. On y distribue de la nourriture et l'on pratique les latmiyya, un rituel de deuil accompagné de frappes rythmées sur la poitrine.

C'est là que Hussein, 16 ans, originaire du Sud-Liban, a découvert pour la première fois la commémoration d'Achoura :

Nous avons été déplacés du Sud à cause de l'agression israélienne. On a tout quitté, j'ai perdu beaucoup d'amis. Chacun est parti dans une région différente chez ses proches. Nous, on est venus dans la banlieue. Ma première expérience d'Achoura, je l'ai vécue ici, c'était magnifique. Après avoir perdu mes amis, j'ai ressenti un profond vide en moi. Je me sentais seul, j'avais le mal du pays… Là, même si c'était un moment triste — parce qu'on se souvient de Kerbala —, j'ai ressenti une vraie solidarité entre les gens, comme si j'étais de retour dans le Sud.

Dans ces salles et dans les mosquées, des photos de civils et de combattants morts dans les bombardements d'Israël tapissent les murs, considérés comme martyrs, même au-delà des partisans du Hezbollah. On aperçoit aussi des fidèles dans la foule, tout de noir vêtus, le visage mutilé, une main en moins ou en béquilles : ce sont des survivants de l'attaque des bipeurs ou des bombardements des quartiers chiites.

Autel commémoratif avec portraits, drapeaux et objets militaires sur un fond sombre.
Al-Jamous, Beyrouth, le 04 juillet 2025. Les portraits des martyrs tombés lors des conflits contre Israël rappellent les luttes contemporaines et les figures sacrifiées. Leurs photos, ainsi que des objets personnels retrouvés avec leurs corps sont exposées dans une sorte de sanctuaire. Le souvenir du combat de Hussein s'entrelace avec celui de ces combattants modernes.

La continuité dans le sacrifice

Cependant, le parti de Dieu affiche partout sa volonté de continuer la lutte. Sur les bannières accrochées dans les rues de Dahiyeh, sur les boîtes de nourriture distribuées, sur les drapeaux brandis par des enfants, un même slogan revient en boucle : « Nous ne rendrons pas les armes. »

Un groupe de personnes brandissant des drapeaux noirs et jaunes dans une cour.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Le geste rituel consistant à se frapper la poitrine de la main, appelé latmiyya, est pratiqué par les chiites pendant Achoura. Ce rituel exprime la douleur et la culpabilité face à la mort de l'imam Hussein, tombé à Kerbala en 680.

Pendant Achoura, les hommes du parti arpentent les rues de Dahiyeh pour prendre noms et numéros de téléphone des potentiels recrutés. Devant les mosquées des quartiers chiites et les salles de majlis, des files d'attente s'étirent devant les stands de recrutement du Hezbollah. Cette mobilisation — visible, parfois discrète, mais souvent assumée — traduit un regain d'engagement militant, alimenté par le contexte régional et les tensions croissantes. Un combattant confie :

Cette année, beaucoup ont rejoint le Hezbollah, de tous âges. Pour chaque martyr tombé, un nouveau résistant s'est levé. Après les annonces américaines de protection sur Beyrouth, l'ennemi a pourtant frappé. L'opération Bipeurs a été une humiliation. Nous sommes les fils de Hussein : nous refusons l'humiliation et nous nous battrons jusqu'au bout.

Graffiti d
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Sur une fresque murale est représentée Hassan Nasrallah, ancien chef du Hezbollah. Sous son portrait, on peut lire l'inscription : «  Labayka Ya Nasrallah  » (À ton service, Ô Nasrallah). La formule reprend celle de «  Labayka Ya Hussein  » (À ton service, Ô Hussein") utilisée par les chiites pour invoquer le souvenir d'Hussein. Cette image, peinte sur un mur, reflète le soutien affiché par une partie de la population.

Ce climat de résistance exaltée, mêlant douleur, fierté et mobilisation, donne à Achoura une portée bien au-delà du religieux. Elle devient un moment charnière où le politique et le sacré s'enchevêtrent dans les rues de Dahiyeh. Les paroles de Hassan Nasrallah sont diffusées en boucle dans les salles de majlis, dans les rues de Dahiyeh, et dans les mosquées. Cette omniprésence confirme les récits des fidèles dans les rues. Ils poursuivent la ligne de l'ancien chef du Hezbollah et la vision eschatologique : « Notre choix est husseinien. Nous poursuivrons et nous affronterons. »

Loin d'être une posture idéologique figée, cette logique du sacrifice est le fruit de l'histoire vécue et politique du Sud-Liban, marquée par les occupations israéliennes de 1978, 1982 et 2006. Une partie de la population estime ainsi qu'il ne s'agit pas d'un choix mais d'une réaction. Un combattant du Hezbollah confie : « La résistance est le droit de chaque citoyen que l'État a échoué à protéger contre une force étrangère. » Pour les militants du parti, la lutte armée devient ainsi la forme la plus haute de l'existence, et Achoura en est la liturgie.

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1NDLR. La bataille de Kerbala a eu lieu le 10 octobre 680 en Irak. La bataille opposait la puissante armée de Yazid Ier, deuxième calife omeyyade, au groupe des 72 partisans qui entouraient Hussein, fils d'Ali et petit-fils du prophète Mohammed.

2NDLR. Littéralement « banlieue » en arabe, le terme désigne en général la banlieue sud de Beyrouth, collée à la capitale.

17.07.2025 à 06:00

Abdelwahab Meddeb, carnets de voyage en Orient

Sophie Bessis

Dans son dernier ouvrage posthume, l'écrivain et essayiste tuniso-français interroge la relation complexe entre l'Occident et l'Orient, tout en posant une question primordiale : pourquoi l'Occident refuse-t-il d'accepter son propre lien avec l'Orient ? D'après l'introduction de cet opus posthume d'Abdelwahab Meddeb, nous n'avons pas fini de lire cet auteur prolifique — essayiste, écrivain et poète — qui a pourtant quitté le monde en 2014. Ce n'est en effet qu'une petite partie de ses (…)

- Lu, vu, entendu / , , ,
Texte intégral (891 mots)

Dans son dernier ouvrage posthume, l'écrivain et essayiste tuniso-français interroge la relation complexe entre l'Occident et l'Orient, tout en posant une question primordiale : pourquoi l'Occident refuse-t-il d'accepter son propre lien avec l'Orient ?

D'après l'introduction de cet opus posthume d'Abdelwahab Meddeb, nous n'avons pas fini de lire cet auteur prolifique — essayiste, écrivain et poète — qui a pourtant quitté le monde en 2014. Ce n'est en effet qu'une petite partie de ses carnets de voyage, découverts par son épouse et sa fille après son décès, qui nous est livrée ici sous le titre de Vers l'Orient. Notre Orient en fait, qui va de Tanger à la Palestine, les dernières pages concernant le Japon ne s'accordant que d'assez loin au reste de l'ouvrage.

Dans cet épais corpus, on retrouve l'ensemble des lignes de force qui ont structuré la pensée de l'écrivain tout au long des nombreux ouvrages qu'il a publiés de son vivant, mais de façon un peu différente. Destinait-il ces carnets à la publication ? On n'en saura évidemment rien puisqu'il n'est plus là pour nous le dire, mais cela n'est pas impossible tant la phrase est léchée, peaufinée dans un déluge de références savantes, non dénuées parfois de pédanterie qu'on lui pardonnera vu la qualité du voyage que ce livre nous propose de parcourir avec lui.

L'Occident dans le déni de son Orient

À mesure qu'il avance dans cet Orient qui va de l'extrême Occident des Arabes, le Maghreb, à cette région en feu qu'est désormais le binôme Palestine-Israël, en passant par l'Espagne, la Tunisie, l'Italie, l'Égypte et la Bosnie, Meddeb cherche invariablement les traces du mélange immémorial entre l'Occident et l'Orient. Il repère ce qu'il y a d'Orient en Occident et d'Occident en Orient, en posant une question essentielle : pourquoi l'Occident s'entête-t-il dans le déni de son Orient ? Pourquoi refuse-t-il que l'islam soit aussi une religion européenne ? Car l'incroyant épicurien qu'est Meddeb, amateur de bonne chère et de bons vins, revient toujours à la question religieuse pour explorer les pans les plus universels qu'il y a en chacune d'elles et tenter de les faire se rejoindre.

On voyagera donc avec plaisir et curiosité dans ses carnets où le constant souci d'érudition est tempéré par la poésie du périple et de la découverte. On ne se lassera pas avec lui de parcourir les échelles de cette Méditerranée, terre de tant de mythes, de croyances et de paradoxes qui le fascinent et l'interrogent.

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Couverture d

Abdelwahab Meddeb
Vers l'Orient, carnets de voyage de Tanger à Kyoto
Stock, Paris, 2025
512 pages
23,90 €

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