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06.05.2024 à 06:00

« C'est la première fois qu'on voit des universités manifester pour la Palestine ! »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Samedi 5 mai 2024. Ce (…)

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Texte intégral (2086 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 5 mai 2024.

Ce samedi matin, pour la petite conférence de presse improvisée devant chez moi, il y avait beaucoup plus de monde que d'habitude. Ils ne voulaient savoir qu'une chose : les négociations en cours vont-elles enfin aboutir à une trêve ? Est-ce que vraiment on va retourner chez nous ?

L'ambiance en général est à l‘inquiétude. On attend, on attend… On espère une bonne nouvelle. J'ai déjà dit dans ce journal que je me sens souvent obligé de mentir pour remonter le moral des gens, mais je tiens parfois compte du climat général. Et là j'ai pensé qu'il fallait montrer un peu d'optimisme, parce que les gens attendent avec impatience la bonne nouvelle d'un cessez-le-feu, même si ce sera juste une trêve de 40 jours, avec la possibilité d'un renouvellement. Les gens ont envie d'entendre ça, ils n'ont pas entendu de bonne nouvelle depuis sept mois. Ma réponse fut donc : oui, il y a quelque chose de positif cette fois-ci, les Américains mettent beaucoup de pression, ils ont intérêt à ce que tout ça finisse. J'ai ajouté : « Regardez ce qui se passe aux États-Unis, ces manifestations que j'appelle l'Intifada des étudiants ! » Et devinez quoi : tout le monde était au courant ! Tout le monde disait : « C'est la première fois qu'on voit des universités manifester pour la Palestine ! »

On a chaud au cœur ici de savoir qu'il y a des gens — surtout des étudiants, des jeunes — qui sont en train de manifester pour la Palestine et pour Gaza. On note bien toutefois l'ironie de la situation : on n'a pas vu ça dans les universités des pays arabes ou musulmans. On voit ça en Occident, et surtout aux États-Unis, qui sont les alliés des Israéliens.

On écoute Guillaume Meurice quand on est francophone à Gaza

C'est vrai que l'intifada des étudiants qui est en train de se produire aux États-Unis dans des universités de prestige comme celle de Columbia met beaucoup de pression sur le gouvernement américain. Ces jeunes sont les futurs politiciens et diplomates. Le mouvement se propage partout, même en France. Sciences Po est considérée comme une école d'élite et surtout de préparation à la vie politique, sans oublier la Sorbonne. Ce mouvement de révolte me fait vraiment plaisir. C'est grâce à ce genre de manifestations qu'on peut arriver à un changement, comme avec la guerre du Vietnam dans les années 1960, les manifestations pour le mouvement des droits civils à Columbia aussi ou contre l'apartheid en Afrique du Sud.

En même temps, je suis triste quand je vois qu'en France, on réprime ce genre de manifestations, et interpelle des gens pour « apologie du terrorisme » ou on les accuse d'antisémitisme. Beaucoup de gens ont été convoqués et même licenciés, des personnalités très connues comme Guillaume Meurice, qu'on écoute quand on est francophone à Gaza. Mais je suis sûr qu'on va les défendre et qu'on va voir par exemple avec des affiches qui disent « je suis Meurice ».

On accuse ces étudiants de blocage ou ces personnalités de ne pas accepter le débat ! Malgré cette répression, les Français continuent à s'exprimer et à défendre les causes justes parce que la devise de la France c'est Liberté, Égalité, Fraternité. Et la grève pour protester, l'arrêt des moyens de transports, ça fait partie de la culture française.

Israël ne représente pas tous les juifs

Une chose très importante : la présence dans ces manifestations de personnes juives. Ainsi, des gens et surtout des jeunes commencent à dénoncer le mensonge des Israéliens et de Nétanyahou quand il dit qu'Israël et les Juifs, c'est la même chose, et qu'être contre la politique d'Israël c'est de l'antisémitisme. J'ai toujours dit qu'en France, on peut défendre les droits des homosexuels, le droit à l'avortement, toutes les libertés qu'on veut… mais quand il s'agit de la question palestinienne, tout de suite malheureusement, c'est la répression, et la crainte d'être accusé d'antisémitisme. Mais maintenant, avec la présence de Juifs dans les manifestations ça change.

Les Occidentaux commencent à comprendre que ça n'a rien à voir. Israël ne représente pas tous les juifs et les anti-israéliens ne sont pas des anti-juifs. J'ai vu des images de musulmans qui priaient et de juifs qui fêtaient la Pâque juive dans les universités américaines, des concerts où tout le monde se mélangeait. Car tout ça n'a rien à voir avec la religion. Grâce à ces manifestations, les jeunes commencent à comprendre qu'à Gaza, ce sont juste des gens qui sont en train de tuer d'autres gens, que c'est un occupant qui est en train de tuer un occupé et que c'est une question politique, pas religieuse.

D'habitude, la question palestinienne est posée par des intellectuels, des personnes informées sur le Proche-Orient. Maintenant, on voit beaucoup plus de gens — surtout des jeunes — qui comprennent ce que c'est que la question palestinienne, qu'il y a un génocide en cours, qu'une machine de guerre est en train de nettoyer toute une population.

J'insiste sur les jeunes d'aujourd'hui parce que je me souviens de mes études à Aix-en-Provence à la fin des années 1990. La plupart des jeunes à l'époque savaient peu de choses sur la Palestine. Beaucoup connaissaient Yasser Arafat, mais pas les Palestiniens. Quand je disais que j'étais palestinien, au début, ils croyaient souvent que je voulais dire pakistanais. Comme je peux passer physiquement pour un Pakistanais ou un Indien, ça entretenait la confusion. Mais aujourd'hui, beaucoup de Français comprennent qu'il y a une occupation en Palestine.

Le Hamas fait partie de la population, on ne peut pas l'éradiquer

Maintenant, pour revenir aux pourparlers : c'est vrai que le Hamas se considère à présent en position de force à cause des pressions américaines et internationales contre Israël et Nétanyahou. Mais j'ai peur que ses négociateurs manquent un peu de sagesse et qu'ils ne fassent pas les concessions nécessaires pour arrêter tout ça. Or le problème, c'est qu'il faut parfois être très sage, même si cette sagesse peut passer pour un manque de courage.

J'espère que cette fois le Hamas ne va pas laisser à Nétanyahou la possibilité de les accuser de refuser la paix ou un cessez-le-feu, parce que ce dernier n'attend que ça. Il veut aller jusqu'au bout, il veut en finir avec Rafah. Il a déjà tenté cela au nord et au centre de la bande de Gaza. Malgré tout ça, les combattants du Hamas sont toujours là. Peut-être qu'ils n'ont plus le même arsenal, mais ils sont toujours là. Et ils détiennent toujours 130 prisonniers israéliens, donc ils sont toujours forts.

Je le dis depuis le premier jour de la guerre : la solution n'est pas militaire, comme en Afghanistan, et comme en Irak. À la fin, il faudra s'asseoir à la même table et négocier, parce que le Hamas fait partie de la population, et qu'on ne peut pas éradiquer la population. Mais même si on tue 2,3 millions de personnes, le Hamas restera toujours là.

Le Hamas, c'est une idée, c'est une idéologie, et elle restera. Je ne peux pas faire de comparaison avec d'autres partis parce que le Hamas est un mouvement où la religion a toujours sa place. Ils sont là dans la société palestinienne, ils sont là à Gaza, ils sont en Cisjordanie, ils sont dans les camps de réfugiés à l'étranger, ils sont même présents dans les pays européens. Il y a un blocus à Gaza, mais il n'y a pas de blocus pour les idées. Le meilleur exemple est celui des Frères musulmans en Égypte. Malgré la chute du gouvernement de Mohamed Morsi1, ils sont toujours là, même s'ils sont affaiblis et qu'ils ne sont plus au pouvoir.

La population a besoin de ce répit

J'ai peur que Nétanyahou se dise : je suis perdant quoi qu'il arrive, je vais donc continuer jusqu'au bout, et qu'il refuse la trêve, en trouvant des prétextes pour continuer la guerre.

Même s'il entre à Rafah, le véritable but de Nétanyahou n'est pas d'achever les « quatre brigades du Hamas » qui s'y trouveraient selon lui, mais de détruire la ville de Rafah, son infrastructure, ses hôpitaux, et de créer une nouvelle zone tampon autour de la Route de Philadelphie2 comme il l'a fait à l'est de l'enclave. L'autre zone fait 14 kilomètres de long sur 100 mètres de large, mais bientôt elle fera un kilomètre et demi de large. Ça veut dire que quartiers entiers vont être rasés, effacés, comme le quartier de Yebna qui est collé à la frontière.

J'ai peur que Nétanyahou fasse ça et que le Hamas de son côté n'accepte pas le cessez-le-feu sans un retrait total de l'armée de toute la bande de Gaza, ainsi que l'annonce par Israël de l'arrêt total de de la guerre. La population a besoin de ce répit.

En même temps, on parle toujours du « jour d'après », du lendemain de la guerre. Tant qu'il y a la guerre, le Hamas sera là. Après la guerre, ce ne sera pas aux Israéliens de décider à la place des Palestiniens. Mais à la fin de la guerre, Nétanyahou partira, et le Hamas, lui, restera. Il aura même peut-être le pouvoir. Mais je crois que la population palestinienne, cette fois, aura son mot à dire.


1NDLR. Suite au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi le 30 juin 2013.

2NDLR. Zone tampon entre la bande de Gaza et l'Égypte, en vertu des dispositions des accords de paix entre le Caire et Tel-Aviv.

03.05.2024 à 06:00

Tunisie. Une information sous pression

Lilia Blaise

Depuis le 25 juillet 2021, la liberté de la presse est en recul dans le pays. Pressions exercées sur les journalistes critiques envers le pouvoir, recours à de nouveaux décrets juridiques pour les criminaliser, absence de communication avec les autorités… Autant de problèmes touchant ceux qui se sont battus depuis treize ans pour préserver la liberté d'expression acquise avec la révolution de 2011. « Vous n'êtes pas sur la liste, vous n'êtes donc pas autorisés à entrer. » Cette phrase (…)

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Depuis le 25 juillet 2021, la liberté de la presse est en recul dans le pays. Pressions exercées sur les journalistes critiques envers le pouvoir, recours à de nouveaux décrets juridiques pour les criminaliser, absence de communication avec les autorités… Autant de problèmes touchant ceux qui se sont battus depuis treize ans pour préserver la liberté d'expression acquise avec la révolution de 2011.

« Vous n'êtes pas sur la liste, vous n'êtes donc pas autorisés à entrer. » Cette phrase n'est pas lancée par un vigile à l'entrée d'une soirée VIP, mais par un représentant de la communication du nouveau Conseil national des régions et des districts. Il s'adresse à des journalistes tunisiens et étrangers venus couvrir, le vendredi 19 avril 2024, la séance inaugurale de cette seconde chambre parlementaire élue quelques mois auparavant au suffrage indirect.

« Seuls quelques médias, souvent étatiques et triés sur le volet, sont autorisés à couvrir cette première session », déplore Mourad Zeghidi, journaliste à la radio privée IFM et chroniqueur télé, qui a tenté d'envoyer une équipe. « C'est inadmissible, sachant qu'on nous a déjà refusé l'accès à la première séance plénière du nouveau parlement en mars 2023 », ajoute-t-il. L'année passée, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et la profession avaient protesté devant le parlement qui a finalement ouvert ses portes pour les séances plénières suivantes.

Des lignes de censure floues

Un an plus tard, la déconvenue et l'accoutumance à ce genre de procédés ont pris le dessus, à force d'encaisser les refus de certains officiels. Dans le cas du conseil des régions, des journalistes étrangers ont passé une demi-journée à tenter de joindre les attachés de presse de cette seconde chambre afin de s'inscrire sur la fameuse liste des professionnels autorisés, sans succès. Un manque de communication que Mourad Zeghidi peine à expliquer :

Nous avons un mal fou à contacter les autorités de manière générale pour avoir leur point de vue. Par exemple, nous avons tenté d'avoir une réponse du ministère de l'industrie sur sa décision de sortir le phosphogypse à Gabès de la liste des produits dangereux alors qu'il ne l'est pas. Nous n'avons eu aucune réponse. Ni refus, ni retour.

Le journaliste ne sait plus sur quel pied danser « car on arrive quand même à poursuivre notre travail sur d'autres aspects. Par exemple, nous avons fait une émission sur les prisonniers politiques méconnus et victimes de détention prolongée dans diverses affaires, dont celle du complot contre la sûreté de l'État1, sans subir de représailles », admet-t-il. Le 24 avril, la juge d'instruction au pôle judiciaire antiterroriste a pourtant réitéré l'interdiction pour les médias de parler des développements dans cette affaire, malgré la clôture de l'instruction le 12 avril. Une proscription similaire avait déjà été émise par communiqué en 2023 sans plus d'explications.

Les lignes de la censure sont sans cesse troublées, et les interdictions de couvrir tel ou tel évènement, rarement justifiées. Très peu de médias ont pu par exemple avoir accès à la centaine de blessés palestiniens rapatriés par la Tunisie depuis les bombardements sur Gaza à la suite de l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Si les médias ont pu couvrir de loin leur arrivée à l'aéroport de Tunis 18 décembre 2023, depuis, c'est le black-out total. « Cette décision d'interdire l'accès est assez inexplicable. Lors des différentes guerres en Libye après 2011, nous avons toujours pu avoir accès aux blessés libyens de différents camps qui venaient se faire soigner dans des cliniques tunisiennes », fait remarquer le journaliste Bassam Bounenni. Les raisons invoquées sont diverses et variées : risques d'infiltration ou d'exposition traumatisante pour les blessés, peur d'une instrumentalisation de la question palestinienne par les journalistes, absence de vis-à-vis pour demander des autorisations… Des motifs non officiels qui s'échangent entre les journalistes, faute d'avoir plus d'explication de la part des autorités. La seule interview qui ait circulé est celle d'une blessée palestinienne mineure, donnée à la radio nationale en avril, et encadrée par la porte-parole du Croissant-Rouge et l'accompagnateur de la jeune fille en studio.

De la cybercriminalité à la répression

Autre sujet peu médiatisé, le sort des migrants subsahariens dans les campements de fortune au cœur des oliveraies d'El-Amra et Jebiniana dans le sud-est du pays, non loin de Sfax. Cette situation est le résultat d'une politique sécuritaire musclée menée depuis février 2023 après un communiqué de la présidence dénonçant l'arrivée de « hordes de migrants subsahariens dans le pays », dont le but serait de « changer la démographie de la Tunisie ». Depuis, les contrôles se sont renforcés sur les personnes en situation irrégulière, et beaucoup de migrants ont perdu travail et logement. Les migrants subsahariens qui arrivent en Tunisie par voie terrestre via l'Algérie et la Libye se dirigent désormais directement vers les oliveraies, en attendant de pouvoir payer un départ vers les côtes italiennes. « Leur parcours migratoire à Sfax et dans ces oliveraies est resté très peu traité par les médias. Cela a favorisé la montée de l'hostilité envers ces migrants », explique Bassam Bounenni. Par peur de déplaire au pouvoir, d'être arrêtés sur place ou faute de moyens, peu de médias tunisiens vont sur le terrain pour couvrir ce sujet qui reste sensible. Les débats se font souvent sur les plateaux radio et télévisés, non sans dérapages racistes.

Entre autocensure, manque de communication avec les autorités et sous-médiatisation de certains sujets, difficile de mesurer le baromètre de la liberté d'informer en Tunisie. « Concrètement, on continue de travailler. Mais il y a quand même des journalistes qui se demandent à chaque fois quand viendra leur tour d'avoir des problèmes », résume Mourad Zeghidi en plaisantant à moitié. La radio pour laquelle il travaille n'est pas en reste. Le 24 avril, une journaliste d'IFM, Khouloud Mabrouk, a été convoquée et interrogée par une équipe de la garde nationale, à propos d'une interview faite avec un ancien ministre, Mabrouk Korchid, et l'avocat Samir Dilou, membre du comité de défense des prisonniers dans l'affaire du complot contre la sûreté de l'État. Si elle a été maintenue en liberté, une enquête a néanmoins été ouverte. Le 31 mars, c'est l'avocate et chroniqueuse de la même radio, Sonia Dahmani, qui a fait l'objet d'une enquête en raison de déclarations pouvant nuire à la sécurité publique et relever de la diffamation, sur la base du décret 54. Ce décret a été promulgué en 2022, officiellement pour contrôler la cybercriminalité et la diffusion de fausses informations via les réseaux sociaux. Cependant dans les faits, il sert à réprimer les journalistes et les voix critiques sur les réseaux sociaux. Sonia Dahmani a également été convoquée en janvier 2024 pour d'autres déclarations, sur la base de ce même décret. Les deux affaires font suite à des questionnements émis à l'antenne sur le travail du gouvernement.

Le 10 janvier, un autre journaliste de la chaîne, Zied El-Heni est libéré après dix jours de prison. Accusé de diffamation pour avoir traité la ministre du commerce de « cazi » — mot familier en arabe tunisien pour signifier « cassos » —, il a été condamné à six mois de prison avec sursis. Mais depuis sa libération, il a dû cesser sa collaboration avec la radio IFM sur la base d'un commun accord.

L'État contre les journalistes ?

Actuellement, le journaliste de la radio CAP FM, Mohamed Boughalleb purge une peine de six mois de prison ferme. Il a été condamné pour avoir « porté atteinte à l'honneur » d'une fonctionnaire du ministère des affaires religieuses, après avoir questionné des déplacements à l'étranger a priori injustifiés avec le ministre aux frais de l'institution. Ces affaires témoignent d'une « régression » pour la liberté de la presse, selon un communiqué de Reporters sans frontières sur la détention du journaliste qui dénonce une peine disproportionnée par rapport aux faits reprochés. « La tendance à recourir à l'emprisonnement est une menace clairement adressée à ceux qui assument pleinement leur rôle de journalistes », peut-on lire dans le communiqué.

Une autre nouvelle tendance émerge aussi dans ces procès qui condamnent à la hâte les journalistes. Les plaintes émanent souvent de ministres ou d'instances officielles. C'est notamment le cas du journaliste Haythem El-Mekki, chroniqueur satirique connu de la radio Mosaïque FM, convoqué devant le tribunal de Sfax après une plainte à son encontre déposée par l'hôpital de Sfax pour « diffusion de photos sans autorisation afin de semer le trouble ».

« Je ne comprends pas que l'on me reproche d'avoir parlé d'un problème qui était de notoriété publique, à savoir la saturation de la morgue de l'hôpital de Sfax à cause des naufrages des embarcations de migrants », s'indigne Mekki qui n'a même pas diffusé de photo à ce sujet. Il ajoute que le tweet posté n'est pas celui pour lequel il a été accusé, et que la capture d'écran figurant dans le dossier d'accusation provient d'un compte non vérifié.

Malgré mon interrogatoire détaillé avec la brigade sur le sujet, je suis quand même convoqué devant le juge. Je n'aurais jamais pensé qu'un hôpital puisse déposer une telle plainte.

Son audience est fixée au 16 mai. Pour lui, il s'agit d'une forme de « harcèlement » qu'il lie à une deuxième convocation par la justice l'année passée avec deux de ses collègues de la radio, dans le cadre d'une autre affaire. Haythem Mekki avait pourtant diminué son temps d'antenne après l'emprisonnement du directeur de Mosaïque FM Noureddine Boutar, libéré sous caution après trois mois de détention dans le cadre d'une affaire de blanchiment d'argent et de complot contre la sûreté de l'État. Aujourd'hui, malgré une exposition médiatique réduite, il estime ne pas être à l'abri de ces procès de complaisance.

Je ne pense pas que ça soit des affaires directement commanditées d'en-haut, mais plutôt des entités qui veulent régler des comptes ou se faire bien voir du pouvoir. Et l'ambiance répressive actuelle leur permet d'agir.

Les lignes rouges sont tellement floutées que le journaliste Bassem Bounenni estime qu'il n'y a pas de « logique ou de rationalité dans la censure, et c'est ce qui est d'autant plus inquiétant ».

Le décret 54, épée de Damoclès

Dans les faits, selon les rapports de plusieurs ONG, le décret 54 est souvent utilisé pour criminaliser les déclarations des journalistes alors qu'il existe les décrets 115 et 116 depuis 2011 permettant de réguler la profession. Les bloggers ou internautes qui critiquent le pouvoir sur les réseaux sociaux sont également ciblés par le décret 54. Le nombre de cas reste difficile à recenser, selon Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis. « Nous n'avons pas le détail de toutes les affaires qui tombent sous le décret 54. Nous ne pouvons donc répertorier que celles qui sont communiquées par les avocats ou dénoncées par les victimes et les médias. Et certaines personnes préfèrent ne pas rendre leur affaire publique », explique-t-elle. L'ONG a noté quatre condamnations sur la base de ce décret ainsi que 9 journalistes poursuivis et faisant l'objet d'enquêtes. En tout, 28 personnes sont concernées par ce décret, selon les chiffres de Human Rights Watch. Le Syndicat des journalistes tunisiens en a répertorié 40.

Selon Salsabil Chellali, ces chiffres pourraient être revus à la hausse à l'approche de l'élection présidentielle dont on ne connaît pas encore la date mais qui est censée avoir lieu d'ici le mois d'octobre.

Le décret 54 est un outil de dissuasion. Il pose l'idée de lignes rouges à ne pas franchir pour la presse, sans que l'on sache réellement quelles sont ces lignes rouges. La crainte est de voir durant la période électorale de plus en plus d'instances gouvernementales recourir à ce décret pour empêcher tout débat, et faire taire les voix critiques.

Hors du champ journalistique, l'opposante à Kaïs Saïed et présidente du Parti destourien libre Abir Moussi est actuellement en prison sans procès depuis six mois sur la base du même décret. Elle a été visée par une plainte émanant de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) en janvier 2024 pour des propos tenus en 2023 sur les élections. L'opposant Jaouhar Ben Mbarek, en détention sans procès depuis plus d'un an dans l'affaire dite du complot contre la sûreté de l'État, a été condamné à six mois de prison ferme en février 2024 dans le cadre d'une plainte également déposée par l'ISIE, après avoir qualifié les élections législatives de 2022 de « mascarade » et de « coup putschiste ».


1Depuis le 11 février 2023, plusieurs opposants politiques ont été arrêtés et placés en détention préventive, accusés d'avoir fomenté un complot contre la sûreté de l'État. Huit détenus sont dans l'attente d'un procès jusqu'à aujourd'hui. Leur comité de défense et les ONG de défense des droits humains dénoncent des dossiers vides et une affaire d'acharnement politique visant à éliminer l'opposition.

03.05.2024 à 06:00

« On a peur de mourir à la dernière minute »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Jeudi 2 mai 2024. Comme (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 2 mai 2024.

Comme vous le savez, j'ai appris à Walid à applaudir quand il entend un bombardement, pour lui faire croire que c'est une sorte de jeu. Lundi, il a applaudi plusieurs fois, très fort. Cette fois, ça m'a vraiment fait peur. Les bombes tombaient tout autour de nous. Ça s'est intensifié. Ça m'a fait peur parce qu'on parle d'un cessez-le-feu qui se rapproche. Et on sait très bien que quand il y a une annonce de cessez-le-feu, la guerre s'intensifie dans les dernières heures qui précèdent. Ça bombarde très fort à Rafah.

Ma belle-famille habite dans un coin qui s'appelle Al-Alam, à l'ouest de la ville de Rafah, sur la côte. Ils sont sous les tentes et sous les bâches. Des bombes sont tombées autour de chez eux aussi. Il y a eu des victimes, des blessés. Des dizaines de milliers de personnes ont quitté le quartier qui s'étend du rond-point Al-Alam jusqu'à l'hôpital du Croissant rouge palestinien. Une rumeur s'est répandue, disant que les déplacés devaient évacuer parce que le quartier allait être entouré d'une ceinture de feu.

Les gens sont partis en abandonnant tout

C'était la panique. Tout le monde a commencé à partir. J'ai eu des appels téléphoniques de ma belle-famille, de tous les amis qui sont là-bas. « Est-ce que c'est vrai ? Ou bien c'est une rumeur, comme d'habitude ? » Je ne savais pas quoi dire et je ne pouvais pas prendre une décision à leur place. J'ai dit : « Faites ce que vous voulez. Il vaut mieux partir parce qu'on ne sait jamais si c'est une rumeur ou pas, mais en tout cas il n'y a rien d'officiel de la part des Israéliens ». Mais je sais très bien que s'il y a vraiment un cessez-le-feu, il y aura beaucoup de bombardements, et donc beaucoup de victimes. Dans toute cette zone-là, il n'y a que des tentes et des bâches. Les gens sont partis en les laissant sur place. Tous les membres de ma belle-famille se sont déplacés au rond-point surnommé « Fresh Fish », du nom d'un restaurant de poissons, typique de Gaza, connu pour ses daurades que tout le monde aimait.

Apparemment, à l'heure où j'écris, on est sur la voie d'un cessez-le-feu. Il y a aussi des rumeurs d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale contre Nétanyahou et des chefs militaires israéliens. Si c'est vrai, ils n'auraient plus rien à perdre, et ils continueraient jusqu'au bout, ils tireraient sur tout le monde.

Je crois que Nétanyahou va saboter le cessez-le- feu, intensifier les attaques, peut-être surtout contre Rafah. Ici, la peur règne. Normalement, ce devrait être l'inverse : tout cet enfer pourrait prendre fin, la machine de guerre pourrait s'arrêter. Mais ce n'est pas notre première guerre, et nous savons ce qu'il se passe juste avant l'arrêt des combats. Je fais partie des gens qui pensent cela parce qu'à chaque fois, en tant que journaliste, j'ai vu des parents dirent adieu à leurs enfants, des enfants dire adieu à leurs parents, morts dans les hôpitaux ou sous les décombres.

On vit à l'heure des bombes

J'ai toujours ces images en tête, j'ai peur pour ma famille, peur pour mon fils de deux ans et demi. On vit à l'heure des bombes. Le soir on se couche tôt, vers 20h ou 20h30, mais on se réveille à minuit parce que « la fête commence » : les bombes tombent plus ou moins près de nous, et on reste éveillés. On se tient prêt à sortir immédiatement avec les enfants, ça devient une routine. On a tenu le coup jusqu'à présent, au cours des presque 7 mois de guerre, mais on a peur de mourir à la dernière minute.

On a peur de mourir parce que Nétanyahou va devenir fou, encore plus fou contre Gaza, plus agressif, parce qu'il va se venger personnellement, parce qu'une trêve, un mandat d'arrêt — ou les deux — seraient la fin de sa vie politique. Dans les bombardements, il n'y a pas de règles. N'importe quel immeuble, n'importe quelle maison peut être frappée, sous prétexte qu'elle abritait un membre du Hamas ou du Djihad islamique. Malheureusement, le Hamas et le Djihad islamique sont partout : le Hamas, c'est un frère, un père, un cousin, un ami. Tous sont des cibles. Si tu as rencontré un gars du Hamas, si tu montes dans une voiture ou dans un taxi qui a transporté un gars du Hamas, tu es une cible.

C'est ce que les Israéliens appellent des dégâts collatéraux. Ils sont la majorité des victimes de cette guerre. Le Hamas, c'est à peu près 30 % de la population de la bande de Gaza. Les fonctionnaires du gouvernement du Hamas, c'est plus de 50 000 personnes, qui ne sont pas tous membres du parti et qui se sont fait embaucher parce que c'était la seule possibilité de toucher un salaire. Mais tous ces gens ont des familles, donc 70 %, voire 90 % des Gazaouis sont des cibles potentielles pour les Israéliens.

La nuit risque d'être dure pour tout le monde

C'est pour cela que j'ai peur quand Walid applaudit trop souvent, et que j'espère que ça va finir. On redoute une nuit qui risque d'être dure pour tout le monde. Ma belle-famille me demande s'ils vont être bombardés, pourquoi ils nous visent, où va commencer la nouvelle zone sécuritaire ? Les Israéliens parlent d'isoler Rafah côté est et ouest, surtout de la route côtière. La ville de Rafah va-t-elle être séparée de la zone d'Al-Mawassi, où des milliers de personnes sont réfugiées au bord de la mer ?

La zone dont je vous ai parlé et qui s'appelle Al-Alam fait l'intersection entre la ville de Rafah et la route côtière. Peut-être qu'ils vont la bombarder pour qu'il n'y ait plus personne. Si les gens doivent partir, il n'y aura pas de voitures, il n'y aura pas de charrettes tirées par des animaux, aucun moyen de transport. Ils partiront à pied avec juste un sac. Les Israéliens peuvent installer des barrages comme ils ont fait quand ils ont encerclé Khan Younès, la ville au nord de Rafah, pour procéder à des arrestations.

Beaucoup de questions se posent, parce qu'on a l'habitude de ce genre d'opération de l'armée israélienne. On a passé une très mauvaise journée, une journée de peur, de bombardements, de grande inquiétude. J'espère que tout va vite s'arrêter. Et que Walid applaudira pour une vraie fête, la fête d'un cessez-le-feu.

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