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10.07.2025 à 10:58

Les controverses théâtrales sur la question raciale : scène d’une bataille culturelle ?

Frédérique Cassegrain
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Depuis 2007, diverses affaires secouent la scène théâtrale et plus largement la scène médiatique : blackface, appropriation culturelle, personnages non blancs joués par des artistes blancs, stéréotypes racistes, etc. Si ces questions divisent les professionnels, elles révèlent aussi des conflits de valeurs qui fissurent le récit fondateur du théâtre public et le modèle républicain dont il se réclame.

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Texte intégral (3355 mots)
Photo © Cottonbro – Pexels

Article paru dans L’Observatoire no 62, juillet 2024

Depuis une dizaine d’années, le théâtre public a retrouvé une certaine visibilité dans les médias grand public, à la faveur d’une série de controverses soulevées par des spectacles : Exhibit B de Brett Bailey en 2014, Les Suppliantes de Philippe Brunet en 2019 ou, plus récemment, à l’été 2023, Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon, pour ne prendre que quelques exemples. Les cas diffèrent : les deux premiers spectacles se sont vu accuser de racisme par des militants décoloniaux au regard des choix esthétiques de représentation des personnes non blanches et des personnages non blancs. Dans le cas d’Exhibit B, parodie critique des « zoos humains » qui entendait dénoncer la violence de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation à travers les siècles, la mise en cause portait sur la supposée réduction des performeurs au rôle de victimes passives de l’Histoire. Quant à la mise en scène des Suppliantes menée dans le cadre d’un atelier de pratique théâtrale universitaire, elle s’est vu reprocher de ne pas avoir distribué d’actrices non blanches dans les rôles de personnages non blancs et surtout d’avoir utilisé le blackface, comme s’il était possible de faire fi de la longue histoire des usages racistes de cet outil esthétique par lequel des acteurs blancs jouent des personnages noirs, non seulement en se maquillant le visage mais en recourant à une stylisation ancrée dans des stéréotypes racistes qui associent traits phénotypiques et comportements ridicules ou dangereux (lèvres rouges épaisses qui accentuent le sourire en une joie figée un peu stupide, paupières cernées d’un blanc qui écarquille les yeux dans une mimique d’étonnement perpétuel, etc.). À l’inverse, c’est le propos antiraciste du spectacle de Rébecca Chaillon qui a valu à l’équipe artistique les agressions verbales et physiques de quelques spectateurs et de nombreux internautes, au point qu’une plainte a été déposée pour cyberharcèlement et « apologie de crime contre l’humanité » Voir M. Magnaudeix, « Depuis Avignon, le “plaisir gâché” de Rébecca Chaillon et ses comédiennes », Médiapart, 29 novembre 2023.. Mais ces controverses présentent des similarités. 

D’abord, ces affaires ont en commun d’articuler deux questions : les discriminations raciales et les modalités d’exercice de la liberté d’expression, à penser côté artistes (la liberté de création étant consacrée depuis 2016) mais aussi côté publics (le droit de débattre des œuvres et de manifester demeurant aussi partie intégrante des principes cardinaux d’une société démocratique). Ensuite, elles témoignent d’un conflit dans le cadrage du débat lui-même. Un certain narratif médiatique voudrait y voir une « guerre culturelle » entre défenseurs de l’art et tenants d’un militantisme antiraciste et féministe « woke ». Ce narratif relève d’une stratégie analysée, dès le début des années 1990, par le sociologue américain James Davison Hunter dans son livre Culture Wars. The Struggle to Define America, et ravivée par la droite néo-conservatrice aux États-Unis depuis les années Trump, notamment via Fox News. Cette stratégie d’influence a été importée en France à la faveur du développement des chaînes d’information en continu, CNews en particulier, mais aussi via des organes de presse écrite comme Valeurs actuellesCauseur et, dans une moindre mesure, Marianne. Cette stratégie politique est avant tout rhétorique. Elle consiste à criminaliser les mouvements de lutte pour les droits civiques et sociaux des femmes et des minorités en les accusant de violence, ou au moins en présentant leur cause et/ou leurs modes d’action comme contraires aux valeurs fondamentales de la nation dont, à l’inverse, les tenants de l’autre camp s’érigent en garants tout en se présentant comme neutres et/ou mesurés. Le but de ces deux opérations rhétoriques combinées est de décentrer l’échiquier médiatique vers la droite, voire la droite extrême. Le présent article Cet article reprend les réflexions menées dans un ouvrage co-écrit avec Maxime Cervulle : Les Damné·es de la scène. Penser les controverses théâtrales sur le racisme, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2024. entend moins examiner ce narratif que proposer une autre analyse de ces controverses.

Un révélateur des tensions du théâtre public et du modèle républicain

Ces controverses révèlent de fait des conflits de valeurs au cœur du socle idéologique du théâtre public, scène qui reflète et concentre les tensions internes du modèle républicain. Ce n’est pas sans raison et cela ne date pas d’aujourd’hui. La protohistoire du « théâtre public » a commencé sous les auspices du « théâtre populaire »/« théâtre du peuple » à la fin du XIXe siècle, autrement dit au moment de la consolidation de la IIIe République B. Hamidi, « Théâtres populaires (républicain+socialiste+paternaliste) = théâtre public ? », dans O. Bara (dir.), Peuple et théâtre de Condorcet à Gémier, Paris, Classiques Garnier, 2017. . Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que la scène théâtrale coalise les tensions que condensent l’idéal universaliste et le principe de la démocratie représentative. Sans refaire ici l’histoire des politiques publiques du théâtre, je rappelle que cet art est financé par la puissance publique et à travers elle par la collectivité depuis la seconde moitié du XXe siècle au nom de la promesse d’émancipation dont il serait par essence porteur et parce qu’on lui prête, plus qu’à tout autre, d’être un art démocratique, voire l’art de la démocratie par excellence, participant ainsi du débat politique comme de la construction de l’espace public. Cette croyance s’explique en partie par le fait que cet art de la parole en public offre un cadre de réception collectif (par contraste avec la littérature) et une coprésence des corps sur la scène et dans la salle (à la différence du cinéma). Cette conviction ne tient cependant pas seulement aux spécificités matérielles du médium artistique, pour indéniables qu’elles soient, elle prend aussi sa source dans ce que l’on peut véritablement qualifier de « mythologie » du théâtre public – au sens où il s’agit d’un récit fondateur glorieux qui soude l’ensemble des actrices et acteurs professionnels du champ théâtral – selon laquelle la scène théâtrale figurerait l’agora grecque antique, et le public l’assemblée citoyenne. La scène représenterait ainsi le peuple face à lui-même dans la salle. D’où le paradoxe constitutif du théâtre public, où tout est fait au nom du peuple-public mais sans lui, par ses représentants que sont les artistes ; ce qui pose de façon aiguë la question de la représentativité de ces derniers.

Ces controverses révèlent des conflits de valeurs au cœur du socle idéologique du théâtre public.

Longtemps, ce paradoxe n’a pas posé de problème. Car, si l’expression « théâtre populaire » recouvre une diversité idéologique et donc aussi esthétique, et qu’on peut distinguer de la fin du XIXe aux années 1940 trois lignées de théâtre populaire (paternaliste, républicaine et une troisième d’inspiration socialiste révolutionnaire) dont héritera diversement le théâtre public, celles-ci sont rassemblées par un repoussoir commun : le théâtre bourgeois. Ce contre-modèle est entendu à la fois comme modèle esthétique et comme façon de concevoir la fonction sociale du théâtre (modèle marchand vs élévation politique, spirituelle et esthétique) et sa fonction existentielle (aller au théâtre pour se donner en spectacle vs aller vivre une expérience qui transforme ou transporte l’individu et le relie à ses semblables en vitalisant un sentiment d’appartenance collectif). De là, date un postulat qui s’est avéré décisif dans la lente élaboration du consensus entre élus politiques et artistes ayant permis la construction d’une intervention étatique dans la chose théâtrale et donc d’une politique publique du théâtre : l’idée que la démocratisation des publics et l’exigence artistique, loin de s’opposer, sont la condition l’une de l’autre et qu’un théâtre populaire (entendu comme théâtre qui s’adresse aux classes populaires) est le préalable et la clé du renouvellement esthétique et politique du théâtre.

Côté salles, la prise de conscience du décalage avec la composition réelle de la société est assez ancienne : elle date des « années 1968 » Voir Ch. Rotman, P. Rotman, Les Années 68, Paris, Seuil, 2008., avec la Déclaration de Villeurbanne et les premiers travaux de Bourdieu, implacablement confirmés depuis par les enquêtes décennales sur les pratiques culturelles des Français qui montrent que plus de 80 % de la population française manque à l’appel D’après les chiffres des enquêtes publiées depuis la fin des années 1970 par La Documentation française et le ministère de la Culture, seuls 16 % à 18 % de la population française de plus de 15 ans va au théâtre une fois dans l’année. et que le problème est au moins autant qualitatif que quantitatif, puisque c’est particulièrement le peuple qui fait défaut, si par ce mot on entend les classes populaires. Côté scène, la prise de conscience du déficit de représentativité est beaucoup plus tardive. Elle a commencé au milieu des années 2000, dans un contexte politique propice à l’élargissement de cette problématique aux rapports sociaux de genre et de race, au-delà de la classe. La question raciale est toutefois celle dont l’arrivée sur la scène du théâtre public a été la plus tardive – et la plus difficile.

Il y a d’abord eu une occasion manquée en 2006, au moment de la publication du rapport connu sous le nom de son autrice Reine Prat, haut fonctionnaire au ministère de la Culture et chargée de mission « ÉgalitéS ». Intitulé Pour une plus grande et une meilleure visibilité des diverses composantes de la population française dans le secteur du spectacle vivant, il visait dans son principe, comme l’indiquait le pluriel, à saisir ensemble les différents défauts de visibilité/représentativité. Autrement dit, il développait déjà une perspective intersectionnelle, c’est-à-dire une analyse sensible aux effets d’accumulation et d’interaction entre les différents rapports de domination. Toutefois, eu égard aux moyens modestes alloués à cette mission, ce premier rapport se focalisait sur les inégalités de genre, et plus précisément hommes/femmes, ce que précisait son sous-titre « 1- Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation ». C’est à la suite de ce rapport que s’est fondé le mouvement HF « pour l’égalité femmes/hommes dans les arts et la culture ». Si cette question est loin d’être résolue aujourd’hui – les statistiques le prouvent –, le fait qu’elle soit arrivée par le haut, a contribué à la rendre audible et légitime.

De la difficulté spécifique de penser la question raciale

À l’inverse, c’est par le bas et de biais que la question raciale est entrée en scène, d’abord en 2007 avec l’affaire Koltès C. Desclés, L’Affaire Koltès. Retour sur les enjeux d’une controverse, Paris, L’Œil d’Or, 2015., quand l’ayant droit de l’auteur a refusé la prolongation de la durée d’exploitation de la pièce Retour au désert par la Comédie-Française, au motif que la metteuse en scène Muriel Mayette avait distribué un comédien blanc dans le rôle d’Aziz, personnage d’Algérien arabophone écartelé entre le FLN et ses patrons pieds-noirs. C’est moins l’enjeu de vraisemblance de la distribution et donc le problème de crédibilité au regard de l’intrigue qui ont été mis sur le devant de la scène argumentative de cette controverse portée en justice, que le choix d’une distribution contrevenant à la volonté explicite de l’auteur, que l’ayant droit se fixait pour devoir de faire respecter. Dans cette affaire, la question raciale n’a donc pas été formulée frontalement, mais sous l’angle du respect (ou de l’abus) du droit d’auteur et de la confrontation entre deux légitimités artistiques et deux libertés de création (celle de l’auteur et celle du metteur en scène).

Dans les faits, aujourd’hui, seuls certains acteurs peuvent bel et bien tout jouer. Ce sont ceux qui bénéficient de la “transparence sociale”.

Après cette fausse entrée, c’est durant la saison 2014-2015 que le sujet a fait un retour en fanfare, à la faveur de deux affaires : la première, déjà évoquée, portant sur le spectacle Exhibit B, à l’automne 2014 ; la seconde, sur le dispositif de recrutement des interprètes, « Premier Acte », au printemps 2015 : imaginé par Stanislas Nordey, il visait à proposer une formation alternative aux grandes écoles à des jeunes « empêchés » d’accéder à la carrière de comédien du fait de discriminations raciales. C’est à la fois le critère de sélection, fondé sur un ressenti subjectif et sur le critère racial et non social, et le caractère trop restreint de la démarche, qui ont fait l’objet de critiques. Ces deux affaires ont configuré plusieurs aspects de la formulation de la question raciale au théâtre. Concernant les acteurs et actrices de la contestation tout d’abord, puisque dans les deux cas, l’affaire est née par le bas, en venant des bénéficiaires potentiels – qu’il s’agisse des publics de l’œuvre ou des candidats du dispositif de sélection. Concernant les cadres d’intelligibilité ensuite, puisque les deux affaires ont en commun d’avoir permis une extension des questions esthétiques en les articulant à des problématiques socio-économiques et socioprofessionnelles telles que le partage de l’auctorialité au sein des processus de création (élément clé pour pouvoir déterminer si les performeurs d’Exhibit B étaient ou non des victimes passives du dispositif mis en œuvre par le metteur en scène) et les choix de distribution. Ainsi, la tribune Collectif, « “Blackface” à la Sorbonne : “Ne pas céder aux intimidations, telle est notre responsabilité” », Le Monde, 11 avril 2019., lancée par Ariane Mnouchkine au moment de l’affaire des Suppliantes et signée par un nombre impressionnant et même intimidant Voir B. Hamidi, « Pour une liberté de création partagée par tous », AOC, 3 mai 2019.  de personnalités artistiques et politiques, a notamment défendu Brunet au titre du postulat selon lequel, au théâtre, « l’acteur peut tout jouer ». Si cet énoncé peut être considéré comme juste sur le plan prescriptif (un comédien devrait pouvoir tout jouer), en revanche il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il est à la fois inexact et injuste, sur le plan descriptif. Car, dans les faits, aujourd’hui, seuls certains acteurs peuvent bel et bien tout jouer. Ce sont ceux qui bénéficient de la « transparence sociale » E. Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009., le premier des privilèges dont disposent tous ceux qui appartiennent aux groupes dominants (personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles). Les autres se voient interdire de tout jouer, et sont régulièrement renvoyés à leurs particularismes supposés et ainsi exclus de l’universel de la représentation. Ils se voient refuser des rôles ou assigner des partitions stéréotypées, deux modalités distinctes de discrimination qui viennent altérer les conditions d’exercice de leurs métiers et qui, réciproquement, atrophient le champ imaginaire des artistes comme celui des publics. Sur le plan esthétique, considérer « quelles images sont représentées » amène à s’interroger sur le type de représentants du peuple figurés (personnages) ou présents sur scène (interprètes), ainsi que sur le type d’adresse au public.

Bref, c’est donc peu dire que l’arrivée de la question raciale, loin d’asséner des réponses univoques et définitives ou d’assécher le flux créatif des artistes, comme le prétend le narratif de « guerre culturelle », réensemence au contraire aussi bien le champ de la création que celui de l’interprétation.

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10.07.2025 à 10:57

Théâtre public : les scènes de la discorde

Aurélie Doulmet
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S’il a fondé sa légitimité sur l’idée d’un théâtre de service public pour tous, le théâtre public est aujourd’hui critiqué pour son entre-soi et son éloignement des classes populaires. En 2023, seulement 14 % de la population avait assisté à un spectacle de théâtre au cours de l’année. Parmi ceux qui n’y étaient pas allés, 45 % […]

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S’il a fondé sa légitimité sur l’idée d’un théâtre de service public pour tous, le théâtre public est aujourd’hui critiqué pour son entre-soi et son éloignement des classes populaires. En 2023, seulement 14 % de la population avait assisté à un spectacle de théâtre au cours de l’année. Parmi ceux qui n’y étaient pas allés, 45 % évoquaient un manque d’intérêt.

En parallèle, différentes affaires secouent la scène théâtrale et la scène médiatique depuis 2007 : blackface, personnages non blancs joués par des artistes blancs, stéréotypes racistes… Des tensions qui révèlent des conflits de valeurs et qui fissurent le récit fondateur du théâtre public et le modèle républicain dont il se réclame.

Un podcast enregistré à l’occasion d’un débat organisé par l’Observatoire des politiques culturelles, lors des rencontres professionnelles de l’ISTS, le 15 juillet 2024 à Avignon.

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03.07.2025 à 15:30

Ingénierie culturelle : une expertise aux multiples figures

Frédérique Cassegrain
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Qualifiée de « nouveau sésame », l’ingénierie culturelle est devenue un savoir-faire convoité. Mais qui compose ce paysage ? De quoi est faite cette expertise et pour quelles réalités de fonctionnement ? Entretien avec l’agence Le troisième pôle sur l’évolution de leurs missions en prise directe avec les attentes des collectivités.

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Texte intégral (2939 mots)
Photo © Le troisième pôle

Quel est le paysage général des agences d’ingénierie culturelle ? Et pour quels projets est sollicitée une agence telle que la vôtre ? 

Caroline Couraud – La première agence d’ingénierie culturelle, ABCD (pour arts, budgets, communication et développement) a été créée en 1986 par Claude Mollard. Le paysage n’a eu de cesse de s’élargir depuis, et Le troisième pôle est apparu en 2000. Aujourd’hui, il s’agit d’un secteur très hétérogène, composé majoritairement de petites structures (PME-TPE) et de nombreux freelances, souvent issus des collectivités publiques. Les prestataires interviennent généralement sur un secteur spécifique : spectacle vivant, musées, patrimoine, ou musiques actuelles. Quelques agences, comme la nôtre, abordent l’ensemble de ces domaines. Avec vingt-cinq ans d’expérience, notre équipe (composée de sept salariés en CDI, dont certains issus d’équipements culturels et d’autres de collectivités) a développé une connaissance fine de ces différents champs.

L’ingénierie culturelle recouvre plusieurs niveaux d’intervention : à l’échelle territoriale, nous travaillons avec tous les échelons (villes, EPCI, départements, régions), mais nous pouvons aussi être sollicités pour des politiques culturelles plus globales comme la lecture publique ou les enseignements artistiques. Nous opérons également auprès de lieux culturels : pour leur création, leur transformation, une évolution dans leur activité ou une réorganisation interne. Ces missions se font en lien avec les collectivités, mais parfois directement avec les équipes des lieux. Un exemple marquant est notre travail avec le Plus Petit Cirque du Monde, que nous accompagnons depuis plus de dix ans dans leur déploiement. Cette collaboration directe et durable avec un lieu artistique est rare car les marchés publics ne permettent pas toujours ce type de compagnonnage. Dans la même lignée, nous pouvons aussi mentionner nos six années d’accompagnement du Département de Meurthe-et-Moselle pour la refonte de la Cité des Paysages sur la colline de Sion.

Ce qui fait aussi la particularité du troisième pôle, c’est que nous ne nous sommes jamais limités au seul rôle de conseil. Nous avons toujours tenu à conserver une implication concrète dans la réalisation des projets. Aujourd’hui, l’appellation « ingénierie culturelle » inclut aussi des missions de production artistique. Nous avons ainsi organisé de nombreuses manifestations, et nous intervenons également en maîtrise d’œuvre aux côtés d’architectes et de scénographes, notamment pour des expositions. Cela nous permet de garder un pied dans des projets au long cours, à la différence des missions de conseil plus ponctuelles. Celles-ci recouvrent d’ailleurs des réalités très variées : des études classiques, fondées sur des diagnostics et enquêtes, mais aussi des missions opérationnelles proches de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) comme la mise en œuvre de dispositifs, la passation de marchés de maîtrise d’œuvre ou l’amélioration de la gouvernance d’un projet.

Un article récent du Monde L. Carpentier, « L’ingénierie culturelle, un oxymore qui vaut de l’or », Le Monde, 3 mars 2025. qualifiait l’ingénierie culturelle de marché florissant, en France et à l’étranger. Partagez-vous cette analyse ? 

C. Couraud – Pas vraiment. En France, le marché est indexé sur les budgets des collectivités territoriales, aujourd’hui extrêmement contraints. On observe même un ralentissement : moins de marchés publics, davantage de concurrence sur les prix, des projets qui peinent à aboutir. Même du côté de nos collègues architectes ou scénographes, cette situation se fait sentir. Donc non, le marché public de l’ingénierie culturelle en France ne nous semble pas florissant. À l’international, en revanche, certaines zones comme le Moyen-Orient ou la Chine offrent des opportunités. Pour notre part, nous avons choisi de rester dans des logiques de coopération plus ancrées et liées à notre histoire, notamment en Afrique, via des programmes portés par l’Agence française de développement (AFD), sans viser les grands projets trop capitalistiques.

L’idée d’un marché en expansion vient peut-être de la création, ces dernières années, de services d’ingénierie au sein même des institutions culturelles, motivées par la pression croissante sur les ressources propres ou influencées par les grands cabinets de conseil intervenant auprès de l’État. Mais en réalité, il existe deux modèles économiques distincts : celui de structures comme la nôtre, avec un modèle d’équilibre (pas de rentabilité actionnariale) et celui des grands cabinets. Nous passons du temps sur le terrain et, si nous capitalisons évidemment de l’expérience — ce que nous souhaitons ! –, nous réutilisons peu d’éléments d’une étude à l’autre. Notre équipe est majoritairement composée de consultants seniors, tous en CDI, et très peu de stages. Donc, en espérant ne pas être trop caricaturale en disant cela, nous avons une approche sans doute moins industrielle ou taylorienne que d’autres acteurs de plus grande taille… Avec un chiffre d’affaires légèrement inférieur à un million d’euros, nous assurons nos salaires sans dégager de marges significatives. Rien à voir donc avec les modèles évoqués dans l’article du Monde.

La crise financière que traversent actuellement les collectivités a-t-elle un impact sur le type de projets que vous accompagnez ?

C. Couraud – La crise actuelle, plus profonde que celles des vingt dernières années, se fait sentir sur les études elles-mêmes à travers des budgets en baisse et des marges de manœuvre réduites. Alors même qu’il n’a jamais été aussi nécessaire de travailler à l’adaptation de nos modes de création, de diffusion, d’éducation et de coopération.

Thomas Adam  Cet impact se voit aussi dans la façon dont les collectivités réorientent leurs ambitions. Là où les études visaient autrefois le développement d’activités ou des évolutions de politiques culturelles, on sent un recentrage. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de redéployer ou de réorganiser l’existant. Cela pose des questions de priorisation. Dans ces cas-là, nous faisons en sorte d’aider aussi bien les services que les élus à y voir clair. On pense souvent que ce sont ces derniers qui incitent à « faire plus » à moyens constants, mais les équipes ont souvent aussi du mal à renoncer à des projets ou actions portés depuis plusieurs années. Nous nous efforçons donc d’objectiver les choses, pas seulement du point de vue quantitatif ou avec des indicateurs, mais surtout en décentrant le regard : à quels besoins la collectivité doit-elle répondre en priorité ? Qu’est-ce qui fonde son apport en matière de service public de la culture ? Qu’est-ce qui n’est pas couvert par ailleurs ? Comment mieux s’organiser pour y répondre ? Quelles coopérations rechercher avec d’autres partenaires publics ? Bref, nous essayons d’apporter des éléments objectifs, mais aussi de les amener à se poser les bonnes questions et à y répondre collectivement. Pour autant, les changements de cap génèrent parfois des tensions et des blocages. On a vu plusieurs projets être mis en pause, des restitutions d’études reportées, voire suspendues, parce qu’il est difficile de la part de certaines collectivités d’assumer les arbitrages qu’impose cette contraction de moyens. Sans compter qu’il y a de plus en plus de limites à l’exercice… Par exemple, combien de temps encore le bloc communal pourra-t-il continuer à porter quasiment seul les enseignements artistiques spécialisés, tels qu’ils sont organisés et en veillant à en démocratiser l’accès ? Plus les budgets se contractent, plus les décisions risquent d’être radicales. Il est donc urgent d’aider les collectivités à l’anticiper et peut-être à assumer des évolutions fortes mais qui sont les moins préjudiciables pour les habitants et les professionnels du secteur.

La dynamique d’externalisation culturelle tend beaucoup à se développer au sein des collectivités. Comment interprétez-vous la situation ? Est-ce parce qu’elles n’ont plus les moyens d’assumer certaines compétences en interne qu’elles font appel à des sociétés d’ingénierie culturelle ou existe-t-il d’autres motivations ? 

C. Couraud – Cela fait vingt ans que je suis au troisième pôle et que je réponds à des marchés publics d’ingénierie culturelle, et je ne peux pas dire que j’observe une augmentation nette de ces marchés. En revanche, je perçois plutôt une montée en puissance de l’externalisation en matière de gestion de projets et d’exploitation des lieux culturels. Depuis cinq à dix ans, on voit apparaître de plus en plus de scénarios d’externalisation dans lesquels les collectivités, faute de moyens humains ou budgétaires pour gérer un nouvel équipement, envisagent de confier cette gestion à des opérateurs privés ou associatifs, voire à des investisseurs. C’est une évolution que l’on peut relier aussi à l’émergence des tiers-lieux qui, à un moment donné, ont pu laisser penser à certains élus qu’un lieu pouvait remplir des missions d’intérêt général, artistique et culturel, sans soutien public pérenne. Il y a, certes, une forme d’attrait pour ce modèle d’externalisation, mais dans les faits, ce n’est pas toujours viable. Ce type de scénario n’aboutit pas systématiquement. 

Nous concernant, nous n’avons pas forcément l’impression d’être appelés en remplacement de services supprimés. Ce n’est pas une externalisation au sens d’un transfert de compétences. On intervient souvent en appui à des équipes d’agents dans des services de collectivités dont la charge de travail n’a cessé d’augmenter au fil des années, en raison d’une croissance naturelle des projets ou de l’activité, alors que les effectifs sont restés constants – voire ont été réduits. Ça, on le constate dans une grande majorité de nos missions. 

T. Adam  Les collectivités nous sollicitent moins par manque de compétences que par manque de temps et de cadre pour faire émerger les projets. Nous apportons une méthodologie, un calendrier, des rendez-vous qui permettent aux équipes de sortir du flux quotidien pour penser collectivement. On structure des temps d’échange avec tous les niveaux de la collectivité : élus, agents, directions opérationnelles, direction générale, partenaires. Ce type de dialogue transversal est rarement spontané en dehors d’un accompagnement externe. En tant qu’AMO, on facilite cette dynamique. On veille aussi à impliquer d’autres directions que celles de la culture : action sociale, éducation, tourisme, etc. Une politique culturelle n’a de sens que si elle est pensée en interaction avec les autres champs de l’action publique. De même, on essaie quand c’est pertinent, d’associer d’autres strates de collectivité, ou l’État, même si ce n’était pas prévu initialement.

Ce rôle de facilitateur, on l’assume avec une double posture : celle du tiers – c’est justement de là que vient notre nom « troisième pôle » – mais aussi celle de l’expert. Ce regard extérieur sert à faire dialoguer les acteurs, reformuler les enjeux, mais aussi analyser, confronter des hypothèses, comparer des expériences. On n’est pas juste là pour accompagner, on est là pour faire évoluer les projets. Ce rôle de tiers ne peut pas être neutre : il porte une expertise en matière de politiques culturelles. Il ne s’agit pas seulement de faciliter les échanges, mais aussi de proposer une lecture, une vision, des éléments d’analyse issus de notre pratique. Et cela peut nous amener à interroger, voire contredire, certaines orientations de départ.

C. Couraud – Il y a d’ailleurs toujours, en début de mission, une phase de reformulation de la commande. On prend le temps de vérifier que le problème posé est le bon, qu’on aborde le sujet par le bon angle. Une étude de faisabilité, par exemple, ne débouche pas systématiquement sur la validation du projet imaginé par l’élu ou l’agent. Parfois, on conclut qu’il n’est pas faisable, ou qu’il gagnerait à être repensé. C’est aussi notre responsabilité.

Avez-vous noté des évolutions au fil des années dans le type de commandes qui vous est passé, leur cahier des charges ou la relation aux commanditaires ?

C. Couraud – Moi, ce que j’observe, c’est une montée en technicité des commandes. Les attendus vont de plus en plus loin dans la démonstration de faisabilité, les livrables demandés sont de plus en plus précis. Cela reflète une vigilance accrue sur l’usage de l’argent public, et une volonté de sécuriser les projets sur les plans techniques, financiers et juridiques. En parallèle, les collectivités se sont fortement professionnalisées, avec des agents très compétents, ce qui modifie aussi notre manière d’interagir.

Dans ce contexte, c’est un enjeu fort pour nous de ne pas se couper des élus. La technicisation du secteur peut faire glisser certains projets vers une gestion uniquement portée par les services, et on risque alors de perdre la vision politique des élus. Cet éloignement progressif des élus vis-à-vis des sujets culturels, nous l’avons en effet observé, et ce, alors même que ces projets mobilisent des budgets importants. On essaie donc toujours de retisser ce lien, de les impliquer dès le début, pas seulement lors du comité de pilotage final. C’est d’autant plus important, dans le contexte politique actuel.

T. Adam – Ce qui ne veut pas dire qu’on cherche à contourner les services ou à s’adresser uniquement aux élus. On insiste sur l’intérêt d’impliquer les élus en continu, parce que c’est souvent dans cet aller-retour entre vision politique et mise en œuvre technique que les projets prennent vraiment sens. Il arrive que cela ne soit pas aussi évident qu’on l’imagine pour les services et, dans ce cas-là, on essaie de leur faire comprendre l’intérêt de cette articulation. 

C. Couraud – Et dans cette logique, nous valorisons de plus en plus une posture d’accompagnement : on préfère les missions d’accompagnement aux études « en chambre ». On veut être au plus près des besoins des agents, et s’assurer que le travail produit soit bien intégré par la collectivité. Une fois notre mission achevée, l’idée est que le projet puisse se poursuivre sans nous à partir de la dynamique déjà enclenchée. Mais encore faut-il que les cahiers des charges le permettent. On y trouve parfois des approches très cadrées, très prescrites, notamment sur les méthodes. Ce n’est pas un problème en soi, ça permet de mieux cerner les attentes, mais cela peut aussi restreindre la marge d’invention. C’est pourquoi nous sommes attentifs à la manière dont les missions sont formulées en amont. Les outils de commande publique eux-mêmes peuvent mener à une certaine forme d’uniformisation. L’écueil serait alors de reproduire des formats réplicables, standardisés.

Cela va de pair avec un autre axe important pour nous : la coopération. On pousse pour que les projets soient pensés dans une logique partenariale, que ce soit avec d’autres collectivités, avec les institutions, mais aussi les acteurs privés ou associatifs. On est souvent sollicités sur ces sujets-là dans des missions d’AMO : comment organiser la gouvernance d’un projet partagé ? Comment répartir les rôles entre une collectivité et une association ? Comment faire en sorte que la puissance publique s’appuie sur les ressources locales sans tout prendre en charge seule ? C’est un vrai levier d’efficience et de pertinence.

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