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06.02.2024 à 18:51

Théâtre et politique, par Giorgio Agamben

L'Autre Quotidien

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Il est pour le moins singulier qu'on ne s'interroge pas sur le fait, non moins inattendu qu'inquiétant, que le rôle de leader politique soit de plus en plus assumé par les acteurs à notre époque : c'est le cas de Zelensky en Ukraine, mais la même chose s'était produite en Italie avec Grillo (éminence grise du Mouvement 5 étoiles) et même avant aux Etats-Unis avec Reagan. Il est certainement possible de voir dans ce phénomène une preuve du déclin de la figure de l'homme politique professionnel et de l'influence croissante des médias et de la propagande sur tous les aspects de la vie sociale. Mais il est clair en tout cas que ce qui se passe implique une transformation du rapport entre politique et vérité sur laquelle il faut réfléchir.
Texte intégral (1159 mots)

Il est pour le moins singulier qu'on ne s'interroge pas sur le fait, non moins inattendu qu'inquiétant, que le rôle de leader politique soit de plus en plus assumé par les acteurs à notre époque : c'est le cas de Zelensky en Ukraine, mais la même chose s'était produite en Italie avec Grillo (éminence grise du Mouvement 5 étoiles) et même avant aux Etats-Unis avec Reagan.

Il est certainement possible de voir dans ce phénomène une preuve du déclin de la figure de l'homme politique professionnel et de l'influence croissante des médias et de la propagande sur tous les aspects de la vie sociale. Mais il est clair en tout cas que ce qui se passe implique une transformation du rapport entre politique et vérité sur laquelle il faut réfléchir. Que la politique ait à voir avec le mensonge est en fait évident ; mais cela signifiait simplement que l'homme politique, pour atteindre des objectifs qu'il croyait vrais de son point de vue, pouvait dire des mensonges sans trop de scrupules.

Ce qui se passe sous nos yeux est quelque chose de différent : il n’y a plus d’utilisation du mensonge à des fins politiques, mais au contraire, le mensonge est devenu en soi le but de la politique. Autrement dit, la politique est purement et simplement l’articulation sociale du faux.

On comprend donc pourquoi l’acteur est aujourd’hui nécessairement le paradigme du leader politique. Selon un paradoxe qui nous est devenu familier de Diderot à Brecht, le bon acteur n'est pas en fait celui qui s'identifie passionnément à son rôle, mais celui qui, gardant son sang-froid, le tient à distance, pour ainsi parler. Il paraîtra d'autant plus vrai qu'il cachera moins son mensonge. La scène théâtrale est le lieu d'une opération sur la vérité et le mensonge, dans laquelle la vérité se produit en exhibant le faux. Le rideau se lève et se ferme précisément pour rappeler aux spectateurs l'irréalité de ce qu'ils voient.

Ce qui définit aujourd’hui la politique – devenue, comme on l’a dit, la forme extrême du spectacle – est un renversement sans précédent du rapport théâtral entre vérité et mensonge, qui vise à produire le mensonge par une opération particulière sur la vérité. La vérité, comme nous avons pu le constater au cours des trois dernières années, n’est en réalité pas cachée et reste en effet facilement accessible à quiconque veut la connaître ; mais si auparavant - et pas seulement au théâtre - la vérité était obtenue en montrant et en démasquant le mensonge ( veritas patefacit se ipsam et falsum ), désormais le mensonge est produit, pour ainsi dire, en exposant et en démasquant la vérité (d'où l’importance décisive du débat sur les fake news). Si le faux était autrefois un moment dans le mouvement du vrai, désormais la vérité ne vaut que comme un moment dans le mouvement du faux.

Dans cette situation, l'acteur est pour ainsi dire chez lui, même si, par rapport au paradoxe de Diderot, il doit en quelque sorte se dédoubler. Aucun rideau ne sépare plus la scène de la réalité, qui - selon un expédient que les metteurs en scène modernes nous ont rendu familier, en obligeant les spectateurs à participer à la pièce - devient le théâtre lui-même. Si l’acteur Zelensky est si convaincant en tant que leader politique, c’est précisément parce qu’il parvient à proférer toujours et partout des mensonges sans jamais cacher la vérité, comme si cela n’était qu’une partie incontournable de son acte. Lui - comme la majorité des dirigeants des pays de l'OTAN - ne nie pas que les Russes aient conquis et annexé 20 % du territoire ukrainien (qui a d'ailleurs été abandonné par plus de douze millions de ses habitants) ni que sa contre-offensive échoua complètement ; ni que, dans une situation où la survie de son pays dépend entièrement de financements étrangers qui peuvent cesser à tout moment, ni lui ni l'Ukraine n'ont de réelles chances devant eux. C’est pourquoi, en tant qu’acteur, Zelensky est issu de la comédie. Contrairement au héros tragique, qui doit succomber à la réalité de faits qu'il ne connaissait pas ou qu'il croyait irréels, le personnage comique nous fait rire car il ne cesse d'exhiber l'irréalité et l'absurdité de ses propres actions. Cependant, l'Ukraine, autrefois appelée Petite Russie, n'est pas une scène comique et la comédie de Zelensky ne se transformera finalement qu'en une tragédie amère et bien réelle.

Giorgio Agamben, 19 janvier 2024
Traduction LAQ.
L’article d’origine est paru chez l’éditeur Quodlibet.

05.02.2024 à 20:58

Mario Tronti. Ce que le communisme a de chrétien, et pourquoi nous gagnerions à y revenir

L'Autre Quotidien

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On sait ou devrait savoir que les relations entre histoire et théologie du communisme d’une part et christianisme des origines (le monachisme et la structure ecclésiastique) d’autre part sont structurantes des premières. Il est entendu qu’ici le communisme est compris comme mouvement de libération universel non réductible au seul marxisme. Si Ernst Troeltsch parlait d’un « communisme d’amour » à propos des communautés chrétiennes apostoliques des premiers siècles, Walter Benjamin affirmait sans détour que la société sans classes, prédite par le communisme moderne, n’était qu’une sécularisation du règne messianique.
Texte intégral (2819 mots)

RIP Mario Tronti, communiste italien et théoricien de l’opéraïsme. 1931 / 2023.

"Arrêtez cet homme", par Art Young. “Récompense. Pour toute information conduisant à l'arrestation de - Jésus-Christ. Recherché pour sédition, anarchie criminelle, vagabondage et conspiration en vue de renverser le gouvernement établi. Habillé pauvrement, on dit qu'il est charpentier de métier, mal nourri, qu'il a des idées visionnaires, qu'il fréquente des travailleurs ordinaires, des chômeurs et des clochards. Alien - on croit qu'il s'agit d'un juif. Alias : "Prince de la paix", "Fils de l'homme - Lumière du monde", &c &c. Agitateur professionnel - barbe lue, marques sur les mains et les pieds résultant de blessures infligées par une foule en colère menée par des citoyens respectables et des autorités légales.” 1921

Xeniteia. Contemplation et combat

Qu’elle est douteuse cette idée, désormais conforme au sens commun, selon laquelle nous serions en train de vivre des temps apocalyptiques ! L’impression dégagée par les différents discours qui se succèdent dans l’infosphère est celle d’une superficialité, d’un effondrement qui n’est que « spectacle » d’apocalypse, et non pas celle d’une assomption [1][assunzione] authentiquement prophétique. L’imaginaire de masse est davantage inspiré par les films et les séries TV hollywoodiennes que par le gros volume écrit par Jean dans son exil à Patmos. 

“Que tout continue ainsi, voilà la véritable catastrophe.”
— Walter Benjamin

La nécessité — car il y a bien nécessité — d’introduire le discours inhabituel que nous proposons ici ne trouve pas sa source dans la pandémie du Covid, mais de plus loin et plus profond. Une voix prophétique du XXe siècle a dit, et nous partirons de là, que la véritable catastrophe est que les choses restent comme elles sont. Nous sommes aujourd’hui plus facilement et communément éblouis par un malaise civilisationnel qui investit toujours un peu plus nos existences et nos intimités, nous montrant le capitalisme comme il est devenu, s’il ne l’a pas toujours été, un « mode de destruction » plutôt qu’un mode de production. Disons alors que la pandémie globale a simplement révélé cet état du monde.

Pourtant, plutôt que d’assumer cette révélation de l’apocalypse comme contestation du monde ou, plus précisément, contestation de la « mondanité », comme il en a toujours été dans la tradition apocalyptique, le sens commun médiatique en fait paradoxalement une confirmation de cette même mondanité.

Nous sommes aujourd’hui tellement imprégnés de l’esprit mondain que les évidences deviennent invisibles et que les mensonges apparaissent comme des évidences. C’est aussi pour cette raison qu’adopter la posture de ces premiers moines de l’ère chrétienne, celle de la mise en retrait [2], [estraniamento] xeniteia en grec des pères de l’Église et peregrinatio en latin, par rapport à la société dominante et à sa propre identité sociale, nous semble aujourd’hui si nécessaire, si évident.

Se faire étranger, « dans le monde mais pas du monde »[3], pour essayer de subvertir le sens de la « distanciation sociale » qui, de mesure prophylactique, risque de rapidement muter en mesure d’intensification de l’atomisation, déjà extrême, des hommes et des femmes. Prendre au contraire comme un devoir ce « pathos de la distance » que Nietzsche plaçait dans les esprits libres, non seulement comme critique de l’atomisme, mais comme mode affirmatif par lequel chaque force vive se rapporte à une autre.

On sait ou devrait savoir que les relations entre histoire et théologie du communisme d’une part et christianisme des origines (le monachisme et la structure ecclésiastique) d’autre part sont structurantes des premières. Il est entendu qu’ici le communisme est compris comme mouvement de libération universel non réductible au seul marxisme. 

Si Ernst Troeltsch parlait d’un « communisme d’amour » à propos des communautés chrétiennes apostoliques des premiers siècles, Walter Benjamin affirmait sans détour que la société sans classes, prédite par le communisme moderne, n’était qu’une sécularisation du règne messianique. En ce sens, nous devrions peut-être compléter la célèbre sentence schmittienne qui affirme que « tous les concepts de la doctrine de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » avec la suivante : « tous les concepts de la doctrine révolutionnaire sont des concepts théologiques sécularisés ».

À bien y regarder, c’est comme si dans l’histoire du communisme les deux parties en présence (théorie de l’État et théorie de la révolution) s’étaient à un certain moment rencontrées, combattues et donc complétées, puis étaient enfin parvenues dans une impasse. Dans l’histoire de l’Église au contraire, institution et destitution apparaissent comme contenues dans un même cadre qui, au fil du temps, a oscillé alternativement d’un côté à l’autre sans jamais cependant qu’une des deux forces soit anéantie par l’autre et ne disparaisse. C’est un des « mystères »[4] qu’il nous plairait d’étudier. En fait, ni le christianisme ni le communisme ne sont réductibles à des doctrines et ne peuvent être intégralement identifiés à une institution : chaque fois que cela s’est produit, cela a toujours conduit à un désastre. Christianisme et communisme font avant tout partie d’une histoire, d’une tradition vivante qui dans les deux cas est à l’origine celle des opprimés, des exploités, des humiliés et des offensés.

Mais si à l’émergence dans la modernité d’un « christianisme sans religion », tel qu’habilement formulé par Dietrich Bonhoeffer, correspondra par suite un communisme sans dogmatique[5], il faut bien reconnaître que face à la vitalité bimillénaire, quoique vacillante, de l’Église, celle d’un État ou d’un parti ne dépasse guère quelques décennies. 

L’évêque brésilien Helder Camara disait la chose suivante : quand je donne à manger aux pauvres, on me dit que je suis un saint, quand je demande pourquoi les pauvres n’ont pas à manger, on me dit que je suis un communiste. Face à ce discours, il est assez comique de voir les réactionnaires accuser certaines figures de l’Église, quand ces dernières prêchent ou agissent en faveur des pauvres et avec les pauvres, d’être des « communistes » alors que c’est d’évidence le communisme qui a un pied (mal assumé) dans la tradition judéo-chrétienne. Cet étiquetage [anotazione di costume] vaut aussi pour ce qui concerne le champ du communisme, quand ceux qui posent comme décisives des questions théologiques à partir de l’eschatologie sont traitées à leur tour comme des « hérétiques », des incompris, sont plaints ou encore tournés en dérision.

Ivan Illich a soutenu qu’à rebours de la croyance commune, l’époque contemporaine est la plus pleinement chrétienne qui ait jamais existé. Cela à la fois malgré et à cause de la supposée sécularisation, du fait que le christianisme est devenu une minorité dans le monde, et même du fait de sa perversion en tant que religion. Alors, au-delà de la supposée mort des idéologies et de l’échec historique des réalisations, peut-être pourrait-on et devrait-on dire que l’époque actuelle est une époque de plénitude pour le communisme lui aussi, si jamais l’on arrivait à voir au-delà de la brume médiatique.

L’histoire du monachisme nous intéresse tout particulièrement depuis sa forme la plus ancienne, celle des Pères du désert, jusqu’aux expériences aux marges et à l’extérieur de l’institution. Il suffit de penser au béguinage [6] et à la célèbre hérésie du Libre-Esprit pour arriver à aujourd’hui, aux si nombreuses expériences contemporaines de communautés invisibles dans lesquelles se pratique la vie érémitique ou cénobitique [7]. Le pari que nous voulons donc faire, avec toute la modestie et la prudence de rigueur, est de nous mettre au diapason presque comme des disciples de ce monachisme qui à travers les siècles s’est fait étranger au monde tel qu’il existait, pas seulement pour le récuser mais pour le combattre. Nous ne visons donc ni suggestion de la fuga mundi, ni mécanismes de défense, mais plutôt l’ouverture d’un nouveau front, qui ne délaisse pas les autres mais s’y additionne, une fois mesurée et vérifiée la nécessité spécifique du temps présent.

De cette manière nous pensons lire, dans ses diverses pratiques y compris interreligieuses, la possibilité de penser ce que signifie ou pourrait signifier pour nous aujourd’hui de concilier une dimension contemplative avec une dimension combative. Car la vocation, l’appel monacal ne consiste pas seulement à écouter et soigner sa propre intériorité, mais répond au cri de la réalité et lui obéit. Regarder uniquement à l’intérieur de soi ouvre inévitablement la porte au démon de la tristesse, tandis que le mot même de «contemplation» évoque un regard libre vers le ciel de l’action.

Le monachisme s’est ensuite fixé et a cherché à résoudre, de différentes manières qui sont toutes à examiner, les grandes questions du vivre-ensemble, d’habiter le soi et le monde, et du témoignage du « règne messianique ». Un règne nous a été annoncé qui est déjà entre nous, si nous le désirons. Ces questions ont toujours traversé les mouvements révolutionnaires et, au cours des années passées, nous ont beaucoup occupés sans que nous ne parvenions à une théorie et une pratique convaincantes. Cette question se propose à nouveau d’autant plus aujourd’hui, dans un temps de suspension radicale de la vie sociale qui nous interroge durablement non seulement sur les modes de production mais aussi sur les modes de vie.

Vie mondaine et règne, solitude et communauté, institution et destitution, force et grâce, esprit et loi, contemplation et combat, chacun de ces couples de mots nous ramène au mystère du monde, de l’histoire et de ce que nous appellerons la dimension de l’au-delà [oltre].

Un grand philosophe du dix-neuvième relativement tombé dans l’oubli, Brice Parain, qui était surtout un singulier communiste et un singulier chrétien, écrivait dans les années 1940 qu’avec les soviets en Russie était né le premier ordre monastique de l’âge contemporain et que c’est au communisme qu’appartenait la dimension contemplative du « silence », un silence militant dans l’attente de la Parole. En conséquent, réussir à comprendre ce que voulait dire Parain avec cette « bizarre » théorie et lui donner corps à notre tour pourrait constituer un thème de plus à affronter dans cet espace de réflexion et d’enquête qui, pour le moment, en explorateurs prudents, nous aborderons via une rubrique qui sera consultable simultanément sur deux sites : quieora.ink et dellospiritolibero.it.

Mario Tronti & Marcello Tarì
Traduction de Giulia Chamois & Virgile dall’Armellina pour https://entetement.com/

Lire aussi, dans L’Autre Quotidien, cet article : Hommage à Mario Tronti : le Royaume est là, si nous le voulons

Notes

[1] Le terme italien d’assunzione, littéralement “assomption” permet de jouer sur la forme nominale du verbe “assumere” (“assumer”) qui possède une signification théologique mais aussi plus usuellement celle de “prendre comme”.

[2] Le terme estraniamento contient l’idée de se rendre étranger, de prendre du recul, de se “désimpliquer”.

[3]   Cette formule fait référence à Jean 15,18-21 : 
« Si vous apparteniez au monde,
le monde aimerait ce qui est à lui.
Mais vous n’appartenez pas au monde,
puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde » 

[4] Il s’agit d’une allusion à la notion chrétienne de mystère, qui désigne ce que l’on a jamais fini de comprendre et qui n’est accessible qu’à travers la foi.

[5] Précisons que le mot “dogmatique” est ici utilisé comme nom, et non comme adjectif.

[6] Communautés religieuses laïques.

[7] Vie religieuse en communauté, par opposition à la vie érémitique.

17.12.2023 à 14:51

Hamas, Israël et la haine réciproque : la contagion psychique peut-elle être stoppée ? – par Franco Berardi Bifo

L'Autre Quotidien

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Comment « traiter » une crise psychotique, surtout si elle est collective ? Je n'ai pas de réponse. C'est la question que se posait Sándor Ferenczi en 1919. Il disait : « Nous, psychanalystes, pouvons peut-être guérir les névroses individuelles, mais pour les psychoses de masse, nous n'avons ni concepts ni remèdes. » Je pense que nous en sommes toujours au même point. Il y a une vague de haine qui semble avoir les couleurs de la vengeance. Israël est dans une situation de panique et de confusion, cela est évident. Les israéliens ont perdu, il me semble, ils peuvent tuer autant de personnes qu'ils veulent, mais ils ont perdu. Mais qui gagne ?
Texte intégral (2657 mots)
“Les excès commis au nom du devoir de mémoire laisseraient penser à adopter un devoir d’oubli : la formule peut déplaire à certains, mais elle s’impose. Pensez au héros malheureux de Borges qui ne pouvait pas oublier et vivait donc dans un enfer incapable d’effacer quoi que ce soit du chaos qui envahissait sa pauvre tête. Il en va de même pour un groupe humain : à ne rien vouloir oublier, on s’expose au danger de confondre le présent vivant avec un faux présent hallucinatoire qui parasite le premier au nom des offenses non réparées du passé.”
— Daniel Lindenberg : Figures d'Israël, Hachette, 1997, page 17)

J'ai vu le documentaire Né à Gaza de Hernan Zin (vous pouvez le retrouver sur Netflix) : il raconte l'histoire de dix enfants parmi les six et quatorze années, pendant la guerre de 2014, l’une des nombreuses guerres qu’Israël a menées contre les Palestiniens, et que les Palestiniens ont menées contre Israël. Ces enfants parlent des bombardements, des blessures qu'ils ont reçues, de la terreur qu'ils vivent au quotidien, de la faim dont ils souffrent. Ils disent que la vie ne leur appartient pas, que mourir serait mieux.

Il est probable que ces personnes, qui étaient enfants en 2014, soient désormais des militants du Hamas, et qu'ils aient participé à l'orgie terroriste du 7 octobre.

Comment peux-tu ne pas le comprendre ? Si j'étais à leur place, au lieu d'être moi, un vieil intellectuel qui meurt confortablement dans sa maison dans une ville italienne où pour le moment il n'y a pas de bombardements, si j'étais un de ceux qui ont été enfants sous les bombes de 2014, aujourd'hui, je serais un terroriste qui veut juste tuer un Israélien. Serais-je horrifié ?

Bien sûr, mais mon pacifisme serein n'est qu'un privilège dont je jouis parce que je n'ai pas vécu mon enfance à Gaza, ni dans de nombreux autres endroits comme Gaza.

Israël n’a donc qu’un seul moyen d’éradiquer le Hamas : tuer tous les Palestiniens vivant à Gaza, dans les territoires occupés et ailleurs aussi : tout le monde, tout le monde, tout le monde, en particulier les enfants.

Après tout, c'est ce qu'ils font, n'est-ce pas ? Cela s’appelle un génocide, mais c’est tout à fait rationnel, non?

En fait, les gouvernements européens très rationnels soutiennent le génocide, Macron a déclaré qu’il aimerait participer au génocide avec une coalition.

Scholz a déclaré que depuis que l'Allemagne a commis un génocide dans le passé, elle a désormais le devoir de soutenir ceux qui commettent le génocide aujourd'hui. C'est le seul moyen d'éradiquer le terrorisme, n'est-ce pas ?

Peut-être y aurait-il une autre manière de l’éradiquer : la paix inconditionnelle, le renoncement à la victoire, l’amitié, la désertion, l’alliance entre les victimes : les victimes d’Hitler, les victimes d’Hérode-Netanyahou. Mais les victimes, semble-t-il, n’aspirent qu’à devenir des bourreaux, et elles y parviennent souvent. La spirale ne s’arrêtera donc pas et nous ne savons pas quel vortex elle est destinée à alimenter.

Il y a quelque chose de monstrueux dans l’esprit des Palestiniens qui vivent dans la terreur. Et il y a quelque chose de tout aussi monstrueux dans l’esprit des Israéliens. Mais comment juger le comportement des peuples, comment juger les explosions de violence qui se multiplient dans la vie collective ? Pouvons-nous juger le comportement des militants du Hamas ou celui des Israéliens en termes éthiques ou en termes politiques ?

La raison éthique est hors jeu, car l’éthique est totalement effacée du panorama collectif de notre époque et de la conscience de la grande majorité.

L'éthique est l'évaluation de l'action du point de vue du bien de l'autre comme continuation de soi. Mais dans les conditions de guerre généralisée dans lesquelles évolue l’humanité qui a survécu à l’humain, l’autre n’est que l’ennemi : c’est l’effet de l’infection libérale-compétitive, et de l’infection nationaliste : la défense du territoire physique et imaginaire devient dans la guerre.

L'éthique est morte et la piété est morte. Il n'y a pas d'éthique dans le comportement des jeunes qui ont grandi dans la prison de Gaza, car leur esprit ne peut considérer l'autre (le soldat israélien qui vous attend l'arme dégainée à chaque carrefour) que comme un geôlier, un bourreau, un ennemi mortel. Chaque fragment (peuple, ethnie, mafia, organisation, parti, famille, individu) lutte désespérément pour sa propre survie, comme des loups luttant contre des loups. Le jeu vidéo nous demande de rivaliser dans les conditions d’une guerre ultra-rapide et omniprésente.

Comme la raison éthique, la raison politique n’a plus de pertinence dans une situation où la décision stratégique est remplacée par des micro-décisions de survie immédiate. Israël réagit à la violence brutale du Hamas d'une manière qui peut être ou non militairement efficace. Mais ce n’est certainement pas politiquement efficace.

Le groupe dirigeant d'Israël est un groupe de mafieux corrompus qui se donnent en spectacle depuis des années avec leur cynisme et leur opportunisme. Ils se trouvent désormais confrontés à une situation qu’ils n’avaient même pas imaginée et qui dépasse leurs facultés de compréhension politique. Le peuple d’Israël tout entier a perdu la tête. Tout dans le comportement des Israéliens prouve qu’une crise psychotique est en cours, cela fera beaucoup de mal aux Palestiniens, mais cela fera aussi beaucoup de mal aux Israéliens.

“Un juif n’a-t-il pas des yeux ? N’a-t-il pas des mains, des organes, des membres, des sens, des affections et des passions ?

Ne mange-t-il pas la même nourriture qu’un chrétien ?

N’est-il pas blessé par les mêmes armes ?

N’est-il pas sujet à ses propres maladies ?

N’est-il pas guéri et guéri par les mêmes remèdes ?

Et n’est-il pas finalement réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été qu’un chrétien ?

Si vous nous piquez, nous ne verserons pas de sang, peut-être ?

Et si vous nous chatouillez, on ne se met pas à rire ?

Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ?”
— (Shakespeare : Le Marchand de Venise)

D'un point de vue éthique, Israël a oublié depuis longtemps, voire depuis le début de son existence, que l'autre a la même humanité que vous, a la même sensibilité que vous, et a naturellement les mêmes droits que vous. Mais d’un point de vue politique également, les Israéliens prennent des mesures qui se retourneront horriblement contre eux.

J'ai lu les déclarations des hommes politiques et des soldats qui gouvernent Israël : ils parlent d'animaux humains à exterminer, ils parlent de couper l'électricité, le carburant, la nourriture et l'eau aux habitants de Gaza (deux millions et demi). Ils en parlent et le font.

Comment le peuvent-ils ? Il n’y a aucune explication éthique ou politique. La seule explication du comportement des deux est la psychopathie, la souffrance psychique, le désir de sang, l’horreur, la mort.

Il est donc nécessaire d'expliquer cette guerre en termes de psychopathogénèse, comme l'effet de l'incapacité des victimes à guérir leur douleur. Depuis un certain temps, je suis convaincu que la seule méthode cognitive capable de comprendre la chaîne de violence qui se déroule au Moyen-Orient, et dans une grande partie du monde, est celle de la psychanalyse, de la psychopatho-généalogie.

Ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient n'est que le dernier maillon d'une chaîne qui commence avec la Première Guerre mondiale, la défaite des Allemands et le châtiment infligé au peuple allemand par les Français et les Anglais, au Congrès de Versailles. en 1919. L’oppression et l’humiliation poussent le peuple allemand à se venger : ce désir de vengeance s’incarne en Adolf Hitler. Les Juifs furent la victime choisie, accusés sans aucune raison d’avoir provoqué la défaite de 1918.

La persécution et l'extermination des Juifs au cours des années de la Seconde Guerre mondiale ont provoqué des souffrances immenses et durables qui ont trouvé leur soulagement dans la création d'un État criminel qui, dans son premier acte, a déclenché une vengeance contre un peuple qui n'avait rien à voir avec l'Holocauste, mais qui était assez faible pour devenir la victime de la victime.

L’humiliation subie de la main des nazis nécessitait une compensation psychique, et cette compensation est la persécution et l’extermination du peuple palestinien. Je crois qu’Israël ne sortira pas de cette épreuve : le peuple d’Israël était déjà irrémédiablement divisé, Netanyahu devra rendre compte de la division provoquée et du manque de préparation qui a suivi. Mais cela ne suffira pas, car la droite ouvertement raciste d'Israël (Liberman, Ben Gvir, etc.) est vouée à se renforcer dans ce tsunami de haine.

Peut-on penser que même en cas de victoire militaire israélienne après des dizaines de milliers de morts palestiniens et israéliens, la dialectique politique pourra se poursuivre dans l’État d’Israël ? Je crois qu'Israël se dirige vers la désintégration. Combien d’Israéliens voudront rester dans ce désert, après ce qui se passe et après ce qui va se passer ? Seuls resteront, je crois, ceux qui possèdent des armes, ceux qui sont prêts à tuer et souhaitent tuer. Un vortex de haine se déchaîne désormais contre le Hamas, mais aussi un sentiment de culpabilité d'être devenu l'auteur d'un génocide certifié.

La politique ne sera pas capable de gouverner ou de comprendre ce vortex. Seul le regard clinique peut comprendre, mais je ne pense pas qu'il puisse guérir. Nous sommes confrontés à une psychose de masse au pouvoir de contagion très élevé. La première chose à faire est de ne pas subir la contagion, d'éviter de finir comme ce fou de Giuliano Ferrara qui crie des phrases ivres devant une foule de dérangés.

Mais nous avons aussi besoin de produire un vaccin culturel et psychique contre la contagion, et cette tâche que la psychanalyse n’a pas pu accomplir au siècle dernier est la tâche qui nous attend, s’il n’est pas trop tard.

Post Scriptum

Comment « traiter » une crise psychotique, surtout si elle est collective ? Je n'ai pas de réponse.

C'est la question que se posait Sándor Ferenczi en 1919. Il disait : « Nous, psychanalystes, pouvons peut-être guérir les névroses individuelles, mais pour les psychoses de masse, nous n'avons ni concepts ni remèdes. »

Je pense que nous en sommes toujours au même point.

Mais entre-temps, quelque chose d’inquiétant se produit. Regardez les images du stade de Glasgow hier. Cent mille personnes (je ne sais pas combien, beaucoup) brandissent des drapeaux palestiniens en criant continuellement... Cela me fait peur. Je n'aime pas les stades, je ne les ai jamais aimés. Je veux dire qu’une vague d’antisémitisme réel pourrait être déclenchée (pas le genre d’idiots israéliens qui crient au loup, puis le loup apparaît et plus personne n’y croit).

Regardez la session de l'ONU d'hier. Regardez les universités américaines. Écoutez le discours d'Erdogan, criant avec colère : « Le Hamas est un groupe de libération ». Partout, le groupe sioniste occidental au pouvoir est minoritaire et, à vrai dire, il me semble que les Blancs sont entourés d'un flot croissant de personnes aiguisant leurs couteaux.

Malheureusement, il n’y a ni internationalisme, ni stratégie commune. Il y a une vague de haine qui semble avoir les couleurs de la vengeance. Israël est dans une situation de panique et de confusion, cela est évident.

Ils ont perdu, il me semble, ils peuvent tuer autant de personnes qu'ils veulent, mais ils ont perdu.

Mais qui gagne ?

Franco Berardi Bifo
Traduction L’Autre Quotidien. L’article original est paru dans la revue en ligne italienne Effimera, Critique et Subversion du présent.


Franco Berardi dit Bifo est un philosophe et militant politique italien issu de la mouvance opéraïste. Il rejoint le groupe Potere Operaio et s'implique dans le mouvement autonome italien dans les années 1970, notamment depuis la Faculté des Lettres et de Philosophie de l'Université de Bologne, où il enseignait l'esthétique.

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