13.12.2024 à 12:43
Dans Affaires de femmes (Éditions de l’Iconoclaste), Anne Bouillon, avocate engagée, passe en revue son parcours à travers les affaires de violences faites aux femmes qu’elle a défendues au tribunal. De la nécessité du « Je te crois » pour accueillir la parole des victimes plutôt que le « Je t’écoute », à la banalité du viol comme crime symbolisant la société patriarcale, elle dénonce les violences systémiques et souligne les limites des outils juridiques, souvent obsolètes en ce qui concerne les violences faites aux femmes. Elle partage aussi les leçons qu’elle a tirées de son engagement, tout en proposant des pistes de solutions pour faire évoluer la société. Bénédicte Martin l’a rencontrée pour QG.
Votre livre « Affaires de femmes » aux Éditions de l’Iconoclaste se base sur des affaires que vous avez défendues, tout en y injectant un regard introspectif sur votre parcours de femme et d’avocate. Pourquoi avoir choisi de défendre des femmes ?
Anne Bouillon : Ce n’est pas un choix. C’est quelque chose qui s’est peu à peu imposé, j’allais dire comme une évidence, si ce n’était pas un peu grandiloquent, mais le choix a été de donner à ma pratique professionnelle une dimension d’engagement. Cette pratique du métier d’avocat a ceci d’extrêmement confortable qu’elle permet de mettre en cohérence des valeurs et puis un contentieux sur lequel on a envie de s’engager. Moi, cela a été vraiment ma culture d’avocate notamment acquise auprès du SAF (Syndicat des Avocats de France) et les choses se sont faites progressivement à la faveur de deux mouvements convergents. D’abord une prise de conscience de ce que ma condition d’avocate femme me déterminait à vivre un certain nombre d’expériences que mes confrères ne vivaient pas, et notamment que mon mari ne vivait pas, puisque j’ai la chance d’être mariée à un avocat qui pratique le même métier que moi, et qui n’a pas subi les expériences de discriminations et de sexisme que moi j’ai rencontré dans le cadre de mon exercice professionnel. Et puis l’autre mouvement, ce sont ces femmes de tous milieux, de toutes origines, de toutes cultures, de toutes religions qui venaient déposer devant moi des histoires, des parcours de souffrances avec comme fil conducteur et comme dénominateur commun, l’expérience de la domination masculine et de la violence, soit un instant, soit tout au cours de leur vie. C’est la rencontre de ces deux mouvements qui m’a déterminée et m’a conduite à m’engager du côté des femmes.
Les exemples que vous choisissez sont durs, les affaires sont terribles. Dans ce chapelet de douleurs, vous avez néanmoins élargi la focale et séquencez votre livre par thèmes. Nous évoquerons chacun d’entre eux. Pour commencer: comment entendre la parole des victimes ? C’est toute la question du fameux « Je te crois », autrement dit de la présomption de bonne foi. À ce sujet, vous vous êtes opposée à Caroline Fourest à propos de son ouvrage « Le vertige MeToo » (Grasset) car à cela, elle préfère un « Je t’écoute ». En quoi, estimez-vous que le « Je te crois » est essentiel ?
Elle prend une posture que moi, j’estime, surplombante qui est le « Je t’écoute », cela revient à dire je me mets dans une position d’accueillir ton discours et finalement je verrais ce que j’en fais à l’aune de ma propre subjectivité et de mon opinion. Personnellement, ce n’est pas du tout ma posture quand je rencontre une femme. Moi, je le dis et le verbalise de manière parfaitement explicite aux femmes tant elles sont pétries de cette idée qu’elles vont d’abord être perçues comme des menteuses. Il faut donc aussi que je produise un discours qui soit rassurant à cet égard. Moi, je leur dis « Je vous crois » et je pars du principe qu’a priori je n’ai absolument aucune raison de ne pas les croire, pas plus ni moins que quiconque quand on vient déposer une histoire, quelle qu’elle soit. Le « Je te crois » est la manifestation d’abord d’un rapport horizontal entre moi et les clientes à l’inverse d’une posture articulée autour du « Je t’écoute ». Et puis c’est l’idée de l’accueil de la parole des femmes dégagé de tous préjugés et ça, ça a été un travail de longue haleine et c’est aussi une vigilance de tous les instants car il est extrêmement facile de reprendre une posture, j’allais dire un peu paternaliste à l’endroit du discours des femmes, qui pourrait avoir une tendance à minimiser ce qu’elles ont subi : « Enfin Madame… Ce n’est pas si grave… Enfin Madame… Tout de même… », ou pire, une tendance à les rendre responsables de ce qu’elles subissent. Et je confesse que cela a pu m’arriver de tenir de tels propos et d’avoir de telles positions. J’ai eu des expériences cinglantes avec des retours mérités de femmes qui ont pu me renvoyer mes propres incompétences à cet égard. Mais assez parlé de Caroline Fourest, le fait est que moi, j’ai été vigilante aux critiques qui m’étaient adressées et j’ai cherché à comprendre de quoi elles procédaient et en quoi mon écoute était « contaminée » par des postures patriarcales. À ce propos, je parle de « décolonisation de mon écoute ».
Autre titre d’un de vos chapitres, « Le viol, un crime ordinaire », parlez-nous de sa banalité…
C’est le crime de l’ordinaire. C’est le crime le plus banal qu’il soit. C’est Virginie Despentes qui dit que « la peur du viol est l’expérience la plus commune faite entre les femmes ». D’abord il y a les chiffres : 80 à 90.000 viols ou tentatives de viols en France, c’est-à-dire un viol environ toutes les six minutes ! Et par ailleurs, c’est un phénomène que je qualifie de structurant de notre société. C’est-à-dire que nous paramétrons individuellement et collectivement nos comportements sociaux à l’aune du risque du viol pour nous-même, pour nos filles, pour nos sœurs, nos amies. On va paramétrer nos tenues vestimentaires, notre consommation d’alcool, notre comportement qui est perçu potentiellement comme une invitation à l’acte sexuel et donc qui serait un blanc-seing pour la possibilité d’un viol. C’est profondément intégré dans nos schémas sociaux, c’est la conséquence d’un rapport de domination. Mais le viol ou les violences intra-familiales ou de genre, c’est aussi la condition de la perpétuation du système. C’est-à-dire que si le viol s’effondre, si la menace des violences s’effondre, alors c’est le système qui s’effondre. Je crois que venir attaquer le viol, c’est d’ailleurs ce que nous faisons actuellement et le procès de Mazan nous y aide grandement. C’est s’offrir la possibilité de venir attaquer le système au cœur de ce qu’il est.
Gros sujet, le consentement: « Intégrer le non des femmes » dites-vous. Êtes-vous favorable à l’introduction de la notion de consentement dans la loi par rapport à la définition actuelle ? Laquelle faudrait-il ? Quels sont les écueils ?
Intégrer le consentement en tant que tel renverse la logique du système qui veut que ce sont les actes posés par l’auteur qui engagent sa responsabilité. C’est parce qu’il a mobilisé de la contrainte ou de la violence, de la menace ou la surprise que on en déduit l’absence de consentement. C’est donc un raisonnement a posteriori. Dès lors qu’il y a un acte sexuel qui est commis avec contrainte, violence ou surprise, alors il y a absence de consentement, et alors il y a viol. Le consentement est un terme polysémique, complexe. C’est une notion subtile sur laquelle il faudrait s’accorder en matière d’administration de la preuve. Qu’est-ce qui vaut preuve du consentement ?
L’écueil principal de l’introduction du consentement est que cela déplacerait le curseur vers les attitudes de la victime, c’est-à-dire en fonction de ce que la victime a exprimé ou n’a pas exprimé. Or on sait qu’il y a tout un tas de situation ou les victimes par effet de sidération, ne peuvent rien exprimer. La focale serait déplacée sur le comportement de la victime. Pour autant, je suis pour que les choses soient nommées et que ce mot de consentement intègre notre corpus juridique. Ce mot n’y figure pas actuellement. Tout en conservant la logique selon laquelle ce sont les actes posés par l’auteur qui engagent sa responsabilité (donc « menace-contrainte-surprise », auxquels on peut d’ailleurs rajouter la ruse, comme les Belges), je suis pour introduire ce mot, car son absence en tant que telle est problématique dans une société féministe, moderne, égalitaire. La loi a aussi une vertu expressive, elle vient poser un marqueur et définir qui nous sommes.
Vous abordez aussi le féminicide. Vous avez défendu des mortes. Vous êtes devenue leur voix. D’ailleurs, ainsi que vous le rappeliez, nommer les choses est important. Doit-on changer la loi et inscrire le terme féminicide dans le Code Pénal ?
Non, je ne suis pas favorable à ce qu’on codifie le terme de « féminicide ». Certes c’est un terme que moi j’utilise dans le langage courant ainsi que dans le prétoire, dans tous les dossiers que je suis amenée à connaître, et où effectivement je défends des mortes, mais pour autant codifier est un acte sensible, un acte périlleux. « On doit avoir la main qui tremble quand on tient la plume » (c’est un vieil adage juridique). J’ai le sentiment que codifier le crime de féminicide en tant que tel soulèverait plus de questions qu’il n’aiderait à en résoudre. On n’en a pas besoin pour décrire le réel au plus proche de ce qu’il est. Je propose autre chose, celui de faire sauter le verrou de la double condition d’aggravation, ce qui n’est pas possible actuellement juridiquement. On ne peut qualifier un crime par deux circonstances aggravantes. On pourrait sur la question des meurtres de femmes tout à la fois conjuguer la circonstance aggravante par conjoint (ce qui est le cas) et qualifier également cet homicide déterminé en fonction du sexe de la victime. On sait que cette violence-là s’exerce avant tout des hommes sur les femmes. Ce n’est pas anodin, il faut aussi le dire. Faire sauter ce verrou de la double qualification, de la double aggravation des circonstances atténuantes me paraît être une piste de réflexion intéressante.
La prescription est très souvent inentendable pour les prescrites… Que préconisez-vous ?
C’est une question délicate et j’essaie d’être subtile. Devoir expliquer à une victime qui a subi dans son enfance des crimes odieux que, arrive un moment où il est trop tard pour que ce soit jugé, ce discours provoque une telle violence que, si l’on n’est pas très attentif et très délicat dont la manière dont on argumente un raisonnement qui va à l’encontre de ce que la victime pourrait, elle, sentir et de ce dont elle pourrait avoir besoin, alors on assène une violence supplémentaire. Et comme je vous l’indiquais, moi mon travail est de faire en sorte que mon discours ne soit pas violent intrinsèquement. Dans le livre, j’y consacre plusieurs pages et c’est compliqué de la résumer sans tomber sur des formules cinglantes. En essayant de dire simplement les choses, je crois qu’il y a un moment du temps où le risque d’erreur est tellement grand, que le risque d’erreur judiciaire l’emporte sur la nécessité de voir la justice passer. Parfois on ouvre des dossiers et il n’y a plus que du sable parce que les souvenirs sont évanescents, le temps a fait son œuvre, la mémoire est défaillante, les choses deviennent imprécises. L’impérieux besoin de sécurité juridique nous réunit tous. On a besoin de précision lorsqu’il s’agit de prononcer la culpabilité d’une personne. Il me semble que le coût l’emporte sur l’avantage.
On l’a constaté avec le procès de Dominique Pélicot et des 49 prévenus dans cette affaire, ou avec le profil du tueur de la Sambre ou encore avec livre de Rose Lamy sur les bons pères de famille, ces hommes banals qui se rendent coupables de ces crimes ne sont pas des monstres. Comment juger la banalité du mal… du mâle ? Provient-elle directement du patriarcat ?
Assurément oui ! C’est le présupposé collectif de ce qu’un sexe domine l’autre. Cet état de fait porte en lui le germe de la violence et sa banalité. Les hommes violents sont ordinaires. Il suffit de se rendre dans un Palais de Justice pour le constater. Un homme qui a tronçonné sa femme dans sa baignoire, dans le box, c’est Tonton Philippe… Déconstruire cette figure du monstre, c’est aussi une occasion à saisir pour jeter un regard franc et honnête sur ce que nous sommes collectivement et pourquoi les hommes agissent par la violence.
Votre essai est en cela très nouveau car en tant qu’avocate, vous questionnez les outils juridiques, les instruments mis en place ou non. Ainsi que le rôle de la justice, de l’État dans la protection des femmes. Vous interrogez également le système avec le thème des réparations (pénales, pécuniaires, sanctions). Gisèle Pélicot a ressenti un grand sentiment d’humiliation et de colère face aux questions de la défense qui ont été posées avec un ton très offensif. Quels sont les arguments utilisés dans les prétoires qui sont particulièrement violents ?
C’est ce qu’on appelle un processus de re-victimisation. La victime est renvoyée à sa condition de victime et subit une violence supplémentaire. Rappelons que le prétoire est un lieu de combat, les enjeux sont considérables parfois même vitaux. Que l’on s’affronte durement, cela n’a rien de surprenant. Il est essentiel de rappeler que chacun est libre des moyens de sa défense et ceci est absolument indispensable dans une société démocratique que les droits de la défense puisent pleinement s’exercer de la manière que celle-ci estime nécessaire, donc il n’y a pas de questions interdites dans le prétoire et hormis la police de l’audience qui est assurée par le président, chacun est libre de ses propos et heureusement. Maintenant, les défenses qui consistent à considérer que la meilleure d’entre elles est l’attaque, pour moi, ce sont des défenses qui ont fait long feu, obsolètes, que l’on pratique moins. Personnellement, je suis beaucoup moins frontale parce que ce qui m’intéresse in fine c’est de comprendre. Si chacun se rigidifie dans sa posture, assurément nous sommes certains de ne pas voir émerger une parole qui vienne retricoter une commune humanité. Pour cela, chacun doit faire un pas de côté et les avocats sont déterminants.
Vous abordez quelque chose qui m’a beaucoup touchée en tant que plaignante contre PPDA, c’est « réparer sans procès ». Toutes, nous nous demandons s’il y aura un jour un procès, en attendant nous tentons une réparation sans procès...
Je ne pense pas que le procès répare forcément et imaginer qu’on sorte guéri d’un procès est un leurre. Le procès n’est pas un soin, ni une thérapie. Toutes les femmes que j’accompagne, je les ré-oriente vers des espaces thérapeutiques. Si le procès fait du bien, tant mieux, mais il n’est pas une catharsis. Accompagner les femmes que je défends, c’est aussi les préparer à ce que ce soit rugueux, violent et frustrant parce que toutes les réponses ne sont pas forcément données, parce qu’elles n’ont pas forcément l’impression d’être ressorties grandies de cette épreuve-là. Le but essentiel du procès, c’est d’abord de rendre la justice mais c’est surtout (cette expression que j’utilise beaucoup) de remettre le monde à l’endroit. De venir nommer les choses : vous êtes victime, il est coupable. Ce que cherchent les femmes, c’est ce récit-là. « Il n’avait pas le droit de faire ça. » Je constate que ceci est déjà énorme et que parfois cela suffit. Mais considérer qu’on est réparé par un procès, c’est prendre un risque car ce n’est pas toujours le cas, ni la finalité. Il y a d’autres formes de réparations. Je crois beaucoup en la transcendance: témoigner, écrire, parler, partager, mettre en commun. Je fais partie de groupes de sororité où le fait de partager nos convictions de femmes vient aussi réparer un certain nombre de choses et nous dotent d’outils dont on se sert au quotidien. Les espaces de réparations sont nombreux. Le procès peut en être un, mais pas seulement.
Ce livre est salvateur, vous le concluez par des révélations intimes, ma question est la suivante : face au backlash que subit le féminisme actuellement, face à la difficulté à faire évoluer les mentalités, la société; est-ce que pour toucher les irréductibles, nous devons en passer par le « montrage », à savoir une certaine exhibition de nos blessures, plaies, peurs pour toucher le sensible en chacun. Devrions-nous déclencher ainsi plus d’empathie ?
Si mon parcours touche les indécrottables et les amène à revoir leurs jugements de valeurs, tant mieux, mais je ne l’ai pas fait pour cela. Mon ambition était de raconter comment cette expérience de la défense des femmes m’avait changé moi, ce que ça m’a apporté et comment ces femmes m’ont construites. Mais c’était aussi une occasion à saisir comme je demande à la société de le faire, de venir porter un regard analytique, critique, documenté sur ce qu’on a pu produire et vivre. J’ai voulu également en faire une épreuve de vérité à mon endroit, c’est-à-dire sans tortiller, essayer de trouver les moments où j’avais été dans l’erreur, dans la reproduction des schémas de domination. C’est à la fois un examen de conscience et un travail de repérage.
In fine, vous êtes optimiste, solidaire, et ce livre est incarné. Vous parlez de ce que vous ressentez sous votre robe d’avocate et cela fait énormément de bien de « dé-solenneliser » un peu. Quel futur à court et moyen terme, voyez-vous pour les Me Too français ? Pour les procès Miller, PPDA, Bedos notamment?
Miller, PPDA, Depardieu, Bedos : tout le monde ne peut que se satisfaire de ce que les puissants vacillent mais moi, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de contribuer à changer le système, faire en sorte qu’on mesure ce que nous produisons quand on élève nos filles et nos garçons autour de schémas et d’injonctions qui sont aliénantes pour les deux. Autorisons-les à être qui ils et elles ont envie d’être. L’optimisme est à cet endroit-là, ce nœud-là. C’est ambitieux. Ce livre est un plaidoyer pour une liberté accrue.
Propos recueillis par Bénédicte Martin
Fille de professeurs syndiqués, Anne Bouillon a manifesté à leurs côtés dès ses 5 ans. Après un cursus en Commerce International et en Sciences économiques, des études en droit de la guerre et des Conventions de Genève, après le Liban, la Roumanie et un emploi de juriste à Sarajevo au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, après des rencontres décisives, elle passe le barreau et prête serment en 2001 pour exercer la fonction d’avocate. Son féminisme est né par « imprégnation, au contact des femmes » qu’elle défend dorénavant.