13.12.2024 à 12:43
Dans Affaires de femmes (Éditions de l’Iconoclaste), Anne Bouillon, avocate engagée, passe en revue son parcours à travers les affaires de violences faites aux femmes qu’elle a défendues au tribunal. De la nécessité du « Je te crois » pour accueillir la parole des victimes plutôt que le « Je t’écoute », à la banalité du viol comme crime symbolisant la société patriarcale, elle dénonce les violences systémiques et souligne les limites des outils juridiques, souvent obsolètes en ce qui concerne les violences faites aux femmes. Elle partage aussi les leçons qu’elle a tirées de son engagement, tout en proposant des pistes de solutions pour faire évoluer la société. Bénédicte Martin l’a rencontrée pour QG.
Votre livre « Affaires de femmes » aux Éditions de l’Iconoclaste se base sur des affaires que vous avez défendues, tout en y injectant un regard introspectif sur votre parcours de femme et d’avocate. Pourquoi avoir choisi de défendre des femmes ?
Anne Bouillon : Ce n’est pas un choix. C’est quelque chose qui s’est peu à peu imposé, j’allais dire comme une évidence, si ce n’était pas un peu grandiloquent, mais le choix a été de donner à ma pratique professionnelle une dimension d’engagement. Cette pratique du métier d’avocat a ceci d’extrêmement confortable qu’elle permet de mettre en cohérence des valeurs et puis un contentieux sur lequel on a envie de s’engager. Moi, cela a été vraiment ma culture d’avocate notamment acquise auprès du SAF (Syndicat des Avocats de France) et les choses se sont faites progressivement à la faveur de deux mouvements convergents. D’abord une prise de conscience de ce que ma condition d’avocate femme me déterminait à vivre un certain nombre d’expériences que mes confrères ne vivaient pas, et notamment que mon mari ne vivait pas, puisque j’ai la chance d’être mariée à un avocat qui pratique le même métier que moi, et qui n’a pas subi les expériences de discriminations et de sexisme que moi j’ai rencontré dans le cadre de mon exercice professionnel. Et puis l’autre mouvement, ce sont ces femmes de tous milieux, de toutes origines, de toutes cultures, de toutes religions qui venaient déposer devant moi des histoires, des parcours de souffrances avec comme fil conducteur et comme dénominateur commun, l’expérience de la domination masculine et de la violence, soit un instant, soit tout au cours de leur vie. C’est la rencontre de ces deux mouvements qui m’a déterminée et m’a conduite à m’engager du côté des femmes.
Les exemples que vous choisissez sont durs, les affaires sont terribles. Dans ce chapelet de douleurs, vous avez néanmoins élargi la focale et séquencez votre livre par thèmes. Nous évoquerons chacun d’entre eux. Pour commencer: comment entendre la parole des victimes ? C’est toute la question du fameux « Je te crois », autrement dit de la présomption de bonne foi. À ce sujet, vous vous êtes opposée à Caroline Fourest à propos de son ouvrage « Le vertige MeToo » (Grasset) car à cela, elle préfère un « Je t’écoute ». En quoi, estimez-vous que le « Je te crois » est essentiel ?
Elle prend une posture que moi, j’estime, surplombante qui est le « Je t’écoute », cela revient à dire je me mets dans une position d’accueillir ton discours et finalement je verrais ce que j’en fais à l’aune de ma propre subjectivité et de mon opinion. Personnellement, ce n’est pas du tout ma posture quand je rencontre une femme. Moi, je le dis et le verbalise de manière parfaitement explicite aux femmes tant elles sont pétries de cette idée qu’elles vont d’abord être perçues comme des menteuses. Il faut donc aussi que je produise un discours qui soit rassurant à cet égard. Moi, je leur dis « Je vous crois » et je pars du principe qu’a priori je n’ai absolument aucune raison de ne pas les croire, pas plus ni moins que quiconque quand on vient déposer une histoire, quelle qu’elle soit. Le « Je te crois » est la manifestation d’abord d’un rapport horizontal entre moi et les clientes à l’inverse d’une posture articulée autour du « Je t’écoute ». Et puis c’est l’idée de l’accueil de la parole des femmes dégagé de tous préjugés et ça, ça a été un travail de longue haleine et c’est aussi une vigilance de tous les instants car il est extrêmement facile de reprendre une posture, j’allais dire un peu paternaliste à l’endroit du discours des femmes, qui pourrait avoir une tendance à minimiser ce qu’elles ont subi : « Enfin Madame… Ce n’est pas si grave… Enfin Madame… Tout de même… », ou pire, une tendance à les rendre responsables de ce qu’elles subissent. Et je confesse que cela a pu m’arriver de tenir de tels propos et d’avoir de telles positions. J’ai eu des expériences cinglantes avec des retours mérités de femmes qui ont pu me renvoyer mes propres incompétences à cet égard. Mais assez parlé de Caroline Fourest, le fait est que moi, j’ai été vigilante aux critiques qui m’étaient adressées et j’ai cherché à comprendre de quoi elles procédaient et en quoi mon écoute était « contaminée » par des postures patriarcales. À ce propos, je parle de « décolonisation de mon écoute ».
Autre titre d’un de vos chapitres, « Le viol, un crime ordinaire », parlez-nous de sa banalité…
C’est le crime de l’ordinaire. C’est le crime le plus banal qu’il soit. C’est Virginie Despentes qui dit que « la peur du viol est l’expérience la plus commune faite entre les femmes ». D’abord il y a les chiffres : 80 à 90.000 viols ou tentatives de viols en France, c’est-à-dire un viol environ toutes les six minutes ! Et par ailleurs, c’est un phénomène que je qualifie de structurant de notre société. C’est-à-dire que nous paramétrons individuellement et collectivement nos comportements sociaux à l’aune du risque du viol pour nous-même, pour nos filles, pour nos sœurs, nos amies. On va paramétrer nos tenues vestimentaires, notre consommation d’alcool, notre comportement qui est perçu potentiellement comme une invitation à l’acte sexuel et donc qui serait un blanc-seing pour la possibilité d’un viol. C’est profondément intégré dans nos schémas sociaux, c’est la conséquence d’un rapport de domination. Mais le viol ou les violences intra-familiales ou de genre, c’est aussi la condition de la perpétuation du système. C’est-à-dire que si le viol s’effondre, si la menace des violences s’effondre, alors c’est le système qui s’effondre. Je crois que venir attaquer le viol, c’est d’ailleurs ce que nous faisons actuellement et le procès de Mazan nous y aide grandement. C’est s’offrir la possibilité de venir attaquer le système au cœur de ce qu’il est.
Gros sujet, le consentement: « Intégrer le non des femmes » dites-vous. Êtes-vous favorable à l’introduction de la notion de consentement dans la loi par rapport à la définition actuelle ? Laquelle faudrait-il ? Quels sont les écueils ?
Intégrer le consentement en tant que tel renverse la logique du système qui veut que ce sont les actes posés par l’auteur qui engagent sa responsabilité. C’est parce qu’il a mobilisé de la contrainte ou de la violence, de la menace ou la surprise que on en déduit l’absence de consentement. C’est donc un raisonnement a posteriori. Dès lors qu’il y a un acte sexuel qui est commis avec contrainte, violence ou surprise, alors il y a absence de consentement, et alors il y a viol. Le consentement est un terme polysémique, complexe. C’est une notion subtile sur laquelle il faudrait s’accorder en matière d’administration de la preuve. Qu’est-ce qui vaut preuve du consentement ?
L’écueil principal de l’introduction du consentement est que cela déplacerait le curseur vers les attitudes de la victime, c’est-à-dire en fonction de ce que la victime a exprimé ou n’a pas exprimé. Or on sait qu’il y a tout un tas de situation ou les victimes par effet de sidération, ne peuvent rien exprimer. La focale serait déplacée sur le comportement de la victime. Pour autant, je suis pour que les choses soient nommées et que ce mot de consentement intègre notre corpus juridique. Ce mot n’y figure pas actuellement. Tout en conservant la logique selon laquelle ce sont les actes posés par l’auteur qui engagent sa responsabilité (donc « menace-contrainte-surprise », auxquels on peut d’ailleurs rajouter la ruse, comme les Belges), je suis pour introduire ce mot, car son absence en tant que telle est problématique dans une société féministe, moderne, égalitaire. La loi a aussi une vertu expressive, elle vient poser un marqueur et définir qui nous sommes.
Vous abordez aussi le féminicide. Vous avez défendu des mortes. Vous êtes devenue leur voix. D’ailleurs, ainsi que vous le rappeliez, nommer les choses est important. Doit-on changer la loi et inscrire le terme féminicide dans le Code Pénal ?
Non, je ne suis pas favorable à ce qu’on codifie le terme de « féminicide ». Certes c’est un terme que moi j’utilise dans le langage courant ainsi que dans le prétoire, dans tous les dossiers que je suis amenée à connaître, et où effectivement je défends des mortes, mais pour autant codifier est un acte sensible, un acte périlleux. « On doit avoir la main qui tremble quand on tient la plume » (c’est un vieil adage juridique). J’ai le sentiment que codifier le crime de féminicide en tant que tel soulèverait plus de questions qu’il n’aiderait à en résoudre. On n’en a pas besoin pour décrire le réel au plus proche de ce qu’il est. Je propose autre chose, celui de faire sauter le verrou de la double condition d’aggravation, ce qui n’est pas possible actuellement juridiquement. On ne peut qualifier un crime par deux circonstances aggravantes. On pourrait sur la question des meurtres de femmes tout à la fois conjuguer la circonstance aggravante par conjoint (ce qui est le cas) et qualifier également cet homicide déterminé en fonction du sexe de la victime. On sait que cette violence-là s’exerce avant tout des hommes sur les femmes. Ce n’est pas anodin, il faut aussi le dire. Faire sauter ce verrou de la double qualification, de la double aggravation des circonstances atténuantes me paraît être une piste de réflexion intéressante.
La prescription est très souvent inentendable pour les prescrites… Que préconisez-vous ?
C’est une question délicate et j’essaie d’être subtile. Devoir expliquer à une victime qui a subi dans son enfance des crimes odieux que, arrive un moment où il est trop tard pour que ce soit jugé, ce discours provoque une telle violence que, si l’on n’est pas très attentif et très délicat dont la manière dont on argumente un raisonnement qui va à l’encontre de ce que la victime pourrait, elle, sentir et de ce dont elle pourrait avoir besoin, alors on assène une violence supplémentaire. Et comme je vous l’indiquais, moi mon travail est de faire en sorte que mon discours ne soit pas violent intrinsèquement. Dans le livre, j’y consacre plusieurs pages et c’est compliqué de la résumer sans tomber sur des formules cinglantes. En essayant de dire simplement les choses, je crois qu’il y a un moment du temps où le risque d’erreur est tellement grand, que le risque d’erreur judiciaire l’emporte sur la nécessité de voir la justice passer. Parfois on ouvre des dossiers et il n’y a plus que du sable parce que les souvenirs sont évanescents, le temps a fait son œuvre, la mémoire est défaillante, les choses deviennent imprécises. L’impérieux besoin de sécurité juridique nous réunit tous. On a besoin de précision lorsqu’il s’agit de prononcer la culpabilité d’une personne. Il me semble que le coût l’emporte sur l’avantage.
On l’a constaté avec le procès de Dominique Pélicot et des 49 prévenus dans cette affaire, ou avec le profil du tueur de la Sambre ou encore avec livre de Rose Lamy sur les bons pères de famille, ces hommes banals qui se rendent coupables de ces crimes ne sont pas des monstres. Comment juger la banalité du mal… du mâle ? Provient-elle directement du patriarcat ?
Assurément oui ! C’est le présupposé collectif de ce qu’un sexe domine l’autre. Cet état de fait porte en lui le germe de la violence et sa banalité. Les hommes violents sont ordinaires. Il suffit de se rendre dans un Palais de Justice pour le constater. Un homme qui a tronçonné sa femme dans sa baignoire, dans le box, c’est Tonton Philippe… Déconstruire cette figure du monstre, c’est aussi une occasion à saisir pour jeter un regard franc et honnête sur ce que nous sommes collectivement et pourquoi les hommes agissent par la violence.
Votre essai est en cela très nouveau car en tant qu’avocate, vous questionnez les outils juridiques, les instruments mis en place ou non. Ainsi que le rôle de la justice, de l’État dans la protection des femmes. Vous interrogez également le système avec le thème des réparations (pénales, pécuniaires, sanctions). Gisèle Pélicot a ressenti un grand sentiment d’humiliation et de colère face aux questions de la défense qui ont été posées avec un ton très offensif. Quels sont les arguments utilisés dans les prétoires qui sont particulièrement violents ?
C’est ce qu’on appelle un processus de re-victimisation. La victime est renvoyée à sa condition de victime et subit une violence supplémentaire. Rappelons que le prétoire est un lieu de combat, les enjeux sont considérables parfois même vitaux. Que l’on s’affronte durement, cela n’a rien de surprenant. Il est essentiel de rappeler que chacun est libre des moyens de sa défense et ceci est absolument indispensable dans une société démocratique que les droits de la défense puisent pleinement s’exercer de la manière que celle-ci estime nécessaire, donc il n’y a pas de questions interdites dans le prétoire et hormis la police de l’audience qui est assurée par le président, chacun est libre de ses propos et heureusement. Maintenant, les défenses qui consistent à considérer que la meilleure d’entre elles est l’attaque, pour moi, ce sont des défenses qui ont fait long feu, obsolètes, que l’on pratique moins. Personnellement, je suis beaucoup moins frontale parce que ce qui m’intéresse in fine c’est de comprendre. Si chacun se rigidifie dans sa posture, assurément nous sommes certains de ne pas voir émerger une parole qui vienne retricoter une commune humanité. Pour cela, chacun doit faire un pas de côté et les avocats sont déterminants.
Vous abordez quelque chose qui m’a beaucoup touchée en tant que plaignante contre PPDA, c’est « réparer sans procès ». Toutes, nous nous demandons s’il y aura un jour un procès, en attendant nous tentons une réparation sans procès...
Je ne pense pas que le procès répare forcément et imaginer qu’on sorte guéri d’un procès est un leurre. Le procès n’est pas un soin, ni une thérapie. Toutes les femmes que j’accompagne, je les ré-oriente vers des espaces thérapeutiques. Si le procès fait du bien, tant mieux, mais il n’est pas une catharsis. Accompagner les femmes que je défends, c’est aussi les préparer à ce que ce soit rugueux, violent et frustrant parce que toutes les réponses ne sont pas forcément données, parce qu’elles n’ont pas forcément l’impression d’être ressorties grandies de cette épreuve-là. Le but essentiel du procès, c’est d’abord de rendre la justice mais c’est surtout (cette expression que j’utilise beaucoup) de remettre le monde à l’endroit. De venir nommer les choses : vous êtes victime, il est coupable. Ce que cherchent les femmes, c’est ce récit-là. « Il n’avait pas le droit de faire ça. » Je constate que ceci est déjà énorme et que parfois cela suffit. Mais considérer qu’on est réparé par un procès, c’est prendre un risque car ce n’est pas toujours le cas, ni la finalité. Il y a d’autres formes de réparations. Je crois beaucoup en la transcendance: témoigner, écrire, parler, partager, mettre en commun. Je fais partie de groupes de sororité où le fait de partager nos convictions de femmes vient aussi réparer un certain nombre de choses et nous dotent d’outils dont on se sert au quotidien. Les espaces de réparations sont nombreux. Le procès peut en être un, mais pas seulement.
Ce livre est salvateur, vous le concluez par des révélations intimes, ma question est la suivante : face au backlash que subit le féminisme actuellement, face à la difficulté à faire évoluer les mentalités, la société; est-ce que pour toucher les irréductibles, nous devons en passer par le « montrage », à savoir une certaine exhibition de nos blessures, plaies, peurs pour toucher le sensible en chacun. Devrions-nous déclencher ainsi plus d’empathie ?
Si mon parcours touche les indécrottables et les amène à revoir leurs jugements de valeurs, tant mieux, mais je ne l’ai pas fait pour cela. Mon ambition était de raconter comment cette expérience de la défense des femmes m’avait changé moi, ce que ça m’a apporté et comment ces femmes m’ont construites. Mais c’était aussi une occasion à saisir comme je demande à la société de le faire, de venir porter un regard analytique, critique, documenté sur ce qu’on a pu produire et vivre. J’ai voulu également en faire une épreuve de vérité à mon endroit, c’est-à-dire sans tortiller, essayer de trouver les moments où j’avais été dans l’erreur, dans la reproduction des schémas de domination. C’est à la fois un examen de conscience et un travail de repérage.
In fine, vous êtes optimiste, solidaire, et ce livre est incarné. Vous parlez de ce que vous ressentez sous votre robe d’avocate et cela fait énormément de bien de « dé-solenneliser » un peu. Quel futur à court et moyen terme, voyez-vous pour les Me Too français ? Pour les procès Miller, PPDA, Bedos notamment?
Miller, PPDA, Depardieu, Bedos : tout le monde ne peut que se satisfaire de ce que les puissants vacillent mais moi, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de contribuer à changer le système, faire en sorte qu’on mesure ce que nous produisons quand on élève nos filles et nos garçons autour de schémas et d’injonctions qui sont aliénantes pour les deux. Autorisons-les à être qui ils et elles ont envie d’être. L’optimisme est à cet endroit-là, ce nœud-là. C’est ambitieux. Ce livre est un plaidoyer pour une liberté accrue.
Propos recueillis par Bénédicte Martin
Fille de professeurs syndiqués, Anne Bouillon a manifesté à leurs côtés dès ses 5 ans. Après un cursus en Commerce International et en Sciences économiques, des études en droit de la guerre et des Conventions de Genève, après le Liban, la Roumanie et un emploi de juriste à Sarajevo au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, après des rencontres décisives, elle passe le barreau et prête serment en 2001 pour exercer la fonction d’avocate. Son féminisme est né par « imprégnation, au contact des femmes » qu’elle défend dorénavant.
10.12.2024 à 23:36
Chute brutale du régime Assad, perspectives de paix en Ukraine, depuis l’élection de Trump le 5 novembre, l’Histoire s’accélère sur tous les fronts. Un cessez-le-feu peut-il intervenir en Ukraine dès le début de l’année 2025 ? Quelles seront les conséquences de l’effondrement du régime syrien, notamment sur la résurgence du djihadisme dans nos pays ? Pour en discuter sur l’antenne de QG, Aude Lancelin a reçu en direct trois invités : Jacques Baud, ex-chef de la doctrine des opérations de maintien de la paix à l’ONU, auteur de nombreux best-sellers chez Max Milo, Régis Le Sommier, grand reporter, cofondateur du média en ligne Omerta, et Nikola Mirkovic, président de l’association Est-Ouest, auteur de « L’ Amérique Empire » (Temporis)
05.12.2024 à 23:58
Alors que le gouvernement Barnier est tombé ce mercredi 4 décembre, nos trois animateurs de Quartier populaire sont revenus en direct ce jeudi 5 décembre sur la situation politique inédite que traverse la France. Sur un tel champ de ruines, que va faire Macron, sachant qu’une nouvelle dissolution est légalement impossible avant l’été prochain? Nommer une autre figure d’un monde défait, un Bayrou ou un Lecornu, qui piétinent déjà dans l’antichambre ? Déclencher l’article 16 lui conférant les pleins pouvoirs, comme certains en évoquent l’idée hasardeuse ? Une démission serait évidemment la meilleure des solutions, ouvrant un nouveau champ de possible pour le pays. Emmanuel Macron n’ayant jamais brillé par son sens de l’intérêt général, celle-ci sera difficile à obtenir. Le moment est toutefois venu de se remobiliser tous, comme lors de l’hiver 2018 des Gilets jaunes, pour enfin reprendre en mains notre destin.
03.12.2024 à 13:41
Le président élu Donald Trump avait déjà menacé la Chine d’une hausse de 10% de droits de douane dès le début effectif de son second mandat en janvier 2025. Ce samedi 30 novembre, il a encore considérablement accentué la pression en menaçant d’imposer des droits de douane de 100% (sic) aux pays membres des BRICS, si ses derniers persistaient à vouloir affaiblir le « puissant dollar américain » en créant une monnaie parallèle, ainsi qu’ils en ont déjà affiché l’ambition. Signe que le futur locataire de la Maison Blanche prend très au sérieux le déclin entamé de l’hégémonie états-unienne face à ce groupe de pays, qui a fait une démonstration de force au sommet de Kazan en octobre dernier, et compte désormais 9 pays: l’Iran, l’Éthiopie, l’Égypte, les Émirats arabes unis, aux côtés du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud.
Pour QG, Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, revient sur le succès diplomatique incontestable qu’a été ce sommet pour la Russie, renforçant le poids politique de cette dernière, dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, à laquelle Trump a promis de mettre fin. Avec la politique commerciale agressive que compte mettre en place ce dernier, Ventura estime que les BRICS auront la tentation de former un « bloc contre-hégémonique« , avec l’idée d’établir un système « parallèle au système international« , composé de l’ONU, du FMI et de la Banque mondiale. Quitte à mettre de côté des mésententes en leur sein, notamment les désaccords persistants entre le Brésil et la Russie au sujet du Venezuela. Entretien par Jonathan Baudoin
QG : Quelle est votre analyse du sommet des BRICS qui s’est tenu à Kazan du 22 au 24 octobre dernier ? Ce sommet, dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, marque-t-il une victoire symbolique pour la Russie de Vladimir Poutine ?
Christophe Ventura : Le sommet de Kazan peut être analysé à plusieurs niveaux. D’abord, c’est un succès diplomatique pour Vladimir Poutine car ce dernier a fait la démonstration, devant les caméras, qu’il n’était pas du tout isolé sur la scène internationale, en accueillant plusieurs puissances de la planète et leurs dirigeants, en recevant le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres – certes pour faire état de leurs désaccords – et en faisant accueillir, en pleine guerre russo-ukrainienne, les délégations de nombreux pays qui frappent à la porte des BRICS. Ce qui permet à Poutine de dire que même en guerre, sous sanctions occidentales, mis au banc de la « communauté internationale » par les puissances occidentales, la Russie est capable de mener une diplomatie active et internationale. Les photographies de Poutine avec le Premier ministre indien, le président chinois, ou M. Guterres, sont une démonstration politique.
Au niveau du sommet, en lui-même, c’est un nouveau chapitre des BRICS qui s’est ouvert à Kazan. Je crois que c’était important pour Poutine parce que ce sommet, le 16ème des BRICS, est le deuxième plus important après le premier sommet des BRICS qui s’était tenu en 2009, déjà en Russie. C’était le sommet de la fondation. Cette fois, il s’agissait du premier sommet des BRICS en tant que tel, avec leurs nouveaux membres (il faut mentionner le statut particulier de l’Arabie saoudite qui participe aux travaux mais n’a toujours pas rejoint officiellement le groupe). C’est un deuxième âge des BRICS qui s’est engagé, une nouvelle fois en Russie. C’est pour Poutine un élément de satisfaction car la Russie pose une nouvelle pierre dans l’histoire de cet édifice. Cela donne un rôle moteur à la Russie et un leadership politique vis-à-vis de l’allié chinois qui écrase, économiquement et commercialement, le groupe avec 70% du PIB total des pays membres.
Ce sommet a été un succès parce que les BRICS se sont mis d’accord sur la manière dont ils vont concevoir leurs relations avec les autres pays qui veulent participer à ce processus. Il y a de nouveaux critères d’adhésion. Une nouvelle catégorie a surgi, celle de « pays partenaires » des BRICS. Ils ont consolidé la structuration de ce qui n’est pas considéré comme un groupe formel. Les BRICS n’ont pas d’entité juridique. C’est un regroupement de pays informels. Ils restent dans ce format, tout en affinant le statut des pays qui sont dedans et ceux qui gravitent autour. C’est un acquis au niveau du fonctionnement interne.
Ils ont avancé sur la question monétaire, notamment sur celle des systèmes de paiement, du contournement du dollar pour leurs échanges internes. Non pas en mettant en place une monnaie commune ou une monnaie se substituant au dollar. Mais en avançant sur la mise en place de systèmes bancaires et monétaires permettant aux pays d’échanger en monnaies locales. Ce qui peut permettre à des pays, pour beaucoup sous sanctions américaines, de pouvoir commercer entre eux sans subir ces sanctions. En outre, ils ont anticipé le fait que si la trajectoire états-unienne de Trump allait de plus en plus vers des guerres commerciales, cela permettrait d’aider les BRICS à se consolider comme espace d’échanges se mettant à l’abri, du moins compensant partiellement, de potentielles offensives commerciales américaines, avec des sanctions, des droits de douane, etc.
J’ajouterais aussi au bilan des positionnements qui n’étaient pas évidents à obtenir, ceux sur les conflits ukrainien et au Proche-Orient. Le communiqué a montré qu’il y a eu des discussions et qu’ils ont trouvé des positions communes à partir de points de vue pas forcément convergents. C’est une ligne diplomatique assez classique, où on ne prend pas trop parti, mais qui rappelle un certain nombre de principes. Sur la guerre russo-ukrainienne, le communiqué indique que les pays des BRICS ont exposé leurs points de vue nationaux, qui sont divergents, vu que nombre de pays considèrent que la Russie a agressé l’Ukraine, tout en ne voulant pas se mettre mal avec elle, et en refusant de la sanctionner. Le communiqué rappelle l’attachement à l’ONU et indique le souhait d’une négociation politique pour mettre fin à la guerre, et aboutir à une « résolution pacifique ». Il salue les initiatives de médiation existantes. Ce qui laisse entendre que la Russie est prête à écouter des propositions.
Sur la guerre menée par Israël en Palestine et au Liban, il est intéressant de voir que les pays appellent au cessez-le-feu, à la paix , à l’application des résolutions de l’ONU (notamment celle de 1967 en faveur de deux États), prennent position pour que l’État de Palestine soit membre à part entière des Nations unies, et expriment le rejet de toute forme d’agression de l’Iran. Le texte s’alarme des possibilités d’embrasement général et exige le respect de la souveraineté de la Syrie.
QG : Peut-on dire que la déclaration de Kazan, axée sur la multipolalité, la résolution « pacifique » des conflits, se veut critique de la domination occidentale dans les relations internationales tout en soulevant des contradictions concernant l’attitude géopolitique de certains états membres du bloc des BRICS ?
Sur la première partie de votre question, c’est exactement ça. L’existence et le cheminement des BRICS sont l’expression d’une critique très claire, très précise, de la domination des puissances occidentales dans l’ordre international. C’est un club de pays qui s’est réuni, au départ, sur le fait qu’ils étaient peu considérés, voire méprisés par les puissances occidentales. Les BRICS sont l’expression de la fin du monopole de la puissance occidentale dans les relations internationales. Mais cette critique n’est pas accompagnée d’un projet alternatif. La multipolarité, c’est un reflet du nouvel équilibre des forces, une prise en compte du pouvoir des nouveaux acteurs, une volonté de répartition de la puissance et de l’influence entre tous ces acteurs, mais ce n’est pas un projet alternatif à l’ordre capitaliste international et à ses institutions. Les BRICS ne remettent pas en cause cela.
Pour le reste, bien sûr qu’il y a des contradictions. Vous avez un certain nombre d’acteurs ayant des intérêts différents, en raison des intérêts nationaux de chacun, comme par exemple la Chine et l’Inde, qui sont concurrents dans plusieurs domaines, ou l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui ont des points de vue divergents, c’est le moins que l’on puisse dire. Ce qui rassemble ces pays, ce sont d’autres intérêts liés aux situations de pays qui estiment être relégués, ou pas assez reconnus dans l’ordre international. Mais il y a autant de facteurs d’homogénéité que de facteurs d’hétérogénéité au sein des BRICS. Il y a eu par exemple un couac sur la question du Venezuela. M. Poutine avait pris l’initiative d’inviter M. Maduro, dès son élection contestée du 28 juillet dernier, à Kazan, malgré les doutes et le frein du Brésil qui, de fait, ne reconnaît pas la victoire de Nicolas Maduro. Finalement, M. Poutine a relancé l’invitation à M. Maduro, venu dans l’espoir de pouvoir intégrer la liste des pays partenaires des BRICS, mais le Brésil a mis son veto. Ce qui est une première dans l’histoire du groupe. Cela indique qu’il peut y avoir des tensions entre des pays fondateurs des BRICS. Aujourd’hui, la relation entre Moscou et Brasília s’est un peu refroidie, du fait de la question vénézuélienne, parce que le Brésil a considéré que la Russie venait jouer sur son terrain, dans un moment délicat, et M. Lula n’a pas du tout apprécié le fait que M. Poutine soit passé outre et ait activé sa propre diplomatie bilatérale avec Caracas pour des questions plutôt liées aux relations entre Moscou et Washington. Pour le Brésil, c’est quelque chose qui n’est pas passé. Ce qui s’est traduit par le veto et par l’absence de Lula au sommet.
C’est un exemple montrant que les tensions géopolitiques mettent en dynamique les contradictions entre les pays membres des BRICS. L’intérêt de la Russie en Amérique latine, c’est d’être au Vénézuela, pour se positionner sur le terrain américain et faire une démonstration de force concernant sa puissance diplomatique, politique, voire militaire. Pour les Brésiliens, leur intérêt est qu’il n’y ait pas un engrenage autour du Vénézuela, qui aboutirait à une crise régionale ou à des conflits que les Brésiliens ne voudraient pas voir se développer en Amérique du Sud. Ils ne veulent pas non plus que la Russie se permette de venir trop jouer en Amérique latine alors que les Brésiliens veulent développer une politique de non-alignement, ni américain, ni russe, ni chinois, en Amérique latine. Tout cela fait partie de la vie des BRICS. Il ne faut pas en avoir une vision idéalisée. C’est un club d’États qui ont des intérêts nationaux, des traditions diplomatiques qui peuvent converger mais qui peuvent aussi entrer en compétition.
QG : Est-ce que la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis fournit une occasion pour les BRICS de s’affirmer comme une alternative crédible face à un Occident en stagnation, voire en déclin ?
C’est une question à laquelle on ne peut pas répondre aujourd’hui. Je crois que la trajectoire des BRICS encore dominante à ce jour, c’est qu’ils demeurent un instrument de négociation avec les puissances occidentales, pour que leurs revendications et leurs exigences soient mieux prises en compte par ces puissances occidentales dans l’ordre international, tel qu’il existe aujourd’hui. Les BRICS ont plutôt cherché à disputer aux puissances occidentales la hiérarchie et la répartition des pouvoirs au sein de l’ordre international. C’est ça qui donne son contenu à ce que les BRICS appellent la multipolarité, à savoir un monde que nous connaissons, mais dans lequel leurs exigences et leur poids seraient pris en compte et reflétés dans les équilibres du système international.
Par contre, plus on va être dans une dynamique de tensions entre les États-Unis et la Chine, qui est la toile de fond désormais des relations internationales, plus on peut aller sur une autre trajectoire, qui ne serait plus que les BRICS soient un instrument de négociation, mais plutôt de confrontation hégémonique. Les réactions chinoises à la réélection de Trump montrent que Pékin s’inscrit encore dans une approche où la Chine ne cherche pas à affronter directement les États-Unis, mais à négocier. Si les relations se tendent par une politique agressive de Trump, les BRICS seront tentés, du moins dans leur noyau central, de former un bloc contre-hégémonique, de formuler un projet allant dans ce sens, de développer un maillage institutionnel de structures multilatérales plus nombreuses que ce que qu’ils ont en chantier aujourd’hui. Et ce, pour créer une sorte de système parallèle au système international; à savoir l’ONU, avec son Conseil de sécurité, son Assemblée générale, ses fonds, ses programmes. Mais aussi les institutions financières internationales comme le FMI, la Banque mondiale, etc.
Pour sa part, Trump a une stratégie : imposer des droits de douanes prohibitifs à tous les pays qui contestent le leadership de son pays et leur fermer l’accès au marché américain.
Poutine, de son côté, a proposé l’idée d’un parlement des BRICS. Ce qui va préciser les choix entre les deux chemins évoqués – négociation ou confrontation -, c’est l’évolution du rapport de forces international, notamment entre les États-Unis et la Chine. Ainsi nous saurons si le monde que nous avons connu va céder sous le poids de sa fragmentation.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Directeur de recherche à l’IRIS, journaliste au sein de la rédaction du Monde diplomatique. Il est l’auteur de « Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde » (avec Didier Billion, Agone Marseille, 2023) et « L’éveil d’un continent : géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe » (Armand Collin, 2014)
02.12.2024 à 20:55
En mai 2022, lors d’un séjour en Iran, Cécile Kohler et son compagnon Jacques Paris ont été arrêtés pour “espionnage”. Depuis leur arrestation, ils sont détenus comme otages d’État dans la célèbre prison d’Evin à Téhéran, synonyme de conditions carcérales extrêmes. Les rares échanges avec la famille suffisent seulement à confirmer que Cécile est encore en vie.
Sa sœur, Noémie Kohler, mène un combat acharné pour obtenir la libération de Cécile et de Jacques. Pour QG, elle revient sur le peu d’informations qu’elle reçoit sur les conditions de détention de sa sœur et son beau-frère, et en appelle également au gouvernement français pour obtenir leur libération rapide. Pour soutenir la libération de Cécile Kohler : https://libertepourcecile.com/
28.11.2024 à 21:20
Pendant près de 40 ans, Robert Bourgi a joué un rôle clé en Afrique, menant de nombreuses missions au service d’éminentes figures de la politique française telles que Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Entre réhabilitation ou sauvetage de présidents africains, nominations d’ambassadeurs français, et actions de lobbying auprès de l’Élysée pour le compte de chefs d’État africains, il a été impliqué dans des affaires complexes mêlant politique et finances.
En 2011, ses révélations ont fait grand bruit, lui valant en même temps une suspension d’un an de l’ordre des avocats. Il raconte son parcours dans un livre coécrit avec Frédéric Lejeal, Ils savent que je sais tout : Ma vie en Françafrique, publié aux éditions Max Milo. Dans un entretien pour QG avec Haussman Vwanderday, l’avocat lève le voile sur ces circuits opaques de financement entre politique française et dirigeants africains.
28.11.2024 à 18:05
La guerre en Ukraine a produit des effets paradoxaux : elle a consolidé de l’extérieur le bloc occidental, tout en creusant en son sein les fissures d’un ordre néolibéral auquel l’oligarchie techno-financière française a lié son destin en même temps que celui de la France. Elle a en particulier accéléré la décomposition du compromis franco-allemand, tel que Mitterrand l’avait renouvelé dans les années 1980 dans le contexte de la fin de la Guerre froide. La perspective, devenue tangible, d’une sortie du conflit pourrait rebattre les cartes en France à condition que le peuple français, abandonné par une classe dirigeante liée matériellement à un ordre impérial sous tutelle américaine, reprenne son destin en main.
Du rêve impérial à l’ordre néolibéral
Nous n’avons pas suffisamment pris la mesure du rôle central que les élites françaises ont joué depuis près d’un demi-siècle dans la construction de l’ordre néolibéral tant à l’échelle européenne que mondiale. Si cet ordre a été pensé et initié par des penseurs et acteurs austro-allemands et anglo-américains, ce sont, dans une large mesure, des technocrates français qui ont mis leur savoir-faire d’organisateurs au service de sa construction juridico-institutionnelle au sein des organisations supranationales créés à cet effet. Ils ont également été parmi les premiers à se porter volontaires pour occuper les places dans les conseils d’administration et les comités exécutifs des nouveaux acteurs globalisés de la finance, grandes banques et fonds internationaux.
L’ordre néolibéral actuel se donne à voir comme le reflet troublé des anciens empires européens : les Britanniques ont transmis le flambeau de l’hégémonie mondiale (économique et militaire) à leurs cousins américains, les Austro-Allemands à l’Union européenne leur rêve impérial conçu à l’échelle du continent sur le modèle des empires centraux et les Français à leurs élites frustrées par l’échec de leur vocation impériale l’espace déterritorialisé des institutions du marché globalisé ; comme si l’universalisme abstrait de la fille aînée de l’Eglise, revisité par l’idéal hugolien de la « République universelle » (« O France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie »), s’était finalement dissous dans les abstractions de la marchandise et du capital. Si les deux premières utopies impériales s’attachent encore à des territoires (le monde et le continent européen), la troisième se projette dans un espace de règles de droit et d’institutions supranationales qui viennent mailler les flux mondiaux de marchandises et de capitaux. La France comme fille aînée du Marché globalisé aura sans doute été la plus sensible aux visions eschatologiques de Francis Fukuyama.
A partir de la fin de années 1970, le FMI a été dirigé par des haut fonctionnaires français de façon ininterrompue de 1978 à 2000, puis de 2007 à 2019. Les Américains qui, de leur côté, s’étaient attribué la direction de la Banque mondiale, poussèrent dans ce sens, trop contents de pouvoir bénéficier de leur expertise bureaucratique reconnue et d’arrimer à leur agenda des élites françaises dont les ambitions se sont mises à devenir trop grandes pour se contenter de leur patrie. De 1985 à 1995, dans ces années décisives pour ladite « construction européenne », entre l’entrée en vigueur de l’Acte unique et la création de la monnaie unique, le démocrate-chrétien Jacques Delors présidera la Commission européenne. C’est sous sa conduite et sur la base d’un pacte franco-allemand que la future Union européenne prendra sa forme actuelle d’un Empire du droit marchand et capitaliste qui place ses États membres sous souveraineté limitée dans un espace marchand unique où s’organise, une fois levés tous les obstacles au commerce et à l’investissement et sous le régime du droit de la concurrence, la division internationale du travail à l’échelle du continent. Certes, si Mitterrand, qui portait sur le monde un regard de politique, a accepté de renouveler le compromis avec l’Allemagne, vingt ans après le Traité de l’Elysée, c’est surtout parce qu’il ne se doutait pas que l’URSS s’écroulerait aussi vite, offrant à son voisin d’outre-Rhin la possibilité de reconstituer sa zone d’expansion économique en Europe centrale. En 1991, il est déjà trop tard mais il espère pouvoir encore enfermer l’Allemagne réunifiée dans un vaste espace politique eurasiatique borné à l’est par la Russie, l’autre puissance nucléaire. De leur côté, les technocrates dont il s’est entouré nourrissent en parallèle d’autres projets.
Maintenir la paix sociale, et ménager les passions rentières de la bourgeoisie
A la même époque, le cœur de l’Etat français se met au service de la constitution de grands groupes bancaires dans la perspective de faire de Paris la plus grande place financière du continent. De la décision prise par Mitterrand de maintenir la France dans le système monétaire européen en 1983 jusqu’au grand mouvement de concentration, sous le gouvernement Jospin, du secteur bancaire à la fin des années 1990, la fraction la plus modernisatrice de la haute fonction publique va prêter main forte à la constitution de grandes banques universelles, privatisées quelques années plus tôt et adossées à un marché de capitaux profond, profitant de la force de la monnaie allemande, poumon industriel du continent. Delors à Bruxelles, le ministre Bérégovoy engage la modernisation et le décloisonnement des marchés de capitaux en France au mitan des années 1980. Il réformera, dans le même mouvement, les instruments de dette publique pour les adapter aux demandes de liquidité des marchés modernisés. Quinze ans plus tard, comme pour clore le cycle, Dominique Strauss-Kahn supervise depuis Bercy, à la veille de l’entrée en vigueur de la monnaie unique, l’achèvement des grandes opérations de concentration bancaires. Les contours de la répartition des rôles entre la France et l’Allemagne se dessinent nettement au début du siècle. Le modèle mercantiliste allemand soutient une monnaie forte qui autorise l’Etat français à s’endetter à moindre coût – pour maintenir la paix sociale face aux conséquences de la désindustrialisation et ménager les passions rentières de la vieille bourgeoisie française – et aux banques hexagonales de consolider leurs ambitions internationales, entraînant dans leur sillage l’industrie nationale.
Depuis 2017, Bercy et la place financière de Paris sont plus que jamais résolus à poursuivre le cap que la France s’est fixé il y a quarante ans. « Paris est en première ligne, comme le titrait récemment Les Echos, pour faire avancer l’Union des marchés de capitaux », dans la foulée du rapport rendu par l’ancien gouverneur de la Banque de France Christian Noyer et de celui de Mario Draghi, accueilli dans un concert de louanges. L’idée est de décloisonner les marchés de capitaux européens par la standardisation des produits financiers et l’assouplissement des règles de « titrisation » des créances bancaires en titres négociables sur les marchés. En somme, accélérer la prise de pouvoir du capital financier qui a déjà mis plusieurs cordes au cou des Etats toujours plus endettés, au motif de « financer l’avenir ». Du reste, en favorisant la montée en puissance des produits d’épargne retraite par capitalisation à travers le P.E.R, petite sœur du produit paneuropéen d’épargne retraite (PEPP), la récente réforme des retraites en France constitue l’une des étapes-clés de ce processus : « désocialiser » le financement des retraites et pousser les assurés sociaux, à l’unisson des épargnants, à placer leur épargne désocialisée auprès de fonds à long terme peu liquides et au capital non garanti, sur le modèle de fonds de pension néerlandais, pourtant enclins à des crises répétées depuis vingt ans. Pas de quoi effrayer les artisans de l’omnipotence du capital financier, pour qui la crise agit comme un pharmakon de choc, poison pour les sociétés et remède pour justifier l’extension de son pouvoir.
L’unification des forces de la bourgeoisie française sous la forme d’une oligarchie techno-financière
A la faveur de cet accord plus ou moins tacite entre la France et l’Allemagne, toutes les composantes de la bourgeoisie française, qui autrefois pouvaient encore s’opposer entre elles, ont entrepris nolens volens leur unification pour se placer sous le commandement du capital financier. L’ancienne « noblesse d’Etat » a amorcé sa fusion avec la grande bourgeoisie financière internationalisée, formant avec elle une oligarchie techno-financière dénationalisée à laquelle se sont assujetties la bourgeoisie industrielle et à la petite bourgeoisie, comme toujours à la remorque. On a fait sortir Fouquet de prison pour l’installer à Versailles où chaque année est organisée la grand-messe de l’attractivité, « Choose France ». Emmanuel Macron, candidat de la grande banque et de la haute fonction publique logée à Bercy, est à la fois le produit et l’artisan terminal de cette mutation.
Là où les banques allemandes continuent encore de financer un tissu industriel composé d’entreprises dont le capital demeure très contrôlé et leurs chaînes de valeur resserrées en Europe centrale, leurs homologues françaises, arrimées à un horizon sans territoire et façonnées pour affronter les marchés mondiaux, se sont détournées du tissu productif national, accompagnant l’internationalisation des grandes entreprises françaises dont la détention capitalistique et les chaînes de valeur offrent un degré d’ouverture et d’extraversion parmi les plus élevés des économies occidentales. Ce fut l’appel du large pour les grandes banques universelles et les anciens fleurons industriels, pressés, avec le concours de l’Etat, de s’ébrouer dans les eaux tumultueuses des marchés internationaux encadrés par un ordre supranational assis sur les droits imprescriptibles de la marchandise et du capital. Un appel doublé de celui à prendre des places pour ces nouveaux mercenaires attachés, en guise de politique industrielle, à louer les vertus de « l’attractivité » d’un pays qu’ils prostituent pour pouvoir eux-mêmes se prostituer comme individus dont les trajectoires sociales ont changé d’échelle.
Tenir le peuple à l’écart
Se plaçant sous la protection de la monnaie unique – un Deutschemark européen – et s’en remettant aux mânes du marché globalisé, l’oligarchie techno-financière ne voyait plus aucune raison de conserver en France une base industrielle sans laquelle l’exercice effectif de la souveraineté devient pourtant illusoire. Nostalgique de son rêve impérial, elle lit dans le destin des Etats-Unis celui dont l’Histoire l’a privée dans un pays qui n’a plus les moyens de la hisser sur le pavois du monde ; pour lui redonner vie, il lui fallait encore l’associer à celui que l’Allemagne se surprend, elle aussi, à mûrir dans les territoires libérés par la fonte du glacis soviétique. L’Union européenne deviendra le cadre économique et juridique où peut s’incarner un destin impérial enchâssé dans celui de l’hégémon américain. Comme l’a bien montré Quinn Slobodian dans son livre Les globalistes – Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, la pensée néolibérale nait dès les années 1920 dans les décombres de l’Empire des Habsbourg qui constituait, aux yeux de Friedrich Hayek et de Wilhelm Röpke, un modèle d’organisation efficace pour repenser un espace articulé autour de la primauté juridique du dominium marchand sur l’imperium d’Etats interdépendants, déclinaison de la distinction ancienne entre l’auctoritas de l’empereur et la potestas des rois. Leurs successeurs, réunis au lendemain de la Seconde guerre mondiale au sein de l’école ordo-libérale, s’attacheront à ériger, dans une filiation avec la tradition juridique allemande du Rechtsstaat, les libertés économiques et le droit de propriété au rang de droits de l’homme garantis par des institutions s’imposant aux Etats souverains. Il s’agit, en dernier ressort, de tenir les peuples à l’écart au sein d’un ordre pensé comme un ajustement souple aux mouvements du marché globalisé et du capital.
Au terme de ce vaste mouvement de recomposition de la division internationale du travail ordonné par des institutions supranationales, l’oligarchie techno-financière française s’est libérée de sa chrysalide nationale pour rejoindre les grandes citadelles – Bruxelles, Londres, Francfort, Washington – de son nouvel empire sans territoire. On ne fait carrière aujourd’hui au Ministère de l’Economie et des finances qu’en acceptant de passer par l’une d’entre elles. En liant le destin de la France aux lois de cet ordre néolibéral stratifié, elle l’a, du même coup, délibérément amputée d’une partie de sa souveraineté et privée de ses marges de manœuvre. C’est ainsi qu’il faut comprendre actuellement l’isolement et la marginalisation de la France sur la scène internationale.
Au sein des élites dirigeantes, une partie importante, souvent des gens de qualité animés du sens de l’intérêt général, s’est vu confier la fastidieuse gestion de la province française de l’Empire anglo-américain secondé par son délégataire allemand. On en trouve encore dans le corps préfectoral, mais aussi dans tous les échelons décentralisés et démembrés de l’Etat, collectivités locales et autres établissements publics placés sous contrainte budgétaire, où leurs soutiers tentent chaque jour de colmater la carène d’un navire navigant au gré des courants impétueux de la mondialisation et des possibilités de débarquement des troupes de choc de l’oligarchie qu’il convoie. Réduite à une opposition stérile et placée sous perfusion de dette publique dans les fiefs subventionnés où elle cultive une opposition stérile, la petite bourgeoisie dont le cœur penche à gauche permet, quant à elle, à l’oligarchie techno-financière hors-sol, avec qui elle communie dans les dogmes de la construction européenne et de la « société ouverte », de s’accrocher au pouvoir. Jamais, dans l’histoire de la République, n’avait-on vu une classe dirigeante aussi minoritaire dans la société. Sans le renfort de la petite bourgeoisie armée d’une fausse conscience qui vient se nicher dans un barragisme aussi inconséquent qu’indispensable à sa perpétuation en tant que classe d’appoint, l’oligarchie ne pourrait pas continuer à diriger le pays.
Une nouvelle donne ?
Le « moteur franco-allemand » avait déjà commencé à s’enrayer ; depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il menace d’exploser. Sommes-nous préparés à ce que nous imaginions encore impensable il y a quelques années ?
L’un des enjeux de l’après-guerre est de savoir qui, de l’Allemagne ou de la France, s’imposera – en retenant l’hypothèse d’une perspective de sortie prochaine du conflit – comme le principal interlocuteur de la Russie et chef de file européen pour rebâtir une sécurité collective en Europe. Privée de gaz russe, l’Allemagne a renforcé sa dépendance aux États-Unis et assiste à l’agonie de son modèle économique, mais refuse de se laisser mourir et pousse à la signature rapide de traités de libre-échange afin de se ménager de nouveaux débouchés et subventionner son industrie par la baisse attendue du prix des produits agricoles en Europe. Sa ligne est constante depuis les négociations du Traité de Rome en 1957 au cours desquelles elle avait tenté de s’opposer aux accords préférentiels avec le continent africain en voie de décolonisation, avant de voir son objectif satisfait à la faveur du « Consensus de Washington » dans les années 1990. Après avoir annoncé un plan d’investissement de cent milliards d’euros en vue de son réarmement, elle entend faire de son industrie de défense la base matérielle de « l’Europe de la défense », alors que tous les projets d’armement franco-allemands sont au point mort. La ministre des affaires étrangères Annalena Baerbock a déclaré le 13 novembre au Bundestag vouloir une « Europe unie » avec une Allemagne « prête à diriger ».
La France, de son côté, a abandonné depuis longtemps toute réflexion géostratégique. Son oligarchie n’a aucun intérêt à renoncer à l’utopie fukuyamesque d’une harmonie par le marché conduite par les États-Unis et garantie en Europe par une discipline juridico-marchande d’inspiration germanique, consentie en contrepartie d’une monnaie unique à l’ombre de laquelle elle s’est constituée comme classe unifiée. Les efforts de la diplomatie française sont désormais presque exclusivement orientés vers la signature de contrats d’armement pour offrir des débouchés à son industrie militaire et maintenir une autonomie stratégique qui s’avère illusoire en l’absence de stratégie et d’un plan de paix. Depuis que son mini-complexe militaro-industriel a entrepris de mettre ses armements aux normes de l’OTAN, elle espère, face à l’Allemagne, trouver de nouveaux clients parmi les autres Etats européens qui se fournissent presque exclusivement auprès des Etats-Unis, aggravant les risques d’une escalade guerrière.
Si la France adoptait une conduite rationnelle et conforme à ses intérêts, à l’instar des Etats-Unis ou de l’Allemagne, elle profiterait de ce retour du politique dans les affaires du monde pour repenser l’équilibre du continent, dans le cadre d’une relation raisonnée avec la Russie, et desserrer l’étau germano-américain. Ceci exigerait de s’affranchir du carcan des traités européens et de recouvrer les instruments de la souveraineté ; de ne plus tourner le dos à une Histoire que l’oligarchie techno-financière, enchaînée à ses abstractions impériales, a prétendu vouloir « dépasser ». Rien n’est moins sûr de la part de cette classe attachée à ses privilèges et à la préservation desquels elle a sacrifié des pans entiers de notre économie.
Il est des débâcles moins spectaculaires que celle de 1940 mais de celle-ci, insidieuse et lancinante, il sera difficile de s’en remettre sans un sursaut du peuple français qui, comme souvent dans son histoire, ne peut compter que sur lui-même pour ne pas disparaitre et échapper à l’impasse du rêve impérial à laquelle le condamnent ses élites.
Marc de Sovakhine
Haut fonctionnaire écrivant sous pseudonyme
27.11.2024 à 19:29
« Sans l’Afrique, il n’y aura pas d’Histoire de France au 21ème siècle ». Cette phrase de François Mitterrand, alors ministre de l’Outre-mer, entre autres, sous la IVème République dans les années 1950, illustre son attachement au « pré carré » français en Afrique. Effet de son ambition politique personnelle ou vraie conviction ? Ce sont les questions qu’explore le journaliste et historien Thomas Deltombe dans son nouveau livre L’Afrique d’abord ! (La Découverte). Le futur président socialiste sous la Vème République apparaît dans cet essai passionnant à la fois comme un politicien opportuniste, sans scrupule envers les indépendantistes algériens par exemple, et comme un homme convaincu de la place que doit occuper la France dans les affaires internationales en période de guerre froide, avec une méfiance particulière envers les anglo-saxons, qui ne cessent, selon lui, de nuire aux intérêts français. Une constante chez Mitterrand, estime l’auteur, observable durant ses deux septennats à l’Élysée. Entretien avec Jonathan Baudoin pour QG
« Cette phrase de François Mitterrand, alors ministre de l’Outre-mer, entre autres, sous la IVème République dans les années 1950, illustre son attachement au « pré carré » français en Afrique« .
QG: Pourquoi vous être lancé dans ce travail sur François Mitterrand et sa défense de l’impérialisme français? En quoi cela s’inscrit dans la lignée de vos écrits antérieurs sur la Françafrique?
Thomas Deltombe: L’idée de ce livre sur François Mitterrand vient des travaux que j’ai effectués pour un ouvrage précédent, L’Empire qui ne veut pas mourir, paru au Seuil en 2021. Dans le cadre de ce livre collectif, je m’étais entre autres chargé du chapitre sur la politique africaine de François Mitterrand sous la IVe République. Je savais déjà que Mitterrand avait mené une politique africaine très active à cette période et j’avais lu pas mal de travaux existants sur le sujet. Mais je me suis rendu compte au cours de mes recherches qu’il y avait un hiatus, voire une contradiction, entre ce que racontaient les biographes de François Mitterrand et ce que je trouvais dans la documentation que je récoltais dans les archives, dans la presse de l’époque. Cela m’a donné envie d’approfondir le sujet en étudiant en détail la carrière ministérielle de François Mitterrand dans les années 1940-1950. En m’appuyant sur des documents parfois inédits, je montre que François Mitterrand a été un des grands théoriciens du néocolonialisme français.
QG: Peut-on dire que Mitterrand est un des initiateurs de la Françafrique?
Tout à fait. Presque tous les biographes et historiens affirment que François Mitterrand était fondamentalement un « décolonisateur ». Ils tirent cela du récit que Mitterrand lui-même a fait de son passage au ministère de la France d’Outre-mer, qui était à l’époque le ministère de l’Afrique subsaharienne et de Madagascar, en 1950-1951. Il a en effet raconté après coup, dans les années 1960, que sa politique de main tendue aux leaders africains a initié le mouvement de décolonisation qui allait permettre aux anciennes colonies d’Afrique subsaharienne d’accéder bientôt, sans violence, à une pleine indépendance. Le problème c’est que ce récit est complètement faux, comme je le montre dans le livre. Et notamment parce que les leaders politiques, auxquels il dit avoir tendu la main – à commencer par Félix Houphouët-Boigny, alors député de la Côte d’Ivoire au Palais-Bourbon – n’étaient pas hostiles à la colonisation. Ils étaient favorables – comme Mitterrand – à une modernisation du système colonial.
Presque tous les historiens sont tombés dans le panneau des mensonges de François Mitterrand et le décrivent par conséquent comme un précurseur de la « décolonisation ». Certes, reconnaissent-ils, l’homme a mené une politique répressive en Algérie, en tant que ministre de l’intérieur (1954-1955) et comme ministre de la justice (1956-1957). Mais il n’a mené cette politique qu’« à contrecœur », expliquent-ils. À mon avis, cette description est fausse. François Mitterrand n’était pas un « décolonisateur ». Son but était de moderniser, de réformer, le système colonial pour le faire perdurer. Mais cette modernisation et ces réformes, qui avaient notamment pour but de sous-traiter une partie des charges coloniales à des « autochtones » fidèles à la France, n’était pas incompatible dans son esprit avec la répression des mouvements nationalistes ou indépendantistes.
En résumé, chez Mitterrand, il n’y a pas de contradiction entre la prétendue politique de main-tendue pratiquée en Afrique subsaharienne et la politique de répression menée en Algérie. Les deux politiques étaient complémentaires et visaient le même objectif: maintenir la « présence française » en Afrique et faire perdurer le système impérial.
QG: Qu’est-ce qui relève de l’opportunisme politique et qu’est-ce qui relève de la conviction profonde de la part du Mitterrand ministre sous la IVème République, selon vous?
Bonne question… Difficile en effet de faire la différence, chez François Mitterrand, entre ce qui relève de la conviction profonde et ce qui tient du froid calcul politicien. Disons que les deux logiques ont toujours été chez lui étroitement imbriquées. On le voit dans les années 1950. S’il est obsédé par les questions coloniales, c’est non seulement parce qu’il veut à tout prix défendre la « présence française » en Afrique mais aussi parce qu’il comprend que cette thématique, encore peu débattue sur la scène politique hexagonale à cette époque-là, pourrait lui servir d’ascenseur personnel pour s’élever dans la hiérarchie politique française. J’ai l’impression, au terme de plusieurs années de travail sur le sujet, que la défense de l’empire et la défense de ses ambitions personnelles étaient tellement mêlées qu’il est impossible aujourd’hui de mesurer la part de chacune de ces motivations. Et cela d’autant plus que Mitterrand, comme chacun sait, était capable d’un grand machiavélisme, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres.
QG: Y a-t-il une continuité entre le Mitterrand ministre sous la IVème République et le Mitterrand président sous la Vème République en matière de politique africaine?
Oui, il me semble qu’il y a une grande continuité entre ces deux périodes. Il y a en tout cas des constances évidentes, notamment sa grande hostilité à l’égard de la politique africaine des Britanniques et des Américains. Mitterrand, viscéralement attaché à la défense des intérêts français en Afrique, dans les années 1940-1950 comme dans les années 1980-1990, estime que les autres impérialismes, soviétique d’un côté à l’époque, anglo-américain de l’autre, ne doivent pas empiéter sur le «pré carré» africain de la France. De nombreux témoignages – de militaires, de diplomates et de certains de ses collaborateurs – montrent que François Mitterrand a nourri toute sa vie une sorte d’obsession sur ce sujet. Ce qui explique en partie le soutien qu’il a apporté aux génocidaires Hutu au Rwanda en 1994 : estimant que le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame était un bras armé des « Anglo-Saxons », François Mitterrand a soutenu jusqu’au bout ses adversaires hutus – fussent-ils génocidaires.
QG: Comment expliquez-vous le manque de travail critique par rapport à la politique africaine de François Mitterrand, pourtant néocoloniale, comme vous le documentez dans ce livre ?
Cette question est compliquée. Je pense qu’il y a plusieurs raisons. L’une d’entre elles est que François Mitterrand a occupé le poste le plus éminent sous la Ve République, celui de président de la République. Cette fin de carrière a occulté les fonctions moins importantes qu’il avait occupées dans les décennies précédentes. Une autre raison, c’est que François Mitterrand, cherchant justement atteindre le sommet du pouvoir sous la Ve République, a fait de gros efforts entre-temps pour réécrire sa propre histoire et expurger de sa biographie officielle les épisodes les moins glorieux, par exemple son engagement d’extrême-droite dans les années 1930, son passage à Vichy dans les années 1940 ou sa politique colonialiste dans les années 1950. Cherchant à fédérer la gauche française derrière lui dans les années 1960, il n’avait pas du tout intérêt à ce qu’on lui rappelle ces épisodes.
Quand Mitterrand est devenu le principal leader de la gauche française, dans les années 1970, il a également bénéficié d’une sorte de silence poli de ceux qui, tout en connaissant parfois son passé, espéraient qu’il permettrait l’accession de la « gauche unie » au pouvoir. En d’autres termes : les gens favorables à une politique de gauche n’avaient pas intérêt à « dézinguer » Mitterrand en l’attaquant sur son passé. Ainsi s’est instaurée à gauche une forme d’autocensure collective sur le passé de Mitterrand à partir des années 1960-1970.
Ce silence s’explique aussi sans doute par une sorte de frilosité, et peut-être de paresse, dans le monde universitaire. Une forme de conservatisme, aussi. C’est quelque chose qui saute aux yeux quand on travaille sur les relations franco-africaines, notamment sur l’histoire de la décolonisation. C’est en tout cas quelque chose qui m’a frappé quand j’ai travaillé, avec deux camarades, sur la décolonisation du Cameroun. Cette décolonisation sanglante, qui a occasionné plusieurs dizaines de milliers de morts dans les années 1950 et 1960, avait jusqu’alors été très peu étudiée dans le milieu académique français, qui a longtemps continué à dire que la décolonisation des ex-colonies françaises d’ « Afrique noire » avait été harmonieuse et pacifique.
Bref, il y a des sujets qui semblent ne pas beaucoup intéresser les chercheurs. Notamment ceux qui questionnent les mythes nationaux et égratignent les « grands hommes ». La carrière coloniale de François Mitterrand sous la IVe République fait partie de ces sujets que les historiens ont plutôt esquivé jusqu’à présent. Et ceux qui ne l’ont pas esquivé, notamment ceux qui se sont penchés sur la politique algérienne de François Mitterrand, ne sont pas allés au bout de l’analyse et continuent, malgré tout, de le décrire comme un « décolonisateur ».
QG: Peut-on considérer que l’opposition de Mitterrand à Charles de Gaulle se base plus sur une rancœur personnelle liée à la Françafrique que sur des divergences politiques fondamentales?
Je pense que François Mitterrand et le général de Gaulle, bien qu’ils n’étaient pas de la même génération, partageaient une même vision de la supposée « vocation africaine » de la France. Et tous deux avaient compris que la réforme de la relation coloniale était la seule manière de perpétuer l’« œuvre impériale ». La conférence de Brazzaville de 1944, les propositions de François Mitterrand dans les années 1950 et la politique africaine du régime gaulliste après 1958 forment en quelque sorte une continuité.
La haine que François Mitterrand vouait à de Gaulle vient des conditions dans lesquelles ce dernier est revenu au pouvoir en 1958. Mitterrand, qui ne cachait pas son ambition, qui très jeune rêvait déjà d’accéder aux plus hautes fonctions politiques, a vu son ambition brutalement s’effondrer avec le coup d’État gaulliste de 1958. Et en plus de l’écarter du jeu politique, le nouveau régime a mis en œuvre la politique néocoloniale qu’il n’avait cessé de défendre dans les années précédentes !
Encore faut-il nuancer : si Mitterrand avait beaucoup de rancœur à l’égard du général de Gaulle, c’est contre les partisans de De Gaulle qu’il était le plus énervé : ces derniers, qui le considéraient comme une des incarnations du « régime des partis » sous la IVe République et qui le décrivaient comme une sorte de Rastignac sans scrupule, l’avaient violemment attaqué dans les années 1950. Je pense que l’attitude de Mitterrand à l’égard de De Gaulle est plus liée à son exécration des gaullistes qu’à une divergence idéologique, ou même qu’à une exécration du personnage de De Gaulle, en tant que tel.
En tout cas, le positionnement antigaulliste de Mitterrand après 1958 explique en grande partie pourquoi il a retravaillé sa légende dans les années 1960. Il a essayé de se faire passer pour un « précurseur de la décolonisation », afin de marquer sa différence avec de Gaulle, qui mettait en œuvre la politique néocoloniale… dont il avait pourtant lui-même été un des initiateurs quelques années plus tôt.
C’est tout le paradoxe : Mitterrand a bien été un « précurseur », mais pas de la « décolonisation » de l’Afrique, comme il a voulu le faire croire et comme beaucoup de ses admirateurs le croient encore. Il a été un précurseur de cette sorte de néocolonialisme très spécifique qu’on appelle la « Françafrique ».
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Thomas Deltombe est journaliste, chercheur indépendant. Il est l’auteur de: L’Afrique d’abord! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français (La Découverte, 2024), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (avec Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara et Benoît Collombat, Seuil, 2021), La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique (avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, La Découverte 2016), Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) (avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, La Découverte 2011)