18.04.2025 à 09:37
Introduction à la réédition.
- Des livres : présentations et extraitsPublié en 2023, notre livre Les médias contre la gauche montre comment les médias dominants jouent un rôle actif dans la droitisation du débat public depuis quarante ans. Un processus qui s'est encore accéléré ces deux dernières années, en même temps que se dégradaient les conditions d'expression et d'existence médiatique de la gauche. Après plusieurs milliers d'exemplaires vendus, notre éditeur (Agone) a décidé de le rééditer en poche. Il sera disponible en librairie à partir du 18 avril. Il est aussi possible de le commander sur notre boutique en ligne. Nous en publions ici l'introduction.
Il y a quarante ans, en mars 1983, François Mitterrand, premier président de gauche de la Ve République, élu en 1981 sur un programme de rupture avec le capitalisme, amorce un « tournant de la rigueur » et renonce de ce fait à poursuivre la politique pour laquelle il a été élu [1]. Il n'y aura pas de retour en arrière. Au cours des années et des décennies suivantes, les médias qui s'opposaient au pouvoir gaulliste puis giscardien et avaient soutenu le candidat socialiste s'abstiennent d'interroger trop ouvertement – et a fortiori de critiquer – ce fait politique majeur. Au nom du réalisme, du sérieux et de la culture de gouvernement, ils l'accompagnent même avec zèle.
En 1984, Libération, qui est pourtant alors emblématique de la gauche post-soixante-huitarde (quotidien fondé en 1973 autour de Jean-Paul Sartre), donne un compte rendu enthousiaste d'une émission spéciale réalisée par la chaîne de service public Antenne 2, « Vive la crise ! », qui chante les louanges de l'austérité, les vertus du marché et l'obsolescence de l'État-providence [2]. Au cours des années 1980, Le Nouvel Observateur, hebdomadaire de la gauche intellectuelle et culturelle qui s'était engagé en faveur de François Mitterrand, devient l'organe de propagande de la faction du Parti socialiste la plus anticommuniste et la plus droitière, acquise à l'économie de marché la plus débridée ; il s'accommode évidemment fort bien des reniements gouvernementaux, quand il ne les appelle pas de ses vœux. Le Monde, qui tient à son statut de quotidien « de référence » et à sa ligne de centre gauche, s'aligne sans scrupules sur la nouvelle doxa économique et politique. Les médias se ferment à l'économie hétérodoxe (marxiste et même keynésienne) comme à la critique sociale. Partout, le néolibéralisme est hégémonique [3].
Bien que connaissant une embellie à partir de la fin des années 1990, les organisations de gauche fidèles à l'histoire du mouvement ouvrier, qu'elles soient partisanes, syndicales, intellectuelles ou associatives, sont marginalisées et disqualifiées. Les mobilisations parfois massives contre les réformes libérales (de la sécurité sociale, des retraites, du droit du travail, de la SNCF, etc.) provoquent systématiquement une contre-mobilisation médiatique et subissent les quolibets, le mépris et la vindicte de l'éditocratie [4]. Dans la foulée des « intellectuels contre la gauche [5] », retournement qui a marqué les années 1970, les médias ne cessent d'entonner leur crédo : la gauche sera « moderne » et « modernisatrice »… ou ne sera pas !
Ces quarante années de néolibéralisme portent aussi dans leur sillage une crise sociale et une crise politique qui ont nourri une progression constante des idées et des scores électoraux de l'extrême droite. Au cours des années 1980 et 1990, si Jean-Marie Le Pen est en partie décrié dans les médias dominants, des titres comme Le Figaro et dans une moindre mesure Le Point, mais aussi TF1 – qui domine alors outrageusement le paysage audiovisuel –, portent régulièrement les thématiques et les problématiques qui font écho aux thèses du Front national : l'immigration, l'islam et l'insécurité. En 2002, c'est d'ailleurs à l'issue d'une campagne où ce dernier thème aura occupé une place totalement disproportionnée dans les médias que Jean-Marie Le Pen accède au second tour de l'élection présidentielle. Au cours de la décennie suivante, la stratégie politique de Nicolas Sarkozy – qui braconne ouvertement sur les terres du FN tout en saturant un espace médiatique fasciné par le personnage – puis l'ascension politique de Marine Le Pen accélèrent la banalisation de son parti.
Dans cette configuration du débat public, la gauche de gauche est doublement perdante. D'une part, la question sociale, qu'il s'agisse des retraites, des salaires, du logement ou des services publics, est reléguée dans les tréfonds des débats – quand elle n'est pas préemptée par Marine Le Pen sans que les vedettes du journalisme politique y trouvent à redire. D'autre part, dès lors qu'un ou plusieurs des termes du triptyque immigration–islam-insécurité occupent l'agenda médiatique, c'est à travers le cadrage et les grilles de lecture de la droite qu'ils sont discutés, d'autant plus que le PS, en pleine « mue sécuritaire », n'en finit pas de durcir son discours. Au cours des années 2010, et plus encore à partir de 2015, à la suite de la série d'attentats qui ont endeuillé le pays, on assiste à une légitimation graduelle de mots d'ordre sécuritaires, autoritaires, nationalistes et identitaires. Ces thématiques s'imposent dans une presse magazine en perte de vitesse, et surtout dans le secteur audiovisuel où la concurrence est exacerbée, notamment depuis que coexistent quatre chaînes d'information (bas de gamme) en continu. Une partie du traitement médiatique de ces thèmes repose sur une mise en accusation de la gauche, systématiquement suspectée d'ingénuité et de laxisme, de déni et de complaisance. Prisonnière d'un débat mutilé, dont les termes ne sont pas les siens, où le pluralisme n'existe pas, la gauche ne parvient plus à imposer sa manière d'aborder ces sujets ; les désaccords qui la traversent, les analyses qu'elle propose, les réponses alternatives qu'elle apporte deviennent médiatiquement inaudibles.
Le système médiatique paraît donc, à peu près partout et tout le temps, ouvertement hostile à la gauche – et dans le même temps très affable avec les politiques et intellectuels qui ont capitulé devant le monde tel qu'il va. Sondages et doctes analyses politologiques à l'appui, les éditocrates diront qu'ils ne font que refléter l'état du débat public, rendre compte des attentes de l'opinion, des évolutions des rapports de force et des positionnements des formations politiques. Qu'en aucun cas ils n'exercent quelque influence que ce soit. Les éditocrates aiment se dépeindre comme de simples et humbles serviteurs de la démocratie et du débat public – qu'ils contribuent, de fait, à organiser. L'information qu'ils produisent, la présentation qu'ils font des enjeux et des rapports de force politiques ne seraient que les reflets d'une réalité qui s'imposerait à eux. Ils ne seraient que des miroirs du réel dont ils tenteraient de rendre compte en toute indépendance et en toute objectivité.
Pourtant, les médias ne sont pas indépendants ni autonomes. Au contraire, ils sont les faire-valoir et les relais d'influence de leurs propriétaires. Et s'ils ne sont pas directement dépendants de ce pouvoir capitalistique, qui ne se manifeste frontalement que rarement, la plupart des grands médias et des producteurs d'information (pris collectivement) se trouvent dans des situations d'interdépendance étroite à l'égard des pouvoirs politique et économique, vis-à-vis desquels ils ne sont donc pas en position de jouer leur rôle de contre-pouvoir. Par ailleurs, ils ne peuvent prétendre à une quelconque objectivité, dirigés et contrôlés qu'ils sont par des chefferies éditoriales sociologiquement solidaires des intérêts et des points de vue des classes dirigeantes.
Certes, les médias ne décident pas de l'actualité. En revanche, ils choisissent de porter leur regard ici plutôt que là, hiérarchisent les informations qui leur parviennent, distinguent celles qu'ils estiment devoir être traitées comme telles de celles qui doivent être considérées comme des « non-événements », sélectionnent celles dignes d'être « montées en une » et relèguent celles qui ne méritent que des « brèves ». Les médias ne fixent pas l'agenda politique. Ils se contentent de suivre servilement celui des institutions, des partis dominants, des multinationales, etc. Les médias ne fixent pas les termes du débat public. Mais ils savent ignorer ou, quand ils ne le peuvent pas, disqualifier ceux qui leur déplaisent, et au contraire porter voire imposer ceux qui leur conviennent ; ils savent également choisir à dessein les questions soumises aux sondés, sélectionner les « petites phrases » et entretenir les polémiques. Les médias ne sélectionnent pas les représentants politiques. Mais ils décident de faciliter ou non leur expression, de leur présenter ou non des signes de déférence, de prêter ou non du crédit à leurs propos, tout comme ils savent favoriser les « bons clients » et ignorer les plus rétifs ou les moins à l'aise. Les médias ne font évidemment pas les élections. Mais ils pèsent sur l'ensemble du processus électoral [6].
Pour toutes ces raisons, les médias jouent un rôle actif dans l'histoire sans fin de la droitisation du débat public depuis quarante ans. Et comme nous le montrerons tout au long de cet ouvrage, ce processus s'est encore accéléré au cours des dix dernières années, en même temps que se dégradaient les conditions d'expression et d'existence médiatique de la gauche, dans toutes ses composantes.
En 2017, la candidature à l'élection présidentielle d'Emmanuel Macron, qui promettait d'achever la normalisation libérale de la France, fait l'objet d'une hypermédiatisation et déclenche des vagues d'enthousiasme incontrôlé dans nombre de rédactions, du Monde à la presse quotidienne régionale, en passant par France Télévisions, L'Obs, L'Express et BFM-TV. Une fois Emmanuel Macron élu, le journalisme politique donne toute sa mesure : personnalisation outrancière du président, focalisation sur sa communication, service après-vente décomplexé des réformes engagées comme de toutes ses initiatives, fascination pour les jeux politiciens agitant le pouvoir en place, etc. Un véritable journalisme de cour, qui montrera à nouveau tout son savoir-faire lors de la campagne présidentielle 2022.
Au cours de ce premier quinquennat, dont l'un des objectifs déclarés était pourtant de lutter contre le Front national, l'assise électorale du parti de Marine Le Pen a encore progressé, tout comme l'enracinement médiatique de l'extrême droite, avec, notamment, la circulation d'un commentariat ultra réactionnaire aux quatre coins du paysage de l'information et le développement par Vincent Bolloré de son empire médiatique. Le journalisme politique installe dès 2017 le « duel Macron-Le Pen » à la une pour en faire le centre de gravité de la vie politique, au détriment notamment de Jean-Luc Mélenchon, qui avait obtenu près de 20 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle. Pendant cinq ans se succèdent les chasses politico-médiatiques aux ennemis de la République – dont la gauche fait les frais –, et l'agenda médiatique est régulièrement polarisé par les obsessions de l'extrême droite. Une longue banalisation qui culmine en 2022 avec le traitement médiatique triomphal réservé aux candidatures d'Éric Zemmour et de Marine Le Pen à l'élection présidentielle.
Lorsque le débat public porte sur des questions socio-économiques, on pourrait penser que la gauche est a priori sur un terrain qui lui est plus favorable. C'est loin d'être le cas tant prévaut dans les médias dominants ce qu'il faut bien appeler un « journalisme de classe ». Le journalisme économique stricto sensu ne tolère pas le moindre écart au prêt-à-penser libéral. Il est la chasse gardée d'une poignée de spécialistes dont les erreurs d'analyse, les partis pris et les conflits d'intérêts sont proverbiaux mais qui continuent de clamer leur détestation de l'intervention publique et de l'État social, comme leur croyance en l'efficience de marchés omnipotents. Au-delà des seules rubriques économiques, le pluralisme est aussi en berne : les médias multiplient les partenariats avec le patronat au prétexte d'œuvrer pour l'emploi, les dirigeants de multinationales sont traités avec une considération inversement proportionnelle au mépris qui accueille les revendications des salariés comme leurs mobilisations pour protéger les acquis sociaux. Quant aux préoccupations et aux modes de vie des classes populaires, ils sont littéralement absents des grands médias, qui n'ont d'yeux que pour les classes supérieures, seules à même d'attirer les annonceurs.
Si cette éclipse de l'enquête sociale n'est pas nouvelle, à l'inverse il est une forme de journalisme qui a proliféré pendant le premier quinquennat d'Emmanuel Macron : le journalisme de préfecture. La couverture de la mobilisation contre la loi Travail en 2016 avait marqué une étape décisive dans l'accompagnement médiatique du durcissement répressif et autoritaire de l'État. Avec le mouvement des Gilets jaunes, cette tendance s'est encore accentuée. Les violences policières massives subies par les manifestants ont mis des mois à percer le mur d'indifférence médiatique, alors que les rédactions relayaient en boucle les images des affrontements tout en saluant et en documentant avec délectation la militarisation du maintien de l'ordre. Depuis, qu'il s'agisse de couvrir la moindre manifestation d'ampleur nationale, une nuit de révolte dans un quartier populaire, un fait divers crapoteux ou l'installation d'une zone à défendre (ZAD), la plupart des médias dominants ont recours au prisme sécuritaire du maintien de l'ordre. Les points de vue qui contredisent la communication des institutions répressives sont le plus souvent ignorés et, quand les nombreuses organisations de gauche mobilisées sur ces questions trouvent à s'exprimer, leurs explications ou leurs propositions sont dénigrées. Les moyens d'action politique (happenings, blocages, grèves, etc.) ne sont plus considérés que comme des perturbations de l'ordre… qu'il faut rétablir urgemment.
Tout au long de ce quinquennat, toutes les composantes de la gauche ont été à un moment ou à un autre la cible de cabales médiatiques. Comme à l'accoutumée, à l'occasion de chaque mouvement social, les syndicats furent vilipendés, leurs responsables morigénés en direct sur toutes les antennes. Régulièrement, les organisations écologistes qui réclament des mesures vigoureuses pour lutter contre le réchauffement climatique et le désastre environnemental sont tournées en ridicule et caricaturées en « khmers verts » par les plus grandes vedettes du journalisme. À plusieurs reprises, les mêmes ont entrepris de traquer d'introuvables « islamo-gauchistes » ou leurs succédanés « wokistes » et « décoloniaux » qui gangrèneraient La France insoumise ou, pire, l'Université. Jusqu'au feu d'artifice final contre la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) lors des élections législatives de juin 2022. Dans la plupart des médias se déchaîna une campagne d'une violence inouïe contre l'accord et chacun de ses protagonistes. Il ne s'agissait alors plus d'information mais bien d'une mobilisation de toute l'éditocratie, unanime contre une alliance et un programme remettant en cause la soumission de la gauche à un certain nombre de dogmes libéraux et n'entendant pas céder au cours autoritaire de la vie politique. Une union clairement campée à gauche, dont l'existence même et le relatif succès dans les urnes constituent un camouflet pour les médias dominants.
Deux ans plus tard, la guerre médiatique contre la coalition du Nouveau Front populaire, constituée en vue des élections législatives après la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron en juin 2024, a pris des allures de bis repetita [7]. Feuilletonnant les « batailles pour Matignon » jusqu'à plus soif, les médias dominants ont réussi à faire oublier la victoire de la gauche aux élections, normalisant le coup de force antidémocratique du camp présidentiel [8]. La France insoumise est demeurée, à cette période, leur cible privilégiée [9].
Dans la roue du pouvoir politique et de très nombreux partis d'opposition, gauche comprise, les grands médias sont même parvenus à accoler au mouvement dirigé par Jean-Luc Mélenchon le stigmate de « parti antisémite » depuis le 7 octobre 2023. Dès le lendemain des massacres commis par le Hamas, le journalisme dominant a épousé le récit du gouvernement d'extrême droite israélien et a étouffé l'ensemble des voix et des mouvements de solidarité avec le peuple palestinien. S'est ainsi enclenchée la plus vaste et la plus violente campagne de diabolisation que la sphère politico-médiatique ait entreprise à l'endroit de mouvements sociaux et politiques contestataires au cours des dernières décennies [10].
À la manière d'un redoutable accélérateur, la question palestinienne a cristallisé un processus à l'œuvre depuis plus de dix ans dans les champs politique et journalistique, consistant à vilipender la gauche dite « extrême », tout en promouvant l'extrême droite… et ses visions du monde. Gardiennes autoproclamées du « cercle de la raison », les chefferies éditoriales se radicalisent et s'alignent toujours plus ouvertement sur le pôle réactionnaire de la vie publique, avec lequel elles communient dans une fuite en avant autoritaire et islamophobe.
Opérant précisément à la manière d'un trait d'union, la mouvance d'extrême centre gravitant autour du Printemps républicain occupe de nouveau un rôle majeur dans la conjoncture. L'influence dont jouit ce petit nombre d'éditorialistes, essayistes et polémistes au sein du champ journalistique – et des sphères de pouvoir, plus généralement – est d'autant plus importante qu'ils disposent d'un organe de presse à leur image et fait par eux, Franc-Tireur, largement légitimé, repris et cité par les grands médias en dépit, ou plus précisément en raison de sa nature indigente : un condensé d'éditorialisation et une synthèse du prêt-à-penser dominant. Sous la coupe du groupe Czech Media Invest – propriété du milliardaire Daniel Kretinsky et dont la présidence est assurée par l'illustre Denis Olivennes –, l'hebdomadaire devrait même bénéficier d'une « déclinaison » sur la TNT en 2025. Tandis que l'empire Bolloré continue de doper la droitisation et le confusionnisme ambiants, le pluralisme n'en finit plus de s'étioler… Dans un tel contexte, c'est la possibilité même de l'existence de la gauche dans le débat public – c'est-à-dire une apparition qui ne soit pas préalablement entachée de discrédit voire de diffamation systématique – qui est tout simplement en jeu.
Deux ans ont passé… et ce sont bien l'ensemble des dynamiques décrites dans ces pages qui ont redoublé d'intensité. Mobilisation de l'éditocratie contre les opposants à la réforme des retraites début 2023 [11] ; rappels à l'ordre et triomphe des injonctions sécuritaires au moment des révoltes des quartiers populaires en juin 2023 [12] ; accompagnement de la répression lors des manifestations écologistes, notamment à Sainte-Soline [13] ; surexposition outrancière de Jordan Bardella, la tête de liste du Rassemblement national aux élections européennes [14] ; relégation du journalisme social face à la suprématie des actionnaires du CAC40, qui accaparent les bénéfices de la politique économique d'Emmanuel Macron à mesure qu'ils licencient massivement partout en France [15]…
On ne compte plus les symptômes de la débâcle du « quatrième pouvoir », dévoyant les missions d'information et de pluralisme qui, en théorie, le consacrent historiquement comme un pilier de la démocratie. Nous ne tirons aucune satisfaction à voir les diagnostics ici posés demeurer d'une brûlante actualité. Plutôt la conviction que le combat pour une réappropriation démocratique des médias est, aujourd'hui encore davantage qu'hier, une nécessité politique de premier plan.
Pauline Perrenot, Les médias contre la gauche, Agone, 2025, p. 7-19.
[1] Serge Halimi, Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981), Agone, 2018.
[2] Pierre Rimbert, « Il y a quinze ans, “Vive la crise !” », Le Monde diplomatique, février 1999.
[3] Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Agone, 2012.
[4] Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d'agir, 2022.
[5] Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L'idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Agone, 2014.
[6] Mathias Reymond et Grégory Rzepski, Tous les médias sont-ils de droite ?, Acrimed & Syllepse, 2008.
[7] Mathias Reymond, « Les médias en guerre contre le Nouveau front populaire », Acrimed, 5 juillet 2024.
[8] Jérémie Moualek, « La "bataille pour Matignon" : comment les médias ont fait oublier l'élection », Acrimed, 15 octobre 2024.
[9] Pauline Perrenot, « Le "chaos" de l'"alliance brun-rouge" : face à la censure, l'éditocratie en roue libre », Acrimed, 6 décembre 2024.
[10] « Israël-Palestine, le naufrage du débat public », Médiacritiques, n°49, janvier-mars 2024 ; « Maccarthysme médiatique », Médiacritiques, n°51, juillet-septembre 2024 et « Médias et Palestine », Médiacritiques n°53, hiver 2025.
[11] « Retraites : l'éditocratie avec Macron », Médiacritiques, n°46, avril-juin 2023.
[12] Mathias Reymond, « Mort de Nahel : de l'appel au calme au rappel à l'ordre », Acrimed, 12 juillet 2023 et Pauline Perrenot, « Nahel et révoltes urbaines : promenade à travers la PQR », Acrimed, 17 juillet 2023.
[13] Acrimed, « Sur BFM-TV, la police fait l'information », dans Avoir vingt ans à Sainte-Soline, sous la direction du Collectif du Loriot, La Dispute, 2024.
[14] Acrimed, « Ascension de l'extrême droite : les médias complices et coupables », Blast, 25 juin 2024.
[15] Acrimed, « Journalisme économique : 40 ans de propagande au service du capital », Blast, 3 novembre 2024.
17.04.2025 à 12:00
Parution le 28 avril.
- MédiacritiquesLe Médiacritiques n°54 sortira de l'imprimerie le 28 avril. À commander dès maintenant sur notre site ou à retrouver en librairie. Et surtout, abonnez-vous !
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17.04.2025 à 10:58
Silence dans les 20h, silence des quatre principales chaînes d'information en continu.
Saluons l'énorme mobilisation des directions de Franceinfo, BFM-TV, LCI et CNews pour couvrir en direct le rassemblement des journalistes en soutien de leurs confrères et consœurs tués par l'armée israélienne à Gaza, organisé le 16 avril place de la Bastille à Paris, à partir de 18h :
« Die-in », multiples prises de parole de la part de syndicats, associations et journalistes… Rien de cette mobilisation de plus d'une heure et demie n'aura percé, en direct, les écrans des quatre principales chaînes d'information en continu. Seules TV5Monde et France 24 s'y sont intéressées, accordant une fenêtre à leurs reporters sur place et, dans le cas de France 24, un court plateau consacré ensuite aux journalistes palestiniens.
Les SDJ et les rédactions de Franceinfo, BFM-TV et LCI avaient beau être signataires de l'appel ayant initié cette manifestation, leurs directions avaient de toute évidence d'autres priorités éditoriales. « Révélations sur les enfants "cachés" de Musk » (LCI) ; « Droits du foot : plus de match à la télé ? » (Franceinfo) ; « Dette : une mauvaise gestion des finances publiques » (CNews) ; « Censure : Bayrou passera-t-il l'été ? » (BFM-TV) ; « Déficit : "Il faut travailler plus" (F. Bayrou) » (LCI) ; « Les écologistes : un frein à la réindustrialisation ? » (Franceinfo) ; « Palmade : un justiciable pas comme les autres ? » (BFM-TV) ; « La leçon de Safran aux écolos » (LCI) ; « Plutôt cassoulet que couscous ? » (CNews)… Au milieu des « prisons attaquées » et de la crise diplomatique entre la France et l'Algérie, les chefferies médiatiques donnent ici un sens aigu de leurs préoccupations sur le fond, mais aussi des dispositifs qu'elles privilégient sur la forme : au détriment de reportages en direct, des plateaux de commentaire… à n'en plus finir.
Ne cherchez pas une image en direct du rassemblement : il n'y en aura aucune. Rien non plus aux 20h de TF1 et France 2, dont les SDJ étaient également parties prenantes de l'appel, lequel rappelait pourtant un bilan accablant : « près de 200 professionnels des médias palestiniens » tués par l'armée israélienne, soit, « dans l'histoire de [la] profession, tous conflits confondus, […] une hécatombe d'une magnitude jamais vue ». Mais il y avait là encore plus urgent : « L'agneau, une viande qui a toujours la cote ! », « Castors : attention aux dégâts ! », « Dans les coulisses des entraînements de la police » du côté de TF1, et, pour France 2, « Assurances auto : à chaque région son tarif » ou encore « Paris : quand les touristes sont pris pour des pigeons ». Circulez…
Pauline Perrenot
Post-scriptum : À défaut, c'est sur les réseaux sociaux que l'on pouvait suivre des diffusions en direct du rassemblement : par exemple Reporters solidaires sur Instagram, Off investigation sur TikTok ou encore Clément Lanot sur X. Des reportages vidéos ont notamment été publiés par l'AFP ou L'Humanité.
16.04.2025 à 10:12
Tribune et appel à rassemblements.
- « Indépendance ? » Procès, violences et répression / Gaza, Israël, PalestineNous relayons cette tribune, parue le 13 avril simultanément dans plusieurs médias, dont L'Humanité, Le Monde ou encore Libération. En parallèle, deux rassemblements sont appelés pour ce mercredi 16 avril, 18h : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.
Ce n'est pas courant pour un journaliste d'écrire son testament à l'âge de 23 ans. C'est pourtant ce qu'a fait Hossam Shabat, correspondant de la chaîne qatarie Al-Jazeera Moubasher dans la bande de Gaza. Le jeune homme, conscient que les bombardements israéliens sur le territoire palestinien ont drastiquement réduit l'espérance de vie des membres de sa profession, a composé un court texte, à publier s'il devait lui arriver malheur.
Ces mots ont finalement été postés sur les réseaux sociaux lundi 24 mars. « Si vous lisez ceci, cela signifie que j'ai été tué » : ainsi commence le message dans lequel le reporter évoque ses nuits à dormir sur le trottoir, la faim qui n'a jamais cessé de le tenailler et son combat pour « documenter les horreurs minute par minute ». « Je vais enfin pouvoir me reposer, quelque chose que je n'ai pas pu faire durant les dix-huit mois passés », conclut le reporter palestinien, tué par un tir de drone israélien sur la voiture dans laquelle il circulait, à Beit Lahia, dans le nord de Gaza. Un véhicule qui portait le sigle TV et le logo d'Al-Jazeera.
En un an et demi de guerre dans l'enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes, telles Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes et la Fédération internationale des journalistes, en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate. Dans l'histoire de notre profession, tous conflits confondus, c'est une hécatombe d'une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l'université américaine Brown.
Au moins une quarantaine de ces journalistes, à l'instar de Hossam Shabat, ont été tués stylo, micro ou caméra à la main. C'est le cas d'Ahmed Al-Louh, 39 ans, caméraman de la chaîne Al-Jazeera, qui a péri dans une frappe aérienne, alors qu'il tournait un reportage dans le camp de réfugiés de Nusseirat, le 15 décembre 2024. Et d'Ibrahim Mouhareb, 26 ans, collaborateur du journal Al-Hadath, tué par le tir d'un char, le 18 août 2024, alors qu'il couvrait le retrait de l'armée israélienne d'un quartier de Khan Younès. Des cas soigneusement documentés par les organisations précitées.
Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle « Press », les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l'armée, sans que celui-ci fournisse des preuves crédibles à l'appui de ces accusations. Autant d'éléments qui incitent à penser qu'ils ont été délibérément visés par l'armée israélienne.
D'autres de nos collègues de Gaza sont morts dans le bombardement de leur domicile ou de la tente où ils s'étaient réfugiés avec leurs familles, comme des dizaines de milliers d'autres Palestiniens. C'est le cas de Wafa Al-Udaini, fondatrice du collectif de journalistes 16-Octobre, tuée dans une frappe sur la ville de Deir Al-Balah, le 30 septembre 2024, avec son mari et leurs deux enfants. Et d'Ahmed Fatima, une figure de la Maison de la presse de Gaza, une ONG soutenue par des bailleurs européens, qui formait une nouvelle génération de journalistes. Le 13 novembre 2023, un missile a frappé l'étage de l'immeuble où il résidait avec son épouse et leur fils de 6 ans, dans la ville de Gaza. Les parents ont réchappé à l'explosion mais l'enfant a été blessé au visage. Ahmed Fatima l'a pris dans ses bras et s'est précipité dans la rue pour l'amener à l'hôpital. A peine avait-il parcouru cinquante mètres qu'un second missile s'abattait à proximité de lui et le tuait. Six jours plus tard, le 19 novembre, le fondateur et directeur de la Maison de la presse, Bilal Jadallah, mourrait à son tour dans le tir d'un char israélien sur son véhicule.
D'autres ont survécu, mais dans quelles conditions ? Le journaliste reporter d'images Fadi Al-Wahidi, 25 ans, est paraplégique depuis qu'une balle lui a sectionné la moelle épinière, le 9 octobre 2024, alors qu'il filmait un énième déplacement forcé de civils, ainsi que l'a rapporté le média d'investigation Forbidden Stories. Wael Al-Dahdouh, célèbre correspondant d'Al-Jazeera à Gaza, a, quant à lui, appris la mort de sa femme et de deux de ses enfants dans un bombardement, en plein direct, le 25 octobre 2023. Pour les journalistes palestiniens, « couvrir » la mort d'un collègue ou d'un proche fait désormais partie d'une macabre routine.
Nous déplorons également la mort des quatre journalistes israéliens qui ont péri dans l'attaque terroriste menée par le Hamas le 7 octobre 2023, ainsi que celle de neuf confrères libanais et d'une consœur syrienne lors de frappes israéliennes. Mais l'urgence est aujourd'hui à Gaza. Pour tous les défenseurs des droits humains, un constat s'impose : l'armée israélienne cherche à imposer un black-out médiatique sur Gaza, à réduire au silence, autant que possible, les témoins des crimes de guerre commis par ses troupes, au moment où un nombre croissant d'ONG internationales et d'instances onusiennes les qualifient d'actes génocidaires. Cette volonté de faire obstacle à l'information se traduit également par le refus du gouvernement israélien de laisser la presse étrangère pénétrer dans la bande de Gaza.
N'oublions pas la situation en Cisjordanie occupée, où l'on commémorera, dans quelques jours, les trois ans de la mort de Shireen Abu Akleh. La correspondante vedette d'Al-Jazeera a été abattue à Jénine, le 11 mai 2022, par un soldat israélien qui n'a eu aucun compte à rendre pour son crime. Hamdan Ballal, coréalisateur de No Other Land, oscar 2025 du meilleur documentaire, a été agressé par des colons, le 24 mars, puis a été arrêté par des soldats dans l'ambulance qui l'emmenait se faire soigner : cela témoigne de la violence à laquelle s'exposent ceux qui tentent de raconter la réalité de l'occupation israélienne. Cela révèle aussi l'impunité offerte quasi systématiquement à ceux qui cherchent à les faire taire.
En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d'informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d'entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n'est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l'absence de journalistes occidentaux. C'est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consœurs palestiniens qui font preuve d'un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable en cours à Gaza.
Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, Reporters sans frontières, le prix Albert-Londres, la Fédération internationale des journalistes, le collectif Reporters solidaires, la commission journalistes de la SCAM, les sociétés de journalistes et les rédactions des médias suivants : AFP ; Arrêt sur images ; Arte ; BFMTV ; Blast ; « Capital » ; « Challenges » ; « Le Courrier de l'Atlas » ; « Courrier International » ; « Le Figaro » ; France 2 ; France 3 rédaction nationale ; France 24 ; FranceInfo TV et franceinfo.fr ; « L'Humanité » ; L'Informé ; Konbini ; LCI ; « Libération » ; M6 ; « Mediapart » ; « Le Monde » ; « Le Nouvel Obs » ; Orient XXI ; « Politis » ; « Le Parisien » ; Premières Lignes TV ; Radio France ; Radio France Internationale ; RMC ; Saphirnews ; « Sept à Huit » ; « 60 millions de consommateurs » ; « Télérama » ; TF1 ; « La Tribune » ; TV5 Monde ; « L'Usine nouvelle » ; « La Vie ». Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.
15.04.2025 à 13:31
Le show et l'effroi.
- Les médias et le Front National / Front National, Marine Le Pen, Justice, Journalisme politiqueÀ la Une des grands médias, le traitement de la vaste affaire politico-financière dite des « assistants FN au Parlement européen » a tourné au fiasco journalistique. De spectacularisation en partis pris enflammés en défense du RN et de Marine Le Pen, en passant par une personnalisation quasi systématique des enjeux, cette séquence met à jour le niveau d'emprise du journalisme politique et de la communication sur l'information et le débat public, mais aussi l'ampleur de la banalisation du parti d'extrême droite et de la délinquance en « col blanc » dans une large partie de l'éditocratie.
Le 31 mars, le RN, Marine Le Pen et huit eurodéputés du parti, ainsi que douze assistants parlementaires mais aussi trois cadres – sur les quatre jugés – sont condamnés dans l'affaire des assistants FN au Parlement européen. Tous reçoivent des peines de prison ferme ou avec sursis. Comme le RN au titre de parti politique, nombre d'entre eux écopent individuellement d'amendes financières. Le tribunal correctionnel de Paris a enfin statué sur une peine d'inéligibilité pour certains prévenus : cinq ans avec application immédiate dans le cas de Marine Le Pen.
À défaut d'informer les téléspectateurs sur l'ampleur et les ressorts de cette vaste affaire politico-financière, la journaliste politique Nathalie Mauret (groupe de presse régionale Ebra) se lance dans un vibrant hommage à l'antenne de « C dans l'air » (France 5, 2/04) :
Nathalie Mauret : Marine Le Pen, ce qu'elle sait faire, c'est se battre. Et elle le fait super bien ! […] Regardez ce qu'elle a fait en 48 heures ! […] Tout de suite, toutes les décisions ont été prises. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? On alerte la presse [nous soulignons, NDLR], on fait du bruit tout le temps. Donc ça a été les médias, tout de suite ; ça a été l'Assemblée, on a vu, tous, les images […]. C'est, ce matin encore, dans Le Parisien ; c'est une pétition en ligne ; c'est un meeting dimanche prochain où ils attendent énormément de monde au cœur de Paris ; c'est un tractage qui a déjà commencé, sur tous les marchés, là où ils ont des militants. […] Ce qu'ils ont fait, c'est absolument énorme. Et ça, c'est elle. C'est elle qui l'a imposé. Elle est battante et elle fait ce qu'elle sait faire.
Marine Le Pen n'aurait sans doute mieux plaidé pour elle-même… Reconvertie en communicante du RN, la journaliste du groupe Ebra entérine de surcroît le rôle de passe-plat des médias, témoignant tout à la fois de la conversion du journalisme politique en une dramaturgie insignifiante, mais également de la co-production du récit dominant entre les champs politique et journalistique dans cette affaire.
Si les bataillons du RN ont en effet « fait du bruit tout le temps », c'est parce qu'ils ont pu compter sur la servilité des grands médias pour l'amplifier : sans les seconds pour lui donner corps et résonance, l'opération de communication politique du premier n'aurait évidemment jamais eu la même ampleur, ni autant imprimé sa marque au débat public. Or, que des cadres du RN aient pu disposer « tout de suite » des médias ne va nullement de soi : jusqu'à preuve du contraire, les chefferies éditoriales demeurent libres de sélectionner les interlocuteurs de leur choix pour commenter une « actualité », au moment où elles le souhaitent, autant qu'elles restent maîtresses du dispositif qu'elles leurs octroient. En l'espèce, si l'invitation de cadres du RN n'est pas répréhensible par nature – quoiqu'en cas de condamnation pénale, ce sont bien les « cols blancs » qui bénéficient quasi exclusivement d'un tel privilège –, on peut légitimement s'interroger sur l'empressement des grands médias à les avoir sollicités d'emblée – et en masse – au détriment, notamment, d'intervenants issus du champ judiciaire ou de journalistes travaillant dans les pôles « justice » des rédactions ayant accessoirement, pour certains, assisté au procès en question. Et ce, nous y reviendrons, bien que la présence de ces derniers ne soit pas synonyme de traitement médiatique équitable.
Mais c'est peu dire que les chefferies éditoriales ont fait primer les règles de la « politique spectacle » sur l'information. Entre le 31 mars et le 7 avril 2025, nous avons dénombré les passages de 9 députés RN dans l'audiovisuel [1], mais aussi du député européen Jordan Bardella, du député Éric Ciotti (allié du RN), du maire de Perpignan Louis Aliot et de Marion Maréchal. Bilan des courses ? Au moins 77 invitations en une semaine – dont 48 au cours des trois premiers jours, portant la moyenne à 16 passages quotidiens à cette période ! Incluant des directs sur les chaînes d'information en continu, ce palmarès non exhaustif fait surtout apparaître une captation des formats médiatiques les plus exposés : le 20h de TF1, mais également 16 matinales audiovisuelles et nombre des émissions politiques parmi les plus prescriptrices du PAF – « L'événement » (France 2), « Les Grandes Gueules » (RMC), « C à vous » et « C ce soir » (France 5), « Le grand jury » (RTL), « BFM Politique » (BFM-TV) ou encore, dans le cas de Jordan Bardella, une matinale élargie sur Europe 1 et CNews (1/04) et une interview spéciale sur LCI (4/04).
Dès le 20h de TF1 – dont Marine Le Pen a profité au sortir du tribunal sous les yeux de près de sept millions de téléspectateurs –, les rédactions françaises disposaient de l'intégralité des éléments de langage du parti. Elles se sont pourtant livrées une véritable course à l'échalote et de concurrence mimétique en sensationnalisme, ont permis au tapage d'extrême droite de donner sa mesure. Comme le relevait le journaliste Youmni Kezzouf, au matin du 1er avril, « pour comparer la France à une dictature des juges, au choix : Laurent Jacobelli sur LCI, Marion Maréchal sur TF1, Sébastien Chenu sur FR2, Jordan Bardella sur Europe 1 [et CNews, NDLR], Edwige Diaz sur RFI, Louis Aliot sur BFM [et RMC, NDLR], Julien Odoul sur Sud Radio. » (Bluesky, 1/04) Ajoutons cet oubli : dans la matinale de France Info, successivement Julien Odoul – quelques minutes avant son passage à Sud Radio ! – et Jean-Philippe Tanguy, au micro du « 8h30 ». Avec un personnel en grève ce jour-là, la matinale de France Inter est restée sur la touche, mais son équipe a jugé nécessaire de rattraper le peloton : le 2 avril, Sébastien Chenu était dans les studios face à Sonia Devillers, sans oublier Jérôme Sainte-Marie, ancien candidat RN aux législatives, présent dans « Le débat du 7/10 » face au journaliste de Mediapart, Fabrice Arfi. Un goût de trop peu pour Apolline de Malherbe, qui, pour le deuxième jour consécutif, remit le couvert dans sa matinale en compagnie d'Éric Ciotti (RMC et BFM-TV, 2/04).
Du fait de ce 20h inaugural et de la centralité des matinales dans le champ journalistique, la communication du RN – faite de « tyrannie » des « juges rouges » et de « démocratie exécutée » – a saturé l'espace public dès le lendemain du procès, en plus de s'être taillée une place de choix à la Une de la presse.
Citant parfois les cadres du RN sans la moindre contradiction, toujours sous couvert de « décryptage », nombre de rédactions ont laissé libre cours à leur communication et calqué l'agenda médiatique sur le leur. En une semaine, les quatre chaînes d'information en continu ont notamment orchestré la diffusion en direct du rassemblement organisé par le parti place Vauban à Paris (6/04), mais aussi, pour trois d'entre elles [2], de la conférence de presse des cadres du RN (1/04) et des questions des députés d'extrême droite à l'Assemblée nationale (1/04). La co-production de « l'événement » entre les champs politique et journalistique est d'autant plus criante que dans le premier cas, les images (longuement) retransmises par les télévisions ont été fournies… par le RN, dont se sont également allègrement repus les JT en dépit de la présence de leurs propres journalistes sur place et quitte à livrer une représentation particulièrement déformée de la « foule des grands jours », dixit Jordan Bardella sur RTL [3] … Si les dirigeants de médias tendent à naturaliser ce type de séquences en les décrivant comme relevant d'un fonctionnement ordinaire de « l'information en continu », il en va bien de choix éditoriaux, hautement critiquables, en particulier lorsque les bandeaux fonctionnent comme de véritables hauts-parleurs pour l'extrême droite, service public et privé confondus…
Enfin, on ne peut que s'étonner du vocabulaire massivement mobilisé dans l'audiovisuel et dans la presse pour caractériser la propagande du clan Le Pen : de « riposte » en « contre-offensive », en passant par la « contre-attaque », le champ lexical dominant nourrit le climat de théâtralisation, endosse là encore la posture du parti et accrédite, en creux, la lecture d'une décision de justice politique en sous-entendant que cette dernière serait un acte de guerre et une « attaque », à laquelle les condamnés « riposteraient », qui plus est sur un terrain équivalent à celui des magistrats…
Dans un tel concert entretenant la confusion entre « communication politique » et « journalisme », il n'est pas étonnant que les faits judiciaires aient été relégués au second plan – pour ne pas dire aux tréfonds du débat public. Une première remarque s'impose à cet égard : à bien lire les titres de presse ou écouter les journaux d'information, on pourrait aisément retenir du jugement que seule Marine Le Pen a été condamnée. Les lunettes grossissantes sur la cheffe de file du RN sont telles que les médias dominants en oublient d'ailleurs bien souvent de mentionner les – vingt-trois ! – autres prévenus, participant de la construction d'un délit politico-financier en une vulgaire « affaire personnelle ».
Loin d'être propre au procès dit des « assistants parlementaires FN », ce biais majeur constitue sans doute l'un des leviers de dépolitisation les plus délétères du traitement médiatique des affaires politico-financières de la classe politique. En effet, ce réductionnisme individualise et personnalise à la fois les enjeux du procès et l'activité judiciaire en elle-même – son fonctionnement collégial, notamment –, activant de fait les ressorts sur lesquels le RN assoit sa théorie du complot. A fortiori lorsque, comme l'indique le Syndicat de la magistrature dans un communiqué (1/04), certains médias – et non des moindres, à l'instar du 20h de TF1 [4] – « sont allés jusqu'à diffuser la photographie de la présidente du tribunal ayant rendu la décision, suggérant que la condamnation en cause résulterait d'un face-à-face entre deux individualités, là où un tribunal a statué en droit au terme d'un processus juridictionnel. » Dans un numéro de la revue du syndicat, Délibérée, nous co-écrivions en 2020 que la médiatisation des « scandales » tend en effet, bien souvent, à mettre « en scène un·e juge qui, comme au bon vieux temps des Parlements de l'ancien régime, semble avoir toute latitude pour trancher le litige qui lui est soumis, sans règles particulières à respecter et faire respecter », en plus de se focaliser « sur telles circonstances particulières ou telles trajectoires personnelles des auteurs ou autrices [en procès], sans mettre en question les structures économiques et institutionnelles qui permettent et favorisent ces malversations ni même leurs conséquences. »
Outre les faillites médiatiques persistantes dans les affaires visant Nicolas Sarkozy, la médiatisation de la condamnation du RN éclaire ces mécanismes d'une lumière crue. Loin d'avoir cherché à informer le public sur le fonctionnement de ce contre-pouvoir, les faits incriminés et les ressorts structurels ayant permis l'instauration d'un véritable système de détournement de fonds publics (plus de 4 millions d'euros sur douze ans), les cadrages des « débats » se sont majoritairement focalisés sur l'exécution provisoire de la peine d'inéligibilité dont a écopé Marine Le Pen, tout particulièrement dans l'audiovisuel.
Arrêt sur images (1/04) a par exemple observé que dans l'après-midi ayant suivi la condamnation du RN, sur les chaînes d'information en continu, « presque aucun des bandeaux […] ne citent les motifs de la décision de justice » : « Sur six heures d'antenne, LCI ne cite par exemple qu'une seule fois le chiffre de "40 contrats" frauduleux signés par Marine Le Pen et son parti, à partir de 2014. BFM-TV ne mentionne le chiffre que deux fois, en six heures. […] D'après notre script, CNews n'a jamais donné le nombre de contrats illégaux signés par le RN. »
L'art de systématiquement rater le cœur de cible n'est évidemment pas l'apanage des chaînes d'info. Citée dans « La lettre-enquête de Mediapart » (5/04), la journaliste Marine Turchi, fine connaisseuse de cette affaire pour l'avoir co-révélée au début des années 2010, explique qu'« une chaîne de télévision m'a quand même précisé qu'elle ne m'invitait pas "pour parler du jugement" mais de la question de la justice politisée, de l'"inéligibilité qui pourrait être contraire au vote populaire" ». Le premier « 13h » de France 2 à traiter du procès, le 1er avril, met lui aussi la charrue avant les bœufs : « Pour qui voter en 2027 ? Les électeurs lepénistes divisés » et « Le RN en ordre de bataille autour de sa cheffe de file » sont les deux seuls sujets de l'édition consacrés à cette affaire. Au 20h le 31 mars, les enjeux judiciaires sont évoqués à la Une, mais rapidement escamotés au profit d'un feuilletonnage bien plus « fouillé » des conséquences politco-politiciennes : « Marine Le Pen inéligible. Coup de tonnerre à deux ans de la présidentielle » ; « Marine Le Pen : quel avenir politique ? » (31/03). Ces angles constituent même l'alpha et l'oméga de la couverture du lendemain (1/04) : « Le Rassemblement national et ses sympathisants contre-attaquent », « Le gouvernement sous pression », « Vers une candidature de Jordan Bardella ? »
Il en va strictement de même dans « 28 minutes » (Arte, 1/04), dont le cadrage – brillamment énoncé par Renaud Dély – donne une idée cristalline de la façon dont la rédaction appréhende le traitement éditorial de l'affaire judiciaire, et ce qu'elle estime légitime de « mettre en débat » dès sa première émission consacrée au procès :
Renaud Dély : Place maintenant à notre débat sur les conséquences de la condamnation de Marine Le Pen […]. Menacée d'être privée de la prochaine présidentielle, la cheffe de file de l'extrême droite s'en prend aux juges, qui auraient selon elle totalement violé l'État de droit. Alors, le tribunal a-t-il fait de la politique ou du droit ? L'inéligibilité d'un candidat est-elle contraire à l'exercice du droit de vote ? Ou, au contraire, la garantie d'une démocartie saine ? On en débat.
Un condensé de la quasi-totalité des biais journalistiques énoncés jusqu'à présent… CQFD : dans le champ journalistique, le RN est tellement normalisé que son cadrage de l'actualité, y compris à l'issue d'un procès accablant comme celui-ci, est non seulement reproduit mais construit, bien souvent, comme un périmètre indépassable [5].
Produit de la naturalisation des ressorts qui fondent « l'information-spectacle » et de l'obsession du journalisme politique pour l'élection présidentielle, nous y reviendrons, ce type de « débat » en dit également très long sur la manière dont les chefferies médiatiques conçoivent leurs dispositifs et le type d'interlocuteurs dont elles souhaitent s'entourer. Si des magistrats et d'autres professionnels issus du champ judiciaire ont bel et bien eu voix au chapitre – en particulier dans la presse, en tribune –, ils n'ont pas constitué le gros des troupes sollicitées pour commenter cet événement. La prédominance de cadrages très éloignés des enjeux judiciaires constitue en outre une contrainte en soi sur leur capacité à s'exprimer et à se faire entendre, a fortiori sur des plateaux surnuméraires où pullulent les toutologues.
Dans les trois émissions consécutives de « C dans l'air » (France 5) conscarées à la condamnation du RN par exemple, loin devant les juristes (3 invitations), ce sont bien les journalistes et éditorialistes qui ont tenu le haut du pavé (7), auxquels s'ajoutent les sondologues et autres « analystes politiques » (3). Dans la deuxième catégorie, le journaliste d'investigation Laurent Valdiguié (Marianne) est le seul à avoir assisté au procès. Il n'en est pas moins fatalement mis sur le même plan que les omniprésents de Franc-Tireur (Christophe Barbier), France Télévisions (Nathalie Saint-Cricq), Les Échos (Cécile Cornudet) ou encore Le Point (Nathalie Schuck).
Dans la même veine, les matinaliers de France Inter ont opté pour de véritables spécialistes à l'occasion de leur premier « grand entretien » sur la question (2/04) :
- Nicolas Demorand : Table ronde ce matin […] après le séisme politique issu de la condamnation de Marine Le Pen lundi. Deux politologues, deux spécialistes de la chose politique et de l'opinion à notre micro Léa.
- Léa Salamé : Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos et Jérôme Jaffré, chercheur associé au Cevipof, bonjour à tous les deux.
Aussi la première question de Nicolas Demorand fut-elle naturellement à l'image de ces « spécialistes de la chose politique et de l'opinion » : « Avant de voir les conséquences pour 2027 et la reconfiguration de la scène politique, […] auriez-vous imaginé que la favorite des sondages soit à ce jour interdite de présidentielle ? » Vous avez dit misère ?
Même hiérarchie au Point. Dans le numéro du 3 avril, le papier du rédacteur « justice » présent au procès arrive après six pages de politique politicienne signées de l'éditocrate en herbe (et très droitier) Charles Sapin. Et parmi les interlocuteurs sollicités en interview ou en tribune, on dénombre un sondologue, un historien, trois politologues, un philosophe médiatique (Alain Finkielkraut), un maître de conférences en droit public (Benjamin Morel) et un ancien secrétaire du Conseil constitutionnel (Jean-Éric Schoettl).
Soulignons à cet égard que si l'étiquette « juriste » – ou assimilée, rattachant vaguement l'intéressé au « monde judiciaire » – sert régulièrement de caution, elle ne fait pas nécessairement l'expertise en matière de droit pénal et, singulièrement, s'agissant d'affaires de malversations politico-financières. « Je ne suis pas pénaliste, je ne veux donc pas entrer dans le fond du dossier », commente par exemple Benjamin Morel – livrant de fait son opinion sur… la « stratégie » du RN –, lequel incarne, du reste, l'un des commentateurs tout terrain les plus prisés par les médias ces dernières années, et à cette occasion encore, de Libération (1/04) au JDD (2/04) en passant par Le Figaro (31/03), L'Opinion (31/03), Europe 1 (31/03), BFM-TV (2/04) ou « C dans l'air » (2/04). Quant à l'ancien secrétaire du Conseil constitutionnel, Jean-Éric Schoettl, sa formation est celle d'un ingénieur et haut-fonctionnaire d'État, ce qui l'autorise visiblement à dénoncer une décision de justice « à la fois critiquable en droit et déstabilistarice par ses effets délétères sur le climat politique du pays », consistant notamment à « priver 11 millions de Français de leur candidate naturelle à la principale élection du pays » [6].
Un brouillage des frontières des champs de spécialisation : voilà à quoi sert également Noëlle Lenoir, ex-présidente du comité d'éthique de Radio France, ancienne ministre sous Jacques Chirac, mais plus régulièrement présentée sous ses casquettes d'avocate et membre honoraire du Conseil constitutionnel, dernièrement très prisée par la presse de droite. Dans Le Figaro par exemple (2/04), on lira avec un intérêt certain ses envolées lyriques sur « la tentation d'un messianisme judiciaire faisant perdre de vue aux juges leur vocation : juger en droit et non selon la morale », lesquels sont accusés de « se prononcer en justiciers, et ce, même si c'est au détriment des principes les plus profondément ancrés depuis des siècles dans notre droit pénal ».
Autre registre, même ambiance décrits par Marine Turchi – laquelle fut par ailleurs « décommandée au dernier moment par BFM-TV au profit d'un député Rassemblement national » – à propos du plateau de « 28 minutes » précédemment évoqué [7] : « Je me suis retrouvée […] avec Maxime Thiébaut, présenté comme "avocat et docteur en droit public". Mais il n'est pas dit que c'est un ancien candidat du Front national et l'ex-vice-président des Patriotes, le mouvement de Florian Philippot », qui fit d'ailleurs des apparitions à l'antenne de CNews et d'Europe 1, dans l'émission de Cyril Hanouna, au cours de la période.
Bilan ? Par méconnaissance, paresse, suivisme ou du fait de leurs œillères « politiciennes », la plupart des grands médias se montrent généralement incapables – et ça ne date pas d'hier – de rendre compte des questions et décisions de justice de manière équitable, réputées de surcroît trop « complexes » ou « rébarbatives » pour le public – qui a bon dos – au sein des chefferies médiatiques. Comme de coutume, la pluralité des registres, des angles et des expressions remplace un véritable pluralisme et concourt à la cacophonie ambiante : d'éclatement en renversement des hiérarchies, l'outrance et l'opinion sont mis sur le même plan que l'exposé des faits les plus élémentaires et les grands médias jettent dans l'arène les intervenants aux statuts les plus hétérogènes en prétendant les faire « débattre » à « armes égales »... L'idée n'est pas de décréter qu'aucune discussion ne saurait avoir lieu quant à cette décision de justice, mais de déplorer l'absence d'information structurée et des conditions nécessaires à un débat réellement éclairé.
C'est que la séquence a terriblement pâti de l'emprise du journalisme politique sur l'information et, plus particulièrement, de sa pratique dominante, obsessionnelle et aveugle consistant à commenter toute actualité classée de près ou de loin comme « politique » au prisme des échéances électorales (l'élection présidentielle), traitées qui plus est sous la forme d'une course de petits chevaux. Dimanche 6 avril, le rassemblement organisé par le RN, la mobilisation antifasciste appelée en réaction par La France insoumise et Les Écologistes et, enfin, le meeting de Gabriel Attal ont d'ailleurs été décrits partout comme « trois meetings » : un « dimanche aux airs de campagne électorale » ayant sonné « le coup d'envoi de la présidentielle » selon France Info (6/04) et « le lancement de la campagne présidentielle » pour France Inter (6/04)…
« [Marine Le Pen] "privée de 2027" (LCI). Sans elle, "quel avenir pour le RN ?" (CNews). "Marine Le Pen ne pourra pas se présenter en 2027" (CNews). […] "Le Pen inélégible : un scandale démocratique ?" (BFMTV) » : réalisée par Arrêt sur images, cette brève recension des bandeaux des chaînes d'info, commune à de très nombreux médias, suffit à donner le ton, et s'ajoute à la litanie des commentateurs qui, de RTL à France 2 en passant par France Info, LCI et bien d'autres, ont repris à leur compte la formule de la cheffe du RN selon laquelle sa condamnation équivaudrait à une « mort politique » [8]. « Les juges ont considéré le calendrier politique pour flinguer Marine Le Pen, c'est ça qui me choque ! », va même jusqu'à réagir François Lenglet (LCI, 31/03), dont les réactions n'ont rien à envier à celles du rédacteur en chef du Figaro Guillaume Tabard – « C'est bien la députée du Pas-de-Calais, en tant que personnalité politique, qui est exécutée » (31/03) –, ni à celles des estafiers de Vincent Bolloré, patiemment observés par Samuel Gontier : de Sonia Mabrouk éructant contre « une forme de peine de mort politique ou démocratique » à Ivan Rioufol, qui s'insurge contre « un coup d'État permanent des juges » – un « putsch judiciaire » selon l'inénarrable Joseph Macé-Scaron (CNews, 31/03).
L'hyper-personnalisation de l'élection présidentielle va tellement de soi que les commentateurs – rabâchant jusqu'à plus soif la popularité de Marine Le Pen dans les sondages – en arriveraient presque à faire croire que la peine d'inéligibilité s'est appliquée au RN en tant quel ! Pire : nombre d'entre eux accréditent plus ou moins explicitement l'accusation – portée par Marine Le Pen elle-même – du « vol » d'une élection… qui n'a pas eu lieu. « Dans les sondages, Marine Le Pen est l'une des personnalités préférées des Français et elle arrive très largement en tête des intentions de vote présidentielles, au point de faire figure de favorite de la compétition dont le jugement de ce lundi la prive. Si trouble il y a, c'est en créant le sentiment d'une élection volée », ose par exemple Guillaume Tabard (Le Figaro, 31/03). À sa suite, Éric Chol, directeur de la rédaction de L'Express, régulièrement présent sur les plateaux de Franceinfo, pousse l'orwellisation un peu plus loin en dénonçant un « déni de démocratie » :
Éric Chol : Seraient-ils devenus fous, ces juges qui, au nom du droit, mettent le feu à la pampa ? On avait testé, il y a moins d'un an, la dissolution : merci Emmanuel Macron. […] Lundi 31 mars a commencé l'épisode 2 de la dissolution, encore plus obscur et délétère : l'altération. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : l'altération de notre démocratie fondée sur l'état de droit, avec des juges qui appliquent la loi « au nom du peuple français ». […] Le droit s'est imposé, tant mieux. Mais le peuple a été oublié et la crise politique est devant nous. (L'Express, 3/04)
Il est particulièrement frappant d'observer la quasi-totalité de l'éditocratie installer aujourd'hui la petite musique du « vol » d'une élection imaginaire alors qu'il y a quelques mois, la corporation s'appliquait méthodiquement à faire oublier la victoire de la gauche aux élections législatives – bien réelles quant à elles –, tout en stigmatisant l'ensemble des interlocuteurs qui cherchaient alors à dénoncer le coup de force d'Emmanuel Macron qui en ignora les résultats. Non moins éloquente est l'obsession des journalistes politiques à prophétiser les conséquences « néfastes » d'une future échance électorale sans Marine Le Pen… et leur silence assourdissant quant aux préjudices qu'un détournement massif d'argent public aura engendrés sur le cours de la vie démocratique et politique durant la dernière décennie, marquée, accessoirement, par l'ascension du parti incriminé.
Mais rien n'arrête les éditocrates dans leur course folle à la banalisation de l'extrême droite et de ses mots d'ordre les plus outranciers. Dans la grande tradition du journalisme politique, les commentateurs (et grands démocrates) ont d'ailleurs ouvert une seconde zone de réalité parallèle en alignant les conjonctures sur le profil et l'avenir politiques… du « dauphin de Marine Le Pen », à grand renfort de sondages concotés pour l'occasion. « Évidemment, depuis ce matin, les regards sont tournés vers Jordan Bardella », résume Caroline Roux sur France 5 (31/03), anticipant les commentaires qui, partout de l'audiovisuel à la Une de la presse, allaient fleurir au cours des jours suivants concernant cet « as de la comm' » qui « présente bien, […] à l'aise à la tribune » (Alba Ventura, TF1, 3/04). Une mise au premier plan – et une riche séquence de légitimation – dont n'aurait sans doute pas rêvé l'intéressé, à nouveau, et dans de telles proportions…
Las… On ne saurait clore le panorama de ce nouveau fiasco journalistique sans relever les plaidoyers de quelques fines fleurs de l'éditocratie en faveur de l'État de droit. Véritables remparts à la propagande de l'extrême droite et de certains membres du gouvernement contre les « juges rouges » (Bruno Retailleau sur France 2, 3/04), on aura notamment entendu Nathalie Saint-Cricq déplorer que les magistrats aient « un petit peu eu la main lourde » (20h France 2, 31/03) [9] ; Christophe Barbier déclarer en comparant les affaires Bayrou, Fillon et Le Pen qu'« évidemment, les électeurs se disent la justice fait ce qu'elle veut, quand elle veut, en fonction de ce qu'elle veut comme impact sur la politique. Comment les contredire ? » (France 5, 31/03) ; Charles Consigny affirmer « qu'on n'est quand même pas très loin du stalinisme » (BFM-TV, 31/03) ; Anne Rosencher craindre « que la démocratie libérale n'en ressorte affaiblie, et que cette décision de justice ne nous promette un ciel encore plus sombre encore » (L'Express, 3/04) ; le directeur des rédactions du Figaro Alexis Brézet titrer son édito « Les juges contre le peuple ? » (Europe 1, 1/04), en écho à son directeur délégué, Vincent Trémolet de Villers : « Inéligibilité de Marine Le Pen, le "droit" contre le "peuple" » (Le Figaro, 31/03).
Dans Le Parisien (6/04), Ruth Elkrief se demande quant à elle si « cette décision ne provoqu[e] pas, elle aussi, une forme de trouble à l'ordre public ». « Plutôt que de politisation des juges, ne peut-on pas parler de déconnexion ? », interroge l'éditocrate en connaissance de cause, avant de prescrire aux magistrats les peines qu'il eut été bon de privilégier, dans une démarche qui inspira le titre de sa chronique : « Chers juges, aidez-nous à défendre l'État de droit ! » On monte évidemment d'un cran au Point (3/04), où Franz-Olivier Giesbert dégaîne l'un des éditos hallucinés dont il a le secret. Entrevoyant « le spectre de la démocrature », l'éditorialiste tempête contre « le gouvernement des juges qui accélère l'affaissement de la République ». « Il faut changer [la loi] », intime-t-il à qui de droit, après avoir versé dans la calomnie et le complotisme bon teint :
Franz-Olivier Giesbert : Dans notre pays ces temps-ci, le danger vient surtout d'un parti sournoisement antisémite qui prône l'insurrection, je veux dire LFI, et d'une justice ultrapartisane de droit divin qui, profitant de la faiblesse de l'État, ne cesse d'avancer ses pions pour arriver à ses fins.
Quelques pages plus loin, Alain Finkielkraut est au bord de l'apoplexie au moment d'évoquer une « justice hors de ses gonds » :
Alain Finkielkraut : Aujourd'hui, rien n'arrête le pouvoir judiciaire. Rompant avec l'esprit du libéralisme, il ne connaît plus de limites. Il enfreint toutes les règles, bafoue tous les principes pour satisfaire ses pulsions justicières. […] Tous les moyens lui semblent bons pour écarter les responsables politiques qu'il juge mal-pensants et pour punir ceux qui ont osé contester ses pratiques.
Dans un tel climat, les appels séditieux de Cyril Hanouna à l'antenne d'Europe 1 ne dépareillent pas :
Cyril Hanouna : Y a eu Nicolas Sarkozy la semaine dernière, c'est dramatique ! […] J'ai peur pour mon pays. La France est en train de prendre un tournant qui est tout sauf celui que veulent les Français. Et aujourd'hui, je le redis, ou y'a un mec qui renverse tout, ou bien […] ça va être de pire en pire. […] Je suis désolé, les juges, la justice a tous les pouvoirs. (Europe 1, 31/03)
Démultiplication d'invitations au cadres du RN, reprise de leur communication jusqu'à la saturation, traitement déformé et déformant de la justice pénale, sensationnalisme et personnalisation des enjeux au mépris des faits, surreprésentation des toutologues, emprise du journalisme politique et de ses obsessions électorales, nouvelle séquence de « Bardellamania », plaidoyers outranciers contre les magistrats et l'État de droit… Face à la condamnation du RN, le bruit médiatique dominant a accompagné et amplifié le cadrage de l'extrême droite au point de le rendre hégémonique. Redoublant d'inconséquence, les médias qui participent du délabrement du débat public et des principes démocratiques s'interrogent : « Marine Le Pen face à la rediabolisation ? » (Le Figaro, 8/04 ; TF1, 8/04). « Le RN en voie de rediabolisation ? », se demandait déjà la veille « 28 minutes » (Arte, 7/04). Au terme de cette séquence, on peut sans mal affirmer que loin de rompre avec la normalisation du RN à l'œuvre depuis plusieurs décennies, nombre de grands médias ont réussi à convertir l'un des plus gros scandales de détournement de fonds publics en une vaste opération de communication et un « déni de démocratie », accréditant et légitimant les pires slogans de l'extrême droite contre l'État de droit.
Pauline Perrenot
[1] Marine Le Pen, Jean-Philippe Tanguy, Sébastien Chenu, Laure Lavalette, Laurent Jacobelli, Julien Odoul, Thomas Ménagé, Alexandra Masson et Caroline Parmentier.
[2] Sauf erreur de notre part, Franceinfo n'a pas retransmis en direct les deux premiers « événements ».
[3] Voir « Rassemblement du RN : les télés ont-elles masqué le flop ? », Arrêt sur images, 7/04.
[4] Voir « Procès Le Pen et Sarkozy : les télés contre les juges », Arrêt sur images, 3/04.
[5] Voir la tribune de la politiste Estelle Delaine dans Le Monde (1/04), « Condamnation de Marine Le Pen : "Le discours du RN imprègne le cadrage politico-médiatique du procès" ».
[6] On le retrouve également dans Marianne sur le même ton : « Le Pen inéligible : les juges se rebellent contre le Conseil constitutionnel… et contre les électeurs » (31/03).
[7] La citation est extraite de « La lettre-enquête de Mediapart » citée plus haut.
[8] À ce sujet, voir par exemple l'émission d'Arrêt sur images, « Marine Le Pen condamnée, état de droit bafoué à la télé », 4/04.
[9] Lire à ce sujet les communiqués du SNJ France Télévisions et de la CGT France Télévisions. « Nathalie Saint-Cricq, un problème », Acrimed, 5/04.
11.04.2025 à 10:25
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 04/04/2025 au 10/04/2025.
« Marine Le Pen condamnée, état de droit bafoué à la télé », Arrêt sur images, 4/04.
« Rassemblement du RN : les télé ont-elles masqué le flop ? », Arrêt sur images, 7/04.
« Éric Naulleau dans "C médiatique" : de complaisance en légitimation », Acrimed, 10/04.
« Lyon 2 : Un prof se dit victime des "islamistes", les médias Bolloré embraient sans vérifier », Blast, 7/04.
« Enquête : qui est Erik Tegnér, figure trouble de l'extrême droite qui veut détrôner "Valeurs actuelles" ? », Télérama, 7/04.
« Détecter la désinformation climatique », Quota Climat, avril 2025.
« "Le meilleur forgeron" sur RMC Story : une vallée de lames, Télérama, 4/04.
« C ce soir, France info, France inter : quand le "service public" imite Cnews », Le Média, 9/04.
« L'examen de la réforme de l'audiovisuel public repoussé au grand dam de Rachida Dati », L'Humanité, 7/04.
« Les journalistes "stringers" de l'AFP dénoncent leur nouveau contrat », Arrêt sur images, 4/04.
« Au "Parisien", le projet de diminution des effectifs dans les rédactions locales ne passe toujours pas », Le Monde, 8/04.
« Prisma Media : les jolis bonus de Claire Léost malgré des résultats contestés », L'Informé, 8/04.
« Les comptes de CMA CGM déjà pénalisés par BFM et RMC », L'Informé, 10/04.
« Le Crédit mutuel fusionne les régies du groupe Ebra », La Lettre, 9/04.
« Le rédacteur en chef du quotidien "l'Est républicain", Sébastien Georges, quitte ses fonctions après une motion de défiance », Libération, 4/04.
« "Le JDMag" : le travail dissimulé sous le féminin de Bolloré », Les Jours, 6/04.
« Malaise au sein de la direction éditoriale de l'Institut national de l'audiovisuel », Le Monde, 9/04.
« A France Inter, Philippe Corbé nommé directeur de l'information », Le Monde, 4/04.
« L'animateur Laurent Ruquier rejoint T18, nouvelle chaîne de la TNT », Libération, 6/04.
« La SDJ de LCI renaît de ses cendres », La Lettre, 8/04.
« Hanouna, Tiphaine Auzière et l'Élysée : encore Mimi Marchand à la manœuvre », Mediapart, 4/04.
« Meeting du RN à Paris : pourquoi les télés ont-elles massivement utilisé les images fournies par le parti ? », Libération, 7/04.
« L'Arcom saisie après une émission polémique de "l'After foot" sur RMC évoquant les "dérives communautaristes et islamistes" dans le foot », Libération, 9/04.
« Consentement dans la loi : polémique après des propos de Pascal Praud sur CNews, l'Arcom saisie par une députée LFI », Le Parisien, 4/04.
« Le média d'extrême droite "Frontières" fiche les assistants parlementaires », Télérama, 9/04.
« Désinformation climatique : "Les scientifiques sont devenus des boucs émissaires", alerte la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte », NouvelObs, 10/04.
« Désertions en série au comité d'éthique de BFM TV », La Lettre, 9/04.
« Quand Vincent Bolloré tentait de museler France Inter », OFF Investigation, 9/04.
« Procès Libye : les complicités journalistiques de Sarkozy », Blast, 8/04.
« Enquête sur le pactole de Charlie Hebdo », OFF Investigation, 7/04.
« Comment protéger l'indépendance d'un mensuel de vulgarisation scientifique ? », Arrêt sur images, 4/04.
« Pas d'obsession pour la question du genre dans la recherche. Ces médias s'en rappelleront-ils ? », Arrêt sur images, 9/04.
« "Libération" et les Khmers rouges : du soutien, au déni puis au mea-culpa », Libération, 9/04.
« "Ces journalistes qui veulent seulement parler du Hamas" », Orient XXI, 4/04.
Et aussi, dans le monde : Serbie, Burkina Faso, Soudan, États-Unis, Algérie, Grèce...
Retrouver toutes les revues de presse ici.
[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
10.04.2025 à 09:37
Tandis que la gauche n'en finit pas d'essuyer les calomnies, diabolisée à flux continu, l'extrême droite et ses relais capitalisent sur la complaisance des plateaux prétendument « respectables ». Énième démonstration du service public, où de dépolitisation en médiocrité, le confusionnisme va bon train, favorisé par l'entre-soi.
Le 6 avril, c'est au terme d'une séquence renversante de « décryptage » des éléments de langage du RN après la condamnation judiciaire de Marine Le Pen – les reproduisant en réalité les uns après les autres, du fait de l'absence totale de contradiction après leur diffusion – que la brillante équipe de « C médiatique » (France 5) introduit son « invité du jour » : Éric Naulleau. Un « polémiste provocateur, essayiste, fan de culture et de rock », lançait vaillamment la présentatrice Mélanie Taravant lors du sommaire, disposée à tous les euphémismes pour ne pas employer les termes qui s'imposent à l'égard de ce compagnon de route de l'extrême droite, préférant évoquer une « grande gueule du PAF » ou encore un « critique littéraire, éditeur, essayiste, chroniqueur, avec des prises de position toujours très tranchées ».
Comme le résumait Blast dans un portrait aux petits oignons, la carrière d'Éric Naulleau parle pourtant pour elle, depuis sa franche amitié avec Éric Zemmour et la co-écriture d'un livre avec l'antisémite Alain Soral, jusqu'à des contributions dans « l'ensemble des médias les plus réactionnaires, voire franchement d'extrême droite » (Le FigaroVox, Valeurs actuelles, L'Incorrect, Éléments, Frontières, Front Populaire, etc.), en passant par des « conférences à l'université d'été de Reconquête, […] à l'invitation de sections locales de Reconquête, décidément, voire de l'Action française ». Bref, les « accointances personnelles et idéologiques [d'Éric Naulleau] avec l'extrême droite ne sont pas nouvelles, loin de là ».
Mais ces faits d'arme ont de toute évidence un goût de trop peu pour les journalistes de « C médiatique ». Au prix de moult contorsions, le chroniqueur François Saltiel – également producteur et animateur sur France Culture – entretient ainsi le confusionnisme ambiant :
François Saltiel : Vous partez sur C8, dans la galaxie un petit peu Bolloré, avec Cyril Hanouna, où vous êtes chroniqueur, puis joker, puis vous avez vos émissions ; vous signez aussi dans le JDD qui appartient au même groupe. Et puis c'est là où, peut-être, certaines personnes ont un peu eu du mal à vous suivre, parce que c'est un peu confus finalement d'être de gauche et d'officier comme ça sur le groupe Bolloré. Vous le comprenez, justement, ce côté un peu illisible que vous pouvez donner à certaines personnes ? Est-ce que vous vous sentez encore de gauche ?
KO debout, Éric Naulleau a dès lors toute latitude pour se revendiquer sans ciller – et comme il en a l'habitude – d'« une gauche sociale, laïque, universaliste, antitotalitaire, donc tout le contraire de la gauche qui a pignon sur rue », sans rencontrer d'autre embûche que la timidité du producteur de France Culture :
François Saltiel : Lorsque vous êtes par exemple… alors, vous vous en êtes déjà expliqué mais…, au premier rang d'un meeting d'Éric Zemmour, candidat quand même d'extrême droite, et quand vous avez récemment participé à une manifestation, « Le Printemps de la liberté d'expression » [1], qui se situait dans la ville dirigée par le RN Louis Aliot à Perpignan, là, vous comprenez que ça peut parfois être un peu confus de se dire bah finalement ok, il ne se reconnaît pas dans la gauche telle qu'elle est incarnée par Jean-Luc Mélenchon, mais de là à participer à des événements qui sont classés d'extrême droite, c'est aussi compliqué…
Quand la dépolitisation le dispute à la bienséance attendue du microcosme médiatique, il devient en effet « compliqué » d'affronter l'extrême droite, comme le démontre (à nouveau) quelques minutes plus tard François Saltiel lors de son « interview cash ». Florilège :
- François Saltiel : Est-ce que vous vous sentez plus proche d'un Laurent Ruquier ou d'un Cyril Hanouna ? […]
- François Saltiel : Sur Hanouna, vous déclariez en 2021 dans Libération qu'il était très, très loin de vous, que vous n'avez pas du tout la même complicité intellectuelle, que vous étiez dans deux champs complétement opposés. C'est encore le cas aujourd'hui ?
- Éric Naulleau : Oui, moi je suis du côté de la culture, on ne peut pas dire que ce soit la préoccupation de Cyril Hanouna.
- François Saltiel : Alors pourquoi y être justement, vous avez pas l'impression que d'être dans cette émission, c'est donner une caution culturelle et d'une certaine façon, la dévoyer un peu ? […]- François Saltiel : Sur la culture justement, on sait que c'est peut-être votre envie première, de revenir encore plus à la culture, peut-être pourquoi pas [de] développer une émission culturelle.
- Éric Naulleau : Vous avez un boulot à me proposer ?
- François Saltiel : Ouais !
- Éric Naulleau : Ah d'accord !
- François Saltiel : Vous pourriez revenir sur le service public justement pour le faire ?
On le voit, avec les têtes de gondole de Bolloré, le ton est sans concession…
Le reste de l'émission est à l'avenant, dont rien ne saurait ébranler le concept édicté par Mélanie Taravant en septembre 2022 : « Les rires et les sourires n'empêchent pas l'analyse, d'autant que c'est ce que les gens ont envie de voir un dimanche midi : un moment de détente ». De quoi autoriser toutes les badineries de la journaliste, et ce, dès l'entrée d'Éric Naulleau, assis au côté du chef cuisinier Philippe Etchebest : « Est-ce que vous vous connaissez ? Vous avez déjà testé un de ses restos ? […] Je crois que vous aimez bien le pain perdu ! » Si les rires sont indéniablement au rendez-vous du plateau, « l'analyse » y est un laissé-pour-compte. Cela dit, ne laissons pas croire qu'il aurait pu en être autrement, en particulier lorsque l'un des objectifs affichés de l'émission était d'« analyser les raisons de l'ascension de CNews »… avec l'un de ses habitués.
À ce chapitre, les téléspectateurs auront donc naturellement appris de la bouche d'Éric Naulleau que « globalement, [CNews] est une chaîne qui s'occupe de la réalité quand il y a des médias qui sont beaucoup plus intéressés par le déni de réalité ». Terrassés par tant d'analyse, les journalistes n'ont visiblement pour seule arme que de vagues rappels aux condamnations de l'Arcom et quelques parades parfaitement creuses… et donc forcément inoffensives : « Le "déni de la réalité" dans les autres médias, je ne vois pas comment on peut dire ça », avance par exemple péniblement la présentatrice rebelle. Face à tant d'adversité, Éric Naulleau poursuit en expliquant que « la contradiction est présente sur le plateau de CNews », comme le fut « la nuance » dans l'affaire… de Crépol [2], qu'il n'y a « pas de position a priori » sur la chaîne et que de « vrais débats » y ont lieu. Non contente d'être une nouvelle fois à court d'arguments étayés, l'assemblée lui pave même la voie. Lise Pressac : « Est-ce que vous […], cette contradiction, parfois, vous vous sentez parfois un peu seul à la porter sur les plateaux de CNews ? » Quand il n'en va pas plutôt d'un véritable tapis rouge :
- Marie-Virginie Klein : Est-ce qu'il n'y a pas une question de vouloir coller à la réalité de ce que pensent les Français ? Moi, j'aime bien regarder les sondages d'opinion, et c'est vrai que là, quand on regarde le dernier sondage Ipsos qui a été publié en février, on voit qu'il y a trois priorités pour les Français. La première, c'est la violence, la criminalité ; la deuxième, c'est l'inflation donc le pouvoir d'achat ; et la troisième, c'est l'injustice, la lutte contre les pauvretés. Est-ce que finalement, dans ses choix éditoriaux, CNews ne colle pas, aussi, aux attentes des Français ? Je voudrais qu'on écoute peut-être Jean-Daniel Lévy de l'institut Harris Interactive pour réagir, peut-être, à ce qu'il va nous dire.
- [Extrait de l'interview de Jean-Daniel Lévy] : Il y a une croissance de la proportion de Français qui se situe à droite ou très à droite sur l'échiquier politique, des électeurs qui disent : « Au moins, les vraies choses sont dites sur CNews ». Des thèmes qui sont abordés et qui leur parlent. Les questions d'immigration, d'insécurité et une forme de remise en cause de ce qui apparaît comme étant la bien-pensance. Donc ils retrouvent chez CNews des points qui correspondent à leurs aspirations, à leurs interrogations, à leurs doutes et également à leurs souhaits.
- Éric Naulleau : Jean-Daniel Lévy parle d'or. Moi, j'ai l'impression que le succès de CNews s'explique parce qu'il aborde franchement et de manière contradictoire, sous forme de débat, des thèmes qui étaient longtemps interdits. Je parle de la violence, je parle de l'immigration, c'est-à-dire que pendant des années, on a expliqué aux gens qu'ils ne vivaient pas ce qu'ils vivaient, qu'ils ne subissaient pas ce qu'ils subissaient […].
Entre-soi, dépolitisation, médiocrité… Au mépris des faits, dûment étayés par moult travaux en science politique – et par la critique des médias –, France 5 laisse triompher l'opinion, prospérer le commentariat au doigt mouillé et ce faisant, sert la soupe à l'extrême droite. « C médiatique » n'est pas « CNews ». Mais comme ailleurs dans les médias dominants, c'est à force d'indigence et de petites lâchetés (accumulées) qu'on y fait la grande banalisation de l'extrême droite.
Pauline Perrenot
[1] Un événement dont François Saltiel aurait pu préciser qu'il réunissait le gratin des (extrêmes) droites habitué des plateaux de CNews, de Michel Onfray à Henri Guaino en passant par Florence Bergeaud-Backler, Georges Fenech, Alain de Benoist et bien d'autres, réunis pour disserter de questions aussi éloquentes que « Pourquoi les Français ne sont plus fiers de leur Histoire de France ? » ; « Droite du terroir, droite de Saint Germain des Près : complémentaires ou ennemis ? » ; « Le wokisme nouvelle tyrannie ? » ou encore « Fier et orgueilleux, le coq gaulois n'a pas toujours été un mouton tondu ».
[2] Voir par exemple « Meurtre de Crépol : sur BFMTV et CNews, le grand défouloir de l'extrême droite », Télérama, 8/12/2023, « Crépol, récit d'une bataille médiatique », Blast, 10/12/2023 et « CNews désinforme et le sait : la preuve par Crépol », Mediapart, 3/04/2024.
05.04.2025 à 13:08
Nous relayons les communiqués du SNJ France Télévisions (2 avril 2025) et de la CGT France Télévisions (3 avril 2025).
« Ce qui est sûr, c'est qu'on n'avait pas franchement besoin de ça dans la situation politique actuelle. Je précise que les juges avaient totalement le droit de prendre cette décision. On peut se dire simplement qu'ils ont un petit peu eu la main lourde ».
Ces propos critiques à l'égard de magistrats indépendants ont été tenus lundi soir, sur le plateau du journal de 20 H de France 2.
L'ont-ils été par une personnalité de droite, ou d'extrême droite, venue commenter la condamnation de Marine Le Pen ? Pas du tout. Cette opinion est celle… de la nouvelle directrice de la rédaction nationale, qui avait choisi de s'inviter dans le JT afin d'éclairer des millions de téléspectateurs avec un éditorial consacré à cette décision de justice.
Un éditorial est un exercice journalistique particulier qui est censé refléter « l'orientation générale » d'un titre de presse. Mais dans les JT de France 2, cela fait bien longtemps que les éditos ne sont plus discutés avec la rédaction. Aujourd'hui largement dévoyé, notamment dans l'audiovisuel, cet exercice est devenu le symbole d'une dérive, celle des chaînes qui privilégient l'opinion à l'information.
Il est aussi devenu le symbole d'un gouffre entre des « vedettes » qui peuvent tout dire et tout commenter à l'antenne (parfois sans expertise aucune sur le sujet) et la grande majorité des journalistes, dont on exige réserve et « neutralité », y compris sur les réseaux sociaux. Il est devenu le symbole de l'existence d'une caste médiatique, très éloignée du reportage, mais très proche de certains pouvoirs.
Dans son édito de lundi soir, la directrice de la rédaction est donc revenue sur la condamnation d'anciens cadres du Front National (le nom du parti à l'époque des faits) dans l'affaire des assistants parlementaires européens.
Pour Marine Le Pen, deux ans de prison ferme et cinq années d'inéligibilité avec exécution provisoire, et donc applicable immédiatement même avec un appel de fait non suspensif.
Commenter publiquement une décision de justice est encadré par l'article 434-25 du code pénal. Sans s'en soucier le moins du monde, la directrice a choisi de relayer la thèse d'un jugement problématique, disproportionné, politique. Selon elle, les juges ont eu la « main lourde » et ont donc porté préjudice à Marine Le Pen. La directrice de la rédaction nationale pointe du doigt les magistrats.
Cette phrase était de trop. On peut aussi considérer que cet « édito » était de trop, après plusieurs dérapages. Mais l'essentiel n'est pas là : il n'est jamais trop tard pour s'interroger, collectivement, sur nos pratiques et nos responsabilités. À l'heure où l'extrême droite est aux portes du pouvoir, où l'État de droit n'est qu'une opinion pour certains, il y a urgence.
Le SNJ demande depuis des années une réflexion collective sur le rôle des éditorialistes à France Télévisions. Mais au-delà, portons la réflexion sur la place de « l'opinion » dans nos éditions d'information et sur la concentration du pouvoir éditorial entre quelques mains. Il est temps de mettre fin à ces dérives, au malaise qu'elles suscitent dans nos rédactions, et au préjudice qu'elles portent au service public.
Paris, le 2 avril 2025
Le 20h du lundi 31 mars avait débuté depuis un peu plus de neuf minutes quand notre nouvelle directrice de la rédaction nationale lâchait ces deux phrases à propos de la condamnation de Marine Le Pen : « On n'avait pas franchement besoin de ça dans la situation politique actuelle […]. Les juges […] ont un petit peu eu la main lourde. » A aucun moment, le mot « coupable » ne fut prononcé par notre éditorialiste. Avions-nous bien entendu ?
Une prise de position inquiétante
Le commentaire de fin du sujet précédent rappelait que, si les juges ont certes un pouvoir d'interprétation, l'avis général des spécialistes converge pour affirmer qu'ils ont simplement appliqué la loi en matière de détournement de fonds publics. En effet, si Marine Le Pen doit l'exécution automatique de sa peine à l'impossibilité d'être en même temps candidate à de futures échéances électorales et coupable de tels faits, c'est bien leur nature et leur extrême gravité (le montant très élevé des sommes détournées et le caractère industriel du dispositif frauduleux notamment) et non l'orientation politique des prévenus qui ont conduit à la lourdeur de la condamnation.
Au-delà de la trivialité de la remarque de notre éditorialiste de choc, elle reprochait en creux aux juges d'avoir respecté une stricte séparation des sphères partisanes et judiciaires, qui est pourtant l'un des piliers fondamentaux de leur mission et plus largement de l'État de droit. Un comble dans un média public !
Une multirécidiviste qui nuit à notre crédibilité
Elle n'en est pas à son premier coup d'éclat. Rappelons ses propos, en plein mouvement contre la réforme des retraites, indiquant que la colère qui s'exprimait alors était essentiellement due à une supposée jalousie de la population à l'égard de la réussite d'un président aussi jeune que brillant. Quelle analyse… Le média Blast s'en est d'ailleurs fait l'écho dernièrement et a rappelé ses faits d'armes (à voir ici).
Une fois de plus, cette chronique politique ne fait pas honneur au service public. Une fois de plus, les salariés vont devoir essuyer au mieux des critiques, au pire des insultes. Ce discrédit n'a que trop duré.
La CGT dénonce donc avec la plus grande fermeté cette nouvelle prise de position déplorable d'une responsable éditoriale de tout premier plan, qui vient d'être promue à la direction de la rédaction nationale. Pour l'ensemble de son œuvre, la CGT demande le départ de Nathalie St-Cricq.
Neutralité ou pluralité ? La direction au pied du mur
Il est désormais incontestable que l'impératif de neutralité, que la direction appelle de ses vœux en souhaitant mettre en place une inquiétante clause dédiée, est appliqué de fait à la tête du client. La direction doit cesser de donner le pouvoir éditorial et l'accès aux antennes à des éditorialistes qui apparaissent invariablement comme des béquilles du pouvoir. Elle doit permettre une vraie pluralité d'opinion en ouvrant l'accès, verrouillé depuis bien trop longtemps, aux responsabilités dans les services et à la parole dans les éditions et les magazines les plus en vue, à des journalistes qui défendent des positions critiques.
Paris, le 3 avril 2025.
04.04.2025 à 13:15
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 28/03/2025 au 03/04/2025.
« Inéligibilité de Marine Le Pen : un coup d'État contre la démocratie, un putsch contre l'État de droit (sur CNews) », Télérama, 1/04.
« Marine Le Pen condamnée : sur les chaînes d'info, où sont passés les faits ? », Arrêt sur images, 1/04.
« Après sa condamnation, l'éditocratie d'extrême droite vole au secours de Marine Le Pen », L'Humanité, 1/04.
« "Le prochain président ne pourra rien faire s'il ne bouscule pas toutes les institutions" : la condamnation de Marine Le Pen vue des médias Bolloré, Libération, 1/04.
« Marine Le Pen inéligible : le grand "deuil" des éditocrates et des fachos », Le Média, 2/04.
« Les éditos qui abîment le journalisme », SNJ France Télévisions, 2/04.
« Cher Jean-Marc Morandini », Blast, 29/03.
« Livre sur Crépol et "racisme anti-blanc" : anatomie d'une campagne médiatique mensongère », Arrêt sur images, 28/03.
« Dans "66 minutes", M6 habille de la réclame avec les habits du reportage », Télérama, 28/03.
« BFM, l'État, les flics et les fachos », Blast, 28/03.
« Petit Émile : le grand-père "colérique", suspect préféré des médias », Arrêt sur images, 30/03.
« La bagnole, cet eldorado télévisuel », Arrêt sur images, 30/03.
« À "Marianne", départ (partiel) de l'aile gauche et reprise en main par CMI », Arrêt sur images, 31/03.
« Sondages : Ipsos, le leader des sondages, sur le point de racheter BVA », Le Figaro, 31/03.
« Accent sur l'audiovisuel, diversifications, économies…Comment le groupe Sud-Ouest renoue avec la rentabilité », Le Figaro, 2/04.
« École des Métiers de l'Information : les élus politiques de gauche apportent leur soutien face aux coupes budgétaires de Valérie Pécresse », L'Humanité, 31/03.
« "Créer un média de référence sur le vivant" : les ambitions de Mathieu Gallet, nommé à la tête de Terre & Fils Média », Le Figaro, 31/03.
« AFP : Fabrice Fries mis sous pression par d'anciens correspondants étrangers floués sur leur retraite », La Lettre, 1/04.
« À LCI, la ligne éditoriale de Guillaume Debré déroute ses troupes », La Lettre, 3/04.
« Motion de défiance à l'égard du rédacteur en chef de "L'Est républicain", "Le Républicain lorrain" et "Vosges Matin" », Le Monde, 28/03.
« La rédaction du "Parisien" donne des exemples de caviardages pro-LVMH », Arrêt sur images, 1/04.
« Radio Classique : colère de la rédaction après l'invitation d'un climatosceptique », Arrêt sur images, 2/04.
« "Je regrette mais j'assume" : quand Hervé Gattegno impose l'interview d'un climatosceptique sur Radio Classique », L'Informé, 1/04.
« "Un baptême du feu" : quelles traces ont laissé les attentats chez les jeunes journalistes », La Revue des médias, 2/04.
« Raquel Garrido va remplacer Jean-Michel Aphatie sur RTL », Libération, 2/04.
« Peut-on encore combattre les fake news ? Dans les rédactions, le fact-checking sous tension », Télérama, 31/03.
« L'Arcom saisie sur le traitement de la condamnation de Marine Le Pen par CNews et Europe 1 », Le Monde, 2/04.
« "Un mix de pop internationale et de propagande" : un franchisé du groupe NRJ relaie des appels de l'armée russe en territoire ukrainien occupé », Libération, 1/04.
« "C'est un naufrage" : ambiance tendue au procès de Depardieu contre Le Parisien, Libération, Mediapart et Télérama », L'Informé, 2/04.
« Le syndicat CFE-CGC dépose une septième plainte contre France télévisions », La Lettre, 31/03.
« Journée internationale de la visibilité trans : pour un meilleur traitement journalistique », AJL, 31/03.
« Réforme de la gouvernance de l'audiovisuel public : Rachida Dati repart au combat », Le Monde, 30/03.
« Audiovisuel public : pourquoi les salariés de Radio France et France Télévisions se mettent en grève à partir du 31 mars », L'Humanité, 31/03.
« Face à la réforme de l'audiovisuel public, la CGT réplique avec une soirée de combat avec Sophie Binet, Julia Cagé et bien d'autres », L'Humanité, 31/03.
« L'audiovisuel public est un pilier de notre démocratie, il mérite mieux qu'une réforme improvisée », Libération, 1/04.
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[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.