20.06.2025 à 16:08
Journalistes palestiniens tués ou emprisonnés par l'armée israélienne, journalistes internationaux empêchés d'entrer dans Gaza : le droit d'informer est durement réprimé en Palestine. D'autant qu'il s'accompagne d'une autre dimension : la censure par les plateformes numériques.
Entretien avec la chargée de plaidoyer chez 7amleh, l'ONG palestinienne pour la défense des droits numériques des Palestiniens et Palestiniennes.
Acrimed : Peux-tu présenter 7amleh et expliquer pourquoi l'ONG a été créée ?
7amleh : 7amleh est une ONG palestinienne fondée en 2013, qui œuvre pour la protection et la promotion des droits numériques des Palestiniens et Palestiniennes au sens large, c'est-à-dire les Palestiniens et Palestiniennes de Jordanie, de Gaza, de Jérusalem-Est, en Israël mais également à l'international. On travaille énormément avec la diaspora. À l'origine, l'objectif de l'ONG était de permettre aux communautés palestiniennes marginalisées d'utiliser les outils numériques pour raconter leur histoire, militer pour leurs droits et pouvoir se connecter entre elles.
Au fil des années, et malheureusement face à la multiplication des violations des droits numériques via la censure, la surveillance, le harcèlement et les multiples lois de criminalisation du contenu en ligne, notre travail s'est structuré autour de quatre piliers : le plaidoyer international ; la recherche et la documentation ; le renforcement des capacités ; les campagnes de sensibilisation.
Qu'entends-tu par « renforcement des capacités » ?
Concrètement, c'est former les journalistes, les ONG locales, les étudiants et les mineurs à toutes les questions liées à la sécurité numérique : comprendre ce que veut dire la censure, comment elle opère sur les réseaux sociaux… C'est aussi former les médias indépendants à l'intégrité informationnelle [1] et comprendre ses droits : comment contrer la censure et demander aux plateformes de réseaux sociaux de modifier leur décision.
Plus spécifiquement, on commence à mettre en place des formations en sécurité numérique, par exemple pour les journalistes. Quelle plateforme est la plus sûre à utiliser ? Comment envoyer des messages chiffrés sans que certaines métadonnées soient envoyées ? Comment être sûr que notre téléphone n'est pas surveillé et piraté ? On travaille également avec des ONG internationales, comme le bureau Amnesty tech d'Amnesty international, qui permet aussi de vérifier si les téléphones sont piratés ou pas.
Tu évoquais votre évolution, notamment après l'application de lois de criminalisation du contenu en ligne. Est-ce que tu peux revenir sur ce contexte juridique et politique ?
C'est le fruit d'un contexte géopolitique qui a extrêmement changé cette dernière décennie. L'ONG a été créée dans la période postérieure aux printemps arabes, pendant lesquels les populations de plusieurs pays ont utilisé les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour s'émanciper et créer des répertoires d'action collective et s'organiser pour contrer les gouvernements en place. Les réseaux sociaux étaient alors un vrai outil d'opposition politique.
Mais dans la période post-printemps arabes, face à tout ce que cela a engendré, notamment en Égypte, en Tunisie, en Syrie, en Irak, on a observé une collaboration directe et assez forte entre les plateformes de réseaux sociaux – donc des entreprises privées – et les gouvernements. Par exemple, le gouvernement israélien, à partir de la fin des années 2010, commence à travailler directement avec Facebook, Instagram et Google pour supprimer des posts ou surveiller de potentiels opposants politiques sur les réseaux sociaux. Ils ont commencé à créer un arsenal juridique également. Les lois contre la cybercriminalité sont dorénavant assez courantes, que ce soit en Israël, dans les pays arabes ou dans toute la région. Ces lois vont être votées avec pour justification de lutter contre les crimes sur le dark web, le trafic de drogue ou ce qui est considéré comme du terrorisme ou de l'achat d'armement. Mais, la majorité du temps, elles sont réellement utilisées pour museler des opposants politiques, pour les emprisonner… En Israël, un simple post sur les réseaux sociaux peut être vu comme portant potentiellement atteinte à la sécurité nationale et conduire à une arrestation dite préventive. Ce sont des lois basées sur la prédiction.
Ces « lois de prédiction » que vous dénonciez déjà en 2018 ?
Oui, plusieurs centaines de personnes s'étaient fait arrêter par le gouvernement israélien du fait de ce qu'elles avaient posté sur les réseaux sociaux [2]. Une nouvelle loi, mise en place après le 7 octobre 2023 et qui concerne Israël et pas seulement les territoires occupés, permet d'arrêter une personne suspectée de terrorisme ou agissant contre la sécurité nationale, simplement parce qu'elle cherche sur internet des informations considérées comme étant des informations terroristes. C'est-à-dire qu'un journaliste qui fait son travail, de recherche et documentation, peut potentiellement être arrêté pour apologie du terrorisme ou pour cybercriminalité, parce qu'il aura fait des recherches en ligne, avec des accès sur des données publiques sur de potentiels crimes de guerre à Gaza, ou des informations sur les bombardements à Gaza… Si ces informations sont considérées comme étant des informations terroristes ou alors postées par des personnes suspectées de terrorisme, alors ces journalistes, ou des défenseurs de droits humains, peuvent être arrêtés. Ce sont souvent des arrestations administratives, dont il est souvent difficile de comprendre la raison, mais qui se traduisent régulièrement par des mois d'emprisonnement.
Quel est votre rôle à ce moment-là ?
7amleh n'est pas une organisation qui agit dans le domaine de l'accompagnement juridique. Mais il y a plusieurs ONG israéliennes et palestiniennes qui travaillent sur ces questions, comme le Adalah Center, un collectif d'avocats qui aident ces personnes. Pour notre part, nous travaillons davantage sur la documentation, c'est-à-dire comprendre comment ces lois sont mises en œuvre. On va ensuite essayer de disséquer s'il y a une réelle collaboration entre les plateformes et les gouvernements. Et expliquer, par exemple, comment Meta collabore directement avec un gouvernement d'extrême droite – le gouvernement israélien – pour museler des journalistes et des activistes. Ensuite, nous essayons de voir si, à l'échelle de l'Union européenne ou à l'échelle internationale, on peut utiliser des mécanismes comme les Nations Unies, ou s'appuyer sur des lois de régulation de l'intelligence artificielle.
Comment est-ce que vous recensez les cas de censure et d'autocensure ?
Nous disposons d'un helpdesk [3] qui permet, de manière anonyme ou pas, à toutes les personnes qui sont victimes de censure en ligne, de harcèlement ou de doxing [4] d'envoyer toutes leurs informations sur cette plateforme et ensuite, on peut faire remonter la situation directement auprès des plateformes de réseaux sociaux. Si l'on constate une restriction de compte que l'on considère contraire aux droits fondamentaux et à la liberté d'opinion et d'expression, on demande aux plateformes de reconsidérer leur décision et d'en formuler une nouvelle. Avec notre helpdesk, on vise ainsi à récolter toutes les possibles atteintes et violations des droits humains, en Palestine, en Israël, mais aussi à l'échelle internationale. Cela nous permet à la fois de documenter le nombre de cas qu'il peut y avoir, même si, bien évidemment, on ne peut pas répertorier tous les cas. Mais également d'avoir une ligne directe avec les plateformes pour récupérer les comptes et les posts qui ont été supprimés. On a récupéré énormément de comptes, notamment de journalistes ou d'influenceurs à Gaza.
Ensuite, on travaille sur tout le stock d'informations collectées pour pouvoir utiliser cette documentation sur un plan juridique, et tenter ainsi de prouver qu'il y a bien une discrimination systémique et des biais algorithmiques contre les Palestiniens et les populations marginalisées. Par exemple, à l'échelle de l'Union européenne, c'est ce qu'on essaye de faire avec le DSA (Digital Services Act) [5], qui a pour objectif de trouver un certain équilibre entre la liberté d'opinion, d'expression et la modération de contenus.
On essaye de prouver qu'il y a bien un choix politique, qui est de museler les voix des Palestiniens et propalestiniennes et les voix marginalisées en général. Non pas parce qu'elles ont posté des choses qui sont considérées comme étant violentes ou terroristes, mais bien parce qu'il y a une forme de profilage contre ces communautés-là. C'est ce qui opère avec ce qu'on appelle les « grands modèles de langage », les LLM, qui agissent comme des biais discriminatoires contre ces populations, mais aussi des biais de langue…
Est-ce que vous parvenez à objectiver le fonctionnement de ces algorithmes ?
Ça peut être assez technique, mais déjà avant le 7 octobre, et surtout depuis, on a récupéré de nombreux témoignages d'ingénieurs et de personnes qui travaillent au sein de ces plateformes de réseaux sociaux et qui étaient outrées par les réglementations internes en ce qui concerne le génocide à Gaza. Ils ont donc accepté de se constituer en lanceurs d'alerte et ont partagé énormément d'informations sur la manière dont Meta, notamment, a choisi de modifier ses réglementations internes après le 7 octobre pour diminuer, on va dire, le plafond de vérification en ce qui concerne le contenu palestinien, arabe, propalestinien… Concrètement, cela veut dire censurer en masse plutôt que de modérer avec précision.
On a aussi mené des tests, par exemple, sur Google et sa plateforme Youtube. On a payé pour diffuser vingt publicités sur Youtube, avec des mots comme « nettoyage ethnique », « génocide », « mort aux Palestiniens », « on doit violer toutes les femmes palestiniennes », etc. Or, toutes ces publicités ont été acceptées par Youtube ! Youtube est censé avoir un administrateur humain et non pas uniquement de l'intelligence artificielle pour vérifier toutes les publicités. En théorie, si une publicité mène à la violence contre les Palestiniens, elle ne peut pas être acceptée. Et pourtant, elles l'ont toutes été, ce qui est gravissime. Bien évidemment, on ne les a pas postées, on les a tout de suite supprimées…
Après le 7 octobre, le gouvernement israélien a dépensé plusieurs millions d'euros pour viser plusieurs pays de l'Union européenne, notamment la France, la Belgique, le Danemark, l'Allemagne et les Pays-Bas, via des publicités sur Youtube, pour appeler au soutien d'Israël et recruter pour l'armée israélienne. Lorsque l'on s'est adressé à Google et Youtube pour leur expliquer qu'il est interdit par de nombreuses lois européennes et par la politique interne de Youtube d'accepter ce genre de publicité, ils ont plaidé l'erreur technique ou humaine… Ces plateformes ne veulent pas reconnaître qu'il existe des discriminations systémiques et internalisées.
Depuis le 7 octobre 2023, la répression est plus forte ?
Totalement. Il faut savoir qu'il y a vraiment deux dates charnières, selon nous. C'est d'abord mai 2021 quand il y a le mouvement Save Sheikh Jarrah [6] dans les quartiers de Jérusalem-Est, où Meta a directement travaillé avec le gouvernement israélien pour bloquer les Live Facebook, parce que c'est ce que les Palestiniens utilisaient pour montrer en temps réel la destruction de leurs maisons. Ça a été un moment charnière sur les problématiques de collaboration entre les plateformes et le gouvernement.
Et depuis le 7 octobre, on a vraiment constaté une intensification, sans précédent, de la répression numérique. Déjà, les plateformes ont supprimé des milliers de contenus palestiniens, y compris des témoignages de civils ou même des appels humanitaires. Il y a eu beaucoup de comptes Facebook et Instagram, y compris de médias bien installés, qui ont été supprimés par les plateformes. En même temps, le gouvernement israélien ne permettait pas, et c'est toujours le cas, aux journalistes internationaux de rentrer dans la bande de Gaza, tout en criminalisant Al-Jazeera en Israël.
La modération de contenus est devenue de plus en plus opaque. C'était encore plus compliqué de comprendre comment les algorithmes fonctionnaient à ce moment-là. Il y avait vraiment une application disproportionnée, avec des règles extrêmement floues.
Enfin, il faut souligner les problématiques énormes sur la langue arabe, avec une modération de contenus dans cette langue qui est très mauvaise. Parallèlement, il y a très peu de modération de contenus en hébreu – il faut savoir que Meta n'avait même pas de classificateur de la langue avant 2023 (et il n'est même pas encore totalement déployé de manière effective). Techniquement, cela signifie avoir un outil d'intelligence artificielle qui permet de faire des statistiques sur la langue, d'avoir des mots-clés, et de comprendre les contextes de ces mots-clés dans une vidéo ou un texte précis, pour déterminer si c'est à modérer ou pas. Ça a vraiment constitué une demande de notre part : il y des messages de haine partagés en hébreu sur les réseaux sociaux, Meta doit donc les modérer.
Il y a vraiment une surmodération de l'arabe et des biais algorithmiques sur la langue. Les modérateurs de contenus humains sont très peu formés sur les différents dialectes, c'est donc tout à fait normal que cela mène à énormément de problématiques et d'erreurs. C'est vraiment quelque chose qu'on a vu après le 7 octobre, avec une intensification de ces problèmes et, bien évidemment, un nombre de compte suspendus, restreints ou victimes de shadow ban [7] qui a explosé.
La suspicion est plus forte concernant certains usages sémantiques de certains mots ?
Oui, les plateformes de réseaux sociaux n'ont pas la même manière de travailler sur les différentes cultures, les différents contextes. Meta a une vision très holistique, normative et internationale des droits fondamentaux, des valeurs, de ce qui peut être dit et ne pas être dit sur les réseaux sociaux.
Ce qui veut dire qu'un mot en arabe comme « shahid », qui veut dire martyr, a une connotation culturelle, politique, historique très différente de ce qu'on peut considérer comme étant un martyr dans la mentalité occidentale. Lorsque l'on parle de martyr musulman dans la représentation ou la mentalité occidentale, ça va tout de suite renvoyer à quelqu'un qui fait partie de Daesh, ou du Hamas, etc. Mourir en martyr sous-entend, selon ces représentations, que l'on fait partie de la lutte armée.
Alors qu'au contraire, chez les Palestiniens et chez les Arabes en général, « shahid », martyr, c'est toute personne qui meurt dans un conflit armé mais aussi dans d'autres situations. C'est à la fois religieux, culturel et historique. Un civil, un enfant qui meurt sous un bombardement est considéré comme étant martyr. Périr d'un accident de voiture alors qu'on est sur le chemin de la mosquée ou de l'université, c'est aussi mourir en martyr de la connaissance : « il est mort parce qu'il partait étudier à l'université ». C'est vraiment un mot qui a de multiples connotations culturelles, qui n'a pas du tout de connotation militaire a priori, ou en lien uniquement avec la violence armée, etc. Et pourtant, ce mot va être systématiquement modéré sur les réseaux sociaux parce que potentiellement considéré comme glorifiant la violence, selon les règles internes de plusieurs plateformes de réseaux sociaux. Ils vont considérer que s'il y a écrit le mot martyr sur un post, ça va glorifier systématiquement la lutte armée, le Hamas, etc., alors que ce n'est pas forcément le cas.
Il y a des mots comme « Intifada » également, qui signifie soulèvement, qui vont être systématiquement censurés sur les réseaux sociaux. C'est vraiment tout un vocabulaire politique et historique palestinien qui a une autre connotation en Palestine, mais qui va automatiquement être ciblé par des algorithmes. Il y a même des décideurs politiques en France, ou dans l'Union européenne, qui systématiquement ont assimilé les personnes qui utilisaient le mot Intifada à de l'apologie du terrorisme. C'est extrêmement problématique, parce que ça enlève tout sens à un vocabulaire et à des mots qui sont utilisés par toute une population ou une communauté sur les réseaux sociaux. Ces plateformes ont des algorithmes fondés sur une vision politique, culturelle et historique de présomption, avec toute la dimension coloniale, issue de l'Occident et de la manière dont les ingénieurs qui ont travaillé sur ces algorithmes imaginent ce qu'est être Arabe et ce qu'est être Palestinien. Cette imagination et cette identification, extrêmement biaisée et discriminatoire, se retrouve dans les algorithmes et a un impact énorme sur la manière dont les Palestiniens peuvent s'exprimer sur les réseaux sociaux.
Comment est-ce que, concrètement, vous faites pression sur ces plateformes ?
Il y a la théorie et la pratique. En théorie, il y a les rapports qu'on leur envoie, des conversations et des réunions, à la fois formelles et informelles. On a des contacts directs, notamment avec leurs bureaux au Moyen-Orient, avec les chargés de politiques publiques. On les rencontre également à l'échelle de l'Union européenne. On fait partie de plusieurs consortiums et de groupes qui ont pour objectif de rassembler à la même table des personnalités et des personnes de la société civile, des dirigeants de ces plateformes, des journalistes et des universitaires qui travaillent sur ces problématiques. L'objectif serait d'avoir des conversations constructives avec ces plateformes. Nous permettre de leur expliquer nos problématiques, nos demandes, nos craintes… Mais ces plateformes collaborent de moins en moins. Elles ne veulent plus avoir de contact direct avec les sociétés civiles. C'est le cas de X (ex-Twitter), qui appartient à Elon Musk, et qui ne travaille plus du tout avec la société civile. Les plateformes font beaucoup de relations presse, mais l'objectif consiste surtout à nettoyer leur image de marque, sans vraiment modifier les pratiques internes.
Le contexte actuel fait qu'il est extrêmement compliqué d'avoir des relations avec ces plateformes. Tout simplement parce qu'elles font le choix de collaborer avec des gouvernements d'extrême droite, et qu'elles cherchent l'innovation plutôt que la régulation. L'argent, plutôt que les valeurs fondées sur les droits fondamentaux et les droits humains.
Est-ce que tu constates une différence avec la plateforme chinoise Tiktok ?
C'est une plateforme beaucoup plus jeune, où les contenus palestiniens deviennent assez viraux, avant d'être supprimés. Tiktok a une démarche beaucoup plus régionale sur les questions de modération de contenus, ce qui va permettre une modération beaucoup plus précise, qui va prendre davantage en compte les dialectes, qui va davantage travailler sur les contextes politiques, culturels, religieux, etc. Ça peut expliquer le fait que les posts propalestiniens y soient moins censurés. Mais Tiktok a d'autres problématiques, notamment le fait que c'est extrêmement utilisé par des gouvernements autocratiques, ou par des hommes politiques qui vont payer directement des influenceurs pour faire passer des messages politiques problématiques. Ça a été très documenté, notamment dans plein de pays arabes, par exemple en Tunisie.
Est-ce que vous avez des recommandations, des formulations qui permettraient d'imaginer un jour ce que pourrait être un Internet décolonisé où justement, par exemple, les Palestiniens pourraient s'exprimer sans craindre la répression ? Est-ce que ça passe par l'expropriation de ces grandes plateformes, par la création de réseaux de plateformes numériques citoyennes ou publiques ?
On considère que ce n'est pas forcément à nous de travailler directement pour trouver les solutions pour avoir un meilleur Internet, notre objectif c'est la responsabilisation de ces plateformes. Il y a des personnes à l'échelle locale en Palestine qui sont vraiment beaucoup plus expertes sur ces questions-là et qui donnent des solutions. Après, on plaide vraiment pour la décentralisation des pouvoirs de décision au sein de ces plateformes. On plaide pour l'intégration des communautés affectées dans la gouvernance de ces plateformes. On plaide pour une meilleure équité en ce qui concerne la modération de contenu des langues, c'est-à-dire de mieux prendre en compte les différentes langues, les dialectes, et toutes leurs subtilités. On demande aussi que les plateformes mettent davantage de moyens financiers sur ces problématiques. Et on plaide vraiment pour des standards basés sur les droits humains et les droits fondamentaux, et non uniquement sur les risques potentiels ou les questions d'innovation. La question de la décentralisation d'Internet est extrêmement compliquée. On se retrouve dans un monde où Internet est pris en otage par quelques entreprises privées, qui valent des milliards de milliards, et c'est de plus en plus compliqué, justement, de penser un Internet qui serait décentralisé et beaucoup plus éthique.
Je sais que beaucoup de personnes appellent à boycotter des plateformes comme Meta ou X. Pour l'instant, on n'appelle pas les journalistes palestiniens ou les créateurs de contenus à le faire parce qu'on sait que c'est une manière pour eux d'être visibles. Tant qu'il n'y aura pas de solution pérenne, qui permettrait d'avoir une visibilité aussi forte, ou presque aussi forte, on n'appellera pas directement à leur boycott.
Lorsqu'il y a une régulation comme le IA act [8] ou le DSA, qui sont des régulations de l'Union européenne, mais qui ont pour objectif d'être des standards pour l'international, on considère qu'il est nécessaire que des ONG non européennes fassent partie des conversations et que leurs revendications soient entendues. Sinon, on arrivera seulement à avoir des plateformes avec des régulations et des standards normatifs très occidentalisés, qui ont tout le temps eu et auront toujours des biais coloniaux.
Par exemple, avec ELSC, le Europen Legal Support Center, on a travaillé à un formulaire, ou ce qu'on peut appeler un tracker de droit numérique, qui permet aux citoyens européens, ou aux personnes résidant en Europe, de nous partager directement des cas de censure en ligne. Ce qui permettra, potentiellement, de trouver les biais discriminatoires et systémiques de ces plateformes. L'objectif pour nous, c'est vraiment de prouver que ce qui se passe actuellement sur ces plateformes n'est pas seulement du fait du gouvernement israélien. On a vraiment prouvé qu'il y a encore des biais discriminatoires et algorithmiques en Europe, et que les États membres de l'Union européenne sont en train eux aussi de pousser à la discrimination du contenu propalestinien. C'est toute la dimension paradoxale de la réglementation de l'Union européenne, qui prétend défendre les valeurs et les droits fondamentaux, tout en censurant davantage des posts palestiniens ou propalestiniens à travers le profilage. Et cela produit en quelque sorte un effet domino : il y a de l'autocensure, les posts sur les appels à manifestations sont supprimés ou alors très peu visibles, donc la mobilisation dans les rues est moindre, tout cela parce que l'accès à l'information ne fonctionne plus… Ce sont toutes ces problématiques liées à la liberté d'opinion, d'expression, mais aussi au droit à s'informer qui ne sont pas traitées de manière équitable lorsqu'on parle des Palestiniens et propalestiniens en Europe.
Propos recueillis par Nils Solari.
[1] Le fait de veiller à ce que l'information diffusée soit exacte et n'ait pas été modifiée ou falsifiée, afin que chacun puisse s'exprimer et s'informer librement sur la base de données fiables.
[2] 300 Palestiniens arrêtés par Israël après l'observation de leurs posts numériques. En 2020, 7amleh pointera également le rôle joué par Emi Palmor, ancienne ministre israélienne de la Justice, qui a intégré en 2020 le conseil de surveillance de Facebook.
[3] Un centre d'assistance.
[4] Divulgation de données personnelles.
[5] Règlement européen sur les services numériques.
[6] Quartier à majorité palestinienne de Jérusalem-Est, dans les territoires palestiniens occupés, pour lequel une décision de justice, survenue en mai 2021, a fait peser le spectre d'une nouvelle expulsion de dizaines de famille de palestiniens.
[8] Le règlement officiel sur l'intelligence artificielle au sein de l'Union européenne.
20.06.2025 à 10:29
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 13/06/2025 au 19/06/2025.
« Flottille pour Gaza : la hargne de l'éditocratie », Acrimed, 13/06.
« Flottille pour Gaza : une semaine de maltraitance médiatique », Arrêt sur images, 15/06.
« Dans les médias, la détention arbitraire de deux journalistes n'émeut presque pas », Arrêt sur images, 14/06.
« Gaza : une "inflexion" médiatique en trompe-l'œil », Acrimed, 18/06.
« Israël-Iran : deux chroniqueuses en guerre contre la gauche », Arrêt sur images, 18/06.
« Israël-Iran : plus rien n'arrête les gros médias et leurs éditocrates », Le Média, 18/06.
« Cher Denis Olivennes », Blast, 14/06.
« Sur TF1 et M6, la côte de bœuf a un goût de réclame », Télérama, 13/06.
« Raconter n'importe quoi sur le climat ? Oui pour Louis Sarkozy sur LCI », Arrêt sur images, 13/06.
« Meurtre d'une surveillante à Nogent : la télé en cure de répression », Arrêt sur images, 14/06.
« MaPrimRenov', Sécu et taxe Zucman : les médias ne comprennent rien à la dépense publique », Arrêt sur images, 14/06.
« Amendes abusives : la grande indifférence quand il s'agit des jeunes des quartiers », Arrêt sur images, 15/06.
« On a regardé "DGSI, la maison du secret" », lundimatin, 13/06.
« Indépendance du service public : le début de la fin ? », Blast, 15/06.
« Réforme de l'audiovisuel public : ce que contient le rapport rédigé par Laurence Bloch », Libération, 17/06.
« Réforme de l'audiovisuel public : le texte validé en commission des affaires culturelles », Le Monde, 18/06.
« Réforme de l'audiovisuel public : la majorité ignore la voix des professionnels de l'information », L'Humanité, 18/06.
« L'hebdomadaire antisémite "Rivarol" au bord de la faillite », Le Monde, 13/06.
« Le milliardaire d'extrême-droite Pierre-Édouard Stérin a mis la main sur le compte X Cerfia, comptant 1.2 million d'abonnés », Blast, 17/06.
« Touchée par la crise des médias, l'AFP annonce un "programme d'économies" d'au moins 12 millions d'euros », Le Monde, 13/06.
« La directrice générale du "Parisien", Sophie Gourmelen, va présider le groupe de presse EBRA », Le Monde, 13/06.
« Ouest-France accuse le coup avant le lancement de sa télé », La Lettre, 17/06.
« Droits d'auteur : comment les éditeurs de presse se taillent la part du lion face aux journalistes », L'Informé, 19/06.
« Tensions à "Marianne" autour du traitement d'Israël et Gaza », Arrêt sur images, 17/06.
« Tensions sur la ligne à Marianne », Blast, 17/06.
« "Légèreté" et "racisme" : Sophia Aram épinglée par les journalistes du "Parisien" après une chronique sur la Flottille pour Gaza », Libération, 18/06.
« Accents moqués, climat "colonial", diversité en berne… RFI accusé de discrimination », L'Informé, 18/06.
« La suppression du service reportages de Télérama suscite une levée de boucliers », La Lettre, 18/06.
« Léa Salamé au JT de France 2 : c'est "le gros bordel" », Off Investigation, 18/06.
« Anne-Sophie Lapix rejoindra le Groupe M6 à la rentrée, après son éviction du "20 heures" de France 2 », Le Monde, 16/06.
« Paul Larrouturou, venu de TF1, arrive à France Info pour l'interview politique de la matinale », Libération, 18/06.
« Après les attaques de Rachida Dati contre Patrick Cohen sur France 5, l'audiovisuel public se dresse contre sa ministre », Libération, 19/06.
« De Villiers, Messiha… l'étiquette de droite des figures de CNews en passe d'être confirmée par le Conseil d'État », L'Informé, 16/06.
« Derrière "Lou Media" et "neo.tv", une nébuleuse très (très) droitière », Arrêt sur images, 13/06.
« Un Palestinien dans les médias français », blog Mediapart, 14/06.
« Racisme, antisémitisme et homophobie : les écrits de la députée censée dédiaboliser le RN », Mediapart, 16/06.
« Médias : Les enfants Baylet en garde-à-vue pour "marchandage" », Blast, 19/06.
« Europe 1 se retrouve à gérer "la cohabitation" entre Morandini et des stagiaires mineurs », Mediapart, 19/06.
« Rachida Dati perd un procès contre "Libération" », Libération, 19/06.
« Nomination d'un député macronien à France Télévisions », Blast, 17/06.
« Médias : faut-il un millionnaire pour se libérer des milliardaires ? », Frustration, 19/06.
Et aussi, dans le monde : Italie, Togo, Kirghizistan, Cambodge, Chine, Philippines, Géorgie, Arabie Saoudite...
Retrouver toutes les revues de presse ici.
[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
18.06.2025 à 11:51
L'omniprésence de la propagande israélienne.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, GazaTout au long du mois de mai, à mesure que certains gouvernements occidentaux et l'Union européenne adoptaient un positionnement plus critique à l'égard d'Israël, certains grands médias ont accordé une attention croissante à la population palestinienne…. tout en continuant de servir de haut-parleur à la propagande israélienne. D'autres maintiennent une ligne jusqu'au-boutiste, totalement alignée sur l'extrême droite israélienne (et française). Panorama du mois de mai.
Dans le prolongement des déclarations génocidaires tenues par plusieurs de ses membres au cours des dix-neuf derniers mois, le gouvernement israélien communiquait publiquement le 5 mai un plan de nettoyage ethnique consistant à occuper militairement Gaza, organiser le déplacement forcé de la population – d'abord parquée dans des zones restreintes du territoire, en vue d'une expulsion ultérieure – et détruire toute infrastructure encore debout. En partie sous la pression des mobilisations internationales, les autorités françaises et européennes ont infléchi leur discours à l'égard de l'État d'Israël – tout en continuant à lui livrer des armes [1]… et sans avoir adopté la moindre sanction à son endroit.
En France, un certain nombre de rédactions, suivistes et à la remorque du positionnement du gouvernement français, ont profité des déclarations d'Emmanuel Macron pour traduire cette relative évolution dans leur ligne éditoriale, notamment en desserrant l'étau qui cantonnait jusqu'à présent les images palestiniennes dans les marges. Est-ce à dire que le traitement médiatique évolue ? En partie seulement, tant ce regain de témoignages en provenance de Gaza ne semble pas remettre en question le cadrage initialement édicté au lendemain du 7 octobre 2023, ni, par conséquent, la surface et le crédit que continuent d'accorder une majorité de rédactions à la propagande des autorités civiles et militaires israéliennes. C'est encore et toujours avec leurs images et leurs mots qu'une majorité de médias rapportent par exemple au grand public les « stratégies » ou les « objectifs de guerre » israéliens.
Début mai, BFM-TV évoque par exemple un « agrandissement des opérations militaires » (5/05), là où TF1 convertit le plan colonial en un « plan d'expansion offensive » (5/05) à Gaza, dont les habitants ne font pas face à un déplacement forcé mais à une « évacuation stratégique et méthodique » (France 2, 7/05). Douze jours plus tard au 13h de France 2 (19/05), la rédaction parle toujours d'une « volonté de conquête pour mettre le Hamas à genoux » tandis qu'au 20h du même jour, la chaîne confie à Benyamin Netanyahou – dont un extrait de prise de parole est diffusé – puis au porte-parole de l'armée Olivier Rafowicz – auquel elle tend le micro – le soin d'expliquer leur « nouvelle stratégie ». Au lendemain des déclarations du cabinet de défense le 5 mai, de nombreux médias ont choisi de relayer la dépêche AFP en titrant sur une « conquête de Gaza », l'expression employée par Benyamin Netanyahou lui-même. Le Télégramme en a d'ailleurs fait son gros titre à sa Une du 6 mai, « Israël décidé à conquérir Gaza » : la troisième, seulement, que le quotidien a consacrée à la région depuis le 1er janvier 2025 [2], alors qu'à titre de comparaison, les couvertures sur le conflit en Ukraine sont légion (16 sont parues à la même période).
Dans ce numéro, aucune trace des termes « colonisation » ou « annexion », mais une « extension des opérations militaires » selon les mots du journaliste, qui se trouvent être ceux de sa « source officielle » (israélienne), citée pas moins de cinq fois dans l'article. Aucune trace non plus de nettoyage ethnique de Gaza, mais l'annonce aux lecteurs d'« un projet organisant le "départ volontaire" de ses habitants, selon la même source. » Si Le Télégramme indique que les Nations Unies « ne cessent d'alerter […] sur la famine », leurs déclarations sont immédiatement mises en doute : « Le cabinet estime qu'il y a "actuellement suffisamment de nourriture" dans la bande de Gaza et a consenti à la "possibilité d'une distribution humanitaire" si cela venait à être "nécessaire". »
Sous le titre « Conquérir Gaza, vraiment ? », Le Parisien (5/05) déguise lui aussi une opération de communication en « analyse ». En témoigne là encore la diversité des sources mobilisées par le journaliste Robin Korda : une « source officielle », « l'armée », « un haut responsable sécuritaire israélien », « Joshua Zarka, ambassadeur d'Israël à Paris », « une source diplomatique israélienne » ou encore « Benyamin Netanyahou ». Dès lors, il ne peut être question que de « frappes ciblées », là où les victimes palestiniennes sont qualifiées de simple « désastre humanitaire », l'auteur expliquant que la stratégie d'Israël vise à « accentuer la pression sur le Hamas » et à libérer les otages, allant jusqu'à justifier le fait qu'« Israël bloque l'entrée des convois humanitaires pour faire pression sur le mouvement islamiste ». Reprenant longuement les déclarations de l'ambassadeur d'Israël en France, il n'y aura dans ce cadre qu'un seul responsable : le Hamas, cité neuf fois dans l'article.
À l'instar de Guillaume Erner dans « Les Matins » de France Culture, la majorité des journalistes les plus en vue se refusent à ignorer – ou à contrer pied à pied – la propagande israélienne, qui n'est d'ailleurs jamais nommée comme telle. Inchangés depuis dix-neuf mois, les éléments de langage des autorités ont beau avoir été solidement déconstruits, les têtes d'affiche du PAF continuent de les faire valoir dans le débat public en rejouant inlassablement les mêmes scènes. Ainsi par exemple de Léa Salamé, face à l'historien Jean-Pierre Filiu (France Inter, 26/05) :
Léa Salamé : Vous savez ce que répond le gouvernement israélien quand on leur [sic] demande : « Pourquoi vous visez les hôpitaux ? », « Pourquoi vous arrêtez des médecins ou des directeurs d'hôpitaux ? » […] Ils répondent que les hôpitaux étaient devenus des bastions terroristes. Que le Hamas enferme des armes dedans, qu'il y a les tunnels souterrains en-dessous qui leur permettent de se cacher et que le Hamas utilise les hôpitaux… ouais… comme des bastions terroristes dans sa lutte contre Israël. C'est vrai ? C'est faux ?
Dans un tel cadre, si les Palestiniens ont parfois davantage de place dans le débat public, leurs récits restent cantonnés à de simples témoignages sur une prétendue « catastrophe humanitaire », en grande partie décorrélés du commentaire militaire, gangréné quant à lui par le cadrage des autorités israéliennes.
Le cas des journaux télévisés est, à ce titre, particulièrement éloquent. Exemple au 20h de TF1 le 19 mai, avec le sujet intitulé « Nouvelle offensive à Gaza. Que veut Netanyahou ? » « Des soldats israéliens, des chars progressent à nouveau et combattent dans la bande de Gaza, avance en introduction la voix off du journaliste. Ces images sont partagées par Tsahal après avoir bombardé, dit-elle, plusieurs cibles du Hamas ces derniers jours. » Vient ensuite, pendant cinq secondes, le témoignage d'un habitant de Gaza, Mohammad Al-Rafat, expliquant que lui et ses proches « [ont] dû fuir sous des rafales de tirs ». Dans une troisième partie, la voix off décrit la situation comme relevant d'une « nouvelle opération terrestre de grande ampleur annoncée par Benyamin Netanyahou au début du mois », avant que l'extrait d'un discours de ce dernier soit diffusé : « Nous ne relâcherons pas nos efforts et nous n'abandonnerons personne. Il y aura des mouvements de population à Gaza pour leur propre sécurité », y déclare-t-il notamment, sans que la rédaction de TF1 ne marque de distanciation ni n'avance le début du commencement d'une analyse. Le sujet alterne alors avec un quatrième « chapitre » portant sur la famine et le blocus de l'aide humanitaire, au cours duquel témoigne Mohammad Al-Helou, « responsable d'une cuisine solidaire » à Gaza. La suite (et fin) du sujet de TF1 est sans appel :
- Journaliste en voix off : Pourquoi Tsahal décide de mener cette nouvelle opération terrestre maintenant ?
- Elizabeth Sheppard [présentée comme « experte en relations internationales et géopolitiques »] : Si on regarde les autres opérations, ils n'avaient pas occupé le terrain. Ce qui fait que le Hamas a pu se reconstruire, qui représente toujours une menace.
- Journaliste en voix off : Cette fois, Israël change de stratégie et pourrait choisir d'occuper Gaza jusqu'à éliminer définitivement le Hamas et libérer le reste des otages.
On voit ici combien la présence d'images et de deux témoignages palestiniens n'a absolument aucune incidence sur le récit des journalistes, amorcé – et conclu – selon le point de vue israélien… et dans ses propres termes : « Le-Hamas », présenté comme l'alpha et l'oméga de l'histoire, « explique » tout ce que peut subir la population de Gaza.
Il en va strictement de même sur France 2. Le 7 mai dernier, le JT consacrait à Gaza son « magazine du 20h », composé de quatre sujets successifs. Les deux premiers portent respectivement sur le quotidien des secouristes et sur des réfugiés palestiniens en France. Ces reportages ont beau témoigner de « l'enfer de Gaza », ils intègrent eux aussi de larges pans de la propagande israélienne. Outre le fait que la rédaction ne parle jamais de « crimes » à propos des exactions de l'armée, elle atténue sa responsabilité. Au moment de rapporter par exemple le cas d'« ambulances ciblées » ou d'hôpitaux bombardés, la voix off enchaîne immédiatement : « Avant la guerre, il y en avait 36, il n'en reste plus que 16 fonctionnant partiellement selon l'ONU, car pour Israël, certains centres hospitaliers abritaient des terroristes. » Cette justification ne sera pas contrebalancée par les journalistes, ni par aucun autre interlocuteur. France 2 a beau disposer d'interviews d'un secouriste du Croissant-Rouge palestinien et d'une infirmière du Comité international de la Croix-Rouge, la chaîne cantonne leur prise de parole au registre du témoignage – « Nos cœurs saignent », « c'est un vrai ascenseur émotionnel », etc. –, sans jamais les mettre en situation de pouvoir contrer la propagande israélienne.
En cette matière, les seuls acteurs que France 2 semble juger crédibles sont les réservistes de l'armée israélienne ayant décidé de déserter, interviewés dans le quatrième sujet : de tous les reportages de ce dossier, ce sont les seuls à porter des critiques contre les autorités. Lesquelles avaient eu, du reste, toute latitude pour se déployer dans le sujet précédent. Pourtant présenté comme une « enquête » sur la stratégie militaire d'Israël, le troisième sujet consiste en un quasi-copié-collé d'un communiqué officiel. La rédaction ne parle pas de volonté d'annexion mais d'« une progression de l'armée israélienne », désireuse de « diviser le territoire pour couper les tunnels du Hamas et isoler ses combattants ». Il n'y a pas de colonisation mais des « zones investies par Israël » et « un territoire qui se rétrécit pour les civils » ; il n'y a pas de déplacement forcé mais « un ultimatum » posé aux populations ; il n'y a pas de massacres de civils mais des « populations qui s'exposent aux frappes » si elles ne partent pas. À sens unique, l'« enquête » ne s'abreuve principalement qu'à une source : l'armée israélienne.
Le tout conclu par l'interview de l'ambassadeur d'Israël en France, pendant six minutes. En incluant cette séquence dans le « magazine du 20h », 8 minutes auront donc réellement été dédiées aux Palestiniens de Gaza, et 12 minutes à Israël, à l'armée et à ses réservistes. Alors que des images de Gaza en ruine défilent derrière l'ambassadeur, ce dernier n'est d'ailleurs que très peu repris par Anne-Sophie Lapix. Au droit international – qu'elle n'invoquera jamais au cours de cet entretien –, la présentatrice préfère des questions d'une complaisance déconcertante : « Alors c'est quoi le plan ? C'est quoi le projet ? Que réussirez-vous à faire que vous n'avez pas réussi à faire pendant quinze mois de guerre ? »
À bien observer les JT de France 2, on constate en outre que l'ambassadeur n'est que l'un des nombreux porte-parole d'Israël donnés à entendre au cours du mois de mai. Leurs interviews, extraits de prises de parole ou communiqués saturent les sujets, tandis que les rédactions continuent de faire un usage immodéré des « images fournies par l'armée israélienne » ou « par le bureau du premier ministre israélien ».
Le 14 mai, après le bombardement de l'hôpital européen à Khan Younès, le 20h relaie par exemple le discours de l'armée en soutenant que « l'hôpital couvrait une structure souterraine, un centre de commandement du Hamas où se trouvait selon Tsahal Mohammed Sinwar, le chef actuel du mouvement islamiste. » La voix off a beau confier ne disposer d'« aucune confirmation de sa présence », ce récit n'en est pas moins délivré à l'antenne [3], allant jusqu'à dicter le contenu du tweet relayant le reportage : « Israël cible le chef du Hamas Mohammed Sinwar lors d'une frappe contre un hôpital à Gaza. » (X, 14/05)
Une pratique structurelle à France 2 – comme ailleurs dans les médias. Le 19 mai, lorsqu'une équipe de diplomates internationaux est ciblée par l'armée israélienne à Jénine, le 20h trouve le moyen, alors que les condamnations pleuvent de toutes parts, de faire valoir la justification de cette dernière en indiquant que « pour [elle], les diplomates auraient dévié de l'itinéraire approuvé ». Idem le 25 mai, où le 13h relaie le communiqué de l'armée après que cette dernière a pilonné des habitations civiles et tué neuf des dix enfants de la pédiatre palestinienne Alaa Al-Najjar [4]. Le bombardement de l'école Fahmi Al-Jarjaoui le 26 mai ? « Pour l'armée israélienne, l'école était aussi et avant tout un centre de commandement du Hamas et du Jihad islamique. » Une construction de l'information qui reproduit, en sous-texte, l'idée selon laquelle les victimes palestiniennes seraient de simples « dommages collatéraux ». Les Palestiniens ne sont ainsi jamais sollicités pour réagir aux discours de l'armée, là où cette dernière est en permanence mobilisée pour « nuancer » ou « contredire » les témoignages palestiniens.
On ne trouve aucune pratique similaire dans les sujets consacrés à l'Ukraine. Le 26 mai par exemple, dans un reportage consacré aux bombardements russes sur des habitations à Kiev, nulle trace de communiqué de l'armée russe, ni du moindre de ses porte-parole, mais l'interview de victimes civiles et d'un commandant d'une brigade aérienne ukrainienne.
Il faut sans doute dire qu'en pleine réorganisation, le pôle « Moyen-Orient » de France Télévisions s'est doté de professionnels de choix. En novembre 2024, succédant à l'illustre Agnès Vahramian [5] nommée quant à elle à la tête de Franceinfo, Arnauld Miguet est devenu le correspondant permanent de la rédaction de France Télévisions à Jérusalem. Un fin connaisseur de la région : depuis 2016, il officiait au sein du bureau du groupe public… à Pékin. Autre recrue du bureau ? Mael Benoliel, dont l'ancien employeur n'est autre qu'i24News [6]. Et c'est peu dire que ce dernier met du cœur à l'ouvrage, omniprésent depuis quelques mois sur les antennes de la télévision publique pour télégraphier la propagande israélienne.
Sur « Télématin » le 19 mai, il évoque « près de 700 cibles terroristes visées selon Israël ces derniers jours » à Gaza. Sur Franceinfo le 17 mai, il soutient que « le but [d'Israël est] de démanteler ce qui reste du Hamas et de libérer les otages ». La construction de nouvelles colonies en Cisjordanie ? Mael Benoliel opte pour un angle original en déclarant sur Franceinfo (30/05) que « beaucoup d'Israéliens ont été, évidemment, ravis d'apprendre que vingt-deux nouvelles implantations allaient être construites dans cette région », « oubliant » de mentionner qu'elles sont illégales au regard du droit international, condamnées par de nombreux gouvernements à travers le monde, y compris par la France. Sur la même chaîne le 15 mai, après avoir fait état des déclarations de l'ONU selon lesquelles la famine à Gaza constitue « l'une des pires crises alimentaires dans le monde », il endosse les arguments négationnistes que les autorités israéliennes distillent à l'attention de qui voudra bien les diffuser : « Pour Israël, il ne s'agit ni d'une punition collective, ni d'une violation du droit international car lors du dernier cessez-le-feu, plus de 25 000 camions remplis de nourriture, d'eau et de médicaments sont entrés dans l'enclave palestinienne et par conséquent, les stocks ont alors été largement réapprovisionnés. Il n'y a donc pour l'heure, selon l'État hébreu, aucune situation de famine à Gaza. » Et de pousser plus loin le curseur de la désinformation :
Mael Benoliel : La fondation humanitaire de Gaza, une nouvelle ONG créée par les États-Unis et soutenue par Israël [7] […] juge aussi que les déplacements temporaires de population, pour que les Gazaouis puissent recevoir cette aide, seront nécessaires pour des raisons de sécurité. Et cela tombe bien, car c'est justement ce que prévoirait le plan de conquête israélien de la bande de Gaza : regrouper l'ensemble de la population dans le sud de l'enclave dans une zone dite humanitaire afin de faciliter la distribution d'aide et de mettre à l'abri des combats la population. (Franceinfo, 15/05)
Visionnaire jamais, faussaire toujours [8].
En mettant en question des éléments sur lesquels le droit international a expressément statué, en présentant « au mieux » la propagande israélienne comme une opinion comme une autre, les médias dominants agissent tels des « fabricants de doute » et demeurent des acteurs centraux dans la fabrique de la désinformation… et du confusionnisme.
Tout au long du mois de mai, au fil des massacres perpétrés jour après jour par l'armée israélienne – lors des distributions d'aide alimentaire, de bombardements d'habitats civils, d'hôpitaux ou d'écoles restants –, les sujets sur la population de Gaza se sont bel et bien multipliés. Mais loin de constituer une réelle rupture avec « l'ordinaire » médiatique des dix-neuf derniers mois, la séquence qui s'est ouverte début mai signe plutôt le retour en force d'un biais journalistique majeur : le faux « équilibre ». Pendant des décennies avant le 7 octobre 2023, la couverture médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens a en effet reposé sur une « obsession de la symétrie » : une injonction plus ou moins explicite parmi les rédactions au traitement « neutre ». Parce que cette ligne occultait l'oppression systémique des Palestiniens, elle ne faisait qu'accompagner la loi du plus fort. Déjà, à cette époque, la prétention à « l'équilibre » constituait un ressort central de désinformation et n'avait, pour ainsi dire, aucun sens. Elle en a encore moins au beau milieu d'un génocide.
Pourtant, après avoir majoritairement reposé sur l'invisibilisation et la déshumanisation des Palestiniens au nom du soutien à Israël et de son « droit à se défendre », la couverture d'une grande partie des médias dominants s'essaye dorénavant à cette intenable « symétrie ». Comme le résume parfaitement Benjamin Duhamel face à Manuel Bompard (LFI) au terme d'un plateau consacré à la flottille humanitaire arrêtée illégalement par les autorités israéliennes : « Je répète une fois encore que toutes les questions sont posées. On a donné la parole à l'ambassadeur d'Israël en France, on vous donne la parole juste après. » (BFM-TV, 9/06) Et au téléspectateur de « trancher » ?
Pour inepte et frauduleuse qu'elle soit, cette conception du « journalisme » n'en est pas moins une ligne directrice chez BFM-TV, où en une seule et même journée, les faits les plus élémentaires peuvent côtoyer sans peine des « analyses » calquées de A à Z sur la propagande israélienne. Le 16 mai par exemple, il était possible de suivre à 17h un plateau d'information intitulé « 15 000 enfants morts à Gaza » réunissant deux porte-parole de l'Unicef et de Médecins sans frontières ; à 17h40, un reportage sur le bombardement d'un hôpital commenté dans les termes du droit international par une représentante de l'OMS ; alors qu'à 14h30, la chaîne livrait une pure séquence de désinformation. Chargée de répondre à la question « Pourquoi Israël intensifie ses bombardements à Gaza ces derniers jours ? », la reporter Clémence Dibout, envoyée spéciale de BFM-TV à Tel-Aviv, se contenait alors de régurgiter un à un des éléments rapportés « selon l'armée israélienne », « selon Israël », « affirmés par Benjamin Netanhayou » ou encore « expliqués par un porte-parole de Tsahal », que la journaliste a rencontré. Aucun recul, aucun conditionnel, aucune analyse ni même aucune nuance : Israël envahit Gaza pour « éradiquer le Hamas » ; c'est également pour « neutraliser ses membres qui sont encore sur place » qu'il bombarde l'hôpital européen de Khan Younès le même jour.
Experte en matière de faux équilibre, l'émission « C ce soir » (France 5) continue également à pratiquer ce simulacre de contradictoire, notamment en offrant une visibilité de premier plan à des acteurs dont la rédaction connaît pourtant les positions ouvertement propagandistes. « La situation humanitaire, on a tendance, je trouve, à oublier qui en est le principal responsable dans la bande de Gaza. Et jusqu'à preuve du contraire, c'est le Hamas. Ce qui ne signifie pas que dans sa riposte, Israël ne doit pas tout faire pour éviter des dommages civils, et c'est ce que l'armée s'est engagée à faire. » Directrice de l'American Jewish Committee à Paris, Anne-Sophie Sebban-Bécache tenait ces propos dans l'émission le 9 novembre 2023. Dix-neuf mois et au moins six invitations plus tard, on en est toujours au même point – bénédiction des journalistes incluse :
- Anne-Sophie Sebban-Bécache : Qui est responsable de cette situation depuis le départ ? C'est quand même le Hamas qui est le premier responsable, y compris de la situation de la population civile.
- Laure Adler : On est d'accord. On est tous d'accord.
- Anne-Sophie Sebban-Bécache : Il y a bien un rôle de l'action militaire, même si on la déteste tous, et de la même manière à Gaza. (« C ce soir », France 5, 26/05)
La surface totalement disproportionnée accordée aux discours aussi hors-sol que mensongers ne fait pas que polluer le débat public : parce que les rédactions mettent ces commentateurs sur le même plan que d'éminents chercheurs, représentants d'ONG et témoins objectifs de l'enfer de Gaza, elles cryptent tous les repères du réel, entretiennent une confusion permanente entre les faits et l'opinion, sapent les capacités de discernement et contribuent, in fine, à la désinformation ambiante. Dans une telle conjoncture, la quête d'« équilibre » est donc non seulement une abdication intellectuelle du journalisme, mais elle équivaut à une légitimation de fait de la violence génocidaire – systématiquement euphémisée – et des autorités qui la produisent – dont les responsabilités sont diluées. En dehors de (rares) titres comme Le Monde [9], nombreux sont ainsi les médias à continuer de témoigner d'une véritable complaisance à l'égard d'un gouvernement néofasciste, recourant à toutes les diversions possibles pour ne pas avoir à caractériser les crimes commis par Israël. Libération par exemple, laisse carte blanche à l'une de ses plus « grandes signatures » pour s'en faire encore pleinement et servilement le relais :
Jean Quatremer : Le conflit à Gaza s'inscrit dans la logique d'une guerre en milieu urbain où la population est délibérément exposée à l'ennemi par le Hamas pendant que les combattants se cachent dans les tunnels, exactement l'inverse de ce que font tous les pays civilisés qui veulent protéger leurs civils. […] Y a-t-il eu des crimes de guerre ou contre l'humanité commis à Gaza ? C'est d'autant plus possible que toutes les guerres en comportent, mais ce sera aux enquêtes de l'établir afin que les coupables soient jugés. En revanche, on sait d'ores et déjà que le fait pour le Hamas d'avoir torturé, violé, assassiné et enlevé des civils simplement parce que juifs est un crime de guerre et, à mon sens, un crime contre l'humanité. (Libération, 28/05)
Tout récemment, la hargne déployée par un très large spectre de l'éditocratie à l'encontre de la flottille de la liberté aura suffi à mesurer l'ampleur de la chambre d'écho dont bénéficie la propagande israélienne en France. Si de nombreuses rédactions se sont impliquées dans cette entreprise de disqualification en règle, le groupe Bolloré a bien sûr occupé une place de choix, bien décidé à maintenir, coûte que coûte, une ligne jusqu'au-boutiste totalement alignée sur l'extrême droite israélienne (et française).
Encensés en octobre 2024 par Benyamin Netanyahou lui-même, les médias Bolloré ont été dûment représentés à l'occasion du gala de la « Diaspora Defense Forces » – une organisation de propagande [10] créée sous l'égide du publicitaire Frank Tapiro – qui s'est tenu le 27 mai à Paris. Laurence Ferrari y a reçu un « prix des justes » pour son soutien à Israël, comme d'autres personnalités médiatiques [11] : Amine El Khatmi, Franz-Olivier Giesbert, « la lumière qui nous permet de mieux éclairer la vérité » (dixit Frank Tapiro), Céline Pina, « quelqu'un d'exceptionnel, […] qui met toute son énergie, toute sa passion, tout son talent au service de la vérité » (dixit Charlotte Tapiro), ou encore Gilles-William Goldnadel, lequel s'est de nouveau affirmé dans le registre suprémaciste : « Je donne pas dix jours pour que l'État pogromisé soit nazifié […]. Il ne pouvait pas en être autrement, je connais les tristes règles classiques de notre monde moderne et entre un État juif occidental blanc et des terroristes basanés, il n'y avait pas photo. »
Tous sont des visages bien connus de CNews, à l'instar du co-animateur de la soirée Olivier Benkemoun, qui y présente l'émission « Le meilleur de l'info ». Ce dernier a pour sa part fait ovationner Olivier Rafowicz, parrain du gala, présenté comme « la voix de Tsahal pour les pays francophones » et salué pour être « intervenu à peu près 1 200 fois dans tous les médias ». Barbara Lefebvre, l'une des chroniqueuses phare des « Grandes Gueules » (RMC) et « référence histoire de DDF », selon les mots d'Olivier Benkemoun, était également à compter parmi les convives. Et non des moindres, puisqu'on lui doit notamment l'animation d'un quiz s'amusant du génocide au cours : « Depuis le début de la guerre, si 55 000 personnes sont mortes à Gaza dont 50% de civils, ça fait 10,4% de civils gazaouis qui sont morts ? 24,6% ? 1,3% ? [Ou] 5,2 ?% […] Allez ! On va bientôt connaître le gagnant ou la gagnante ! »
À l'œuvre depuis maintenant dix-neuf mois, cette ligne pro-israélienne des médias Bolloré décline sa désinformation sur tous les tons… et tous les supports. Tout au long du mois de mai, si la rédaction du JDD s'est illustrée par une invisibilisation des massacres à Gaza, elle a fait paraître un court article sur la « stratégie » israélienne et le sort de Benyamin Netanyahou, « seul face au piège de Gaza » (25/05). Plus loquace, CNews déroule régulièrement son tapis rouge à Olivier Rafowicz – présent le 6 mai auprès de Laurence Ferrari, mais aussi les 27 et 28, dans d'autres émissions –, dont les interventions ne dépareillent pas avec celles des chroniqueurs. L'Union européenne songe-t-elle à réviser son accord d'association avec Israël ? Gilles-William Goldnadel n'en revient pas : « Le ratio de l'armée israélienne n'est pas meilleur ou n'est pas pire en matière de civils atteints que lorsque les pays alliés s'en prenaient à Daesh. Mais il s'agit de l'État juif… » (CNews, 20/05) Le vainqueur de l'Eurovision en appelle-t-il à l'exclusion d'Israël de l'édition 2026 du concours ? Paul Sugy, journaliste au Figaro, compare cela à l'assassinat de deux diplomates israéliens à Washington : « Demander l'éviction d'un pays d'un concours de musique, c'est toujours moins grave que de tuer deux de ses ressortissants dans la rue, mais on voit bien qu'il y a une continuité maintenant, évidente, dans cette logique d'élimination d'Israël, partout. […] On voit bien qu'Israël a un traitement de défaveur qui en fait effectivement un pays martyr dans le monde entier. » (CNews, 23/05) Même propagande sur Europe 1. Le ministre français des Affaires étrangères qualifie-t-il Gaza de « mouroir, pour ne pas dire un cimetière » à l'antenne de France Inter ? Déchaînement sur la station concurrente, où le journaliste Vincent Hervouët – responsable de l'édito international au JDD – tance « un gouvernement dont la position sur Israël est maintenant applaudie par le Hamas. Un gouvernement qui partage la position des égorgeurs sur le droit international. » (Europe 1, 21/05) Et quand ils ne sévissent pas sur les canaux de la haine, les agitateurs déploient leurs forces sur les réseaux sociaux. Sur X (1/06), Céline Pina nous apprend par exemple que les « les pro-Hamas » « se sont infiltrés partout : AFP, ONG, ONU… », les secondes demeurant sa cible de choix – « les ONG ont toujours menti sur Gaza » –, tout particulièrement l'UNRWA, qualifiée de « faux nez de l'organisation jihadiste »…
Tenants d'une ligne qui, hier encore, correspondait en tout point au discours médiatique dominant, les médias Bolloré demeurent la vitrine de premier plan de la propagande israélienne. Comme on a pu le voir, ils sont néanmoins (très) loin d'en avoir le monopole. L'inclination à défendre l'État d'Israël en toute circonstance est également particulièrement visible chez Marianne, où règne désormais l'ancienne journaliste de Libération Ève Szeftel, nommée en janvier 2025 à la direction de la rédaction par Denis Olivennes – président du conseil de surveillance de CMI France et actionnaire de l'hebdomadaire. Début juin, La Lettre (4/06) rapportait que « la Société des rédacteurs [du journal avait] reçu plusieurs remontées internes s'alarmant d'un virage dans le traitement du conflit israélo-palestinien » [12], dont le journaliste Quentin Müller donnait un aperçu en annonçant son départ de l'hebdomadaire un mois plus tôt : « Il m'a été reproché, devant témoins, un "tropisme anti-israélien", de "trop couvrir la campagne israélienne au Moyen-Orient" dans mes sujets. Il m'a été dit qu'il faudrait, à l'avenir, intégrer deux impondérables : "Israël est une démocratie et il n'y a pas de génocide à Gaza". » (X, 15/04).
Autant de directives qui ont largement transparu dans les pages de Marianne tout au long du mois de mai. Le 7, outre une brève d'intérêt sur le fait que « Netanyahou a peur pour sa sécurité », la rédaction publie une « enquête » de l'illustre Nora Bussigny (Le Point, Franc-Tireur) – « La France, sponsor d'ONG proches du Hamas » –, relayant les initiatives de la députée macroniste Caroline Yadan à l'Assemblée nationale pour mieux dénoncer « les outrances de la rapporteuse spéciale de l'ONU pour les territoires palestiniens », Francesca Albanese… Réduite à peau de chagrin, « l'analyse » de « l'opération israélienne baptisée "Chariots de Gédéon" » est déléguée le 15 mai à un « militaire au sein de Tsahal » dont Marianne synthétise élégamment le point de vue – « Israël ne sait plus faire la guerre » [13] – et dans l'édition du 22 mai, brièvement commentée comme une « fuite en avant » à travers l'interview d'un essayiste du quotidien Times of Israël. La couverture de la situation humanitaire à Gaza ? Deux paragraphes dans le journal du 15 mai, recueillant le témoignage d'une journaliste palestinienne. Quant à Ève Szeftel, lorsqu'elle ne s'emploie pas à débusquer les « mensonge[s] grossier[s] » de l'AFP coupable de ne pas avoir « pri[s] en considération » la propagande israélienne (28/05) [14], elle publie des éditos qui témoignent d'un sens très particulier des réalités. Le génocide à Gaza ? Un « conflit entre deux belligérants dans lequel les civils sont pris au piège ». La libération de la Palestine ? Un « projet d'épuration ethnique de la population juive devenu un slogan branché et une raison de tuer » [15]. Qu'on se le dise…
Du reste, Marianne n'est pas le seul hebdomadaire à faire relativement peu de cas de Gaza : depuis qu'Israël a brutalement rompu le « cessez-le-feu » le 16 mars et jusqu'à la fin mai, en dehors de L'Obs (15/05), aucun des sept autres principaux hebdomadaires généralistes [16] n'a jugé utile de consacrer la moindre Une à la population palestinienne. Les questions internationales sont pourtant loin d'être reléguées au second plan, par exemple à L'Express qui, à la même période, leur consacre plus de la moitié de ses gros titres [17].
Difficile de conclure ce panorama sans évoquer le cas du Parisien, dont Acrimed a suivi à la loupe la couverture depuis le 7 octobre 2023. Ayant assumé une ligne de soutien inconditionnel à l'égard de l'État d'Israël, le quotidien ne ménage que très relativement son positionnement. Le 20 mai, au sein d'une double page uniquement consacrée aux otages israéliens, le directeur adjoint de la rédaction Olivier Auguste décrète ainsi par voie d'éditorial que « Benyamin Netanyahou a ses raisons de continuer, encore et encore, son offensive à Gaza. Les plus solides : comment les Israéliens pourraient-ils supporter l'idée de vivre à côté de l'organisation terroriste, dans l'angoisse d'une nouvelle attaque […] ? » Avant de toutefois lui adresser une requête : « Parfois, la raison commande de montrer que l'on a du cœur. Netanyahou en a-t-il encore conscience ? » Il en va là de la seule « inflexion » perceptible au sein du Parisien. En cause ? Les « fractures de la société israélienne », qui inquiètent particulièrement la direction et donnent donc naturellement le gros titre des quatre pages spéciales dans le numéro du 28 mai : « Les tourments d'un pays devenu paria ». Au menu ? « La rancœur des Français d'Israël » ; l'histoire d'un couple israélien qui « s'install[e] en Europe pour "faire un break" » ; un reportage d'une complaisance inouïe sur les juifs israéliens ultraorthodoxes qui, selon le témoignage mis en exergue par Le Parisien, « ne sont jamais violents » même si « leurs soutiens peuvent l'être » ; le portrait de « Moshe, la solitude d'un rêveur de paix », père et grand-père d'otages israéliens. Et en queue de peloton, un court article de témoignage titré « Palestiniens. "Je ne veux pas perdre un autre enfant" ».
Coordinateur de ce dossier, Robin Korda relève bien qu'une large majorité d'Israéliens « soutiendraient l'expulsion forcée des Palestiniens de Gaza ». Mais les appels génocidaires qu'il recueille lui-même – « Aujourd'hui, même mon père dit qu'il faut tous les tuer » – sont commentés avec un relativisme qui en dit long : « Une partie de l'âme d'une nation s'est évanouie le 7 octobre 2023. Le pays, incontestablement, s'est durci. L'instinct de survie a d'abord parlé. L'usure de voir partir ses enfants combattre pour une guerre qu'ils n'ont pas voulue a fait le reste. » Las… Au mois de mai, les (deux) couvertures du quotidien sur la situation au Proche-Orient continuent d'être à l'image de ce tropisme pro-israélien, inflexible au sein de la rédaction.
Si certains commentateurs ont fait état d'une « évolution » du traitement médiatique au mois de mai, la recrudescence d'images et de témoignages en provenance de Gaza peine à masquer son invariant : une reprise massive de la propagande israélienne, légitimée ou explicitement soutenue par les grands médias. Faux « équilibre », confusionnisme, désinformation… : le naufrage continue, les pratiques journalistiques les plus délétères demeurant solidement ancrées au sein des rédactions. En témoigne d'ailleurs la couverture de l'agression de l'État d'Israël contre l'Iran, le 13 juin, où les réflexes médiatiques ont été instantanément réactivés, notamment à travers la reprise du lexique des « frappes préventives » pour qualifier les bombardements des autorités israéliennes, dédouanées par les experts médiatiques les plus en vue : « Sur le dossier iranien, […] le gouvernement israélien est à peu près dans le droit international et son offensive relève d'une véritable logique. » (Frédéric Encel, BFM-TV/RMC, 16/06) « À peu près »…
Pauline Perrenot et Célia Ch
[1] Lire « La France s'apprête à livrer des équipements pour mitrailleuses vers Israël » et « Fos-sur-mer : des tubes de canons doivent aussi être expédiés vers Israël », Disclose, 4/06 et 5/06. Voir également le fil de Camille Stineau sur X (12/06) et « Livraison d'armes à Israël : la France ment, et nous avons les preuves », L'Humanité, 11/06.
[2] Après une couverture sur le « cessez-le-feu » figurant uniquement des proches d'otages israéliens (16/01) et une deuxième titrée « Fin du cauchemar pour trois otages » (20/01).
[3] Pour un traitement différent de cette affaire, voir par exemple ce sujet de France 24 (16/05). Notons que malgré un « débunkage » de qualité, la chaîne ne parle pas de propagande mais d'une armée israélienne qui « s'embrouille dans sa communication » ou « se trompe d'image »…
[4] Lire « À Gaza, une pédiatre palestinienne perd neuf de ses dix enfants dans le bombardement de sa maison », Le Monde, 25/05.
[5] À propos de ses pratiques, lire notre entretien avec Johann Soufi ou encore cette enquête de L'Informé (9/09/2024).
[6] On se rappelle notamment les passages de Mael Benoliel sur BFM-TV ou RMC dans les jours ayant suivi le 7 octobre 2023 où, depuis Kfar Aza, il témoignait d'« enfants décapités ». Voir « Sur les "40 bébés décapités" de Kfar Aza », Arrêt sur images, 11/10/23. Comme le soulignait Libération (11/12/2023), si le kibboutz fut l'un des « plus durement touchés (plus de 50 personnes y ont été massacrées), […] aucun jeune enfant n'est listé parmi les victimes. »
[7] D'emblée condamnée par nombre d'ONG et de hauts responsables de l'ONU, ce qu'omet de préciser le journaliste. Voir « À Gaza, la distribution de l'aide humanitaire tourne au carnage », ONU, 2/06 et « Gaza : les attaques près des centres d'aide pourraient constituer un "crime de guerre", selon l'ONU », ONU, 3/06.
[8] Lire à ce sujet le dernier billet de Rami Abou Jamous sur Orient XXI, « "Obeida est mort. Il avait 18 ans" » (17/06).
[9] Voir par exemple l'édito (très tardif) du 22 mai dernier, dans lequel le quotidien critique l'impunité dont bénéficie l'État d'Israël, inédit dans sa capacité à dire la réalité des crimes commis par l'armée israélienne. Un édito qui intervient après la désolidarisation de l'Union Européenne – information qui fait la Une de l'édition du même jour…
[10] Mises en ligne sur le site de l'organisation notamment, des « antisèches contre les anti-juifs », alternant entre le négationnisme – de la Nakba, de la colonisation israélienne, etc. – et la défense de crimes contre l'humanité. Des journalistes sont régulièrement présents lors de leurs événements : Nora Bussigny par exemple (Le Point, Franc-Tireur, Marianne…) le 28 février 2025, ou encore le directeur du Point, Étienne Gernelle un mois plus tôt (24/01/2025).
[11] Lire « Gala de la Diaspora Defense Forces : 3h20 de propagande israélienne », Arrêt sur images, 10/06.
[12] Lire aussi « Tensions à "Marianne" autour du traitement d'Israël et Gaza », Arrêt sur images, 17/06 et « Tensions sur la ligne à Marianne », Blast, 17/06.
[13] Au sein de la (mal nommée) rubrique « Marianne Décrypte » du journal, où sont accolés deux autres témoignages : celui de la mère d'un Israélien tué le 7 octobre 2023 et celui d'une journaliste palestinienne faisant état en deux paragraphes des conditions de (non) vie à Gaza.
[14] Un édito intitulé « Tirs israéliens : quand l'AFP se trompe de cible », Marianne, 28/05.
[15] Ève Szeftel, « "Free Palestine", du slogan branché au permis de tuer », Marianne, 28/05.
[16] Le Point ; La Tribune dimanche ; Marianne ; Le JDD ; Paris Match ; Challenges ; L'Express.
[17] Sur les onze couvertures de L'Express parues après le 16 mars, deux portent sur Vladimir Poutine et le Kremlin, une sur la « crise mondiale » figurant Donald Trump, une autre sur « le grand choc » entre la Chine et les États-Unis, une sur les « nouvelles menaces vues par la CIA » et une dernière sur les relations entre la France et l'Algérie.