15.11.2024 à 07:32
Pauline Todesco
Comment un désastre humain et écologique tel que la contamination des sols antillais par l’usage du chlordécone a-t-il pu se produire en toute impunité depuis les années 1970 ?
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Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS et président de l’Observatoire Terre-Monde, expose aujourd’hui la cause fondamentale de ce scandale : l’habiter colonial de la Terre, face auquel il est impératif de développer de nouvelles façons de relationner avec le vivant, dans une perspective décoloniale.
En explorant l’entremêlement des causes politiques, agro-économiques, sociales, législatives et scientifiques qui sont à l’origine de cette catastrophe sociale et environnementale, et en racontant les révoltes des premiers·ères impactés·es, l’ouvrage «S’aimer la Terre» (ed. du Seuil) impose un constat sans appel : l’écologie doit être décoloniale, sinon rien.
Le chlordécone est une molécule de synthèse qui a été utilisée dans les bananeraies antillaises pendant 20 ans ou plus, ayant entraîné une contamination des écosystèmes pour plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles, et des Antillais eux-mêmes. Selon Malcom Ferdinand, on estime que «plus de 90 % des Antillais ont du chlordécone dans leur sang (…) cela crée ou augmente les chances de survenue d’un ensemble de pathologies dont le cancer de la prostate, et des retards de développement cognitif moteur et visuel des enfants.»
Les premières plaintes des associations environnementales guadeloupéennes remontent à 2006, rejointes en 2007 par des plantations martiniquaises. Au bout de 17 ans d’instruction, les juges rendent une ordonnance de non-lieu le le 5 janvier 2023. Ordonnance qui reconnaît une contamination grave au chlordécone, mais n’attribuant «aucune faute à quelconque personne du point de vue de la loi pénale.» Les associations ont donc fait appel, et attendent aujourd’hui le verdict de la Cour d’appel. Comme des centaines de personnes, Malcom Ferdinand est partie civile dans cette affaire.
L’ouvrage S’aimer la terre explore deux thématiques, explique son auteur : la façon dont on a «légitimé, justifier le fait de répandre autant de toxiques sur une terre, et comment a t-on légalisé, encouragé l’exposition des Antillais à un environnement pollué ?» Pour le chercheur, nous trouvons au cœur de cette affaire, une pratique et un habitat colonial.
Malcom Ferdinand commence à présenter le récit officiel du chlordécone : il y aurait eu «une situation idéale» qui aurait préexisté avant 1972, puis «surgit le problème du charançon» entraînant «la nécessité d’utiliser un produit toxique, en 1972» avant d’être arrêté en 1973.
Le produit a été utilisé sur des monocultures bananières d’exportation. Le chercheur s’est alors demandé comment en est-on venu à cette transformation du paysage, et est remonté au début du XXe siècle. Pour redonner une meilleure image du «soi métropolitain», les autorités françaises ont procédé à une «colonisation agricole» associée à une «entreprise scientifique.» Ferdinand décrit cette «science coloniale» ainsi : «il s’agissait de déterminer les meilleures façons de produire, les meilleurs rendements possibles, les meilleures denrées possibles qui pouvaient être développées dans les colonies» afin de valoriser à la fois l’économie et la «symbolique nationale», «le soi collectif national.»
Ce récit du chlordécone vient renforcer le capitalisme bananier, c’est-à-dire que «ces terres ont été destinées et le sont encore, non pas au fait de pourvoir aux besoins du peuple entier mais d’approvisionner, d’enrichir quelques actionnaires et de pourvoir un imaginaire colonial qui va alimenter les marchés métropolitains» explique Ferdinand.
La contamination chlordécone est non seulement le fait d’une molécule toxique, mais surtout le résultat d’un ensemble de relations qui de relations à la terre, de relations administratives de l’Etat français envers les Antilles, de relations scientifiques, agronomiques, économiques, foncières qui participent de ce que j’ai appelé l’habiter colonial.
Malcom Ferdinand
Ce que le chercheur appelle «l’habiter colonial», un habiter «violent et patriarcal» ne s’embarrasse pas de la mise en esclavage, et de l’exploitation de la main d’œuvre et surtout, ne s’est pas arrêtée à l’abolition de l’esclavage en 1848. En ce sens, selon Ferdinand, «le chlordécone est un traceur de l’habiter colonial, une marque de stabilité qui continue encore aujourd’hui.»
Un autre mensonge du récit du chlordécone : l’idée que «l’on ne savait pas», mensonge «perpétré par les responsables de la filière agricole de bananes, «détenue en majeure partie par des personnes qui sont issues d’un groupe social racial qu’on appelle les blancs créoles ou les békés.» Preuve en est, en 1969, la commission des toxiques affirme que le chlordécone, ressemblant d’un peu trop près au DDT, un pesticide accusé d’être cancérigène par des chercheurs américains, interdit son utilisation. Entre 1969 et 1972, comment un produit interdit peut-il être utilisé ?
Ferdinand explique que cette pratique d’autoriser «beaucoup plus de toxiques dans ces terres que dans le reste de l’hexagone» est «structurelle.» Le chlordécone n’est d’ailleurs pas un singulier, mais représente au contraire l’ensemble des toxiques.
L’idée selon laquelle personne n’était conscient du danger du chlordécone est d’autant plus fallacieuse qu’en 1975, 3 ans après l’autorisation aux Antilles, l’usine de production du pesticide aux Etats-Unis est fermée. En cause : «les ouvriers de l’usine avaient développé des pathologies, des pertes de poids, des tremblements, le syndrome du Kepone ( le nom commercial du produit)» raconte Ferdinand, avant d’ajouter que les rejets étaient tellement toxiques «que ça avait dégommé la station d’épuration des eaux.»
Pourquoi ces violences ne font-elles pas l’objet de poursuites, ou se soldent par des non-lieux ? Selon Ferdinand, la réponse tient dans une lecture très légaliste de la loi pénale française : d’une part, la loi française n’est pas rétroactive et ces crimes n’existaient pas en 1994, d’autre part, la question de la prescription. Or le fait que ces crimes soient pensés comme anciens pose problème.
Ferdinand rappelle la fonction sociétale majeure de la justice : «elle permet de raconter un récit, de faire la vérité sur une histoire mais aussi de se confronter à un sujet», de le traiter et de le dépasser.
On est dans une situation qui est complètement hallucinante, où des personnes responsables sont clairement identifiées (…) Les terres sont polluées aujourd’hui, les Antillais sont pollués aujourd’hui sont contaminés aujourd’hui. Mais on a des juges qui nous disent que le crime est passé. Cela crée une forme d’insulte à nous intelligence. Il y a prescription pour un crime qui est en cours aujourd’hui.
Malcom Ferdinand
Cette vision de «l’agir pesticide» comme passé devient le «prolongement du sentiment d’un mépris colonial», générant «une perte de confiance» des Antilles vis-à-vis de l’Etat français, déclare Ferdinand. Plaidant pour «une justice décoloniale», le chercheur dénonce la délocalisation de l’affaire à Paris, «ne permet pas aux Antillais de participer aux discussions débats concernant leur propre demande de justice.»
En 1972 donc, le chlordécone est autorisé aux Antilles. En 1974, il y a la plus grande grève agricole des ouvriers martiniquais. Ces ouvriers avaient une expérience «intime, empirique» du danger du chlordécone, et ont exigé d’arrêter d’utiliser ce produit dans le cadre de leur travail.
Le résultat de cette grève a été la répression par les gendarmes, et la mise à mort de plusieurs personnes, dont des ouvriers agricoles (…) On a un Etat français de mèche avec des propriétaires békés qui détiennent les plantations, et qui exerce ce pouvoir de mise à mort à des ouvriers (…) Quand des ouvriers demandent la dignité (…) des droits sociaux et des droits du travail, on leur répond par la balle.
Malcom Ferdinand
Ces répressions sanglantes sont des pratiques présentes tout au long du XXe siècle, répression sanglante est l’une des clés de compréhension de la domination coloniale aux Antilles. Selon Ferdinand, c’est pour cette raison que l’on peut affirmer que «le chlordécone est aussi l’affaire d’un crime raciste.»
On ne peut pas dissocier cette exposition toxique des Antilles d’un millefeuille de plateaux qui, historiquement et structurellement, participe à la déshumanisation des Antillais.
Malcom Ferdinand
la conception de la science est basé sur un rapport de supériorité et ce n’est pas extérieur mais ça participe à cette domination
L’approche techniciste consiste à penser : «le chlordécone, c’est l’histoire d’une molécule qui serait très mauvaise, très méchante et qui contamine.» Selon Ferdinand, le danger de cette perspective est de penser qu’il s’agit seulement d’une affaire de molécules, dont il s’agirait de se débarrasser pour tout régler. Or, cette vision ignore les «rapports sociaux de domination entre propriétaires et ouvriers», et «les rapports non démocratiques entre l’Etat français et l’administration du territoire», qui eux restent problématiques.
Si l’Etat français est responsable de l’administration du chlordécone aux Antilles, c’est aussi d’après Ferdinand, celui qui propose «l’une des réponses les plus fortes, après les Etats-Unis.» Ferdinand développe ensuite ce qu’il nomme «la production d’ignorance» : le fait qu’il ait fallu des années pour que des recherches soient lancées sur les conséquences de l’utilisation du chlordécone. En d’autres termes, «circulez, il n’y a rien à voir» résume le chercheur.
On produit de l’ignorance, c’est-à -dire qu’on cache aux Antillais la connaissance de leur propre situation de contamination.
Malcom Ferdinand
Les Antillais ne sont pas exposés qu’au chlordécone, mais aussi à toutes sortes de pesticides, insecticides, fongicides, herbicides. Le mélange de ces toxiques dans l’environnement produit ce que l’on appelle «l’effet cocktail.» Selon Ferdinand, la colonialité de la science s’exprime également dans la non-observation de ce phénomène. Si le chlordécone est bien une molécule dangereuse, elle «ne peut donc pas être réduite uniquement à cette dimension matérielle» déclare Ferdinand. Le chercheur insiste sur la dimension symbolique de «cette molécule qui est intimement associée à un crime. Et pas n’importe quel crime, un crime colonial.»
Ferdinand décrit les Békés comme «un groupe de créoles blancs, constitué à partir de la colonisation française des Antilles, s’étant maintenu au fil des siècles avec une forme de solidarité raciale blanche et des pratiques endogamiques.» Le chercheur qualifie ces groupes de «patriarcaux», seuls les hommes blancs ayant eu accès à la propriété foncière, transmise comme patrimoine de génération en génération.
La question de la solidarité raciale blanche pose celle de la blanchité, intrinsèquement liée à l’histoire du chlordécone. La blanchité est une «construction socio-raciale qui permet de placer certains, certaines au dessus ou en haut d’une échelle raciale qui place le noir tout en bas» expose Ferdinand.
L’une des forces de ce groupe, explique Ferdinand, «est de nouer sous couvert de blanchité un ensemble de rapports privilégiés avec l’État français», avant de préciser qu’aux Antilles, les gouverneurs comme les préfets sont dans la majeure partie des personnes blanches. Selon le chercheur, il est grand temps que la France, y compris «une gauche bien pensante» réalise que la colonisation ne s’est pas arrêtée aux indépendances des peuples et à l’abolition de l’esclavage.
«Le chlordécone a été utilisé pour produire la banane (…) Or la production de bananes a été consommée majoritairement ici en Hexagone et dans le reste de l’Europe» lâche Ferdinand. Dans son livre, le chercheur interpelle les habitants de la France hexagonale : «vous avez voulu donner des bananes à vos enfants (…) mais la possibilité de ce geste était adossée sur une déshumanisation des enfants et des ouvriers et ouvrières agricoles» générée à travers ces violences, ces condamnations, ces crimes.
Les travaux de Ferdinand l’amènent à considérer ce fruit comme l’objet d’un «imaginaire raciste colonial qui perpétue une identité française : être français, c’est être au-dessus de l’ensemble du reste du peuple de la terre.» D’après lui, cette symbolique est toujours présente dans les publicités contemporaines de cette même filière, qui maintiennent «cet imaginaire raciste sous couvert de greenwashing.»
Il est possible d’avoir une identité, y compris une identité nationale, y compris collective, qui ne repose pas sur la déshumanisation de l’autre.
Malcom Ferdinand
Revendiquant plus que jamais «une politique d’amour de la terre», Ferdinand alerte sur la tentation d’abandon de la terre «dont on nous raconte à longueur de journée qu’elle est contaminée.» Le chercheur le rappelle : «Le propre de la colonisation est de séparer les peuples autochtones de leurs terres.» C’est pourquoi il propose dans S’aimer la terre, de «ne plus se demander jusqu’à quel point je peux dépolluer ou désintoxiquer ces terres, et du coup désintoxiquer mon corps, mais comment puis je proposer un rapport qui me rapproche encore plus de cette terre, quand bien même il y aurait eu certains, certains toxiques?»
Le chlordécone est une molécule de synthèse qui a été utilisée dans les bananeraies antillaises pendant 20 ans ou plus, ayant entraîné une contamination des écosystèmes pour plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles, et des Antillais eux-mêmes. Selon Malcom Ferdinand, on estime que «plus de 90 % des Antillais ont du chlordécone dans leur sang (…) cela crée ou augmente les chances de survenue d’un ensemble de pathologies dont le cancer de la prostate, et des retards de développement cognitif moteur et visuel des enfants.»
L’ouvrage S’aimer la terre explore deux thématiques, explique son auteur : la façon dont on a «légitimé, justifier le fait de répandre autant de toxiques sur une terre, et comment a t-on légalisé, encouragé l’exposition des Antillais à un environnement pollué ?» Pour le chercheur, nous trouvons au cœur de cette affaire, une pratique et un habitat colonial.
La contamination chlordécone est non seulement le fait d’une molécule toxique, mais surtout le résultat d’un ensemble de relations qui de relations à la terre, de relations administratives de l’Etat français envers les Antilles, de relations scientifiques, agronomiques, économiques, foncières qui participent de ce que j’ai appelé l’habiter colonial.
Ferdinand décrit les Békés comme «un groupe de créoles blancs, constitué à partir de la colonisation française des Antilles, s’étant maintenu au fil des siècles avec une forme de solidarité raciale blanche et des pratiques endogamiques.» Le chercheur qualifie ces groupes de «patriarcaux», seuls les hommes blancs ayant eu accès à la propriété foncière, transmise comme patrimoine de génération en génération.
L’approche techniciste consiste à penser : «le chlordécone, c’est l’histoire d’une molécule qui serait très mauvaise, très méchante et qui contamine.» Selon Ferdinand, le danger de cette perspective est de penser qu’il s’agit seulement d’une affaire de molécules, dont il s’agirait de se débarrasser pour tout régler. Or, cette vision ignore les «rapports sociaux de domination entre propriétaires et ouvriers», et «les rapports non démocratiques entre l’Etat français et l’administration du territoire», qui eux restent problématiques.
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13.11.2024 à 11:40
Tommy Corvellec
Trois périodes différentes, mais à chaque fois, des cahiers de Doléances. Des lignes et des lignes d’espoirs comme de colères, d’idées, de bouts de vie aussi. Pour ce nouvel épisode du Passé faisons table basse, Mathilde Larrère convoque trois connaisseurs de ces cahiers, chacun dans leur époque.
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Pour en parler, Guillaume Mazeau, historien de la Révolution française, Michel Pigenet, historien des mouvements sociaux, auteur d’un livre passionnant sur les États généraux de 1945, et Hélène Desplanques, autrice et réalisatrice d’un documentaire nécessaire sur les cahiers de 2019: Les Doléances. À travers, tous trois racontent les aspirations du corps social.
Quelle que soit l’année, ces cahiers ont tous été rédigés dans un contexte de crise longue, systémique. En 1789, comme le rappelle Guillaume Mazeau, le roi, contesté, convoque les États généraux. Le Tiers États, le clergé et la noblesse se réunissent et rédigent des Doléances.
C’est un moment de crise où le roi redore son blason en prenant conseil, mais admet la difficulté. C’est à double tranchant. Personne ne sait qu’il y aura une révolution, mais tout le monde sait que la crise sera très forte.
Guillaume Mazeau
En 1945, selon Michel Pigenet, c’est le besoin d’une nouvelle république qui fait la différence. Des comités locaux, sous la coupe du Conseil national de la Résistance, se réunissent en États généraux, avec là aussi la rédaction de cahiers de Doléances.
Pour Hélène Desplanques, ces cahiers ont pénétré l’imaginaire français: « On voit que les symboles perdurent. » Puisque c’est ici que la démocratie se construisait, les premiers cahiers de 2019 sont nés sur les ronds-points. Des maires ruraux ont très vite suivi: citoyens et citoyennes sont invité-es à déposer leurs doléances en mairie. L’expérience prend. Quelques jours après, poursuit la réalisatrice, « Macron va lancer le grand débat national ».
Guillaume Mazeau revient aux origines de ce patrimoine, qu’il n’idéalise pas. En 1789, les doléances s’attachent d’ailleurs à la préservation des privilèges, souvenir d’une prétendue stabilité passée dans une société à la dérive. Les cahiers de 1945 ne sont pas non plus le reflet d’une liberté totale. Michel Pigenet le précise: « Ils vont prendre le programme du CNR pour orienter les discussions ».
Ce qui se révèle de manière assez nette, c’est que ce sont de grands moments d’expression, de forte émotion et de conflictualité très forte. Ça bouge, ça discute, ça combat. On considère que, sur les hommes qui étaient convocables, il y en a un sur deux, dans le royaume de France, à s’être exprimé.
Guillaume Mazeau
Quand Hélène Desplanques se lance dans l’étude des cahiers de 2019, elle fait un constat: « Il y a beaucoup d’espérance, mais aussi la conscience que ça ne va pas être lu ni diffusé ». Si l’initiative part de l’Élysée, l’appropriation sur le terrain est massive. Ils portent tous types de noms, tous types de formes. Chacun se débrouille. Pour la connaisseuse, « le seul truc commun, c’est le tampon de la mairie à la fin ».
« Un truc intéressant, c’est qu’à aucun moment le chef de l’exécutif, Emmanuel Macron, ne parle de doléances. Quand il ouvre le grand débat national, il dit que l’on va parler de cahiers de «droits et de devoirs», parce que: «on n’est plus sous l’Ancien régime et je ne suis pas monarque».
Hélène Desplanques
Cinq ans après, le compte-rendu des cahiers se fait attendre. Avec d’autres, Hélène Desplanques souhaite rendre les cahiers publics. Dans les faits, ils ne sont pas sous verrous. Mais en l’absence de communication du gouvernement sur leur accessibilité, rares sont ceux qui savent et font la démarche d’aller les trouver. Souvent, elle est la seule. Il y avait pourtant une promesse faite par le gouvernement, celle de les numériser pour les publier en accès libre. Mais puisque personne ne les réclame, ils se font oublier.
Ce qui est assez tragique dans cette série de consultations, c’est que c’est une chose de se dire que ces paroles vont être tordues, manipulées. Mais c’en est une autre de se dire qu’elles ne vont tout simplement pas être restituées. C’est presque pire que de ne pas consulter la population.
Guillaume Mazeau
« Ce qui rassemble dans les cahiers de Doléances, c’est qu’on est au-delà de la politique partisane », témoigne Hélène Desplanques. Le souvenir des cahiers des gilets jaunes n’est pas encore mort. Avec une vingtaine de groupes locaux, elle a entrepris à l’échelle départementale d’aller consulter les archives pour commencer leur numérisation : « On va arrêter d’attendre que l’État le fasse. Faisons-le nous-mêmes ».
Sur la forme, les cahiers de Doléances sont divers. Ils sont longs, courts, rédigés ou sous forme de listes. Ils retranscrivent des idées, des plaintes, des espoirs, des cris ou des témoignages en tous genres. Sur le fond, tous ont pour objet des revendications ou des plaintes à l’attention d’un-e dirigeant-e ou d’une institution.
Un imprévu au planning. Le jour prévu par l’Élysée pour la prise de parole d’Emmanuel Macron au sujet des cahiers de Doléances et du grand débat national, Notre-Dame de Paris s’est enflammée. Cinq ans après, en l’absence de réponse, des collectifs demandent la mise en ligne en accès libre des cahiers.
Guillaume Mazeau s’attache à montrer que lors de la révolution de 1789, les cahiers de Doléances n’étaient pas révolutionnaires. À l’inverse, nombre de contributions montrent un désir de retour aux privilèges d’antan. Au-delà de la noblesse, certains corps de métiers bénéficiaient encore d’avantages propres à leurs professions. Dans un contexte de crise durable, ce retour en arrière était perçu comme salutaire.
Emmanuel Macron, lorsqu’il les annonce, refuse le terme de cahiers de Doléances. Lui parle de « cahiers de droits et de devoirs », pour les dissocier de ceux, connotés, de 1789. À gauche aussi, certains tentent de s’en distinguer. Michel Pigenet rappelle des réticences de communistes : ils préfèreraient ‘cahier de vœux’, parce qu’il faut se projeter, il ne faut pas juste consigner ce qui ne va pas. Le mot de ‘doléances’ est associé à la plainte. Il relègue le peuple dans une position de demandeur, qui ne sait pas agir.
Résistance reconnaît la légitimité du gouvernement provisoire, qui l’a lui renié, n’ayant plus d’utilité. Fort d’un soutien populaire, le CNR a des revendications et entend peser sur les décisions politiques. Des élections ne pouvant pas avoir lieu dans l’immédiat, la convocation des États généraux, avec la rédaction de cahiers de Doléances doivent jouer leur rôle démocratique.
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11.11.2024 à 23:45
Shumona Sinha
Le capitalisme ultra-libéral a ses réseaux tentaculaires à travers la planète, les multimilliardaires et les multinationales agissent, établissent leurs pactes, en négociant avec les chefs d’Etat autoritaires, ultra-religieux : le combat contre l'extrême-droite aussi devrait être sans frontières.
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Il faut en finir avec l’exotisation des intellectuel·les du Sud et lire leurs textes en déplaçant constamment le lieu de discours. Il serait donc très intéressant de lire ce livre de Gayatri Chakraborty Spivak, Romila Thapar – deux éminences intellectuelles de gauche, connues mondialement – pour contrebalancer la propagande fasciste et l’hégémonie culturelle hindouiste de Modi, son parti et sa milice.
Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, deux éminences intellectuelles, indiennes de naissance et internationalistes par conviction, l’une théoricienne littéraire et l’autre historienne, toutes deux marxistes, féministes, avant-gardistes, ont décidé de dialoguer sur le vaste sujet qu’est l’Inde. Le livre est la retranscription de leur conversation qui a eu lieu « le 14 août 2017 à Calcutta dans le cadre du cycle de conférences « History for Peace » organisé par The Seagull Foundation for the Arts. » Et il est beau ce livre, dans tous les sens du terme. Évidemment, pas question de nous priver du premier sens du « beau » et du plaisir qu’il éveille. Avec sa couverture de feuillage couleur vert sauge imprimé sur la douce peau crème du papier, « illustration d’une composition de William Morris sur une carte MetsäBoard 195 g. », sa « police de caractères créée par Ed Benguiat, imprimé sur un papier Munken Print Crème 80g » et sa taille frêle de 90 pages à peine, l’apparence est aussi délicate que la substance, l’intention même du projet.
D’emblée, le duo d’amies érudites nous prévient qu’il s’agit là de saisir une idée de l’Inde, ou une ouverture sur les idées de l’Inde, d’où naîtra le sentiment de l’Inde. Parce que, aussi farfelu que cela puisse paraître en ce temps de revendication identitaire ultranationaliste qui confond délibérément « indienneté » avec « hindouisme », qui proclame d’avoir hérité une nation hindoue ancestrale vieille de 5000 ans, l’idée de l’Inde est une idée relativement moderne, née à l’époque coloniale. Subversif, brillant, limpide – c’est un petit bijou de livre que nous avons entre les mains et que nous avons envie d’offrir à nos amis indiens et français, pour qu’ils revalorisent l’histoire de l’Inde sous un autre angle.
Avec simplicité et précision, Romila Thapar nous rappelle que nous ne savons point quelle idée de l’état indien prédominait à l’époque pré-védique, puis à l’ère védique, ensuite durant les règnes Gupta et Mogol, sur le territoire vaste et flou composé de divers royaumes déconnectés par les contraintes géographiques, reliés au temps de guerre et de commerce, dont une partie est aujourd’hui reconnue comme l’Inde. Les Sumériens l’avaient cité au nom de « la vallée de l’Indus » ou de « la civilisation de l’Indus », située au sud de l’actuel Pakistan. Nommé comme « l’Aryavarta » à l’époque védique, l’endroit ne cesse de changer. « Dans les textes védiques, il s’étend depuis le Doab, donc entre le Pakistan et l’Inde, jusqu’au milieu à peu près de la vallée du Gange. Dans les textes bouddhistes, son emplacement se déplace plus à l’Est. » Selon les textes jaïnistes, il se déplace davantage à l’Est, tandis que d’après Manu, à qui on doit le fameux Manu Samhita, son traité de lois, « l’Aryavarta » s’étend entre les Himalayas et le mont Bindhya qui divise le pays entre sa partie nord et sa partie sud (page 10-11).
Il est évident que l’Histoire et la Géographie sont non seulement indissociables, mais aussi qu’elles se confondent et s’influencent depuis l’existence de leurs notions. Ainsi l’idée de l’Inde comme nation apparaît durant la période coloniale, donc comme une idée de la résistance face à une nation étrangère coloniale. La proposition de Romila Thapar peut nous encourager à nous référer à la structure dialectique de thèse-antithèse-synthèse pour définir l’idée de l’Inde selon les paradigmes coloniaux. L’émergence de l’idée d’une nation dans le rapport entre « colon-colonisé », « dominant-dominé », suivant les trois phases constituées de « colonialisme », « dé-colonialisme » et « décolonisé ».
Commençant par cette définition postcoloniale du pays, Romila Thapar et Gayatri C. Spivak proposent des qualificatifs socio-économiques, suivant les ambitions des chefs d’état et des partis politiques. Les années 1950 de la postindépendance ont passé dans l’euphorie de la reconstruction. Guidée par le rêveur Nehru, l’Inde aspirait au socialisme, ce qui, très vite dans les 1960 s’est transformé en une obsession de la croissance économique. D’après Romila Thapar, la focalisation sur l’économie dans le pays neuf était telle que personne n’a considéré la religion et la caste comme une source de problèmes, de défis, encore moins de danger. La croyance naïve était que l’indépendance allait résoudre tous les problèmes. (Page 22).
Or, l’Inde décolonisée mena une politique liberticide, imposant autant de censure et les représailles à l’encontre de ses citoyens activistes notamment communistes que ses colons britanniques à l’égard des indépendantistes. Bien avant le mouvement maoïste déclenché en 1967 dans la ville de Naxalbari – d’où le nom « Naxalite » – dès les années 1950, le gouvernement indien a commencé la répression des intellectuels marxistes, communistes. À Bombay, Romesh Thapar, frère de Romila Thapar, en fut la victime en raison d’avoir publié la revue politique d’extrême-gauche, de tendance sociale révolutionnaire, Crossroads. Emprisonnement, assassinat, massacre en masse : la politique liberticide notamment à l’encontre des militants communistes a toujours ponctué l’histoire de l’Inde de points sanguinaires ineffaçables.
Gayatri C. Spivak évoque l’image de l’Inde mystifiée, mythifiée par les enthousiastes indophiles européens et étatsuniens. « Allen Ginsberg et tous ces trucs… c’était dément de se confronter à leur Inde à eux, la ganja et les trucmuches et le tantrisme et Gary Snyder et le Zen…et tout ça ne ressemblait à rien. » page 26. Lorsqu’à 20 ans, à l’université de Cornell, elle écoute discourir Malcolm X, elle a enfin l’impression de se retrouver à Calcutta. Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rendez-vous, vous direz, à juste titre. Elle nous rappelle comment l’hégémonie culturelle hindouiste depuis ces dernières décennies est en train de déformer, dénaturaliser, vicier l’Inde multiculturelle. « Aujourd’hui, on n’entend plus que Ganesh par-ci, Ganesh par-là », contrairement à l’époque où, à Calcutta, ils se conduisaient « en bons laïcs syncrétisés de la classe moyenne supérieure », de naissance hindous, précisons-le, tout en se référant très naturellement, socialement, à la culture musulmane.
La religion, la langue, tout ce qui a de l’articulation culturelle a été ignoré au profit de l’obsession économique, et nous savons qu’elle-même s’est vite éloignée de son idéalisme socialiste initial, a ignoré sans broncher la justice sociale et la distribution des richesses, avec pour le seul but de placer le capital au centre du dynamisme, en reléguant l’humain à ses pieds, à son service. Gayatri C. Spivak regrette aussi l’eurocentrisme habituel dans les études du capital, qui ignorent les enjeux du développement économique et de la justice sociale dans les pays comme la Turquie, le Rwanda ou l’Inde.
Romila Thapar démontre comment en ignorant les questions sur la caste dans les années 1960, le système électoral indien a engendré le vote communautariste/vote selon caste, puisque socialement le système hiérarchique castiste a toujours existé, a toujours été discriminatoire à l’encontre des castes dites inférieures. Ce qui a engendré un pseudo-système démocratique. À part l’éducation qui aurait dû être davantage interrogative et introspective au lieu de créer la soumission aveugle de la masse, Thapar évoque aussi le manque cruel du multilinguisme, du bilinguisme dans le système éducatif, dépourvu de traductions des œuvres mondiales majeures, donc in fine dans une pratique intellectuelle, conceptuelle appauvrie en raison du repli unilinguiste, à part de rares exceptions dans quelques langues régionales. « …quelque chose qui d’ailleurs force les gens à penser au-delà de ce que leur propre tradition leur a enseigné. » page 40.
Très logiquement elle nous rappelle que le système éducatif indien n’a insisté ni sur la laïcité, ni sur le statut égalitaire de toutes les religions. « Le contenu de l’éducation dépend de qui contrôle ce contenu et de qui finance l’éducation, en particulier dans un État soi-disant laïc. ». Si les organisations religieuses contrôlent les institutions scolaires et sociales, on peut facilement deviner les conséquences. Ce qui inquiète à juste titre Romila Thapar, puisque « l’éducation publique n’est plus du tout laïque. » Nous sommes en plein cœur de la problématique qu’est la réécriture de l’histoire, la réécriture des manuels scolaires, commencée depuis que Narendra Modi et son parti d’extrême-droite ultranationaliste le BJP issu de la milice fasciste le RSS sont au pouvoir. Mais le refus de l’approche laïque dans l’éducation avait déjà commencé dans les années 1970 sous le gouvernement de Morarji Desai, ancien leader du Congrès qui a rejoint ensuite le BJP.
S’ajoute ici la problématique du droit civil qui est souvent substitué par le code religieux, plus précisément par le code hindou. La tentative existe depuis 1956, dégénéré au cours des années sous forme des lois religieuses traditionnelles variées selon les régions dont Thapar aimerait que l’Inde se débarrasse pour reformuler un droit civil véritablement laïc (Page 42).
Spivak – à l’appui de diverses anecdotes personnelles, dont une bien corsée où il est question de Middleton, le premier évêque anglican de Calcutta, qui jugeait qu’en raison de leur paganisme, les Indiens hindous n’étaient ni dignes ni capables d’acquérir « la connaissance » occidentale – regrette que son travail intellectuel auprès des subalternes (les aborigènes notamment au Bengale) lui a valu des malentendus à son sujet qui la suspectaient de ne pas être suffisamment laïque. En Europe nous connaissons les méprises similaires qui consistent à accuser les intellectuels d’être judéo-bolchéviques ou islamo-gauchistes en raison de leur engagement auprès des peuples marginalisés. Spivak finit par s’insurger que « l’idée de Sud global est un renversement profondément raciste qui ignore complètement la question de la classe » (Page 46).
Autre sujet majeur évoqué par Thapar est la migration interne massive et ses conséquences linguistiques : la perte de la langue première, l’inaccessibilité à la seconde langue et donc le besoin et la possibilité d’une troisième langue. De ce fait, la question de la culture des migrants internes. Elle nous rappelle aussi « qu’au lieu de ne regarder qu’un seul fil, qu’il s’agisse de la croissance économique ou de la caste, ou de la religion, (de l’éducation, de la langue et de la culture), il nous faut considérer des totalités, le maillage de ces totalités… » (Page 53). Sur ce point, Spivak peut nous paraître légèrement fataliste, puisqu’elle cite Karl Marx et sa « poésie du futur » et conclut que « ce n’est pas parce que nous construirions la société que nous serions capables de les prévoir » (Page 55).
Le dialogue est accompagné d’une postface éclairante par Mamadou Diouf, historien sénégalais, spécialiste de l’Empire coloniale française et directeur de l’Institut d’études africaines à l’École des affaires internationales et publiques de l’université de Colombia, qui depuis des années contribue à faire traduire en français les études indiennes postcoloniales et subalternes menées notamment par Ranajit Guha, Dipesh Chakarbarty, Gayatri Chakravorty Spivak …
Saluons ici le travail de traduction impeccable de Jean-Baptiste Naudy qui rend la lecture délectable, qui nous permet d’entendre les accents vifs de ces deux voix majeures de la pensée indienne contemporaine. Pour saisir l’idée de l’Inde, l’ouvrage propose, selon les principes postcoloniales et marxistes, plusieurs axes : économique, politique, religieux, langagier, culturel… et leur évolution au cours des décennies, sinon des siècles. Ce que son format court et dense ne permet pas d’être développé, éveille la curiosité, encourage à apprendre.
À la fin de leur conversation, elles disent se sentir vieillies. Romila Thapar espère que la prochaine génération prendra le relais et sera plus efficace que la leur. Pas si sûr que nous serions plus efficaces qu’elles, mais l’héritage intellectuel qu’elles nous lèguent toutes les deux durant leur activité en Inde et à travers le monde est d’une richesse inouïe, demeure un guide indispensable pour penser l’Inde, et par extension, pour penser la vie et ses combats existentiels.
Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, Le Sentiment de l’Inde. Éditions Rot-Bo-Krik. 90 p., 11 €
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