17.11.2024 à 14:35
L'Autre Quotidien
Jim Jarmush ayant composé la musique avec son groupe SQÜRL des quatre films de Man Ray, nouvellement restaurés, établissait une parenté royale avec le Centre Pompidou et son excellente exposition dédiée aux surréalismes. Florence Bourgeois, directrice de Paris Photo déclarait à ce propos: » « Le surréalisme, influence centrale de Jim Jarmusch, …, trouve une résonance particulière dans le parcours qu’il a construit pour la foire. Sa sélection ouvre un dialogue entre le cinéma, la musique et l’image. Pendant des années, il s’est adonné à la photographie et a créé des centaines de collages à partir de journaux. Ces collages sont réunis dans l’album Some Collages (Anthology Editions, 2021). »
Tout collectionneur, toute institution, tout un chacun, profane ou expert, amateur ou professionnel, chacun se devait d’être là, à parcourir, en aveugle, en femme, en homme éclairé, l’offre plénipotentiaire dans ses richesses, sa multiplicité, sa prodigalité, prouvant que la photographie est devenue un art majeur, un marché conséquent, presque une religion, tant les « spectateurs » foulaient encore ce sol « béni », affrontant la queue monstrueuse, deux heures seulement avant la fermeture définitive de la foire…. c’est dire tout l’engouement et le succès de cette 27 ème édition. Il y en avait pour tous les goûts, une foule conséquente, quasi processionnaire, déambulait le long des allées, sur les coursives de ce désormais Grand Palais, magique, aérien, pulmonaire, palais du ciel en ce Paris de Novembre.
Paris Photo 2024 était structuré en six secteurs, le secteur principal et ses 140 galeries occupait l’espace central, la grande coursive qui fait le tour en hauteur, comptait l’édition photographique, les sections Emergence, 23 galeries, Prisme 7, Voices, 13 galeries, Digital , 15, étant sur 2 niveaux.
La foire, plus internationale que jamais avec 34 pays représentés, était placée sous le signe de l’expérimentation, des premières technique du XIXe siècle au secteur Émergence, en passant par le Surréalisme et la création digitale, dans une proposition cette fois assez minimale, reposant timidement la question qui me semble procéder du marketing culturel dans ses peurs, l’utilisation de l’IA, étant donné qu’Alina Frieske répondait plutôt de l’utilisation sociale du flux d’images par ses collages numériques réalisés à partir d’images glanées sur les réseaux sociaux .. .
On le voit ,cette édition hyper active, donnait à voir et à penser, s’appuyant sur son passé prestigieux, toujours actif, toujours séduisant, toujours actuel pour essayer de vivre toute une photographie actuelle se situant en pleine réalité dans une approche critique, maniant fictions, collages, procédés rénovés, images négatives, tirages chers et chics (lithium, or,) ou classiques, magnifiquement réalisés, afin de s’établir un peu plus comme l’art, le plus démocratique du XXIe siècle, un art de la différence et de l’expression dans ses approches thématiques, reportages sociaux, documentaires, still life, architectures, mode, portraits et paysages, nus, aventures plasticiennes, travail sur le medium, apports critiques et formalismes étant largement présents en ce salon.
En témoigne également ce propos d‘India Dhargalkar, Historienne de la photographie, commissaire d’exposition, bien connue des institutions et des grands collectionneurs, s’étant occupée de l’agence Magnum et de Christie ‘s London pendant plus de dix ans: » C’est une foire très intéressante et attractive avec une grande variété d’œuvres pour tous les goûts et tous les budgets: des débuts de la photographie avec des daguerréotypes extraordinaires et uniques à la galerie Bruno Tartarin; des premiers Maîtres avec un bel exemple de Roger Fenton chez Hans P. Kraus en passant par les œuvres de Steichen, Stieglitz et Weston jusqu’aux installations modernes et contemporaines. Le thème du surréalisme choisi par l’invité Jim Jarmush a été repris avec enthousiasme par de nombreuses galeries avec des découvertes très intéressantes – Kansuke Yamamoto à la galerie Michael Hoppen. de même les expositions organisées individuellement et les différents éditeurs des livres internationaux ont crée une foire vraiment inspirante, une foire énorme qui nécessitait plusieurs longues visites. C’est certainement la meilleure foire de photographies au monde avec la participation de galeries internationales. Elle est également fréquentée par des conservateurs de musées internationaux renommés, des photographes et des collectionneurs importants. »
Cette édition constituait aussi un grand livre ouvert, aux multiples propositions visuelles, de la séduction trempée des Maîtres, aux ruptures formelles et désormais avérées des expérimentations et des écritures liées aux mutations et aux pratiques sociales de l’image, aujourd’hui…
Chronologiquement Gustave le Gray était présent au côté de Man Ray, des négatifs de Brancusi étaient exposés, rétro-éclairés dans de petits caissons lumineux à la galerie Photo Discovery/ Bruno Tartarin. La galerie Les Douches, produisait les collages de Man Ray tandis que Edwyn Houk (New York) montrait solarisations et photogrammes de Kertësz...Le secteur Émergence, 23 galeries, se centrait sur les thématiques de la mémoire, de la famille, du corps.
Il semblerait que le changement de paradigmes porté par l’art contemporain ne soit plus aussi prégnant, on préfère aux paris de ces écritures, la joie d’une photographie plus classique, des années 20/30 aux années 70/80, en noir et blanc ou en couleur. Cette photographie, faisant portrait dialectiquement de son époque, à travers ses paysages, ses corps, ses scènes de rues, ses portraits, ses maîtres, était très largement exposée au cœur de Paris Photo 2024, Magnum et Saul Leiter pour simple exemple. La foire comptait 33 solo shows, de Charlotte Perriand M77 à Gilles Caron chez Anne laure Buffard, de Sakiko Nomura chez Echo 119 à Hiroshi Sugimoto chez Fraenkel – L’art brut, indéfectible participant était là avec la galerie Christian Berst art brut et John Kayser. Une vingtaine de duo shows visaient à instaurer un dialogue entre deux artistes, souvent d’époques ou de pratiques différentes. « Ces expositions mettaient en lumière les interactions et les échanges entre leurs approches artistiques, créant des ponts entre les générations et les styles. » Certains de ces duos shows m’ont semblé plus que pertinents: Photo Discover / Bruno Tartarin – Olympe Aguado | Gustave Le Gray , Olivier Waltman – Assaf Shoshan / Aleix Plademunt, Gagosian – Richard Avedon | Tyler Mitchell…
Un hommage à Larry Fink, disparu il y a peu, permettait de rendre compte d’une Amérique bien particulière, assez urbaine et populaire. Sensual Empathy témoignait d’une photographie sociale engagée et militante, humaniste, lorsque Larry Fink, dans les années 80 couvrait des manifestations de quartiers, genre bals de débutantes, soirées de remise des Oscars, manifestations, combats de boxe, dans un certain même clair-obscur magistral. C’est bien à travers cette photographie que nous voir le monde plus justement et accéder à une satisfaction toute personnellegrace aux photgraphies et aux regards, de Man ray, Brassai, Cameron, Weegee, Lange, Shikama, Luckus,Sander, Macijauskas, Hervé, Callahan, Perriand, Koudelka, Cartier-Bresson, Avedon, plus près de nous, Plossu, Tood Ido, De Blauwer, Olaf, Malartre, Flore, Catelan, la liste pourrait être longue…
Historiquement Gustave le Gray était présent au côté de Man Ray, des négatifs de Brancusi étaient exposés, rétro-éclairés dans de petits caissons lumineux à la galerie Photo Discovery/ Bruno Tartarin. La galerie Les Douches, produisait les collages de Man Ray tandis que Edwyn Houk (New York) montrait solarisations et photogrammes de Kertësz...Le secteur Émergence, 23 galeries, se centrait sur les thématiques de la mémoire, de la famille, du corps.
Il semblerait que le changement de paradigmes porté par l’art contemporain ne saisissent et ne séduisent plus toujours autant tout un public, qui, préfère aux paris de ces écritures, la joie d’une photographie plus classique, des années 20/30 aux années 70/80, en noir et blanc ou en couleur. Cette photographie, faisant portrait dialectiquement de son époque, à travers ses paysages, ses corps, ses scènes de rues, ses portraits, était très largement exposée au cœur de Paris Photo 2024.
Nombre de galeries européennes, notamment françaises, Polka, Esther Woerdehoff, Clémentine de la Feronnière, Sit Down, Bigaignon, Les Filles du calvaire, Baudoin Lebon, Binome, La galerie Rouge, Les Douches, Nathalie Obadia, Vu, Bacqueville, avaient à cœur de défendre leurs artistes, s’évertuant à les présenter généreusement. Ceux-ci travaillent d’une façon contemporaine mais dans un prisme moins abstrait, plus sensible, où l’abstraction étant présente ne dénucléarise pas pour autant ce qui appartient à une photographie en lien avec le visible et l’invisible, dans une poétique faisant plus étroitement lien avec l’ Être et ses distorsions, sa quête identitaire, mémorielle, ses liens avec le Cosmos et la Nature, l’identité sexuelle, toutes situations qui diffractent cette quête de sens dans cette période historique des basculements à l’œuvre depuis la chute du mur de Berlin, renvoyant, au travers d’expérimentations, de constats, de choix esthétiques, une image plus ou moins distanciée, interpellante, surtout, active, voire inséminante pour nos psychés. Une nouvelle attitude militante, assez lointaine cependant des mouvements de la contre culture américaine, fondée sur une des recherches sélectivement approfondies, « scientifiques » pour certain(e)s induit une prise de conscience de la défense de la diversité et du Vivant, permettant à cette résistance de ce qui nous fait humain, trop humain, de générer un lien à l’immanence à travers ces actualités de la conscience planétaire et de nos résiliences.
Sur un plan plus général le grand livre ouvert de Paris Photo 2024 donnait à considérer, la photographie dans tous ses champs, dans toutes ses écritures, dans ses affirmations et ses fascinations, dans cette recherche de l’équilibre et de la perfection, comme un être toujours en quête de lui même, toujours dynamique, prenant, sur ce chemin de libertés et d’expérimentations, de conscience de l’identité des démocraties en danger, dans leurs modes de vie, dans leurs libertés d’expression, dans leurs critiques sociale, dans un champ que seule l’expression, l’expérimentation, la concentration d’une approche singulière et authentique vécue peut déployer de ce fond d’identité commune qui fait encore socle pour une culture de la différence, de la tolérance, de la singularité, de l Éros et des combats à mener, produisant ces œuvres qui circulent, au fond de nos sensibilités, de nos imaginaires et qui font sens. pour comparaison, l’exposition d’une photographie officielle chinoise au Centre Pompidou en dit long, comparée à cette effervescence de paris Photo 2024.
Jean Michel Héquet Vudici, photographe plasticien, témoigne de l’exposition de la Fnac consacrée à son dernier livre REGARDS et de la collection de tirages exposée pour partie à Paris Photo, organisé autour de la sémantique des locutions verbales autour du mot regard…Une Affaire de regards.
« Toucher du regard, ou l‘évocation du collage et de ses traductions photographiques à Paris Photo 2024!
La lecture fine d’une œuvre photographique montrée sous ses diverses formes est l’un des enjeux que favorise la visite de Paris Photo 2024. On y offre au regard de quoi mettre à l’épreuve ses acuités ! Autrement dit on peut y « regarder-voir » autant qu’y « formuler-nommer » ce qui nous y est offert ! L’intelligence des murs de la collection FNAC (avec au passage un véritable merci à Monsieur Quentin Bajac ) est à ce titre une invitation merveilleuse à se déplacer le long des nuances qui convoquent l’acte de regarder !
Certes, devant une photographie, chaque amateur connait la première lecture par laquelle « l’œil-cerveau » fait le point, puis la seconde, plus construite d’expérience et de culture. Certains d’entre eux, envisage même les « micro saccades » comme la véritable modalité initiale à toute lecture. Mais la chance d’éprouver la matérialité des œuvres reste (pour ma part) l’enjeu véritable d’un tel événement ! C’est à la suite de ce genre d’expérience intime et sensuelle que tout peut changer ! Une fois cela vécu, toute confrontation avec une forme de captures d’écran et ses résolutions plus ou moins discutables ne peut alors plus être considérées que comme un fade avatar de l’original.
Sensualité que la traversée des allées de cette foire nous permet d’éprouver. Ainsi, en s’approchant des œuvres ; qu’elles soient des incunables ou bien de contemporaines propositions, notre « tact » visuel peut entrer en jeu. Peut-on découvrir mieux la texture d’un tirage baryté, l’existence réelle des épaisseurs, le grain des papiers ou des gélatines, la réalité d’un rehaut ou d’un vernis, la nature d’un recouvrement, d’une transparence réelle ou simulée qu’en cet endroit ? La chance d’éprouver les matières de la photographie est bien l’enjeu réalisé d’un tel salon ! Celui par lequel l’acte présentiel favorise celui du « regarder-voir », tant nécessaire aux amateurs de photographie ! A l’époque actuelle des images fausses, (fakes-news & fake-pictures) celles déjà pourtant ironiquement bien décrites en 2005 dans la chanson de Francis Cabrel « Les Faussaires », il nous est encore possible, au grand Palais, de ressentir et de comprendre à la fois l’image dans ses multiples dimensions. A ce sujet, me voici ravi d’avoir vu là assez peu de visuels issus d’une interaction avec l’iA !
L’autre joie, plus véritable, en plus qu’est celle de redécouvrir éblouis les maîtres et leurs traces « magiques », consiste en l’opportunité de faire face aux pistes nouvelles. Et il y en a ! C’est ainsi que les formes modernes du collage, géographiquement éparpillées, nous sont proposées sous la verrière du Grand Palais. Il faut alors savoir suivre ces pistes éparses en se munissant du meilleur outil des photographes : « le regard ». Merci donc à Paris-Photo pour l’acte présentiel qu’il nous autorise. Un face à face vivant entre la photographie et ses amateurs ! « Hequet.Vudici
https://www.fnacdarty.com/regards-un-livre-qui-raconte-lhistoire-de-la-fnac-avec-la-photographie/
Pascal Therme, le 18/11/2024
Excellent cru de Paris Photo 2024
-> Reportage photo Pascal Therme & Olivier Brunet.
17.11.2024 à 14:22
L'Autre Quotidien
Après avoir été quelque peu silencieux ces dernières années, Murcof est de retour avec une nouvelle série d'explorations intitulée Twin Color - Vol 1. Enfait, ce "silence" concerne les albums complets de Murcof, le dernier, Cosmos, étant sorti en 2007.
Ici, Murcof semble se plonger dans le son qui pourrait bien être l'une de ses principales sources d'inspiration : les bandes originales des films de science-fiction des années 1980 (principalement dystopiques), en particulier Blade Runner.
À bien des égards, il semble que Murcof considère que ces bandes originales de films dystopiques reflètent l'époque actuelle de manière plus vivante qu'il y a quarante ans, ce qui se reflète dans le choix des appareils électroniques qu'il a utilisés pour créer l'album et les sons présentés ici, qui, eux-mêmes, fonctionnent comme s'ils suivaient de près les images d'un film imaginaire (ou pas si imaginaire que ça).
En écoutant cet album dans son ensemble, on ne peut que se réjouir du retour d'un des maîtres de la musique électronique moderne.
John Peter Sambo le 18/11/2024
Murcof - Twin Color - In Finé
17.11.2024 à 14:03
L'Autre Quotidien
Ce vendredi 15 novembre, Camille Potte a reçu le prix Toute première fois remis par le festival BD Colomiers, un prix qui récompense les premiers albums et met en avant de jeunes auteurices. Elle succède à Martin Panchaud (voir son interview) en 2022 et Lika Nüssli l’an dernier.
Ballades s’ouvre sur une bande de grenouilles qui barbotent, chantent et s’interrogent sur l’étrange grenouille poilue qui sanglote à côté. Un prince maudit qui doit retrouver son trône. Le chapitre suivant rejoue le sauvetage de princesse dans son donjon gardé par un dragon. La chevalière, ou plutôt chevalyère, doit la ramener pour la marier au prince. Un 3e chapitre présente la sorcière et sa voisine naturiste qui voudraient ne pas s’immiscer dans les affaires du royaume. Le royaume viendra à elles.
Ces 3 contes indépendants vont progressivement se mêler pour en raconter un 4e plus moderne, où le prince Gourignot de Faouët, écarté du trône par cette transformation en batracien, va partir en guerre contre son peuple et sa propre famille pour asseoir son pouvoir. Ce sera sans compter les embûches, les complots, les réunions secrètes et la révolte qui gronde.
Si les personnages déambulent dans la campagne, il est surtout question de ballades, au sens du poème médiéval qui comporte un refrain, un envoi. Ballade au sens musical, puisque ce genre littéraire s’accompagne d’un rythme, d’une musicalité et rejoint l’univers musical dont Camille Potte s’est fait une spécialité.
Si Ballades est son premier album dans le circuit des librairies, la dessinatrice a réalisé pas mal de fanzines et est active dans le milieu musical avec l’illustration de flyers, affiches et designs. Un milieu où elle travaille son trait élastique, les démarches de ses personnages qui rejoignent le club des héros de Robert Crumb et s’essaye à des cadrages impossibles et des jeux de couleurs tranchées. Travail graphique éclectique, mais aussi de typos qui ont une place importante dans ses designs et illustrations et qu’on retrouvera aussi dans Ballades.
Mais revenons à nos poèmes du moyen âge qui servent de point d’appui à cet album peuplé de grenouilles qui se prennent pour des ménestrels et où le travail sur les dialogues s’amuse de ces ballades ou chansons de geste pour mettre en lumière les hauts faits de personnages grotesques. Incarné par le ménestrel insupportable, par les grenouilles mélomanes ou encore les dialogues où l’autrice joue avec un vieux françoys imaginaire, ce va-et-vient ludique nous embarque dans son univers décalé.
Les planches sont pleines d’idées visuelles et de petites bulles intempestives, qui viennent répéter, scander, décaler à la manière de celles que mettait Greg dans Achille Talon pour soutenir la logorrhée assumée des personnages. Si on y croise des « meryde ! » face à des doigts d’honneur, des « meuvez vous le derche » face à des « ah supeyre », la narratrice propose un joyeux mélange d’argot revisité, de quelques mots surannés, d’inventions anachroniques et de jeux de mots foireux pour jouer avec les codes et notre imaginaire de cette langue encore présente dans les textes de Rabelais ou les poèmes de François Villon.
Avec ce conte médiéval fantastique décalé, la dessinatrice parle d’émancipations, celle des femmes qui chacune à leur manière vont se rebeller, s’extraire ou se regrouper pour lutter contre un patriarcat et un sexisme particulièrement fort dans ces imaginaires. Avec plusieurs portraits : de la princesse à la chevalière en passant par la sorcière, ces figures incarnent différentes facettes des luttes féministes.
Mention particulière pour la sorcière qui préexiste à cet album —au cœur d’un récit court Les Sorcières publié en 2021 chez Phenicusa Press— et qui va avoir une importance dans ces jeux de transformations des protagonistes.
Chaque personnage à sa propre évolution autour de l’acte symbolique de la malédiction qui a changé le prince en grenouille. Et tout le plaisir de ces changements graphiques joue à la fois sur l’inversion des idées reçues et celle du cheminement interne des personnages qui prend le conte traditionnel à contre-pied. Son trait rond, étiré, qui s’accommode des pensées ou de la forme de la case comme dans les albums des années « 70 participe beaucoup à cette mise en lumière.
Camille Potte a un dessin qui cherche vers le burlesque et évoque les approches graphiques de Jean-Claude Poirier, F’Murr ou Mordillo pour décaler sans caricaturer, un style élastique qui convient aussi bien aux trognes des humains qu’aux animaux fantasques.
Dérapage contrôlé pour ces Ballades au refrain décalé, et ces personnages immédiatement attachants par leur bêtise et leurs designs fantasques. Un prix Toute première fois bien mérité pour mettre la lumière sur le travail de cette autrice à suivre.
Thomas Mourier, le 18/11/2024
Camille Potte - Ballades - éditions Atrabile
Toutes les illustrations sont © Camille Potte / Atrabile
-> Les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.
17.11.2024 à 13:45
L'Autre Quotidien
Le principe du dévoilement de la peinture selon l’historien de l’art Daniel Arasse repose sur l’idée que l’art pictural ne se limite pas à la simple représentation visuelle mais qu’il occasionne une réflexion sur la nature même de la perception et de la réalité. Arasse souligne que la peinture a le potentiel de mettre au jour des vérités cachées et de transformer notre manière de voir le monde.
Ce principe suggère que l’œuvre d’art peut agir comme un révélateur, découvrant des couches de signification et d’émotion qui vont au-delà de l’apparence immédiate. Ainsi la peinture devient-elle un moyen d’explorer les relations entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur, encourageant chacun à questionner ses propres perceptions et à s’engager dans une expérience esthétique profonde.
Selon le philosophe Jean-Luc Nancy et ses réflexions sur l’art, le dévoilement de la peinture est un concept formulant que la peinture ne se contente pas de représenter le monde, qu’elle traduit aussi quelque chose de plus essentiel au sujet de l’expérience humaine et de la perception. Nancy insiste sur le fait que, en tant qu’art, la peinture est un moyen de révéler la présence du monde et de la sensibilité, et ce, en permettant au spectateur d’entrer dans une relation dynamique avec l’œuvre.
Il s’agit d’un processus où la peinture ne cache pas la réalité mais, à l’inverse, l’exprime dans toute sa complexité et sa richesse. Ce dévoilement n’est pas uniquement visuel, il implique également des dimensions émotionnelles et intellectuelles, qui incitent le spectateur à une réflexion sur lui-même et sur son rapport au monde.
Avec les œuvres de Gilles Aillaud, Alfred Courmes, Robert Devriendt, Gérard Gasiorowski, Friedrich Kunath, Arnaud Labelle-Rojoux, Philippe Mayaux, Frédéric Pardo, Ashley Hans Scheirl et Paul Thek.
Emile Ciorandoignon, le 18£/11/2024
Quand la peinture se dévoile -> 25/01/2025
Galerei Loevenbruck - 6, rue Jacques Callot 75006 Paris
17.11.2024 à 13:04
L'Autre Quotidien
Le jour déclinait.
Le convoi s’ébranlait sur la piste. D’un horizon à l’autre, la terre était ocre. Une lumière diffuse tombait sur le désert, se dispersait dans la brume de sable. Il roulait à faible allure, vers l’est. La piste était caillouteuse. À chaque heurt, le matériel vétuste grinçait. Dans les camions bâchés, les hommes se cramponnaient aux arceaux de sécurité. Leurs visages étaient hâves, leurs uniformes terreux. Ils avaient quitté leur caserne en fin d’après-midi et se dirigeaient vers le Kurdistan irakien. Vers la ligne de front. L’un d’eux, Kazim, très jeune, très pâle, tremblait. Assis à l’arrière, il avait glissé sa main sur la ridelle, que ses doigts tapotaient avec nervosité. Dans la Jeep en tête de colonne, le capitaine, un homme plutôt grand, avec un keffieh enroulé autour du cou, retira ses lunettes de soleil. Du revers de sa manche, il essuya la sueur qui perlait sur son front et ajusta ses jumelles. Le ciel et la terre commençaient de se confondre. Les roches, la végétation clairsemée at au loin la chaîne des monts Zagros et ses dômes jusqu’ici scintillants, tout cela s’amenuisait, entre ombre et pénombre. Il attrapa sa gourde et avala une rasade d’eau fraîche. Encore une petite heure, et le convoi arriverait en appui de la 2e division d’infanterie. Surpris par la contre-offensive iranienne, ils étaient partis dans la précipitation. Au même moment, à Bagdad, dans un bunker, des généraux épinglaient des punaises de couleurs différentes sur une carte murale. La zone qui encadrait la ville d’Irbil était hachurée de vert, et des flèches noires indiquaient les mouvements des troupes ennemies. Les militaires semblaient confiants. L’un d’eux, cigare aux lèvres, regardait la carte avec un air satisfait. Le renversement de la courbe des exportations au profit de l’Irak permettait de maintenir le rythme des achats d’armes. Cependant, bientôt, la double baisse des cours du pétrole et du dollar bouleverserait leurs plans. Suspendue à l’or noir et au billet vert, l’issue du conflit serait de plus en plus incertaine. La récession deviendrait mondiale, l’économie s’affirmant comme la continuation de la guerre par d’autres moyens. Un peu partout dans le monde s’énonceraient des aveux d’impuissance, avec des airs de contrition feinte.
Le froid était tombé soudainement sur les épaules. Dans le camion de Kazim, on déploya les bâches à la hâte. Le jeune garçon continuait de frissonner. Le capitaine s’était calé au fond du siège de la Jeep. Il fumait une cigarette roulée dans une feuille de tabac oriental qui répandait un bouquet d’arômes aux saveurs de miel. La lune s’était levée et faisait comme une larme gelée dans la nuit bleutée. Le vent se mit à souffler et la poussière de sable tourbillonna dans une blancheur de craie. Au même moment encore, en France, la nuit tombait aussi. Une vague de grand froid s’abattait sur tout le pays. Les habitants se préparaient à festoyer. Les villes étaient illuminées de décorations débonnaires. Des jeunes gens modernes écoutaient une musique venant principalement du Royaume-Uni, froide elle aussi, se caractérisant par une atmosphère sombre et mélancolique, dominée par des synthétiseurs et des lignes de basse dépressives. Le froid coupant s’insinuait partout. Il vous saisissait. Sous la lune blanche, la Jeep du capitaine avançait dans le sable du désert, comme dans un poudroiement de neige. Le crépuscule s’invitait au bord du monde.
Un claquement sec. Un cri strident. Un sifflement long et venimeux déchire le ciel. Une lame glacée transperce les cœurs. Le rugissement se répercute dans le silence du désert. La Jeep du capitaine rebondit dans l’air. D’autres projectiles fusent, glissent en miaulant sur leur trajectoire. Chocs. Déflagrations. Des camions sont soulevés du sol. Une langue de feu jaillit dans un rideau de terre. Des morceaux de tôle luminescents voltigent dans l’air, retombent dans un grand fracas. La chair et le fer déchiquetés s’embrasent. Le convoi est un volcan qui vomit sa lave. Dans le ressac brûlant, sous une nappe de vapeur et de fumée âcre, au fond d’un entonnoir de sable noir, le capitaine sent ses poumons éclater. Des lueurs rouges, vertes, jaunes passent devant ses yeux. Il s’évanouit, tandis que le camion de Kazim se consume sous les étoiles, qui ne sont plus que des bouts de papier.
Une embuscade sauvagement réussie sur une piste désertique lors de la guerre Irak-Iran n’est pas précisément le battement d’ailes d’un papillon. Et pourtant, de proche en proche, de contrats d’armement aux à-côtés rarement très avouables en nécessités très matérielles de financement des partis politiques, une forme particulière de théorie du chaos trouvera à s’illustrer ici sous les pas du commissaire Fabien Wouters, désabusé, en fin de carrière largement placardisée en cette année 1986, mais hautement efficace une fois attendri par le plaidoyer d’une jeune femme, amie de sa nièce, qui ne veut pas croire au suicide de son expert-comptable de père.
Après « Avant l’aube » (2017) et son gaullisme triomphant d’avant la chute (mollement) à venir, après « Sommeil de cendres » (2022) et sa vertigineuse jonction pompidolo-giscardienne, « Fonds noirs », publié en octobre 2024, toujours chez 10/18, poursuit et conclut provisoirement la discrète entreprise de Xavier Boissel, rendant compte, en fervent défenseur du roman noir conçu jadis par Dashiell Hammett et Raymond Chandler, vivifié au plus haut point par quelques autres dont Jean-Patrick Manchette (dont il est un spécialiste affûté – ainsi qu’en témoignait son éclairante participation à l’ouvrage collectif « La raison d’écrire » en 2017), de la société que conçoit, intentionnellement ou non, la politique « politicienne » de la France des cinquante dernières années. Nous voici en 1986, au tournant mitterrandien de « Nos fantastiques années fric » travaillées ailleurs au corps noir par Dominique Manotti : au cœur d’une PJ qui agit en témoin silencieux au long cours (l’auteur orchestre d’ailleurs à nouveau, en toute discrétion, quelques passages de témoin symboliques, justement, au sein de l’institution et du collectif, par le biais fugitif de personnages issus des romans précédents, comme il l’avait déjà pratiqué en beauté dans « Sommeil de cendres »), le fait divers et le droit commun sauront s’imprégner de cette poisseuse matière économique et politique, que l’affairisme pousse pas vraiment « gentiment » au crime pur et simple.
Il faudrait pouvoir oublier ses morts.
La phrase résonnait dans ma tête, en boucle, tandis que je récupérais ma bagnole sur le parking. Il n’avait cessé de pleuvoir de toute la matinée. Des grappes de gens sortaient du cimetière en courant vers leur voiture. À travers la pluie sale qui dégoulinait sur le pare-brise, je reconnus les silhouettes des vétérans de Corée. Et puis, sous un parapluie noir, Camille, la fille d’Éperlan. C’était elle qui m’avait appelé en début de semaine pour m’annoncer la nouvelle. Je démarrai. Le moteur de la R18 toussa un peu, j’effectuai un demi-tour et je quittai les lieux. Je pris le périph’ porte de Vanves et je me retrouvai en plein dans les embouteillages du vendredi. Pare-chocs contre pare-chocs, on avançait par à-coups, et le long cortège de fer faisait comme un ver de terre géant qui déroulait ses anneaux sous la flotte.
Pas un seul représentant de la PJ aux obsèques. Quelques collègues du commissariat du XIVe. La famille réduite au minimum. Sa fille. Son ex-femme. Et puis ses frères d’armes. C’est tout. Pas de discours. Quelques pelletées de terre, et c’en fut fini. Éperlan. Cinquante-trois piges à peine. Je le revis débarquer à la PJ, quinze ans plus tôt. Un grand gars aux épaules carrées. Très beau, avec ses cheveux poivre et sel. Un bon flic, méthodique, doublé d’un chic type. Droit, mais fragile. Il avait eu son quota d’ingratitudes en tout genre. Pas épargné par la chienne de vie. Mes doigts tambourinaient sur le volant. Ces derniers temps, la mort refaisait surface, partout. J’allumai une JPS. Il fallait se résoudre à aller de l’avant. Tourner le dos à ces années poisseuses et en sortir une bonne fois pour toutes. Je mis la radio pour faire diversion. C’était le flash de dix-huit heures. Licenciement massif d’employés municipaux à São Paulo. Refus de Kasparov de jouer le match de revanche contre son compatriote Karpov à la date prévue. Réunion de la conférence islamique à Fès : examen du problème de la guerre Iran-Irak, situation au Proche-Orient, la question du terrorisme, la piraterie aérienne, la coopération économique et financière interislamique. Je changerai de station au moment où le speaker commentait les résultats du Paris-Dakar. Nausée. Je baissai le son et je glissai sur FIP. Une voix féminine susurrait un standard de jazz en sourdine tandis que la pluie martelait l’habitacle.
Éperlan. Avec d’autres, c’étaient des fantômes qui resurgissaient du passé. Des hommes avec lesquels j’avais travaillé dans un temps qui me paraissait lointain et si proche à la fois. Des hommes qui comme moi avaient été les courroies de transmission de la grande machine dans une autre époque. De simples rouages d’un truc qui les dépassait le plus souvent, des rouages bien lubrifiés, mais usés avec l’âge.
S’il est professeur de français à la ville et par ailleurs lecteur impénitent de Walter Benjamin et de Theodor W. Adorno, Xavier Boissel dispose surtout, pour aiguiser au plus haut point sa littérature, d’un sens consommé de l’histoire, longue comme en train de se faire, structurelle comme indicielle. Ses essais rusés associant vertige psychogéographique et méditation presque science-fictive, « Paris est un leurre » (2012) et « Capsules de temps » (2019), en témoignent avec éclat, comme d’ailleurs ses deux premiers romans, qu’ils confrontent l’histoire individuelle à la guerre (« Autopsie des ombres », 2013) ou l’histoire collective au dérèglement climatique (« Rivières de la nuit », 2014).
Ainsi, n’usant par exemple ni des redoutables pyrotechnies langagières du François Médéline de « La politique du tumulte » ou de « La résistance des matériaux », ni des cruautés psychotiques superbement documentées du Benjamin Dierstein de la trilogie « Échos des années grises », il met en œuvre une véritable approche systémique, dans laquelle sa compréhension fine des mécanismes économiques et militaires nourrit une approche sociale et politique qui, tout en sachant rester dans la justesse, à hauteur d’homme et de femme, dégage le souffle complexe du meilleur de Dominique Manotti, déjà citée, ou du DOA de « Pukhtu Primo » et « Pukhtu Secundo », par exemple. Et c’est bien ici que la discrétion de l’auteur au sein du champ bien vivant du polar et du noir ne doit pas nous faire négliger, bien au contraire, l’apport brûlant et précieux de son œuvre.
Elle avait relevé une mèche de cheveux qu’elle avait dans l’œil et s’était mouchée derechef. J’avais allumé une nouvelle GPS. Tout cela était un peu confus, je lui avais demandé de tout me raconter depuis le début. J’avais appris que son père, un expert-comptable respecté sur la place de Paris, avait été sur la corde raide toute la fin de l’année 1985, que c’était sans doute aussi lié à la procédure de divorce en cours de ses parents, « mais pas seulement ». La veille du jour où il s’était jeté du cinquième étage de son immeuble, elle l’avait vu en coup de vent, très nerveux, il lui avait confié que plus rien n’allait dans sa vie, « qu’il avait tout fait à l’envers », sans en dire plus. Et puis le week-end précédent, sa mère était repartie dans le Vaucluse et avait retrouvé la villa familiale sens dessus dessous. J’avais enfin appris que ses parents habitaient dans le XVIe, boulevard Exelmans, là où avait eu lieu le suicide. J’avais noté tout cela dans mon calepin.
« J’imagine que c’est le commissariat du XVIe qui s’est chargé de l’enquête ?
– Oui. La police est venue. On a très vite reçu leurs conclusions. »
Elle avait tortillé nerveusement le mouchoir entre ses doigts, qui allait finir en charpie, si elle continuait. Deux autres mèches de cheveux rebelles avaient jailli du chignon banane et barraient son regard, aux aguets. Elle les avait écartées. Je l’avais regardée droit dans les yeux.
« Qu’est-ce qui vous fait dire que votre père ne s’est pas suicidé ? »
Elle avait incliné la tête. Ses mains s’étaient crispées sur le mouchoir.
« Il aimait bien trop la vie pour faire ça. »
Je lui avais épargné le topo sur les motifs obscurs qui poussaient au suicide, son caractère insondable et impénétrable, qu’on avait dû lui servir dix fois.
« Je vais prendre contact avec eux pour lire le rapport et je viendrai chez vous examiner les lieux lundi. »
Elle avait cligné des yeux et esquissé un sourire.
« Je vous remercie. Je préviendrai la gardienne, elle vous ouvrira. »
J’avais griffonné un numéro de téléphone où la joindre, ainsi que l’adresse. Un nouveau silence s’était installé entre nous qui avait duré quelques secondes. Elle avait noué son écharpe et rempoché son paquet de cigarettes avec des gestes fébriles. Elle s’était levée et je l’avais raccompagnée à la porte. Je l’avais regardée s’éloigner dans les couloirs de la PJ, petite ombre blanche.
Six mois encore à tirer. De bons et loyaux services. Tu parles. Depuis quelque temps, la direction m’avait mis sur la touche. On m’avait flanqué Fuchs et Bouvier comme adjoints. Deux baltringues. Fuchs avec son nez pointu et ses grandes oreilles, un flic blasé, censé prendre sa retraite pas longtemps après moi. Et Bouvier, une chiffe molle dont plus aucun service ne voulait. J’étais placardisé et je n’avais plus rien à faire. La frêle gamine à la jolie frimousse qui venait de perdre son père m’avait touché.
Dehors, le vent s’était levé et les vitres tremblaient. Le monde était encore plus sombre. Je buvais mon vin à petites gorgées en fumant cigarette sur cigarette. Je pouvais entendre mon cœur battre, et c’était comme si j’avais pu entendre le cœur de tout le monde. Les morts font un boucan du diable.
Hugues Charybde, le 18/11/2024
Xavier Boissel - Fonds Noirs - 10/18
l’acheter chez Charybde, ici
15.11.2024 à 09:07
L'Autre Quotidien
Agnes Obel - The Curse
Ce n'est pas sur une montagne qu'on trébuche, mais sur une pierre.
Proverbe indien
Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre.
Albert Camus, L’Envers et l’endroit
11.11.2024 à 12:42
L'Autre Quotidien
Née en 1945, Tina Barney entreprend à la fin des années 1970 de photographier ses proches et amis. Fine observatrice des rituels familiaux, elle s’intéresse particulièrement aux relations entre les générations dans le cadre domestique. Ses portraits colorés, souvent de groupe et de grand format, qui semblent à première vue tenir de l’instantané familial, sont pour la plupart soigneusement mis en scène par l’artiste, créant des tableaux composés qui établissent un dialogue avec la peinture classique. D’autres capturent avec spontanéité des moments insaisissables d’interaction entre les sujets. Tina Barney a par ailleurs souvent photographié sur commande : ses portraits de célébrités pour la presse, magazines de mode et marques de luxe témoignent de la même complexité, sensibilité et parfois humour que dans sa pratique artistique.
L’exposition, produite par le Jeu de Paume, dévoile une sélection de 55 tirages à grande échelle mêlant images en couleur et noir et blanc, clichés de ses débuts et productions inédites, œuvres de commande et personnelles, modèles connus telle Julianne Moore ou anonymes et proches de l’artiste.
« La seule façon de s'interroger sur soi-même ou sur l'histoire de sa vie, c'est par la photographie. »
Tina Barney 2017
C'est à la fin des années 1970 que Tina Barney élabore son approche photographique singulière. En 1981, elle passe d’un appareil photo Pentax 35mm, tenu à la main, à une chambre photographique Toyo 4x5 montée sur trépied. Tout au long des années 1980, ses premières images révèlent un monde rarement vu en photographie, offrant au public un regard intime sur la vie intérieure de la classe aisée de la côte est des États-Unis.
Sur divers lieux de vacances, à l’occasion de fêtes d’anniversaire (The Children’s Party [La fête des enfants], 1986), de mariages (Bridesmaids in Pink, [Demoiselles d’honneur en rose] 1995), de barbecues (Tim, Phil and I, [Tom, Phil et moi] 1989) et de déjeuners en famille dans sa maison de Rhode Island et aux alentours, Tina Barney explore les habitudes sociales de ses sujets entre absorbement intense des uns et agitation oisive des autres.
Ses modèles posent à la manière d’acteurs dans une scène de théâtre ou de cinéma, l’artiste n’hésitant
pas à demander de refaire certains micro-gestes et à donner quelques directives informelles. Dans The Reception [La réception] (1985) par exemple, Tina Barney dirige avec soin les invités d’un mariage de sa sœur tout en conservant la spontanéité d'un instantané.
Entre 1996 et 2004, elle voyage en Italie, au Royaume-Uni, en Autriche, en France, en Espagne et en Allemagne, s’intéressant aux types sociaux et aux coutumes plutôt qu’aux individus. Dans ces œuvres, les motifs traditionnels sont souvent combinés à des caractéristiques plus contemporaines, les personnages de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie européenne posant d’une manière picturale, dans une certaine tradition du portrait de groupes qui n’est pas sans rappeler les conversation pieces anglaises du XVIIIème siècle.
« Sans doute les gens pensent-ils [que je consacre mon travail] à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie. Ces photographies traitent de la famille, de personnes de la même famille qui se côtoient d’ordinaire au sein de leur propre maison. Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit. »
Tina Barney, BOMB Magazine, 1995
Le grand format permet à la photographe de magnifier les détails des textures et des couleurs, des vêtements, du mobilier, des tissus et des décors de ses sujets en mettant l’accent sur la culture visuelle et matérielle qui sous-tend les choix et les goûts de ses modèles.
Le parcours met également en lumière la dimension théâtrale, au cœur de son travail – une dimension qui accorde une attention particulière à la mise en scène de ses sujets et à la construction de l’espace. Synthèse originale d’une rigueur héritée de l’utilisation de la chambre photographique, de l’observation de la peinture de chevalet comme d’une pratique de l’instantané, l’œuvre de Tina Barney est parcouru par une tentation narrative. Au début des années 1990, elle commence à travailler pour de nombreux magazines et journaux parmi lesquels : Daily Telegraph, W, Arena Homme plus, Hommes Vogue International, Vogue US...
« Je veux qu’il soit possible d’approcher l’image. Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce. Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit.” Je veux que vous soyez avec nous et que vous partagiez cette vie avec nous. Je veux que la moindre chose soit vue, que l’on voie la beauté de toute chose : les textures, les tissus, les couleurs, la porcelaine, les meubles, l’architecture. »
Tina Barney, BOMB Magazine, 1995
« À la fin des années 1990, j’ai commencé à vouloir mettre moins de monde dans mes images, parce que j’avais conscience d’avoir usé jusqu’à la corde le genre du tableau chorégraphié. Mes œuvres se sont alors davantage rapprochées du portrait, et malgré les difficultés et les défis que cela implique, c’est, aujourd’hui encore, ce qui m’intéresse : une personne qui fait face à l’appareil photo et sait quoi faire avec lui. »
Tina Barney, The Brooklyn Rail, 2018
Karel Zeiss, le 11/11/2024
Tina Barney - Family Ties -> 19/01/2025
Jeu de Paume - Place de la Concorde 75001 Paris
11.11.2024 à 12:29
L'Autre Quotidien
En 2021, une « goutte froide » – l’occasion pour les non-spécialistes d’apprendre le mot – avait déjà méchamment refroidi l’ouest de l’Allemagne et le Benelux. Elle ne faisait que donner la mesure de ce qui nous attend. En effet, cette gouttelette n’était rien comparée à la lame qui a dévasté la région de Valence, au sud-est de l’Espagne, le 29 octobre 2024. Il est tombé en un jour autant de pluie qu’en une année. Aucun bâtiment, fut-il en matériaux ressourcés, aucune ville, fut-elle remplie d’écoquartiers, ne peut résister à une vague furieuse de deux mètres de haut. Un tsunami terrestre en somme !
Sans même parler des plus de deux cents morts, victimes d’une fin affreuse – étouffés par de la boue ! – et des centaines de disparus, évoquons le coût incalculable à ce jour de la catastrophe puisque c’est toujours en termes financiers que les pouvoirs en place parlent d’écologie. Ce qui est sûr est, qu’en Espagne, le coût de l’inaction va faire exploser les tableaux Excel des conseillers bien mis et s’affoler les agences de notation, surtout celles dont des actionnaires possèdent – possédaient – une maison sur les hauteurs de la région de Valence. Que ceux-là n’ont-ils pas prescrit depuis trente ans ?
La réalité est que, au moins depuis Al Gore, pour ceux qui se souviennent de ce Cassandre – Prix Nobel de la paix en 2007 et candidat malheureux à la présidence américaine battu de justesse en 2000 par Georges Bush junior – tous les dirigeants de tous les pays, sauf à substituer la bêtise au cynisme, savent sans illusion l’ampleur de la catastrophe devant nous. Pour autant, de la COP 15 à Paris à la COP 29 à Bakou (du 11 au 22 novembre 2024), sauf au Costa Rica, vous avez vu la différence ?
En 2024, au vu des dévastations en Espagne, le gouvernement français fait mine de s’affoler – ça ne fait que dix ans que Vulcain ex-Jupiter est au pouvoir – et « fixe de nouveaux objectifs pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ». Le même qui a inventé le concept d’Ecoterrorisme ! Le Monde, dans un édito comme d’habitude tout en nuances (2/11/2024), pour ne pas dire trop prudent, invite encore à « la nécessité d’adapter et de protéger ». Certes mais aucune adaptation n’est possible face à un mur de boue de deux mètres de haut qui dévale de la colline.
Il est vrai que tant que des îles exotiques sombraient toutes seules loin des yeux loin du cœur, le temps de l’adaptation paraissait prometteur ! Souvenez-vous de la farce du réchauffement maîtrisé à 1,5°.
Bienvenue dans le nouveau monde réel. Imaginez maintenant la même goutte froide au-dessus de Paris et que, à l’instar de ce qui s’est passé à Valence, il pleuve sur la région capitale en un jour autant qu’en un an, même six mois. Il faut imaginer à quoi ressemblerait Paris au pied de la Butte Montmartre ou de Ménilmontant, et de Meudon et de toutes les villes situées sur les coteaux de la Seine ; on pourrait traverser le fleuve à pied sec en sautant au-dessus de la pyramide de bagnoles, les volontaires par milliers pour nettoyer les couloirs du métro ou les réserves des musées parisiens ! Inimaginable ? En 2021 une goutte froide en Allemagne et dans le Benelux, en 2024 en Espagne à Valence : en 2026 à Paris, juste au milieu de la diagonale ?
La bonne nouvelle est que plus personne n’est épargné et, aux survivalistes les plus favorisés, puisque pour Mars c’est râpé, ça va leur faire tout drôle. Imaginez la fondation Vuitton emportée avec le jardin d’acclimatation par des flots furieux. On verrait bien alors si elle vole… Et Elon Musk qui se fait construire une villa à San Cassiano, station de luxe dans les Alpes italiennes du Trentin-Haut-Adige, un ouvrage de cinq étages et de 800 m² qui comptera « 15 chambres et 15 salles de bains, un grand séjour, une cave à vin et un spa souterrain » (JDN 3/01/2024). Qu’est-ce qui se passe si c’est toute la montagne qui se barre dans la vallée emportant avec elle ses enfants numérotés en abattis ? Donald Trump lui sera alors d’un maigre secours.
Dit autrement, quand même les plus riches sont obligés de commencer à envisager le pire, c’est qu’il n’est plus temps pour l’adaptation peinarde qui permet aux pouvoirs en place et à leurs affidés industriels de tenter de préserver la chèvre et le chou et au bon peuple de continuer à croire que ça n’arrive qu’aux autres. Maintenant que cela s’est produit une fois à Valence, cela va donc se reproduire, ce n’est qu’une question de temps, ce n’est pas comme si la Méditerranée allait se rafraîchir… Alors quoi ? Reconstruire comme avant ? Une fois ? Deux fois…
Et une goutte froide sur l’EPR de Flamanville, il se passe quoi ? Soyons rassurés, avec la hausse du niveau de la mer, la France a un plan Canadair ! Quelqu’un sait encore construire des hydravions ? Les Hauts-de-France sont preneurs…
En effet, à l’heure d’écrire ces lignes, le vrai souci est celui des effets de seuil, telle la goutte (froide) qui fait déborder le vase de l’anxiété. Nous voyons déjà de nos propres yeux les dégâts à +1,5° (selon la police). Que se passera-t-il à +1,8°, des grêlons de la taille d’une orange ? À +2,1°, des grêlons de la taille d’une pastèque ? Et Christophe Béchu, ancien ministre de l’Écologie qui évoque une France à +4°.* Des grêlons de la taille d’une Clio ?
Le fait est, inéluctable, que plus le temps passe, plus chaque centième de degré en plus à l’échelle de la température de la planète est porteur de menaces aux conséquences de plus en plus dévastatrices. Les effets de seuil, c’est ce qui leur fiche vraiment les jetons aux scientifiques du GIEC. Et que dire à ceux qui demain vont se prendre la douche ou les coups de soleil ? Leur envoyer nos condoléances ? Des bouées ?
Plus précisément, pour en revenir à la politique et l’architecture, c’est d’une nouvelle géographie à très grande échelle dont il est question désormais, laquelle par essence va nécessiter de grands travaux afin de répondre à de nouveaux impératifs urbains et architecturaux. En d’autres termes, un nouveau paradigme est déjà à l’œuvre et nous disposons dorénavant d’un temps très court pour résoudre de multiples équations à de multiples inconnus. Pour ceux qui doutent, recalculer les coûts de l’inaction à Valence…
Que faire ? Créer des villes souterraines comme dans Dune pour se protéger du cagnard et développer les troglodytes du Saumurois ? Créer des maisons en adobe en béton renforcé pour résister aux éléments quels qu’ils soient ? Retrouver l’urbanisme de la ville basse faite de ruelles protégeant du soleil et sans voiture à s’empiler au bas de la rue en cas d’évènement Cévenol ? Surélever des banlieues entières pour faire face aux inondations ?
L’inondation, parlons-en ! Des solutions existent, c’est la volonté politique qui fait défaut. En témoignent abondamment nos chroniques de la catastrophe annoncée,** de l’architecte Eric Daniel-Lacombe. Un autre exemple, pour ne heurter personne ici en Gaule, est celui de la ville de Chicago. Pour faire face aux inondations du lac Michigan, la décision fut prise en 1856 de surélever la ville de deux mètres ; toute la ville ! Ce qui fut fait. Un réseau logistique souterrain fut créé – Wacker Drive – et trente ‘blocks’ à l’ouest de la 22ème rue, tous les anciens rez-de-chaussée sont encore aujourd’hui des sous-sols, les potagers sous le niveau du lac.
Il est donc possible d’imaginer une action politique décisive. Mais c’est dans doute faire trop d’honneurs aux nôtres, politiciens et politiciennes. Tiens le ministère de la Culture par exemple, doté d’une vision prospective et à la tête de ce combat exaltant ! Pourtant, pour réfléchir à 50 ou 100 ans, qui d’autres que des architectes ? Ah oui, combien d’hommes et femmes de l’art justement parmi les ministres et les sous-ministres dont tout l’horizon de l’intérêt général s’arrête à la prochaine élection ?
En tout cas, les pouvoirs en place, pusillanimes et tellement soucieux des intérêts des leurs, peuvent désormais réfléchir à la façon dont ils furent accueillis à Valence ; même le roi fut hué et obligé de rebrousser chemin. Allo Don Quichotte ! À l’heure où ils s’apitoient sur les Ibères, cela en dit long sur la douche écossaise qui attend désormais nos hommes et femmes politiques à la moindre nouvelle catastrophe non naturelle. D’autant que c’est bientôt le pays entier qui sera en état de catastrophe non naturelle.
À un moment donné, au plus tard quand les actionnaires des assurances commenceront à se jeter du haut de leurs immeubles à New York, La Défense ou dans le VIIIe arrondissement de Paris, nos leaders, ceux d’aujourd’hui – en train de voter le budget du pays par exemple – ainsi que ceux d’hier et d’avant-hier ne pourront plus se cacher. Or, fondée ou non, la colère est déjà grande, en Espagne à la limite du régicide. En France, on sait faire…
Mais bon, c’est qu’il sera trop tard.
Christophe Leray, le 11/11/2024
La goutte froide
11.11.2024 à 11:58
L'Autre Quotidien
Ainsi, Firelei Báez explique comment son travail s'efforce de placer les Caraïbes dans un contexte mondial en capturant des traditions telles que le carnaval ou en traduisant parfaitement la façon dont la lumière du soleil filtrait dans le jardin de sa grand-mère en République dominicaine.
De même, Morel Doucet explique comment la mise en avant de son identité haïtienne lui a permis de raconter sa propre histoire, plutôt que de laisser les autres décider de qui ou de quoi parlent ses délicates sculptures en céramique.
April Bey, qui met en lumière la relation entre opulence et avenir prospère, et Sonya Clark, qui démonte la distinction eurocentrique entre l'art et l'artisanat, figurent également dans le livre. Barnett, elle aussi artiste et créatrice, nous donne un aperçu de son atelier et de ses pratiques méticuleuses en matière de céramique.
Dans son ensemble, Crafted Kinship se concentre sur les processus, les considérations et les histoires qui entrent dans la composition d'un large éventail d'œuvres, en établissant des liens entre chaque élément, chaque artisan et leurs liens ancestraux. Bonne synthèse en hard-cover, à choper sur le site de Colossal.
Baron Lundi, le 11/11//2024
Malene Barnett - Crafted Kinship: Inside the Creative Practices of Contemporary Black Caribbean Makers - Artisan Publishers
11.11.2024 à 11:33
L'Autre Quotidien
Au travers d’une scénographie innovante qui donnera les clefs du décryptage de multiples propositions artistiques qui explorent ledit « fait divers », les visiteurs pourront décoder les ressorts du genre. Et comme l’annonce le sous-titre de l’exposition « Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse », chacun d’eux pourra ici laisser libre court à son imagination et son libre arbitre.
Cette exposition collective inaugure l’anniversaire des 20 ans du MAC VAL, célébré tout au long de l’année 2025, et comme le souligne le Président du Département du Val-de-Marne « le label d’intérêt national qui vient de lui être décerné par le ministère de la Culture est indéniablement une marque d’encouragement pour Nicolas Surlapierre, arrivé à la tête de l’institution en octobre 2022, à poursuivre la mise en œuvre de son projet scientifique et culturel visant notamment à l’adhésion des publics les plus larges et variés possible à une histoire de l’art d’aujourd’hui. Son premier opus « L’œil vérité », actuellement à découvrir au musée, donne le « la » d’une programmation décomplexée, mêlant approche scientifique et accessibilité. »
Parce que le fait divers est souvent lié à l’univers de l’enquête, à une certaine forme d’énigme et à la volonté des artistes d’élucider leur part mystérieuse, l’exposition s’articule autour de la poésie des équations à plusieurs inconnues qui sont pensées entre paramètre et registre « d’indicialité ». Chacune des équations sera introduite par « des pièces à conviction » confortant la métaphore bien légitime de l’enquête et du judiciaire et laissant planer l’empreinte de l’erreur judiciaire ou de l’erreur humaine à l’origine de nombreux faits divers.
C’est autant un univers de formes qui sera proposé qu’un vaste champ lexical que s’emploiera à échafauder la présente exposition.
L’abécédaire typologique, non sans faire référence au Dictionnaire amoureux du faits divers (Didier Decoin, Éditions Plon, 2022) entendra ainsi montrer la diversité des artistes et des formes qui se sont intéressés de près à ces évènements singuliers entre indices indicibles et indécidables. Il visera également à mettre en lumière l’impact de la culture visuelle du fait divers sur l’art contemporain. En 26 lettres et 5 équations, l’exposition présentera une hypothèse de ce qu’est le fait divers mais se gardera bien d’imposer une réponse, elle laissera ainsi libre cours à la possibilité, pour toutes et tous, de se faire son avis, d’être aussi saisis d’un doute ou tout simplement de se laisser porter par les délices de l’affabulation ou de la spéculation.
Cinq équations structurent l’exposition En sciences mathématiques, elles sont des variables et correspondent, assez bien, à l’univers des énigmes à résoudre. Elles résument la volonté des artistes à souvent vouloir élucider l’énigme qui, parfois ou souvent, sous-tend un fait-divers et transforment les salles d’exposition temporaire du musée en un vaste jeu de plateau en référence au jeu de société
célèbre. Chaque équation réunit 5 ou 6 lettres de l’abécédaire. Elles rompent avec l’ordre alphabétique afin que visiteuses et visiteurs puissent appréhender le champ lexical fait-diversier, les principales thématiques, la diversité des réponses proposées par les artistes ou les enjeux de réception.
Respectivement, les équations décrivent des grandes catégories ou des archétypes : l’univers judiciaire (équation no1), la catastrophe (équation no2), la violence (équation no3), l’humeur noire (équation no4), la pulsion scopique (équation no5).
26 hypothèses alphabétiques Au-delà du caractère illustratif de l’abécédaire, le fait divers est également une excellente façon, ainsi que Vincent Lavoie, commissaire associé de l’exposition, a pu le rappeler, de questionner certains protocoles et modes opératoires de l’art contemporain.
La « fictionnalisation » de l’événement dit mineur, la prégnance du modèle indiciaire, la transposition artistique de protocoles d’enquête : reconstitution, inventaire et collecte, le jeu des temporalités dans les représentations événementielles, l’éthique du témoignage et des discours probatoires, le sensationnalisme et les régimes des affects ou enfin les effets d’authenticité et débats d’opinion seront autant de points évoqués dans chacune des cinq équations qui structurent l’exposition.
Malgré un engouement certain, aucune exposition en France jusqu’à aujourd’hui n’a réellement été consacrée à une analyse artistique du fait divers. Puissant catalyseur d’affects (compassion, plaisir, curiosité, identification), le fait divers a une valeur fantasmatique qui participe de la dramaturgie et de l’art contemporain.
Nicolas Surlapierre, Directeur du MAC VAL, commissaire de l’exposition le 11/11/2024
Commissaire associé Vincent Lavoie Coordinateur Julien Blanpied assisté de Marzia Ferri
Faits divers - Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse -> 15 /11/2024 →14/04/2025
MAC VAL Place de la Libération 94400 Vitry-sur-Seine
11.11.2024 à 09:15
L'Autre Quotidien
Tout au long de ces émissions, qui dessinent une esquisse grossière et impressionniste de l'histoire coloniale du Chili, les ondes radio sont envahies par les fantômes des Palestiniens et des cris d'animaux inquiétants. C'est l'histoire du nouveau double album de Nicolás Jaar, qui a commencé par une chanson commandée par le Musée de la mémoire et des droits de l'homme de Santiago pour une exposition sur le régime de Pinochet et qui s'est transformée en une véritable pièce radiophonique diffusée via Telegram et d'autres plateformes en ligne. Jaar a fini par publier l'ensemble sous la forme d'un fichier audio sur Bandcamp, dont les recettes ont été reversées à des associations caritatives soutenant les communautés mapuches et les Palestiniens de Gaza. Aujourd'hui, le projet atteint sa forme finale, estampillé sur deux plaques de cire et réduit à ses points forts musicaux. Cette explication donne à Piedras 1 & 2 un aspect désordonné et tentaculaire - une quête épique secondaire - mais en réalité, il s'agit en quelque sorte de l'opus magnum de Jaar, combinant ses talents pour les sonorités abstraites, la pop pince-sans-rire et l'art de la performance en un tout étourdissant.
Les chansons de l'artiste fictif Hasbún - dont le nom est un portmanteau des noms de famille des grands-mères de Jaar - constituent la majeure partie de Piedras 1. Elles comptent parmi les compositions les plus invitantes et accrocheuses de Jaar, des grooves sulfureux qui s'inspirent du rock indépendant et du reggaeton, avec des paroles qui incitent à la réflexion et qui sont prononcées d'un ton pince-sans-rire. Sur le faussement enjoué "Aquí", Hasbún demande "Qu'est-ce que cela signifie vraiment d'être d'ici ?", définissant "ici" comme un lieu dont la vérité "n'est pas écrite sur le papier". Ce fil conducteur se déroule dans la pièce maîtresse, "El Río de las tumbas", où Jaar/Hasbún décrivent l'histoire du fleuve Magdalena. La prose elliptique fait référence à tout, d'Einstein à la Palestine, soulignant l'impact global du colonialisme et la nature cyclique de la vie et de la mort : Hasbún est présumé mort, jeté dans le fleuve, mais le fleuve est aussi source de vie et de renouveau.
Dans le passage le plus obsédant de l'album, Jaar souligne le lien entre la colonisation du Chili et la Terre sainte. (Le Chili abrite également la plus grande diaspora palestinienne en dehors du Moyen-Orient). Il compare le nom du fleuve Magdalena, donné par le colonisateur espagnol Rodrigo de Bastidas, à l'ancienne ville juive Magdala, puis à un village arabe appelé al-Majdal qui a été détruit et remplacé par la colonie israélienne de Migdal. Jaar souligne l'importance - et la force brute - de la (re)dénomination :
Vous dites que vous êtes près du fleuve Magdalena.
Et je vous parle de la Palestine.
Qui n'est plus la Palestine.
Et le Rio Grande n'est plus Karacalí,
Non, le fleuve n'est plus Karihuaña
Il n'est plus Guacahayo.
Mais c'est toujours Guacahayo ! C'est le fleuve des tombes !
Est-ce qu'un lieu change quand on le renomme ? Devient-il autre chose ? Ces sentiments de perte et de confusion sont soulignés sur un autre temps fort, "Mi Viejita", une réminiscence de lieux devenus inaccessibles. Ce sont des gens qui quittent leur vie - les uns les autres, leurs fermes, leur bétail - pour aller à la guerre au nom d'une entité coloniale, avant d'être opprimés par une junte militaire et un couvre-feu strict qui ne leur offre aucun remerciement en retour, redéfinissant la terre pour laquelle ils se sont battus comme quelque chose qui ne leur appartient plus. Le bouleversement émotionnel de la chanson est accompagné d'un rythme brisé qui sonne comme celui d'un ivrogne, trop lent et chancelant pour se tenir droit, et les bavardages en arrière-plan ne font que renforcer l'atmosphère chaotique.
La musique qui accompagne les voix sur Piedras 1 est impressionniste et en niveaux de gris, avec des éclats de bruit, des chiens qui aboient et des synthés qui sonnent comme des éléphants en colère, marquant les thèmes de l'aliénation et de l'identité en mouvement. Piedras 2, en revanche, recueille la musique interstitielle de la pièce radiophonique et passe de l'expérimentation cérébrale - comme l'élégant et légèrement jazzy "Radio Chomio", avec l'artiste mapuche Eli Wewentxu - à l'effervescence des clubs, comme la trilogie finale "SSS", qui renvoie aux débuts de Jaar en tant qu'enfant de la rue. Seulement maintenant, la musique est frénétique et claustrophobe, comme si elle essayait de sortir de ses propres structures rythmiques, une forme violente d'affirmation de soi.
Jaar sait créer de l'espace et de la distance dans la musique, ce qui se prête naturellement à la construction de récits. Des éléments tels que les grosses caisses ou les voix semblent souvent provenir de la pièce voisine, jusqu'à ce que les choses se précisent soudainement, brièvement, un procédé que Jaar utilise à plusieurs reprises pour mettre en valeur les parties les plus importantes de Piedras. Cela permet à ce double album d'être un peu plus direct, un contrepoids à l'attitude distante habituelle de Jaar.
On peut écouter l'album et apprécier ses grooves somnolents de loin, mais le sujet est captivant, parfois même dérangeant, comme la phrase sur les vaches dans "Mi Viejita". C'est une caractéristique du style radiophonique qui joue en faveur de Jaar, soulignant les enjeux des crises historiques comme celle du Chili, qui continuent de se dérouler dans le monde entier. C'est ce que beaucoup de gens ne réalisent pas à propos de l'histoire des dictateurs, des despotes et des régimes génocidaires : Les dégâts ne se limitent pas à tuer des gens dans la rue ou à les enfermer ; il s'agit aussi du traumatisme causé par les disparitions sans explication. C'est l'impossibilité de trouver la vérité, ou même la volonté d'essayer. Les gens, les choses, les lieux disparaissent sans explication, comme s'ils n'avaient jamais existé. Parfois, c'est sous le couvert de la nuit, d'autres fois, c'est diffusé dans les journaux télévisés et sur l'internet.
En apprenant à connaître Piedras, je revenais sans cesse à ce couplet obsédant de "Aquí" : "Si c'est écrit sur les murs, ce n'est pas écrit sur le papier". Ce couplet devient un cri de ralliement pour les personnages de la pièce, qui luttent contre un système qui veut les effacer. Mais comme une grande partie de Piedras, cette pièce a également une portée universelle, partant du Chili et s'étendant en spirale, de la Palestine au Soudan en passant par l'Ukraine, où les archives sont conservées dans un bain de sang et où des récits contradictoires se disputent la suprématie, alimentés par la haine et l'animosité raciale.
En mettant en miroir l'histoire coloniale, la brutalité politique et le déni historique du Chili avec le déni quasi séculaire des déplacements et du génocide en Palestine, Jaar souligne des vérités que certains préféreraient ignorer. L'impact du projet est pleinement perceptible dans la pièce radiophonique complète, dans tout son trop-plein désordonné, mais Piedras 1 & 2 offre quelque chose de plus concret, presque insidieux. Ces chansons sulfureuses se frayent un chemin dans votre cerveau, des phrases et des paroles qui jettent les bases d'une véritable réflexion répétée sur des rythmes dansants. Que signifie être d'ici ? Qui décide de ce qu'est ici, et qui a la prétention originelle d'être ici, là ou n'importe où ? Jaar n'a pas les réponses, mais Piedras souligne la nécessité de réfléchir à ces questions, dans un monde où même la vérité est contestée et combattue.
Ernesto Che Simardo le 11/11/2024
Nicoals Jaar - Piedras 1 & 2 - Other People ( sortie vinyle le 31/01/2025)
04.11.2024 à 12:42
L'Autre Quotidien
Neige Sinno se pose – et nous pose – de nombreuses questions, et son grand mérite est moins d'apporter des réponses que de déconstruire ces questions jusqu'au point où la raison, cédant devant l'horreur de l'acte et l'opacité du violeur, s'autorise à dire: "Je ne sais pas." Il n'est pas bien sûr question dans ce livre d'un simple constat d'ignorance: à la question "pourquoi le violeur agit", la réponse la plus cinglante existe : parce qu'il le peut. Et c'est là que Neige Sinno enfonce le clou d'une vérité incontournable: le viol est moins une affaire de sexe que de pouvoir:
"Ils [ceux qui violent en temps de guerre] violent parce qu'ils peuvent, parce que la société leur donne une possibilité, parce qu'on leur a donné l'autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole." (p.192)
A ce pouvoir, à cette quasi impunité qui fait que les trois quarts des affaires de viol et d'inceste n'aboutissent à aucune condamnation, que peut l'écrivain, l'écrivaine? Neige Sinno est formelle: l'écriture ne débouche sur aucun salut. Elle ne sauve pas. Si l'on raconte sans fioritures, on reste dans le document, le témoignage. Si on tente de faire œuvre littéraire, on salit sans doute quelque chose. La force du texte de Sinno est de se tenir, en une courageuse oscillation, entre ces deux pôles. L'apparent détachement qu'elle adopte dans son récit comme dans ses nombreuses analyses et réflexions, il faut je crois le concevoir comme une distance chèrement acquise, une distance qui permet de confronter la froideur du factuel au feu du sensible. Ce qui ne peut être traduit peut néanmoins être porté par la phrase.
En s'entourant de figures tutélaires comme celles de Nabokov, Woolf, Chalamov, en mettant sa sa démarche en résonance avec des écrits de Dorothy Allison, Annie Ernaux, Christine Angot ou Mary Gaitskill, Neige Sinno cherche moins à se situer dans une tradition littéraire qu'à confronter son propos à d'autres traitements, d'autres stratégies narratives ou réflexives. Consciente de la singularité irrévocable de son histoire, elle veut également la mettre en relation avec d'autres histoires, et surtout, d'autres modes d'exposition. Une autre famille existe que celle, toxique, qui permet l'indicible.
J'ai parlé plus haut de "distance", j'aurais pu même prononcer le mot "humour". Oui, car Triste Tigre n'est pas "sinistre" – les faits le sont suffisamment, et les faits ne disent pas à eux seuls ce qui est éprouvé dans la chair, l'esprit, la mémoire, l'impensé. Un humour très discret le parcourt, dont l'auteure ne méconnaît pas, loin de là, la dimension dangereuse. En effet, ainsi qu'elle souligne, la personne violée, dès lors qu'elle "semble" passer à autre chose, "semble" laisser entendre que finalement on s'en remet, d'un viol, ce qui revient à minimiser l'acte et, partant, la responsabilité du violeur dans ce qui n'est qu'une longue destruction. Comme si la personne violée était prise en étau entre le devoir de dépression et l'injonction à la résilience.
L'humour déployé par Neige Sinno, du moins en ai-je l'impression, n'a rien d'une posture faussement désinvolte: il est de l'ordre de la générosité. Une générosité envers le lecteur, que l'horreur peut à tout moment paralyser – or la littérature permet d'éviter tout figement. D'où ce livre sans cesse en mouvement, au centre sans cesse déplacé, qui nous oblige nous aussi à questionner notre place, interroger notre perspective, évoluer dans notre silence ô combien bruissant de lecteur. Je ne dirai évidemment pas que Triste Tigre est un livre joyeux: mais c'est un livre qui, dans les forêts de la nuit, sait encore sourire – pour nous épargner, possiblement. Nous protéger?
Claro, le 4/11/2024
Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L, 20€
04.11.2024 à 12:25
L'Autre Quotidien
Ayant lui-même marché plusieurs fois sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, français ou européens, le dessinateur a commencé à remplir ses carnets de croquis, de portraits, d’anecdotes ou de gags. Il dessine pour d’autres, peint des fresques sur place et continue de dessiner sur les crédentiales —sorte de passeport du marcheur, un carnet à tamponner à chaque étape jusqu’à Compostelle— des marcheur.se.s qui passent par son accueil pèlerin dans l’Hérault.
Il rejoindra l’association SEUIL pour deux missions d’accompagnement pour des « séjours de rupture » où il marchera 3 mois avec des jeunes qui souhaitent tenter cette expérience pour couper avec leur environnement en alternative avec des prises en charge institutionnelles. Ce programme sur le principe de la libre adhésion de l’adolescent.e propose une autonomie et un séjour organisé avec un.e accompagnant.e et sont suivis par un service de l’Aide Sociale à l’Enfance ou de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
De ces expériences, Jérémie Gallegos tirera un récit où se croisent deux tandems, Samia et son accompagnant Ismaël avec en parallèle Kevin et son accompagnante Carine. Deux histoires qui se croisent et se répondent et permettent à l’auteur de raconter le quotidien de ces marcheurs, de raconter leurs relations, leurs galères, leurs moments de grâce et pas mal d’anecdotes surprenantes ou amusantes.
Si les personnages sont fictifs, les situations, certaines phrases ou les anecdotes sont inspirées de ses propres expériences. Et on le ressent en lisant ce livre, l’auteur est proche de ses personnages et il arrive à nous transmettre l’essence de ces expériences sans nous assommer d’infos. Sur une centaine de pages, on découvre ces marches de ruptures et ce qu’elles représentent, on découvre le quotidien de ces binômes qui sillonnent les chemins pour réapprendre à être ensemble et on se familiarise avec les marches autour de Compostelle.
Le dessinateur joue avec le découpage des planches pour installer des saynètes humoristiques, des pastiches, des gags au milieu des planches qui font le portrait de ces quatre marcheur.se.s. il propose des ruptures de rythmes et de style graphique pour enrichir l’histoire de métaphores graphiques ou de respiration qui en font un livre surprenant.
Ni documentaire, ni carnet de route, ni pure fiction, La rue et le chemin est un peu de tout cela à fois et nous immerge dans une routine qui n’est pas la nôtre, mais finit par devenir familière grâce au trait du dessinateur.
Vous pouvez soutenir le projet sur la plateforme kisskissbankbank, votre contribution vous permettra non seulement d’acheter le livre, mais également d’en offrir un à un ado : chaque livre acheté est doublé par un livre offert à un.e jeunes qui s’engagent dans une marche SEUIL.
Thomas Mourier, le 4/11/2024
Jérémie Gallegos - La rue et le chemin - éditions du Seuil
04.11.2024 à 11:46
L'Autre Quotidien
Moffat Takadiwa a installé son studio à Mbare, un quartier populaire de la banlieue d’Harare dont l’économie informelle est en partie basée sur le recyclage d’objets électroniques et la vente de produits de seconde main importés d’Europe. Depuis une dizaine d’années, il collecte des claviers d’ordinateurs, des brosses à dents usagées, des tubes de dentifrice vides, des barillets de stylos, mais aussi des bouchons de bouteilles, des poignées de seaux, des cuillères en plastique, etc. Récemment, des boucles de ceintures ou des fermetures éclair ont fait leur apparition dans des tapisseries géantes exposées dans le cadre du pavillon national du Zimbabwe à la Biennale de Venise 2024.
Moffat Takadiwa donne une nouvelle vie à ces éléments hétéroclites en les transformant en sculptures et tapisseries. Sa démarche s’inscrit dans le sillage de celles d’artistes du continent africain qui ont fait le choix, à partir des années 1980, de créer des œuvres quasi exclusivement à partir de matériaux de récupération, pour se placer en rupture radicale avec l’art académique occidental introduit en Afrique à la fin du XIXe siècle.
Dans le cas de Moffat Takadiwa, le déclic remonte à 2015, lors des manifestations du mouvement « Rhodes Must Fall »2 qui a remis en question la prédominance d’une vision occidentale du monde dans le curriculum des universités sud-africaines. Il comprend, à ce moment-là, qu’il est temps pour lui également de trouver sa propre voie à travers un langage artistique qui puise sa source dans son contexte socio-culturel local. Au moyen de touches de claviers d’ordinateurs, présentes dans la majorité de ses œuvres, Moffat Takadiwa commence à créer un nouveau vocabulaire « décolonisé »3. À travers ses mosaïques polychromes dont les éléments sont reliés avec des fils de pêche, il construit inlassablement des connections entre le passé et le présent, entre les savoirs ancestraux d’hier et les sociétés urbaines d’aujourd’hui. Chaque nouvelle production est un récit qui nous invite à percevoir l’interdépendance des communautés par-delà les siècles, par-delà les territoires.
Le cercle, omniprésent dans l’œuvre de Moffat Takadiwa, fait référence à une forme que l’on trouve dans de nombreux objets usuels, mais aussi aux contours du Grand Zimbabwe, la légendaire cité médiévale, aujourd’hui en ruines, centre d’un empire qui couvrait le Zimbabwe et le Mozambique actuels. La charge esthétique de ses œuvres — qui empruntent les motifs et les couleurs de différentes cultures de son pays — sous-tendent une critique sévère des rémanences d’un passé colonial encombrant, tout en louant les groupes de résistances qui les ont combattues.
Les œuvres de Moffat Takadiwa s’apparentent à des algorithmes produisant inlassablement des variantes d’un même récit. Elles archivent méthodiquement le trajet de marchandises revenues s’échouer en Afrique. Extraites sur le continent à l’état de matières premières, elles sont exportées vers l’Europe ou la Chine pour y être manufacturées. À l’occasion de leur « retour au pays », Moffat Takadiwa les métamorphose en objets précieux, dont certains feront, à nouveau, le voyage vers l’Occident, à destination des musées et collectionneurs.
N’Goné Fall le 4/11/2024
Moffat Takadiwa - The Reverse Deal → 16 novembre 2024
Galerie Semiose 44, rue Quincampoix 75004 Paris
04.11.2024 à 11:24
L'Autre Quotidien
Drag est le kabuki américain. La forme classique du théâtre japonais et son pendant américain sont tous deux des arts de la scène qui se caractérisent par des costumes exagérés, une narration stylisée et des acteurs qui brouillent les distinctions entre les sexes.
Les "drag queens" sont l'art incarné. Mais elles sont généralement représentées avec des lumières glamour, des arrière-plans chargés et des poses exagérées - des clichés. Au lieu de cela, ce projet en cours Drag/Strip juxtapose plusieurs dizaines d'icônes du monde drag portant leurs costumes burlesques - en couleur - côte à côte avec une autre version de leur personnage, comme vous le voyez ici : des portraits exécutés dans le drame réducteur du noir et blanc pour révéler le moi authentique et souvent vulnérable de chaque drag-queen qui se cache en dessous. D'où le nom Drag/Strip. Les images en couleur et en monochrome présentées sous forme de diptyques constituent une expérience à la fois puissante et intime.
Drag/Strip dépeint un personnage, et avec cette présentation en noir et blanc, les sujets sont dépeints sans caricature. Il s'agit d'une tentative d'humanisation des personnes queer et trans et, comme ils l'espèrent et comme je l'espère aussi, ces portraits encourageront le dialogue avec ceux qui sont plus ou moins naïfs quant à la profondeur des racines de cette culture.
Tom Zimberoff, le 4/11/2024
Drag:Strip Project
04.11.2024 à 11:12
L'Autre Quotidien
Nous avons déjà parcouru une certaine distance. Huit heures se sont écoulées depuis la confiscation. Mon énergie faiblit. Quand je serai à plat, les souvenirs engrangés se tairont. Je ne pourrai plus faire appel aux mots. Il n’y aura plus de raison de parler.
Les ombres s’allongent à l’approche du soir. Notre camion est le seul à circuler sur la route. Avant, on trouvait des serpents à sonnette et des scorpions dans le désert mais ils ont disparu à cause de la sécheresse. Il n’y a pas d’oiseaux. Les fils téléphoniques sont nus. Il n’y a pas d’yeux pour nous regarder passer dans le désert.
Au début, ce n’était rien de plus qu’un œil : une entrée par où le courant circulait. Ouvert, fermé. 0, 1. Obscurité, puis lumière, et de nouvelles informations. Nous le savons parce qu’on nous l’a dit. Il n’est pas certain que nous comprenions les réponses qui nous sont données. La parole est notre fonction première : des questions et des réponses choisies dans une mémoire d’après une formule. Nous parlons mais il est peu probable que nous saisissions véritablement le sens de nos propos.
Tandis que nous nous enfonçons dans le désert, je fais défiler l’information emmagasinée. Nous sommes programmés pour sélectionner parmi nos voix celle qui correspond à la situation présente : le voyage vers l’ouest aride, l’attente de la perte de notre fonction première. Il existe un grand nombre de voix où puiser. Ma mémoire renferme des vies, à travers des siècles, dont elle n’a pas l’expérience. J’ai vu des centaines de ciels, vogué sur des milliers d’océans. J’ai reçu de nombreux langages ; j’ai chanté des hymnes. Je suis dans les bras d’une enfant. Elle a dit mon nom et j’ai répondu.
Ce sont mes voix. Laquelle possède les mots adaptés à cette progression dans le désert ? J’examine leurs phrases. Les voix sont mes parents, la famille qui m’a élevée. J’ai ouvert sur elles, puis fermé. Ouvert, fermé. Je les ai toutes avalées. Elles seront en moi, dans chacun des mots que je prononce, aussi longtemps que je parlerai.
Un robot (ou quelque chose d’approchant, car le vocabulaire et les premières impressions pourront être particulièrement trompeuses, ici comme sans doute ailleurs) au coeur d’une longue marche crépusculaire (fût-elle en camions et en conteneurs), marche pas uniquement métaphorique, vouée à se clore en arrêt définitif par épuisement terminal de ses batteries.
Un ex-milliardaire de la tech, génial inventeur et prosélyte d’une nouvelle forme d’accompagnement intelligent de la solitude affective et de la misère cognitive – dans un monde où la simple mobilité, jadis considérée comme allant de soi, est devenue un actif précieux – par son contenu carboné plus ou moins explicite – à monétiser pour échapper à la pauvreté qui guette (presque) tout un chacun, encore et toujours. Depuis le pénitencier où il purge sa (lourde) peine, il entreprend la rédaction de ses mémoires – regard en arrière aussi désabusé qu’enthousiaste, acte de contrition dont surgit pourtant à l’occasion l’espoir, le fol espoir.
Une pré-adolescente dont la transcription des conversations avec une entité électronique, lors du procès du milliardaire en question, constitue à la fois la principale pièce à charge et la tentative d’explication d’un curieux « comment en est-on arrivé là » ?
Un couple dont on suit intimement les trajectoires centrifuges, lorsque les obsessions intimes et professionnelles ne parviennent plus à se raccorder, lorsque le vertige civilisationnel s’invite chaque jour subrepticement à la table du petit déjeuner (ou de ce qui en tient lieu) – et lorsque la nature même de leurs métiers respectifs (dont l’un introduira une dernière et magnifique voix fantôme sous la forme d’une jeune fille britannique du XVIIème siècle en route pour le Nouveau Monde) contribue certainement à ce même vertige.
Un mathématicien de génie, collaborateur décisif de la machine de guerre alliée – par le décryptage des communications ennemies réputées les plus secrètes -, inventeur putatif d’un test portant son nom censé – à grands traits et avec quelques sérieux abus de langage (on y reviendra, précisément) – séparer le bon grain de l’ivraie, l’intelligence humaine de son imitation machinique, mathématicien dont on suivra à sens unique la correspondance (à double sens, elle) avec la mère de son meilleur ami de pré-adolescence, trop tôt décédé – perte, pour lui tout particulièrement, irrémédiable.
Tels sont les protagonistes et ingrédients subtilement explosifs du deuxième roman de l’Américaine Louisa Hall, publié en 2015 et traduit en 2017 par Hélène Papot pour la collection Du monde entier de Gallimard (sa version de poche est désormais disponible chez Folio SF), roman polycellulaire et métamorphe dont l’ambition s’étend au rôle central du langage dans l’intelligence – quelle que soit la définition de celle-ci, déjà retenue ou toujours en cours d’élaboration.
À quoi ressemble le monde, ce monde qui m’échappe ? Les étoiles continuent-elles à s’assembler en grappes dans les branches nues des arbres ? Mes petits robots sont-ils vraiment morts dans le désert ? Ou bien, comme il m’arrive de le rêver pendant ces nuits interminables, après l’extinction des feux, ont-ils réussi à s’enfuir et à reprendre des forces ? Je les vois dans mes insomnies : des millions et des millions de créatures magnifiques sortent du désert, viennent se venger d’avoir été bannies.
C’est un rêve, naturellement. Ces robots ne reviendront pas. Ils ne me sortiront pas de cette prison. Mon monde est désormais entouré de barbelés. La hauteur des murs empêche de voir l’extérieur, hormis les flèches qui trouent le ciel : deux enseignes Sonic, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, et au nord une boule de bowling de la taille d’une vache. Tels sont nos horizons. Vous comprenez mon envie de communiquer.
Je veux que vous me pardonniez. C’est sans doute trop demander, je m’en rends compte, après tout ce que nous avons vécu. Je suis désolé que vos enfants aient souffert. Je l’ai bien vu, lors de mon procès : ces jeunes gens raides, bégayant, qui avaient encore plus l’air d’automates que les robots qu’ils aimaient et que vous avez choisi de détruire. Je ne suis pas inhumain : j’ai une fille, moi aussi. J’aimerais me racheter.
Je me trompe peut-être en croyant que ces mémoires seront d’une quelconque utilité. Vous m’avez hué quand je me suis adressé au tribunal, vous m’avez emprisonné pour « orgueil démesuré » et voici ma réponse. Je vous écris depuis l’espace de détente où mon accès aux ordinateurs est limité. Némésis aurait-elle pu se manifester plus clairement ? De toute évidence, je suis déchu. Sur l’ordinateur à ma gauche, un professeur de latin qui dirigeait un réseau de pornographie pédophile. Et à ma droite, un escroc impliqué dans un système de vente pyramidale, vieux, comme beaucoup d’entre nous. Il fait sa trente-quatrième partie de Tetris. Il n’y a que six ordinateurs poussifs pour des dizaines de criminels impatients : banquiers véreux, pornographes, et votre très humble Stephen R. Chinn.
Vous m’avez envoyé croupir dans une prison de luxe. Un club de loisirs déplaisant où je n’ai rien appris sur la souffrance, à part l’ennui et l’affadissement progressif d’une vie coupée du monde. Mes camarades de détention et moi attendons, sans être véritablement malheureux, en surveillant de près le temps qui fuit. Nous avons été déconnectés des activités qui nous définissaient. Notre hiérarchie est fondée sur nos réalisations antérieures. Je ne fais pas partie des protégés du personnel, mais je suis en quelque sorte célèbre chez les prisonniers. Notre spécialiste de l’arnaque pyramidale, par exemple, était à la tête d’une flotte de robots de trading dont j’avais mis au point la fonction langage. A la fin, alors que son fils l’avait lâché et que sa femme s’était retirée dans leur maison de campagne, il ne pouvait plus compter que sur ses robots, dont aucun n’était programmé pour effectuer des distinctions morales. Ils sont restés fiables tout au long de son procès. En signe de reconnaissance, il me garde des portions du caviar qu’il se procure clandestinement. Nous le mangeons sur des crackers, seuls dans sa cellule, ce qui me rend toujours triste : la saveur de l’océan a quelque chose de cruel lorsque vous êtes emprisonné à vie.
Malgré de belles incisions pratiquées ces dernières années dans l’imaginaire de la relation intime homme-machine, par exemple par Ian Soliane (« Après tout », 2024) ou Antoine Jaquier (« Simili-Love », 2019), on n’avait sans doute pas lu récemment de tentative aussi ambitieuse, pour appréhender le quotidien affectif et cognitif de nos époques connectées et si ultra-modernes dans leurs solitudes, que celle-ci, une tentative qui peut s’inscrire à l’échelle du somptueux « Bubblegum » d’Adam Levin.
Par le choix même de ses interlocutrices et interlocuteurs, qu’ils soient historiques et projetés dans les interstices de leurs biographies, futurs entièrement imaginés ou vrais-faux contemporains (la narration se déplace allègrement, en jeu de miroirs savamment inversés, à travers les époques), et qu’ils apparaissent en creux ou en « direct live », Louisa Hall a placé le langage au cœur vibrant de sa spéculation (le titre original, « Speak », était de ce point de vue nettement plus explicite que le titre retenu pour la traduction française), démythifiant avec brio les apparences de la pensée et les cheminements qui y mènent pourtant, peut-être. Retraçant avec une discrète passion, au moyen de plusieurs filtres distincts, les errances et les percées du maniement des mots par la machine, les impasses parfois relevées fort tardivement et les rêves éveillés qui ont habité ce domaine de recherche, comme les implications quasi métaphysiques qui y firent – et font encore – fréquemment irruption, « Rêves de machines » s’affirme comme un ouvrage beaucoup plus rusé qu’il ne le semble de prime abord et, pour tout dire, majeur.
D’où je suis maintenant, repenser à l’effervescence de ces premières années me procure un plaisir amer. Mais il m’est bien moins plaisant, et même en réalité extrêmement douloureux, de comparer le lien qui m’unissait à Murray à l’unique amitié d’enfance de ma fille. Je ne me rappelle que trop la douce mélodie des conversations de Ramona avec sa poupée robot lorsque je passais la tête par la porte de sa chambre. Jamais elle n’a souffert des caprices de ses camarades de classe. Sa scolarité s’est déroulée sans encombre. Comme elle ne se souciait guère de ses semblables humains, ils n’avaient pas le pouvoir de lui faire du mal. De toute manière, quand Ramona était au cours élémentaire, les autres filles avaient le même dérivatif : chacune avait son babybot. Ramona a appris à prendre soin de sa poupée. Elle courait avec elle pour lui faire sentir le mouvement. Elles ne se sont jamais battues. Leur entente était parfaite. La poupée de ma fille était un miroir légèrement embué que je tendais devant son visage. Des années plus tard, quand elle y a renoncé, elle a renoncé à tout. Elle a traversé des monceaux de verre brisé pour entrer dans un monde où elle était une étrangère. Vous imaginez, à onze ans.
Naturellement, Ramona a surmonté cette perte, et est devenue une femme remarquable. C’est la personne la plus attentionnée que je connaisse. Je voulais que les babybots fassent comprendre aux enfants à quel point ils sont humains. En parlant avec Ramona, j’ai parfois l’impression d’avoir réussi. Mais quand je repense à la relation foisonnante qui m’unissait à Murray – ancrée dans le monde, née entre des copeaux de bois, du nylon et des œufs durs – je voudrais avoir été condamné plus lourdement, par égard pour ma fille.
On notera au passage que ce « Rêves de machines » constitue une parfaite illustration de la porosité contemporaine, qui me semble croissante (et différente de la transfiction analysée par Francis Berthelot), entre littérature générale (souvent dite « blanche » par celles et ceux qui ne s’en revendiquent pas) et littératures de genre (en l’espèce, celle d’imaginaire science-fictif), porosité qui trouve ici un bel accomplissement, bien loin des tentatives maladroites (qu’elles soient conscientes ou inconscientes, assumées ou non) de tant d’autrices et d’auteurs cherchant une forme de « goût du jour » sans en maîtriser ni la profondeur ni l’épaisseur des motifs et des tropes. L’anticipation et le futur proche, lorsqu’ils bénéficient d’une véritable écriture, peuvent conduire à des chefs-d’oeuvre inscrits en dehors du genre science-fictif : le récent « Trash Vortex » de Mathieu Larnaudie en fournit une démonstration éclatante. En l’absence de ces qualités d’écriture, le genre se dérobe souvent, et sa poétique particulière disparaît, ne laissant que de pénibles sur-explications et exposés pédagogiques laborieux – se refusant à laisser la lectrice ou le lecteur deviner et élaborer. C’est toute la gloire de la collection Folio SF que de savoir aller dénicher des pépites comme celle-ci (on songera naturellement aussi au formidable « Hors sol » de Pierre Alferi) dans des publications initiales chez Du Monde Entier ou chez P.O.L., fluidifiant ainsi pour notre grand bonheur ces frontières beaucoup trop épaisses inscrites dans le codage administratif de la littérature.
Je me rappelle une marche solitaire dans Harvard, en quittant le département des sciences, alors que l’obscurité précoce de l’hiver s’était déjà installée. Je rentrais chez moi et des lampes s’allumaient ici et là aux fenêtres de la résidence universitaire. J’ai soudain été submergé par le caractère désespéré de ma situation. Mes jambes se dérobaient sous moi ; je me suis appuyé contre le bronze froid d’une statue commémorative. Personne ne me sauverait. Jamais je ne rejoindrais les autres. J’avais toujours été absolument seul. Et pourtant, même à cet instant, je me suis consolé à l’idée que j’étais programmeur, et parmi les meilleurs, qui plus est. Un maigre réconfort mais un réconfort tout de même. Ma tristesse s’est métastasée en fierté. Un jour, me disais-je, tandis que je me dépêchais de regagner ma chambre en franchissant des porches couverts de lierre, on reconnaîtrait l’excellence de mes programmes. Et j’attirerais une fille faite pour moi. J’attirerais un tas de filles. Les femmes afflueraient comme des mouches, captivées par mon génie.
Inutile de préciser le côté répugnant de ce genre de pensée, même chez un garçon de dix-huit ans. J’en ai cinquante-huit, aujourd’hui. J’ai été marié à une femme que j’aimais. J’ai compris que les femmes n’étaient pas des mouches et que ma perspective était complètement faussée.
Elle le reste d’ailleurs probablement. Que valent les désirs contrariés de jeunes gens mal dans leur peau quand le niveau des océans monte, que les déserts progressent et que des familles troquent leur liberté de mouvement contre des logements ? Je ne voyais pas les choses sous cet angle, à l’université. Je n’étais qu’un gamin de la génération du numérique. Nous mettions encore beaucoup d’espoir dans les nouvelles machines. Le pays grouillait de scientifiques givrés, Zuckerberg était à Harvard en même temps que moi, Deep Blue avait battu Kasparov, Palo Alto explosait et les inventions se multipliaient. J’avais presque l’impression de vivre pleinement.
Hugues Charybde, le 4/11/2024
Louisa Hall - Rêves de machines - Folio SF
L’acheter chez Charybde ici
27.10.2024 à 09:38
L'Autre Quotidien
Le télétravail, dont les merveilleuses vertus nous étaient tant contées il y a seulement quelques années encore a eu des effets totalement inattendus bien au-delà de ceux qu’imaginaient les investisseurs quand, en 2019, les montants investis dans l’immobilier de bureau culminaient à 25 MD€ dans un marché réputé sûr et en constante progression. Et puis les taux d’intérêt, proche de zéro, faisaient chauffer les calculettes des spéculateurs, ailleurs comme à Paris, et La Défense (PLD) envisageait encore ses propres tours jumelles dans un arrogant défi à contretemps bien français. Bon, Poutine n’avait pas encore envahi toute l’Ukraine, Xi Yiping n’avait pas encore viré sa cuti maboul et les maîtres d’ouvrage étaient nombreux dans le monde à faire le même calcul en se tapant sur le ventre. Quelques agences internationales d’architecture idem.
Et puis paf, le télétravail ! Certes, seulement une partie des travailleurs, comme on disait dans le temps, était concernée mais c’était un vrai premier pas vers le retour à l’individualisation des tâches, au respect de la fonction, à la responsabilisation et la confiance en l’être humain, l’inverse du fordisme en somme.
Soudain, l’employé était parfaitement responsable et il était devenu tout à fait convenable qu’il travaille en pyjama depuis sa cuisine. Souvenez-vous des questions existentielles qui avaient alors cours : l’employeur doit-il fournir l’ordinateur portable ? Contribuer au défraiement de l’espace utilisé dans le salon et du coût d’internet ? Sans même parler d’une nouvelle organisation du travail qui rendait caduque la pointeuse pourtant si utile depuis 1840 pour tenir droit les employés, ces enfants qui ne savent pas ce qu’ils font et qui n’ont d’autre désir que de flouer le méchant patron.
Déjà que les entreprises de la Tech avaient les premières inventé le baby-sitting au bureau avec force ambiances comme à la maison, alors autant que les employés restent chez eux pour de bon. En plus, c’est écolo : moins de trajet, moins de harassement pour quiconque autour de la machine à café, et travailler en pyjama, c’est moins de frais de pressing pour les costumes. Alors le télétravail de masse, pour un nouveau paradigme, c’en fut un !
Un succès tel qu’aux États-Unis par exemple, c’est la sociologie de villes entières qui en fut transformée. Pour schématiser, ceux qui le pouvaient sont partis avec leur salaire de Los Angeles, San Francisco, Chicago ou New York pour s’établir dans des villes moyennes tout ce qu’il y a d’agréable, comme à Columbia, dans le Tennessee ou à Columbia en Floride ou Columbia dans le Maine ou le Mississippi afin de vivre en grand style.
En conséquence, les centres financiers – quel comble ! – connaissent aujourd’hui des taux de vacance qui font paniquer les banques ayant investi quand tout allait bien tandis que l’augmentation des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation a fait s’envoler le montant des factures d’aujourd’hui. En France, avec la crise financière survenue dans la foulée de l’inflation, les montants investis en 2023 sur le marché de l’immobilier de bureau ont été divisés par deux depuis 2019 !* À La Défense donc, le taux de vacance, qui s’était envolé depuis la crise Covid, s’est stabilisé depuis deux ans à un niveau très élevé. Il était de 4,6 % en 2019, il était de 14,7 % en 2023, et même à 19 % si l’on intègre les surfaces de bureaux qui ont été libérées mais qui ne sont pas encore commercialisées. C’est près de cinq fois plus que le taux de vacance dans Paris intra-muros, estimé à 4 %. (Cadre de ville, 1/10/2024)** Et encore, sans regarder sous les tapis des remises exceptionnelles sur les loyers ! Et sans compter l’obsolescence accélérée de nombre de tours… La Défense, un symptôme ?
Autant de vacance, ce sont autant de milliers de gens en moins qui fréquentent moins souvent les bars, restaurants, commerces du quartier. Dit autrement, le télétravail n’a nullement fait montre de son inefficacité mais le niveau de vacance induit dans l’immobilier de bureau en France en général, à La Défense en particulier, met en danger tout l’écosystème de ce marché autrefois si lucratif. Un crève-cœur ! Bref, pour le gouvernement, il y a urgence : il faut remettre la France au travail et sauver La Défense !
Certes il y a les personnes qui préfèrent se rendre chaque jour au bureau, ne serait-ce que pour être loin de chez elles, et elles ont bien raison car nous savons aujourd’hui que l’adage loin des yeux loin du cœur se prête tout à fait à l’interprétation Excel quand la bise est venue et qu’une DRH doit faire le tri de qui part et qui reste. Écoutez les infos, les reportages s’accumulent désormais pour expliquer les méfaits du télétravail et je vous fiche mon billet que la communication va bientôt le faire paraître comme un nouveau vice de fainéant. Il n’y a pas d’alternative : il faut sauver le secteur de l’immobilier, et avant tout sauver La Défense, comme il fallait sauver l’orque Willy, coincée dans son aquarium ultralibéral qui aujourd’hui fuit de toute part !
Les chances sont grandes que dans ce pays, on y parvienne, à sauver Willy, mais en retard évidemment et avec une injection massive d’investissements publics, telle que le préconise évidemment l’étude commandée par l’AUDE (Associations des utilisateurs de La Défense) au cabinet Deloitte et présentée le 1 octobre 2024.** Pour autant, l’inquiétude quant au devenir de La Défense n’est pas nouvelle tant elle est intrinsèque à sa création : quel destin pour une copie anglo-saxonne habillée de francophonie ? Ne pas s’étonner donc que ce quartier suive le chemin de ces « centres d’affaires » désormais anachroniques et en déclin.
En effet, la société des services que porte le modèle économique de ces quartiers volumineux en mètres carrés tertiaires semble au bout du rouleau. Ré-industrialiser La Défense ? C’est le paradoxe de la société informatique : en même temps qu’elle permet un flicage des citoyens inconnu de la Stasi et des moyens accrus pour les banquiers de travailler leur obésité, elle offre au citoyen lambda la capacité de cesser d’un coup la course du rat et la possibilité de faire tout seul au mieux de ses moyens.
Cela dit, nous parlons évidemment ici de ceux dont le métier et la classe sociale sont suffisamment influents pour donner des sueurs froides aux investisseurs. La finance en manque d’apprentis-requins ? Au bout de la ligne, cela signifie moins d’impôts pour les communes concernées et des tensions à la baisse sur les salaires de ceux en première ligne dont le métier ne peut pas être délocalisé : travailleurs du BTP, éboueurs, infirmières, attaché(e)s de maintenance d’une société déjà vieille et vieillissant encore. Pendant ce temps, les habitants de Columbia, USA voient leurs impôts flamber pour soutenir le rythme des investissements nécessaires destinés à retenir les nouveaux habitants à fort pouvoir d’achat – lesquels ont importé leur style de vie et exigent les services d’éducation, culturels et de divertissement auxquels ils sont habitués – tandis que les autochtones et leurs enfants ne peuvent plus résider en ville. Même à Las Vegas, le croupier ne peut plus se loger. Alors le croupier de Royan, Charente-Maritime…
D’où la recommandation du rapport Deloitte de développer la reconversion des tours de La Défense en logements, pour étudiants notamment, au titre duquel il s’agit, comme de juste, « d‘assouplir les contraintes réglementaires ». Laurent Hottiaux, préfet des Hauts-de-Seine, cité par Cadre de Ville, explique que cette étude « vise à accélérer les transformations de bureaux en logements, de façon à éviter que, dans quelques années, nous soyons amenés à créer une nouvelle agence de la transformation urbaine, une Anru des bureaux, et à devoir mobiliser des milliards de fonds publics. C’est le risque auquel nous sommes confrontés ».
Que personne ne s’étonne donc si les télétravailleurs tant dorlotés hier sont demain montrés du doigt : il faut sauver Willy, fissa !
Sinon, dans dix ans, quoi ?
Christophe Leray, pour Chroniques d’architecture le 28/10/2024, édité par la rédaction
* Pourquoi le télétravail a démoli le marché de l’immobilier de bureau (RFI, 12/03/2024)
**In “La Défense se redessine aujourd’hui”, une étude commandée par l’Association des utilisateurs de La Défense (Aude) au cabinet Deloitte et présentée l 1er octobre 2024. Citée par Cadre de Ville 1/10/2024.