17.11.2024 à 14:03
L'Autre Quotidien
Ce vendredi 15 novembre, Camille Potte a reçu le prix Toute première fois remis par le festival BD Colomiers, un prix qui récompense les premiers albums et met en avant de jeunes auteurices. Elle succède à Martin Panchaud (voir son interview) en 2022 et Lika Nüssli l’an dernier.
Ballades s’ouvre sur une bande de grenouilles qui barbotent, chantent et s’interrogent sur l’étrange grenouille poilue qui sanglote à côté. Un prince maudit qui doit retrouver son trône. Le chapitre suivant rejoue le sauvetage de princesse dans son donjon gardé par un dragon. La chevalière, ou plutôt chevalyère, doit la ramener pour la marier au prince. Un 3e chapitre présente la sorcière et sa voisine naturiste qui voudraient ne pas s’immiscer dans les affaires du royaume. Le royaume viendra à elles.
Ces 3 contes indépendants vont progressivement se mêler pour en raconter un 4e plus moderne, où le prince Gourignot de Faouët, écarté du trône par cette transformation en batracien, va partir en guerre contre son peuple et sa propre famille pour asseoir son pouvoir. Ce sera sans compter les embûches, les complots, les réunions secrètes et la révolte qui gronde.
Si les personnages déambulent dans la campagne, il est surtout question de ballades, au sens du poème médiéval qui comporte un refrain, un envoi. Ballade au sens musical, puisque ce genre littéraire s’accompagne d’un rythme, d’une musicalité et rejoint l’univers musical dont Camille Potte s’est fait une spécialité.
Si Ballades est son premier album dans le circuit des librairies, la dessinatrice a réalisé pas mal de fanzines et est active dans le milieu musical avec l’illustration de flyers, affiches et designs. Un milieu où elle travaille son trait élastique, les démarches de ses personnages qui rejoignent le club des héros de Robert Crumb et s’essaye à des cadrages impossibles et des jeux de couleurs tranchées. Travail graphique éclectique, mais aussi de typos qui ont une place importante dans ses designs et illustrations et qu’on retrouvera aussi dans Ballades.
Mais revenons à nos poèmes du moyen âge qui servent de point d’appui à cet album peuplé de grenouilles qui se prennent pour des ménestrels et où le travail sur les dialogues s’amuse de ces ballades ou chansons de geste pour mettre en lumière les hauts faits de personnages grotesques. Incarné par le ménestrel insupportable, par les grenouilles mélomanes ou encore les dialogues où l’autrice joue avec un vieux françoys imaginaire, ce va-et-vient ludique nous embarque dans son univers décalé.
Les planches sont pleines d’idées visuelles et de petites bulles intempestives, qui viennent répéter, scander, décaler à la manière de celles que mettait Greg dans Achille Talon pour soutenir la logorrhée assumée des personnages. Si on y croise des « meryde ! » face à des doigts d’honneur, des « meuvez vous le derche » face à des « ah supeyre », la narratrice propose un joyeux mélange d’argot revisité, de quelques mots surannés, d’inventions anachroniques et de jeux de mots foireux pour jouer avec les codes et notre imaginaire de cette langue encore présente dans les textes de Rabelais ou les poèmes de François Villon.
Avec ce conte médiéval fantastique décalé, la dessinatrice parle d’émancipations, celle des femmes qui chacune à leur manière vont se rebeller, s’extraire ou se regrouper pour lutter contre un patriarcat et un sexisme particulièrement fort dans ces imaginaires. Avec plusieurs portraits : de la princesse à la chevalière en passant par la sorcière, ces figures incarnent différentes facettes des luttes féministes.
Mention particulière pour la sorcière qui préexiste à cet album —au cœur d’un récit court Les Sorcières publié en 2021 chez Phenicusa Press— et qui va avoir une importance dans ces jeux de transformations des protagonistes.
Chaque personnage à sa propre évolution autour de l’acte symbolique de la malédiction qui a changé le prince en grenouille. Et tout le plaisir de ces changements graphiques joue à la fois sur l’inversion des idées reçues et celle du cheminement interne des personnages qui prend le conte traditionnel à contre-pied. Son trait rond, étiré, qui s’accommode des pensées ou de la forme de la case comme dans les albums des années « 70 participe beaucoup à cette mise en lumière.
Camille Potte a un dessin qui cherche vers le burlesque et évoque les approches graphiques de Jean-Claude Poirier, F’Murr ou Mordillo pour décaler sans caricaturer, un style élastique qui convient aussi bien aux trognes des humains qu’aux animaux fantasques.
Dérapage contrôlé pour ces Ballades au refrain décalé, et ces personnages immédiatement attachants par leur bêtise et leurs designs fantasques. Un prix Toute première fois bien mérité pour mettre la lumière sur le travail de cette autrice à suivre.
Thomas Mourier, le 18/11/2024
Camille Potte - Ballades - éditions Atrabile
Toutes les illustrations sont © Camille Potte / Atrabile
-> Les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.
17.11.2024 à 13:45
L'Autre Quotidien
Le principe du dévoilement de la peinture selon l’historien de l’art Daniel Arasse repose sur l’idée que l’art pictural ne se limite pas à la simple représentation visuelle mais qu’il occasionne une réflexion sur la nature même de la perception et de la réalité. Arasse souligne que la peinture a le potentiel de mettre au jour des vérités cachées et de transformer notre manière de voir le monde.
Ce principe suggère que l’œuvre d’art peut agir comme un révélateur, découvrant des couches de signification et d’émotion qui vont au-delà de l’apparence immédiate. Ainsi la peinture devient-elle un moyen d’explorer les relations entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur, encourageant chacun à questionner ses propres perceptions et à s’engager dans une expérience esthétique profonde.
Selon le philosophe Jean-Luc Nancy et ses réflexions sur l’art, le dévoilement de la peinture est un concept formulant que la peinture ne se contente pas de représenter le monde, qu’elle traduit aussi quelque chose de plus essentiel au sujet de l’expérience humaine et de la perception. Nancy insiste sur le fait que, en tant qu’art, la peinture est un moyen de révéler la présence du monde et de la sensibilité, et ce, en permettant au spectateur d’entrer dans une relation dynamique avec l’œuvre.
Il s’agit d’un processus où la peinture ne cache pas la réalité mais, à l’inverse, l’exprime dans toute sa complexité et sa richesse. Ce dévoilement n’est pas uniquement visuel, il implique également des dimensions émotionnelles et intellectuelles, qui incitent le spectateur à une réflexion sur lui-même et sur son rapport au monde.
Avec les œuvres de Gilles Aillaud, Alfred Courmes, Robert Devriendt, Gérard Gasiorowski, Friedrich Kunath, Arnaud Labelle-Rojoux, Philippe Mayaux, Frédéric Pardo, Ashley Hans Scheirl et Paul Thek.
Emile Ciorandoignon, le 18£/11/2024
Quand la peinture se dévoile -> 25/01/2025
Galerei Loevenbruck - 6, rue Jacques Callot 75006 Paris
17.11.2024 à 13:04
L'Autre Quotidien
Le jour déclinait.
Le convoi s’ébranlait sur la piste. D’un horizon à l’autre, la terre était ocre. Une lumière diffuse tombait sur le désert, se dispersait dans la brume de sable. Il roulait à faible allure, vers l’est. La piste était caillouteuse. À chaque heurt, le matériel vétuste grinçait. Dans les camions bâchés, les hommes se cramponnaient aux arceaux de sécurité. Leurs visages étaient hâves, leurs uniformes terreux. Ils avaient quitté leur caserne en fin d’après-midi et se dirigeaient vers le Kurdistan irakien. Vers la ligne de front. L’un d’eux, Kazim, très jeune, très pâle, tremblait. Assis à l’arrière, il avait glissé sa main sur la ridelle, que ses doigts tapotaient avec nervosité. Dans la Jeep en tête de colonne, le capitaine, un homme plutôt grand, avec un keffieh enroulé autour du cou, retira ses lunettes de soleil. Du revers de sa manche, il essuya la sueur qui perlait sur son front et ajusta ses jumelles. Le ciel et la terre commençaient de se confondre. Les roches, la végétation clairsemée at au loin la chaîne des monts Zagros et ses dômes jusqu’ici scintillants, tout cela s’amenuisait, entre ombre et pénombre. Il attrapa sa gourde et avala une rasade d’eau fraîche. Encore une petite heure, et le convoi arriverait en appui de la 2e division d’infanterie. Surpris par la contre-offensive iranienne, ils étaient partis dans la précipitation. Au même moment, à Bagdad, dans un bunker, des généraux épinglaient des punaises de couleurs différentes sur une carte murale. La zone qui encadrait la ville d’Irbil était hachurée de vert, et des flèches noires indiquaient les mouvements des troupes ennemies. Les militaires semblaient confiants. L’un d’eux, cigare aux lèvres, regardait la carte avec un air satisfait. Le renversement de la courbe des exportations au profit de l’Irak permettait de maintenir le rythme des achats d’armes. Cependant, bientôt, la double baisse des cours du pétrole et du dollar bouleverserait leurs plans. Suspendue à l’or noir et au billet vert, l’issue du conflit serait de plus en plus incertaine. La récession deviendrait mondiale, l’économie s’affirmant comme la continuation de la guerre par d’autres moyens. Un peu partout dans le monde s’énonceraient des aveux d’impuissance, avec des airs de contrition feinte.
Le froid était tombé soudainement sur les épaules. Dans le camion de Kazim, on déploya les bâches à la hâte. Le jeune garçon continuait de frissonner. Le capitaine s’était calé au fond du siège de la Jeep. Il fumait une cigarette roulée dans une feuille de tabac oriental qui répandait un bouquet d’arômes aux saveurs de miel. La lune s’était levée et faisait comme une larme gelée dans la nuit bleutée. Le vent se mit à souffler et la poussière de sable tourbillonna dans une blancheur de craie. Au même moment encore, en France, la nuit tombait aussi. Une vague de grand froid s’abattait sur tout le pays. Les habitants se préparaient à festoyer. Les villes étaient illuminées de décorations débonnaires. Des jeunes gens modernes écoutaient une musique venant principalement du Royaume-Uni, froide elle aussi, se caractérisant par une atmosphère sombre et mélancolique, dominée par des synthétiseurs et des lignes de basse dépressives. Le froid coupant s’insinuait partout. Il vous saisissait. Sous la lune blanche, la Jeep du capitaine avançait dans le sable du désert, comme dans un poudroiement de neige. Le crépuscule s’invitait au bord du monde.
Un claquement sec. Un cri strident. Un sifflement long et venimeux déchire le ciel. Une lame glacée transperce les cœurs. Le rugissement se répercute dans le silence du désert. La Jeep du capitaine rebondit dans l’air. D’autres projectiles fusent, glissent en miaulant sur leur trajectoire. Chocs. Déflagrations. Des camions sont soulevés du sol. Une langue de feu jaillit dans un rideau de terre. Des morceaux de tôle luminescents voltigent dans l’air, retombent dans un grand fracas. La chair et le fer déchiquetés s’embrasent. Le convoi est un volcan qui vomit sa lave. Dans le ressac brûlant, sous une nappe de vapeur et de fumée âcre, au fond d’un entonnoir de sable noir, le capitaine sent ses poumons éclater. Des lueurs rouges, vertes, jaunes passent devant ses yeux. Il s’évanouit, tandis que le camion de Kazim se consume sous les étoiles, qui ne sont plus que des bouts de papier.
Une embuscade sauvagement réussie sur une piste désertique lors de la guerre Irak-Iran n’est pas précisément le battement d’ailes d’un papillon. Et pourtant, de proche en proche, de contrats d’armement aux à-côtés rarement très avouables en nécessités très matérielles de financement des partis politiques, une forme particulière de théorie du chaos trouvera à s’illustrer ici sous les pas du commissaire Fabien Wouters, désabusé, en fin de carrière largement placardisée en cette année 1986, mais hautement efficace une fois attendri par le plaidoyer d’une jeune femme, amie de sa nièce, qui ne veut pas croire au suicide de son expert-comptable de père.
Après « Avant l’aube » (2017) et son gaullisme triomphant d’avant la chute (mollement) à venir, après « Sommeil de cendres » (2022) et sa vertigineuse jonction pompidolo-giscardienne, « Fonds noirs », publié en octobre 2024, toujours chez 10/18, poursuit et conclut provisoirement la discrète entreprise de Xavier Boissel, rendant compte, en fervent défenseur du roman noir conçu jadis par Dashiell Hammett et Raymond Chandler, vivifié au plus haut point par quelques autres dont Jean-Patrick Manchette (dont il est un spécialiste affûté – ainsi qu’en témoignait son éclairante participation à l’ouvrage collectif « La raison d’écrire » en 2017), de la société que conçoit, intentionnellement ou non, la politique « politicienne » de la France des cinquante dernières années. Nous voici en 1986, au tournant mitterrandien de « Nos fantastiques années fric » travaillées ailleurs au corps noir par Dominique Manotti : au cœur d’une PJ qui agit en témoin silencieux au long cours (l’auteur orchestre d’ailleurs à nouveau, en toute discrétion, quelques passages de témoin symboliques, justement, au sein de l’institution et du collectif, par le biais fugitif de personnages issus des romans précédents, comme il l’avait déjà pratiqué en beauté dans « Sommeil de cendres »), le fait divers et le droit commun sauront s’imprégner de cette poisseuse matière économique et politique, que l’affairisme pousse pas vraiment « gentiment » au crime pur et simple.
Il faudrait pouvoir oublier ses morts.
La phrase résonnait dans ma tête, en boucle, tandis que je récupérais ma bagnole sur le parking. Il n’avait cessé de pleuvoir de toute la matinée. Des grappes de gens sortaient du cimetière en courant vers leur voiture. À travers la pluie sale qui dégoulinait sur le pare-brise, je reconnus les silhouettes des vétérans de Corée. Et puis, sous un parapluie noir, Camille, la fille d’Éperlan. C’était elle qui m’avait appelé en début de semaine pour m’annoncer la nouvelle. Je démarrai. Le moteur de la R18 toussa un peu, j’effectuai un demi-tour et je quittai les lieux. Je pris le périph’ porte de Vanves et je me retrouvai en plein dans les embouteillages du vendredi. Pare-chocs contre pare-chocs, on avançait par à-coups, et le long cortège de fer faisait comme un ver de terre géant qui déroulait ses anneaux sous la flotte.
Pas un seul représentant de la PJ aux obsèques. Quelques collègues du commissariat du XIVe. La famille réduite au minimum. Sa fille. Son ex-femme. Et puis ses frères d’armes. C’est tout. Pas de discours. Quelques pelletées de terre, et c’en fut fini. Éperlan. Cinquante-trois piges à peine. Je le revis débarquer à la PJ, quinze ans plus tôt. Un grand gars aux épaules carrées. Très beau, avec ses cheveux poivre et sel. Un bon flic, méthodique, doublé d’un chic type. Droit, mais fragile. Il avait eu son quota d’ingratitudes en tout genre. Pas épargné par la chienne de vie. Mes doigts tambourinaient sur le volant. Ces derniers temps, la mort refaisait surface, partout. J’allumai une JPS. Il fallait se résoudre à aller de l’avant. Tourner le dos à ces années poisseuses et en sortir une bonne fois pour toutes. Je mis la radio pour faire diversion. C’était le flash de dix-huit heures. Licenciement massif d’employés municipaux à São Paulo. Refus de Kasparov de jouer le match de revanche contre son compatriote Karpov à la date prévue. Réunion de la conférence islamique à Fès : examen du problème de la guerre Iran-Irak, situation au Proche-Orient, la question du terrorisme, la piraterie aérienne, la coopération économique et financière interislamique. Je changerai de station au moment où le speaker commentait les résultats du Paris-Dakar. Nausée. Je baissai le son et je glissai sur FIP. Une voix féminine susurrait un standard de jazz en sourdine tandis que la pluie martelait l’habitacle.
Éperlan. Avec d’autres, c’étaient des fantômes qui resurgissaient du passé. Des hommes avec lesquels j’avais travaillé dans un temps qui me paraissait lointain et si proche à la fois. Des hommes qui comme moi avaient été les courroies de transmission de la grande machine dans une autre époque. De simples rouages d’un truc qui les dépassait le plus souvent, des rouages bien lubrifiés, mais usés avec l’âge.
S’il est professeur de français à la ville et par ailleurs lecteur impénitent de Walter Benjamin et de Theodor W. Adorno, Xavier Boissel dispose surtout, pour aiguiser au plus haut point sa littérature, d’un sens consommé de l’histoire, longue comme en train de se faire, structurelle comme indicielle. Ses essais rusés associant vertige psychogéographique et méditation presque science-fictive, « Paris est un leurre » (2012) et « Capsules de temps » (2019), en témoignent avec éclat, comme d’ailleurs ses deux premiers romans, qu’ils confrontent l’histoire individuelle à la guerre (« Autopsie des ombres », 2013) ou l’histoire collective au dérèglement climatique (« Rivières de la nuit », 2014).
Ainsi, n’usant par exemple ni des redoutables pyrotechnies langagières du François Médéline de « La politique du tumulte » ou de « La résistance des matériaux », ni des cruautés psychotiques superbement documentées du Benjamin Dierstein de la trilogie « Échos des années grises », il met en œuvre une véritable approche systémique, dans laquelle sa compréhension fine des mécanismes économiques et militaires nourrit une approche sociale et politique qui, tout en sachant rester dans la justesse, à hauteur d’homme et de femme, dégage le souffle complexe du meilleur de Dominique Manotti, déjà citée, ou du DOA de « Pukhtu Primo » et « Pukhtu Secundo », par exemple. Et c’est bien ici que la discrétion de l’auteur au sein du champ bien vivant du polar et du noir ne doit pas nous faire négliger, bien au contraire, l’apport brûlant et précieux de son œuvre.
Elle avait relevé une mèche de cheveux qu’elle avait dans l’œil et s’était mouchée derechef. J’avais allumé une nouvelle GPS. Tout cela était un peu confus, je lui avais demandé de tout me raconter depuis le début. J’avais appris que son père, un expert-comptable respecté sur la place de Paris, avait été sur la corde raide toute la fin de l’année 1985, que c’était sans doute aussi lié à la procédure de divorce en cours de ses parents, « mais pas seulement ». La veille du jour où il s’était jeté du cinquième étage de son immeuble, elle l’avait vu en coup de vent, très nerveux, il lui avait confié que plus rien n’allait dans sa vie, « qu’il avait tout fait à l’envers », sans en dire plus. Et puis le week-end précédent, sa mère était repartie dans le Vaucluse et avait retrouvé la villa familiale sens dessus dessous. J’avais enfin appris que ses parents habitaient dans le XVIe, boulevard Exelmans, là où avait eu lieu le suicide. J’avais noté tout cela dans mon calepin.
« J’imagine que c’est le commissariat du XVIe qui s’est chargé de l’enquête ?
– Oui. La police est venue. On a très vite reçu leurs conclusions. »
Elle avait tortillé nerveusement le mouchoir entre ses doigts, qui allait finir en charpie, si elle continuait. Deux autres mèches de cheveux rebelles avaient jailli du chignon banane et barraient son regard, aux aguets. Elle les avait écartées. Je l’avais regardée droit dans les yeux.
« Qu’est-ce qui vous fait dire que votre père ne s’est pas suicidé ? »
Elle avait incliné la tête. Ses mains s’étaient crispées sur le mouchoir.
« Il aimait bien trop la vie pour faire ça. »
Je lui avais épargné le topo sur les motifs obscurs qui poussaient au suicide, son caractère insondable et impénétrable, qu’on avait dû lui servir dix fois.
« Je vais prendre contact avec eux pour lire le rapport et je viendrai chez vous examiner les lieux lundi. »
Elle avait cligné des yeux et esquissé un sourire.
« Je vous remercie. Je préviendrai la gardienne, elle vous ouvrira. »
J’avais griffonné un numéro de téléphone où la joindre, ainsi que l’adresse. Un nouveau silence s’était installé entre nous qui avait duré quelques secondes. Elle avait noué son écharpe et rempoché son paquet de cigarettes avec des gestes fébriles. Elle s’était levée et je l’avais raccompagnée à la porte. Je l’avais regardée s’éloigner dans les couloirs de la PJ, petite ombre blanche.
Six mois encore à tirer. De bons et loyaux services. Tu parles. Depuis quelque temps, la direction m’avait mis sur la touche. On m’avait flanqué Fuchs et Bouvier comme adjoints. Deux baltringues. Fuchs avec son nez pointu et ses grandes oreilles, un flic blasé, censé prendre sa retraite pas longtemps après moi. Et Bouvier, une chiffe molle dont plus aucun service ne voulait. J’étais placardisé et je n’avais plus rien à faire. La frêle gamine à la jolie frimousse qui venait de perdre son père m’avait touché.
Dehors, le vent s’était levé et les vitres tremblaient. Le monde était encore plus sombre. Je buvais mon vin à petites gorgées en fumant cigarette sur cigarette. Je pouvais entendre mon cœur battre, et c’était comme si j’avais pu entendre le cœur de tout le monde. Les morts font un boucan du diable.
Hugues Charybde, le 18/11/2024
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