06.11.2024 à 09:55
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Donald Trump a gagné les élections présidentielles de 2024. Cela signifie que nous allons devoir mener à nouveau la plupart des batailles de la période 2017-2020. Mais d’abord, afin de comprendre l’ampleur de ce que nous avons de nouveau à affronter, voyons comment on en est arrivé là.
Nous avons longtemps soutenu qu’au 21e siècle, le pouvoir d’Etat est une patate chaude. Comme la mondialisation néo-libérale a rendu difficile pour les structures étatiques d’amortir l’impact du capitalisme sur les gens ordinaires, aucun parti n’est capable de maintenir longtemps le pouvoir d’Etat sans perdre sa crédibilité. De fait, ces derniers mois, de troublantes défaites ont sapé les partis gouvernementaux en France, en Autriche, au Royaume-Uni et au Japon.
Durant les élections de 2024, aussi bien Kamala Harris que Donald Trump étaient déjà ternis par leur relation avec le pouvoir étatique, mais Harris était, elle, associée au gouvernement en fonction. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a perdu. Des dizaines de millions d’électeurs de Trump soutenaient bel et bien son programme, mais les électeurs qui lui ont permis de remporter la victoire, pour l’essentiel, ont exprimé un suffrage protestataire.
Les Démocrates ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’associer à l’ordre dominant : en poussant la politique vers la droite, en écartant de leurs rangs le soutien de tout supposé « gauchiste », en démobilisant les mouvements de protestation. Il s’avère que c’était un pari perdant dans une époque où les gens sont avides de changement.
Reste à voir comment le reste du pays va réagir. Si les dirigeants du Parti démocrate sont capables de retourner leur veste et acceptent de devenir les junior partners du fascisme, l’avenir pourrait de fait être glauque. D’un autre côté, s’il apparaît clairement que la moitié du pays va résister au programme de Trump, une partie des dirigeants démocrates seront forcés de chercher à se poser en représentants de cette partie de la population, comme ce fut le cas en 2017.
Ce qui va se passer ensuite se décidera dans la rue.
Les Républicains sont devenus le parti du fascisme. Dans la course aux élections, les Démocrates se sont imposés comme le parti de la complicité avec le fascisme.
Qu’est-ce que cela signifie de reconnaître que Donald Trump est un fasciste et de ne rien faire d’autre que d’appeler les gens à voter contre lui ? Si en fait, Trump a l’intention d’introduire le fascisme aux Etats Unis – si, comme il a été explicitement promis, il rafle des millions de personne (« la plus vaste opération nationale de déportation dans l’histoire de l’Amérique »), met l’armée dans la rue pour interdire les protestations, et utilise le système judiciaire pour attaquer quiconque s’attaque à lui, alors se limiter à une opposition purement électorale revient à accueillir le fascisme à bras ouverts.
Quand le fascisme est en marche, la chose appropriée à faire est d’organiser des réseaux clandestins de résistance, comme les antifascistes italiens et français l’ont fait dans les années 20 et 30. La chose appropriée à faire est de se préparer à résister par tous les moyens nécessaires. Tout sauf la complicité.
Renforcer les institutions par lesquelles les fascistes vont mettre en œuvre leurs politiques, c’est de la complicité. Normaliser la violence contre les gens que les fascistes comptent prendre pour cible, c’est de la complicité. S’en prendre aux plates-formes que les gens utilisent pour échanger des informations, c’est de la complicité. Décourager les gens d’utiliser le genre de tactique dont on a besoin contre un régime fasciste, c’est de la complicité. Durant les quatre dernières années, les Démocrates ont mené chacune de ces actions.
La direction du Parti démocrate est déjà préparée à coexister avec les fascistes, à être gouvernée par les fascistes. Ils préfèrent le fascisme à quatre années supplémentaires de protestations tumultueuses. Le fait d’avoir un parti plus autoritaire au pouvoir leur offre un alibi – ça leur permet d’endosser le bon rôle, alors même que ce sont eux qui ont fait partir le peuple de la rue et pavé la voie à Trump pour qu’il réalise son programme.
Explicitons en quoi les démocrates sont coupables de cette situation.
Les Démocrates ont commencé l’ère Biden-Harris en redoublant leurs efforts pour soutenir la police, juste au moment où des millions de gens à travers les Etats-Unis étaient en train de se demander si, plutôt que continuer à dépenser massivement l’argent public dans la militarisation des services de police, il n’était pas temps de chercher une manière plus efficace d’affronter la pauvreté et la crise de la santé mentale. Quand Trump prendra ses fonctions en 2025, les services de police que le gouvernement Biden a financés et glorifiés à travers tout le pays, seront en première ligne pour imposer le programme de Trump.
Le penchant pro-police du Parti démocrate a aidé d’ex-flics comme le maire de New York, Eric Adams, à accéder au pouvoir. Le mandat d’Adams a été un désastre : il est actuellement le premier maire de New York à être mis en examen par la justice fédérale, notamment pour corruption, conspiration et fraude. Trump a depuis tendu la main à Adams, d’homme corrompu à homme corrompu. Voilà ce qu’il advient quand on place directement le pouvoir entre les mains des forces de répression.
Dès le début, sous le premier gouvernement Trump, les Démocrates ont concentré leurs critiques autour de l’idée que ce qu’il mettait en oeuvre était illégal, et recouraient au slogan « personne n’est au-dessus des lois ». Comme nous le soutenions en 2018 :
« Essayer de fonder un mouvement social puissant à partir de du slogan « personne n’est au-dessus des lois » revient à se tirer une balle dans le pied. Que se passera-t-il quand des élus choisis par charcutage électoral voteront de nouvelles lois ? Que se passera-t-il lorsque les juges placés par Trump délibèreront en sa faveur ? Que ferons-nous quand le FBI réprimera la contestation ? »
Maintenant, avec la Cour suprême contrôlée par les candidats de Trump et alors qu’il s’apprête à reprendre le pouvoir, nous devrions connaître les réponses à ces questions. Quiconque est déterminé à empêcher Trump de réaliser son programme devra être prêt à enfreindre les lois que ses juges s’apprêtent à passer.
« Marcher sous la bannière « personne n’est au-dessus de la loi », c’est cracher au visage de tous ceux pour qui le fonctionnement quotidien de la loi est une expérience d’oppression et d’injustice. C’est rejeter la solidarité avec les secteurs de la société qui pourraient lancer un mouvement social contre l’influence de Trump dans la rue. Au final, c’est légitimer l’instrument même de l’oppression – la loi – dont Trump usera pour anéantir le mouvement. »
Comme nous avertissions en juillet dernier, une victoire de Trump signifie que toutes les institutions sur lesquels les centristes ont compté pour les protéger – politique électorale, système judiciaire, police, inclinaison du citoyen ordinaire à obéir à la loi et à respecter les autorités, sont maintenant des armes entre les mains de l’ennemi. Cela vaut avant tout pour la loi.
Quand les propriétaires de Twitter ont vendu l’entreprise à Elon Musk en 2022, ils ont compris qu’ils avaient mis la principale plate-forme de communication du 21e siècle entre les mains d’un mégalomane d’extrême-droite. L’un des premiers actes de Musk a été de bannir certains des comptes anarchistes les plus connus, qui avaient aidé à mobiliser les gens durant la première administration Trump. C’était un premier pas dans le processus de réduction de Twitter à un véhicule de propagande d’extrême-droite.
Comme nous l’avancions à l’époque,
« L’acquisition de Twitter par Musk n’est pas juste le caprice d’un ploutocrate – c’est aussi un pas vers la résolution des contradictions à l’intérieur de la classe capitaliste, le meilleur moyen d’établir un front unifié contre les ouvriers et tous ceux qui sont en bout de chaîne pour subir la violence du système capitaliste. »
De fait, la création d’une coterie de milliardaires est l‘un des principaux facteurs qui auront permis à Trump de remporter les élections de 2024. Les milliardaires ont pu déplacer leur allégeance vers Trump en partie parce que, une fois les plates-formes de communication et les protestations de rue sous contrôle, ils n’avaient plus à craindre qu’un second mandat génère un chaos toujours mauvais pour leurs affaires.
Ce qui nous amène au point suivant.
Les efforts des Démocrates pour discréditer et démobiliser le mouvement contre la police ont directement joué en faveur de leurs adversaires, préparant la voie pour que Trump retourne au pouvoir sans résistance.
En rivalisant avec les Républicains pour s’affirmer comme le parti de la loi et l’ordre, les Démocrates ont permis aux Républicains de développer un discours sur le « crime » tellement à droite que Trump et ses hommes de main peuvent avancer leur rhétorique sur le crime alors même que les crimes violents sont en baisse depuis des années. Cela contraste spectaculairement avec la manière dont Donald Trump a refusé de reculer d’un millimètre sur ses éléments de langage.
Au même moment, les Démocrates ont cherché à empêcher tout nouveau mouvement d’émerger. Lorsque l’accès à l’avortement a été restreint aux quatre coins du pays, les Démocrates ont tout fait pour endiguer une mobilisation populaire.
Est-ce que cela a bénéficié aux perspectives électorales des Démocrates, de vider la rue ? Revenons sur l’année 2020 pour avoir une réponse.
A l’époque, d’un éditorial à l’autre, les centristes ont exprimé leur inquiétude quant aux affrontements de rue de mai et juin 2020 qui auraient pour conséquence de ramener Trump à la maison blanche. En réalité, les inscriptions d’électeurs démocrates en juin 2020 ont augmenté de 50% tandis que celui des Républicains n’a progressé que de 6%. Ceux qui ont cité les manifestations comme le facteur déterminant de leur choix électoral ont voté Joe Biden dans une marge de 7%.
Autrement dit, la révolte contre le meurtre de George Floyd a aidé Biden à être élu.
Et rappelez-vous, cette révolte n’a pas commencé par des inscriptions électorales. Elle a démarré dans la rue par l’incendie d’un commissariat de police. Selon un sondage de Newsweek, 54% des personnes interrogées estimaient que cet incendie était justifié. Si ça ne s’était pas passé, le mouvement n’aurait pas réussi à imposer dans le discours public les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et d’autres, et il n’y aurait pas eu de gain électoral pour le Parti démocrate. Il n’y a aucun moyen de créer un mouvement puissant si on ne mène pas d’action réelle contre les causes de l’injustice.
En tant que parti récupérateur des mouvements de résistance, les Démocrates auraient tiré un bénéfice de davantage de mouvement sociaux sur la période 2021-2024. Ils ont préféré perdre.
La campagne de Harris a reçu le soutien de l’ancien président George W. Bush, de l’ancienne représentante au Congrès Liz Cheney, du chroniqueur radio conservateur Charlie Sykes et de beaucoup d’autres figures de droite. Ce n’était pas seulement parce que le programme de Trump choquait même ceux qui auparavant représentaient le visage de l’establishment républicain, c’était aussi parce que Harris représentait un projet politique centriste, en laissant aux Républicains le soin de déterminer son discours sur des questions comme l’immigration.
Comme nous l’affirmions par le passé,
« Le système bipartite américain fonctionne comme un cliquet, avec le Parti républicain poussant vers la droite la politique publique et le discours admissible vers la droite tandis que les Démocrates, en cherchant à acquérir du pouvoir en faisant la chasse au centre politique, sert de mécanisme pour bloquer tout retour en arrière [dans ce déplacement à droite, ndt] »
Cette stratégie a aidé les Républicains à normaliser ce qui étaient autrefois des idées marginales sur l’immigration et le crime ; sans que cela n’apporte la moindre voix aux Démocrates.
En prenant du recul, nous pouvons voir que la victoire de Trump en 2024 marque un tournant crucial dans les discours politiques du 21e siècle. Quand Trump a été élu en 2016, le consensus néo-libéral semblait invincible, sa victoire ressemblait à un coup de chance par lequel un politicien aberrant était arrivé au pouvoir en singeant la rhétorique de ce qu’on appelait le mouvement anti-globalisation. Aujourd’hui, il est clair que l’apogée du consensus néo-libéral est finie et que quelque chose d’autre devra venir ensuite. Cependant, pendant des décennies, les Démocrates ont collaboré avec les Républicains pour écraser les mouvements proposant d’autres voies. Ils ont détruit les forces dans leur camp, comme la campagne Bernie Sanders, qui représentaient une avancée. C’est ce qui a rendu possible pour Trump de se présenter comme le représentant de la rébellion.
De là, la prise du pouvoir par l’extrême-droite devenait inévitable, les Démocrates ayant liquidé les alternatives anarchistes, anti-autoritaires ou de gauche.
Finalement, malheureusement, l’administration Biden a déjà fait une bonne partie du travail pour désensibiliser l’opinion au programme qu’une seconde administration Trump enhardie va tenter de mettre en oeuvre. Cela d’abord et par-dessus tout, en soutenant le génocide mené par l’armée israélienne à Gaza. En faisant cela, Biden et Harris ont participé à accoutumer des millions de gens à l’idée que la vie humaine n’a pas de valeur intrinsèque – qu’il est acceptable de massacrer, emprisonner et harceler des gens sur la base de leur statut au sein d’une tranche de population visée.
C’est exactement le genre d’environnement qui permettra à Trump de mener le type de politique intérieure brutale qu’il a l’intention de mettre en oeuvre quand il reviendra aux commandes dans deux mois et demi.
En fin de compte, nous ne pouvons pas attribuer toute la faute aux Démocrates. Pour notre part, nous avons échoué à construire des mouvements assez puissants pour survivre à leurs efforts pour nous effacer. Pour notre part, nous ne sommes toujours pas préparés à empêcher Trump de déporter des millions de gens et de distribuer des milliards de dollars supplémentaires aux milliardaires et aux appareils de sécurité de l’Etat.
Heureusement, cette histoire n’est pas terminée.
Nous avons la responsabilité de ne pas laisser la statistique électorale nous démobiliser. Comme nous l’écrivions en 2016, en réaction à la première victoire de Trump :
« Les élections servent à nous représenter les uns aux autres sous notre pire apparence, en mettant en avant les aspects les plus offensants, lâches et serviles de notre espèce. Beaucoup de gens qui n’auraient jamais personnellement arraché une mère à ses enfants sont capables d’acquiescer aux expulsions une fois dans le secret de l’isoloir. Tout comme beaucoup de gens qui mangent de la viande ne pourraient jamais travailler dans un abattoir. Sans l’aliénation qui caractère la pratique même du gouvernement, la plupart des mesures politiques horribles du programme de Trump ne pourraient jamais être appliquées. »
Une étroite fenêtre d’opportunité vient de s’ouvrir maintenant que les millions de personnes qui comptaient sur les Démocrates pour les protéger réalisent que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Nous devons passer à l’action immédiatement pour nous retrouver et rétablir ce que nous avons perdu depuis l’année 2020.
Nous devons lancer des projets proactifs qui nous distingueront des partis politiques, des projets qui montrent que chacun a quelque chose à gagner de nos propositions, et qui offrent des occasions aux gens de tous les milieux de s’impliquer pour changer le monde et en créer un meilleur.
La bonne nouvelle c’est que nous pouvons le faire. Nous l’avons déjà fait auparavant. À bientôt sur la ligne de front.
Thanks to lundimatin for the translation.
17.06.2024 à 20:06
CrimethInc. Ex-Workers Collective
En décembre 2023, Javier Milei est arrivé au pouvoir en Argentine, introduisant des mesures radicales d’austérité et de déréglementation. En promettant d’écraser les mouvements sociaux au nom d’un capitalisme débridé, son administration ouvre la voie à un effondrement social complet et à l’émergence d’une narco-violence à grande échelle. Dans le récit qui suit, notre correspondant dresse un tableau saisissant des forces et des visions rivales qui se disputent l’avenir de l’Argentine, dont le point culminant le plus récent ont été les affrontements du 12 juin, lorsque des manifestants militants ont affronté près de trois mille policiers encerclant un congrès barricadé.
Si ce que vous avez lu vous inspire, pensez à faire un don à La Cultura Del Barrio, un club social et sportif antifasciste à Buenos Aires depuis une décennie. La montée en flèche de l’inflation et la déréglementation complète du marché immobilier argentin ont rendu difficile la conservation d’espaces communautaires physiques, précisément au moment où ils sont le plus désespérément nécessaires. Si vous êtes en dehors de la crise économique argentine, vous aurez peut-être l’occasion d’aider ceux qui sont en première ligne à survivre au capitalisme impitoyable et à démontrer une alternative réelle et existante.
Fin janvier 2024, mouvements sociaux, assemblées de quartier et organisations de gauche se rassemblent devant le congrès pour protester contre le paquet massif de réformes néolibérales qui y sont débattues. L’État répond en mobilisant des milliers de policiers. On peut voir un officier se promener en arborant en écusson un drapeau de Gadsden « Ne me marchez pas dessus » sur sa veste.
À la fin de la soirée, même si rien de particulier ne s’est produit, les policiers se déplacent par deux sur des motos, tirant des balles en caoutchouc sans distinction dans la foule.
Quelques jours plus tard, Sandra Pettovello, ministre du « Capital humain », refuse de rencontrer les organisations sociales pour discuter de la distribution d’aide alimentaire aux milliers de comedores populares (soupes populaires de quartier). S’inspirant de Marie-Antoinette, elle déclare : « S’il y a quelqu’un qui a faim, je le rencontrerai en tête-à-tête », mais sans l’intermédiaire des organisations sociales.
Le lendemain, des milliers de personnes acceptent son offre, faisant la queue devant son ministère. Elle refuse de les rencontrer.
Début mars, Télam, l’agence de presse publique, a été fermée. Il en va de même pour l’INADI, l’institut national contre les discriminations. Des vagues de licenciements déciment presque toutes les institutions publiques, y compris la bibliothèque nationale. On parle de privatiser la Banque nationale. Alors que les travailleurs se mobilisent pour défendre les institutions publiques et leur lieu de travail, ils trouvent les bâtiments barricadés et encerclés par la police anti-émeute. Des militants dits « libertariens » organisent une séance photo pour célébrer les fermetures et les licenciements.
Ursula est interviewée en direct par un journaliste d’une chaîne pro-gouvernementale. « Je suis veuve, je reçois une aide du gouvernement et je vis avec ma mère, qui est à la retraite. » Elle raconte qu’elle a trois filles, dont l’une se tient dans la rue, dans le froid, à côté d’elle pendant l’interview. Elle dit avoir récemment perdu son emploi. Alors qu’elle explique qu’elles tentent de survivre en vendant des paquets d’autocollants dans la rue, elle fond en larmes devant sa fille adolescente.
Quelques minutes avant l’interview d’Ursula, une autre femme avait été interviewée dans la rue. « J’ai trois boulots pour joindre les deux bouts. » Aucune des deux n’a mentionné les décisions politiques et économiques qui les ont conduites à ces situations.
Le coût de la vie a explosé. L’inflation est désormais « sous contrôle » – si l’on peut qualifier de sous contrôle un taux d’inflation mensuel de 9 % – uniquement parce que la demande des consommateurs s’est effondrée. Le coût des services publics, des médicaments et des produits alimentaires de base a explosé avec des augmentations de prix bien supérieures à 100 % dans toutes ces catégories. Dans le même temps, les contrats de location ont été complètement déréglementés.
Le résultat n’est pas surprenant. La valeur réelle des salaires s’effondrant, les ventes sont en chute libre. Ce ne sont pas seulement les fonctionnaires, stigmatisés par les ultralibéraux comme des «parasites vivant aux crochets de la société», qui perdent leur emploi. Les petites entreprises et les usines ferment les unes après les autres. Au cours du mois de mai, 300 000 «comptes salaires», comptes bancaires utilisés exclusivement pour recevoir les salaires mensuels, ont été fermés.
Dans une usine de la province de Catamarca, les travailleurs n’ont pas accepté la perte de leur poste de travail. Les 134 travailleurs de l’usine textile Textilcom, soupçonnant la fermeture imminente de celle-ci, ont occupé l’usine en guise de résistance contre la fermeture et comme moyen de pression pour s’assurer qu’ils ne seraient pas privés de leurs arriérés de salaire.
Mais même ici, les travailleurs qui mènent des actions collectives, qui occupent une usine et qui subissent les conséquences concrètes de la logique capitaliste du marché, mettent un point d’honneur à se distancer des chômeurs, des travailleurs informels et des personnes marginalisées qui constituent la majeure partie des mouvements sociaux. « Nous ne dépendons pas de l’aide de l’État, nous ne voulons pas d’aide, nous ne sommes pas comme les piqueteros. »
Un inconnu affronte le président Milei dans la rue en criant : « Les gens n’arrivent pas à joindre les deux bouts ! »
Milei répond : « Si les gens ne parvenaient pas à joindre les deux bouts, ils mourraient dans les rues, donc c’est faux. »
Même la presse pro-gouvernementale et de droite qualifie sa déclaration de « méprisable ».
En même temps, les organisations sociales dénoncent le refus du ministère du Capital humain de distribuer plus de cinq mille tonnes de produits alimentaires. Le ministère accuse le vaste réseau de soupess populaires gérées par les organisations sociales de pratiquer l’extorsion et affirme qu’un audit a révélé que la moitié de ces soupes populaires n’existent pas, alors que toute cette nourriture pourrit dans leurs entrepôts.
Un juge ordonne au gouvernement de commencer à distribuer la nourriture. Plutôt que d’obtempérer, celui-ci fait appel de la décision judiciaire.
Pendant ce temps, 49 % du pays vit dans la pauvreté, et 11,9 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, définie comme « les personnes incapables de subvenir à leurs besoins alimentaires de base ».
Ce ne sont là que quelques aperçus de l’immense tragédie économique et sociale qui s’est produite en Argentine depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Javier Milei. Les quatre derniers datent de début juin, alors que les tensions s’intensifiaient à l’approche du 12 juin. Grâce à son gouvernement, la classe politique néolibérale du passé a réintégré les couloirs du pouvoir, avec un cabinet représentant le gratin des idéologues néolibéraux responsables du dernier krach économique en Argentine au début des années 2000. La montée en flèche des taux de pauvreté et l’inflation incontrôlée n’ont pas commencé avec le gouvernement de Milei. Ils existaient déjà, ce qui a été l’un des facteurs qui ont contribué à l’attrait populaire et au triomphe électoral de Milei. Les échecs du gouvernement kirchnériste de centre-gauche précédent provenaient d’une conception erronée sur la nature fondamentale du capitalisme : les kirchnéristes n’avaient pas reconnu, ou admis, l’impossibilité de parvenir à une trêve durable entre les intérêts du marché et l’intérêt général de la société. Néanmoins, le gouvernement précédent considérait la société comme un tout connecté, du moins en principe, et considérait la liberté comme quelque chose de produit collectivement. Les frictions entre leurs paroles et leurs actes ont ouvert la voie à l’expérience actuelle d’un capitalisme complètement dérégulé.
Aujourd’hui, la société argentine est à la merci de ceux qui croient que la main invisible du marché résoudra tous les problèmes – et d’autres qui prétendent le croire au nom d’un gain politique. Des gens dont la définition de la liberté est chacun pour soi. Nous sommes entre les mains des partisans les plus fanatiques d’obscurs économistes ultra-capitalistes autrichiens. Lorsque leurs fantasmes rencontrent le monde réel, les conséquences sont immédiates, précipitant une explosion de souffrance et de misère collectives.
C’était comme regarder un gosse apprendre en temps réel son premier cours d’économie. Esteban Trebucq, l’un des journalistes les plus pro-Milei de la chaîne d’information de droite La Nacion+, évoquait l’augmentation vertigineuse des primes mensuelles des caisses d’assurance-maladie privées. En l’espace de cinq mois, les assureurs privés ont augmenté leurs primes de plus de 150 %, l’une des nombreuses conséquences du décret de Milei déréglementant de larges secteurs de l’économie argentine, dont l’« industrie » des assurances-maladie.
« Il y a des personnes âgées, des retraités qui ont un budget fixe », explique Trebucq, « des gens qui ont des problèmes de santé préexistants, des familles qui ne peuvent plus payer les cotisations et qui retombent dans le système public». Un système de santé public qui subit déjà les effets du plus grand plan d’austérité de l’histoire – comme aime s’en vanter Milei – et qui est mal équipé pour gérer l’afflux de dizaines de milliers de nouveaux patients du secteur privé. « Avec des biens et des services inélastiques, dont les gens ont besoin pour survivre, il y a un déséquilibre de pouvoir entre celui qui a besoin du bien ou du service et celui qui le fournit. »
Je me souviens avoir cligné des yeux devant l’écran, me demandant comment il pouvait être si près et pourtant si loin.
Le décret de Milei abolissant plus de quarante réglementations et assouplissant des centaines d’autres a été annoncé en décembre dernier à la télévision en direct, provoquant immédiatement des mobilisations spontanées dans de nombreux quartiers de Buenos Aires ainsi que devant le congrès. Il s’agissait d’un abus flagrant de l’autorité présidentielle : les décrets étaient destinés à répondre aux situations d’urgence et non à les créer. Essentiellement, Milei a utilisé le Decreto de Necesidad y Urgencia (« Décret de nécessité et d’urgence ») pour contourner le Congrès afin d’imposer unilatéralement une réforme constitutionnelle. La chambre basse du congrès a depuis rejeté le décret, mais il est toujours en vigueur car, en raison d’une modification kirchnériste en 2005, les décrets doivent être rejetés par les deux chambres du congrès pour être abrogés.
Les changements dérégulateurs sont l’expression la plus extrême du néolibéralisme. La logique qui les sous-tend prétend que les relations sociales et commerciales se déroulent toujours entre égaux et que toute intervention dans l’intérêt de la société dans son ensemble ne peut qu’entraîner une inefficacité et une mauvaise qualité des services, entravant la concurrence et donc la croissance et la productivité. Selon ce raisonnement, les réglementations visant à protéger les pauvres sont la principale cause de la pauvreté elle-même.
À leurs yeux, les locataires qui ont besoin d’un toit et les propriétaires des logements négocient sur un pied d’égalité. Vous avez la liberté de payer la totalité de votre salaire pour avoir un toit au-dessus de votre tête, si c’est ce que les propriétaires choisissent de vous facturer, ou bien vous pouvez librement choisir de dormir à la belle étoile. Les travailleurs qui n’ont d’autre choix que de vendre leur travail pour nourrir leur famille ne sont pas contraints par les capitalistes qui contrôlent le marché du logement et les moyens de production. C’est le raisonnement défendu par Esteban Trebucq et ses collègues.
Pourtant, il était là à la télévision, admettant presque que le monde ne fonctionne pas de cette façon.
Mais il n’a jamais fait le lien entre les deux. Le gouvernement a fini par porter une accusation formelle, qui est devenue une affaire judiciaire, selon laquelle les compagnies d’assurances se sont constituées en un « cartel » de fait, conspirant pour augmenter les prix de manière uniforme. Bien sûr qu’elles l’ont fait ! C’est ce qui arrive toujours lorsqu’une industrie atteint le stade de monopole du développement capitaliste et qu’on la laisse exploiter et extorquer librement.
La dérégulation a déclenché une explosion des coûts des services publics et des dépenses de subsistance de base : augmentations de l’ordre de 300 à 400 % dans les transports publics, de plus de 100 % des factures de gaz et d’électricité et du coût du carburant, bien au-delà de 100 % du prix du riz et du carburant. du pain et d’autres produits de première nécessité. Associée aux mesures d’austérité, cette situation a déclenché une récession brutale, comme en témoigne la chute spectaculaire de la consommation dans deux domaines à la demande inélastique : les produits alimentaires de base et les médicaments.
Six mois après que l’économie capitaliste fantasmée a rencontré le monde réel, les conséquences sont qu’en Argentine, de nombreuses personnes se privent de leurs médicaments et sautent régulièrement des repas. Dans un pays surnommé « le champ de blé du monde », une miche de pain coûte le même prix qu’à Paris. Dans un pays où les salaires moyens représentent un dixième de ce qu’ils sont en Europe, une tasse de café coûte autant à Buenos Aires qu’à Madrid. Dans un pays qui traite son propre pétrole et possède une compagnie pétrolière publique, le carburant coûte désormais ce qu’il coûte aux USA. L’Argentine a désormais à la fois le coût de la vie le plus élevé d’Amérique latine et le salaire minimum le plus bas.
Le poids de l’austérité n’est pas supporté par la classe politique, comme Milei l’avait promis, mais par les travailleurs du pays – qu’ils soient salariés ou chômeurs – et par la classe moyenne. Si on lui laisse le champ libre, la classe capitaliste montre que son programme consiste simplement à extraire au maximum la richesse de la classe productrice.
Cela ne nous surprend pas. Les anarchistes avaient mis en garde dès le début contre ce piège, criant à qui voulait l’entendre que ce n’était pas une coïncidence si tous les oligarques d’Argentine s’unissaient derrière ce soi-disant « rebelle ». Le rêve éternel des capitalistes est de dépouiller l’État de tous les éléments qui ne leur permettent pas d’accumuler des richesses, de maximiser leurs profits en nous ramenant aux conditions de vie de la fin du XIXe siècle.
Leur rêve est notre cauchemar. De plus en plus de secteurs de la société s’en rendent compte en en faisant l’expérience. Prix européens, salaires africains, conditions de travail d’ Asie du Sud-Est.
Quand il est évident pour les citoyens ordinaires que leur situation empire matériellement, comment est-il possible de contenir les troubles et d’empêcher un soulèvement général ? Plus incroyable encore, comment est-il possible que Milei conserve un soutien populaire d’environ 50 % ?
La réponse est l’idéologie.
L’idéologie, associée au ressentiment, à la distraction et à l’instrumentalisation des pauvres contre les très pauvres.
Milei a passé beaucoup de temps à l’étranger, s’arrangeant pour être vu aux côtés de personnalités comme Donald Trump, Santiago Abascal, le leader du parti d’extrême droite Vox en Espagne, Elon Musk, le suprémaciste blanc et le président du Salvador Nayib Bukele. Pour les partisans les plus convaincus de Milei, c’est la preuve de sa popularité en tant que défenseur du capitalisme, de la liberté et des valeurs occidentales. Sa base de partisans est semblable à celle des partisans de Donald Trump : ce sont en grande majorité des hommes, enclins aux théories du complot, frustrés par leur situation et convaincus que ce qu’ils considèrent comme le socialisme, les étrangers et le programme woke sont responsables de leurs malheurs personnels et de la crise économique en Argentine en général. Ils croient toujours avec zèle que nous devons souffrir maintenant pour être mieux demain, qu’une reprise économique en forme de « V » est imminente.
De même, le discours sur l’avortement comme un meurtre et les références positives à l’armée et à la dernière dictature sont du pain béni pour les électeurs de droite plus âgés et relativement aisés, qui ressentent un peu moins la pression économique que d’autres secteurs de la société. Ils ont accepté Milei – d’abord à contrecœur, puis avec un peu plus d’enthousiasme – après la marginalisation politique d’une option de droite plus modérée. Là encore, cela rappelle la façon dont Trump a absorbé de larges pans de la base conservatrice traditionnelle aux USA.
Mais il y a un conflit idéologique plus large en jeu. Milei et les ultralibéraux y font constamment référence. Les vrais croyants disent vouloir transformer la mentalité et la politique argentines. Les esprits pragmatiques de l’extrême droite et de la classe capitaliste comprennent que leur meilleure protection contre la propagation de la solidarité entre les luttes et à travers la société est de creuser des fossés entre les différents secteurs de la classe ouvrière, en divisant ceux qui souffrent de la crise économique à des degrés divers et de différentes manières.
Il faut opposer le travailleur du secteur public au travailleur du secteur privé de l’économie formelle. Le travailleur de l’économie formelle doit être opposé au travailleur de l’économie informelle. Ceux qui ont un travail, formel ou non, doivent regarder avec dédain et mépris les chômeurs qui tentent de survivre par leurs propres moyens ou qui s’organisent collectivement pour réclamer des moyens de subsistance. Il est particulièrement important de diaboliser ceux qui sont au chômage, qui sont actifs dans des organisations sociales et qui, en plus, n’ont pas la nationalité argentine.
Chaque jour, nous voyons des médias de droite promouvoir ces divisions. Le petit commerçant s’emporte contre les vendeurs ambulants qui ne paient pas d’impôts et qui, soi-disant, « ne sont même pas de ce pays ». L’employé de bureau dit à la caméra qu’il est content que des fonctionnaires soient licenciés et des institutions fermées, car il est convaincu que la pression fiscale sur les entreprises privées en Argentine est élevée, en raison de la nécessité de financer l’État, et que c’est cela, et non la cupidité capitaliste, qui empêche ses salaires d’augmenter. Le chauffeur de taxi coincé dans les embouteillages alors que les chômeurs sont empêchés d’atteindre la résidence du président s’indigne contre les profiteurs paresseux qui ne contribuent pas à l’économie et ne laissent pas travailler les autres. Il est indigné qu’ils s’attendent à vivre de l’aide sociale et que la « culture du travail » ait disparu. Plus tard, le même journaliste ira d’un magasin à l’autre, parlant aux commerçants de la gravité des pertes de revenus quotidiens causées par la manifestation. Nous devons croire que les chômeurs et les organisations sociales, les plus vulnérables et les plus pauvres d’Argentine, sont les démons qui empêchent l’économie argentine de prospérer.
La récession fait baisser l’inflation, tandis que le chômage explose. Ces dernières années, les « opportunités » d’emploi étaient abondantes en Argentine, mais elles étaient mal payées ; un seul emploi ne suffisait souvent pas à survivre, et la valeur réelle des salaires diminuait constamment face à l’inflation. L’inflation frappe plus durement les plus bas salaires et constitue presque toujours une taxe de fait sur les pauvres, mais elle reste un phénomène incontestablement collectif, qu’aucun défenseur de l’économie de marché ne peut imputer aux échecs personnels des individus.
À mesure que la récession progresse et que nous échangeons une crise contre une autre, la campagne idéologique menée par la classe capitaliste prend de l’ampleur. Le chômage se déroule comme un drame personnel. Dans des milliers de foyers à travers le pays, la mort par mille coupures se produit alors que quelqu’un reste assis seul à réfléchir à la façon dont il va joindre les deux bouts le mois prochain, ou arrive à la maison pour dire à son partenaire qu’il devra se tourner vers des petits boulots pour nourrir lesenfants, ou alors qu’ils se dirigent, timides et embarrassés, vers une soupe populaire pour la première fois parce que le frigo est vide. Chaque chômeur est bombardé de propagande soulignant que c’est de sa faute. Tu devrais travailler plus, si tu cherches vraiment tu trouveras quelque chose, tu devrais bosser davantage, démarrer une petite entreprise. Le chômage est un échec personnel dont vous seul êtes responsable. Ce récit n’est pas une coïncidence : c’est un barrage pour contenir la propagation de la solidarité et de la résistance.
Et parce que pour l’instant, ils sont en train de gagner la bataille des idées, nous voyons des exemples comme celui des travailleurs de Textilcom, mentionnés plus haut. Ces travailleurs sont impliqués dans un modèle classique de lutte ouvrière : ils occupent une usine pour défendre leurs intérêts contre des patrons qui les licencient à cause des politiques de ce gouvernement. Pourtant, alors qu’ils sont sur le point de se retrouver au chômage, ils trouvent nécessaire de se distancer de ceux qui s’y trouvent déjà. Dans l’espoir de faire appel à la bonne volonté de la société, ils ne s’identifient pas aux piqueteros, aux bénéficiaires des plans sociaux. Lorsqu’on les interroge sur ce gouvernement et ses politiques, ils répondent qu’ils « ne s’intéressent pas à la politique ».
Combien de temps la digue de rétention peut-elle tenir ?
C’est l’après-midi du 30 mai. La Nacion+ a un correspondant dans le train Roca, l’une des principales lignes ferroviaires de Buenos Aires, car le train roule à une vitesse maximale réduite de 30 kilomètres de l’ heure en guise de protestation des cheminots qui réclament des augmentations de salaires, une mesure partielle en prélude à une grève de 24 heures le 4 juin si aucun accord n’est trouvé.
Le journaliste interroge des voyageurs, espérant manifestement obtenir des réponses du genre : « Ils devraient manifester, mais sans compliquer la vie des autres travailleurs », ou « Je gagne la moitié de ce qu’ils gagnent et vous ne me voyez pas ici bloquer les routes », ou encore « C’est le problème dans ce pays, les gens manifestent toujours et ne travaillent pas ». Au lieu de cela, une femme d’une trentaine d’années répond : « Je suis d’accord. Tout ce qui est fait pour défendre les travailleurs est parfaitement bien. Bien sûr, cela nous affectera tous, mais je suis favorable à toutes les manifestations contre les injustices envers les travailleurs. »
Il la bouscule sur les « inconvénients des retards ». Elle reste fidèle à ses positions. «Ça fait partie de ce que nous devons traverser. Si nous ne sommes pas tous unis face à la situation que nous traversons, il n’y a pas d’issue. Nous sommes tous des travailleurs et si j’étais un jour à leur place, j’aimerais que d’autres me soutiennent aussi.» La personne suivante, un jeune homme en sweat à capuche, déclare catégoriquement : « Ils doivent négocier les salaires, tout cela est de la faute de Milei. C’est un fils de pute ». La personne suivante, un mécanicien portant un maillot de Boca Juniors, répond : « Bien sûr que c’est ennuyeux, je mets plus d’une heure pour rentrer chez moi. Mais Milei devrait démissionner. Tout le monde devrait descendre dans la rue ».
Le journaliste aborde quatre ou cinq autres personnes, mais elles répondent toutes de la même manière. C’est donc le présentateur du studio, encore une fois le porte-parole du gouvernement, Esteban Trébucq, qui prend la parole. « Il semble qu’il y ait beaucoup de “progres” [abrégé de “progresistas”, équivalent de gauchistes] dans le train aujourd’hui. »
Peut-être. Ou peut-être que, même si la marée n’a pas encore tourné, les fissures dans la digue se multiplient.
Il faut donc que ce soit à nouveau les bons Argentins contre les Orques, comme l’ex-président Mauricio Macri a appelé les gauchistes et des organisations sociales. Le classisme et le racisme sont de plus en plus normalisés. Un adolescent fanatique de Milei lors de la sortie du livre et du concert du président (oui, il a chanté… non, je me fiche de l’expliquer) déclare catégoriquement que « Milei a un travail difficile qui l’attend, mais je crois qu’il peut remettre debout ce pays des negros. » Negros signifie littéralement « Noirs », mais en Argentine, ce terme a des implications classistes et racistes. Utilisé pour décrire une condition socio-économique plutôt qu’une couleur de peau en soi, il s’agit essentiellement d’un terme argitique désignant les « pauvres paresseux et ignorants ». C’est scandaleux de dire cela à la télévision nationale, mais le journaliste de La Nacion+ ne sourcille pas.
Quiconque résiste de manière active et organisée devient l’ennemi public numéro un, l’incarnation des Negros, les Orques. Ceux qui osent descendre dans la rue et déranger les bons Argentins. Les violents qui ne céderont pas leur dignité aux 56% d’électeurs qui l’ont demandé. Les organisations sociales des pauvres, des chômeurs et des travailleurs informels.
En Argentine, il existe un incroyable tissu de solidarité qui protège du mieux qu’il peut les plus exposés, les plus oubliés et les plus marginalisés du capitalisme. Au cours de décennies de pauvreté chronique, de chômage et de salaires de misère, les organisations sociales – connues sous le nom de piqueteros, qui se sont développées essentiellement en réponse aux politiques néolibérales des années 1990 – ont tissé un réseau de comedores populares. Ce sont des espaces où chacun peut trouver une assiette chaude de nourriture, ou à tout le moins, du maté, la boisson traditionnelle argentine, pour faire taire les gargouillis de faim dans son estomac. Mais ils sont aussi bien plus que cela.
Ils offrent souvent aux jeunes du quartier un espace où ils ont accès à des activités culturelles gratuites, un peu comme le ferait un club sportif de quartier. Un endroit où les enfants peuvent s’asseoir et dessiner ou assister à un spectacle de marionnettes gratuit, un espace sûr dans des quartiers où les rues sont souvent envahies par la petite délinquance, le capitalisme illégal et la toxicomanie – dont de nombreux enfants deviennent la proie sans les réseaux de soutien que le comedores populares et les organisations sociales fournissent
Bien sûr, si l’on en croit le gouvernement et les médias, les comedores et les organisations sociales sont la lie de la société, des criminels qui se sont donné pour mission de profiter des pauvres pour en tirer des bénéfices économiques et politiques. Depuis des semaines, le « ministère du Capital humain » mène une campagne de stigmatisation amplifiée avec enthousiasme par la presse. Il affirme qu’un audit gouvernemental a révélé qu’environ la moitié des comedores n’existent pas. Les organisations de gauche et péronistes, qui gèrent l’accès aux comedores et les emplois subventionnés par le gouvernement, obligeaient les gens à participer à des marches et des manifestations sous peine d’être expulsés du comedor ou de ne pas recevoir de nourriture. Dans d’autres cas, l’aide alimentaire distribuée par le gouvernement était vendue dans les quartiers au lieu d’être distribuée dans les comedores. Enfin, les participants fournissaient de fausses notes de frais au gouvernement afin de détourner les fonds destinés aux comedores vers leurs propres organisations politiques.
C’est là que les choses se compliquent, car la droite instrumentalise un grain de vérité.
En Argentine, il existe environ 35 000 comedores populares , qui emploient plus de 130 000 personnes et nourrissent on ne sait combien de centaines de milliers de personnes. Beaucoup d’entre eux sont gérés par les organisations de masse des partis de gauche traditionnels, le plus important étant le Polo Obrero, la branche des chômeurs du Partido Obrero trotskiste. D’autres sont des extensions d’organisations péronistes de gauche, tandis que d’autres encore sont véritablement indépendants, simplement basés dans les quartiers. Au début des années 2000, les kirchnéristes ont reconnu que les organisations sociales avaient un potentiel révolutionnaire et constituaient une menace potentielle pour la gouvernabilité ; en réponse, ils les ont intégrées dans un système d’interdépendance avec l’État. Les organisations sociales servent d’intermédiaires en fournissant les plans de travail subventionnés dont dépendent de nombreuses personnes qui ne sont pas strictement des bénévoles dans les comedores pour subsister. De même, les comedores dépendent de l’aide alimentaire qui vient directement du gouvernement fédéral. Considérant l’ampleur du réseau des comedores, les conditions désastreuses dans lesquelles beaucoup d’entre eux sont organisés, la corruption endémique en Argentine, et le clientélisme, la verticalité et l’autoritarisme qui imprègnent les organisations politiques péronistes, personne ne devrait être surpris qu’il y ait effectivement des cas d’abus, de corruption et d’extorsion.
En tant qu’anarchistes, nous sommes critiques à l’égard de la dynamique du clientélisme politique. Cela peut ressembler à de l’entraide, mais c’est un outil par lequel les organisations autoritaires – et pas seulement leurs éléments corrompus – exploitent les besoins des communautés pauvres pour consolider leur propre influence politique et leurs gains financiers.
Mais la grande majorité des comedores sont créés et gérés collectivement, un rempart essentiel de la défense communautaire contre les conséquences du capitalisme dans les quartiers pauvres du pays. Le gouvernement de Milei tente de les stigmatiser dans leur ensemble afin de pouvoir les isoler et les cibler plus facilement, en coupant les derniers fils du filet de sécurité sociale pour créer une société plus atomisée.
Là où les comedores populares et les organisations sociales cessent d’exister, les gens chercheront à échapper à la pauvreté et à la faim par d’autres moyens. Le gouvernement ouvre la voie au cannibalisme social et au narco-État, c’est-à-dire au capitalisme de marché libre dans sa forme la plus pure.
Et cela se produit déjà, sur les deux fronts.
Les quartiers populaires de Rosario, la troisième plus grande ville d’Argentine, sont déjà largement dominés par des bande rivales de narcotrafiquants. Le fait que Rosario soit une ville portuaire et que ses ports soient privatisés en fait une plaque tournante particulièrement attractive pour le trafic de drogue. De nombreux jeunes locaux, confrontés au choix entre 12 heures par jour d’exploitation à bas salaire et un rôle relativement lucratif et « glamour » de fantassin narco, choisissent cette dernière option.
Enhardi par la ligne « loi et ordre » du nouveau gouvernement, Pablo Coccocioni, ministre de la Sécurité de la province où se trouve Rosario, publie le 5 mars une image sur son compte Instagram. Sous le titre « ça va être toujours pire pour eux », elle montre des dizaines de prisonniers alignés en rangées, assis les jambes croisées, torse nu, la tête baissée. Il s’agit d’une copie conforme des photos des membres de bandes capturés venant du Salvador de Bukele.
Seulement quatre jours plus tard, un jeune narcotrafiquant de quinze ans entre dans une station-service et assassine le pompiste. C’est le quatrième d’une série de meurtres aléatoires de travailleurs à Rosario depuis que Coccocioni a publié cette image. Deux chauffeurs de taxi et un chauffeur de bus ont également été tués de sang-froid pendant qu’ils travaillaient. Les gens ont peur de sortir de chez eux.
Rétrospectivement, Bukele avait déclaré : « Cette photo était une grave erreur ; vous ne pourrez le faire que lorsque les bandes seront neutralisées et que vous aurez le contrôle de la rue ». Ce n’est pas le cas à Rosario, et les conséquences n’impactent pas la classe politique, ni la police ou les forces armées, mais plutôt les travailleurs innocents qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Si l’on imagine que le gouvernement tente réellement de réprimer l’activité des bandes, le post de Coccocioni était une erreur stratégique – mais de telles provocations créent les conditions permettant aux électeurs de se déplacer encore plus à droite. Nous vivons dans une jungle, nous sommes confrontés à des animaux et à des meurtriers, la politique de « l’ordre public » est la seule issue à cette jungle. Même si, en réalité, ces politiques sont la cause de la crise.
Comme de nombreux autres jeunes en Argentine, le musicien Manuel Lopez Ledesma travaille comme livreur pour unl’ entreprise Rappi pour joindre les deux bouts. Alors qu’il attend sa commande devant une pizzeria, il est intercepté par deux adolescents qui le tuent alors qu’ils tentent de lui voler sa moto. C’est un exemple classique du cannibalisme social engendré par la pauvreté.
Le lendemain, une manifestation militante des chauffeurs-livreurs Rappi devant le commissariat de police local aboutit à l’incendie de cinq véhicules, dont une voiture de police. C’est une petite explosion de colère et de fureur. Juste, mais qui donne également du grain à moudre à ceux qui veulent faire campagne pour davantage de maintien de l’ordre.
Alors que la criminalité explose, ce ne sont pas les riches qui sont exposés. Ils sont protégés derrière des murs, par des agents de sécurité privés, dans des quartiers fermés. Ils se déplacent dans des véhicules privés, ils ne mettent jamais les pieds dans un bus ou un train. Ce sont les gens des quartiers populaires qui souffrent du cannibalisme social, qui doivent craindre d’être battus ou peut-être tués pour leur téléphone portable ou leur sac à dos pendant qu’ils voyagent dans le train ou attendent le bus. Cela ne fait qu’aggraver le ressentiment social, ouvrant la voie à une réaction plus forte. Alors que les luttes ouvrières et d’autres formes de résistance se multiplient, l’escalade du cannibalisme social et du narcotrafic sert à légitimer les structures de répression qui sont essentielles au projet de dérégulation totale de l’économie argentine.
Si nous vivons dans une jungle, si n’importe qui dans la rue pouvait me voler pendant que j’attends le bus un lundi matin froid, si n’importe quel personnage encapuchonné dans la rue pouvait me tuer pendant que j’attends de faire une livraison pour quelques pesos, la plupart des gens finiront par soutenir toutes les mesures que les autorités promettent de prendre pour exercer un plus grand contrôle. Le résultat est une guerre de « loi et d’ordre » contre ceux qui ont été regroupés dans une horde amorphe et terrifiante de petits criminels, d’assassins de sang-froid, d’orques, de gauchistes sales et d’organisations sociales corrompues qui s’attaquent aux pauvres et aux vulnérables.
Aux yeux d’une population terrifiée et d’une société décimée par la propagande du ressentiment et de l’individualisme, il n’y a pas d’alternative.
Heureusement, il y a encore des gens qui mènent le bon combat, même au milieu de ce désordre.
Au milieu de la « célèbre Isla Maciel », une île proche du quartier de La Boca, connu dans le monde entier pour sa pauvreté et sa dangerosité, même pour Buenos Aires, une vingtaine d’adolescents sont rassemblés. Un examen plus attentif révèle qu’ils portent des t-shirts arborant l’emblème des deux drapeaux antifascistes, reconnu dans le monde entier. Les enfants participent à l’une des nombreuses séances de boxe gratuites que Boxeo Popular organise dans le quartier tous les samedis pour les enfants et les adolescents du quartier. Boxeo Popular – « la boxe populaire » – est un projet lancé et dirigé par Accion Antifascista Buenos Aires (Action antifasciste de Buenos Aires) et le club sportif et social antifasciste La Cultura del Barrio. Laura, l’une des fondatrices du projet, rapporte que « trente-trois familles participent au projet, grâce auquel nous soutenons et aidons environ quatre-vingt-cinq enfants ». Le club fournit aux enfants des uniformes, du matériel, un entraîneur agréé et une collation après l’entraînement.
« Nous concevons ce projet, qui en est à sa sixième année, dans une logique d’entraide et non d’assistanat », explique Laura. « Nous offrons un cadre et une initiative, tandis que les enfants et les familles contribuent à le rendre possible chaque semaine en fournissant l’infrastructure nécessaire et en participant activement à sa réalisation. » Quant à la définition du projet, elle précise : « C’est un moyen, pas une fin en soi. Garantir l’accès au sport et aux loisirs gratuitement, sans préjugés ni discrimination, à travers des activités physiques, sportives et ludiques orientées vers la promotion de valeurs opposées à toute forme d’oppression, sans perdre de vue les différentes situations psychosociales de vulnérabilité que peuvent vivre les jeunes qui participent au projet. » Elle voit le projet comme une manifestation concrète de valeurs aux implications beaucoup plus larges. « C’est un moyen par lequel nous favorisons le sport, l’organisation et l’autogestion de la classe ouvrière à travers l’entraide, la participation active et l’éducation, en nous réappropriant notre force en tant que classe et en construisant collectivement de véritables alternatives et des espaces de résistance sociale. »
La Cultura del Barrio, le seul club sportif et social explicitement antifasciste d’Amérique latine, ouvre ses portes pour la journée. Les premiers participants qui franchissent ses portes peuvent être là pour un cours de fitness fonctionnel, de yoga, de boxe ou de boxe thaï. Plus tard, dans la soirée, ils peuvent assister à d’autres activités sportives, à un spectacle de straight edge hardcore, à une discussion ou à l’une des innombrables activités réparties sur les deux étages du club. Tous ces événements réunissent un mélange de jeunes et de vieux, de tous genres, de tenants de sous-cultures et de gens ordinaires du quartier. La culture politique de l’espace est explicite : il est couvert de drapeaux antifascistes et queer, d’affiches et d’autocollants d’organisations anarchistes du monde entier, et d’une grande bannière sur laquelle on peut lire « Contre la violence d’État – Autodéfense populaire ».
Fondé en 2011 à l’initiative d’ Acción Antifascista Buenos Aires, le club a la particularité de devenir, sans cacher ses convictions politiques, un espace fréquenté par toute la communauté locale. Des centaines de membres cotisants participent régulièrement à ses activités. Personne n’est jamais refusé pour manque de fonds et le club s’efforce de maintenir des prix accessibles. Les valeurs fondamentales du club reflètent les tendances anarchistes de ses membres actifs : l’entraide, l’organisation populaire, la recherche d’alternatives en dehors de la logique du profit et du capital.
Les organisations sociales, les assemblées de quartier, les clubs sportifs de quartier (que le gouvernement actuel veut aussi privatiser), les groupes d’entraide et de solidarité, les syndicats de base sont autant de représentations de notre conception de la société. Telles qu’elles existent aujourd’hui en Argentine, elles sont imparfaites. Ce n’est pas surprenant, car, comme nous tous, elles ne peuvent s’empêcher de refléter en partie la société dont elles sont issues.
Les attaques de l’État et de sa presse peuvent passer pour une croisade éthique contre la corruption ou les abus, mais ce n’est qu’un prétexte. Oui, la corruption et les abus sont endémiques dans la société argentine. Mais si tel était vraiment le problème ici, nous parlerions de la nécessité de démanteler l’appareil policier, qui est extrêmement corrompu, abusif et, dans de nombreux quartiers, essentiel à l’organisation du crime et des gangs de drogue. Ou bien nous parlerions de l’Église, avec son histoire de soumission à la répression militaire et ses nombreux scandales de maltraitance d’enfants. Pourtant, sans surprise, il n’y a pas d’indignation haleexaspéréetante à l’encontre de ces institutions.
L’État s’attaque aux organisations sociales, aux syndicats et aux clubs sociaux et sportifs de quartier par principe, car ils sont des représentations tangibles et matérielles des relations que nous voulons construire. Nous voulons créer un contexte dans lequel les gens puissent réellement interagir sur un pied d’égalité dans la poursuite de leurs intérêts collectifs, défiant la logique du capitalisme néolibéral.
Ils veulent nous isoler, nous atomiser, chacun avec trois boulots à courir jusqu’à ce que nous ayons la chance d’atteindre la prospérité économique, en imaginant que nous pourrions devenir millionnaires si seulement nous nous levions assez tôt et travaillions assez dur. Chaque bénévole d’un comedor popular, chaque militant d’une organisation sociale, chaque travailleur de base dans une assemblée d’entreprise et chaque enfant qui participe à une activité gratuite dans son club de quartier est une brique dans le mur de résistance au projet capitaliste.
Mais tout comme une barricade bloque une rue mais ouvre la voie, nos projets d’entraide et de solidarité sont bien plus que des actes de résistance collective. Ils nous permettent aussi de vivre en dehors de la logique du capitalisme. Ils montrent qu’on peut participer à des activités épanouissantes sans avoir à dépenser d’argent, qu’on peut être accueilli dans un espace traditionnellement machiste indépendamment de son apparence ou de son genre, que n’importe qui peut se réunir avec des amis et créer un groupe de musique ou organiser une manifestation. Ils montrent que chacun de nous est bien plus que son pouvoir d’achat ou sa force de travail À une époque où un avenir en dehors du capitalisme est devenu presque inimaginable, ils offrent des aperçus d’un monde différent.
Malgré les événements du 12 juin, que les deux camps ont intérêt à exagérer, la réalité objective actuelle reste sombre. Il n’y a pas de convergence des luttes, pas de signe d’un soulèvement imminent. Le mouvement péroniste, y compris son aile gauche, est largement absent de la rue et des manifestations, misant sur le fait de laisser les ultralibéraux s’écraser seuls pour se présenter à nouveau comme le seul pouvoir de gouvernement viable. Les grands syndicats refusent d’exécuter un plan de lutte, se limitant à des mesures périodiques pour négocier à huis clos afin de se protéger contre des changements de la législation du travail qui diminueraient leur influence. S’il est agréable de voir la presse de droite crier aux pertes générées par une grève générale de 24 heures (un rappel de qui crée réellement la richesse), la grève industrielle traditionnelle ne peut pas aller bien loin dans une économie où la moitié de la main-d’œuvre travaille dans le secteur informel. On peut féliciter la gauche marxiste d’être présente dans la rue et dans les luttes, mais son influence est marginale, tant qualitativement que quantitativement.
L’histoire ne tend pas inévitablement vers le « progrès », et ce n’est pas non plus un film hollywoodien dans lequel les gentils gagneront inévitablement. Alors que la pauvreté et la faim progressent et que les capitalistes s’attaquent au tissu social tissé au fil des décennies depuis l’échec de la dernière expérience néolibérale, une sombre dystopie nous attend s’ils réussissent. Pauvreté, isolement, exploitation extrême et enfin, le narco-État.
La résistance s’intensifie et les foyers de conflit se multiplient et s’intensifient. Le 24 mars, des centaines de milliers de personnes ont participé à la manifestation traditionnelle en souvenir du coup d’État militaire, rejetant les efforts de Milei pour réhabiliter la mémoire de la dernière dictature. Fin avril, près d’un million de personnes sont descendues dans la rue pour défendre les universités gratuites et publiques. Les syndicats bureaucratiques, dirigés par la Confederación General del Trabajo, ont organisé deux grèves générales, dont une impliquant une participation considérable dans les secteurs des transports. Dans la province de Misiones, les travailleurs de l’éducation campent depuis près de deux semaines pour protester. L’hostilité envers les ultralibéraux augmente, comme on a pu le constater lors du dernier événement public de Milei à Buenos Aires, le 23 mai, lorsque des gens ont attaqué ses partisans et volé leurs drapeaux.
Et puis, le 12 juin…
Il est 10 heures du matin et la chambre haute du congrès siège. Aujourd’hui est le jour du vote sur le méga-paquet de plus de deux cents réformes ultra-néolibérales de Milei, et d’un autre vote sur l’opportunité de lui accorder des pouvoirs extraordinaires.
Des dizaines de milliers de personnes se sont à nouveau mobilisées devant le congrès. Les principaux syndicats, les partis et organisations péronistes de centre-gauche et de gauche, la puissante gauche trotskiste et le reste des groupes marxistes, des organisations sociales, des assemblées de quartier et des étudiants.1Les mouvements sociaux et le « camp populaire » se retrouvent face à un congrès entièrement barricadé et défendu par près de trois mille policiers. Pourtant, un cocktail Molotov vole dans les airs et frappe un canon à eau de la police. On voit des syndicalistes se battre au corps à corps avec la police. Toute la zone autour du congrès est en proie à une bataille acharnée. Les manifestants renversent un véhicule de presse et y mettent le feu ; ils en utilisent un autre comme barricade ; ils allument des feux et utilisent des projectiles pour se défendre contre les policiers à moto, qui tirent des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc.
Le texte est néanmoins adopté par 37 voix contre 36, un résultat rendu possible uniquement par la trahison de deux sénateurs péronistes et par le vote décisif de la vice-présidente Victoria Villarruel, une fervente partisane de la dictature, alors que Milei attend de monter dans un avion pour le sommet du G7 en Italie. La présidence publie un communiqué décrivant les manifestants comme des « terroristes » qui tentent de « renverser le gouvernement ». Les trente-cinq personnes arrêtées sont placées en détention provisoire et accusées de « délits contre les pouvoirs publics et l’ordre constitutionnel ».
En réfléchissant aux scènes de bataille, mes pensées reviennent à la fin du mois de mai, à peine deux semaines plus tôt, lorsque Milei prononçait un discours aux USA tandis que des véhicules de police et un canon à eau gardaient l’un des dépôts où étaient stockés des milliers de tonnes de nourriture. Il avait insisté sur ses arguments habituels. « Un moment viendra où les gens mourront de faim. Alors d’une manière ou d’une autre, ils trouveront quelque chose pour ne pas mourir. Il n’est pas nécessaire d’intervenir pour résoudre la question externe de la consommation, car quelqu’un la résoudra».
Je repense à sa dernière phrase. « Vous pensez que les gens sont si stupides qu’ils ne font rien pour ne pas mourir de faim dans la rue ? » Là au moins, lui et moi sommes d’accord – et je suis convaincu que des dizaines de milliers de personnes qui l’ont entendu ont eu la même pensée. En 2001, ce « quelque chose » était un soulèvement populaire qui a contraint le président à démissionner et à fuir en hélicoptère depuis le toit du palais présidentiel.
Les affrontements du 12 juin ne sont rien comparés à ceux de décembre 2001. En réalité, Milei conserve un capital social et politique important. Mais à mesure que le projet ultra-néolibéral plonge l’Argentine dans la pauvreté et le chômage, le conflit social ne peut que s’intensifier. Nos ennemis au pouvoir en sont parfaitement conscients et se préparent en conséquence. Nous devons faire de même si nous voulons terminer la tâche commencée en 2001.
Translation courtesy of Layân Benhamed.
04.06.2024 à 00:23
CrimethInc. Ex-Workers Collective
« Le 14 avril au matin, l’attaque sans précédent de la République islamique d’Iran (RII) contre Israël n’échappait à la couverture d’aucun média à travers le monde. Après que les grandes puissances, main dans la main, ont dressé le Dôme de fer impérialiste pour protéger l’État d’Israël, certains, espérant venger les Palestinien.nes, se sont extasiés devant le “courage” de la RII et n’ont cessé d’exprimer leur admiration pour la seule puissance de la région qui se serait dressée, seule, face aux puissances impérialistes. »
C’est à ce mélange de fascination et de complaisance que, sans rien céder aux bourreaux des Palestiniens, répond le texte qui suit.
Par Collectif Roja.
Dans cette guerre où Israël et Iran se montrent réciproquement les dents, certains ont sans la moindre honte pris le parti de l’État d’Israël ; d’autres, en Iran ou ailleurs, nettoient les crimes de la République islamique. Nous ne nous adressons pas à ces fascistes, mais plutôt à ceux qui suivent la logique selon laquelle « les ennemis de nos ennemis seraient nos amis ». Un raisonnement qui réduit les rapports complexes entre la RII et Israël à une lutte sans fin entre un bien et un mal et qui place dans un camp respectable, quiconque s’oppose à l’État d’Israël. Pour nous, défendre la cause palestinienne ne peut connaître d’autre voie que celle de l’opposition à la RII. Car celle-ci ne s’oppose pas à l’État d’Israël. Elle s’oppose aux peuples d’Iran et de toute la région. Car la libération des peuples n’est pas l’affaire des États. Car défendre la cause palestinienne, c’est se distancier de tout ce qui contribue à renforcer la domination israélienne sur les terres palestiniennes. Et depuis sa création et malgré tout le bruit qu’elle produit, la RII n’a fait que verser de l’eau au moulin de l’État d’Israël.
1.) Ceux qui évoquent « le droit de la RII » à répliquer ne font que reprendre l’argumentaire de l’État d’Israël pour justifier l’anéantissement de Gaza et le génocide qu’il perpétue. Ils raisonnent dans un cadre dans lequel la vie des millions d’habitant.es au Moyen-Orient ne vaut rien. Que vaut le « droit à se défendre » de la RII, y compris selon les normes du droit international, si ce « droit » se traduit dans les faits par deux semaines d’effroi en Iran et de l’Irak au Liban, face à la perspective d’une guerre généralisée ? Au nom de quel droit, les peuples démunis et appauvris de la région devraient payer le prix de l’« honneur » bafoué d’une puissance qui prévient son ennemi de l’heure d’arrivée de ses missiles sur son territoire ?
2.) Malgré leur opposition, la RII et l’État d’Israël et ses soutiens occidentaux constituent les rouages d’une même machine qui à chaque instant pousse le Moyen-Orient vers le précipice. A ceux pour qui le rôle de la RII dans la répression sanglante de la révolution syrienne contre la dictature Assad n’a pas suffi, nous rappelons le troc souterrain de l’Iran pendant la guerre qui l’a opposé à l’Irak. Au milieu de la guerre, d’un côté la RII scandait que « la route vers Al-Qods passait par Karbala », de l’autre elle achetait des armes auprès de l’État d’Israël pour combattre l’Irak. Humour amer qui a coûté la vie à des milliers d’Iranien.es et d’Irakien.es… Parlons aussi de son double jeu : d’un côté la RII prétend exclure tout échange commercial avec l’État d’Israël, de l’autre, elle ne respecte même pas la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions ».
3.) Tout cela ne signifie que la RII et l’État d’Israël sont des puissances égales. Et elles ne peuvent pas compter sur des soutiens de même envergure. Mais il s’agit d’ennemis utiles l’un à l’autre. Partout où se déploient des luttes émancipatrices, tous deux réagissent par la répression. Tous deux s’appuient sur l’existence de l’autre pour dissimuler leurs contradictions internes et justifier leurs crimes. Cet état de « ni paix, ni guerre » leur permet de garantir, chacun, leur propre survie.
4.) Autre raison pour laquelle l’attaque de l’État d’Israël par la RII en excite certains : la RII est un État enserré par les sanctions imposées par les États impérialistes. Et pourtant elle semble faire face, seule, à ces mêmes puissances. Mais la seule retombée de cette attaque pour les classes populaires d’Iran, c’est la chute de la valeur de la devise nationale, autrement dit, encore l’appauvrissement. Alors que les prix augmentent avec la valeur du dollar –sauf bien entendu, pour ceux qui se servent directement dans les revenus du pétrole–, le salaire journalier minimum est descendu à 3$. Ceux qui sont séduits par la puissance de la RII face aux puissances mondiales, savent-ils quelque chose de la vie de ceux qui en Iran ne survivent qu’en transportant des produits de contrebande (comme les Koulbar au Kurdistan) ou encore du carburant (comme les Soukhtbar au Baloutchistan) ? Savent-ils qu’au moment où la RII envoyait plus de 300 drones et missiles qui n’ont même pas frôlé les bouchers de Gaza, elle était incapable d’envoyer le moindre secours pour sauver d’une noyade des dizaines de Baloutches ?
5.) Ce que la RII a gagné, on le voit immédiatement dans les rues des grandes villes iraniennes. L’attaque très contrôlée contre l’État d’Israël, gigantesque opération de communication, a permis de renforcer les bases d’une autre guerre, celle que la RII a déclaré aux femmes, dès sa naissance. Les rues de Téhéran et d’autres villes ont vu se déployer une guerre terrible. Une guerre qui cible le corps des femmes et leur âme révoltée, une guerre qui veut les femmes enfermées. Comment un tel régime pourrait émanciper les peuples opprimés de Palestine et de la région ? Est-ce que la logique, qui à juste titre, exige de combattre l’apartheid organisé par l’État d’Israël n’exige pas aussi de rester debout face à l’apartheid sexuel et de genre en Iran ?
6.) Mais l’attaque de l’État d’Israël par la RII a aussi permis autre chose : en plus de blesser une enfant arabe, elle a réussi pour au moins quelques jours et partout dans le monde, à détourner l’attention des opinions publiques de Gaza et faciliter l’opération israélienne contre Rafah. En arrière-plan de cette guerre, les États-Unis ont encore une fois opposé leur veto à l’ONU contre la reconnaissance de la Palestine comme État. En réalité, ce sont les soutiens de l’État d’Israël qui devraient remercier la République islamique d’Iran.
7.) Parmi les autres « réussites » de la RII au cours de son histoire, il faut aussi parler de la marginalisation de la cause palestinienne dans la société iranienne. Alors que cette cause était populaire, 45 ans d’instrumentalisation par le pouvoir ont fait naître au sein de la société iranienne une certaine indifférence, voire parfois, un rejet de la cause palestinienne. Parallèlement, l’État d’Israël a choisi quel courant de l’opposition soutenir, le courant fasciste, celui de la droite monarchiste. Elle le présente comme seule issue pour l’après-RII. C’est d’ailleurs au nom de cette même opposition binaire et exclusive (république islamique ou régime installé par les puissances impérialistes) que le pouvoir iranien réprime les mobilisations populaires à l’intérieur de ses frontières.
8.) La RII tente obstinément d’instrumentaliser la montée de l’islamophobie en Europe et en Amérique du nord –islamophobie qui est l’un des visages du racisme en Occident. Elle tente ainsi de se présenter comme défendant les droits des musulman.es dans cette partie du monde. Ceux qui voient en la RII un bouclier contre cette islamophobie et qui la soutiennent pour cette raison, devraient se demander pourquoi dans la région administrative la plus peuplée d’Iran, celle de Téhéran (près de 20 millions d’habitant.es), les sunnites n’ont pas droit à une seule mosquée pour leur culte. Pourquoi les sunnites d’Iran, qu’ils soient baloutches, kurdes ou arabes, comptent parmi les populations les plus appauvries ? Pourquoi leur vie sont celles qui valent le moins en Iran ? Pourquoi les immigré.es afghan.es et en particulier les Hazaras sont privé.es des droits les plus élémentaires ? Ils doivent se demander comment un État dont les médias, officiels et officieux, diffusent des idées antisémites, pourrait soutenir l’antiracisme à travers le monde.
Pour nous, membres de Roja, la RII n’affaiblit pas l’apartheid organisé par l’État d’Israël. La voie de l’émancipation des peuples de la région ne peut passer que par un double combat : celui contre le régime d’apartheid israélien et ses soutiens et celui contre la République islamique d’Iran.
Instagram : @roja.paris - Email : rojaparis@riseup.net
« Le 14 avril au matin, l’attaque sans précédent de la République islamique d’Iran (RII) contre Israël n’échappait à la couverture d’aucun média à travers le monde. Après que les grandes puissances, main dans la main, ont dressé le Dôme de fer impérialiste pour protéger l’État d’Israël, certains, espérant venger les Palestinien.nes, se sont extasiés devant le “courage” de la RII et n’ont cessé d’exprimer leur admiration pour la seule puissance de la région qui se serait dressée, seule, face aux puissances impérialistes. »
C’est à ce mélange de fascination et de complaisance que, sans rien céder aux bourreaux des Palestiniens, répond le texte qui suit.
Par Collectif Roja.
Dans cette guerre où Israël et Iran se montrent réciproquement les dents, certains ont sans la moindre honte pris le parti de l’État d’Israël ; d’autres, en Iran ou ailleurs, nettoient les crimes de la République islamique. Nous ne nous adressons pas à ces fascistes, mais plutôt à ceux qui suivent la logique selon laquelle « les ennemis de nos ennemis seraient nos amis ». Un raisonnement qui réduit les rapports complexes entre la RII et Israël à une lutte sans fin entre un bien et un mal et qui place dans un camp respectable, quiconque s’oppose à l’État d’Israël. Pour nous, défendre la cause palestinienne ne peut connaître d’autre voie que celle de l’opposition à la RII. Car celle-ci ne s’oppose pas à l’État d’Israël. Elle s’oppose aux peuples d’Iran et de toute la région. Car la libération des peuples n’est pas l’affaire des États. Car défendre la cause palestinienne, c’est se distancier de tout ce qui contribue à renforcer la domination israélienne sur les terres palestiniennes. Et depuis sa création et malgré tout le bruit qu’elle produit, la RII n’a fait que verser de l’eau au moulin de l’État d’Israël.
1.) Ceux qui évoquent « le droit de la RII » à répliquer ne font que reprendre l’argumentaire de l’État d’Israël pour justifier l’anéantissement de Gaza et le génocide qu’il perpétue. Ils raisonnent dans un cadre dans lequel la vie des millions d’habitant.es au Moyen-Orient ne vaut rien. Que vaut le « droit à se défendre » de la RII, y compris selon les normes du droit international, si ce « droit » se traduit dans les faits par deux semaines d’effroi en Iran et de l’Irak au Liban, face à la perspective d’une guerre généralisée ? Au nom de quel droit, les peuples démunis et appauvris de la région devraient payer le prix de l’« honneur » bafoué d’une puissance qui prévient son ennemi de l’heure d’arrivée de ses missiles sur son territoire ?
2.) Malgré leur opposition, la RII et l’État d’Israël et ses soutiens occidentaux constituent les rouages d’une même machine qui à chaque instant pousse le Moyen-Orient vers le précipice. A ceux pour qui le rôle de la RII dans la répression sanglante de la révolution syrienne contre la dictature Assad n’a pas suffi, nous rappelons le troc souterrain de l’Iran pendant la guerre qui l’a opposé à l’Irak. Au milieu de la guerre, d’un côté la RII scandait que « la route vers Al-Qods passait par Karbala », de l’autre elle achetait des armes auprès de l’État d’Israël pour combattre l’Irak. Humour amer qui a coûté la vie à des milliers d’Iranien.es et d’Irakien.es… Parlons aussi de son double jeu : d’un côté la RII prétend exclure tout échange commercial avec l’État d’Israël, de l’autre, elle ne respecte même pas la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions ».
3.) Tout cela ne signifie que la RII et l’État d’Israël sont des puissances égales. Et elles ne peuvent pas compter sur des soutiens de même envergure. Mais il s’agit d’ennemis utiles l’un à l’autre. Partout où se déploient des luttes émancipatrices, tous deux réagissent par la répression. Tous deux s’appuient sur l’existence de l’autre pour dissimuler leurs contradictions internes et justifier leurs crimes. Cet état de « ni paix, ni guerre » leur permet de garantir, chacun, leur propre survie.
4.) Autre raison pour laquelle l’attaque de l’État d’Israël par la RII en excite certains : la RII est un État enserré par les sanctions imposées par les États impérialistes. Et pourtant elle semble faire face, seule, à ces mêmes puissances. Mais la seule retombée de cette attaque pour les classes populaires d’Iran, c’est la chute de la valeur de la devise nationale, autrement dit, encore l’appauvrissement. Alors que les prix augmentent avec la valeur du dollar –sauf bien entendu, pour ceux qui se servent directement dans les revenus du pétrole–, le salaire journalier minimum est descendu à 3$. Ceux qui sont séduits par la puissance de la RII face aux puissances mondiales, savent-ils quelque chose de la vie de ceux qui en Iran ne survivent qu’en transportant des produits de contrebande (comme les Koulbar au Kurdistan) ou encore du carburant (comme les Soukhtbar au Baloutchistan) ? Savent-ils qu’au moment où la RII envoyait plus de 300 drones et missiles qui n’ont même pas frôlé les bouchers de Gaza, elle était incapable d’envoyer le moindre secours pour sauver d’une noyade des dizaines de Baloutches ?
5.) Ce que la RII a gagné, on le voit immédiatement dans les rues des grandes villes iraniennes. L’attaque très contrôlée contre l’État d’Israël, gigantesque opération de communication, a permis de renforcer les bases d’une autre guerre, celle que la RII a déclaré aux femmes, dès sa naissance. Les rues de Téhéran et d’autres villes ont vu se déployer une guerre terrible. Une guerre qui cible le corps des femmes et leur âme révoltée, une guerre qui veut les femmes enfermées. Comment un tel régime pourrait émanciper les peuples opprimés de Palestine et de la région ? Est-ce que la logique, qui à juste titre, exige de combattre l’apartheid organisé par l’État d’Israël n’exige pas aussi de rester debout face à l’apartheid sexuel et de genre en Iran ?
6.) Mais l’attaque de l’État d’Israël par la RII a aussi permis autre chose : en plus de blesser une enfant arabe, elle a réussi pour au moins quelques jours et partout dans le monde, à détourner l’attention des opinions publiques de Gaza et faciliter l’opération israélienne contre Rafah. En arrière-plan de cette guerre, les États-Unis ont encore une fois opposé leur veto à l’ONU contre la reconnaissance de la Palestine comme État. En réalité, ce sont les soutiens de l’État d’Israël qui devraient remercier la République islamique d’Iran.
7.) Parmi les autres « réussites » de la RII au cours de son histoire, il faut aussi parler de la marginalisation de la cause palestinienne dans la société iranienne. Alors que cette cause était populaire, 45 ans d’instrumentalisation par le pouvoir ont fait naître au sein de la société iranienne une certaine indifférence, voire parfois, un rejet de la cause palestinienne. Parallèlement, l’État d’Israël a choisi quel courant de l’opposition soutenir, le courant fasciste, celui de la droite monarchiste. Elle le présente comme seule issue pour l’après-RII. C’est d’ailleurs au nom de cette même opposition binaire et exclusive (république islamique ou régime installé par les puissances impérialistes) que le pouvoir iranien réprime les mobilisations populaires à l’intérieur de ses frontières.
8.) La RII tente obstinément d’instrumentaliser la montée de l’islamophobie en Europe et en Amérique du nord –islamophobie qui est l’un des visages du racisme en Occident. Elle tente ainsi de se présenter comme défendant les droits des musulman.es dans cette partie du monde. Ceux qui voient en la RII un bouclier contre cette islamophobie et qui la soutiennent pour cette raison, devraient se demander pourquoi dans la région administrative la plus peuplée d’Iran, celle de Téhéran (près de 20 millions d’habitant.es), les sunnites n’ont pas droit à une seule mosquée pour leur culte. Pourquoi les sunnites d’Iran, qu’ils soient baloutches, kurdes ou arabes, comptent parmi les populations les plus appauvries ? Pourquoi leur vie sont celles qui valent le moins en Iran ? Pourquoi les immigré.es afghan.es et en particulier les Hazaras sont privé.es des droits les plus élémentaires ? Ils doivent se demander comment un État dont les médias, officiels et officieux, diffusent des idées antisémites, pourrait soutenir l’antiracisme à travers le monde.
Pour nous, membres de Roja, la RII n’affaiblit pas l’apartheid organisé par l’État d’Israël. La voie de l’émancipation des peuples de la région ne peut passer que par un double combat : celui contre le régime d’apartheid israélien et ses soutiens et celui contre la République islamique d’Iran.
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08.05.2024 à 06:28
CrimethInc. Ex-Workers Collective
En coopération avec Freedom, nous présentons un court texte de Peter Gelderloos explorant les raisons de l’échec des stratégies actuellement employées par les principaux mouvements environnementaux pour stopper le changement climatique d’origine industrielle, et ce que nous pourrions faire à la place. Pour un examen plus approfondi de ces questions, nous recommandons le nouveau livre de Peter, The Solutions are Already Here : Strategies for Ecological Revolution from Below.
Le mouvement climatique dominant part d’un postulat qui garantit l’échec.
Pas seulement l’échec. Une catastrophe. Et plus il sera efficace, plus il causera de dégâts.
Voyons pourquoi.
Aujourd’hui, lorsque les gens pensent à l’environnement, ils se représentent généralement des actions de désobéissance civile dans les rues, un militantisme médiatique, un lobbying enthousiaste et des conférences visant à fixer des objectifs mondiaux en matière d’émissions de carbone, le tout sous la houlette d’organisations non gouvernementales, d’universitaires et de politiciens progressistes. Cependant, la lutte écologique a toujours inclus des courants anticapitalistes et anticoloniaux, et ces courants sont devenus plus forts, plus dynamiques et mieux connectés au cours des deux dernières décennies.
Cette évolution ne s’est toutefois pas faite sans revers, souvent en raison d’une intense répression qui laisse les mouvements épuisés et traumatisés, comme la « peur verte » (green scare1) qui a débuté en 2005 ainsi que la répression de Standing Rock et d’autres mouvements anti-pipelines menés par des populations indigènes dix ans plus tard. Systématiquement, au moment précis où les courants radicaux pansent leurs plaies, la vision de l’environnementalisme, majoritairement blanche et issue de la classe moyenne, prend le devant de la scène et entraîne le débat dans des directions réformistes.2
La crise à laquelle nous sommes confrontés est une crise écologique complexe, dans laquelle s’enchevêtrent les assassinats par les forces de police, les lois répressives, l’histoire du colonialisme et du suprématisme blanc, la dégradation de l’habitat, l’accaparement des terres, l’agriculture alimentaire, la santé humaine, l’urbanisme, les frontières et les guerres. Les principaux leaders du mouvement environnementaliste ont pris la décision stratégique de réduire tout cela à une question de climat — la crise climatique — et de positionner l’État en tant que protagoniste, en tant que sauveur potentiel. Cela signifie présenter l’Accord de Paris et les sommets de la COP comme les solutions au problème, et utiliser l’activisme performatif et la désobéissance civile pour exiger des changements de politique et des investissements en faveur de l’énergie verte.
Les deux piliers de leur stratégie pour résoudre la crise climatique sont, d’une part, l’augmentation de la production d’énergie verte et, d’autre part, la réduction des émissions de carbone.
Ils ont été très efficaces pour atteindre le premier objectif, mais totalement inefficaces pour le second. C’était tout à fait prévisible.
Quiconque comprend le fonctionnement de notre société, c’est-à-dire le fonctionnement du capitalisme, sait que la conséquence logique d’une augmentation des investissements dans les énergies vertes sera une augmentation de la production de combustibles fossiles. La raison principale en est que les centaines de milliards de dollars qui ont déjà été investis dans les pipelines, les mines de charbon, les raffineries de pétrole et les puits de forage sont du capital fixe. Ils valent beaucoup d’argent, mais ce n’est pas de l’argent sur un compte bancaire qui peut être rapidement investi ailleurs, transformé en actions ou en biens immobiliers ou encore converti dans une autre devise.
Une excavatrice à charbon de 14 000 tonnes, une plateforme pétrolière offshore : elles ne deviendront jamais quelque chose d’autre d’une valeur financière similaire. C’est de l’argent qui a été dépensé, un investissement qui n’est utile aux capitalistes que s’ils peuvent continuer à l’utiliser pour extraire du charbon ou forer du pétrole.
Cette règle économique prévaut, que l’entreprise capitaliste en question soit ExxonMobil, la compagnie pétrolière d’État saoudienne ou la China Petrochemical Corporation, propriété du parti communiste (qui a été classée plus grande entreprise énergétique du monde en 2021).
Le capitalisme (y compris celui pratiqué par tous les gouvernements socialistes du monde) est basé sur la croissance. Si les investissements dans les énergies vertes augmentent, entraînant une hausse de la production totale d’énergie, le prix de l’énergie diminuera, ce qui signifie que les grands fabricants produiront davantage de marchandises, quelles qu’elles soient, rendant leurs produits moins chers dans l’espoir que les consommateurs en achèteront davantage. Par conséquent, la consommation totale d’énergie augmentera. Cela s’applique à l’énergie provenant de toutes les sources disponibles, en particulier les plus traditionnelles, à savoir les combustibles fossiles.
Après des décennies d’investissement, l’énergie verte deviendra enfin concurrentielle, voire moins chère que l’énergie produite à partir de combustibles fossiles. Cela n’a débuté qu’au cours des dernières années, bien que les prix fluctuent encore en fonction de la région et du type de production d’énergie. L’industrie des combustibles fossiles n’a pas abandonné ses activités ni diminué sa production. De nombreuses entreprises ne couvriront même pas leurs investissements entre les combustibles fossiles et les énergies vertes. En revanche, elles investiront davantage dans de nouveaux projets liés aux combustibles fossiles. C’est l’économie capitaliste de base : si le prix marginal d’un produit diminue, le seul moyen de maintenir ou d’augmenter ses bénéfices est d’accroître la production totale. Cela explique pourquoi 2023 a été une année record pour les nouveaux projets de combustibles fossiles.
Il existe une autre façon d’augmenter les profits : en diminuant les coûts de production. Pour l’industrie des combustibles fossiles, cela se traduit par une réduction des normes de sécurité et environnementales, ce qui signifie plus d’accidents, plus de pollution, plus de morts.
Nous l’avons vu venir. Nous avons dit que cela arrivait. Et nous avons été exclus du débat, et dans de nombreux cas tués ou emprisonnés, parce que le besoin pathétique de croire que le gouvernement peut nous sauver est encore plus grand que l’addiction aux combustibles fossiles.
Mais le capitalisme n’a pas d’avenir sur cette planète. Nous aurons besoin d’une révolution de grande envergure pour faire face à cette crise.
Nous devons réorienter le débat. Nous devons adopter une posture qui nous permette d’être prêts pour le long terme. Nous devons soutenir les luttes qui peuvent apporter de petites victoires et accroître notre pouvoir collectif, et approfondir notre relation avec le territoire qui peut nous soutenir. Par-dessus tout, nous devons imaginer des avenirs meilleurs que celui qu’ils nous réservent.
Le type de transformation sociale — de révolution mondiale — qui peut guérir les blessures que nous avons infligées à la planète elle-même et à tous ses systèmes vivants devra être plus ambitieux que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent. Cette crise nous prend tous au piège et nuit à tout un chacun ; la réponse devra être apportée par le plus grand nombre possible d’entre nous.
Imaginez toutes les personnes de votre entourage dont vous ne voulez pas qu’elles meurent de faim ou de cancer, qu’elles soient soumises à des conditions météorologiques extrêmes ou qu’elles soient abattues par la police ou autres suprémacistes blancs.
Vous n’avez pas besoin de convaincre toutes ces personnes de devenir des révolutionnaires anarchistes. Il suffirait d’en convaincre certaines de rompre leur loyauté envers les institutions dominantes et les mouvements réformateurs classiques et de sympathiser avec une approche révolutionnaire, ou du moins de comprendre pourquoi une telle approche a du sens.
Pour ce faire, vous pouvez poser une question dont la réponse est incontestable, une question qui a un rapport direct avec un sujet qui les affecte ou les motive. Par exemple :
Après avoir fait part des réponses à ces questions, vous pouvez insister sur le fait que la réforme du système existant est une stratégie qui a échoué, et demander à vos interlocuteurs s’ils comptent essayer la même stratégie encore et encore, en espérant des résultats différents.
Cela devrait vous permettre de déterminer quelles sont les personnes autour de vous qui sont capables de remettre en question le paradigme dans lequel elles vivent, et quelles sont celles qui sont attachées aux fausses croyances qui sous-tendent ce paradigme. Ne perdez pas votre temps avec ce dernier groupe. Quelles que soient les velléités de rédemption et les belles valeurs qu’elles peuvent avoir, essayer de dialoguer avec ces personnes par le biais de la raison, de l’éthique et de la logique, c’est passer à côté de l’essentiel. Lorsque des gens s’obstinent à croire des choses dont la fausseté a été démontrée, c’est soit parce que ces croyances les réconfortent, soit parce qu’elles leur apportent pouvoir et profit. Il est peu probable que le débat puisse changer cela.
Nous devons faire évoluer la discussion au niveau de la société dans son ensemble. Nous avons besoin que les gens comprennent nos arguments ; nous devons nous assurer que les orthodoxies dominantes soient considérées comme controversées et non acceptables.
Cela signifie qu’il faut discréditer l’Accord de Paris, les Nations unies, Extinction Rebellion et les grandes ONG, ainsi que toute la stratégie consistant à remplacer les combustibles fossiles par des énergies vertes tout en laissant le système économique mondial inchangé. La seule chose qu’ils arriveraient à faire, c’est de gagner beaucoup d’argent. De même, nous devrions promouvoir une compréhension plus claire de la fonction de la police dans le contexte historique, de l’impact de la production économique basée sur la croissance sur notre santé et du fait qu’aucun gouvernement n’est susceptible de prendre des mesures pour atténuer l’un ou l’autre de ces méfaits.
Concentrons-nous sur les personnes qui sont capables de changer. Lorsque les gens commencent à changer d’avis, il est utile qu’ils puissent faire le lien avec un changement immédiat dans leurs actions. Aidez-les à trouver un petit geste à leur mesure. Par exemple :
L’apocalypse a déjà commencé. Depuis des décennies, des millions d’humains — et maintenant des dizaines de millions d’humains — meurent chaque année des effets de cette crise écologique. Nous avons dépassé les taux de mortalité des pires années de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, même si nous ne comptons pas les chiffres des victimes des guerres chaudes que les puissances suprématistes blanches mènent du Niger à la Palestine — bien que ces guerres soient également liées à cette crise.
En outre, un nombre inconnu d’espèces — probablement des milliers — sont condamnées à l’extinction chaque année. De nombreux habitats et écosystèmes disparaissent à jamais. La biomasse globale, c’est-à-dire la masse totale de tous les êtres vivants sur la planète, diminue considérablement. L’eau, l’air et le sol sont remplis de poisons. Les objectifs climatiques de réduction des émissions de carbone sont probablement trop optimistes ; nous avons déjà franchi de nombreux points de basculement à 26 ans de 2050 (l’objectif de l’ONU pour atteindre l’objectif « zéro émission nette »), et les projections des États les plus puissants et des plus grandes entreprises indiquent que nous ne parviendrons pas à respecter la date butoir tant souhaitée de 2050. La fin d’un monde est déjà en marche.
Pour faire ce que nous avons à faire, nous devons accepter cette réalité et nous y atteler. La souffrance est déjà là. La mortalité massive est déjà là. Mais après chaque mort, il y a une nouvelle vie, et il y aura encore de la vie sur cette planète jusqu’à la dilatation du soleil dans quelques milliards d’années. C’est une question de vie ou de mort pour nous, et nous devons donc la prendre au sérieux, faire des sacrifices, mais comme il est déjà « trop tard », nous pouvons nous concentrer sur des cadrages qualitatifs et à long terme, plutôt que de nous laisser guider par une urgence trop superficielle et épuisante.
Une chose au moins est certaine : les communautés vivantes de cette planète se porteront beaucoup mieux si nous abolissons l’État et le capitalisme. Si nous n’y parvenons pas de notre vivant, elles se porteront quand même mieux — nous nous porterons mieux — si nous érodons leur hégémonie, si la plupart des gens peuvent voir que les institutions dominantes sont responsables de ce qui se passe, si nous avons augmenté notre capacité de guérison et de survie collective.
Il existe de nombreuses façons de soutenir une lutte. Bien qu’il soit facile de se démoraliser lorsque la plupart des pipelines, bases militaires, mines et autres mégaprojets auxquels nous nous opposons sont néanmoins construits, il est vital de s’engager. La révolution n’est pas une progression linéaire — ce n’est pas un millier de petites victoires qui s’accumulent en une grande victoire. Oui, il est nécessaire de montrer que nous pouvons parfois gagner, mais il s’agit aussi de la joie et de l’expérience que nous emportons avec nous, des instincts tactiques et stratégiques que nous développons, du savoir-faire technique, des relations que nous construisons, de la jubilation à forcer la police à tourner les talons pour s’enfuir, de la conscience que les figures d’autorité à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement ne font que nous entraver, de la façon dont, dans la lutte, il devient clair que sont liées entre elles toutes les questions qui sont cloisonnées et toutes les formes d’oppression.
Nous devons nous engager dans des luttes intermédiaires de manière à aider les gens à découvrir et à pratiquer les types de tactiques et de stratégies qui seront nécessaires pour un changement à long terme.
De nombreuses luttes menées au cours des dernières décennies nous ont donné de l’énergie et nous ont appris des leçons que nous ne devrions jamais oublier : les insurrections à Oaxaca, en Grèce, en France, à Hong Kong et au Chili, les assemblées décentralisées du mouvement d’occupation des places, l’antiracisme sans compromis des rébellions anti-policières, la joyeuse reconquête de l’espace public exprimée par Reclaim the Streets, les occupations de forêts de Hambach à Khimki, la ligne stratégique de Stop Cop City, et bien d’autres choses encore.
La survie a commencé hier. Les habitants des pays qui ont déjà subi un effondrement, ainsi que les communautés autochtones et les communautés noires défavorisées du monde entier, ont déjà une longueur d’avance. Apprenez de ceux qui ont vécu ces expériences. Ensuite, apprenez à connaître intimement votre territoire. Apprenez d’où peut provenir la nourriture et quelles modifications devront être apportées aux habitations pendant les saisons les plus extrêmes en cas de panne du réseau électrique. Établissez des méthodes de communication et de coordination pour le cas où les téléphones et les connexions Internet ne fonctionneraient plus. Renseignez-vous sur les moyens d’accéder à de l’eau potable. Identifiez les lieux où le sol est le plus contaminé afin que personne ne puisse y cultiver de la nourriture. Apprenez à quel point les suprémacistes blancs sont coordonnés.
Et ensuite, mettez-vous au travail pour créer plus de ressources alimentaires communautaires, un meilleur accès au logement et plus de réseaux d’autodéfense collective. Soutenez tout projet qui vous inspire et qui nous rend tous plus forts, à la fois aujourd’hui et dans l’avenir probable, qu’il s’agisse d’un effondrement, d’une montée de l’autoritarisme ou d’une guerre civile révolutionnaire.
Se connecter à nos territoires spécifiques signifiera probablement rompre avec les idéologies homogénéisantes qui prétendent que nous sommes tous les mêmes, qui ne peuvent pas tenir compte du fait que nous avons tous des histoires et des besoins différents et que ces histoires sont parfois sources de conflits, ou qui basent leur idée de la transformation sociale sur un programme prédéterminé ou sur une certaine idée de l’unité forcée. L’avenir que nous devons créer est un écosystème sans centre.
La révolution est encore possible. Nous pouvons l’affirmer avec conviction parce que l’histoire nous livre certains modèles au fil des siècles, et aussi parce que nous entrons dans une période sans précédent, où les institutions dominantes utilisent des plans et des modèles qui sont déjà obsolètes.
Toutes les révolutions des derniers siècles ont finalement été des échecs. Cela signifie que nous pouvons en tirer des leçons sans bloquer notre imagination ou présumer que nous savons à quoi ressemblera une transformation réussie de l’ensemble de la société.
Elle ne découlera pas d’un plan prédéfini. Elle ne sera pas le résultat du triomphe d’un parti. Elle sera le résultat d’innombrables rêves, plans, complots, espoirs fous et batailles que nous ne pouvons pas encore prévoir. Nous y parviendrons ensemble, en rêvant sans cesse, en tricotant sans cesse, parce que c’est cela, vivre libre.
Thanks to Christophe Masutti for the translation.
La « menace éco-terroriste », pourrait-on dire. L’expression est reprise de red scare, la peur rouge, celle du communisme. Voir la page Wikipédia Green Scare. ↩
J’examine des exemples de cette répression dans le monde et la manière dont elle est systématiquement liée au remplacement des mouvements radicaux par des courants réformistes dans The Solutions Are Already Here: Strategies for Ecological Revolution from Below et They Will Beat the Memory Out of Us: Forcing Nonviolence on Forgetful Movements. ↩
03.05.2024 à 15:14
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 17 avril, en solidarité avec Gaza, des étudiant.es de l’Université de Columbia ont établi un campement sur leur campus. A la suite d’un intervention ratée de la police de New York City pour évacuer le site demandée par l’administration, des campements et autres occupations organisés par les étudiant.es se sont multipliés à travers tout le pays. Dans les analyses qui vont suivre, les participant.es à ce mouvement explorent les questions stratégiques auxquelles ielles sont aujourd’hui confronté.es.
Après l’occupation par les étudiants de Columbia en soutien à la Palestine, les occupations et les campements étudiants se sont propagés comme un feu de broussailles, jusqu’à concerner plus d’une centaine d’universités à travers le monde. Plus de deux mille étudiant.es ont été arrêté.es. Chaque jour, de nouvelles occupations et de nouvelles tactiques apparaissaient. Encore et encore, la répression policière indignait les étudiant.es, les professeur.es et le reste du pays, conduisant de plus en plus de monde à militer et à se joindre aux manifestations. Le mouvement pour la libération de la Palestine grandit de jour en jour aux États-Unis, grâce à la bravoure dont ont fait preuve les manifestant.es et les bloqueur.ses ces six derniers mois – et plus récemment, c’est aussi grâce à celles et ceux qui occupent et courent le risque d’être arrêté.es, brutalisé.es par la police, diffamé.es, doxxé.es et expulsé.es.
Le 30 avril, la police a organisé une intervention militarisée à l’Université de Columbia, enfermé les étudiant.es et d’autres membres de la faculté dans les dortoirs et les maisons du campus et les a gardé en otages pendant qu’elle brutalisait et arrêtait les manifestant.es. Des scènes similaires ont eu lieu à l’Université de la ville de New York (CUNY). A l’Université de Floride du Sud, à Tampa, la police a gazé les étudiant.es, à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), elle a permis à des groupes fascistes et sionistes d’attaquer le campement avec des sprays au poivre et des feux d’artifice, et elle a été à l’origine de nombreux affrontements avec des étudiant.es à travers tout le pays.
Pourtant, à mesure que la répression devenait de plus en plus forte, la résistance elle aussi grandissait. Le mouvement a trouvé son impulsion initiale quand les étudiant.es de Columbia ont immédiatement rétabli leur campement après l’évacuation de leur premier campement. Des histoires similaires se sont déroulées du Texas à la Californie, jusque dans l’Illinois. Quand la police de Los Angeles s’est jointe aux fascistes pour chercher à évacuer le campement de l’UCLA, ce sont des manifestants avec des boucliers et des casques qui les ont tenus à distance pendant huit heures.
Pourquoi la police agit-elle avec tant de brutalité ? Pourquoi les médias font tant de contorsions et s’enfoncent dans des contradictions toujours plus bizarres pour condamner la contestation ? Pourquoi les Républicains et les Démocrates s’unissent-ils pour s’opposer à ces manifestations ? Et comment cela se fait-il que, dans leur hâte de briser la contestation, les administrations universitaires, les politiciens et la police semblent avoir oublier les principes de base de la gestion des contestations ?
Ce qui suit est une rapide tentative de répondre à ces questions, dans l’espoir qu’elles nous permettent d’avancer dans les nouveaux territoires qui s’ouvrent à nous.
Les États-Unis ont besoin d’Israël comme partenaire stratégique qui leur permet de conserver un point d’ancrage au Moyen-Orient ; les universités comptent sur les financements qu’elles tiennent de l’armée, des fabricants d’armes et des Sionistes1 ainsi que sur les liens entretenus avec eux dans le domaine de la recherche. Il est impossible de reconnaître que les Palestinien.nes ont légitimement le droit d’être traités selon les droits universels de l’homme qui fondent la légitimité morale dont se revendique l’empire états-unien tout en continuant à financer, armer et couvrir diplomatiquement l’armée israélienne afin qu’elle puisse poursuivre ses meurtres de civils et la destruction de leurs lieux de vie. Les mouvements d’opposition actuels révèlent les profondes contradictions entre le discours et la pratique que le gouvernement, les plateformes médiatiques de masse et les universités cherchent à cacher.
Ils savent très bien qu’ils sont complices d’un génocide – et pourtant, comme n’importe quelle brute, ils redoublent de dénégation quand on les confronte à leurs mensonges. Il n’existe tout simplement pas d’espace dans le gouvernement ou dans les médias états-uniens pour reconnaître qu’une opposition au colonialisme israélien est une position moralement défendable. Cela explique l’union des Démocrates et des Républicains contre les mouvements de contestation actuels ainsi que l’intense répression exercée par les autorités. Cela peut aussi expliquer les incroyables acrobaties rhétoriques présentées dans les médias pour justifier que la police frappe et brutalise de nombreux manifestant.es – dont un grand nombre sont Juif.ves – au nom de la lutte contre l’antisémitisme. C’est d’autant plus choquant que des charniers sont découverts à Gaza, que les bombardements israéliens se poursuivent et que Netanyahou continue de promettre une invasion terrestre de Rafah après avoir été responsable du massacre de plus de 35 000 Palestinien.nes, dont plus des deux tiers sont des femmes et des enfants.
D’un côté, malgré leur inhérent conservatisme institutionnel, les universités sont confrontées à des attaques franches de plus en plus fortes de la part des politiciens de droite, que ce soit au niveau étatique ou fédéral, sans même parler de la menace d’une fuite de capitaux venant des donateurs milliardaires. De l’autre côté, les universités font l’expérience d’une révolte massive de leurs étudiant.es et du corps enseignant qui se rassemblent autour de cette revendication raisonnable que les universités doivent cesser de soutenir le massacre de masse d’enfants et la tentative d’exterminer tout un peuple. La seule manière qu’imaginent les universités pour survivre à la première situation est d’essayer de réprimer la deuxième le plus durement possible.
Elles sont forcées de se justifier au nom de la liberté d’expression et de la sécurité, même quand la police qu’elles ont appelée sur le campus tire à balles réelles et à l’aveuglette à l’intérieur des bâtiments. De la même manière, bien que la plupart des campements représente la collaboration volontaire la plus réussie entre des étudiant.es musulman.es et juif.ves à travers le monde aujourd’hui, les administrations ont affirmé qu’il était nécessaire de les détruire pour maintenir le calme.
Ces mêmes administrateurs d’universités qui utilisaient la « liberté d’expression » comme excuse pour diaboliser et arrêter les étudiants qui protestaient contre la présence de nationalistes blanc.hes s’exprimant sur les campus, s’attaquent maintenant aux manifestant.es anti-sionistes juif.ves et palestien.nes et les violentent au nom de la défense des étudiant.es juif.ves contre l’antisémitisme. La liberté d’expression et la sécurité des étudiant.es sont deux faux prétextes : la vérité est que les administrations universitaires et la police chercheront toujours à détruire toute force qui défie activement leur pouvoir. Cela explique l’alliance jusque là impensable entre les Républicains, qui refusent toujours de désavouer les nationalistes blanc.hes présent.es dans leur parti, les Démocrates, qui se font les avocats du génocide au nom de la lutte contre l’antisémitisme, et les administrateurs des universités.
Il n’est pas possible pour les Démocrates de donner carte blanche au gouvernement israélien pour qu’il continue de perpétuer un génocide tout en gagnant le vote de celles et ceux qui considèrent que les vies palestiniennes ont une valeur propre. D’où cette situation qui est peut-être unique dans l’histoire récente des luttes sociales.
Les médias centristes et les politiciens démocrates étaient prêts à contenir le soulèvement George Floyd dans l’espoir de ramener les militant.es dans l’espace des négociations politiques. Ils considéraient qu’ils pourraient exploiter ces manifestations afin de construire une base électorale contre Trump dans le contexte d’une année électorale.
Ce moment est différent. Il est impossible pour les Démocrates de bouger de leur position parce que chacun des deux partis repose politiquement sur un soutien sans équivoque au gouvernement israélien et condamne toute opposition comme antisémite. Les politiciens démocrates ont continué d’affirmer avec force cette position, même si elle paraît de plus en plus ridicule. Le fait que les Démocrates contrôlent dorénavant le gouvernement fédéral les empêche de profiter de l’indignation contre ce qui est effectivement une politique bipartisane.
Dans un sens, une sorte de symétrie est à l’œuvre ici. Alors que la première ère Trump se terminait avec le Soulèvement George Floyd, confirmant la supériorité des tactiques d’action directe à un point culminant suite à quatre années de résistance à Trump, l’ère Biden semble se terminer sur sa propre déflagration, témoignant ainsi d’une rupture irréparable entre les centristes et les mouvements autonomes qu’ils ont longtemps cherché à récupérer.
Ils défendent une position fondamentalement intenable grâce à un usage apparemment irrationnel et disproportionné de la violence. De même, les pontes des grands médias nous critiquent malgré le fait que la demande pour mettre fin au génocide est une idée avec plus de popularité que les deux candidats présidentiels – selon un sondage récent, 55 % des états-uniens désapprouvent les actions militaires israéliennes quand seulement 36 % les soutiennent. Le fait que le mouvement ait grossi numériquement et aussi en férocité malgré tant de répression est un signe de sa vitalité et de sa force.
Cette situation peut nous rappeler les circonstances dans lesquelles le mouvement Black Lives Matter a originellement décollé/démarré. Il y a dix ans, quand la révolte de Ferguson a commencé en réponse au meurtre de Michael Brown, il était difficile d’obtenir des informations sur le nombre de gens tués par la police chaque année ; les abolitionnistes étaient les seules personnes qui s’intéressaient à cette question. Par conséquent, le mouvement a trouvé son impulsion à mesure que cette question gagnait en intérêt pour le grand public, parce qu’il n’y avait pratiquement personne pour présenter un compte-rendu concluant de ce qu’il se passait et pourquoi. De la même manière, le fait que ni les Républicains, ni les Démocrates ne soient désireux de reconnaître la vérité sur ce qu’il se passe à Gaza, qui s’oppose au génocide, et pourquoi ils et elles s’y opposent constitue un formidable point de vulnérabilité.
C’est la responsabilité de chaque personne désirant mettre fin à ce génocide de s’assurer que ce cauchemar de politicien devienne réalité. Et cela le devrait : le Soulèvement George Floyd est toujours vivant dans les mémoires des millions de gens qui y ont participé.
L’état cherche à écraser ces manifestations avant qu’elles ne s’étendent. Toute personne qui souhaite réellement mettre fin au génocide à Gaza devrait vouloir que cette crise politique s’étende et s’approfondisse. Sur le long terme, la seule manière de mettre fin au génocide à Gaza sera de démanteler la machine de guerre américaine et les conseils d’administration qui la gouvernent.
Si les précédentes hypothèses sont les bonnes, ils existent plusieurs pièges que les participant.es à ce mouvement devrait éviter avec précaution.
Le premier campement de solidarité à Gaza de l’Université de Columbia a commencé par rejeter les promesses vides :
« L’administration a envoyé des représentants pour négocier. Dans un premier moment de discussion, ils ont proposé « un référendum non contraignant à l’échelle de l’université sur la question du désinvestissement » - une offre de peu de poids vu que l’université a refusé de prendre des mesures après la tenue, en 2020 au Columbia College, d’un référendum similaire avec 61 % des voix en faveur du désinvestissement. »
La vague d’installation de campements à travers le pays a été rendue possible uniquement par le refus des étudiant.es de Columbia de tomber de nouveau dans un tel piège.
Abandonner les campements et l’esprit de confrontation qui les a rendu possibles signifie oblitérer l’espace d’une possibilité politique dont nous avons désespérément besoin actuellement. Cela veut dire faire disparaître une zone de rencontres potentielles, une zone où les participants peuvent expérimenter et développer une sorte de sens politique et tactique nécessaire à la construction d’une forme de vie post-impérialiste et post-coloniale.
Dans un même temps, la seule manière qu’ont réellement ces occupations de mettre fin au génocide serait d’être le catalyseur d’une explosion sociale et d’une crise politique bien plus grande. L’espace concerné ici dépasse largement l’université – et les participant.es de chaque occupation devraient agir avec cela à l’esprit. Notre objectif ne peut pas être atteint à travers des promesses, ou grâce à des comités, ou au désinvestissement en soi ; notre but devrait être que la libération palestinienne soit un aspect d’une libération totale. Nous devrions évaluer chaque tactique à l’aune de la possibilité qu’elle offre de s’approcher de nos objectifs, en comprenant que la libération palestinienne résultera uniquement d’une crise politique d’ampleur aux États-Unis.
La machine de guerre qui tue les Palestinien.nes est une part essentielle des institutions fondées sur la guerre de l’empire états-unien, elle inclut non seulement les universités et les entreprises d’armement, mais l’économie elle-même. Toutes ces institutions sont interconnectées avec d’autres gouvernements et projets coloniaux à travers le monde. Arrêter le génocide du peuple palestinien signifie contester tous les aspects de l’ordre mondial en place.
Les voix de celles et ceux qui souffrent à cause de cet ordre mondial sont rarement entendues à l’intérieur des universités.
Comme la lutte contre Cop City à Atlanta a pu le rendre clair, l’oppression du peuple palestinien est l’avant-goût d’un possible futur qui nous concerne tous. En luttant pour une Palestine libre, nous luttons aussi pour notre propre futur. Reconnaître cela doit renforcer notre détermination à mettre fin immédiatement au génocide.
Les Palestinien.nes ont toujours affirmé leur solidarité avec les combats qui ont eu lieu aux États-Unis, des émeutes de Ferguson aux soulèvements de 2020 (et au-delà). Les étudiant.es de l’université de Columbia ont réaffirmé ces connexions quand iels ont commencé à crier « Stop Cop City » lors de l’intervention policière du 30 avril. Cop City est partout, les racines du génocide de Gaza sont partout, la résistance est partout.
Il n’y a pas de honte à avoir peur pour sa sécurité. La situation devient de plus en plus effrayante. Il faut se demander comment nous pouvons construire cette capacité collective à prendre des risques – et en endurer les conséquences – qui est nécessaire pour créer un monde sans terreur d’État. Une des conditions minimales de cette entreprise est que nous ne devons pas dicter aux autres quelles actions sont possibles ou acceptables.
Si vous n’êtes pas préparé.es aux risques qui vous semblent associés à une tactique ou une stratégie spécifique, n’essayez pas d’empêcher les autres de l’employer. Cherchez simplement quel autre rôle vous pourriez jouer ou quelle autre stratégie complémentaire vous pourriez mettre en place.
« Ce que j’entends par « audacieuse » est une tendance à s’aventurer dans des territoires jusque là inexplorés. Ce que j’entends par « prudence » est la perception que notre capacité à approcher ces territoires ne grandit qu’à mesure que ceux qui nous ressemblent s’en approchent avec autant d’audace. Nous atteignons un champ de possibilités qui ne peut être atteint que si nous avançons ensemble vers là où nous ne sommes jamais allés ; nous procédons avec prudence parce que ceux qui s’avancent trop loin seront pris sans le fil qui les rattacherait à nous. Ce qu’il me semble se dérouler autour de moi est un mouvement consistant en de petits pas que nous faisons tous ensemble. Chacun de ces petits pas crée les conditions nécessaires au prochain pas. Chaque mouvement qui nous empêche d’avancer tous ensemble met fin à la possibilité que l’un d’entre nous continue d’avancer. »
-Fredy Perlman
La grille d’appréciation des risques peut vous aider à prendre des décisions vis-à-vis des risques et de leurs conséquences.
Connaître son appréciation des risques
Savoir où l’on se situe dans le modèle d’appréciation des risques est une bonne manière d’évaluer le genre de risques que l’on est capable de prendre dans un mouvement de protestation.
Certaines personnes peuvent avoir une faible tolérance aux actions qui implique une grande prise de risque physique, alors que d’autres peuvent avoir une faible tolérance pour des actions qui comportent un grand risque d’être arrêté. Certaines personnes n’ont pas la capacité à supporter aucun de ces types de risques, ce qui ne les empêche pas de jouer un rôle de soutien.
Ce génocide pourrait être un processus long. Essayer de conserver votre capacité à vous battre : ayez toujours un plan pour vous échapper si les défenses tombent.
Gauche : Tolérance au risque élevée et faible tolérance à l’arrestation. Ce groupe prend les policiers en sandwich de l’extérieur grâce à des banderoles renforcées. Leur but est de pousser la police à partir tout en pouvant fuir rapidement et sûrement.
Une plus faible tolérance au risque et à l’arrestation : ce groupe inclut les personnes présentes sur les piquets de grève, les éclaireurs et les personnes endossant d’autres rôles de soutien.
La plus faible tolérance au risque et à l’arrestation : Ce groupe est engagé dans un soutien à l’extérieur du site, en aidant aux communiqués de presse, en multipliant les déclarations en ligne ou en s’occupant des lignes téléphoniques de soutien aux prisonniers, etc.
Droite : Tolérance la plus élevée au risque et à l’arrestation : Il s’agit des personnes occupants les bâtiments.
Tolérance à l’arrestation élevée mais tolérance au risque faible : Ce groupe participe à travers des actions de désobéissance civile, en formant des chaînes humaines et en refusant de se disperser.
« L’élément chaotique » : Les milliers de personnes prêtes à vous rejoindre. Il faut démanteler la police-pacificatrice pour nourrir ce chaos.
Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le génocide a été perçu comme l’exemple le plus évident de mal absolu. « Plus jamais ça ! » a été brandi comme un impératif moral. Bien que les États-Unis ont cyniquement usé de ce narratif à de nombreuses occasions pour justifier leurs interventions militaires, il exprime cependant une affirmation louable des personnes conscientisées partout dans le monde.
Le conflit actuel peut se résumer ainsi : soir l’empire des États-Unis est démantelé soit c’est la conscience de toute une génération qui sera détruite.
Compte tenu de ces enjeux, les participant.es de chaque campement ou occupation – incluant ceux qui ont été évacués – doit prendre en considération les questions stratégiques suivantes.
Quelle est la prochaine étape dans l’intensification de la lutte ? Comment réagirez-vous à une intervention policière, une évacuation ou à la mort lente des occupations à cause de l’essoufflement provoquée par la bureaucratie militante ? Quel est votre plan si Israël entame une invasion terrestre de Rafah ? Occuperez-vous un bâtiment, irez-vous manifester en centre ville et provoquer des conséquences économiques en bloquant les autoroutes et les ports, ou ferez-vous quelque chose d’entièrement nouveau ? Si les campements deviennent impossibles à défendre, quelle sera la prochaine étape pour permettre aux gens de continuer à lutter ensemble ?
Comment faire pour que le mouvement grossisse à la fin du semestre ? A quel point les luttes qui se déroulent sur les campus peuvent-ils bénéficier du soutien de personnes non-étudiantes ? Est-ce que la puissance/force bâtie dans les campus peut déborder et inonder les communautés qui les entourent ?
Comment faire pour que les griefs contre les administrateurs des universités, que les politiciens utilisent actuellement comme des boucliers sacrificiels, se tournent contre ces adversaires dont la défaite entraverait réellement la machine de guerre ? Le désinvestissement de celles et ceux qui tirent leur profit de la guerre serait une bonne première étape ; occuper les usines et bloquer les ports serait une étape logique pour poursuivre et intensifier la lutte. Qui sont les millionnaires et quels sont les intérêts financiers particuliers qui mènent la répression sur les campus ? Qui a le plus à perdre à mettre fin au soutien inconditionnel qu’apportent les États-Unis à la violence coloniale et militaire d’Israël ?
Comment pouvons-nous agir de manière à se préparer au probable retour au pouvoir de Donald Trump en janvier 2025 ? Nous aurons besoin de chaque innovation tactique, de chaque nouvelle rencontre, de tous les réseaux et infrastructures que nous pouvons construire pour faire face à la pleine force du fascisme d’extrême droite qui nous attend dans le futur. Nous sommes à un moment où l’histoire s’ouvre et où d’infinies et nouvelles possibilités, mais aussi dangers, apparaissent au même moment où l’ordre ancien s’effrite.
Ce qui arrive pourrait être terrifiant. Mais le rôle que nous avons à jouer est entre nos mains.
Alors que les fascistes antisémites ont cherché à répandre l’idée qu’Israël contrôle les États-Unis, c’est tout l’opposé : Israël est l’associé minoritaire dans cette relation en étant un outil pour le gouvernement états-unien, et de la même manière les nationalistes chrétiens aux États-Unis font des Israéliens des pions pour servir leur objectif. ↩
Référence au « long, hot summer of 1967 » qui désigne un ensemble de 150 émeutes raciales qui eurent lieu à travers les Etats-Unis en 1967. ↩
23.04.2024 à 21:40
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 22 avril 2023, inspiré∙es par la résilience du Campement de Solidarité avec Gaza à l’Université de Colombia et par d’autres manifestations dans le pays, des étudiant∙es du campus de Cal Poly Humboldt à Arcata, California ont occupé un bâtiment en solidarité avec les palestinien∙nes, qui a précipité des affrontements avec la police à travers la région. Dans le communiqué suivant, des participant∙es de l’occupation décrivent ce qui a eu lieu et ce qu’iels ont appris. Ces événements représentent une escalation importante dans la vague actuelle de manifestations étudiantes de solidarité avec la Palestine. Comme l’organisation locale Humboldt for Palestine l’a annoncée, “ce n’était pas une manifestation organisée par Humboldt for Palestine, mais un mouvement spontané organisé par les étudiant∙es.”
Après des heures d’affrontements, les médias locaux ont relayé que la police avait été forcée de se retirer :
22h50 : Toutes les forces de police se sont éloignées du bâtiment et semblent avoir quitté le campus. Les radios de police semblent confirmer qu’ils ont quitté les lieux. Un agent a dit que les forces de polices se “dispersaient”. Des étudiant∙es sont en train de rentrer et sortir du bâtiment occupé.
Cal Poly Humboldt restera fermé au moins demain, d’après l’administration.
Il est possible de lire plus sur l’histoire récente des occupations de bâtiments comme tactique du mouvement étudiant ici.
Lundi 22 avril, un groupe de 45 étudiant∙es, alumnis et habitant∙es des alentours ont occupé le Hall Siemens du campus de Cal Poly Humboldt, sur la côte nord de la Californie, en solidarité avec celleux qui subissent un génocide à Gaza.
Après une heure, la police du campus a tenté de négocier avec les occupant∙es, qui ont refusé de quitter le bâtiment. Rapidement, des forces de polices de tous les coins du comté sont arrivées – dont un hélicoptère, des unités canines, et des policiers qui n’étaient pas en service. Les étudiant∙es ont répondu en se défendant massivement.
La tactique initiale de la police de procéder à des arrestations massives a été mis à mal par une série d’affrontements à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. Les occupant∙es ont repoussé la police, malgré une violence policière qui n’avait jamais été atteinte dans la dernière décennie de luttes dans le comté d’Humboldt. Il est important de noter que les policiers ont utilisé à la fois des matraques et des boucliers comme armes pour violenter des manifestant∙es ; aux mains de la police, tout outil est une arme.
La police a arrêté deux personnes et les a tirées hors du bâtiment par les cheveux ; ils ont infligé de multiples lacérations au crâne d’une autre personne, ce qui a nécessité d’aller à l’hôpital . De nombreuses autres personnes se sont retrouvées avec des blessures à la tête, dont au moins une concussion.
Durant les affrontements, la police a foncé dans la foule avec un camion de l’université, poussant les manifestant∙es vers une ligne de CRS. Malgré cette violence, il s’est fait de plus en plus évident que la police était trop peu préparée face à la férocité et l’intelligence des occupant∙es étudiant∙es. La police fut physiquement repoussé du Hall Siemens et d’immenses barricades furent érigées avec les fournitures du bâtiment, dont des chaises, des bureaux, des poubelles, et des portes qui avaient été démontées. La police a encerclé le bâtiment occupé, tandis qu’une grande foule d’étudiant∙es, professeur∙es et d’autres membres de la communauté ont encerclé la police, chantant “dé-escaladez en partant !” et “Pouvoir populaire ! Nous sommes plus fort∙es !” entre autres slogans.
Après six heures d’affrontement, la police est partie. Des centaines d’étudiant∙es se sont précipité∙es dans le bâtiment et ont accouru joyeusement vers les occupant∙es. La division imposée par la police s’est effondrée et nous avons pris le dessus. L’université a déclaré une fermeture pour trois jours. Pour nous, ce n’est que le début.
Ce communiqué émerge de l’occupation. Nous aimerions diffuser quelques leçons tirées de celle-ci.
Il est évident que pour davantage développer cette crise, les occupations étudiantes doivent viser les bâtiments dès que possible. La première action de la police était de demander aux occupant∙es de se déplacer vers les pelouses extérieures. En disant cela, ils ont montré que nous possédons davantage de pouvoir en occupant les espaces où les classes ont lieu et l’administration a ses bureaux. De plus, les bâtiments du campus sont remplis de tout le nécessaire pour construire des barricades et protéger une occupation.
Il a fallu seulement d’un faible nombre d’étudiant∙es pour occuper le Hall Siemens. N’ayez pas peur de défendre le territoire. Ce mouvement est fort. Comme si sortant de nulle part, des centaines voire des milliers vont venir pour vous soutenir. Les foules à l’extérieur ont aussi eu un rôle important pour gêner la police en divisant leur attention. Les flics se sont retrouvés nassés et ne savaient pas dans quel sens se tourner. Quelqu’un a lancé un barbecue – des hot-dogs gratuits ont donné de l’énergie à la foule.
La police n’hésitera jamais à violenter celleux qui appellent à la fin du génocide en Palestine. A Gaza, les palestinien∙nes font face à l’armée israélienne ; aux États-Unis, en France et ailleurs, nous faisons face à la police. Nous devons affirmer que ces forces n’en sont en réalité qu’une seule : ils sont tous les soldats de l’empire.
Nous n’avons pas besoin de la permission des militant∙es professionnel∙les pour fixer les modalités de la lutte. Les occupant∙es étudiant∙es ont agi de façon autonome pour prendre le bâtiment sans le soutien d’aucune organisation établie. Nous avons collectivement établi que nous avions les compétences, l’expérience et la créativité qui étaient nécessaires pour mener à bien notre action. Alors que les organisations étudiantes recommandent de commencer par établir une liste de revendications atteignables et d’entrer dans des négociations sans fin avec l’administration, notre occupation n’avait qu’une seule revendication six heures durant : que la police quitte le campus.
Notre ville est généralement calme. Nous avons sous-estimé l’ampleur de la répression policière que nous allions subir. Quatre ans après le Soulèvement George Floyd, nous devons garder en tête ses leçons. Il est recommandé de venir à toutes manifestations avec des lunettes de protection, des masques à gaz, des lasers, et des boucliers. On ne sait jamais ce qu’une simple soirée pyjama peut devenir.
26.02.2024 à 10:05
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le dimanche 25 février, nous avons reçu un email d’une personne qui s’est autoproclamée etre Aaron Bushnell.
On peut y lire ce qui suit,
Aujourd’hui, j’ai l’intention de m’engager dans un acte extrême de protestation contre le génocide du peuple palestinien. Les liens ci-dessous devraient vous diriger vers une diffusion en direct et des images enregistrées de l’événement, ce qui sera très dérangeant. Je vous demande de vous assurer que les images sont préservées et rapportées.
Nous avons consulté le compte Twitch. Le nom d’utilisateur affiché était « LillyAnarKitty » et l’icône d’utilisateur était un A cerclé, le symbole de l’anarchisme, le mouvement contre toutes les formes de domination et d’oppression.
Dans la vidéo, Aaron commence par se présenter. « Je m’appelle Aaron Bushnell. Je suis un membre actif de l’US Air Force et je ne serai plus complice du génocide. Je suis sur le point de me lancer dans un acte de protestation extrême – mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout. C’est ce que notre classe dirigeante a jugé normal. »
La vidéo montre Aaron continuant de filmer alors qu’il se dirige vers la porte de l’ambassade israélienne à Washington, DC, pose le téléphone, s’asperge d’un liquide inflammable et s’immole en criant à plusieurs reprises « Palestine libre ». Aprés s’être effondré, les policiers qui surveillaient la situation se sont précipités vers son cadre, l’un avec un extincteur, l’autre avec une arme à feu. L’officier continue de pointer son arme sur Aaron pendant plus de trente secondes alors qu’Aaron est allongé sur le sol, en train de brûler.
Par la suite, la police a annoncé qu’elle avait appelé son unité de neutralisation des explosifs et munitions.
Nous avons depuis confirmé l’identité d’Aaron Bushnell. Il a servi dans l’armée de l’air américaine pendant près de quatre ans. L’un de ses proches nous a décrit Aaron comme « une force de joie dans notre communauté ». Un poste sur les réseaux sociaux le décrit comme « une personne incroyablement douce, gentille et compatissante qui consacre chaque minute et chaque centime dont il dispose à aider les autres. Il est idiot, fait rire tout le monde et ne ferait pas de mal à une mouche. C’est un anarchiste de principe qui incarne ses valeurs dans tout ce qu’il fait. »
Les amis d’Aaron nous disent qu’il est décédé des suites de ses blessures.
Tout l’après-midi, pendant que d’autres journalistes annonçaient l’actualité, nous avons discuté de la manière dont nous devrions en parler. Certains sujets sont trop complexes pour être abordés dans une publication hâtive sur les réseaux sociaux.
L’ampleur de la tragédie qui se déroule à Gaza est déchirante. Cela dépasse tout ce que nous pouvons appréhender depuis les États-Unis. Plus de 30 000 Palestiniens ont été tués, dont plus de 12 000 enfants. Plus de la moitié de tous les bâtiments habitables de Gaza ont été détruits, ainsi que la majorité des hôpitaux. La grande majorité de la population est réfugiée avec peu d’accès à l’eau, à la nourriture ou à un abri.
L’armée israélienne prévoit désormais une invasion terrestre de Rafah qui ajoutera un nombre incalculable de victimes à ce bilan. Il n’est pas exagéré de dire que nous assistons à la commission délibérée d’un génocide. Toutes les preuves disponibles indiquent que l’armée israélienne continuera à tuer des Palestiniens par milliers jusqu’à ce qu’elle soit contrainte d’arrêter. Et plus l’effusion de sang se prolonge, plus il y aura de morts à l’avenir, car d’autres gouvernements et groupes imiteront le précédent créé par le gouvernement israélien.
Le gouvernement des États-Unis porte une responsabilité égale dans cette tragédie, puisqu’il a armé et financé Israël et lui a assuré l’impunité dans le domaine des relations internationales. En Israël, les autorités ont efficacement réprimé les mouvements de protestation en solidarité avec Gaza. Si les protestations doivent exercer un effet de levier pour mettre fin au génocide, c’est aux à la population des Etats-Unis qu’il incombe de trouver un moyen d’y parvenir.
Mais que faudra-t-il ? Des milliers de personnes à travers le pays se sont engagées dans des actes de protestation courageux sans encore réussir à mettre un terme à l’assaut israélien.
Aaron Bushnell était l’un de ceux qui sympathisaient avec les Palestiniens qui souffraient et mouraient à Gaza, l’un de ceux qui étaient hantés par la question de savoir quelles sont nos responsabilités lorsque nous sommes confrontés à une telle tragédie. À cet égard, il a été exemplaire. Nous honorons son désir de ne pas rester passif face aux atrocités.
La mort d’une personne aux États-Unis ne devrait pas être considérée comme plus tragique – ou plus digne d’intérêt – que la mort d’un seul Palestinien. Pourtant, il y a encore beaucoup à dire sur sa décision.
Aaron a été la deuxième personne à s’auto-immoler dans une institution diplomatique israélienne aux États-Unis. Un autre manifestant a fait la même chose au consulat israélien d’Atlanta le 1er décembre 2023. Il n’est pas facile pour nous de savoir comment parler de leur mort.
Certains journalistes se considèrent comme engagés dans l’activité neutre de diffusion d’informations comme une fin en soi - comme si le processus de sélection des informations à diffuser et de la manière de les présenter pouvait un jour être neutre. Pour notre part, lorsque nous parlons, nous présumons que nous nous adressons à des gens d’action, des gens comme nous qui sont conscients de leur action et sont en train de décider quoi faire, des gens qui sont peut-être aux prises avec le chagrin et le désespoir.
Les êtres humains s’influencent mutuellement à la fois par l’argumentation rationnelle et par le caractère contagieux de l’action. Comme le disait Peter Kropotkine : « Le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice sont aussi contagieux que la lâcheté, la soumission et la panique. »
Tout comme nous avons la responsabilité de ne pas faire preuve de lâcheté, nous avons également la responsabilité de ne pas promouvoir le sacrifice à la légère. Nous ne devons pas parler à la légère de la prise de risques, même ceux que nous avons pris nous-mêmes. C’est une chose de s’exposer à des risques, c’en est une autre d’inviter les autres à en courir, sans savoir quelles pourraient en être les conséquences pour eux.
Et ici, nous ne parlons pas d’un risque, mais de la pire de toutes les certitudes.
Ne glorifions pas la décision de mettre fin à ses jours, et ne célébrons pas quoi que ce soit ayant des répercussions aussi permanentes. Plutôt que d’exalter Aaron comme un martyr et d’encourager les autres à l’imiter, nous honorons sa mémoire, mais nous vous exhortons à emprunter un autre chemin.
« C’est ce que notre classe dirigeante a jugé normal. »
Ces paroles d’Aaron nous hantent.
Il a raison. Nous entrons rapidement dans une ère dans laquelle la vie humaine est considérée comme sans valeur. Cela est évident à Gaza, mais nous pouvons également le constater ailleurs dans le monde. Avec la prolifération des guerres au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère de génocides. Même aux États-Unis, les incidents faisant de nombreuses victimes sont devenus monnaie courante, tandis qu’un segment entier de la classe marginale est voué à la toxicomanie, à l’itinérance et à la mort.
En tant que tactique, l’auto-immolation exprime une logique similaire à celle de la grève de la faim. Le manifestant se traite comme un otage et tente d’utiliser sa volonté de mourir pour faire pression sur les autorités. Cette stratégie suppose que les autorités se préoccupent d’abord du bien-être du manifestant. Aujourd’hui, cependant, comme nous l’avons écrit à propos de la grève de la faim d’Alfredo Cospito :
Personne ne devrait se faire d’illusions sur la façon dont les gouvernements considèrent le caractère sacré de la vie à l’ère du COVID-19, alors que le gouvernement des États-Unis peut accepter la mort d’un million de personnes sans rougir tandis que le gouvernement russe emploie explicitement des condamnés comme chair à canon. Les politiciens fascistes nouvellement élus qui gouvernent l’Italie n’ont aucun scrupule à condamner à la mort des populations entières, et encore moins à permettre qu’un seul anarchiste meure.
Dans ce cas, Aaron n’était pas un anarchiste emprisonné, mais un membre en service actif de l’armée américaine. Son profil Linkedin précise qu’il est sorti de l’entraînement de base « en tête de vol et en tête de classe ». Cela fera-t-il une différence pour le gouvernement américain ?
Au moins, l’action d’Aaron montre qu’un génocide ne peut avoir lieu à l’étranger sans dommages collatéraux de ce côté-ci de l’océan. Malheureusement, les autorités n’ont jamais été particulièrement émues par la mort de militaires américains. D’innombrables vétérans américains luttent contre la toxicomanie et l’itinérance depuis leur retour d’Irak et d’Afghanistan. Les anciens combattants se suicident à un taux beaucoup plus élevé que tous les autres adultes. L’armée américaine continue d’utiliser des armes qui exposent les troupes américaines à des lésions cérébrales permanentes.
Les militaires apprennent à comprendre leur volonté de mourir comme la principale ressource qu’ils doivent mettre au service des choses en lesquelles ils croient. Dans de nombreux cas, cette façon de penser se transmet de génération en génération. Dans le même temps, la classe dirigeante accepte avec sérénité la mort de soldats. C’est ce qu’ils ont décidé d’être normal.
Ce n’est pas la volonté de mourir qui influencera nos dirigeants. Ils craignent réellement nos vies, pas notre mort : ils craignent notre volonté d’agir collectivement selon une logique différente, interrompant activement leur ordre.
Beaucoup de choses qui valent la peine d’être faites comportent des risques, mais choisir de mettre intentionnellement fin à vos jours signifie exclure des années ou des décennies de possibilités, nous privant ainsi d’un avenir avec vous. Si une telle décision s’impose, ce n’est que lorsque toutes les autres possibilités d’action ont été épuisées.
L’incertitude est l’une des choses les plus difficiles à supporter pour les êtres humains. On a tendance à chercher à le résoudre le plus rapidement possible, quitte à imposer à l’avance le pire des cas, quitte à choisir la mort. Il y a une sorte de soulagement à savoir comment les choses vont se passer. Trop souvent, le désespoir et l’abnégation se mélangent et se confondent, offrant une échappatoire bien trop simple à des tragédies qui semblent insolubles.
Si votre cœur est brisé par les horreurs de Gaza et que vous êtes prêt à en supporter des conséquences importantes pour tenter de les arrêter, nous vous exhortons à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour trouver des camarades et élaborer des plans collectivement. Poser les bases d’une vie pleine de résistance au colonialisme et à toutes les formes d’oppression. Préparez-vous à prendre des risques selon votre conscience, mais ne vous précipitez pas vers l’autodestruction. Nous avons désespérément besoin de vous vivant, à nos côtés, pour tout ce qui nous attend.
Comme nous l’écrivions en 2011 à propos de l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi,
Rien n’est plus terrifiant que de s’éloigner de ce que l’on connaît. Il faut peut-être plus de courage pour le faire sans se tuer que pour s’enflammer. Ce courage est plus facile à trouver en compagnie ; il y a tant de choses que nous pouvons faire ensemble et que nous ne pouvons pas faire individuellement. S’il avait pu participer à un puissant mouvement social, peut-être Bouazizi ne se serait-il jamais suicidé ; mais paradoxalement, pour qu’une telle chose soit possible, chacun d’entre nous doit faire un pas analogue à celui qu’il a fait dans le vide.
Admettons que le type d’activité de protestation qui a eu lieu jusqu’à présent aux États-Unis n’a pas contraint le gouvernement américain à imposer l’arrêt du génocide à Gaza. La question reste ouverte de savoir ce qui pourrait y parvenir. L’action d’Aaron nous met au défi de répondre à cette question – et d’y répondre différemment de lui.
Nous pleurons son décès.
29.12.2023 à 22:41
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Bonne année ! Bravo d’y avoir survécu. Faisons le point sur la situation.
Lors de notre bilan de l’année 2022, nous avions documenté le déclin des mouvements sociaux qui avaient suivi les révoltes de 2019 et 2020. Des stratégies auparavant couronnées de succès produisaient des retours moindres et les autorités avaient appris de leurs défaites. Notre époque reste définie par cette particularité : même les luttes les plus acharnées ont largement échoué à obtenir leurs revendications intermédiaires. Apparemment, celleux qui administrent un ordre social de plus en plus fragile que certain·es appellent late capitalism (ou « capitalisme tardif », NdT) ne sont pas en position de céder du terrain. Au lieu d’offrir des concessions aux désespéré·es et aux révolté·es, les gouvernements de tous bords politiques investissent dans des technologies répressives et renforcent leur dépendance à la police.
À l’étranger, les conséquences en étaient déjà claires il y a un an:
L’invasion de l’Ukraine se place dans la continuité d’un processus de militarisation et de déplacement forcé déjà visibles en Syrie. En plein effondrement écologique, en pleine guerre – effets secondaires de l’accumulation du capital et de ses conséquences – de plus en plus de personnes sont forcées à l’exil partout dans le monde.
L’invasion de l’Ukraine est probablement un indicateur des événements à venir. Ces dernières décennies, les gouvernements, partout dans le monde, ont investi des milliards de dollars dans des technologies de contrôle des foules et dans l’équipement militaire, tout en se limitant à quelques mesures cosmétiques pour répondre à la croissance des inégalités ou à la destruction du monde naturel. Alors que les crises économiques et écologiques s’intensifient, de plus en plus de gouvernements chercheront à résoudre leurs problèmes internes par des conflits avec leurs voisins.
Malheureusement, les événements de 2023 ont donné raison à nos peurs. Tandis que l’invasion russe de l’Ukraine se transformait en épuisante guerre d’usure, la guerre civile éclatait au Soudan, l’Azerbaïdjan envahissait le Haut-Karabakh à des fins d’épuration ethnique et maintenant, le gouvernement israélien poursuit ce même projet à Gaza. Ce ne sont pas des cas isolés, mais des aperçus du futur qui nous attend si nous n’arrivons pas à changer de trajectoire.
Cela nous montre ce qui est en jeu, dans nos efforts maladroits pour changer le monde. Dans ces conditions, s’il n’est pas possible d’obtenir nos demandes intermédiaires, il sera peut-être plus facile de poursuivre franchement des objectifs de transformation révolutionnaire.
Heureusement, nous ne sommes pas les seul·es à nous mobiliser sur ces questions. Cette année, nous avons été inspiré·es par la ténacité des participant·es aux luttes en cours, comme le combat pour mettre fin à Cop City ; par l’empathie qui a poussé des personnes partout dans le monde à agir en solidarité avec les habitant·es de Gaza ; par le courage des rebelles, de l’Équateur à la France. Nos expériences communes en manifestations, dans nos projets d’entraide, nos concerts, nos salons du livre et nos discussions passionnées ont maintenu notre foi dans le potentiel de l’humanité. Cette histoire est loin d’être finie.
2024 sera probablement une année en dents de scie. Aux États-Unis, la campagne électorale s’annonce chaotique, ce qui se traduira en conflit social dans les rues. C’est à nous de montrer qu’au lieu de choisir entre les fascistes et des centristes déterminé·es à préserver un système autodestructeur, les gens peuvent se rassembler dans des réseaux fondés sur la solidarité, l’entraide, et une vision plus ambitieuse de ce que nos vies pourraient être.
C’est la meilleure manière de se préparer à toute éventualité.
Dans cet article, nous ferons le bilan de nos propres efforts de l’année passée – la couverture médiatique que nous avons fournie de l’intérieur des mouvements sociaux, et les projets auxquels nous avons participé.
Le 7 octobre, des militant·es du Hamas et d’autres groupes palestiniens ont franchi les barrières à la frontière de Gaza et lancé une série de plusieurs attaques, tuant 1139 personnes. Le gouvernement israélien a sauté sur l’occasion pour lancer une opération de nettoyage ethnique dans la Bande de Gaza. Fin 2023, ils avaient massacré plus de 21 000 Palestinien·nes, dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants.
En réaction, les États-Unis ont connu une vague de manifestations et d’actions directes. Début novembre, nous avons publié un texte de Fayer, collectif juif qui a participé à la lutte contre Cop City à Atlanta, expliquant pourquoi iels s’engagent pour la solidarité avec les Palestinien·nes et les actions qu’iels pensent nécessaire pour mettre un terme à l’attaque de l’armée israélienne. Dans les semaines qui ont suivi, nous avons publié des rapports d’anarchistes qui ont participé au blocage du port de Tacoma, d’un bâtiment de Raytheon, et de divers locaux d’Amazon pour interrompre le flux d’armes et d’argent en direction de l’armée israélienne.
En ce début d’année 2024, mettre un terme au nettoyage ethnique de Gaza reste l’un des défis les plus urgents qui nous attendent.
Ces deux dernières années, le mouvement pour stopper Cop City et défendre la forêt de Weelaunee est devenu l’une des luttes les plus féroces en Amérique du Nord. Utilisant différentes stratégies, les opposant·es au projet d’un centre de militarisation de la police ont systématiquement détruit des équipements et forcé les constructeurs à se retirer du chantier. En représailles, les autorités ont repoussé les limites en termes de répression, allant jusqu’au meurtre d’un·e défenseur·se de la forêt. Elles ont porté plainte contre 61 autres, dont les membres d’un collectif de soutien juridique pour fraude un motif particulièrement étrange. Le premier de ces procès est prévu pour début janvier 2024.
Nous avons publié un vaste panel de perspectives, venant de différent·es participant·es au mouvement, y compris sur les valeurs qui les encouragent à continuer le combat. Le dernier article en date de notre série exhaustive sur l’histoire de cette lutte retrace son évolution dans la seconde moitié de 2023. Nous explorons les manières dont le mouvement a cherché à maintenir un caractère participatif et combatif, malgré des pressions intenses.
Nous considérons le combat contre Cop City comme un pont entre la rébellion pour George Floyd de 2020 et les mouvements du futur. En cherchant à dépasser les limites atteintes par le mouvement de 2020, les participant·es sont devenu·es un exemple qui sera utile la prochaine fois qu’un événement motivera un grand nombre de personnes à passer à l’action.
En janvier, nous avons publié un photoreportage documentant la confrontation entre des milliers de policiers et de manifestant·es à Lützerath, où le gouvernement allemand avait pour objectif d’expulser un camp écologiste.
En février, nous avons publié un article sur l’anarchiste italien emprisonné Alfredo Cospito. Il en était alors à plus de 100 jours de grève de la faim, pour exiger de ne plus être enfermé à l’isolement. Selon nous, la grève d’Alfredo est un avertissement : un message sur les conditions de vie qui se préparent pour nous tou·tes, dans une société qui traite de plus en plus la vie humaine comme inconséquente.
En mars, nous avons couvert le mouvement contre la réforme des retraites en France, qui escaladait jusqu’à devenir un conflit majeur. En juin, les rues françaises explosaient à nouveau après le meurtre de Nahel Merzouk, 17 ans, par la police. Malheureusement, comme l’observait l’un·e de nos contributeurices par la suite, ces dernières années, différentes catégories de la population française se sont révoltées successivement et non en même temps, permettant aux autorités de traverser l’orage.
Plus à l’Est, nous avons couvert la mutinerie de l’entreprise militaire privée Wagner contre le gouvernement de Vladimir Poutine, du point de vue des anarchistes russes. À notre avis, de tels conflits internes sont la conséquence inévitable de la militarisation de la société et de la centralité croissante des forces armées dans l’action politique d’État. En Russie, comme au Soudan, le gouvernement a armé des mercenaires pour faire son sale boulot, créant les conditions d’un conflit armé. Au Soudan, la guerre civile qui a résulté de cette stratégie est catastrophique pour les civil·es.
Ailleurs, nous avons partagé une histoire inspirante de solidarité entre réfugié·es et exilé·es : des anarchistes russes en exil en Arménie ont cherché à soutenir les squatteur·ses arménien·nes. Lorsque l’Azerbaïdjan a envahi le Haut-Karabakh, nous avons publié les perspectives des anarchistes arménien·nes sur les événements.
Enfin, nous avons examiné la décision du gouvernement grec d’expulser le camp de réfugié·es autogéré de Lavrio décision à l’intersection de la guerre du gouvernement turc contre les Kurdes, du gouvernement grec contre les espaces autonomes, et de l’Union Européenne contre les migrant·es.
À l’occasion du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, nous avons publié un compte-rendu sur l’origine du slogan “Jin, Jiyan, Azadi” (“Femme, Vie, Liberté”) retraçant sa diffusion depuis la partie du Kurdistan sous contrôle turc jusqu’à l’Iran, et partout dans le monde. Peu après, en réponse au séisme qui a détruit la Syrie et la Turquie en février, nous diffusions les communiqués de soutiens des mouvements de libération dans ces régions, expliquant comment les gouvernements turcs et syriens avaient non seulement échoué à protéger leurs sujets, mais avaient en plus profité de la catastrophe pour les bloquer et même les bombarder.
Plus tard dans le mois, nous avons publié le rapport d’un anarchiste israélien expliquant que les efforts du Premier ministre Benjamin Nétanyahou pour renforcer son pouvoir, et le mouvement de protestation qui a émergé en réponse, représentaient un conflit entre des élites en compétition et leurs modèles coloniaux respectifs, dont aucun n’offre de proposition réelle pour revenir sur l’oppression et la déportation des Palestinien·es. En octobre, le lendemain des attaques du 7 octobre, nous avons publié une interview très lue avec un autre anarchiste israélien, Jonathan Pollak, sur l’escalade de la violence en Palestine et la répression du gouvernement israélien contre celleux qui agissent en solidarité avec les Palestinien·es.
Nous avons suivi par le point de vue d’un Palestinien vivant dans la partie de Palestine qui a été occupée en 1948, qui décrivait la vie sous la domination coloniale et soulignait l’importance de l’organisation de terrain et de la solidarité dans la lutte pour la libération de la Palestine.
Au Brésil, 2023 commençait par une reprise maladroite de l’incident du 6 janvier 2021, lorsque les soutiens de Donald Trump ont pris d’assaut le Capitole dans l’espoir de le maintenir au pouvoir. En même temps, au Pérou, un mouvement de protestation tumultueux culminait en une marche sur la capitale, Lima. Nous avons parlé à des anarchistes péruvien·nes pour mieux comprendre ces événements.
L’année s’est terminée sur l’élection de Javier Milei en Argentine. Nous avons mené une interview avec des anarchistes de Rosario pour comprendre les décennies de lutte sociale et de restructuration économique qui ont créé les conditions de cette prise de pouvoir.
Nos publications historiques cette année se sont majoritairement centrées sur le début du 21e siècle. Nous avons chroniqué la victoire antifasciste de la “bataille de York” en Pennsylvanie en 2002, comparant cette lutte haute en couleurs à la situation deux décennies plus tard, bien plus sombre. Nous avons exploré l’histoire du réseau d’organisation anarchiste Bash Back! en amont d’une nouvelle convergence Bash Back!. Enfin, pour offrir une référence historique à celleux qui cherchent à agir aujourd’hui contre les trafiquants d’armes, nous sommes revenu·es sur la campagne Smash EDO en Grande-Bretagne il y a une décennie.
Dans l’année à venir, nous espérons publier davantage sur les 19e et 20e siècles.
En janvier, la police a assassiné que ses camarades défenseur·ses de la forêt connaissaient sous le nom de Tortuguita. Tortuguita occupait la forêt Weelaunee à Atlanta depuis des mois, et avait courageusement choisi de l’occuper à nouveau après un raid policier en décembre d’avant. Les milliers de personnes qui ont participé au mouvement pour stopper Cop City ont gardé le soutenir de Tortuguita vivant, malgré les forces de la répression et de l’effacement.
En février, notre amie de longue date Jen Angel a été tuée à Oakland, en Californie. Jen a passé sa vie à construire des infrastructures pour faciliter l’organisation, les publications et les relations anarchistes.
Le 19 avril 2023, trois anarchistes ont été tués au combat près de Bakhmout : un Américain, Cooper Andrews, un Irlandais, Finbar Cafferkey, et un Russe, Dmitry Petrov. Nous avons publié une biographie de Dmitry. Pendant une décennie et demi, il a participé à la lutte révolutionnaire en Russie, au Bélarus, au Rojava et en Ukraine face à une tyrannie qui s’intensifiait. L’histoire de sa vie est une plongée dans l’histoire récente de l’ancienne Union soviétique. C’est également un exemple inspirant de tout ce qu’un·e anarchiste peut accomplir, même dans l’adversité.
Active Distribution a publié un court recueil, qui contient notre biographie ainsi que certains de ses écrits et ceux de ses camarades. PM Press distribue désormais ces livres aux États-Unis.
Le 6 décembre,1 l’auteur et insurgé anarchiste Alfred Bonanno est décédé. Bonnano proposait un refus du travail et la quête d’une révolte joyeuse comme mesures révolutionnaires dans la lutte contre toutes formes de domination et de désespoir. Ses idées ont beaucoup influencé le développement de nos propres projets collectifs. Nous avons préparé une courte histoire de sa vie.
Enfin, nous voulons exprimer notre gratitude pour celleux que nous avions peur de perdre cette année, et qui sont toujours avec nous aujourd’hui. Il était facile d’imaginer qu’Alfredo Cospito ne survive pas à sa grève de la faim, mais il a survécu. De même, un participant à la manifestation violemment réprimée de Sainte-Soline, en France, est resté longtemps dans le coma à cause d’un policier qui a tenté de le tuer en lui tirant une grenade dans la tête. Heureusement, Serge s’est remis.
En 2023, nous avons participé à des salons du livre et des présentations aux États-Unis, de Boston et New York à Sacramento et Oakland, en passant par le Canada, le Mexique, l’Équateur, le Brésil, l’Angleterre, l’Écosse, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Slovénie et ailleurs.
L’un des événements les plus enthousiasmants de l’année, c’était le rassemblement anarchiste mondial à Saint-Imier, en Suisse. Ce festival célébrait le 151e anniversaire du congrès fondateur de la fédération connue sous le nom d’Internationale anti-autoritaire – à la suite de l’Association Internationale des Travailleurs [sic], l’une des plus importantes organisations ouvrières européennes au 19e siècle. Attirant un nombre honorable de 5 000 personnes – venues majoritairement d’Europe centrale, mais aussi d’aussi loin que le Chili et l’Australie – le rassemblement de Saint-Imier a peut-être été le plus grand événement exclusivement anarchiste de l’année.
Avec l’aide de participant·es d’Allemagne, de Russie, du Bélarus, de Finlande, des Etats-Unis et d’ailleurs dans le monde, nous avons publié un rapport complet sur le rassemblement, suivi d’une réflexion plus spécifique sur les dynamiques et les discours autour du genre et de la sexualité lors de l’événement.
Cette année, pour célébrer l’énième réimpression de notre classique poster sur le genre, nous en avons sorti une version 2023 qui répond aux menaces actuelles contre l’autodétermination du genre et les formes de solidarité et d’autodéfense collective qui les contrebalancent. En parallèle, nous avons publié une discussion sur les manières dont les lignes de front du discours sur le genre ont bougé depuis la publication de l’original du poster, il y a deux décennies. C’est l’un des textes les plus complets et réfléchis que nous ayons finis cette année.
En plus, nous avons préparé des posters en solidarité avec les Palestinien·nes et avec celleux qui cherchent à défendre la forêt à Atlanta et ailleurs dans le monde. Ces posters sont tous disponibles pour être téléchargés, imprimés et collés sur les murs de votre communauté.
Cette année, nous avons sorti trois zines sur le mouvement Stop Cop City, couvrant l’histoire du mouvement en détail, les différentes stratégies employées par les participant·es, les plaintes RICO, etc. Ils ont été distribués à Atlanta et dans tous les événements en soutien aux quatre coins des États-Unis.
Nous avons aussi publiés des zines offrant des perspectives palestiniennes, traitant de la lutte pour l’autodétermination de genre, expliquant comment survivre à un procès pour délit grave, et rappelant les leçons de la “green scare,” ou “peur verte”, l’opération fédérale contre les militant·es écologistes.
Pour faciliter l’impression, nous avons mis en place une nouvelle option “ink lite”, pour que vous puissiez imprimer nos zines même quand vous êtes presque à court d’encre.
Après une accalmie dans nos efforts audio, nous avons rassemblé une nouvelle équipe pour préparer des versions audio de nos articles. Cette année, nous avons sorti 20 « audio zines » de ce type, dont cinq sur les efforts vers une solidarité avec la Palestine et cinq sur le mouvement Stop Cop City à Atlanta.
Vous pouvez les écouter ici.
Au cours de l’année 2023, nous avons publié des dizaines d’articles en espagnol; plus d’une dizaine en français, en italien, et en polonais; et plusieurs articles en basque, bulgare, chinois, tchèque, allemand, grec, coréen, portugais, russe et turc. Nous avons également ajouté des textes en danois, néerlandais, japonais et kurde. Nous avons également publié des posters et des zines dans nombre de ces langues. Vous pouvez trouver un guide complet de notre contenu non-anglophone ici.
Nous avons récemment ajouté une version en turc de notre introduction à l’anarchisme, Pour tout changer. Elle est maintenant disponible dans 34 langues au total.
Nous sommes reconnaissant·es envers tou·tes les traducteurices partout dans le monde qui ont travaillé avec nous pour rendre notre travail accessible à davantage de monde. Si vous pouvez nous aider à traduire n’importe laquelle de nos publications dans n’importe quelle langue, n’hésitez pas à nous contacter!
En hommage à Alfredo Bonanno, nous avons réalisé un court-métrage adaptant la section finale de l’une de ses œuvres les plus connues, La Joie armée.
Nous avons également publié une courte vidéo pour célébrer Steal Something from Work Day, (« Fête du vol au travail », NdT), inspirée du travail du réalisateur yougoslave Dušan Makavejev.
Enfin, nous vous invitons à participer à notre tradition des fêtes en regardant l’édition de 2023 de “It’s the Most Wonderful Time of the Year”.
Cet article ne fait qu’effleurer la surface de tout ce que nous avons fait cette année – les aventures dans lesquelles nous nous sommes embarqué·es, les relations que nous avons entretenues, les formes artistiques que nous avons partagé·es. Le plus intéressant est rarement rendu public !
Comme toujours, tous nos efforts sont libres de droits, produits et distribués bénévolement. Nous n’essayons pas de concentrer un pouvoir entre nos mains, mais d’établir des modèles reproductibles et de mettre des ressources à la disposition de mouvements horizontaux. C’est pour cela que l’on vous embête rarement avec des demandes de dons. Si vous voulez nous soutenir financièrement, vous pouvez le faire ici – mais la meilleure chose que vous puissiez faire pour nous, c’est lancer vos propres projets dans le même esprit, ou participer à nos efforts.
Merci de nous avoir suivi·es à nouveau à travers cette année. Nous avons hâte de voir ce qui nous attend.
Il s’avère que le 6 décembre est aussi l’anniversaire du meurtre d’Alexandros Grigoropoulos, déclencheur de la révolte grecque de 2008. On peut considérer que le déroulement de cette révolte est un argument en faveur de certaines thèses de Bonanno sur l’organisation agressive et les structures autonomes. ↩
26.11.2023 à 18:37
CrimethInc. Ex-Workers Collective
La semaine dernière, l’extrême droite a remporté des victoires électorales aux Pays-Bas et en Argentine. La vague réactionnaire mondiale qui avait porté Donald Trump au pouvoir n’a pas pris fin avec sa défaite électorale en 2020, ni avec celle de Jair Bolsonaro au Brésil. Dans l’article ci-dessous, un·e anarchiste argentin·e analyse les raisons de la victoire électorale de Javier Milei et replace la ligne politique du nouveau président dans son contexte historique. Même si la rhétorique « anarcho-capitaliste » de Milei peut sembler nouvelle, ce n’est que le nouveau chapitre d’une très ancienne histoire argentine : l’alliance d’un capitalisme assassin et d’une violence d’État impitoyable.
Javier Milei, nouveau président élu en Argentine, proposait dans sa campagne électorale d’abolir le peso argentin pour faire du dollar étasunien la monnaie nationale, d’éliminer la Banque centrale, de privatiser la santé et l’éducation, de privatiser ou fermer tous les médias publics, et de privatiser la majeure partie de l’infrastructure économique et stratégique du pays.
Le personnage et la ligne politique de Milei en auraient fait un excellent super-méchant dans une œuvre de fiction anarchiste ultra dramatique. Il y a peu, il se baladait encore dans un costume de super-héros noir et jaune en se surnommant « Capitaine Ancap ». Il dissertait en toute décontraction sur le marché libre, qui devrait selon lui réguler tous les aspects de la société – y compris la vente d’enfants et d’organes humains, ou la liberté de vendre un bras pour survivre – et affirmait qu’une personne forcée de choisir entre mourir de faim ou travailler 18 heures par jour est « bien sûr » libre, puisque c’est son choix. Lorsqu’il ne nous régalait pas de tels délices philosophiques, il apparaissait dans des émissions de débat où l’on pouvait le voir hurler comme un enragé contre les « merdes de gauchistes », le « Marxisme culturel », le mensonge du réchauffement climatique, etc.
La vice-présidente de Milei, Victoria Villaruel, n’est connue que pour sa défense virulente des chefs militaires emprisonnés pour la torture et la disparition de milliers de personnes, pendant la dernière dictature militaire des années 1970 en Argentine. Milei et elle réfutent tou·tes deux la véracité du chiffre, établi depuis longtemps, de 30 000 mort·es ou disparu·es. Milei nie publiquement l’existence du génocide systématique commis par la dictature, et qualifie uniquement ces actions d’« excès ». Ces « excès » ? Un réseau de centaines de centres de détention clandestins, des victimes jetées droguées mais vivantes dans le Rio de La Plata depuis des hélicoptères et plusieurs centaines de nouveaux-nés enlevé·es à des prisonnières accusées de subversion, pour les donner à des familles militaires.
Son entourage n’est pas plus glorieux. Il compte des masculinistes, des partisan·es de la théorie de la Terre plate, un soi-disant philosophe qui appelle à la privatisation des océans, etc.
En résumé, sa ligne politique est un cauchemar pour les anarchistes. Elle s’oppose également aux opinions d’une grande partie de la population argentine. On parle ici d’une société dotée d’un fort sens de la justice sociale, dans laquelle le courant dominant des deux dernières décennies a été le kirchnérisme, sorte de tendance péroniste progressiste de centre-gauche, née du soulèvement de 2001. À l’exception du mandat présidentiel de Mauricio Macri, de 2015 à 2019, l’Argentine a été gouvernée sans interruption par des gouvernements kirchnéristes depuis 2003. La première décennie de gouvernement kirchnériste a vraiment amélioré la qualité de vie de nombreux·ses Argentin·es, en réduisant à la fois les taux de chômage et de pauvreté et en maîtrisant l’inflation (du moins selon les standards argentins). Elle représentait un tournant à gauche à la fois dans le discours public et dans la politique gouvernementale, un changement majeur par rapport à l’hégémonie néolibérale des années 90.
Mais la seconde décennie de gouvernement kirchnériste a été un moindre succès, marquée par des scandales de corruption et l’un des confinements les plus longs au monde pour le COVID-19. Malgré une batterie de mesures économiques protectionnistes – limitation des importations, taxe des exportations, établissement de contrôles sur les devises et taux de changes variés pour le peso argentin – le peso a connu une dévaluation continue au cours de la dernière décennie. Cela a conduit à une forte inflation – plus de 100 % dans les 12 derniers mois – qui a plongé des millions de personnes sous le seuil de pauvreté. Au jour de l’élection, plus de 55 % des mineur·es et 40 % des Argentin·es vivaient officiellement dans la pauvreté.
Dans ce contexte, Milei a recueilli pratiquement 56 % des votes au second tour, après n’en avoir capté que 30 % au premier tour du 22 octobre.
Comment en est-on arrivé·es là ? Vers où allons-nous ? Et que faire ?
Au début, la plupart des gens percevaient Milei comme une nouveauté exotique – un économiste obscur devenu l’invité régulier des plateaux télé et des chaînes d’info en continu, augmentant l’audimat en vociférant contre la « caste politique », appelant à « assécher le marais », son visage tournant au rouge tomate quand il s’attaquait à « l’idéologie du genre ».
Ses apparitions télévisées lui ont assuré un fan club de jeunes hommes de la classe moyenne politiquement aliénés. Il leur offrait un moyen de canaliser leur ressentiment contre l’État-providence qui, selon eux, soutiendrait des hordes de feignant·es avec l’argent des impôts d’Argentin·es travailleur·ses. Contre les immigré·es qui, imaginent-ils, viendraient en Argentine profiter de l’éducation et de la santé publiques gratuites. Contre le politiquement correct, les intérêts mondialisés, le vaccin contre le COVID-19 et les quarantaines. Et, étrangement, contre la « domination socialiste » en Argentine, alors qu’il s’agit d’un pays capitaliste dont le gouvernement était, au mieux, de centre-gauche modéré.
Ces jeunes hommes se sont rassemblés en ligne, surtout autour de vidéos TikTok de Javier Milei et de l’alt-right brésilienne et étasunienne. Ils sont devenus les militants du jeune parti « La Libertad Avanza » lorsque Javier Milei a annoncé son intention de se présenter à l’élection du congrès en 2021. Les drapeaux jaunes de Gadsden et les casquettes « Make Argentina Great Again » (référence au slogan de Trump, NdT) ont alors commencé à apparaître dans ses meetings de campagne.
Milei a été élu au Congrès en misant sur un courant de ressentiment qui couvait au sein d’une catégorie spécifique de la population argentine – des hommes jeunes, urbains, de la classe moyenne, en mobilité sociale descendante. Mais à mesure que leur écosystème, leur influence et leur portée s’accroissaient, ces jeunes hommes sont devenus des éléments-clés du succès de l’extrême-droite pour capter le mécontentement social de la crise économique et politique en Argentine.
La raison de ce succès, c’est qu’à mesure que la vie s’appauvrit, la logique entrepreneuriale et la hustle culture (ou culture du burn-out, de la productivité toxique, NdT) s’infiltrent de plus en plus dans la société, en particulier chez les jeunes. La logique du capitalisme est de plus en plus considérée comme du bon sens. Si tu es pauvre, ce n’est pas à cause de raisons systémiques, mais simplement parce que tu ne travailles probablement pas assez. Si tu ne gagnes pas assez d’argent, ce n’est pas parce que les salaires sont trop bas, mais juste que tu dois travailler plus. Si tu veux changer de conditions de vies, si tu veux être « libre », tu ne devrais pas t’organiser avec les autres : tu devrais lancer ta propre entreprise, vendre des biens, aspirer non seulement à t’échapper de l’oppression du salariat, mais à avoir quelques salarié·es sous tes ordres un jour toi aussi. La liberté est un objectif purement individuel, un jeu à sommes nulles dans lequel tu dois exploiter les autres pour être libre toi-même.
À mesure que l’hégémonie capitaliste avance, le « collectivisme et le socialisme » sont blâmés pour les échecs du capitalisme. Le capitalisme progressiste et LGBT-friendly répond, dans son idéologie sinon dans sa pratique, aux luttes de certaines des personnes opprimées dans la société, tout en réduisant de nombreuses autres à une pauvreté écrasante. Dans ces conditions, la rage des chômeur·ses et travailleur·ses pauvres est facilement redirigée, non vers la classe capitaliste, mais vers un ressentiment envers des boucs émissaires désignés par l’extrême droite pseudo-libertarienne.
Vous avez certainement un sentiment de déjà-vu. Nul besoin d’une analyse poussée des événements du monde pour voir les ressemblances avec Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil. Les similarités sont toutes tirées du guide de la Nouvelle droite fasciste. La politique victimaire, les guerres culturelles, les sous-entendus racistes, l’obsession clairement fasciste pour une nation humiliée, en quête d’un homme fort pour la guider face à ses nombreux ennemis, étrangers comme de l’intérieur. Et l’aspect paranoïaque : le socialisme serait partout, même chez des acteurices politiques qui ne pourraient pas en être plus éloigné·es. En Argentine, la vraie gauche, dominée par les trotskystes du Frente de Izquierda (« Front de Gauche », alliance électorale composée de 4 partis trotskystes distincts), n’a rassemblé que 3 % des votes aux dernières élections. Cela montre à quel point la gauche a échoué à se présenter comme une alternative crédible, même dans un contexte de mécontentement populaire massif et de méfiance envers la classe politique.
Milei et ses « libertariens » ont réussi à confondre dans les esprits les mouvements sociaux radicaux de gauche et le gouvernement kirchnériste de centre-gauche, tout comme Trump avait réussi à associer « antifa » et Démocrates dans les esprits de ses soutiens. Partant de là, la guerre culturelle était facile. Les socialistes veulent un État orwellien qui contrôlerait et oppresserait les travailleur·ses exemplaires du pays ; des hordes feignantes et violentes vivent des aides sociales tandis que des bon·nes travailleur·ses souffrent sous le poids des taxes ; et tout ceci, au service d’une classe sociale corrompue qui s’accroche au pouvoir.
Seule, cette catégorie de la population représentait 30 % des votes au premier tour des élections en octobre – bien plus que le maximum estimé de 15 % environ, mais pas suffisant pour atteindre le pouvoir. C’est là que l’on retrouve une autre ressemblance frappante avec le trumpisme étasunien. L’ancien président, Mauricio Macri, et son ancienne ministre de la Défense, Patricia Bullrich (arrivée 3e aux élections avec 23 % des votes) ont immédiatement offert leur soutien à Javier Milei au second tour. Leur électorat n’est ni le vote jeune, ni celui qui veut changer le système en profondeur, mais plutôt le vote classique anti-péroniste et anti-kirchnériste de l’oligarchie et de la classe supérieure argentine. Comme les Républicain·es traditionnellement conservateurices face au succès de Trump, iels ont immédiatement abandonné leur critique sévère de Javier Milei pour sauter sur l’occasion de revenir au pouvoir avec et derrière lui.
Même si des personnes comme Mauricio Macri et Patricia Bullrich peuvent réprouver l’extravagance de Milei et s’étouffer face à la vulgarité des manières de l’homme, qui faisait la tournée des meetings avec une tronçonneuse en guise de métaphore dramatique de sa volonté de couper les dépenses publiques, la ligne politique de Milei est incontestablement celle de leurs rêves absolus. Cette partie de l’électorat a toujours rêvé de privatiser l’industrie, d’utiliser l’État pour servir les intérêts du capital, de le réduire à des fonctions de répression pour discipliner la société. Iels manquaient simplement du capital politique nécessaire pour pouvoir insinuer que telles étaient leurs intentions sans se condamner politiquement.
À présent, au lendemain des élections, les postes-clés de l’administration Milei à venir ont été confiés aux ancien·nes ministres et économistes du désastreux gouvernement Macri. Nestor Kirchner avait enfin libéré l’Argentine du poids de la dette du FMI, Macri a emprunté la plus large somme de toute l’histoire du FMI en 2018. La majeure partie a été utilisée, non pour financer des projets d’infrastructure ou pour renforcer l’économie, mais pour distribuer des paiements aux capitalistes. Une partie a été illégalement dirigée hors du pays.
La promesse de campagne « d’assécher le marais » a déjà été oublié avant même que Milei ne prête serment. Les noms des nouvelleaux ministres et consultant·es sont un vrai bottin mondain des politicien·nes de droite discrédité·es du dernier quart de siècle.
Il y a des différences entre le trumpisme et le phénomène ultralibéral en Argentine. Dans une certaine mesure, Trump était protectionniste dans le domaine économique, alors que Milei est un fervent et dogmatique partisan du libre marché. Trump est clairement un opportuniste, une sorte de coquille vide. Milei croit réellement au modèle le plus réactionnaire, le plus vil, le plus anachronique du capitalisme que l’on puisse imaginer aujourd’hui. Cette idéologie l’a conduit à déclarer – ouvertement, clairement et de façon répétée – qu’il n’existe pas de droit à l’éducation ou à la santé, que si quelque chose n’est pas profitable dans le contexte du marché, elle n’est pas nécessaire et ne devrait pas exister. Les routes devraient être privatisées et les organes vitaux devraient être un bien sur le marché. Milei a beau parler « d’anarchisme », son bras droit est une fervente défenseuse de l’armée argentine et de son passé criminel, dont le plan pour gérer les mouvements sociaux est de faire usage d’une violence ouverte.
La différence-clé entre le trumpisme et le phénomène Milei, c’est l’âge de leurs soutiens. Même s’il promeut un modèle économique qui ramènerait l’Argentine au 19e siècle, Milei a étrangement réussi à faire passer ses idées et sa personne comme nouvelles, de rebelles. Exception faite de quelques poches jeunes radicalisées, la base électorale de Trump est généralement plus âgée, rurale et isolée, alors que la majorité des moins de 30 ans s’opposent fermement à lui. À l’inverse, Javier Milei a fait son chemin dans les quartiers populaires et chez les travailleur·ses pauvres ; il s’est construit un électorat jeune grâce à ses discours agités et l’image de ses partisan·es, « non des moutons à guider, mais des lions à réveiller », sa domination de TikTok et des nouveaux réseaux sociaux.
En conséquence, les définitions les plus largement répandues de la liberté et de la rébellion, chez les adolescent·es et vingtenaires en Argentine aujourd’hui, sont non seulement diamétralement opposées à nos valeurs de solidarité et d’entraide, mais elles cooptent notre vocabulaire, s’appropriant ouvertement les termes « anarchiste » et « libertarien ». Derrière ces mots, on trouve la version la plus rance du « libertarianisme » et du capitalisme ultralibéral. C’est la société vue par l’entrepreneur-influenceur TikTok.
Malgré leurs différences, Bolsonaro, Trump et Milei sont de fidèles alliés. Bolsonaro est attendu à l’inauguration de Milei, et Trump a récemment annoncé son intention de lui rendre visite en Argentine. Ensemble, les trois forment l’avant-garde d’une internationale proto-fasciste en cours de création. Malgré le mélange fatigué de xénophobie, de répression et d’austérité capitaliste proposée par leur modèle, cette résurgence de l’extrême-droite s’est positionnée avec succès comme une nouvelle alternative à la politique à la papa, au moins en Argentine. Conséquence de de l’échec du centre-gauche à améliorer la vie quotidienne et de l’incorporation de nombreux·ses acteurices du mouvement social post-2001 dans l’appareil d’État, l’alternative ultralibérale a réussi à se présenter comme l’expression d’une rébellion de la jeunesse.
Pour reprendre les mots d’un communiqué publié après les élections par certaines organisations anarchistes en Argentine :
Pour qu’une option politique d’extrême droite ait pris cette ampleur, c’est que la défaite est culturelle, idéologique et couve depuis longtemps – à commencer par le « retrait » de beaucoup de projets émancipateurs, sans parler des projets progressistes, dans la majorité des quartiers populaires et des syndicats ; l’absence d’une vision concrète pour lutter contre le système capitaliste, et d’un projet révolutionnaire déterminé à s’opposer à la machine à appauvrir la société qu’est le néolibéralisme. Un processus dans lequel l’État a progressivement incorporé et institutionnalisé de nombreux outils et pratiques du peuple, ramenant toute action politique dans son camp et transformant l’isoloir en seul horizon d’action politique. Ce vide laissé par l’absence de rébellion, de présence contestataire, de lutte sociale, a été rempli par la rhétorique pseudo-fasciste et ultralibérale d’une poignée d’économistes et d’éléments réactionnaires.
Même si Milei a revu le packaging et le marketing, ses idées ne diffèrent guère de l’ultralibéralisme classique. Ironie du sort, s’il y a bien un endroit au monde où de telles expériences ultralibérales ont déjà été tentées, c’est en Argentine.
Le mouvement péroniste émerge en 1940 autour de la figure du général Juan Domingo Perón. Il mélange projet économique capitaliste protectionniste, fort État-providence et rhétorique de « justice sociale. » Des décennies d’antagonisme entre le péronisme, souvent allié aux forces de gauche, et l’oligarchie et l’armée argentines, culminent avec le coup d’État militaire de 1976, le sixième coup d’État en Argentine au 20e siècle.
La junte militaire lance alors la célèbre guerre sale, contre ce qui restait des organisations de guérilla armée dans le pays : l’aile gauche péroniste des « Montoneros » et l’Armée révolutionnaire du peuple, trotskyste. Fin 1975, les deux organisations sont déjà largement défaites et démantelées, et avec elles toute autre personne considérée comme « subversive », même de loin. Main dans la main avec le FMI, qui vient de fournir ce qui était à l’époque le plus gros emprunt de l’Histoire accordé à un pays latino-américain et qui exige, en retour, des réformes économiques néolibérales, la junte impose la première vague de réformes néolibérales dans le pays. Elle détruit les politiques protectionnistes de Perón, supprimant les droits de douane sur les imports et décimant l’industrie nationale, tout en éliminant toute taxe ou restriction sur les exports. En même temps, elle supprime l’encadrement des loyers, annule toutes les subventions accordées aux transports publics et attaque les syndicats et les droits à la négociation collective.
Les résultats sont désastreux pour la majorité de la société argentine. Les travailleur·ses subissent les effets les plus brutaux d’années d’inflation à trois chiffres par an, conséquence d’une dette étrangère en augmentation constante. En 1982, une junte impopulaire lance le pays dans une guerre avec la Grande-Bretagne pour les îles malouines, dans un effort désespéré pour détourner l’attention des problèmes intérieurs, sacrifiant encore environ un millier de vies avant le retour à la démocratie capitaliste en 1983.
Mais le poids de la dette écrasante du FMI s’avère impossible à supporter. Les années 1980 sont une décennie de taux astronomiques d’inflation annuelle, généralement dans les 400 à 600 %. En 1989, l’inflation jette 47 % du pays sous le seuil de pauvreté. Puis, une vague de superinflation – 200 % en un mois – conduit à des pillages généralisés et des affrontements qui laissent derrière eux plus de 40 mort·es.
Arrive alors 1991, dans la vague de la chute du mur de Berlin et du bloc de l’Est. Francis Fukuyama déclare « la fin de l’Histoire », le triomphe du capitalisme néolibéral comme le meilleur et le seul monde possible. L’Argentine met fin à l’inflation en utilisant la « convertibilité », qui lie artificiellement le peso argentin au dollar à un taux de change de un-pour-un. Cette politique est financée par un nouveau prêt du FMI, cette fois de l’ordre d’un milliard de dollars US – l’un des nombreux prêts du FMI à l’Argentine au cours des années 1990. Dans le même temps, le nouveau président élu, Carlos Menem, lance une nouvelle vague sans précédent de réformes néolibérales, centrées sur la privatisation de l’industrie, le relâchement ou la suppression des contrôles à l’import, la restructuration de l’État et la dérégulation de l’économie. Les entreprises privées et la loi du marché sont à l’ordre du jour – et effectivement, les premières années sont celles d’une relative stabilité et prospérité. Pour la première fois depuis des décennies, l’inflation est sous contrôle, l’afflux de devises fraîches dans les coffres de l’État permet quelques coupes dans les taxes et les améliorations initiales dans le commerce et l’infrastructure, via les investissements étrangers, couplées à l’absence de droits de douane, apportent emplois, augmentation de salaires et biens peu chers dans le pays.
Mais c’était une bulle spéculative. Incapables de tenir la compétition à l’international, les petites entreprises et usines commencent à fermer. Les investisseurs étrangers, qui avaient mis la main sur les infrastructures publiques, commencent à tenter de stabiliser leurs profits et ne ré-investissent pas. Sans surprise, cela conduit à la détérioration rapide des services publiques, surtout le transport. La balance du commerce extérieur, dans laquelle les dollars quittent le pays plus rapidement qu’ils n’y entrent, rend l’échange en un-pour-un de moins en moins viable. Alors que de plus en plus de gens perdent leur travail, le milieu et la fin des années 90 voient émerger une résistance ouverte aux fermetures d’usines, ouvrant la voie au mouvement des travailleur·ses au chômage, connu sous le nom de piqueteros – célèbres pour leur utilisation des blocages de routes comme démonstration de force et outil symbolique pour attirer l’attention sur leur lutte.
Tout ceci culmine en décembre 2001. Après une course vers les banques provoquée par la rumeur d’une dévaluation du peso argentin, le ministre de l’Économie d’alors, Domingo Cavallo, impose ce qui sera connu plus tard sous le nom de corralito, limitant le retrait d’argent liquide en banque à 200 dollars par semaine. Cela déclenche une crise au sein de la classe moyenne, combinée à une vague de mécontentement au sein des classes populaires argentines, les plus durement touchées par un taux de chômage de plus de 20 % et de pauvreté de plus de 40 %. Le 19 décembre 2001, des pillages généralisés éclatent dans plusieurs villes du pays, majoritairement dans la région de Buenos Aires. En réaction, cette nuit-là, le président De la Rua déclare l’état d’urgence – le premier dans le pays depuis 1989. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent immédiatement sur la Plaza de Mayo, devant le palais présidentiel, tandis que des centaines de milliers d’autres sortent sur leurs balcons en solidarité pour frapper leurs casseroles dans une cacophonie rebelle sans fin. La police lance une forte répression ; après des heures de bataille rangée, elle réussit à évacuer la place et disperser les manifestant·es.
Cela aurait pu en rester là, si la nuit de l’état d’urgence n’avait pas été un mercredi. Comme l’explique l’un.e des témoins1 :
La fortune sourit aux audacieux. Comment sinon expliquer que le matin après la féroce répression ait été un jeudi ? Jeudi. Le jour de la semaine pendant lequel, depuis les temps les plus sombres de la dictature en 1977, les mères et grands-mères des personnes enlevées et disparues aux mains de la junte militaire se rassemblent en des vigiles pour réclamer la justice pour leurs enfants. Chaque. Jeudi. À ma connaissance, sans exception, pluie ou soleil, elles sont là avec leurs foulards blancs, marchant dans un silence digne, de défiance, devant le palais présidentiel, sur la Plaza de Mayo.
Donc, le jeudi 20 décembre au matin, un peu après 10 heures, les Mères de la Plaza de Mayo arrivèrent sur la place. C’était cinq heures environ après qu’un calme tendu soit retombé sur Buenos Aires, après que la police eût finalement réussi à disperser les dizaines de milliers de personnes dans les rues – mais apparemment, pas avant que la foule ne réussisse plusieurs tentatives de rentrer dans le Congrès. Cette nuit aurait pu être le début de la fin de la « Bataille de Buenos Aires. »
Mais au cours de la matinée, des tentatives dispersées avaient déjà été tentées pour reprendre la place, ou au moins pour se rassembler à nouveau face à l’interdiction des rassemblements publics. À la TV, un jeune homme implorait les gens de descendre, de ne pas aller au travail, de prendre une journée, une heure, un moment pour aider à changer le cours de l’Histoire. Mais lorsque les Mères arrivèrent, il n’y avait probablement pas plus d’une ou deux cents personnes présentes.
Peu après leur arrivée, la police reçu l’ordre de disperser les quelques dizaines de Mères et la centaine de soutiens présents. Des femmes âgées, la plupart de 70 ou 80 ans, firent face avec bravoure aux charges et aux fouets de la police montée. De petites dames âgées, à l’air frêle mais porteuse de décennies de courage et de résolution inébranlables, face à la violence sans bornes d’un gouvernement à l’agonie. Armées seulement de leur dignité. Le pays regardait cela en direct à la télévision.
Je ne sais pas si le soulèvement argentin avait besoin d’une autre étincelle, ou si le feu était déjà hors de contrôle à ce moment-là. On ne le saura jamais. Mais je sais que l’impact de ces scènes était incalculable. Si une étincelle finale avait manqué, alors ces scènes l’ont allumée. Elles étaient aussi – et je suis sûr·e que des milliers de personnes partagent cette expérience avec moi – les dernières images que j’aie vues avant de me rendre moi-même en centre-ville.
Ce jour-là, le 20 décembre 2021, les jeunes, la classe ouvrière et les chômeur·ses de l’Argentine assiègent le palais présidentiel, avec des dizaines de milliers de personnes « jeunes et vieilles, se lançant face aux balles et au gaz, sans savoir si les balles tirées sur elles seraient de caoutchouc ou de plomb. »2
À la fin de la journée, malgré une répression meurtrière qui tua 39 personnes en deux jours, nous avions forcé le président à démissionner et le regardions fuir le palais en hélicoptère. Il semblait, à l’époque, que ce soit le point final de l’expérience néolibérale en Argentine, et une leçon sur la relation intrinsèque entre les politiques ultralibérales et la répression, un exemple du coût énorme en vies humaines des deux expériences néolibérales.
Nous pensions que cela servirait à vacciner l’Argentine contre le retour du néolibéralisme pour des générations. Le temps nous a donné tort.
La présidence Milei ne commencera pas avant le 10 décembre, mais les promesses non tenues s’accumulent déjà. De coupes budgétaires et d’une austérité payée « par la classe politique », on est déjà passé·es à « ce sera six mois extrêmement durs pour tout le monde. » Il a déjà annoncé la possibilité de ne pas payer les primes de fin d’année des fonctionnaires. Il avait assuré une solution immédiate à l’inflation ; à présent, « ça prendra 18 à 24 mois. » Finalement, dans un clin d’œil à la promesse de Trump « d’assécher le marais », la caste politique qu’il vilipendait l’entoure désormais et occupe les postes gouvernementaux – y compris les personnes responsables des désastres économiques et sociaux des années 1990 et du gouvernement Macri.
Par d’autres aspects, en revanche, Milei a été très clair : il gouvernera aussi près de son idéologie que l’équilibre des pouvoirs dans les branches du gouvernement et dans la rue le lui permettront. Le lendemain de son élection, il annonçait son intention réelle de vendre ou fermer tous les médias publics et de suspendre tous les projets d’infrastructure publics. Sans surprise, on assiste déjà à une campagne de propagande dans les médias privés pour monter les travailleur·ses du secteur privé et la société toute entière contre les fonctionnaires et les employé·es des chaînes médiatiques publiques. Les médias privés publient des chiffres de salaires faux et gonflés, et prétendent que les fonctionnaires veulent préserver « leurs privilèges aux dépends de la société ». Non contents de l’insécurité née des conflits entre pauvres qui apparaissent dans nos quartiers, ces réactionnaires tentent désormais de façon concertée de provoquer un cannibalisme social, dans lequel les travailleur·ses qui ont toujours accès à la sécurité de l’emploi et à la couverture sociale qui va avec sont présenté·es comme des privilégié·es, qui profitent aux dépends des autres.
Alors que la résistance se prépare déjà contre les licenciements, privatisations et l’austérité à venir – avec des appels à assemblées générales ouvertes lancés par les travailleur·ses, syndicats et organisations sociales pour discuter de la situation et commencer à organiser la résistance – la symbiose entre les réformes ultralibérales, les médias privés et l’appareil répressif de l’État devient évidente. Beaucoup, dans les médias, avertissent contre un danger de « coup d’État » en référence à la possible agitation sociale qui pourrait renverser le gouvernement Milei. Cette rhétorique a pour but de confondre révolte populaire et saisie militaire du pouvoir.
En même temps, l’ancien président Mauricio Macri encourage, à la télévision, les jeunes partisans de Milei à attaquer celleux qui pourraient prendre la rue contre les licenciements et les coupes budgétaires. Dégoulinant de classisme et de racisme, il suggère que « les orcs », son surnom pour les travailleur·ses sans emploi et autres piqueteros, « devraient réfléchir à deux fois à ce qu’ils font dans les rues, car les jeunes ne vont pas les laisser leur voler cette opportunité de changer le pays. » Le vocabulaire, Macri nous qualifiant « d’orcs » et Milei de « merdes de gauchistes », d’obstacles au changement et à un « meilleur futur pour les meilleur·es des Argentin·es », n’est pas seulement le reflet du classisme et du racisme de la classe moyenne supérieure et de l’oligarchie argentines. C’est un outil conçu et utilisé en toute conscience pour commencer à stigmatiser et ostraciser la résistance populaire, afin d’immuniser la plus grande partie possible de la société contre les mouvements sociaux lorsque l’affrontement commencera.
Moins d’une semaine après l’élection, la première apparition publique de la vice-présidente de Milei, Victoria Villaruel, était consacrée à la visite d’un local de la police, où elle est apparue flanquée d’officiers, disant vouloir leur accorder plus de fonds et d’équipement. En parallèle, le camp Milei annonce déjà qu’iels essayeront de modifier la loi de défense nationale pour permettre à nouveau l’utilisation de l’armée à des fins de sécurité intérieure, y compris contre les « terroristes. » Le message est clair pour les anarchistes, la gauche, et toute autre personne qui envisagerait de prendre la rue pour s’opposer au nouveau gouvernement : nous serons qualifié·es de terroristes. À partir de là, il ne faudra pas attendre longtemps avant que la célèbre armée argentine ne soit à nouveau lâchée contre toute chose ou personne qui pourrait avoir la malchance d’être qualifié·e de « subversive. »
Ce n’est pas une coïncidence si la vice-présidente de Milei est Victoria Villaruel, défenseuse fanatique des membres de l’armée condamnés pour crimes contre l’humanité commis pendant la dernière dictature. L’armée, et l’appareil répressif de l’État en général, sont des éléments essentiels du projet ultralibéral, en particulier dans des pays avec des réseaux de résistance bien développés, comme l’Argentine. Malgré tous leurs discours sur « l’anarcho-capitalisme », oxymore ridicule, l’ultralibéralisme constitue un dégraissage de l’État pour que celui-ci défende mieux les intérêts de la propriété et de la classe capitaliste. C’est l’État se débarrassant du bagage du système de protection sociale, des programmes sociaux et de toute responsabilité concernant la masse de la société. C’est une transformation de l’État capitaliste en sa forme la plus obscène et crue : un instrument pour préserver la société de classes et discipliner tout·es celleux qui s’y opposent.
Ce n’est pas une coïncidence si Milei a refusé de répondre à un·e journaliste qui lui demandait franchement s’il croyait en la démocratie. Le projet ultralibéral place le marché au-dessus de tout ; il considère que la propriété, le capital et l’exploitation sont les seuls droits inaliénables. De ce point de vue, « l’immaturité » et les « caprices » de la société – même dans la forme la plus ancrée dans le modèle de la démocratie représentative capitaliste, comme voter pour retirer leur poste à des politicien·nes, ou rejeter leur politique au Parlement – ne sont que des obstacles à franchir. Cet état d’esprit est résumé au mieux par la phrase d’Henry Kissinger sur le Chili des années 1970 : « Les problèmes sont trop importants pour laisser les électeurs chiliens décider par eux-mêmes. »
Ce n’est pas une coïncidence si c’est précisément au Chili qu’a eu lieu l’autre expérience ultralibérale principale en Amérique latine, main dans la main avec la dictature Pinochet et avec le soutien matériel des États-Unis. Au Chili, les « Chicago Boys », un groupe d’économistes chiliens éduqués à l’université de Chicago et adhérant aux idées de Milton Friedman (révéré par Javier Milei), ont pu mettre en place une batterie de réformes néolibérales. La condition préalable et indispensable à la mise en place de ces réformes, c’était une junte militaire qui a tué et fait disparaître des dissident·es par milliers, tout comme en Argentine. Les conséquences durables de plusieurs de ces réformes (comme les privatisations des retraites, des systèmes de bourse pour l’école ou l’université, et des transports publics) ont déclenché la révolte chilienne de 2019.
La liberté pour le marché est nécessairement synonyme d’exploitation des travailleur·ses et de misère pour la majorité de la société. L’histoire de ce pays le prouve. Quand cet état de fait finit immanquablement par créer suffisamment de résistance populaire, la seule manière de le maintenir est alors la force brute de l’État. Malgré la rhétorique creuse de Milei et Villaruel sur la liberté, ce sont les héritier·es des politiques de Pinochet et des Chicago Boys, de Martinez de Hoz pendant la dictature argentine, et du néolibéralisme des années 1990 qui a volé 38 vies en une semaine avant de céder le pouvoir. Chouchouter les forces de sécurité de l’État et minimiser les crimes de la dictature argentine ne sont pas seulement des manœuvres dans une guerre culturelle. Iels savent aussi bien que nous que tôt ou tard, l’ultralibéralisme ne peut être imposé que par la répression et la violence – et iels ont bien l’intention d’en user à nouveau.
Aujourd’hui, beaucoup d’entre nous ont peur. Inutile de tenter de le cacher. Beaucoup d’entre nous n’ont pas envie de se battre. Peut-être parce qu’à présent, pour la première fois depuis des décennies, nous nous retrouvons uniquement sur la défensive. Nous combattons sur plusieurs fronts, dont celui pour la mémoire collective de la dernière dictature, que nous pensions avoir remporté pour toujours depuis des années. Nous combattons même sur d’autres fronts que nous pensions avoir conquis il y a un siècle, comme celui pour l’éducation et la santé publiques.
Avant, je souriais sous le masque, me réjouissant d’affronter en face les gardiens de l’État. Maintenant, je joue mon rôle dans les assemblées et les affrontements avec regret, parfaitement conscient·e du nombre de vies perdues aux mains de la répression la dernière fois. Peut-être parce que celleux de ma génération sont plus âgé·es maintenant. Nous avons plus à perdre. La vie nous a appris la peur qui était absente dans les combats de notre jeunesse.
Ou peut-être que nous avons peur parce qu’en 2001, lorsque la dernière expérience néolibérale en Argentine a atteint son apogée désastreuse, avec un taux de pauvreté de 50 %, et que la fureur des dépossédé·es culminait en pillages généralisés et en siège du palais présidentiel, c’était nous – les jeunes – qui étions au premier rang des combats. Aujourd’hui, dans un retournement de situation qui nous donne l’impression d’être bien plus âgé·es que nous ne le sommes, une large partie de la jeunesse est justement derrière Milei et le nouveau gouvernement ultralibéral.
C’est un nouvel exemple de l’échec du progressisme et de la gauche de gouvernement, qui ont échoué à attaquer le capitalisme à la racine. En Argentine, après le soulèvement de 2001, elle a échoué à donner le coup fatal lorsque la bête était déjà blessée, discréditée et à son plus faible. À la place, la gauche de gouvernement a tenté de l’apprivoiser et de la gouverner. Ce processus a intégré des centaines, sinon des milliers de militant·es et combattant·es des années 1990 et du soulèvement de 2001 dans la machine étatique. Oui, l’État a pris une apparence progressiste, en légalisant le mariage gay, en s’attaquant à l’oligarchie rurale, en défiant les monopoles médiatiques privés, en libérant enfin le pays de la dette du FMI et en plaçant même les termes « redistribution des richesses » dans le débat public. Mais associer la gauche à l’État et à la situation financière désastreuse a ouvert la voie à la victoire actuelle de l’extrême droite ultralibérale.
Peut-être sommes-nous condamné·es à un cycle sans fin, dans lequel chaque génération doit réapprendre les douloureuses leçons du passé. Si l’on se rappelle que cette génération n’a pas connu grand-chose d’autre qu’une pauvreté à 40 %, une inflation annuelle à 3 chiffres, l’érosion de la qualité de la santé et de l’éducation publiques, la corruption grotesque d’une classe politique qui prêche la justice sociale et la redistribution des richesses tout en partant en vacances sur des yachts en Méditerranée… Peut-on leur reprocher de se tourner avec désespoir vers un homme qui leur promet d’être « libres » de tout ça ? Ça n’a aucun sens d’avertir le chauffeur Uber ou le gamin qui livre pour Rappi qu’ils perdront leur couverture sociale ou leurs droits à congés payés, alors qu’ils n’ont aucun des deux. Mais l’alternative qu’ils appellent de leurs vœux est encore pire.
Les événements des prochains mois dépendront de plusieurs facteurs. Les syndicats bureaucratiques majoritaires se retireront-ils de la lutte pour tenter de plier devant l’orage, ou soutiendront-ils leurs travailleur·ses face aux licenciements ? Se mobiliseront-ils en solidarité avec les chômeur·ses, appelleront-ils à une grève générale si Milei tente de réformer la loi travail ou les lois de négociation collective ? Les gens se mobiliseront-ils pour défendre les institutions et les entreprises publiques ? Est-ce que l’extrême droite réussira à mobiliser efficacement les politiques de guerre culturelle pour décourager toute solidarité avec les personnes les plus opprimées et vulnérables du pays ?
Même si Milei peut compter sur le solide soutien de sa base de jeunes fanatiques et des classes moyennes et supérieures fortement anti-kirchnéristes et anti-péroniste, une grande partie de son électorat est constitué de chômeur·ses et de travailleur·ses pauvres. Ces personnes ont voté pour lui à cause d’un espoir, placé en de mauvaises mains mais sincère : celui qu’il pourrait vraiment améliorer leurs vies. Iels n’ont pas de lien idéologique avec son ultralibéralisme et ne sont pas en position d’attendre patiemment six mois que les choses « s’aggravent avant d’aller mieux. » Si l’inflation devient hors de contrôle et que le poids de l’austérité et des coupes budgétaires tombe seulement sur les épaules des Argentin·es les plus vulnérables, le conflit social pourrait à nouveau se répandre.
Les mouvements sociaux argentins sont actuellement démoralisés. Le camp anarchiste, malgré les efforts louables de générations de militant·es, est actuellement faible en nombre et la présence d’anarchistes dans les mouvements sociaux est marginale. Même si le mouvement conserve certains lieux et qu’il existe des initiatives pour commencer à mettre en place une présence anarchiste plus cohérente et plus visible, nous ne sommes pas beaucoup plus qu’un souvenir de ce qui fut un jour l’un des mouvements anarchistes les plus puissants au monde.
Mais nous devrions tout·es être parfaitement conscient·es que l’Histoire ne tend pas vers la libération comme par magie. Ce n’est pas parce que nous avons vaincu les forces du néolibéralisme avant qu’elles sont destinées à tomber à nouveau. L’Histoire sera ce que nous en faisons. Rien de plus, rien de moins. La défaite des politiques ultralibérales – au 19e siècle, sous Pinochet, sous la dernière dictature, ou en 2001 – s’est toujours faite au prix d’immenses luttes, de sacrifices et de vies perdues.
La dernière expérience néolibérale en Argentine a déclenché la pire crise économique et sociale dans l’histoire du pays. Avant le soulèvement de décembre 2001, les révolutionnaires, les organisateurices et, oui, les anarchistes – même peu nombreux·ses à l’époque – ont travaillé pendant des années. C’est-à-dire, construire des organisations de chômeur·ses indépendant·es des syndicats majoritaires et des partis politiques. Tenir des assemblées générales au travail, dans les écoles, dans les universités. Faire preuve de solidarité, apporter une aide matérielle là où l’on a besoin de nous. Tout cela devra être fait à nouveau.
Camarades, les jours qui s’annoncent exigeront de nous que nous redoublions nos efforts et travaillions à l’unité la plus large des organisations populaires, dans le contexte d’une stratégie de lutte populaire dans les rues. […] Il nous faut dépasser la division et l’individualisme qui ont créé le contexte qui a porté ce personnage au pouvoir. Il est inutile de prêcher les convaincu·es. Il est de notre devoir de parler à chaque collègue au travail, à chaque voisin·e, toujours dans une perspective de lutte et d’organisation sur le terrain.
-« Y Ahora Que Pasa ? » Communiqué joint publié le 21 novembre 2023 par la Federacion Anarquista Rosario, l’Organización Anarquista Tucumán, l’Organización Anarquista Cordoba, et l’Organización Anarquista Santa Cruz.
Un jour viendra, comme en 2001, où il faudra reprendre les rues – en tant que personnes jeunes et âgées, que travailleur·ses, qu’étudiant·es, en tant que membres divers d’une société, en solidarité entre eux, qui en ont marre de la classe capitaliste et de ses politicien·nes. Au cri de “Que se vayan todos,” notre rage collective les a vaincus en seulement 48 heures, en décembre 2001.
Espérons qu’au moment venu, nous le ferons à nouveau.
03.11.2023 à 12:07
CrimethInc. Ex-Workers Collective
À Atlanta, en Géorgie, des écologistes et des militant·es pour l’abolition de la police se sont battu·es pendant plus de trois ans pour mettre fin à la construction d’un centre de militarisation de la police connu son le nom de Cop City. La même police qui cherche à écraser ce mouvement s’est entraînée pendant des dizaines d’années avec la police israélienne, avec laquelle elle a pu échanger des stratégies létales de contre-insurrection. Dans le texte qui suit, des membres d’un collectif juif qui a participé à la lutte de Stop Cop City expliquent les raisons de leur engagement dans la solidarité avec les Palestinien·nes, et ce qu’il est nécessaire de faire pour mettre fin à l’attaque sur Gaza.
Fayer, un collectif d’anarchistes juif·ves, a participé à la lutte contre Cop City depuis ses débuts et a fait face aux fascistes dans toute la région.
Pour nous, la lutte contre le fascisme n’est pas une question d’« alliance » ; c’est un combat direct et personnel pour nos vies. Le savoir a mis le feu à nos cœurs, en tant qu’anarchistes et en tant que Juif·ves.
– Collectif Fayer, Finding Our Own Fire
Aujourd’hui, iels cherchent à mettre fin au bain de sang à Gaza. Selon leurs propres mots :
Fayer est un collectif d’artistes, de révolutionnaires, de travailleur·ses, d’étudiant·es, de criminel·les, et d’amoureux·ses qui se battent pour la terre, la vie bonne, et la libération totale. Les membres du collectif participent au mouvement pour la défense de la forêt d’Atlanta depuis sa création, et organisent des activités religieuses au sein de la forêt telles que des dîners de Shabbat, des rassemblements pour Souccot, la fête de Pourim, entre autres fêtes juives. Iels participent ainsi à faire exister un lien spirituel entre la communauté juive radicale d’Atlanta et la forêt de Weelaunee qu’elle cherche à défendre. Avec la reprise des attaques sionistes contre Gaza et le peuple palestinien, qui sont soutenues par le Georgia International Law Enforcement Exchange Program1 installé à Atlanta, nous nous sommes retrouvé·es dans la situation unique d’être proches des rouages de la machine et de sa violence locale, tout en étant éloigné·es de sa campagne génocidaire impitoyable. C’est pourquoi nous avons décidé qu’il était impératif d’exposer la situation depuis notre point de vue, ainsi que ce qu’elle implique pour la lutte de la forêt d’Atlanta et la libération palestinienne.
Le collectif Fayer traite ici des manifestations appelant à un cessez-le-feu à Gaza et affirmer que les mouvements de solidarité doivent cesser d’être simplement revendicatifs pour passer à l’action directe, tout en proposant quelques modèles pour s’organiser.
Dans les semaines qui ont suivi la déclaration de guerre d’Israël à la Palestine, des personnes du monde entier ont participé à des manifestations contre les frappes aériennes israéliennes à Gaza. La plupart des grandes manifestations ont eu lieu en Europe et aux États-Unis. 70 000 personnes sont descendues dans la rue à Londres samedi dernier pour demander la fin des frappes israéliennes et de la fourniture d’armes à Israël. À Berlin (où les manifestations pro-palestiennes sont maintenant interdites), des manifestant·es ont affronté la police, qui a utilisé des gaz lacrymogènes, des canons à eau et la force contre elles et eux. Des manifestations en soutien à la Palestine ont également eu lieu dans la plupart des grandes villes étasuniennes. À Chicago, 25 000 personnes se sont réunies le 21 octobre. Pendant trois week-ends consécutifs, le Mouvement de la jeunesse palestinienne a appelé à des manifestations à Atlanta qui ont rassemblé plus de 1 000 personnes dans les rues pour exiger la fin de l’occupation israélienne et du bombardement génocidaire de Gaza.
Au jeudi 2 novembre, l’armée israélienne avait tué 9 193 Palestinien·nes et en avait blessé au moins 32 000. Au moins la moitié des mort·es étaient des civil·es non-combattant·es, dont au moins 3 760 enfants palestinien·nes.
Le soutien populaire pour les Palestinien·nes n’a jamais été aussi grand malgré les tentatives des politicien·nes et des profiteur·ses de guerre d’instrumentaliser l’identité juive, d’interdire et de réprimer les manifestations de solidarité, et de se rallier autour du « droit d’Israël à se défendre ». Mais pour arrêter le génocide à Gaza, les militant·es étasunien·nes vont devoir passer de la demande d’un cessez-le-feu à son imposition. Cela nécessitera de passer de revendications qui font appel à la conscience des élu·es à des tactiques qui créent une crise politique pour les politicien·nes et perturbent la capacité des corporations à tirer profit de l’oppression et du génocide des Palestinien·nes.
À la suite de la Nakba (« catastrophe ») de 1948, 78 % des terres palestiniennes historiques ont été déclarées État juif. Environ 500 villages palestiniens ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique et quelque 700 000 Palestinien·nes sont devenu·es réfugié·es. Ce contexte est essentiel pour comprendre les événements ultérieurs comme la guerre des Six Jours de 1967 ou la guerre du Kippour/Ramadan de 1973, pendant laquelle une coalition d’États arabes a tenté de reprendre le territoire perdu lors de la guerre des Six Jours.
Le 7 octobre 2023, cinquantième anniversaire du début de la guerre du Kippour/Ramadan, des militants du Hamas et d’autres groupes palestiniens ont franchi la frontière de Gaza par la terre, la mer et les airs lors d’une offensive surprise2. Ces attaques ont fait au moins1 405 mort·es et 5 431 blessé·es israélien·nes, dont un nombre inconnu d’enfants3. Le Hamas a pris d’assaut plusieurs colonies dans le territoire autour de Gaza, et a enlevé 242 personnes comme otages. Le gouvernement israélien a fait évacuer la zone pour reprendre le contrôle au Hamas, puis a procédé à une évacuation plus large encore afin de créer une zone tampon en vue de l’invasion militaire actuellement en cours.
Jusqu’à présent, le Hamas a relâché quatre civiles israéliennes. L’organisation a annoncé être prête à relâcher tous·tes les otages en échange de la restitution de tous·tes les prisonnier·es palestinien·nes détenu·es dans les prisons israéliennes, bien qu’ils aient déclaré il y a quelques jours que « presque 50 » otages avaient été tué·es par les raids aériens israéliens.
Avant le 7 octobre, 5 200 prisonnier·es politiques palestinien·nes étaient détenu·es en Israël, soit plus de 25 fois le nombre d’otages pris par le Hamas. Certaines estimations avancent que le nombre total de prisonnier·es palestinien·nes a doublé depuis le 7 octobre.
Les frappes aériennes d’Israël sur Gaza ont ciblé des infrastructures civiles, dont des écoles, des organismes humanitaires, des mosquées et des résidences. La controverse autour de la question de la provenance du missile ayant frappé l’hôpital Al-Ahli illustre à quel point il est difficile d’obtenir des informations sur les souffrances qui ont lieu en Palestine et à quel point les responsables israéliens sont prêt·es à justifier n’importe quelle atrocité : peu de temps après l’explosion de l’hôpital, un collaborateur du Premier ministre Benjamin Netanyahu avait publié sur un réseau social qu’Israël avait bombardé l’hôpital pare que des combattants du Hamas se trouvaient à l’intérieur, avant de rapidement supprimer son message.
Les forces de défense d’Israël (IDF) font depuis longtemps usage de stratégies militaires ciblant les civil·es et leurs infrastructures. En 2008, le colonel de l’IDF Gabi Siboni décrivait la stratégie de force disproportionnée d’Israël durant la Seconde guerre du Liban de 2006 comme politique de déploiement d’une « force disproportionnée par rapport aux actions de l’ennemi et la menace qu’il constitue », force qui « vise à infliger des dommages et un châtiment dans une mesure qui demandera un long et coûteux processus de reconstruction ». Faisant partie de la doctrine Dahiya de la guerre asymétrique, la stratégie de la guerre disproportionnée cible majoritairement les infrastructures civiles plutôt que les combattants ennemis, et cherche à dissuader de futures attaques en contraignant l’économie et la population civile à une lente et coûteuse reconstruction.
Cette approche de la guerre par la politique de la terre brûlée est manifeste dans les frappes israéliennes sur Gaza. Ces attaques contre les infrastructures paraissent représenter une stratégie intentionnelle dans laquelle les civil·es et les ressources dont iels dépendent sont devenu·es les principales cibles de guerre. Cela suggère que la stratégie de force disproportionnée qu’Israël a développée au Liban est à l’œuvre dans la destruction dévastatrice de vies et d’infrastructures vitales en Palestine.
Des manifestations pour la libération palestinienne ont eu lieu dans la plupart des grandes villes aux États-Unis, réunissant parfois plusieurs milliers de personnes. Bon nombre d’entre elles tracent une ligne directe entre la lutte pour la libération palestinienne et la lutte contre le colonialisme des États-Unis. Les manifestant·es ont souligné le fait que le gouvernement des États-Unis est le plus grand donateur de l’armée israélienne et que la plupart des armes utilisées pour tuer des Palestinien·nes sont fabriquées par des entreprises basées aux États-Unis.
À Atlanta, les manifestant·es ont désigné le GILEE (Georgia International Law Enforcement Exchange) comme un lien local entre l’oppression israélienne des Palestinien·nes et la violence policière et la répression auxquelles font face les habitant·es d’Atlanta. Installé à l’Université d’État de Géorgie, le GILEE facilite l’échange international de tactiques de maintien de l’ordre et de répression entre les forces de police de Géorgie et d’Israël. Cinq commandants du département de police d’Atlanta devaient se rendre en Israël du 13 au 21 octobre dans le cadre du GILEE.
Les militant·es d’Atlanta sont parfaitement au courant du réseau international de répression qui lie les mouvements Stop Cop City et Defend the Atlanta Forest au mouvement de libération palestinienne. Beaucoup ont fait remarquer que les forces israéliennes s’entraîneront à Cop City si le projet voit le jour. Le 12 octobre, 300 étudiant·es de l’Université d’État de Géorgie ont quitté les cours pour protester contre le GILEE, qu’iels considèrent comme faisant partie d’un système d’« échanges meurtriers ». Le 25 octobre, les étudiant·es de l’Université d’Emory ont organisé un débrayage de plus de 100 étudiants pour exiger que l’administration d’Emory se désengage de Cop City, du Atlanta Committee for Progress4, et du programme GILEE.
Les liens entre le département de police d’Atlanta, Cop City et les forces militaires israéliennes sont devenus un sujet d’attention publique à Atlanta grâce aux mouvements Stop Cop City et Defend the Atlanta Forest. Mais le GILEE n’est que l’un des dizaines de programmes d’échanges criminels de ce genre aux États-Unis. Huit ans avant que la police de Minneapolis n’assassine George Floyd, par exemple, des officiers du département de police de Minneapolis avaient reçu un entraînement des forces de police israéliennes lors d’une conférence à Chicago.
Les juif·ves vivant aux États-Unis se sont aussi mobilisé·es contre le bombardement et l’invasion de Gaza, exhortant Biden à appeler à un cessez-le-feu. La grande majorité de ces manifestant·es rejette le sionisme (le mouvement né à la fin du XIXe siècle pour établir un État juif sur la terre de Palestine historique et le soutenir par tous les moyens nécessaires) comme composante de l’identité juive. Au contraire, de nombreux·ses juif·ves antisionistes embrassent l’éthique diasporique que le peuple juif incarne depuis des millénaires.
L’une des plus grandes organisations aux États-Unis appelant pour la libération de la Palestine est Jewish Voice for Peace (JVP)5, un groupe de solidarité avec la Palestine fondé en 1996. Elle avait notamment suscité la controverse en 2019 quand elle avait officiellement adopté une position antisioniste. Le 18 octobre 2023, à Washington, D.C., Jewish Voice for Peace a organisé le plus grand rassemblement juif de solidarité avec les Palestinien·nes jamais vu. Selon JVP, 10 000 personnes venu·es de tout le pays ont convergé vers l’Esplanade nationale pour un rassemblement des « Juif·ves contre le génocide ». Près de 500 juif·ves — dont 25 rabbins — sont entré·es dans le Cannon Building du Capitole en portant des t-shirts sur lesquels étaient inscrits en gras « Not In Our Name6 ». Iels ont tenu un sit-in pendant plus de trois heures avant d’être arrêté·es et traînés dehors, menottes aux poings.
Jewish Voice for Peace n’est pas la seule organisation juive qui a vu le jour en réponse à des dizaines d’années de violence contre les Palestinien·nes. En 2014, l’armée israélienne a lancé l’« opération Bordure protectrice », une offensive militaire sur Gaza qui a tué plus de 2 200 Palestinien·nes, dont plus de 65 % de civil·es. En réponse à ces attaques, un petit groupe de jeunes juif·ves qui s’opposaient au soutien des institutions juives étasuniennes à l’invasion de Gaza a fondé IfNotNow7, une organisation de jeunes juif·ves basée aux États-Unis. La veille de la manifestation de JVP au Capitole le 18 octobre, des membres de IfNotNow ont bloqué les treize entrées de la Maison-Blanche pendant que le personnel était à l’intérieur, et ont engagé de petites escarmouches avec la police du Secret Service à l’extérieur.
Bien que le nombre de Juif·ves qui se sont mobilisé·es aux États-Unis pendant les quatre dernières semaines soit impressionnant, ni les revendications qu’iels ont présentées ni le nombre effroyable de civil·es tué·es en Palestine n’ont influencé la décision des élu·es.
Les récentes manifestations contre le génocide en Palestine démontrent que la lutte de libération palestinienne bénéficie d’un soutien populaire à l’échelle nationale, à la fois parmi les Juif·ves et les non-Juif·ves. Si ces manifestations ont échoué à mettre fin aux attaques contre les Palestinien·nes, c’est parce qu’elles sont conçues pour faire appel à la conscience de politicien·nes pour qui le soutien à Israël n’est pas soumis à une évaluation morale, mais à des calculs économiques. Ailleurs, des groupes qui luttent pour la libération de la Palestine cherchent à créer une crise économique pour les profiteurs de guerre en ciblant les entreprises qui bénéficient du bombardement et de l’invasion de Gaza.
Actif à la fois au Royaume-Uni et aux États-Unis, un groupe nommé Palestine Action a ciblé l’entreprise de fabrication d’armes Elbit Systems, qui fournit 85 % de la flotte de drones d’Israël. Le 12 octobre, des militant·es à Cambridge, dans le Massachusetts ont éclaboussé de peinture rouge la façade d’un bureau de Elbit avant de s’y enfermer elleux-même pour en bloquer l’accès. Palestine Action a récemment annoncé son lancement aux États-Unis avec un webinaire Zoom le 24 octobre pour expliquer leurs stratégies, cibles et tactiques. Tôt ce même matin, des militant·es ont ciblé l’Intercontinental Real Estate, qui possède l’immeuble de bureaux loué à Elbit à Cambridge. Selon un témoignage, iels ont « brisé le boîtier de l’interphone, recouvert la façade du bureau de l’Intercontinental à Brighton de peinture rouge, et tagué “Expulsez Elbit” en grandes lettres noires. »
Selon le reportage du Globes, le prix des actions d’Elbit a chuté de près de 10 % depuis le 7 octobre, pendant que d’autres fabricants d’armes ont connu une augmentation de 5 à 17 % pendant la même période.
Plus tôt cette année, Palestine Action a contraint une usine appartenant à la filiale d’Elbit UAV Defence Systems à fermer définitivement après que des militant·es l’ont assiégée pendant 60 jours consécutifs. Le groupe a également forcé Elbit à vendre sa filiale Ferranti, basée à Oldham, en janvier 2022, après 18 mois d’actions directes continues dans l’usine. Six mois plus tard, l’entreprise a définitivement fermé son siège londonien après la quinzième action sur le site.
En plus de cibler Elbit Systems et ses filiales, Palestine Action a également mené une campagne de ciblage tertiaire, en organisant des actions dans les bureaux et les entrepôts d’entreprises en lien économique avec Elbit. Le ciblage tertiaire vise à exercer une pression sur les principaux acteurs d’un projet en incitant les entreprises qui ont moins d’intérêts dans le projet à couper leurs liens avec eux. Le ciblage tertiaire avait également été utilisé par la campagne Stop Huntingdon Animal Cruelty (SHAC) au début des années 2000 et par la campagne Stop Reeves Young du mouvement Stop Cop City.
Les mouvements aux États-Unis utilisent depuis longtemps des tactiques telles que les blocages, les manifestations devant les domiciles ou les bureaux, les sit-in, le vandalisme, et le sabotage pour agir contre les guerres à l’étranger. Le mois dernier, les actions ciblées contre des profiteurs de guerre tels que Elbit Systems et ses filiales ont montré que le sentiment anticolonial populaire peut être canalisé vers une action efficace en frappant le cœur des processus économiques qui rendent la guerre possible, plutôt que la conscience des élu·es. À des milliers de kilomètres du génocide en Palestine, les personnes vivant aux États-Unis peuvent se sentir impuissantes à mettre fin aux attaques dévastatrices d’Israël. Mais les militant·es qui vivent dans le cœur colonial ont en fait le pouvoir de directement perturber le fonctionnement des institutions et des profiteurs de guerre qui bénéficient du génocide à Gaza.
Dans le bilan de la campagne SHAC que nous avions préparé avec des participant·es à ce mouvement à la suite d’une vague de répression qui avait entraîné l’emprisonnement de nombreux organisateur·ices à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni, nous avions soutenu que les stratégies de ciblage tertiaire avaient plus de chance de succès contre de plus petites cibles que Huntingdon Life Sciences, l’entreprise d’expérimentation d’expérimentation animale que la campagne SHAC cherchait à mettre hors d’état de nuire. Avant la campagne SHAC, un mouvement antérieur ayant utilisé la même stratégie avait réussi à faire fermer un magasin de fourrures individuel ; mais en cherchant à faire fermer Huntingdon Life Sciences, qui était alors la plus grande entreprise européenne d’expérimentation animale, les militant·es avaient choisi une cible de grande notoriété. Chaque fois que la campagne avait été sur le point de faire fermer HLS, les agences gouvernementales étaient intervenues pour renflouer l’entreprise.
Notre conclusion était donc que :
il serait probablement judicieux pour les prochain·es à expérimenter ce modèle de se fixer des objectifs plus modestes, plutôt que plus ambitieux, puisque la campagne SHAC elle-même n’a pas encore été un succès. Peut-être existe-t-il un juste milieu encore inexploré entre faire fermer un magasin individuel de fourrures et chercher à faire fermer la plus grande entreprise européenne d’expérimentation animale.
Malgré cela, la plupart des efforts ultérieurs utilisant le modèle SHAC s’en sont pris à de plus grands adversaires, notamment des projets d’infrastructure capitalistes transnationaux et des entreprises travaillant avec le gouvernement de la ville d’Atlanta pour construire Cop City. Quand l’infrastructure d’État est en jeu, les agences gouvernementales vont presque toujours intervenir pour protéger les entreprises ou autres institutions des conséquences du ciblage tertiaire. Pour être capable de priver les principaux acteurs du complexe militaro-industriel de l’ensemble de leurs ressources, un mouvement se devrait d’être particulièrement puissant.
Il ne s’agit pas nécessairement d’un argument contre le ciblage tertiaire, mais plutôt d’un rappel visant à fixer des attentes réalistes et à formuler des objectifs atteignables. Même s’il n’est pas possible de faire fermer toutes les entreprises d’armement du monde les unes après les autres (du moins, pas sans un changement social à une échelle encore plus grande), l’ouverture d’un champ d’actions plus conflictuelles pourrait offrir un moyen de pression supplémentaire sur les politicien·nes et autres décideur·ses qui donnent aujourd’hui à Israël carte blanche pour mener à bien son nettoyage ethnique. L’élargissement de l’éventail des stratégies auxquelles des militant·es peuvent participer et la multiplication des cibles qu’iels peuvent identifier pourrait ouvrir de nouveaux théâtres d’opérations en donnant à de nouveaux·lles participant·es des points d’intervention locaux, et en intensifiant l’intensité des protestations en cours et de la pression sur celle et ceux qui détiennent le pouvoir d’arrêter les flots d’armes et de sang.
Programme d’échange international des forces de l’ordre de Géorgie (ndt) ↩
Selon l’IDF, au moins « 3000 militants » auraient participé à l’attaque. ↩
Certains articles suggèrent que des Israélien·nes auraient été tué·es par les forces israéliennes le 7 octobre, que ce soit à la suite de « tirs croisés nourris » ou de « tirs d’obus sur des maisons avec tous·tes leurs occupant·es à l’intérieur afin d’éliminer les terroristes, mais aussi les otages ». ↩
Comité d’Atlanta pour le progrès (ndt) ↩
Voix juive pour la paix (ndt) ↩
Pas en notre nom (ndt) ↩
Sans doute en référence à l’expression « If not now, then when? », « Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? » (ndt) ↩