29.12.2023 à 22:41
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Bonne année ! Bravo d’y avoir survécu. Faisons le point sur la situation.
Lors de notre bilan de l’année 2022, nous avions documenté le déclin des mouvements sociaux qui avaient suivi les révoltes de 2019 et 2020. Des stratégies auparavant couronnées de succès produisaient des retours moindres et les autorités avaient appris de leurs défaites. Notre époque reste définie par cette particularité : même les luttes les plus acharnées ont largement échoué à obtenir leurs revendications intermédiaires. Apparemment, celleux qui administrent un ordre social de plus en plus fragile que certain·es appellent late capitalism (ou « capitalisme tardif », NdT) ne sont pas en position de céder du terrain. Au lieu d’offrir des concessions aux désespéré·es et aux révolté·es, les gouvernements de tous bords politiques investissent dans des technologies répressives et renforcent leur dépendance à la police.
À l’étranger, les conséquences en étaient déjà claires il y a un an:
L’invasion de l’Ukraine se place dans la continuité d’un processus de militarisation et de déplacement forcé déjà visibles en Syrie. En plein effondrement écologique, en pleine guerre – effets secondaires de l’accumulation du capital et de ses conséquences – de plus en plus de personnes sont forcées à l’exil partout dans le monde.
L’invasion de l’Ukraine est probablement un indicateur des événements à venir. Ces dernières décennies, les gouvernements, partout dans le monde, ont investi des milliards de dollars dans des technologies de contrôle des foules et dans l’équipement militaire, tout en se limitant à quelques mesures cosmétiques pour répondre à la croissance des inégalités ou à la destruction du monde naturel. Alors que les crises économiques et écologiques s’intensifient, de plus en plus de gouvernements chercheront à résoudre leurs problèmes internes par des conflits avec leurs voisins.
Malheureusement, les événements de 2023 ont donné raison à nos peurs. Tandis que l’invasion russe de l’Ukraine se transformait en épuisante guerre d’usure, la guerre civile éclatait au Soudan, l’Azerbaïdjan envahissait le Haut-Karabakh à des fins d’épuration ethnique et maintenant, le gouvernement israélien poursuit ce même projet à Gaza. Ce ne sont pas des cas isolés, mais des aperçus du futur qui nous attend si nous n’arrivons pas à changer de trajectoire.
Cela nous montre ce qui est en jeu, dans nos efforts maladroits pour changer le monde. Dans ces conditions, s’il n’est pas possible d’obtenir nos demandes intermédiaires, il sera peut-être plus facile de poursuivre franchement des objectifs de transformation révolutionnaire.
Heureusement, nous ne sommes pas les seul·es à nous mobiliser sur ces questions. Cette année, nous avons été inspiré·es par la ténacité des participant·es aux luttes en cours, comme le combat pour mettre fin à Cop City ; par l’empathie qui a poussé des personnes partout dans le monde à agir en solidarité avec les habitant·es de Gaza ; par le courage des rebelles, de l’Équateur à la France. Nos expériences communes en manifestations, dans nos projets d’entraide, nos concerts, nos salons du livre et nos discussions passionnées ont maintenu notre foi dans le potentiel de l’humanité. Cette histoire est loin d’être finie.
2024 sera probablement une année en dents de scie. Aux États-Unis, la campagne électorale s’annonce chaotique, ce qui se traduira en conflit social dans les rues. C’est à nous de montrer qu’au lieu de choisir entre les fascistes et des centristes déterminé·es à préserver un système autodestructeur, les gens peuvent se rassembler dans des réseaux fondés sur la solidarité, l’entraide, et une vision plus ambitieuse de ce que nos vies pourraient être.
C’est la meilleure manière de se préparer à toute éventualité.
Dans cet article, nous ferons le bilan de nos propres efforts de l’année passée – la couverture médiatique que nous avons fournie de l’intérieur des mouvements sociaux, et les projets auxquels nous avons participé.
Le 7 octobre, des militant·es du Hamas et d’autres groupes palestiniens ont franchi les barrières à la frontière de Gaza et lancé une série de plusieurs attaques, tuant 1139 personnes. Le gouvernement israélien a sauté sur l’occasion pour lancer une opération de nettoyage ethnique dans la Bande de Gaza. Fin 2023, ils avaient massacré plus de 21 000 Palestinien·nes, dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants.
En réaction, les États-Unis ont connu une vague de manifestations et d’actions directes. Début novembre, nous avons publié un texte de Fayer, collectif juif qui a participé à la lutte contre Cop City à Atlanta, expliquant pourquoi iels s’engagent pour la solidarité avec les Palestinien·nes et les actions qu’iels pensent nécessaire pour mettre un terme à l’attaque de l’armée israélienne. Dans les semaines qui ont suivi, nous avons publié des rapports d’anarchistes qui ont participé au blocage du port de Tacoma, d’un bâtiment de Raytheon, et de divers locaux d’Amazon pour interrompre le flux d’armes et d’argent en direction de l’armée israélienne.
En ce début d’année 2024, mettre un terme au nettoyage ethnique de Gaza reste l’un des défis les plus urgents qui nous attendent.
Ces deux dernières années, le mouvement pour stopper Cop City et défendre la forêt de Weelaunee est devenu l’une des luttes les plus féroces en Amérique du Nord. Utilisant différentes stratégies, les opposant·es au projet d’un centre de militarisation de la police ont systématiquement détruit des équipements et forcé les constructeurs à se retirer du chantier. En représailles, les autorités ont repoussé les limites en termes de répression, allant jusqu’au meurtre d’un·e défenseur·se de la forêt. Elles ont porté plainte contre 61 autres, dont les membres d’un collectif de soutien juridique pour fraude un motif particulièrement étrange. Le premier de ces procès est prévu pour début janvier 2024.
Nous avons publié un vaste panel de perspectives, venant de différent·es participant·es au mouvement, y compris sur les valeurs qui les encouragent à continuer le combat. Le dernier article en date de notre série exhaustive sur l’histoire de cette lutte retrace son évolution dans la seconde moitié de 2023. Nous explorons les manières dont le mouvement a cherché à maintenir un caractère participatif et combatif, malgré des pressions intenses.
Nous considérons le combat contre Cop City comme un pont entre la rébellion pour George Floyd de 2020 et les mouvements du futur. En cherchant à dépasser les limites atteintes par le mouvement de 2020, les participant·es sont devenu·es un exemple qui sera utile la prochaine fois qu’un événement motivera un grand nombre de personnes à passer à l’action.
En janvier, nous avons publié un photoreportage documentant la confrontation entre des milliers de policiers et de manifestant·es à Lützerath, où le gouvernement allemand avait pour objectif d’expulser un camp écologiste.
En février, nous avons publié un article sur l’anarchiste italien emprisonné Alfredo Cospito. Il en était alors à plus de 100 jours de grève de la faim, pour exiger de ne plus être enfermé à l’isolement. Selon nous, la grève d’Alfredo est un avertissement : un message sur les conditions de vie qui se préparent pour nous tou·tes, dans une société qui traite de plus en plus la vie humaine comme inconséquente.
En mars, nous avons couvert le mouvement contre la réforme des retraites en France, qui escaladait jusqu’à devenir un conflit majeur. En juin, les rues françaises explosaient à nouveau après le meurtre de Nahel Merzouk, 17 ans, par la police. Malheureusement, comme l’observait l’un·e de nos contributeurices par la suite, ces dernières années, différentes catégories de la population française se sont révoltées successivement et non en même temps, permettant aux autorités de traverser l’orage.
Plus à l’Est, nous avons couvert la mutinerie de l’entreprise militaire privée Wagner contre le gouvernement de Vladimir Poutine, du point de vue des anarchistes russes. À notre avis, de tels conflits internes sont la conséquence inévitable de la militarisation de la société et de la centralité croissante des forces armées dans l’action politique d’État. En Russie, comme au Soudan, le gouvernement a armé des mercenaires pour faire son sale boulot, créant les conditions d’un conflit armé. Au Soudan, la guerre civile qui a résulté de cette stratégie est catastrophique pour les civil·es.
Ailleurs, nous avons partagé une histoire inspirante de solidarité entre réfugié·es et exilé·es : des anarchistes russes en exil en Arménie ont cherché à soutenir les squatteur·ses arménien·nes. Lorsque l’Azerbaïdjan a envahi le Haut-Karabakh, nous avons publié les perspectives des anarchistes arménien·nes sur les événements.
Enfin, nous avons examiné la décision du gouvernement grec d’expulser le camp de réfugié·es autogéré de Lavrio décision à l’intersection de la guerre du gouvernement turc contre les Kurdes, du gouvernement grec contre les espaces autonomes, et de l’Union Européenne contre les migrant·es.
À l’occasion du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, nous avons publié un compte-rendu sur l’origine du slogan “Jin, Jiyan, Azadi” (“Femme, Vie, Liberté”) retraçant sa diffusion depuis la partie du Kurdistan sous contrôle turc jusqu’à l’Iran, et partout dans le monde. Peu après, en réponse au séisme qui a détruit la Syrie et la Turquie en février, nous diffusions les communiqués de soutiens des mouvements de libération dans ces régions, expliquant comment les gouvernements turcs et syriens avaient non seulement échoué à protéger leurs sujets, mais avaient en plus profité de la catastrophe pour les bloquer et même les bombarder.
Plus tard dans le mois, nous avons publié le rapport d’un anarchiste israélien expliquant que les efforts du Premier ministre Benjamin Nétanyahou pour renforcer son pouvoir, et le mouvement de protestation qui a émergé en réponse, représentaient un conflit entre des élites en compétition et leurs modèles coloniaux respectifs, dont aucun n’offre de proposition réelle pour revenir sur l’oppression et la déportation des Palestinien·es. En octobre, le lendemain des attaques du 7 octobre, nous avons publié une interview très lue avec un autre anarchiste israélien, Jonathan Pollak, sur l’escalade de la violence en Palestine et la répression du gouvernement israélien contre celleux qui agissent en solidarité avec les Palestinien·es.
Nous avons suivi par le point de vue d’un Palestinien vivant dans la partie de Palestine qui a été occupée en 1948, qui décrivait la vie sous la domination coloniale et soulignait l’importance de l’organisation de terrain et de la solidarité dans la lutte pour la libération de la Palestine.
Au Brésil, 2023 commençait par une reprise maladroite de l’incident du 6 janvier 2021, lorsque les soutiens de Donald Trump ont pris d’assaut le Capitole dans l’espoir de le maintenir au pouvoir. En même temps, au Pérou, un mouvement de protestation tumultueux culminait en une marche sur la capitale, Lima. Nous avons parlé à des anarchistes péruvien·nes pour mieux comprendre ces événements.
L’année s’est terminée sur l’élection de Javier Milei en Argentine. Nous avons mené une interview avec des anarchistes de Rosario pour comprendre les décennies de lutte sociale et de restructuration économique qui ont créé les conditions de cette prise de pouvoir.
Nos publications historiques cette année se sont majoritairement centrées sur le début du 21e siècle. Nous avons chroniqué la victoire antifasciste de la “bataille de York” en Pennsylvanie en 2002, comparant cette lutte haute en couleurs à la situation deux décennies plus tard, bien plus sombre. Nous avons exploré l’histoire du réseau d’organisation anarchiste Bash Back! en amont d’une nouvelle convergence Bash Back!. Enfin, pour offrir une référence historique à celleux qui cherchent à agir aujourd’hui contre les trafiquants d’armes, nous sommes revenu·es sur la campagne Smash EDO en Grande-Bretagne il y a une décennie.
Dans l’année à venir, nous espérons publier davantage sur les 19e et 20e siècles.
En janvier, la police a assassiné que ses camarades défenseur·ses de la forêt connaissaient sous le nom de Tortuguita. Tortuguita occupait la forêt Weelaunee à Atlanta depuis des mois, et avait courageusement choisi de l’occuper à nouveau après un raid policier en décembre d’avant. Les milliers de personnes qui ont participé au mouvement pour stopper Cop City ont gardé le soutenir de Tortuguita vivant, malgré les forces de la répression et de l’effacement.
En février, notre amie de longue date Jen Angel a été tuée à Oakland, en Californie. Jen a passé sa vie à construire des infrastructures pour faciliter l’organisation, les publications et les relations anarchistes.
Le 19 avril 2023, trois anarchistes ont été tués au combat près de Bakhmout : un Américain, Cooper Andrews, un Irlandais, Finbar Cafferkey, et un Russe, Dmitry Petrov. Nous avons publié une biographie de Dmitry. Pendant une décennie et demi, il a participé à la lutte révolutionnaire en Russie, au Bélarus, au Rojava et en Ukraine face à une tyrannie qui s’intensifiait. L’histoire de sa vie est une plongée dans l’histoire récente de l’ancienne Union soviétique. C’est également un exemple inspirant de tout ce qu’un·e anarchiste peut accomplir, même dans l’adversité.
Active Distribution a publié un court recueil, qui contient notre biographie ainsi que certains de ses écrits et ceux de ses camarades. PM Press distribue désormais ces livres aux États-Unis.
Le 6 décembre,1 l’auteur et insurgé anarchiste Alfred Bonanno est décédé. Bonnano proposait un refus du travail et la quête d’une révolte joyeuse comme mesures révolutionnaires dans la lutte contre toutes formes de domination et de désespoir. Ses idées ont beaucoup influencé le développement de nos propres projets collectifs. Nous avons préparé une courte histoire de sa vie.
Enfin, nous voulons exprimer notre gratitude pour celleux que nous avions peur de perdre cette année, et qui sont toujours avec nous aujourd’hui. Il était facile d’imaginer qu’Alfredo Cospito ne survive pas à sa grève de la faim, mais il a survécu. De même, un participant à la manifestation violemment réprimée de Sainte-Soline, en France, est resté longtemps dans le coma à cause d’un policier qui a tenté de le tuer en lui tirant une grenade dans la tête. Heureusement, Serge s’est remis.
En 2023, nous avons participé à des salons du livre et des présentations aux États-Unis, de Boston et New York à Sacramento et Oakland, en passant par le Canada, le Mexique, l’Équateur, le Brésil, l’Angleterre, l’Écosse, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Slovénie et ailleurs.
L’un des événements les plus enthousiasmants de l’année, c’était le rassemblement anarchiste mondial à Saint-Imier, en Suisse. Ce festival célébrait le 151e anniversaire du congrès fondateur de la fédération connue sous le nom d’Internationale anti-autoritaire – à la suite de l’Association Internationale des Travailleurs [sic], l’une des plus importantes organisations ouvrières européennes au 19e siècle. Attirant un nombre honorable de 5 000 personnes – venues majoritairement d’Europe centrale, mais aussi d’aussi loin que le Chili et l’Australie – le rassemblement de Saint-Imier a peut-être été le plus grand événement exclusivement anarchiste de l’année.
Avec l’aide de participant·es d’Allemagne, de Russie, du Bélarus, de Finlande, des Etats-Unis et d’ailleurs dans le monde, nous avons publié un rapport complet sur le rassemblement, suivi d’une réflexion plus spécifique sur les dynamiques et les discours autour du genre et de la sexualité lors de l’événement.
Cette année, pour célébrer l’énième réimpression de notre classique poster sur le genre, nous en avons sorti une version 2023 qui répond aux menaces actuelles contre l’autodétermination du genre et les formes de solidarité et d’autodéfense collective qui les contrebalancent. En parallèle, nous avons publié une discussion sur les manières dont les lignes de front du discours sur le genre ont bougé depuis la publication de l’original du poster, il y a deux décennies. C’est l’un des textes les plus complets et réfléchis que nous ayons finis cette année.
En plus, nous avons préparé des posters en solidarité avec les Palestinien·nes et avec celleux qui cherchent à défendre la forêt à Atlanta et ailleurs dans le monde. Ces posters sont tous disponibles pour être téléchargés, imprimés et collés sur les murs de votre communauté.
Cette année, nous avons sorti trois zines sur le mouvement Stop Cop City, couvrant l’histoire du mouvement en détail, les différentes stratégies employées par les participant·es, les plaintes RICO, etc. Ils ont été distribués à Atlanta et dans tous les événements en soutien aux quatre coins des États-Unis.
Nous avons aussi publiés des zines offrant des perspectives palestiniennes, traitant de la lutte pour l’autodétermination de genre, expliquant comment survivre à un procès pour délit grave, et rappelant les leçons de la “green scare,” ou “peur verte”, l’opération fédérale contre les militant·es écologistes.
Pour faciliter l’impression, nous avons mis en place une nouvelle option “ink lite”, pour que vous puissiez imprimer nos zines même quand vous êtes presque à court d’encre.
Après une accalmie dans nos efforts audio, nous avons rassemblé une nouvelle équipe pour préparer des versions audio de nos articles. Cette année, nous avons sorti 20 « audio zines » de ce type, dont cinq sur les efforts vers une solidarité avec la Palestine et cinq sur le mouvement Stop Cop City à Atlanta.
Vous pouvez les écouter ici.
Au cours de l’année 2023, nous avons publié des dizaines d’articles en espagnol; plus d’une dizaine en français, en italien, et en polonais; et plusieurs articles en basque, bulgare, chinois, tchèque, allemand, grec, coréen, portugais, russe et turc. Nous avons également ajouté des textes en danois, néerlandais, japonais et kurde. Nous avons également publié des posters et des zines dans nombre de ces langues. Vous pouvez trouver un guide complet de notre contenu non-anglophone ici.
Nous avons récemment ajouté une version en turc de notre introduction à l’anarchisme, Pour tout changer. Elle est maintenant disponible dans 34 langues au total.
Nous sommes reconnaissant·es envers tou·tes les traducteurices partout dans le monde qui ont travaillé avec nous pour rendre notre travail accessible à davantage de monde. Si vous pouvez nous aider à traduire n’importe laquelle de nos publications dans n’importe quelle langue, n’hésitez pas à nous contacter!
En hommage à Alfredo Bonanno, nous avons réalisé un court-métrage adaptant la section finale de l’une de ses œuvres les plus connues, La Joie armée.
Nous avons également publié une courte vidéo pour célébrer Steal Something from Work Day, (« Fête du vol au travail », NdT), inspirée du travail du réalisateur yougoslave Dušan Makavejev.
Enfin, nous vous invitons à participer à notre tradition des fêtes en regardant l’édition de 2023 de “It’s the Most Wonderful Time of the Year”.
Cet article ne fait qu’effleurer la surface de tout ce que nous avons fait cette année – les aventures dans lesquelles nous nous sommes embarqué·es, les relations que nous avons entretenues, les formes artistiques que nous avons partagé·es. Le plus intéressant est rarement rendu public !
Comme toujours, tous nos efforts sont libres de droits, produits et distribués bénévolement. Nous n’essayons pas de concentrer un pouvoir entre nos mains, mais d’établir des modèles reproductibles et de mettre des ressources à la disposition de mouvements horizontaux. C’est pour cela que l’on vous embête rarement avec des demandes de dons. Si vous voulez nous soutenir financièrement, vous pouvez le faire ici – mais la meilleure chose que vous puissiez faire pour nous, c’est lancer vos propres projets dans le même esprit, ou participer à nos efforts.
Merci de nous avoir suivi·es à nouveau à travers cette année. Nous avons hâte de voir ce qui nous attend.
Il s’avère que le 6 décembre est aussi l’anniversaire du meurtre d’Alexandros Grigoropoulos, déclencheur de la révolte grecque de 2008. On peut considérer que le déroulement de cette révolte est un argument en faveur de certaines thèses de Bonanno sur l’organisation agressive et les structures autonomes. ↩
26.11.2023 à 18:37
CrimethInc. Ex-Workers Collective
La semaine dernière, l’extrême droite a remporté des victoires électorales aux Pays-Bas et en Argentine. La vague réactionnaire mondiale qui avait porté Donald Trump au pouvoir n’a pas pris fin avec sa défaite électorale en 2020, ni avec celle de Jair Bolsonaro au Brésil. Dans l’article ci-dessous, un·e anarchiste argentin·e analyse les raisons de la victoire électorale de Javier Milei et replace la ligne politique du nouveau président dans son contexte historique. Même si la rhétorique « anarcho-capitaliste » de Milei peut sembler nouvelle, ce n’est que le nouveau chapitre d’une très ancienne histoire argentine : l’alliance d’un capitalisme assassin et d’une violence d’État impitoyable.
Javier Milei, nouveau président élu en Argentine, proposait dans sa campagne électorale d’abolir le peso argentin pour faire du dollar étasunien la monnaie nationale, d’éliminer la Banque centrale, de privatiser la santé et l’éducation, de privatiser ou fermer tous les médias publics, et de privatiser la majeure partie de l’infrastructure économique et stratégique du pays.
Le personnage et la ligne politique de Milei en auraient fait un excellent super-méchant dans une œuvre de fiction anarchiste ultra dramatique. Il y a peu, il se baladait encore dans un costume de super-héros noir et jaune en se surnommant « Capitaine Ancap ». Il dissertait en toute décontraction sur le marché libre, qui devrait selon lui réguler tous les aspects de la société – y compris la vente d’enfants et d’organes humains, ou la liberté de vendre un bras pour survivre – et affirmait qu’une personne forcée de choisir entre mourir de faim ou travailler 18 heures par jour est « bien sûr » libre, puisque c’est son choix. Lorsqu’il ne nous régalait pas de tels délices philosophiques, il apparaissait dans des émissions de débat où l’on pouvait le voir hurler comme un enragé contre les « merdes de gauchistes », le « Marxisme culturel », le mensonge du réchauffement climatique, etc.
La vice-présidente de Milei, Victoria Villaruel, n’est connue que pour sa défense virulente des chefs militaires emprisonnés pour la torture et la disparition de milliers de personnes, pendant la dernière dictature militaire des années 1970 en Argentine. Milei et elle réfutent tou·tes deux la véracité du chiffre, établi depuis longtemps, de 30 000 mort·es ou disparu·es. Milei nie publiquement l’existence du génocide systématique commis par la dictature, et qualifie uniquement ces actions d’« excès ». Ces « excès » ? Un réseau de centaines de centres de détention clandestins, des victimes jetées droguées mais vivantes dans le Rio de La Plata depuis des hélicoptères et plusieurs centaines de nouveaux-nés enlevé·es à des prisonnières accusées de subversion, pour les donner à des familles militaires.
Son entourage n’est pas plus glorieux. Il compte des masculinistes, des partisan·es de la théorie de la Terre plate, un soi-disant philosophe qui appelle à la privatisation des océans, etc.
En résumé, sa ligne politique est un cauchemar pour les anarchistes. Elle s’oppose également aux opinions d’une grande partie de la population argentine. On parle ici d’une société dotée d’un fort sens de la justice sociale, dans laquelle le courant dominant des deux dernières décennies a été le kirchnérisme, sorte de tendance péroniste progressiste de centre-gauche, née du soulèvement de 2001. À l’exception du mandat présidentiel de Mauricio Macri, de 2015 à 2019, l’Argentine a été gouvernée sans interruption par des gouvernements kirchnéristes depuis 2003. La première décennie de gouvernement kirchnériste a vraiment amélioré la qualité de vie de nombreux·ses Argentin·es, en réduisant à la fois les taux de chômage et de pauvreté et en maîtrisant l’inflation (du moins selon les standards argentins). Elle représentait un tournant à gauche à la fois dans le discours public et dans la politique gouvernementale, un changement majeur par rapport à l’hégémonie néolibérale des années 90.
Mais la seconde décennie de gouvernement kirchnériste a été un moindre succès, marquée par des scandales de corruption et l’un des confinements les plus longs au monde pour le COVID-19. Malgré une batterie de mesures économiques protectionnistes – limitation des importations, taxe des exportations, établissement de contrôles sur les devises et taux de changes variés pour le peso argentin – le peso a connu une dévaluation continue au cours de la dernière décennie. Cela a conduit à une forte inflation – plus de 100 % dans les 12 derniers mois – qui a plongé des millions de personnes sous le seuil de pauvreté. Au jour de l’élection, plus de 55 % des mineur·es et 40 % des Argentin·es vivaient officiellement dans la pauvreté.
Dans ce contexte, Milei a recueilli pratiquement 56 % des votes au second tour, après n’en avoir capté que 30 % au premier tour du 22 octobre.
Comment en est-on arrivé·es là ? Vers où allons-nous ? Et que faire ?
Au début, la plupart des gens percevaient Milei comme une nouveauté exotique – un économiste obscur devenu l’invité régulier des plateaux télé et des chaînes d’info en continu, augmentant l’audimat en vociférant contre la « caste politique », appelant à « assécher le marais », son visage tournant au rouge tomate quand il s’attaquait à « l’idéologie du genre ».
Ses apparitions télévisées lui ont assuré un fan club de jeunes hommes de la classe moyenne politiquement aliénés. Il leur offrait un moyen de canaliser leur ressentiment contre l’État-providence qui, selon eux, soutiendrait des hordes de feignant·es avec l’argent des impôts d’Argentin·es travailleur·ses. Contre les immigré·es qui, imaginent-ils, viendraient en Argentine profiter de l’éducation et de la santé publiques gratuites. Contre le politiquement correct, les intérêts mondialisés, le vaccin contre le COVID-19 et les quarantaines. Et, étrangement, contre la « domination socialiste » en Argentine, alors qu’il s’agit d’un pays capitaliste dont le gouvernement était, au mieux, de centre-gauche modéré.
Ces jeunes hommes se sont rassemblés en ligne, surtout autour de vidéos TikTok de Javier Milei et de l’alt-right brésilienne et étasunienne. Ils sont devenus les militants du jeune parti « La Libertad Avanza » lorsque Javier Milei a annoncé son intention de se présenter à l’élection du congrès en 2021. Les drapeaux jaunes de Gadsden et les casquettes « Make Argentina Great Again » (référence au slogan de Trump, NdT) ont alors commencé à apparaître dans ses meetings de campagne.
Milei a été élu au Congrès en misant sur un courant de ressentiment qui couvait au sein d’une catégorie spécifique de la population argentine – des hommes jeunes, urbains, de la classe moyenne, en mobilité sociale descendante. Mais à mesure que leur écosystème, leur influence et leur portée s’accroissaient, ces jeunes hommes sont devenus des éléments-clés du succès de l’extrême-droite pour capter le mécontentement social de la crise économique et politique en Argentine.
La raison de ce succès, c’est qu’à mesure que la vie s’appauvrit, la logique entrepreneuriale et la hustle culture (ou culture du burn-out, de la productivité toxique, NdT) s’infiltrent de plus en plus dans la société, en particulier chez les jeunes. La logique du capitalisme est de plus en plus considérée comme du bon sens. Si tu es pauvre, ce n’est pas à cause de raisons systémiques, mais simplement parce que tu ne travailles probablement pas assez. Si tu ne gagnes pas assez d’argent, ce n’est pas parce que les salaires sont trop bas, mais juste que tu dois travailler plus. Si tu veux changer de conditions de vies, si tu veux être « libre », tu ne devrais pas t’organiser avec les autres : tu devrais lancer ta propre entreprise, vendre des biens, aspirer non seulement à t’échapper de l’oppression du salariat, mais à avoir quelques salarié·es sous tes ordres un jour toi aussi. La liberté est un objectif purement individuel, un jeu à sommes nulles dans lequel tu dois exploiter les autres pour être libre toi-même.
À mesure que l’hégémonie capitaliste avance, le « collectivisme et le socialisme » sont blâmés pour les échecs du capitalisme. Le capitalisme progressiste et LGBT-friendly répond, dans son idéologie sinon dans sa pratique, aux luttes de certaines des personnes opprimées dans la société, tout en réduisant de nombreuses autres à une pauvreté écrasante. Dans ces conditions, la rage des chômeur·ses et travailleur·ses pauvres est facilement redirigée, non vers la classe capitaliste, mais vers un ressentiment envers des boucs émissaires désignés par l’extrême droite pseudo-libertarienne.
Vous avez certainement un sentiment de déjà-vu. Nul besoin d’une analyse poussée des événements du monde pour voir les ressemblances avec Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil. Les similarités sont toutes tirées du guide de la Nouvelle droite fasciste. La politique victimaire, les guerres culturelles, les sous-entendus racistes, l’obsession clairement fasciste pour une nation humiliée, en quête d’un homme fort pour la guider face à ses nombreux ennemis, étrangers comme de l’intérieur. Et l’aspect paranoïaque : le socialisme serait partout, même chez des acteurices politiques qui ne pourraient pas en être plus éloigné·es. En Argentine, la vraie gauche, dominée par les trotskystes du Frente de Izquierda (« Front de Gauche », alliance électorale composée de 4 partis trotskystes distincts), n’a rassemblé que 3 % des votes aux dernières élections. Cela montre à quel point la gauche a échoué à se présenter comme une alternative crédible, même dans un contexte de mécontentement populaire massif et de méfiance envers la classe politique.
Milei et ses « libertariens » ont réussi à confondre dans les esprits les mouvements sociaux radicaux de gauche et le gouvernement kirchnériste de centre-gauche, tout comme Trump avait réussi à associer « antifa » et Démocrates dans les esprits de ses soutiens. Partant de là, la guerre culturelle était facile. Les socialistes veulent un État orwellien qui contrôlerait et oppresserait les travailleur·ses exemplaires du pays ; des hordes feignantes et violentes vivent des aides sociales tandis que des bon·nes travailleur·ses souffrent sous le poids des taxes ; et tout ceci, au service d’une classe sociale corrompue qui s’accroche au pouvoir.
Seule, cette catégorie de la population représentait 30 % des votes au premier tour des élections en octobre – bien plus que le maximum estimé de 15 % environ, mais pas suffisant pour atteindre le pouvoir. C’est là que l’on retrouve une autre ressemblance frappante avec le trumpisme étasunien. L’ancien président, Mauricio Macri, et son ancienne ministre de la Défense, Patricia Bullrich (arrivée 3e aux élections avec 23 % des votes) ont immédiatement offert leur soutien à Javier Milei au second tour. Leur électorat n’est ni le vote jeune, ni celui qui veut changer le système en profondeur, mais plutôt le vote classique anti-péroniste et anti-kirchnériste de l’oligarchie et de la classe supérieure argentine. Comme les Républicain·es traditionnellement conservateurices face au succès de Trump, iels ont immédiatement abandonné leur critique sévère de Javier Milei pour sauter sur l’occasion de revenir au pouvoir avec et derrière lui.
Même si des personnes comme Mauricio Macri et Patricia Bullrich peuvent réprouver l’extravagance de Milei et s’étouffer face à la vulgarité des manières de l’homme, qui faisait la tournée des meetings avec une tronçonneuse en guise de métaphore dramatique de sa volonté de couper les dépenses publiques, la ligne politique de Milei est incontestablement celle de leurs rêves absolus. Cette partie de l’électorat a toujours rêvé de privatiser l’industrie, d’utiliser l’État pour servir les intérêts du capital, de le réduire à des fonctions de répression pour discipliner la société. Iels manquaient simplement du capital politique nécessaire pour pouvoir insinuer que telles étaient leurs intentions sans se condamner politiquement.
À présent, au lendemain des élections, les postes-clés de l’administration Milei à venir ont été confiés aux ancien·nes ministres et économistes du désastreux gouvernement Macri. Nestor Kirchner avait enfin libéré l’Argentine du poids de la dette du FMI, Macri a emprunté la plus large somme de toute l’histoire du FMI en 2018. La majeure partie a été utilisée, non pour financer des projets d’infrastructure ou pour renforcer l’économie, mais pour distribuer des paiements aux capitalistes. Une partie a été illégalement dirigée hors du pays.
La promesse de campagne « d’assécher le marais » a déjà été oublié avant même que Milei ne prête serment. Les noms des nouvelleaux ministres et consultant·es sont un vrai bottin mondain des politicien·nes de droite discrédité·es du dernier quart de siècle.
Il y a des différences entre le trumpisme et le phénomène ultralibéral en Argentine. Dans une certaine mesure, Trump était protectionniste dans le domaine économique, alors que Milei est un fervent et dogmatique partisan du libre marché. Trump est clairement un opportuniste, une sorte de coquille vide. Milei croit réellement au modèle le plus réactionnaire, le plus vil, le plus anachronique du capitalisme que l’on puisse imaginer aujourd’hui. Cette idéologie l’a conduit à déclarer – ouvertement, clairement et de façon répétée – qu’il n’existe pas de droit à l’éducation ou à la santé, que si quelque chose n’est pas profitable dans le contexte du marché, elle n’est pas nécessaire et ne devrait pas exister. Les routes devraient être privatisées et les organes vitaux devraient être un bien sur le marché. Milei a beau parler « d’anarchisme », son bras droit est une fervente défenseuse de l’armée argentine et de son passé criminel, dont le plan pour gérer les mouvements sociaux est de faire usage d’une violence ouverte.
La différence-clé entre le trumpisme et le phénomène Milei, c’est l’âge de leurs soutiens. Même s’il promeut un modèle économique qui ramènerait l’Argentine au 19e siècle, Milei a étrangement réussi à faire passer ses idées et sa personne comme nouvelles, de rebelles. Exception faite de quelques poches jeunes radicalisées, la base électorale de Trump est généralement plus âgée, rurale et isolée, alors que la majorité des moins de 30 ans s’opposent fermement à lui. À l’inverse, Javier Milei a fait son chemin dans les quartiers populaires et chez les travailleur·ses pauvres ; il s’est construit un électorat jeune grâce à ses discours agités et l’image de ses partisan·es, « non des moutons à guider, mais des lions à réveiller », sa domination de TikTok et des nouveaux réseaux sociaux.
En conséquence, les définitions les plus largement répandues de la liberté et de la rébellion, chez les adolescent·es et vingtenaires en Argentine aujourd’hui, sont non seulement diamétralement opposées à nos valeurs de solidarité et d’entraide, mais elles cooptent notre vocabulaire, s’appropriant ouvertement les termes « anarchiste » et « libertarien ». Derrière ces mots, on trouve la version la plus rance du « libertarianisme » et du capitalisme ultralibéral. C’est la société vue par l’entrepreneur-influenceur TikTok.
Malgré leurs différences, Bolsonaro, Trump et Milei sont de fidèles alliés. Bolsonaro est attendu à l’inauguration de Milei, et Trump a récemment annoncé son intention de lui rendre visite en Argentine. Ensemble, les trois forment l’avant-garde d’une internationale proto-fasciste en cours de création. Malgré le mélange fatigué de xénophobie, de répression et d’austérité capitaliste proposée par leur modèle, cette résurgence de l’extrême-droite s’est positionnée avec succès comme une nouvelle alternative à la politique à la papa, au moins en Argentine. Conséquence de de l’échec du centre-gauche à améliorer la vie quotidienne et de l’incorporation de nombreux·ses acteurices du mouvement social post-2001 dans l’appareil d’État, l’alternative ultralibérale a réussi à se présenter comme l’expression d’une rébellion de la jeunesse.
Pour reprendre les mots d’un communiqué publié après les élections par certaines organisations anarchistes en Argentine :
Pour qu’une option politique d’extrême droite ait pris cette ampleur, c’est que la défaite est culturelle, idéologique et couve depuis longtemps – à commencer par le « retrait » de beaucoup de projets émancipateurs, sans parler des projets progressistes, dans la majorité des quartiers populaires et des syndicats ; l’absence d’une vision concrète pour lutter contre le système capitaliste, et d’un projet révolutionnaire déterminé à s’opposer à la machine à appauvrir la société qu’est le néolibéralisme. Un processus dans lequel l’État a progressivement incorporé et institutionnalisé de nombreux outils et pratiques du peuple, ramenant toute action politique dans son camp et transformant l’isoloir en seul horizon d’action politique. Ce vide laissé par l’absence de rébellion, de présence contestataire, de lutte sociale, a été rempli par la rhétorique pseudo-fasciste et ultralibérale d’une poignée d’économistes et d’éléments réactionnaires.
Même si Milei a revu le packaging et le marketing, ses idées ne diffèrent guère de l’ultralibéralisme classique. Ironie du sort, s’il y a bien un endroit au monde où de telles expériences ultralibérales ont déjà été tentées, c’est en Argentine.
Le mouvement péroniste émerge en 1940 autour de la figure du général Juan Domingo Perón. Il mélange projet économique capitaliste protectionniste, fort État-providence et rhétorique de « justice sociale. » Des décennies d’antagonisme entre le péronisme, souvent allié aux forces de gauche, et l’oligarchie et l’armée argentines, culminent avec le coup d’État militaire de 1976, le sixième coup d’État en Argentine au 20e siècle.
La junte militaire lance alors la célèbre guerre sale, contre ce qui restait des organisations de guérilla armée dans le pays : l’aile gauche péroniste des « Montoneros » et l’Armée révolutionnaire du peuple, trotskyste. Fin 1975, les deux organisations sont déjà largement défaites et démantelées, et avec elles toute autre personne considérée comme « subversive », même de loin. Main dans la main avec le FMI, qui vient de fournir ce qui était à l’époque le plus gros emprunt de l’Histoire accordé à un pays latino-américain et qui exige, en retour, des réformes économiques néolibérales, la junte impose la première vague de réformes néolibérales dans le pays. Elle détruit les politiques protectionnistes de Perón, supprimant les droits de douane sur les imports et décimant l’industrie nationale, tout en éliminant toute taxe ou restriction sur les exports. En même temps, elle supprime l’encadrement des loyers, annule toutes les subventions accordées aux transports publics et attaque les syndicats et les droits à la négociation collective.
Les résultats sont désastreux pour la majorité de la société argentine. Les travailleur·ses subissent les effets les plus brutaux d’années d’inflation à trois chiffres par an, conséquence d’une dette étrangère en augmentation constante. En 1982, une junte impopulaire lance le pays dans une guerre avec la Grande-Bretagne pour les îles malouines, dans un effort désespéré pour détourner l’attention des problèmes intérieurs, sacrifiant encore environ un millier de vies avant le retour à la démocratie capitaliste en 1983.
Mais le poids de la dette écrasante du FMI s’avère impossible à supporter. Les années 1980 sont une décennie de taux astronomiques d’inflation annuelle, généralement dans les 400 à 600 %. En 1989, l’inflation jette 47 % du pays sous le seuil de pauvreté. Puis, une vague de superinflation – 200 % en un mois – conduit à des pillages généralisés et des affrontements qui laissent derrière eux plus de 40 mort·es.
Arrive alors 1991, dans la vague de la chute du mur de Berlin et du bloc de l’Est. Francis Fukuyama déclare « la fin de l’Histoire », le triomphe du capitalisme néolibéral comme le meilleur et le seul monde possible. L’Argentine met fin à l’inflation en utilisant la « convertibilité », qui lie artificiellement le peso argentin au dollar à un taux de change de un-pour-un. Cette politique est financée par un nouveau prêt du FMI, cette fois de l’ordre d’un milliard de dollars US – l’un des nombreux prêts du FMI à l’Argentine au cours des années 1990. Dans le même temps, le nouveau président élu, Carlos Menem, lance une nouvelle vague sans précédent de réformes néolibérales, centrées sur la privatisation de l’industrie, le relâchement ou la suppression des contrôles à l’import, la restructuration de l’État et la dérégulation de l’économie. Les entreprises privées et la loi du marché sont à l’ordre du jour – et effectivement, les premières années sont celles d’une relative stabilité et prospérité. Pour la première fois depuis des décennies, l’inflation est sous contrôle, l’afflux de devises fraîches dans les coffres de l’État permet quelques coupes dans les taxes et les améliorations initiales dans le commerce et l’infrastructure, via les investissements étrangers, couplées à l’absence de droits de douane, apportent emplois, augmentation de salaires et biens peu chers dans le pays.
Mais c’était une bulle spéculative. Incapables de tenir la compétition à l’international, les petites entreprises et usines commencent à fermer. Les investisseurs étrangers, qui avaient mis la main sur les infrastructures publiques, commencent à tenter de stabiliser leurs profits et ne ré-investissent pas. Sans surprise, cela conduit à la détérioration rapide des services publiques, surtout le transport. La balance du commerce extérieur, dans laquelle les dollars quittent le pays plus rapidement qu’ils n’y entrent, rend l’échange en un-pour-un de moins en moins viable. Alors que de plus en plus de gens perdent leur travail, le milieu et la fin des années 90 voient émerger une résistance ouverte aux fermetures d’usines, ouvrant la voie au mouvement des travailleur·ses au chômage, connu sous le nom de piqueteros – célèbres pour leur utilisation des blocages de routes comme démonstration de force et outil symbolique pour attirer l’attention sur leur lutte.
Tout ceci culmine en décembre 2001. Après une course vers les banques provoquée par la rumeur d’une dévaluation du peso argentin, le ministre de l’Économie d’alors, Domingo Cavallo, impose ce qui sera connu plus tard sous le nom de corralito, limitant le retrait d’argent liquide en banque à 200 dollars par semaine. Cela déclenche une crise au sein de la classe moyenne, combinée à une vague de mécontentement au sein des classes populaires argentines, les plus durement touchées par un taux de chômage de plus de 20 % et de pauvreté de plus de 40 %. Le 19 décembre 2001, des pillages généralisés éclatent dans plusieurs villes du pays, majoritairement dans la région de Buenos Aires. En réaction, cette nuit-là, le président De la Rua déclare l’état d’urgence – le premier dans le pays depuis 1989. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent immédiatement sur la Plaza de Mayo, devant le palais présidentiel, tandis que des centaines de milliers d’autres sortent sur leurs balcons en solidarité pour frapper leurs casseroles dans une cacophonie rebelle sans fin. La police lance une forte répression ; après des heures de bataille rangée, elle réussit à évacuer la place et disperser les manifestant·es.
Cela aurait pu en rester là, si la nuit de l’état d’urgence n’avait pas été un mercredi. Comme l’explique l’un.e des témoins1 :
La fortune sourit aux audacieux. Comment sinon expliquer que le matin après la féroce répression ait été un jeudi ? Jeudi. Le jour de la semaine pendant lequel, depuis les temps les plus sombres de la dictature en 1977, les mères et grands-mères des personnes enlevées et disparues aux mains de la junte militaire se rassemblent en des vigiles pour réclamer la justice pour leurs enfants. Chaque. Jeudi. À ma connaissance, sans exception, pluie ou soleil, elles sont là avec leurs foulards blancs, marchant dans un silence digne, de défiance, devant le palais présidentiel, sur la Plaza de Mayo.
Donc, le jeudi 20 décembre au matin, un peu après 10 heures, les Mères de la Plaza de Mayo arrivèrent sur la place. C’était cinq heures environ après qu’un calme tendu soit retombé sur Buenos Aires, après que la police eût finalement réussi à disperser les dizaines de milliers de personnes dans les rues – mais apparemment, pas avant que la foule ne réussisse plusieurs tentatives de rentrer dans le Congrès. Cette nuit aurait pu être le début de la fin de la « Bataille de Buenos Aires. »
Mais au cours de la matinée, des tentatives dispersées avaient déjà été tentées pour reprendre la place, ou au moins pour se rassembler à nouveau face à l’interdiction des rassemblements publics. À la TV, un jeune homme implorait les gens de descendre, de ne pas aller au travail, de prendre une journée, une heure, un moment pour aider à changer le cours de l’Histoire. Mais lorsque les Mères arrivèrent, il n’y avait probablement pas plus d’une ou deux cents personnes présentes.
Peu après leur arrivée, la police reçu l’ordre de disperser les quelques dizaines de Mères et la centaine de soutiens présents. Des femmes âgées, la plupart de 70 ou 80 ans, firent face avec bravoure aux charges et aux fouets de la police montée. De petites dames âgées, à l’air frêle mais porteuse de décennies de courage et de résolution inébranlables, face à la violence sans bornes d’un gouvernement à l’agonie. Armées seulement de leur dignité. Le pays regardait cela en direct à la télévision.
Je ne sais pas si le soulèvement argentin avait besoin d’une autre étincelle, ou si le feu était déjà hors de contrôle à ce moment-là. On ne le saura jamais. Mais je sais que l’impact de ces scènes était incalculable. Si une étincelle finale avait manqué, alors ces scènes l’ont allumée. Elles étaient aussi – et je suis sûr·e que des milliers de personnes partagent cette expérience avec moi – les dernières images que j’aie vues avant de me rendre moi-même en centre-ville.
Ce jour-là, le 20 décembre 2021, les jeunes, la classe ouvrière et les chômeur·ses de l’Argentine assiègent le palais présidentiel, avec des dizaines de milliers de personnes « jeunes et vieilles, se lançant face aux balles et au gaz, sans savoir si les balles tirées sur elles seraient de caoutchouc ou de plomb. »2
À la fin de la journée, malgré une répression meurtrière qui tua 39 personnes en deux jours, nous avions forcé le président à démissionner et le regardions fuir le palais en hélicoptère. Il semblait, à l’époque, que ce soit le point final de l’expérience néolibérale en Argentine, et une leçon sur la relation intrinsèque entre les politiques ultralibérales et la répression, un exemple du coût énorme en vies humaines des deux expériences néolibérales.
Nous pensions que cela servirait à vacciner l’Argentine contre le retour du néolibéralisme pour des générations. Le temps nous a donné tort.
La présidence Milei ne commencera pas avant le 10 décembre, mais les promesses non tenues s’accumulent déjà. De coupes budgétaires et d’une austérité payée « par la classe politique », on est déjà passé·es à « ce sera six mois extrêmement durs pour tout le monde. » Il a déjà annoncé la possibilité de ne pas payer les primes de fin d’année des fonctionnaires. Il avait assuré une solution immédiate à l’inflation ; à présent, « ça prendra 18 à 24 mois. » Finalement, dans un clin d’œil à la promesse de Trump « d’assécher le marais », la caste politique qu’il vilipendait l’entoure désormais et occupe les postes gouvernementaux – y compris les personnes responsables des désastres économiques et sociaux des années 1990 et du gouvernement Macri.
Par d’autres aspects, en revanche, Milei a été très clair : il gouvernera aussi près de son idéologie que l’équilibre des pouvoirs dans les branches du gouvernement et dans la rue le lui permettront. Le lendemain de son élection, il annonçait son intention réelle de vendre ou fermer tous les médias publics et de suspendre tous les projets d’infrastructure publics. Sans surprise, on assiste déjà à une campagne de propagande dans les médias privés pour monter les travailleur·ses du secteur privé et la société toute entière contre les fonctionnaires et les employé·es des chaînes médiatiques publiques. Les médias privés publient des chiffres de salaires faux et gonflés, et prétendent que les fonctionnaires veulent préserver « leurs privilèges aux dépends de la société ». Non contents de l’insécurité née des conflits entre pauvres qui apparaissent dans nos quartiers, ces réactionnaires tentent désormais de façon concertée de provoquer un cannibalisme social, dans lequel les travailleur·ses qui ont toujours accès à la sécurité de l’emploi et à la couverture sociale qui va avec sont présenté·es comme des privilégié·es, qui profitent aux dépends des autres.
Alors que la résistance se prépare déjà contre les licenciements, privatisations et l’austérité à venir – avec des appels à assemblées générales ouvertes lancés par les travailleur·ses, syndicats et organisations sociales pour discuter de la situation et commencer à organiser la résistance – la symbiose entre les réformes ultralibérales, les médias privés et l’appareil répressif de l’État devient évidente. Beaucoup, dans les médias, avertissent contre un danger de « coup d’État » en référence à la possible agitation sociale qui pourrait renverser le gouvernement Milei. Cette rhétorique a pour but de confondre révolte populaire et saisie militaire du pouvoir.
En même temps, l’ancien président Mauricio Macri encourage, à la télévision, les jeunes partisans de Milei à attaquer celleux qui pourraient prendre la rue contre les licenciements et les coupes budgétaires. Dégoulinant de classisme et de racisme, il suggère que « les orcs », son surnom pour les travailleur·ses sans emploi et autres piqueteros, « devraient réfléchir à deux fois à ce qu’ils font dans les rues, car les jeunes ne vont pas les laisser leur voler cette opportunité de changer le pays. » Le vocabulaire, Macri nous qualifiant « d’orcs » et Milei de « merdes de gauchistes », d’obstacles au changement et à un « meilleur futur pour les meilleur·es des Argentin·es », n’est pas seulement le reflet du classisme et du racisme de la classe moyenne supérieure et de l’oligarchie argentines. C’est un outil conçu et utilisé en toute conscience pour commencer à stigmatiser et ostraciser la résistance populaire, afin d’immuniser la plus grande partie possible de la société contre les mouvements sociaux lorsque l’affrontement commencera.
Moins d’une semaine après l’élection, la première apparition publique de la vice-présidente de Milei, Victoria Villaruel, était consacrée à la visite d’un local de la police, où elle est apparue flanquée d’officiers, disant vouloir leur accorder plus de fonds et d’équipement. En parallèle, le camp Milei annonce déjà qu’iels essayeront de modifier la loi de défense nationale pour permettre à nouveau l’utilisation de l’armée à des fins de sécurité intérieure, y compris contre les « terroristes. » Le message est clair pour les anarchistes, la gauche, et toute autre personne qui envisagerait de prendre la rue pour s’opposer au nouveau gouvernement : nous serons qualifié·es de terroristes. À partir de là, il ne faudra pas attendre longtemps avant que la célèbre armée argentine ne soit à nouveau lâchée contre toute chose ou personne qui pourrait avoir la malchance d’être qualifié·e de « subversive. »
Ce n’est pas une coïncidence si la vice-présidente de Milei est Victoria Villaruel, défenseuse fanatique des membres de l’armée condamnés pour crimes contre l’humanité commis pendant la dernière dictature. L’armée, et l’appareil répressif de l’État en général, sont des éléments essentiels du projet ultralibéral, en particulier dans des pays avec des réseaux de résistance bien développés, comme l’Argentine. Malgré tous leurs discours sur « l’anarcho-capitalisme », oxymore ridicule, l’ultralibéralisme constitue un dégraissage de l’État pour que celui-ci défende mieux les intérêts de la propriété et de la classe capitaliste. C’est l’État se débarrassant du bagage du système de protection sociale, des programmes sociaux et de toute responsabilité concernant la masse de la société. C’est une transformation de l’État capitaliste en sa forme la plus obscène et crue : un instrument pour préserver la société de classes et discipliner tout·es celleux qui s’y opposent.
Ce n’est pas une coïncidence si Milei a refusé de répondre à un·e journaliste qui lui demandait franchement s’il croyait en la démocratie. Le projet ultralibéral place le marché au-dessus de tout ; il considère que la propriété, le capital et l’exploitation sont les seuls droits inaliénables. De ce point de vue, « l’immaturité » et les « caprices » de la société – même dans la forme la plus ancrée dans le modèle de la démocratie représentative capitaliste, comme voter pour retirer leur poste à des politicien·nes, ou rejeter leur politique au Parlement – ne sont que des obstacles à franchir. Cet état d’esprit est résumé au mieux par la phrase d’Henry Kissinger sur le Chili des années 1970 : « Les problèmes sont trop importants pour laisser les électeurs chiliens décider par eux-mêmes. »
Ce n’est pas une coïncidence si c’est précisément au Chili qu’a eu lieu l’autre expérience ultralibérale principale en Amérique latine, main dans la main avec la dictature Pinochet et avec le soutien matériel des États-Unis. Au Chili, les « Chicago Boys », un groupe d’économistes chiliens éduqués à l’université de Chicago et adhérant aux idées de Milton Friedman (révéré par Javier Milei), ont pu mettre en place une batterie de réformes néolibérales. La condition préalable et indispensable à la mise en place de ces réformes, c’était une junte militaire qui a tué et fait disparaître des dissident·es par milliers, tout comme en Argentine. Les conséquences durables de plusieurs de ces réformes (comme les privatisations des retraites, des systèmes de bourse pour l’école ou l’université, et des transports publics) ont déclenché la révolte chilienne de 2019.
La liberté pour le marché est nécessairement synonyme d’exploitation des travailleur·ses et de misère pour la majorité de la société. L’histoire de ce pays le prouve. Quand cet état de fait finit immanquablement par créer suffisamment de résistance populaire, la seule manière de le maintenir est alors la force brute de l’État. Malgré la rhétorique creuse de Milei et Villaruel sur la liberté, ce sont les héritier·es des politiques de Pinochet et des Chicago Boys, de Martinez de Hoz pendant la dictature argentine, et du néolibéralisme des années 1990 qui a volé 38 vies en une semaine avant de céder le pouvoir. Chouchouter les forces de sécurité de l’État et minimiser les crimes de la dictature argentine ne sont pas seulement des manœuvres dans une guerre culturelle. Iels savent aussi bien que nous que tôt ou tard, l’ultralibéralisme ne peut être imposé que par la répression et la violence – et iels ont bien l’intention d’en user à nouveau.
Aujourd’hui, beaucoup d’entre nous ont peur. Inutile de tenter de le cacher. Beaucoup d’entre nous n’ont pas envie de se battre. Peut-être parce qu’à présent, pour la première fois depuis des décennies, nous nous retrouvons uniquement sur la défensive. Nous combattons sur plusieurs fronts, dont celui pour la mémoire collective de la dernière dictature, que nous pensions avoir remporté pour toujours depuis des années. Nous combattons même sur d’autres fronts que nous pensions avoir conquis il y a un siècle, comme celui pour l’éducation et la santé publiques.
Avant, je souriais sous le masque, me réjouissant d’affronter en face les gardiens de l’État. Maintenant, je joue mon rôle dans les assemblées et les affrontements avec regret, parfaitement conscient·e du nombre de vies perdues aux mains de la répression la dernière fois. Peut-être parce que celleux de ma génération sont plus âgé·es maintenant. Nous avons plus à perdre. La vie nous a appris la peur qui était absente dans les combats de notre jeunesse.
Ou peut-être que nous avons peur parce qu’en 2001, lorsque la dernière expérience néolibérale en Argentine a atteint son apogée désastreuse, avec un taux de pauvreté de 50 %, et que la fureur des dépossédé·es culminait en pillages généralisés et en siège du palais présidentiel, c’était nous – les jeunes – qui étions au premier rang des combats. Aujourd’hui, dans un retournement de situation qui nous donne l’impression d’être bien plus âgé·es que nous ne le sommes, une large partie de la jeunesse est justement derrière Milei et le nouveau gouvernement ultralibéral.
C’est un nouvel exemple de l’échec du progressisme et de la gauche de gouvernement, qui ont échoué à attaquer le capitalisme à la racine. En Argentine, après le soulèvement de 2001, elle a échoué à donner le coup fatal lorsque la bête était déjà blessée, discréditée et à son plus faible. À la place, la gauche de gouvernement a tenté de l’apprivoiser et de la gouverner. Ce processus a intégré des centaines, sinon des milliers de militant·es et combattant·es des années 1990 et du soulèvement de 2001 dans la machine étatique. Oui, l’État a pris une apparence progressiste, en légalisant le mariage gay, en s’attaquant à l’oligarchie rurale, en défiant les monopoles médiatiques privés, en libérant enfin le pays de la dette du FMI et en plaçant même les termes « redistribution des richesses » dans le débat public. Mais associer la gauche à l’État et à la situation financière désastreuse a ouvert la voie à la victoire actuelle de l’extrême droite ultralibérale.
Peut-être sommes-nous condamné·es à un cycle sans fin, dans lequel chaque génération doit réapprendre les douloureuses leçons du passé. Si l’on se rappelle que cette génération n’a pas connu grand-chose d’autre qu’une pauvreté à 40 %, une inflation annuelle à 3 chiffres, l’érosion de la qualité de la santé et de l’éducation publiques, la corruption grotesque d’une classe politique qui prêche la justice sociale et la redistribution des richesses tout en partant en vacances sur des yachts en Méditerranée… Peut-on leur reprocher de se tourner avec désespoir vers un homme qui leur promet d’être « libres » de tout ça ? Ça n’a aucun sens d’avertir le chauffeur Uber ou le gamin qui livre pour Rappi qu’ils perdront leur couverture sociale ou leurs droits à congés payés, alors qu’ils n’ont aucun des deux. Mais l’alternative qu’ils appellent de leurs vœux est encore pire.
Les événements des prochains mois dépendront de plusieurs facteurs. Les syndicats bureaucratiques majoritaires se retireront-ils de la lutte pour tenter de plier devant l’orage, ou soutiendront-ils leurs travailleur·ses face aux licenciements ? Se mobiliseront-ils en solidarité avec les chômeur·ses, appelleront-ils à une grève générale si Milei tente de réformer la loi travail ou les lois de négociation collective ? Les gens se mobiliseront-ils pour défendre les institutions et les entreprises publiques ? Est-ce que l’extrême droite réussira à mobiliser efficacement les politiques de guerre culturelle pour décourager toute solidarité avec les personnes les plus opprimées et vulnérables du pays ?
Même si Milei peut compter sur le solide soutien de sa base de jeunes fanatiques et des classes moyennes et supérieures fortement anti-kirchnéristes et anti-péroniste, une grande partie de son électorat est constitué de chômeur·ses et de travailleur·ses pauvres. Ces personnes ont voté pour lui à cause d’un espoir, placé en de mauvaises mains mais sincère : celui qu’il pourrait vraiment améliorer leurs vies. Iels n’ont pas de lien idéologique avec son ultralibéralisme et ne sont pas en position d’attendre patiemment six mois que les choses « s’aggravent avant d’aller mieux. » Si l’inflation devient hors de contrôle et que le poids de l’austérité et des coupes budgétaires tombe seulement sur les épaules des Argentin·es les plus vulnérables, le conflit social pourrait à nouveau se répandre.
Les mouvements sociaux argentins sont actuellement démoralisés. Le camp anarchiste, malgré les efforts louables de générations de militant·es, est actuellement faible en nombre et la présence d’anarchistes dans les mouvements sociaux est marginale. Même si le mouvement conserve certains lieux et qu’il existe des initiatives pour commencer à mettre en place une présence anarchiste plus cohérente et plus visible, nous ne sommes pas beaucoup plus qu’un souvenir de ce qui fut un jour l’un des mouvements anarchistes les plus puissants au monde.
Mais nous devrions tout·es être parfaitement conscient·es que l’Histoire ne tend pas vers la libération comme par magie. Ce n’est pas parce que nous avons vaincu les forces du néolibéralisme avant qu’elles sont destinées à tomber à nouveau. L’Histoire sera ce que nous en faisons. Rien de plus, rien de moins. La défaite des politiques ultralibérales – au 19e siècle, sous Pinochet, sous la dernière dictature, ou en 2001 – s’est toujours faite au prix d’immenses luttes, de sacrifices et de vies perdues.
La dernière expérience néolibérale en Argentine a déclenché la pire crise économique et sociale dans l’histoire du pays. Avant le soulèvement de décembre 2001, les révolutionnaires, les organisateurices et, oui, les anarchistes – même peu nombreux·ses à l’époque – ont travaillé pendant des années. C’est-à-dire, construire des organisations de chômeur·ses indépendant·es des syndicats majoritaires et des partis politiques. Tenir des assemblées générales au travail, dans les écoles, dans les universités. Faire preuve de solidarité, apporter une aide matérielle là où l’on a besoin de nous. Tout cela devra être fait à nouveau.
Camarades, les jours qui s’annoncent exigeront de nous que nous redoublions nos efforts et travaillions à l’unité la plus large des organisations populaires, dans le contexte d’une stratégie de lutte populaire dans les rues. […] Il nous faut dépasser la division et l’individualisme qui ont créé le contexte qui a porté ce personnage au pouvoir. Il est inutile de prêcher les convaincu·es. Il est de notre devoir de parler à chaque collègue au travail, à chaque voisin·e, toujours dans une perspective de lutte et d’organisation sur le terrain.
-« Y Ahora Que Pasa ? » Communiqué joint publié le 21 novembre 2023 par la Federacion Anarquista Rosario, l’Organización Anarquista Tucumán, l’Organización Anarquista Cordoba, et l’Organización Anarquista Santa Cruz.
Un jour viendra, comme en 2001, où il faudra reprendre les rues – en tant que personnes jeunes et âgées, que travailleur·ses, qu’étudiant·es, en tant que membres divers d’une société, en solidarité entre eux, qui en ont marre de la classe capitaliste et de ses politicien·nes. Au cri de “Que se vayan todos,” notre rage collective les a vaincus en seulement 48 heures, en décembre 2001.
Espérons qu’au moment venu, nous le ferons à nouveau.
03.11.2023 à 12:07
CrimethInc. Ex-Workers Collective
À Atlanta, en Géorgie, des écologistes et des militant·es pour l’abolition de la police se sont battu·es pendant plus de trois ans pour mettre fin à la construction d’un centre de militarisation de la police connu son le nom de Cop City. La même police qui cherche à écraser ce mouvement s’est entraînée pendant des dizaines d’années avec la police israélienne, avec laquelle elle a pu échanger des stratégies létales de contre-insurrection. Dans le texte qui suit, des membres d’un collectif juif qui a participé à la lutte de Stop Cop City expliquent les raisons de leur engagement dans la solidarité avec les Palestinien·nes, et ce qu’il est nécessaire de faire pour mettre fin à l’attaque sur Gaza.
Fayer, un collectif d’anarchistes juif·ves, a participé à la lutte contre Cop City depuis ses débuts et a fait face aux fascistes dans toute la région.
Pour nous, la lutte contre le fascisme n’est pas une question d’« alliance » ; c’est un combat direct et personnel pour nos vies. Le savoir a mis le feu à nos cœurs, en tant qu’anarchistes et en tant que Juif·ves.
– Collectif Fayer, Finding Our Own Fire
Aujourd’hui, iels cherchent à mettre fin au bain de sang à Gaza. Selon leurs propres mots :
Fayer est un collectif d’artistes, de révolutionnaires, de travailleur·ses, d’étudiant·es, de criminel·les, et d’amoureux·ses qui se battent pour la terre, la vie bonne, et la libération totale. Les membres du collectif participent au mouvement pour la défense de la forêt d’Atlanta depuis sa création, et organisent des activités religieuses au sein de la forêt telles que des dîners de Shabbat, des rassemblements pour Souccot, la fête de Pourim, entre autres fêtes juives. Iels participent ainsi à faire exister un lien spirituel entre la communauté juive radicale d’Atlanta et la forêt de Weelaunee qu’elle cherche à défendre. Avec la reprise des attaques sionistes contre Gaza et le peuple palestinien, qui sont soutenues par le Georgia International Law Enforcement Exchange Program1 installé à Atlanta, nous nous sommes retrouvé·es dans la situation unique d’être proches des rouages de la machine et de sa violence locale, tout en étant éloigné·es de sa campagne génocidaire impitoyable. C’est pourquoi nous avons décidé qu’il était impératif d’exposer la situation depuis notre point de vue, ainsi que ce qu’elle implique pour la lutte de la forêt d’Atlanta et la libération palestinienne.
Le collectif Fayer traite ici des manifestations appelant à un cessez-le-feu à Gaza et affirmer que les mouvements de solidarité doivent cesser d’être simplement revendicatifs pour passer à l’action directe, tout en proposant quelques modèles pour s’organiser.
Dans les semaines qui ont suivi la déclaration de guerre d’Israël à la Palestine, des personnes du monde entier ont participé à des manifestations contre les frappes aériennes israéliennes à Gaza. La plupart des grandes manifestations ont eu lieu en Europe et aux États-Unis. 70 000 personnes sont descendues dans la rue à Londres samedi dernier pour demander la fin des frappes israéliennes et de la fourniture d’armes à Israël. À Berlin (où les manifestations pro-palestiennes sont maintenant interdites), des manifestant·es ont affronté la police, qui a utilisé des gaz lacrymogènes, des canons à eau et la force contre elles et eux. Des manifestations en soutien à la Palestine ont également eu lieu dans la plupart des grandes villes étasuniennes. À Chicago, 25 000 personnes se sont réunies le 21 octobre. Pendant trois week-ends consécutifs, le Mouvement de la jeunesse palestinienne a appelé à des manifestations à Atlanta qui ont rassemblé plus de 1 000 personnes dans les rues pour exiger la fin de l’occupation israélienne et du bombardement génocidaire de Gaza.
Au jeudi 2 novembre, l’armée israélienne avait tué 9 193 Palestinien·nes et en avait blessé au moins 32 000. Au moins la moitié des mort·es étaient des civil·es non-combattant·es, dont au moins 3 760 enfants palestinien·nes.
Le soutien populaire pour les Palestinien·nes n’a jamais été aussi grand malgré les tentatives des politicien·nes et des profiteur·ses de guerre d’instrumentaliser l’identité juive, d’interdire et de réprimer les manifestations de solidarité, et de se rallier autour du « droit d’Israël à se défendre ». Mais pour arrêter le génocide à Gaza, les militant·es étasunien·nes vont devoir passer de la demande d’un cessez-le-feu à son imposition. Cela nécessitera de passer de revendications qui font appel à la conscience des élu·es à des tactiques qui créent une crise politique pour les politicien·nes et perturbent la capacité des corporations à tirer profit de l’oppression et du génocide des Palestinien·nes.
À la suite de la Nakba (« catastrophe ») de 1948, 78 % des terres palestiniennes historiques ont été déclarées État juif. Environ 500 villages palestiniens ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique et quelque 700 000 Palestinien·nes sont devenu·es réfugié·es. Ce contexte est essentiel pour comprendre les événements ultérieurs comme la guerre des Six Jours de 1967 ou la guerre du Kippour/Ramadan de 1973, pendant laquelle une coalition d’États arabes a tenté de reprendre le territoire perdu lors de la guerre des Six Jours.
Le 7 octobre 2023, cinquantième anniversaire du début de la guerre du Kippour/Ramadan, des militants du Hamas et d’autres groupes palestiniens ont franchi la frontière de Gaza par la terre, la mer et les airs lors d’une offensive surprise2. Ces attaques ont fait au moins1 405 mort·es et 5 431 blessé·es israélien·nes, dont un nombre inconnu d’enfants3. Le Hamas a pris d’assaut plusieurs colonies dans le territoire autour de Gaza, et a enlevé 242 personnes comme otages. Le gouvernement israélien a fait évacuer la zone pour reprendre le contrôle au Hamas, puis a procédé à une évacuation plus large encore afin de créer une zone tampon en vue de l’invasion militaire actuellement en cours.
Jusqu’à présent, le Hamas a relâché quatre civiles israéliennes. L’organisation a annoncé être prête à relâcher tous·tes les otages en échange de la restitution de tous·tes les prisonnier·es palestinien·nes détenu·es dans les prisons israéliennes, bien qu’ils aient déclaré il y a quelques jours que « presque 50 » otages avaient été tué·es par les raids aériens israéliens.
Avant le 7 octobre, 5 200 prisonnier·es politiques palestinien·nes étaient détenu·es en Israël, soit plus de 25 fois le nombre d’otages pris par le Hamas. Certaines estimations avancent que le nombre total de prisonnier·es palestinien·nes a doublé depuis le 7 octobre.
Les frappes aériennes d’Israël sur Gaza ont ciblé des infrastructures civiles, dont des écoles, des organismes humanitaires, des mosquées et des résidences. La controverse autour de la question de la provenance du missile ayant frappé l’hôpital Al-Ahli illustre à quel point il est difficile d’obtenir des informations sur les souffrances qui ont lieu en Palestine et à quel point les responsables israéliens sont prêt·es à justifier n’importe quelle atrocité : peu de temps après l’explosion de l’hôpital, un collaborateur du Premier ministre Benjamin Netanyahu avait publié sur un réseau social qu’Israël avait bombardé l’hôpital pare que des combattants du Hamas se trouvaient à l’intérieur, avant de rapidement supprimer son message.
Les forces de défense d’Israël (IDF) font depuis longtemps usage de stratégies militaires ciblant les civil·es et leurs infrastructures. En 2008, le colonel de l’IDF Gabi Siboni décrivait la stratégie de force disproportionnée d’Israël durant la Seconde guerre du Liban de 2006 comme politique de déploiement d’une « force disproportionnée par rapport aux actions de l’ennemi et la menace qu’il constitue », force qui « vise à infliger des dommages et un châtiment dans une mesure qui demandera un long et coûteux processus de reconstruction ». Faisant partie de la doctrine Dahiya de la guerre asymétrique, la stratégie de la guerre disproportionnée cible majoritairement les infrastructures civiles plutôt que les combattants ennemis, et cherche à dissuader de futures attaques en contraignant l’économie et la population civile à une lente et coûteuse reconstruction.
Cette approche de la guerre par la politique de la terre brûlée est manifeste dans les frappes israéliennes sur Gaza. Ces attaques contre les infrastructures paraissent représenter une stratégie intentionnelle dans laquelle les civil·es et les ressources dont iels dépendent sont devenu·es les principales cibles de guerre. Cela suggère que la stratégie de force disproportionnée qu’Israël a développée au Liban est à l’œuvre dans la destruction dévastatrice de vies et d’infrastructures vitales en Palestine.
Des manifestations pour la libération palestinienne ont eu lieu dans la plupart des grandes villes aux États-Unis, réunissant parfois plusieurs milliers de personnes. Bon nombre d’entre elles tracent une ligne directe entre la lutte pour la libération palestinienne et la lutte contre le colonialisme des États-Unis. Les manifestant·es ont souligné le fait que le gouvernement des États-Unis est le plus grand donateur de l’armée israélienne et que la plupart des armes utilisées pour tuer des Palestinien·nes sont fabriquées par des entreprises basées aux États-Unis.
À Atlanta, les manifestant·es ont désigné le GILEE (Georgia International Law Enforcement Exchange) comme un lien local entre l’oppression israélienne des Palestinien·nes et la violence policière et la répression auxquelles font face les habitant·es d’Atlanta. Installé à l’Université d’État de Géorgie, le GILEE facilite l’échange international de tactiques de maintien de l’ordre et de répression entre les forces de police de Géorgie et d’Israël. Cinq commandants du département de police d’Atlanta devaient se rendre en Israël du 13 au 21 octobre dans le cadre du GILEE.
Les militant·es d’Atlanta sont parfaitement au courant du réseau international de répression qui lie les mouvements Stop Cop City et Defend the Atlanta Forest au mouvement de libération palestinienne. Beaucoup ont fait remarquer que les forces israéliennes s’entraîneront à Cop City si le projet voit le jour. Le 12 octobre, 300 étudiant·es de l’Université d’État de Géorgie ont quitté les cours pour protester contre le GILEE, qu’iels considèrent comme faisant partie d’un système d’« échanges meurtriers ». Le 25 octobre, les étudiant·es de l’Université d’Emory ont organisé un débrayage de plus de 100 étudiants pour exiger que l’administration d’Emory se désengage de Cop City, du Atlanta Committee for Progress4, et du programme GILEE.
Les liens entre le département de police d’Atlanta, Cop City et les forces militaires israéliennes sont devenus un sujet d’attention publique à Atlanta grâce aux mouvements Stop Cop City et Defend the Atlanta Forest. Mais le GILEE n’est que l’un des dizaines de programmes d’échanges criminels de ce genre aux États-Unis. Huit ans avant que la police de Minneapolis n’assassine George Floyd, par exemple, des officiers du département de police de Minneapolis avaient reçu un entraînement des forces de police israéliennes lors d’une conférence à Chicago.
Les juif·ves vivant aux États-Unis se sont aussi mobilisé·es contre le bombardement et l’invasion de Gaza, exhortant Biden à appeler à un cessez-le-feu. La grande majorité de ces manifestant·es rejette le sionisme (le mouvement né à la fin du XIXe siècle pour établir un État juif sur la terre de Palestine historique et le soutenir par tous les moyens nécessaires) comme composante de l’identité juive. Au contraire, de nombreux·ses juif·ves antisionistes embrassent l’éthique diasporique que le peuple juif incarne depuis des millénaires.
L’une des plus grandes organisations aux États-Unis appelant pour la libération de la Palestine est Jewish Voice for Peace (JVP)5, un groupe de solidarité avec la Palestine fondé en 1996. Elle avait notamment suscité la controverse en 2019 quand elle avait officiellement adopté une position antisioniste. Le 18 octobre 2023, à Washington, D.C., Jewish Voice for Peace a organisé le plus grand rassemblement juif de solidarité avec les Palestinien·nes jamais vu. Selon JVP, 10 000 personnes venu·es de tout le pays ont convergé vers l’Esplanade nationale pour un rassemblement des « Juif·ves contre le génocide ». Près de 500 juif·ves — dont 25 rabbins — sont entré·es dans le Cannon Building du Capitole en portant des t-shirts sur lesquels étaient inscrits en gras « Not In Our Name6 ». Iels ont tenu un sit-in pendant plus de trois heures avant d’être arrêté·es et traînés dehors, menottes aux poings.
Jewish Voice for Peace n’est pas la seule organisation juive qui a vu le jour en réponse à des dizaines d’années de violence contre les Palestinien·nes. En 2014, l’armée israélienne a lancé l’« opération Bordure protectrice », une offensive militaire sur Gaza qui a tué plus de 2 200 Palestinien·nes, dont plus de 65 % de civil·es. En réponse à ces attaques, un petit groupe de jeunes juif·ves qui s’opposaient au soutien des institutions juives étasuniennes à l’invasion de Gaza a fondé IfNotNow7, une organisation de jeunes juif·ves basée aux États-Unis. La veille de la manifestation de JVP au Capitole le 18 octobre, des membres de IfNotNow ont bloqué les treize entrées de la Maison-Blanche pendant que le personnel était à l’intérieur, et ont engagé de petites escarmouches avec la police du Secret Service à l’extérieur.
Bien que le nombre de Juif·ves qui se sont mobilisé·es aux États-Unis pendant les quatre dernières semaines soit impressionnant, ni les revendications qu’iels ont présentées ni le nombre effroyable de civil·es tué·es en Palestine n’ont influencé la décision des élu·es.
Les récentes manifestations contre le génocide en Palestine démontrent que la lutte de libération palestinienne bénéficie d’un soutien populaire à l’échelle nationale, à la fois parmi les Juif·ves et les non-Juif·ves. Si ces manifestations ont échoué à mettre fin aux attaques contre les Palestinien·nes, c’est parce qu’elles sont conçues pour faire appel à la conscience de politicien·nes pour qui le soutien à Israël n’est pas soumis à une évaluation morale, mais à des calculs économiques. Ailleurs, des groupes qui luttent pour la libération de la Palestine cherchent à créer une crise économique pour les profiteurs de guerre en ciblant les entreprises qui bénéficient du bombardement et de l’invasion de Gaza.
Actif à la fois au Royaume-Uni et aux États-Unis, un groupe nommé Palestine Action a ciblé l’entreprise de fabrication d’armes Elbit Systems, qui fournit 85 % de la flotte de drones d’Israël. Le 12 octobre, des militant·es à Cambridge, dans le Massachusetts ont éclaboussé de peinture rouge la façade d’un bureau de Elbit avant de s’y enfermer elleux-même pour en bloquer l’accès. Palestine Action a récemment annoncé son lancement aux États-Unis avec un webinaire Zoom le 24 octobre pour expliquer leurs stratégies, cibles et tactiques. Tôt ce même matin, des militant·es ont ciblé l’Intercontinental Real Estate, qui possède l’immeuble de bureaux loué à Elbit à Cambridge. Selon un témoignage, iels ont « brisé le boîtier de l’interphone, recouvert la façade du bureau de l’Intercontinental à Brighton de peinture rouge, et tagué “Expulsez Elbit” en grandes lettres noires. »
Selon le reportage du Globes, le prix des actions d’Elbit a chuté de près de 10 % depuis le 7 octobre, pendant que d’autres fabricants d’armes ont connu une augmentation de 5 à 17 % pendant la même période.
Plus tôt cette année, Palestine Action a contraint une usine appartenant à la filiale d’Elbit UAV Defence Systems à fermer définitivement après que des militant·es l’ont assiégée pendant 60 jours consécutifs. Le groupe a également forcé Elbit à vendre sa filiale Ferranti, basée à Oldham, en janvier 2022, après 18 mois d’actions directes continues dans l’usine. Six mois plus tard, l’entreprise a définitivement fermé son siège londonien après la quinzième action sur le site.
En plus de cibler Elbit Systems et ses filiales, Palestine Action a également mené une campagne de ciblage tertiaire, en organisant des actions dans les bureaux et les entrepôts d’entreprises en lien économique avec Elbit. Le ciblage tertiaire vise à exercer une pression sur les principaux acteurs d’un projet en incitant les entreprises qui ont moins d’intérêts dans le projet à couper leurs liens avec eux. Le ciblage tertiaire avait également été utilisé par la campagne Stop Huntingdon Animal Cruelty (SHAC) au début des années 2000 et par la campagne Stop Reeves Young du mouvement Stop Cop City.
Les mouvements aux États-Unis utilisent depuis longtemps des tactiques telles que les blocages, les manifestations devant les domiciles ou les bureaux, les sit-in, le vandalisme, et le sabotage pour agir contre les guerres à l’étranger. Le mois dernier, les actions ciblées contre des profiteurs de guerre tels que Elbit Systems et ses filiales ont montré que le sentiment anticolonial populaire peut être canalisé vers une action efficace en frappant le cœur des processus économiques qui rendent la guerre possible, plutôt que la conscience des élu·es. À des milliers de kilomètres du génocide en Palestine, les personnes vivant aux États-Unis peuvent se sentir impuissantes à mettre fin aux attaques dévastatrices d’Israël. Mais les militant·es qui vivent dans le cœur colonial ont en fait le pouvoir de directement perturber le fonctionnement des institutions et des profiteurs de guerre qui bénéficient du génocide à Gaza.
Dans le bilan de la campagne SHAC que nous avions préparé avec des participant·es à ce mouvement à la suite d’une vague de répression qui avait entraîné l’emprisonnement de nombreux organisateur·ices à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni, nous avions soutenu que les stratégies de ciblage tertiaire avaient plus de chance de succès contre de plus petites cibles que Huntingdon Life Sciences, l’entreprise d’expérimentation d’expérimentation animale que la campagne SHAC cherchait à mettre hors d’état de nuire. Avant la campagne SHAC, un mouvement antérieur ayant utilisé la même stratégie avait réussi à faire fermer un magasin de fourrures individuel ; mais en cherchant à faire fermer Huntingdon Life Sciences, qui était alors la plus grande entreprise européenne d’expérimentation animale, les militant·es avaient choisi une cible de grande notoriété. Chaque fois que la campagne avait été sur le point de faire fermer HLS, les agences gouvernementales étaient intervenues pour renflouer l’entreprise.
Notre conclusion était donc que :
il serait probablement judicieux pour les prochain·es à expérimenter ce modèle de se fixer des objectifs plus modestes, plutôt que plus ambitieux, puisque la campagne SHAC elle-même n’a pas encore été un succès. Peut-être existe-t-il un juste milieu encore inexploré entre faire fermer un magasin individuel de fourrures et chercher à faire fermer la plus grande entreprise européenne d’expérimentation animale.
Malgré cela, la plupart des efforts ultérieurs utilisant le modèle SHAC s’en sont pris à de plus grands adversaires, notamment des projets d’infrastructure capitalistes transnationaux et des entreprises travaillant avec le gouvernement de la ville d’Atlanta pour construire Cop City. Quand l’infrastructure d’État est en jeu, les agences gouvernementales vont presque toujours intervenir pour protéger les entreprises ou autres institutions des conséquences du ciblage tertiaire. Pour être capable de priver les principaux acteurs du complexe militaro-industriel de l’ensemble de leurs ressources, un mouvement se devrait d’être particulièrement puissant.
Il ne s’agit pas nécessairement d’un argument contre le ciblage tertiaire, mais plutôt d’un rappel visant à fixer des attentes réalistes et à formuler des objectifs atteignables. Même s’il n’est pas possible de faire fermer toutes les entreprises d’armement du monde les unes après les autres (du moins, pas sans un changement social à une échelle encore plus grande), l’ouverture d’un champ d’actions plus conflictuelles pourrait offrir un moyen de pression supplémentaire sur les politicien·nes et autres décideur·ses qui donnent aujourd’hui à Israël carte blanche pour mener à bien son nettoyage ethnique. L’élargissement de l’éventail des stratégies auxquelles des militant·es peuvent participer et la multiplication des cibles qu’iels peuvent identifier pourrait ouvrir de nouveaux théâtres d’opérations en donnant à de nouveaux·lles participant·es des points d’intervention locaux, et en intensifiant l’intensité des protestations en cours et de la pression sur celle et ceux qui détiennent le pouvoir d’arrêter les flots d’armes et de sang.
Programme d’échange international des forces de l’ordre de Géorgie (ndt) ↩
Selon l’IDF, au moins « 3000 militants » auraient participé à l’attaque. ↩
Certains articles suggèrent que des Israélien·nes auraient été tué·es par les forces israéliennes le 7 octobre, que ce soit à la suite de « tirs croisés nourris » ou de « tirs d’obus sur des maisons avec tous·tes leurs occupant·es à l’intérieur afin d’éliminer les terroristes, mais aussi les otages ». ↩
Comité d’Atlanta pour le progrès (ndt) ↩
Voix juive pour la paix (ndt) ↩
Pas en notre nom (ndt) ↩
Sans doute en référence à l’expression « If not now, then when? », « Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? » (ndt) ↩