25.11.2024 à 08:51
Teresa Valle a subi plusieurs agressions, mais elle se souvient de la première beaucoup plus clairement que des autres. C'était en 2007, dans la salle d'attente du service des urgences. Alors enceinte de huit mois, elle s'approche d'un patient souffrant d'une forte rage de dents. Pour le soulager pendant l'attente, elle lui apporte un analgésique et un verre d'eau. « Il me l'a jeté au visage », explique la doctoresse en revivant la scène, 17 ans plus tard. « Cela ne m'a pas blessé (…)
- Actualité / Monde-Global, Travail décent, Santé et sécurité, Violence, Femmes, Services publics, Travail, Austérité, Charles KatsidonisTeresa Valle a subi plusieurs agressions, mais elle se souvient de la première beaucoup plus clairement que des autres. C'était en 2007, dans la salle d'attente du service des urgences. Alors enceinte de huit mois, elle s'approche d'un patient souffrant d'une forte rage de dents. Pour le soulager pendant l'attente, elle lui apporte un analgésique et un verre d'eau. « Il me l'a jeté au visage », explique la doctoresse en revivant la scène, 17 ans plus tard. « Cela ne m'a pas blessé physiquement, mais cela m'a blessé en mon for intérieur. »
Après cette première agression, il y en a eu une deuxième, une troisième, puis une quatrième. Il y a eu des menaces de mort, des insultes, des tentatives de gifles. Il y a eu plusieurs procès et plusieurs ordonnances d'éloignement. Tel est le bilan de 20 ans d'exercice de la médecine, l'envers d'une vocation auquel elle ne s'attendait pas. « Je n'étais pas la seule touchée, tous mes collègues l'étaient aussi. À la fin de notre service en fin début de soirée, nous avions l'habitude de nous raccompagner les uns les autres jusqu'à la voiture, par précaution ».
Les professionnels de la santé sont régulièrement victimes de violences ; ils sont la cible facile d'une société qui a choisi de décharger sa colère sur ceux qui sont là pour la soigner. Ce phénomène touche le monde entier.
À travers le monde, 25 % des victimes de violence au travail sont des soignants, et plus de 60 % d'entre eux ont subi une forme ou autre de violence.
C'est le symptôme d'une pathologie sociale (de manière générale, la violence au travail touche aujourd'hui un travailleur sur cinq) qui se propage de manière plus virulente dans le domaine de la santé. Plus que dans l'enseignement (qui représente 7 % des agressions), les transports (également 7 %) ou la police (5 %) à titre d'exemple.
Des institutions telles que l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l'Organisation internationale du travail (OIT) la qualifient d'« urgence internationale », avec des implications pour les professionnels eux-mêmes, mais aussi pour l'ensemble des systèmes de santé. « Un jour, un patient nous a menacés avec une paire de ciseaux », explique la Dr Valle. « Je me suis enfermée dans les toilettes, j'étais morte de peur. Pourquoi dois-je subir une telle expérience alors que je ne fais que mon travail ? »
Pendant longtemps, les agressions contre le personnel soignant sont restées un problème dont on ne parlait qu'à voix basse entre collègues. « Comme pour la violence de genre, tout était caché. Le professionnel souffre parce que son rôle de guérisseur est remis en question. La victime elle-même se sent coupable. Elle sent qu'elle s'est fourvoyée et elle en a honte », analyse pour Equal Times José Manuel Bendaña, membre de l'Observatoire des agressions de l'Ordre des médecins espagnols.
Ce n'est qu'au tournant du siècle que le phénomène a été porté à la connaissance du public. En 2002, l'OMS et l'OIT ont publié les premiers « Directives cadres pour lutter contre la violence au travail dans le secteur de la santé ». Depuis lors, la priorité a été accordée à la quantification de cette violence, afin de déterminer son étendue. En 2010, l'Espagne a été l'un des premiers pays à se doter d'un observatoire. Celui-ci a été mis en place par l'Ordre des médecins après l'assassinat d'une collègue médecin perpétré par un patient.
« La collecte des données a été très difficile à mettre en place. Nous sommes encore loin de disposer de chiffres réels », admet le Dr Bendaña. En effet, toutes les agressions ne sont pas signalées, et encore moins portées devant les tribunaux (à peine 10 %, selon l'organisation).
Seules les plus graves sont recueillies, celles qui incluent des violences physiques, mais le reste des violences (les plus fréquentes selon toutes les études), telles que les insultes, les menaces, la contrainte, sont souvent passées sous silence, soit parce qu'elles sont normalisées, soit par peur des représailles.
Aujourd'hui, les données disponibles montrent une augmentation constante des agressions d'année en année, avec pour seule exception l'année 2020, la pandémie de Covid-19 ayant réduit l'assistance en face-à-face. L'année 2023 est celle du dernier record en date. En Espagne, par exemple, plus de 14.000 agressions ont été signalées, soit 24,05 pour 1.000 soignants. Cela représente quatre points de plus qu'en 2022. En France, les plaintes pour violences physiques ou verbales ont augmenté de 27 % l'an dernier. En Australie, le nombre de plaintes pour agression a crû de 56 % depuis 2017. En Inde, 75 % des médecins ont déclaré avoir été confrontés à une forme de violence et en Chine, 96 % des hôpitaux ont connu une situation similaire.
Pourtant, de nombreux pays ne disposent encore d'aucun outil pour collecter des données. En Europe, seuls l'Espagne, la France, l'Italie, le Portugal et la Belgique en disposent. D'où le projet promu par les Ordres des médecins espagnol et français qui tente de créer un formulaire d'enregistrement des agressions unique pour toute l'Europe. L'information, soulignent-ils, est essentielle, surtout pour connaître les lieux et les causes des agressions, afin d'éviter qu'elles ne se reproduisent. On sait actuellement que les salles d'urgence et les consultations de soins primaires sont les lieux où la violence se produit le plus souvent. Les infirmières et les médecins sont les plus touchés. Ceux qui travaillent seuls, la nuit ou à domicile, les plus exposés au risque. Les patients, et en second lieu les membres de leur famille, sont les principaux agresseurs. Il ne s'agit d'ailleurs pas nécessairement de personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou d'addiction. Ce sont des patients de tous les types.
En 2019, Teresa Valle prend la décision, suite aux agressions, de quitter le service des urgences de l'hôpital où elle travaille. Elle rejoint un centre médical. « Mais quand j'y suis arrivée, j'ai constaté que le nombre d'agressions dans les soins primaires était beaucoup plus élevé et que les mesures de sécurité étaient beaucoup plus déficientes ».
La doctoresse, qui est également membre du Syndicat médical andalou (SMA), compare les centres de santé à des « pièges à rats ». Bon nombre d'entre eux ne disposent pas d'agents de sécurité ou de salles de consultation connectées entre elles pour faciliter la fuite en cas d'urgence. « Je me suis retrouvée à travailler avec un agresseur à la porte sans pouvoir quitter le cabinet. Nous sommes sans protection, sans défense face à une agression ».
En Espagne, depuis l'an 2000, de nouvelles mesures de sécurité ont été intégrées dans les établissements de santé, comme l'application Alertcops pour faciliter la communication avec les forces de sécurité, des cours pour apprendre à détecter les signes de menace ou à répondre aux comportements hostiles ou encore la création du poste d'Interlocuteur de la police pour les soignants. Le Code pénal a même été modifié pour que les agressions contre les soignants soient assimilées à des atteintes à l'autorité (bien que seules les blessures graves et les menaces soient considérées).
Dans d'autres pays, il existe des systèmes de vidéosurveillance, des détecteurs de métaux et des registres des agresseurs. En Italie, certains syndicats ont même demandé l'intervention de l'armée. Le renforcement de la sécurité semble être l'élément le plus urgent, mais suffit-il d'aborder le problème sous le seul angle de la sécurité ?
« La société que nous rencontrons est un miroir de la société réelle. Le niveau de crispation et d'agressivité se transmet également au secteur des soins de santé », explique Paloma Repila, du Syndicat infirmier SATSE. Ce climat tendu est également alimenté par un décalage par rapport aux attentes. Le principal élément déclencheur de la violence est lié au manque d'attention « perçu » par le patient.
« Le patient est davantage responsabilisé, mais pas de manière positive ; il n'est ni plus informé ni plus autonome », explique Mme Repila. « Le problème est que les gens vont voir le médecin ou l'infirmière en exigeant ce que ceux-ci doivent faire. Cela génère des attentes irréalistes et nuit à la confiance et au respect. »
Par ailleurs, les soins ne répondent pas aux attentes parce que le système est défaillant. La détérioration des soins de santé publics (où se produisent 80 % des agressions par rapport aux soins de santé dans le privé) est étroitement liée à l'augmentation de la violence, comme l'admet, par exemple, l'Association médicale mondiale : « le manque de personnel, les longs délais d'attente, les salles bondées, le manque de confiance dans le personnel soignant seraient autant d'éléments qui contribuent à la violence ».
Des études ont montré que le nombre d'agressions est plus élevé lorsqu'il y a moins d'infirmières, ou que la précarité, le caractère intérimaire et le stress chez les professionnels de la santé sont des facteurs prédictifs d'un comportement violent. « Il existe un lien direct : les conditions de travail précaires, telles que le travail intérimaire ou à temps partiel, exposent souvent davantage les soignants et les privent de soutien, ce qui aggrave leur vulnérabilité face à la violence. Ce sont aussi ces travailleurs qui sont les moins susceptibles de signaler les abus par crainte de représailles. Les taux de syndicalisation sont nettement plus faibles parmi les travailleurs précaires, ce qui limite leur protection et le soutien des syndicats », explique à Equal Times la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP).
Suffit-il dès lors de renforcer la sécurité pour résoudre le problème ? « Bien sûr que non », soulignent Javier Rodríguez et Alejandra Martínez, membres de l'Observatoire d'anthropologie médicale (OAM) et auteurs de l'étude la plus récente sur la violence à l'encontre des soignants en Espagne. Ils décrivent le phénomène à travers la métaphore d'un arbre dont les feuilles représenteraient la violence des patients (physique ou verbale), le tronc, la violence institutionnelle exercée par les gestionnaires (qui comprend la surcharge administrative ou le manque de soutien aux travailleurs) et les racines, la violence structurelle (manque de ressources, conditions précaires, manque de sécurité de l'emploi).
« La violence, c'est par exemple de ne vous donner que cinq minutes pour vous occuper d'un patient », déclare M. Rodríguez.
D'après l'étude, ces trois types de violence interagissent et se renforcent mutuellement. « C'est pourquoi nous devons commencer par les racines et le tronc », déclare Mme Martínez, « afin que les feuilles puissent être différentes ». Cela inclut des mesures législatives (en Espagne, par exemple, des appels sont lancés depuis longtemps en faveur d'une loi commune sur l'agression pour l'ensemble du pays), de mesures judiciaires (notamment l'amélioration des mécanismes de signalement), de mesures organisationnelles (davantage de personnel, de temps de travail, de meilleures conditions de travail) ou même de mesures environnementales (éviter les salles d'attente trop petites ou mal aménagées). Toutes ces mesures figuraient déjà dans les directives publiées par l'OMS et l'OIT en 2002. « Changer et améliorer les pratiques de travail est un moyen très efficace et peu coûteux de désamorcer la violence », précise le document.
« Nous devons nous doter de politiques générales et sectorielles pour mieux prévenir la violence, et ces politiques doivent être conçues en collaboration avec les syndicats et les travailleurs », insiste la FSESP. « C'est précisément ce que nous avons commencé à faire dans l'UE en négociant une nouvelle série de directives sur la violence sur le lieu de travail. Bien qu'elles ne soient pas contraignantes, elles peuvent avoir un impact significatif sur les politiques nationales ».
Un consensus se dégage sur le fait qu'« aucune agression n'est justifiée », mais aussi sur le fait qu'il est possible d'agir pour empêcher que se crée un mauvais terreau. « Il est indispensable d'améliorer la formation générale en matière de santé », déclare la Plate-forme des organisations de patients (POP) en Espagne. D'après leur propre enquête menée auprès de patients souffrant de maladies chroniques, leur niveau de satisfaction à l'égard des soins de santé est faible, particulièrement depuis la pandémie. Ainsi, 43 % des personnes interrogées ont déclaré qu'elles ne comprenaient pas bien la communication de leur diagnostic. « Il faut incontestablement améliorer et renforcer l'information et la communication entre le patient et le soignant », souligne la Plate-forme.
Les données servent à prévenir, mais aussi à faire apparaître d'autres types de causes sous-jacentes, comme le facteur du genre. En effet, 78 % des victimes d'agressions contre le personnel soignant sont des femmes. Elles reçoivent deux fois plus d'insultes et de menaces.
D'aucuns pourraient faire valoir que cela s'explique par le fait que les femmes représentent 67 % des emplois dans le secteur de la santé au niveau mondial et qu'elles sont donc davantage exposées aux risques d'un point de vue statistique. Mais, comme le soulignent certaines études, cela constituerait une simplification excessive.
La violence à l'encontre des travailleuses est un problème structurel dans un secteur où elles sont plus nombreuses que les hommes. Elles n'occupent que 25 % des postes dirigeants, mais sont surreprésentées dans les postes les plus susceptibles d'être victimes d'agressions.
À cela s'ajoute le fait que de nombreuses agressions ont une composante sexiste, y compris les cas de harcèlement sexuel, qui représentent 12 % de la violence à l'encontre des soignants. « Certains patients vous manquent de respect parce que vous êtes une femme, ils s'enhardissent et vous regardent d'une manière différente », explique la Dr Valle.
Outre le genre, l'étude d'Alejandra Martínez et Javier Rodríguez recommande également d'analyser d'autres variables, telles que l'âge, la nationalité ou la religion, en référence à l'arrivée progressive de soignants d'origines diverses. Dans tous les cas, des recherches supplémentaires sont nécessaires. D'autant plus que le coût de ce type de violence est de plus en plus élevé.
Il se traduit, entre autres, par des niveaux plus élevés de stress, d'anxiété et de syndrome d'épuisement professionnel (« burnout »). « Rien ne répare les dégâts que l'on subit à l'intérieur de soi. Vous retournez au travail avec la peur au ventre, la peur que cela vous arrive à nouveau ; vous pesez vos mots, vous ne faites pas votre travail comme il se doit, c'est-à-dire de manière détendue et en toute sécurité. Et cela n'affecte pas uniquement le médecin, l'agression a des répercussions sur tous les patients », explique la Dr Valle.
« Certaines de mes collègues ont réduit leur journée de travail ou ont refusé de travailler dans un centre donné après avoir été agressées », dénonce Paloma Repila, du Syndicat infirmier. « La violence entrave la liberté professionnelle et affecte même le salaire. »
Selon les projections de l'OMS, on estime que d'ici 2030, 18 millions de nouveaux soignants seront nécessaires pour répondre aux besoins sanitaires au niveau mondial. Il sera difficile de les attirer dans le secteur s'ils continuent à se rendre au travail avec l'estomac noué.