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19.11.2025 à 12:33
Yurani Marcela Lancheros, 36 ans, est en Espagne depuis deux ans et quatre mois. « Non, cinq. Le 13, ça en fera cinq », rectifie-t-elle. Les comptes ont leur importance. Yurani, infirmière de métier, est arrivée de son pays d'origine, la Colombie, avec ses enfants de 12 et 7 ans. Tous avec des visas de tourisme. C'est comme ça que ça marche et pas autrement, lui a-t-on dit. On atterrit en touristes puis on reste. On reste et on se fond dans la masse, on « n'existe pas » juridiquement, mais (…)
- Actualité / Espagne, Travail décent, Migration, Réfugiés, Politique et économie, UE, Extrême-droite , Salman YunusYurani Marcela Lancheros, 36 ans, est en Espagne depuis deux ans et quatre mois. « Non, cinq. Le 13, ça en fera cinq », rectifie-t-elle. Les comptes ont leur importance. Yurani, infirmière de métier, est arrivée de son pays d'origine, la Colombie, avec ses enfants de 12 et 7 ans. Tous avec des visas de tourisme. C'est comme ça que ça marche et pas autrement, lui a-t-on dit. On atterrit en touristes puis on reste. On reste et on se fond dans la masse, on « n'existe pas » juridiquement, mais on travaille. Dans l'agriculture, la construction, l'hôtellerie et la restauration, les soins et les services de nettoyage à domicile. Des secteurs où il est possible de travailler sans « exister ».
« Vivre sans papiers, c'est très dur. Cela implique de devoir être prête à tout endurer, jusqu'à la maltraitance, l'humiliation. Cela veut dire s'échiner à la tâche, être très mal payée, ne presque jamais voir sa famille, ne pas avoir de liens sociaux, ne pas avoir de vie », confie Yurani.
Son profil, celui d'une femme d'origine latino-américaine appartenant à la tranche d'âge de 30 à 60 ans, employée dans les soins et le travail domestique, est aujourd'hui représentatif d'une grande partie de la population migrante en situation irrégulière en Espagne. Une population difficile à quantifier – environ 700.000 personnes, selon certaines estimations – qui, contrairement à ce que l'on croit généralement, arrivent le plus souvent non pas sur des embarcations de fortune via la Méditerranée, ni en franchissant physiquement les frontières, mais par les aéroports, comme n'importe quel autre touriste.
Une fois entrées, ces personnes subsistent du mieux qu'elles peuvent, avec toutes les limitations qu'implique la vie dans la clandestinité, jusqu'à ce qu'elles trouvent – avec un peu de chance – un moyen de régulariser leur situation. Deux ans et cinq mois plus tard, Yurani vient d'y parvenir.
« Lorsque j'ai appris que ma demande d'“arraigo” avait été acceptée, j'ai pleuré de joie. Je ne pensais qu'à une seule chose : ça y est, nous existons enfin, nous avons une carte d'identité ».
Le terme « arraigo » vient de « prendre racine » et désigne une notion juridique propre au système espagnol, la seule procédure ordinaire qui permette, sous réserve de remplir certaines conditions, de régulariser tous ces travailleurs invisibles et de leur accorder un permis pour séjourner et travailler dans le pays. Ce qu'ils et elles faisaient déjà, mais cette fois sans crainte et avec des papiers en règle.
En 2025, le gouvernement espagnol a décidé de s'engager dans cette voie, à contre-courant de la tendance anti-immigration mondiale actuelle, en élargissant et en facilitant les possibilités pour des personnes comme Yurani de se sortir de leur situation irrégulière.
L'arraigo n'était toutefois pas la première option. L'Espagne, à l'instar d'autres pays européens (Italie, Portugal, Grèce, France), a d'abord tenté des régularisations extraordinaires. Il s'agissait dans ce cas de procédures exceptionnelles et massives visant à régulariser en bloc des centaines de ressortissants étrangers. En Espagne, neuf régularisations extraordinaires ont été menées entre 1986 et 2005, sous des gouvernements de différents bords, jusqu'à ce que la Commission européenne n'intervienne. Tout en reconnaissant la nécessité d'intégrer ces personnes, elle a proposé que la régularisation se fasse au cas par cas et non en bloc.
C'est ainsi qu'a vu le jour le concept d'arraigo, à savoir la possibilité de demander un permis de séjour et de travail temporaire, à condition de pouvoir prouver que l'on réside en Espagne depuis au moins trois ans et que l'on y a établi des liens, qu'ils soient familiaux, professionnels (en fournissant un contrat de travail provisoire) ou sociaux (en fournissant une attestation d'intégration délivrée par la municipalité).
« L'arraigo est une voie de sortie », souligne M. Fanjul. « Imaginez une baignoire dans laquelle l'eau coule en continu : l'arraigo est comme un trop-plein qui empêche la baignoire de déborder et que la situation ne devienne comme aux États-Unis, où une population indéterminée comprise entre 12 et 15 millions de personnes vit depuis des décennies en situation irrégulière. »
Depuis 2005, l'arraigo a connu différentes réformes, mais la plus « ambitieuse et complète » – selon les termes de la ministre des Migrations, Elma Saiz – a eu lieu en 2024 et est entrée en vigueur en mai 2025. La norme prévoit jusqu'à cinq modalités d'arraigo : en plus de la régularisation sociale, familiale et de deuxième chance (pour les étrangers qui ont perdu leur ancien permis pour des raisons administratives), la régularisation est surtout facilitée par la voie socio-professionnelle (à condition de disposer d'un contrat d'au moins 20 heures semaine) et socio-éducative (en s'inscrivant à une formation professionnelle ou secondaire non obligatoire).
Un autre aspect important est que la durée de séjour obligatoire en Espagne pour la régularisation est écourtée de trois à deux ans, ce qui représente une année de moins d'insécurité, de précarité et de travail non déclaré.
La nouvelle réglementation espagnole se démarque de la politique actuelle de rejet des migrants économiques. Le problème, estiment les acteurs sociaux, est qu'elle laisse les demandeurs d'asile sans protection. Pour tenter de décourager ce recours, la réglementation pousse directement vers l'irrégularité les personnes dont la demande d'asile est rejetée. Ces personnes ne seront de fait pas éligibles à l'arraigo sans être passées par le calvaire de deux années sans papiers.
C'est précisément ce que craint le plus Sara María Viafra. Pharmacienne d'origine colombienne de 52 ans, elle est arrivée en Espagne en 2022, après avoir fui les menaces de la guérilla. Elle est arrivée avec un visa touristique, car elle ne pouvait pas faire autrement. Ce n'est qu'une fois dans le pays qu'elle a déposé une demande d'asile, ce qui lui a permis d'obtenir la « carte rouge (tarjeta roja) » qui autorise les demandeurs de séjourner et de travailler légalement pendant que leur demande est traitée.
C'est ainsi que Sara travaille, avec une autre collègue paraguayenne, en tant que soignante auprès d'une femme atteinte de sclérose en plaques et de sa mère atteinte d'Alzheimer. Un emploi qu'elle risque de perdre après trois ans si sa demande d'asile est rejetée. « Si ma demande est refusée, je vous avoue sincèrement que je n'oserais pas sortir dans la rue. L'idée de passer deux ans sans papiers me fait très peur. »
Des cas comme celui de Sara ont conduit plusieurs organisations à saisir la Cour suprême, et d'autres à réclamer une nouvelle régularisation extraordinaire – une pétition qui a déjà recueilli le soutien de 600.000 signatures citoyennes – afin de pouvoir traiter tous ces cas.
« Il s'agit de personnes qui travaillaient, cotisaient, payaient des impôts et que nous avons soudainement placées dans une situation irrégulière pendant deux ans, avant de les ramener à la régularité. Cela n'a aucun sens », explique Elena Muñoz, coordinatrice nationale du département juridique de la Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR).
Des propos que partage Antonio Borrego, l'avocat de Sara à l'Asociación Málaga Acoge. « Dans l'hypothèse où sa demande d'asile se verrait rejetée, Sara ne disposerait plus que de deux options : faire appel de cette décision et prolonger l'agonie, ou attendre deux ans dans l'irrégularité. Une punition gratuite. »
En 2024, le nombre total de régularisations accordées en vertu de l'arraigo en Espagne a atteint 223.396 cas. Pour cette année, le gouvernement estime que la nouvelle réforme permettra de régulariser en moyenne 300.000 personnes. Les syndicats ont toutefois revu leurs attentes à la baisse, étant donné que de nombreuses nouvelles demandes sont déjà retardées en raison d'un manque de ressources dans les offices des étrangers. Le renforcement des effectifs n'a pas été à la hauteur de la norme.
Malgré cela, les syndicats sont généralement favorables à cette approche. Du côté de l'UGT, Patricia Ruiz, secrétaire à la santé au travail, reconnait que « la réforme représente une avancée réelle et concrète en matière d'immigration ; il est nécessaire de reconnaître à ces personnes la possibilité d'être des citoyens à part entière, puisqu'elles contribuent à l'économie ».
La question qui se pose face aux nouvelles dispositions de l'arraigo est de savoir pourquoi une procédure censée sortir les personnes de l'irrégularité continue de contraindre celles-ci – ainsi que les demandeurs d'asile – à passer deux ans sur ce territoire dans la clandestinité, les condamnant à vivre dans la précarité de l'économie informelle, avec tous les abus que cela suppose. Il est bien connu que le statut de migrant irrégulier est aujourd'hui l'un des déterminants les plus défavorables de la vulnérabilité sociale et juridique, que leur statut irrégulier fait de ces personnes des citoyens de troisième ordre, restreignant leurs droits, limitant leur accès à la justice, à la santé ou à l'éducation, ainsi qu'aux aides publiques, rendant difficile leur accès au logement et les conduisant au chômage et à l'exploitation.
Cette conjonction de difficultés explique leurs niveaux très élevés d'exclusion sociale, 81 % contre 68 % pour les ressortissants de pays non membres de l'UE en situation régulière, soit 26 % de la population espagnole. Le sort des enfants sans papiers est également dramatique. Pour eux, l'irrégularité est synonyme de peur et de précarité, mais aussi de manque d'opportunités puisqu'ils ne peuvent pas obtenir de diplômes, de bourses d'études ou d'aides publiques.
Pour Juan Iglesias, sociologue et chercheur à l'Institut des migrations internationales de l'université de Comillas, l'irrégularité persiste dans la mesure où tous ces travailleurs invisibles, précaires, productifs et sans droits soutiennent le système.
« Personne ne veut le dire explicitement, mais l'immigration irrégulière telle qu'elle existe a été fondamentale pour notre marché du travail, pour la croissance de notre économie, pour les grandes entreprises, pour les petits employeurs, pour les familles qui doivent répondre à leurs besoins en matière de soins. Nous sommes tous concernés. »
À plus long terme, toutefois, l'irrégularité est également préjudiciable pour le pays dans son ensemble. Selon une étude de la Fundación porCausa, l'Espagne perd chaque année au moins 3.400 euros en impôts et cotisations pour chaque travailleur sans papiers.
« Vous aurez beau augmenter la taille du trop-plein, le problème fondamental est que la baignoire continue de se remplir de personnes arrivant de manière irrégulière. Le fait est que nous avons un modèle migratoire défaillant. Ce qu'il faut, c'est faciliter des voies de migration sûres, légales et ordonnées : visas de recherche d'emploi, mécanismes de recrutement à l'origine, modèles de mobilité temporaire. Il s'agit de programmes pas toujours faciles à mettre en œuvre. Dans certains pays, il faut composer avec des institutions faibles et un manque de ressources financières. Le principal problème n'est cependant pas d'ordre technique ou économique, mais politique. Le système est étouffé par une prudence pathologique, du fait qu'il s'agit d'un enjeu hautement inflammable. »
Quatre mois à peine après l'entrée en vigueur de la nouvelle réglementation sur l'immigration, les groupes politiques de droite et d'extrême droite PP et Vox se sont alliés pour voter au Congrès en faveur d'une proposition visant à « restreindre la régularisation des immigrés par le biais de l'arraigo ». La proposition, bien qu'elle n'ait pas été adoptée, reflète un positionnement clair : l'intention de profiter de ce potentiel « inflammable », de l'attiser suffisamment pour rallier le soutien de la population.
« Ceux qui soutiennent ces arguments contre le droit à la régularisation le font soit par ignorance, soit par pure hypocrisie. Ils savent comment fonctionne le système, mais ils préfèrent alimenter les narratifs xénophobes à des fins électoralistes », souligne M. Iglesias.
« La suppression de l'arraigo ferait beaucoup de tort aux migrants, mais elle ferait un tort extraordinaire à la société dans son ensemble, elle engendrerait un véritable chaos. Elle créerait des poches de marginalité, des sociétés de deuxième et troisième classe, elle rendrait nos sociétés plus difficiles, plus insécurisées, plus pauvres », a déclaré Gonzalo Fanjul.
L'arraigo ne constitue pas une garantie de conditions justes et égales. Il n'est pas toujours facile de faire pousser des racines dans une terre aride. Comme le montre l'étude Un arraigo sobre el alambre (« L'arraigo sur le fil »), réalisée par Juan Iglesias et d'autres auteurs, si les migrants, une fois régularisés, parviennent à une bonne intégration socioculturelle, l'intégration économique et professionnelle, en revanche, est loin d'être simple. Même avec des papiers, ils continuent de faire l'objet d'une ségrégation, qui se traduit par des emplois, des salaires et des logements moins bons. Il s'agit d'un enracinement précaire, néanmoins, rappelle M. Iglesias, la démarche « s'inscrit dans le sens de la dignité ».
En définitive, que l'on modifie ou non le dispositif d'arraigo, « ce qui ne changera pas », insiste le sociologue, « c'est notre besoin structurel de main-d'œuvre, d'immigration. Ils continueront à venir travailler, mais dans de moins bonnes conditions, avec plus d'informalité, avec moins de droits, comme aux États-Unis ».