18.10.2024 à 06:58
Alors que les températures autour du centre de distribution d'Amazon à Manesar, dans le nord de l'Inde, frôlaient les 45 degrés au début de l'été, Priyanka [nom d'emprunt] se souvient comment les responsables de la société ont réuni les travailleurs pour leur faire prêter serment de ne pas interrompre leur travail pour aller aux toilettes ou boire de l'eau, et ce, afin d'atteindre un objectif donné de production.
« Personne n'a refusé de prêter serment », explique-t-elle à Equal Times par (…)
Alors que les températures autour du centre de distribution d'Amazon à Manesar, dans le nord de l'Inde, frôlaient les 45 degrés au début de l'été, Priyanka [nom d'emprunt] se souvient comment les responsables de la société ont réuni les travailleurs pour leur faire prêter serment de ne pas interrompre leur travail pour aller aux toilettes ou boire de l'eau, et ce, afin d'atteindre un objectif donné de production.
« Personne n'a refusé de prêter serment », explique-t-elle à Equal Times par téléphone depuis Manesar. « Les travailleurs avaient peur de perdre leur emploi s'ils ne suivaient pas les injonctions des responsables. Ils sont soumis à une forte pression financière et ne comprennent pas que la société n'a pas le droit d'agir de la sorte ».
Priyanka explique qu'elle est tenue de déplacer et ranger 150 articles par heure, 10 heures par jour, sous peine d'être licenciée si elle baisse le rythme. Certains articles étant très lourds, le travail en est non seulement douloureux, mais aussi éreintant.
Ce jour-là, le 16 mai 2024, les températures locales étaient tellement élevées que des oiseaux tombaient littéralement du ciel. Et pourtant, « des responsables nous suivaient, surveillaient la liste [des articles à trier], alors nous nous sommes juste concentrés sur notre travail », déclare-t-elle. « Ils nous criaient dessus en nous poussant à en faire toujours plus, mais il faisait tellement chaud qu'il nous était difficile de faire quoi que ce soit ».
Sunniye, une employée de la zone de chargement de l'usine, explique que la chaleur était « si forte qu'il fallait se couvrir de vêtements pour éviter de brûler au soleil, mais cela voulait dire que les travailleurs transpiraient, étaient déshydratés et souffraient d'épuisement ».
Priyanka raconte qu'au cours des deux années qu'elle a passées dans l'entrepôt, une vingtaine de travailleurs se sont effondrés sur le sol et ont été envoyés à l'hôpital du fait qu'ils travaillaient dans une telle chaleur. Ces travailleurs (et les collègues qui les accompagnent à l'hôpital) voient leur salaire être réduit de façon régulière.
Un porte-parole d'Amazon India, qui a demandé à ne pas être nommé, a déclaré à Equal Times que l'entreprise se conformait à toutes les lois et réglementations et offrait à ses employés « un salaire compétitif, des conditions de travail confortables et une infrastructure spécialement conçue ». D'après lui, Amazon avait mis en place des mesures de refroidissement et de surveillance de la chaleur dans tous ses bâtiments, et avait également assuré « un approvisionnement plus que suffisant en eau froide et en boissons hydratantes, ainsi que des pauses régulières dans un environnement plus frais ».
Interrogé sur les événements du 16 mai, le représentant de l'entreprise a déclaré qu'Amazon avait « mené une enquête détaillée, trouvé un incident isolé de mauvais jugement de la part d'un individu qui était totalement inacceptable et contraire à [leurs] politiques, et pris des mesures disciplinaires ».
Cependant, le responsable n'a pas répondu à des questions spécifiques sur l'usine de Manesar – comme le serment que les travailleurs disent avoir été forcés de prêter ou les 20 travailleurs qui y auraient été hospitalisés depuis 2022 – et a également refusé de répondre aux questions sur la politique de l'entreprise telles que les contrats de travail à court terme, le contournement des limites du salaire minimum ou la question de savoir si l'entreprise met les syndicalistes sur liste noire.
Les deux travailleuses, âgées d'une vingtaine d'années, ont accepté de parler à Equal Times sous couvert d'anonymat, car elles craignaient de subir des représailles. Leur travail et celui de milliers de personnes a contribué à faire de Jeff Bezos, le PDG d'Amazon, le deuxième homme le plus riche du monde, avec une fortune estimée à plus de 200 milliards de dollars (183,78 milliards d'euros).
Ce n'est pas la première fois que ce mastodonte de la technologie se heurte au droit du travail indien en utilisant un modèle de travail très critiqué d'extraction et d'exploitation qu'il reproduit dans le monde entier.
En Inde, les travailleurs d'Amazon sont fréquemment embauchés sur la base de contrats à court terme — d'un, trois ou onze mois — soit moins que le délai d'un an nécessaire pour bénéficier des avantages sociaux prévus par la loi, indique Dharmendra Kumar, président de l'Association des travailleurs d'Amazon Inde, membre d'UNI Global Union. À la fin d'un contrat de 11 mois, « ils vous licencient puis vous réembauchent », explique-t-il.
Amazon exploite également certaines « zones grises » juridiques pour obliger les employés à travailler 50 heures au lieu de 48, en comptabilisant les pauses déjeuner comme du temps non travaillé.
Par ailleurs, « pour éviter de payer plus que des salaires de misère, ils choisissent des emplacements [pour leurs entrepôts] où le salaire minimum est très bas », poursuit-il. « À Delhi, le salaire minimum des travailleurs avoisine les 200 euros par mois (217,62 dollars US). Mais à 10 minutes en voiture de Delhi, il n'est que de 100 à 110 euros (108,81 à 119,69 dollars US), et c'est donc là qu'ils s'installent. Le travailleur moyen n'a pas les moyens de vivre à Delhi ».
Presque tous les employés d'Amazon sont embauchés par l'intermédiaire de ce que M. Kumar appelle des « fournisseurs tiers », une manœuvre qui permet d'externaliser les coûts de mise en conformité et les responsabilités juridiques. Et quand l'entreprise découvre qu'un travailleur a adhéré à un syndicat, « elle trouve toujours un moyen de l'inscrire sur une liste noire afin qu'il ne puisse plus continuer à travailler pour eux », explique M. Kumar à Equal Times.
Pourtant, Priyanka soutient qu'environ 200 travailleurs de l'usine de Manesar (sur un effectif compris entre 1.300 et 1.800 personnes) ont désormais rejoint le syndicat.
Leur lutte a été mise en lumière le mois dernier avec le lancement d'un nouveau projet de recherche dirigé par la Confédération syndicale internationale [voir Ces entreprises qui menacent la démocratie), qui analyse les pratiques antidémocratiques employées par Amazon et six autres sociétés transnationales : Tesla, Meta, ExxonMobil, Blackstone, Vanguard et Glencore.
« Leur combat est une lutte pour l'argent et le pouvoir », déclare Atle Høie, secrétaire général d'IndustriAll Global Union. « Bon nombre des plus grandes multinationales sont aujourd'hui plus puissantes financièrement que de nombreux gouvernements et elles usent de leur influence pour obtenir des lois qui favorisent leur quête de contrôle. Virtuellement aucun pays n'a mis en place de politiques susceptibles de modifier cette tendance et la réaction des syndicats et de la société civile demeure insuffisante jusqu'à présent. »
Outre les tactiques traditionnelles visant à écraser les syndicats et à priver les travailleurs du droit à la syndicalisation et à la négociation collective, ces sept entreprises « dépensent des sommes considérables et exercent une pression intense sur les gouvernements par le biais du lobbying en vue de faire adopter des politiques impopulaires auprès de la majorité des électeurs », déclare Todd Brogan, directeur des campagnes de la CSI.
Le rapport révèle que les efforts d'influence des entreprises ne se bornent pas à établir des contacts officieux avec des fonctionnaires, mais qu'elles vont jusqu'à financer des mouvements politiques d'extrême droite et des groupes qui tentent de ralentir ou d'empêcher l'adoption de mesures climatiques.
À ce titre, le combat des travailleurs indiens d'Amazon était « au cœur du débat », explique M. Brogan. « En général, les politiciens et les institutions mondiales se contentent de belles paroles à l'égard de personnes comme ces travailleurs d'Amazon, tout en donnant le pouvoir aux sociétés transnationales. Nous estimons qu'il faudrait inverser les rôles ».
Au cours des trois prochains mois, une occasion de réécrire ces rôles s'ouvrira grâce à une série de réunions institutionnelles de haut niveau et de conférences mondiales qui se tiendront à travers le monde.
Les acteurs en présence iront du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale au sommet sur le climat COP29 en Azerbaïdjan et, peut-être plus important encore, aux négociations de la mi-décembre au sein du groupe de travail intergouvernemental des Nations unies en vue d'un traité contraignant obligeant les sociétés transnationales à respecter les droits humains.
À ce jour, les négociations « traînent depuis 2014, car les États n'en font pas une priorité et ne les prennent pas au sérieux », estime M. Brogan. Mais la pression monte à mesure que les prochaines élections américaines focalisent les esprits.
M. Høie déclare à Equal Times : « Nous avons besoin d'une prise de conscience de la part des gouvernements importants au niveau mondial. Si Donald Trump est élu aux États-Unis, c'est un signal clair que le pouvoir des entreprises va s'accroître et que la spirale va se poursuivre. Les syndicats devront trouver un moyen d'inciter les travailleurs à adhérer et à recréer une force positive suffisamment puissante pour infléchir la tendance. »
Il poursuit : « Il y a des signes indiquant que cela se produit même aux États-Unis, mais c'est loin d'être suffisant. Les syndicats devront se concentrer sur l'organisation, sur la conclusion d'accords juridiquement contraignants avec les grandes entreprises et sur l'inclusion de droits syndicaux exécutoires dans les accords commerciaux internationaux. »
Les nouvelles initiatives législatives de la Commission européenne sur la durabilité des entreprises et le devoir de vigilance et sur les travailleurs des plateformes pourraient, si elles sont utilisées de manière constructive, « ouvrir la voie à une meilleure mise en œuvre des droits syndicaux fondamentaux », déclare M. Høie. Autrement, « il ne s'agira que d'une nouvelle vague de rapports d'entreprise sans effet ».
La directive de l'UE sur le devoir de vigilance des entreprises oblige celles-ci à vérifier que leurs chaînes d'approvisionnement ne sont pas entachées de violations des droits humains et de l'environnement, tandis que la directive sur les travailleurs des plateformes interdit que ces travailleurs soient classés comme « indépendants » ou licenciés par des algorithmes informatiques.
M. Brogan considère que ces lois sont « un pas dans la bonne direction », mais il estime néanmoins qu'elles sont insuffisantes pour permettre la transformation globale qui s'impose et qui n'a actuellement « pas de véritable champion ». Il en identifie la raison (à l'échelle mondiale) comme étant « l'influence indue et non démocratique des entreprises. »
L'UE n'a pas immédiatement répondu aux demandes de commentaires sur sa position dans les négociations de l'ONU en vue d'un accord exécutoire pour lutter contre l'injustice des entreprises. Mais le désir ardent de disposer d'un traité juridiquement contraignant s'est clairement manifesté lors d'un séminaire en ligne organisé à l'occasion de la publication du rapport de la CSI le mois dernier, au cours duquel les intervenants ont tous réclamé des mesures.
David Adler, coordinateur de l'Internationale Progressiste et ancien conseiller du sénateur démocrate des États-Unis Bernie Sanders et de l'ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, a appelé à une réflexion stratégique afin de transformer en campagnes les articles de presse sur les pratiques d'entreprise douteuses.
« Ne rejetez pas la faute sur les décideurs politiques », a-t-il déclaré lors du webinaire. « Ils échouent encore et encore et tout ce qu'ils peuvent faire, c'est nous décevoir, mais nous devons veiller à être tactiques et lucides quant aux violations spécifiques [des droits humains par les entreprises] d'un point de vue juridique et établir que cela doit être la base d'une riposte commune et coordonnée de la part de nos membres. »
15.10.2024 à 05:00
Léo Roussel
Linda Hardman commençait à trouver le temps long. Aide-soignante en maison de retraite depuis plus de 20 ans, jamais elle n'avait connu d'avancées aussi importantes que lors des deux dernières années pour ses conditions de travail.
Hausses de salaires et reconnaissance d'une profession « sous-évaluée » par les plus hautes instances australiennes, telles sont ces avancées. Le ciel semble enfin s'éclaircir pour Linda, et pour l'ensemble de sa profession, après des années de lutte. « [Par le (…)
Linda Hardman commençait à trouver le temps long. Aide-soignante en maison de retraite depuis plus de 20 ans, jamais elle n'avait connu d'avancées aussi importantes que lors des deux dernières années pour ses conditions de travail.
Hausses de salaires et reconnaissance d'une profession « sous-évaluée » par les plus hautes instances australiennes, telles sont ces avancées. Le ciel semble enfin s'éclaircir pour Linda, et pour l'ensemble de sa profession, après des années de lutte. « [Par le passé], on a bien eu les augmentations habituelles obtenues par des négociations avec les entreprises, mais on a toujours été sous-payées », indique-t-elle.
Mais en mars dernier, la Fair Work Commission, tribunal chargé des relations de travail en Australie, a pris une décision historique pour les aides-soignantes et autres travailleuses en maison de retraite ou à domicile. Reconnaissant une « sous-évaluation » de l'ensemble des métiers du secteur, le régulateur ordonnait ainsi une augmentation des salaires de base, allant jusqu'à 28,5%. Une hausse prenant en compte une augmentation de 15% déjà annoncée fin 2022 par le gouvernement australien.
Une victoire pour les différents syndicats ayant porté l'affaire devant la Fair Work Commission, le Health Services Union (HSU) et la Nurses and Midwives Federation Association (NMFA), mais surtout pour les nombreuses employées de ce secteur essentiellement féminin.
Il faut dire que ces dernières années, la situation était devenue invivable. Entre la pandémie de Covid-19, la hausse du coût de la vie en Australie, et des conditions de travail grandement détériorées, Linda accueille les décisions de la Fair Work Commission et du gouvernement avec joie.
« Je vis seule, je suis veuve, j'ai trois enfants adultes et cinq petits-enfants, je suis locataire… Ajoutez à cela l'augmentation du coût de la vie… Quand je vais recevoir cette augmentation, ça va améliorer ma qualité de vie, c'est certain », affirme l'aide-soignante. En Australie, l'inflation a atteint 7,8% à son pic en décembre 2022. Et les grandes villes du pays ont été frappées par une importante crise du logement. La région de l'Illawarra, au sud de Sydney, où habite Linda, n'a pas été épargnée.
« J'ai eu deux hausses de loyer successives. Avec ça vous faites des calculs, vous êtes obligée de faire attention… L'augmentation des salaires va rendre les choses un peu différentes », explique celle déléguée syndicale, qui doit prendre sa retraite dans trois ans.
Aussi loin qu'elle se souvienne, Jocelyn Hofman ne se rappelle pas, elle non plus, d'avoir déjà obtenu une victoire aussi significative. Elle se bat pourtant depuis de longues années pour l'obtention de meilleures conditions de travail avec le New South Wales Nurses and Midwives Association (NSWNMA), le principal syndicat des infirmières et des aides-soignantes dans l'état de Nouvelle-Galles du Sud.
Cette infirmière qualifiée, originaire des Philippines, travaille depuis 1987 dans le secteur de l'aide aux personnes âgées. Et lorsqu'on lui demande si elle a déjà obtenu une telle augmentation au cours de ses 37 ans de carrière, elle laisse échapper un rire accusateur : « Mon Dieu, non, rien d'aussi correct ! »
Elle aussi salue les récentes décisions. « Nous n'étions plus en mesure de faire face aux dépenses de la vie », reconnaît-elle. Mais elle le sait très bien, ces augmentations de salaire ne suffiront pas. « En réalité, c'est une rectification. Parce qu'on était payées 10 à 15 % de moins que dans le secteur public de la santé », tempère Jocelyn Hofman. Membre du conseil du syndicat en Nouvelle-Galles du Sud, elle affirme que cette victoire est loin d'être une finalité : « C'est un début ».
Car le secteur est abîmé, mis à mal depuis de trop nombreuses années, racontent les différentes personnes interrogées. Depuis 1997, et la dérégulation décidée par les politiciens conservateurs, alors au pouvoir, le soin aux personnes âgées est tombé entre les mains du privé.
« L'un des grands problèmes, c'est que nous nous appuyons sur un marché privé et sur des institutions à but lucratif pour fournir des soins aux personnes âgées, en vertu de ce fantasme néolibéral selon lequel la concurrence produit des soins de qualité », dénonce Sara Charlesworth, professeure émérite à l'Institut royal de technologie de Melbourne. Ces dernières années, ses recherches ont porté sur les inégalités de genre dans l'emploi, et sur la faible rémunération des secteurs féminisés sur le marché du travail.
Elle a suivi de très près la situation des travailleuses du secteur du soin aux personnes âgées, et est intervenue à plusieurs reprises devant les juridictions australiennes pour apporter son expertise sur le sujet.
D'abord lors d'une Commission royale d'enquête, lancée par le gouvernement du Premier ministre conservateur Scott Morrison en 2018, à la suite de révélations faisant état de négligences et d'abus au sein du système de soin aux personnes âgées. Puis, plus récemment, devant la Fair Work Commission.
« J'ai apporté des preuves sur le fait que le travail auprès des personnes âgées est profondément sous-évalué et sous-payé, et que les conditions sont moins bonnes que dans de nombreux autres secteurs majoritairement féminins. »
Un secteur professionnel sous-évalué en dépit de son caractère essentiel, et qui reflète, comme l'a reconnu la Fair Work Commission, une question d'inégalité de genre. « Pour faire simple, c'est parce que le travail des soins est assimilé à un travail que les femmes devraient supposément faire gratuitement », détaille Sara Charlesworth. « Pendant longtemps, nous avons supposé qu'elles le faisaient par bonté d'âme, parce qu'elles aimaient les personnes âgées. Qu'elles avaient grandi en étant naturellement imprégnées de qualités humaines. Les employeurs considéraient qu'elles avaient tout simplement des qualités, et non des compétences ».
Alors devant les instances juridiques australiennes, au moment de justifier la réclamation de meilleurs salaires, Jocelyn et Linda ont dû détailler les réalités d'un métier complexe, usant, et pour lequel des compétences spécifiques sont requises. Toutes deux ont été appelées à témoigner devant la Fair Work Commission.
« C'est un travail très complexe. C'est très physique et parfois très éprouvant mentalement parce qu'il faut vraiment être capable de s'adapter. Toutes les gardes sont différentes : quelqu'un peut avoir une attaque ou faire une chute... », rappelle Linda, qui s'estime « honorée » d'avoir pu représenter sa profession devant la commission.
Au-delà des témoignages de Jocelyn, Linda et Sara, ces dernières années ont aussi permis à la profession de sortir de l'invisibilité. Du côté de l'Australian Nursing & Midwifery Federation, organisme national qui chapeaute les antennes syndicales dans les différents états, on a observé une mise en lumière de la « valeur des infirmières et des aides-soignantes » lors de la pandémie de Covid-19. « Il y a eu un important soutien de la société », reconnaît Julie Reeves, infirmière employée parmi la direction du syndicat national.
« On a montré à quel point nous étions résilientes », reprend Jocelyn Hofman. « Nous avons continué à prendre soin de nos résidents, même si c'était effrayant à l'époque, parce que nous ne savions pas ce qui se passait. C'est ironique qu'il ait fallu une pandémie pour que les autorités réalisent à quel point notre secteur est important. »
Pour Lloyd Williams, secrétaire national du Health Services Union, la décision de la Fair Work Commission concernant l'augmentation des salaires est une compensation minimale, qui salue cependant, enfin, l'importance du secteur du soin aux personnes âgées.
« Le dossier sur la valeur du travail porté par le HSU a été un moment décisif. Plus qu'une simple augmentation de salaire, il s'agissait de reconnaître la contribution inestimable des travailleurs de ce secteur, qui sont depuis longtemps les héros invisibles de notre nation. »
Mais pour les différents acteurs du secteur interrogés, le chemin vers une reconnaissance juste reste encore long. D'abord, parce que les hausses des salaires ont été échelonnées par le gouvernement, et ne seront pas entièrement perçues par les employées du secteur avant 2025. « Les augmentations vont être perçues en ce mois d'octobre, et en janvier prochain », explique Lori-Ann Sharp, secrétaire-adjointe nationale de l'Australian Nursing & Midwifery Federation, jointe par téléphone.
D'autre part, l'augmentation allant jusqu'à 28,5%, dépendant du niveau de diplôme et de l'expérience des employées, ne concerne pas l'ensemble du personnel. Seules les aides-soignantes et le personnel des maisons de retraite sont concernés.
« À l'heure où nous parlons, les infirmières qualifiées [les ‘registered nurses', celles habilitées à délivrer davantage de soins et de traitements, et auxquelles les aides-soignantes doivent se référer, ndlr] attendent la confirmation d'une autre augmentation de 15% », précise Lori-Ann Sharp.
L'échelonnage de la hausse de salaire est cependant presque un détail pour Linda, soulagée, enfin, de voir la pression des coûts du quotidien être allégée. « On l'aura d'ici peu. Ça nous inspire, et ça nous aide à garder espoir. »
De l'espoir. C'est bien cela dont il est question avec la décision de la Fair Work Commission. L'espoir, enfin, de voir les autorités agir au sujet des pressions grandissantes sur le secteur.
Avec de meilleurs salaires, les employées espèrent notamment que celui-ci va attirer davantage de main d'œuvre. « Notre plus gros problème, c'est le manque de personnel », poursuit Linda. « Si vous n'en avez pas assez, vous ne pouvez pas fournir des soins d'aussi bonne qualité que vous le souhaitez. »
Jocelyn, qui travaille comme infirmière qualifiée dans une maison de retraite de l'ouest de Sydney, confie avoir souvent 80 résidents sous sa surveillance lorsqu'elle travaille de nuit. « On a une aide-soignante pour environ 20 résidents », ajoute celle qui se retrouve alors la seule habilitée pour prodiguer des soins avancés.
Comme rapporté sur la plateforme agedcarewatch, mise en place par les principaux syndicats, et qui fonctionne comme un cahier de plaintes des travailleuses du secteur, de nombreuses aides-soignantes dénoncent l'absence d'infirmières qualifiées lors de leurs heures de garde.
« Le soin aux personnes âgées devrait être un droit humain, et non une question financière », s'indigne Jocelyn Hofman. « C'est pourquoi j'ai commencé à me battre pour que l'on ait des infirmières qualifiées 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dans les maisons de retraite. L'état de nos résidents peut se détériorer à tout moment. »
Selon la professeure Sara Charlesworth, les premières augmentations de salaire ont permis d'observer de premiers effets positifs. « Les pénuries de personnel sont une réalité. Mais après la première augmentation salariale de 15 %, la rétention et le recrutement se sont améliorés », explique-t-elle, dénonçant cependant le manque d'action des prestataires privés de soins aux personnes âgées pour « s'attaquer à l'éléphant dans la pièce ». « Ils pourraient commencer par offrir des emplois à temps plein plutôt que de se reposer sur des contrats à temps partiel et de courte durée », estime la professeure.
Le gouvernement australien semble, de son côté, décidé à faire bouger les lignes. En 2022, les travaillistes s'étaient fait élire en promettant de réformer largement le système de soin aux personnes âgées, promettant de meilleurs salaires pour les travailleuses du secteur, mais aussi d'augmenter les effectifs afin de permettre à chaque résident de bénéficier de davantage de temps de prise en charge par les aides-soignantes et infirmières.
Le 12 septembre 2024, le gouvernement du Premier ministre Anthony Albanese a présenté un projet de loi en ce sens, promettant l'investissement de 5,6 milliards de dollars australiens (environ 3,46 milliards d'euros). Un pas en avant salué par les acteurs du secteur, mais qui peine à satisfaire entièrement. « La loi ne va pas assez loin en matière de responsabilité et de transparence », critique Lori-Ann Sharp. « Les gestionnaires des maisons de retraite, ne sont pas correctement tenus de rendre compte de la manière dont ils dépensent l'argent du contribuable. »
Même inquiétude pour Sara Charlesworth qui estime aussi qu'il existe un « vrai problème de manque de transparence sur l'utilisation de l'argent perçu par les gestionnaires privés ». La chercheuse reste, en effet, très « préoccupée » par le maintien de ces établissements sous une logique de « profit ».
Pour les travailleuses non plus, l'année historique qui vient de s'écouler et la perspective de cette réforme qui pourrait prendre effet en juillet 2025 ne marque pas, non plus, la fin des inquiétudes et de la lutte. « On n'a jamais eu quelque chose comme ça auparavant, c'est sûr. Mais on va maintenir la pression sur la ministre (Anika Wells, ministre des soins aux personnes âgées et des sports) », tempère Linda Hardman.
« Il y a une élection l'an prochain. On veut être sûres que les politiques soient aussi tenus pour responsables de leurs actes. »
Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.
11.10.2024 à 05:30
François Camps
À 36 ans, Chhim Sithar sort tout juste de deux années derrière les barreaux. La syndicaliste avait été reconnue coupable « d'incitations à commettre un crime » par le régime cambodgien. Son tort ? Avoir défendu les droits des travailleurs du casino Nagaworld, le plus grand établissement de jeu du Cambodge, situé en plein cœur de la capitale, Phnom Penh.
En 2021, quelque 1.300 employés du casino, principalement des membres du syndicat qu'elle dirige, le Labor Rights Supported Union of (…)
À 36 ans, Chhim Sithar sort tout juste de deux années derrière les barreaux. La syndicaliste avait été reconnue coupable « d'incitations à commettre un crime » par le régime cambodgien. Son tort ? Avoir défendu les droits des travailleurs du casino Nagaworld, le plus grand établissement de jeu du Cambodge, situé en plein cœur de la capitale, Phnom Penh.
En 2021, quelque 1.300 employés du casino, principalement des membres du syndicat qu'elle dirige, le Labor Rights Supported Union of NagaWorld Employees (LRSU), avaient été licenciés sous couvert de mauvaises performances économiques liées aux conséquences de la pandémie de Covid-19. L'entreprise, cotée à la bourse de Hong Kong, a pourtant déclaré plus de 22 millions de dollars de bénéfices avant impôts cette année-là.
Pour Chhim Sithar, ces licenciements visaient principalement à saper l'influence du LRSU au sein de l'entreprise. Le syndicat était en passe de représenter la moitié des employés du casino ce qui, selon le droit cambodgien, lui aurait permis de participer aux négociations collectives annuelles. En réponse, la dirigeante syndicale a mené une série de mobilisations exigeant notamment la réintégration des salariés licenciés. Ces manifestations ont compté parmi les plus grandes qu'a vues le Cambodge en dix ans, jusqu'à son arrestation en janvier 2022.
Son combat a dépassé les frontières du Cambodge : plusieurs fédérations syndicales internationales, comme la Confédération syndicale internationale, ou organisations de défense des droits humains, comme Amnesty International, se sont mobilisées sur son cas. En février 2023, elle a également reçu le prix de Défense des Droits humains du secrétariat d'État américain.
Pour Equal Times, Chhim Sithar revient sur son engagement pour la défense des droits des travailleurs au Cambodge, ses années de détention, et ses projets futurs, alors que le conflit social n'est toujours pas résolu à Nagaworld.
Vous avez été libérée le 16 septembre 2024, après avoir passé deux ans derrière les barreaux au centre correctionnel de détention n°2 de Phnom Penh. Pouvez-vous nous décrire vos conditions de détention ?
C'était très difficile, principalement à cause de la surpopulation carcérale. La cellule mesurait environ 55 mètres carrés et nous étions une soixantaine de détenues quand je suis arrivée, avec seulement un toilette et une arrivée d'eau pour se laver et nettoyer ses vêtements. À la fin de ma détention, les choses s'étaient améliorées un peu, car nous n'étions « plus que » 40 personnes dans la cellule. Par chance, les gardes et autres détenues me traitaient bien.
Au Cambodge, certaines figures publiques sont particulièrement mal traitées en prison, mais ça n'a pas été mon cas. Mes codétenues avaient eu vent de mon combat pour les employés de Nagaworld et me respectaient pour ça : j'avais droit à un peu plus de place pour dormir. C'était également assez facile pour moi d'avoir la visite de ma famille et de me faire apporter de la nourriture de l'extérieur pour ne pas manger les plats infects préparés en prison.
Vous avez purgé votre peine. Quelle est la suite pour vous ? Allez-vous reprendre le combat pour les employés de Nagaworld, et dans quel but ?
La mobilisation des employés de Nagaworld ne s'est jamais totalement arrêtée, même pendant mon incarcération. Maintenant que je suis sortie, je vais reprendre la tête de la lutte pour faire respecter nos droits. À la suite des licenciements en 2021, nous avions neuf demandes et aucune d'entre elle n'a obtenu de réponse satisfaisante.
Elles peuvent se scinder en quelques points principaux : le rétablissement des salariés qui ont été licenciés, particulièrement les membres du syndicat, un dédommagement sérieux prenant en compte la perte financière de ceux qui ont été privés de leur emploi, et l'amélioration des conditions de travail, notamment par la mise en place de lignes directrices pour mieux protéger les travailleuses, qui sont régulièrement harcelées par les clients. Environ 400 des 1.300 salariés licenciés soutiennent encore le mouvement. Parmi eux, environ 80 employés, dont je fais partie, demandent à récupérer leur emploi.
N'avez-vous pas peur d'avoir à nouveau affaire à la justice en reprenant la lutte ?
J'ai toujours fait l'inverse de ce qu'on m'intimait de faire. Toute petite, j'allais là où mes parents me disaient de ne pas aller. Plus tard, on m'a dit que les études supérieures n'étaient pas faites pour les femmes : j'ai donc fait des études supérieures. Dans le cas de Nagaworld, je ne compte pas m'arrêter : je ne veux pas avoir passé deux ans en prison pour rien. Si je suis renvoyée en prison pour mon engagement syndical, qu'il en soit ainsi. J'ai aussi conscience que la répression peut aller plus loin, comme lors des grandes manifestations de 2014, où plusieurs personnes sont mortes alors qu'elles demandaient simplement de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire. Je suis prête à tous les scénarios, même les plus sombres.
Pourquoi continuer la lutte ?
J'ai la conviction que si on laisse Nagaworld violer librement le droit des travailleurs, d'autres entreprises suivront. Bien sûr, il existe des entreprises au Cambodge où le dialogue social se passe relativement bien. Mais la tendance est plutôt à la réduction des libertés des syndicats pour maximiser les profits des entreprises. Le pays a évidemment besoin des investissements des entreprises privées, mais il nous faut aussi des conditions de travail dignes, pas de l'exploitation. Seuls les syndicats indépendants peuvent initier ces changements pour que les travailleurs vivent mieux et travaillent dans de meilleures conditions.
Les manifestations des employés de Nagaworld font partie des plus grands mouvements sociaux de la dernière décennie au Cambodge. Mais elles ont été violemment réprimées par les autorités.
Comment la pression s'est-elle exercée sur vous et les manifestants ?
On ne s'attendait pas à ce que les autorités interviennent dans un conflit social impliquant une entreprise privée. Des chefs de communes allaient voir les familles des manifestants pour qu'elles les forcent à ne pas se joindre aux manifestations, leur disant que c'était un mouvement à l'encontre du gouvernement. Des agents des instituts de microfinance ont menacé plusieurs de nos membres de ne pas leur accorder de prêt s'ils se joignaient aux manifestations. Le gouvernement disait de nous que nous fomentions une ‘révolution de couleur' [un verbatim souvent utilisé par le pouvoir pour qualifier les actions de ses opposants, NDLR], ce qui est évidemment ridicule : il s'agissait d'un conflit social avec une entreprise privée, pas d'une tentative de révolution !
À mon égard, la répression a été systémique et sans merci. Sauf erreur de ma part, je suis la seule dirigeante syndicale du pays à avoir écopé de deux ans de prison, soit la peine maximale pour le chef d'accusation « d'incitation » pour lequel j'ai été condamnée. Le gouvernement s'est servi de moi pour faire un exemple. A travers ma condamnation, le message envoyé était clair : « Nous ne voulons pas que d'autres s'inspirent de ton combat. Puisque tu ne veux pas t'arrêter, nous t'arrêtons ».
En juin, l'ONG de défense des droits humains CENTRAL a publié un rapport sur les barrières à la liberté d'association au Cambodge. L'organisation est depuis sous le coup d'une procédure administrative qui pourrait mener à sa fermeture.
Qu'est-ce que ce rapport et la réaction des autorités disent de l'état de la liberté d'association aujourd'hui au Cambodge ?
La situation des syndicats est très périlleuse. Après mon cas et celui de la LRSU, la récente attaque envers CENTRAL est particulièrement préoccupante. Si l'on écoute le gouvernement, le Cambodge serait le paradis des syndicats, avec plusieurs milliers d'organisations syndicales dans le pays. Mais les organisations de défenses du droit des travailleurs comme CENTRAL dépeignent une réalité très différente : le dernier rapport de l'organisation faisait mention des nombreuses violations du droit des travailleurs, allant à l'encontre du discours gouvernemental. Ce n'est donc pas étonnant que le gouvernement essaye d'empêcher ce genre d'organisations de fonctionner correctement.
Depuis plusieurs années, la multiplication des syndicats non-indépendants, proches du gouvernement, empêche les syndicats indépendants de prendre part au dialogue social. La loi sur les syndicats de 2016 a rendu la représentation beaucoup plus difficile : depuis, les syndicats indépendants sont de plus en plus faibles et les espaces de liberté se réduisent. La loi prévoit par exemple qu'un syndicat de travailleurs doit représenter la majorité absolue des travailleurs [50% + 1 employé, NDLR] pour appeler légalement à la grève. Avec la multiplication de petits syndicats alignés sur le gouvernement, il est devenu quasiment impossible d'atteindre ce seuil.
Avant les licenciements de fin 2021 et les grèves qui s'ensuivirent, la LRSU était proche de représenter la moitié des employés de Nagaworld n'est-ce pas ?
Oui, tout à fait. Et c'est certainement pour ça que de nombreux membres du syndicat ont été licenciés. Après une première grève en 2019 pour demander une hausse des salaires, nous avons été vus comme dangereux. Avec ces licenciements de masse, la direction a donc essayé de nous saper. Mais ce que nous voulions, c'était simplement de meilleures conditions de travail.
Malgré ce tableau sombre, êtes-vous optimiste pour l'avenir ?
Il est crucial de continuer à se battre. Si l'on veut que les libertés fondamentales soient respectées, alors il faut les utiliser : c'est notre devoir de continuer à parler et à nous rassembler pour nos droits. On ne peut pas se taire juste par peur de la prison ou parce que l'on peut être licencié : si l'on ne fait rien, évidemment que rien ne va changer. Mais si l'on essaye de se battre, peut-être que nous pouvons initier un changement. Le gouvernement accuse souvent les représentants syndicaux de ne pas se mobiliser pour l'intérêt du Cambodge. Mais la vérité, c'est que nous poursuivons des buts compatibles. Par exemple : notre combat pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail permet de réduire la pauvreté dans le pays, ce qui est l'un des objectifs du gouvernement.
09.10.2024 à 17:15
08.10.2024 à 10:13
Un groupe d'adolescents scrutent attentivement le paysage urbain, puis ils jettent un coup d'œil à leur téléphone, discutent et reprennent rapidement leur route avec détermination. À première vue, on pourrait penser qu'ils sont en train de collecter un équivalent de Pokémon — un jeu en ligne qui utilise la réalité comme toile de fond —, mais dans les faits, ils font la chasse à la désinformation. Cette chasse se déroule en Lituanie, un pays d'environ 2,8 millions d'habitants, qui, avec les (…)
- Actualité / Lettonie, Lituanie, Estonie , Droits humains, Jeunesse, Économie numérique, Médias, Vieillissement de la population , Société civileUn groupe d'adolescents scrutent attentivement le paysage urbain, puis ils jettent un coup d'œil à leur téléphone, discutent et reprennent rapidement leur route avec détermination. À première vue, on pourrait penser qu'ils sont en train de collecter un équivalent de Pokémon — un jeu en ligne qui utilise la réalité comme toile de fond —, mais dans les faits, ils font la chasse à la désinformation. Cette chasse se déroule en Lituanie, un pays d'environ 2,8 millions d'habitants, qui, avec les deux autres États baltes, l'Estonie (1,3 million d'habitants), et la Lettonie (1,8 million d'habitants), a décidé de faire de la résistance à la désinformation une priorité pour l'ensemble de la société.
« Nous nous efforçons de trouver des moyens intéressants et interactifs, en ciblant principalement, et naturellement, les jeunes, les étudiants et les élèves, afin de leur proposer des activités innovantes et intéressantes pour capter leur attention », explique Tomas Kazulėnas, cofondateur de l'Initiative pour la résilience civique en Lituanie, organisatrice de ces jeux.
Son organisation rassemble les forces armées locales et celles de l'OTAN, des créateurs de jeux ainsi que des éducateurs dans le but de familiariser les jeunes avec toutes les facettes de la sécurité, y compris la sécurité numérique.
Actuellement, quelques écoles testent leur tout nouveau jeu vidéo qui met en scène un faux expert dont les joueurs doivent tester la crédibilité et démystifier les fausses affirmations lorsqu'ils les découvrent. « Nous avons trouvé l'idée d'un jeu et il est construit sur une plateforme similaire à celle de Minecraft », explique M. Kazulėnas, en référence au best-seller des jeux vidéo de survie.
Amener les gens à prendre la désinformation au sérieux est une tâche urgente dans les États baltes. Ces petits pays de l'UE partagent des frontières avec la Russie et savent de première main que le régime de cette dernière a recours au commerce, à l'énergie, à la cyberguerre et à toutes les tactiques possibles pour faire pression sur ses voisins afin qu'ils se conforment à la ligne du Kremlin.
En septembre, l'Estonie a réussi — pour la première fois — à associer une cyberattaque à une unité de renseignement russe spécifique, mais les groupes de pirates informatiques sont également connus pour répondre aux tensions politiques. Par exemple, étant donné que pour de nombreux pays européens, agir pour le climat implique de réduire les importations de combustibles fossiles russes, « des comptes soutenus par l'État russe ont instrumentalisé les débats sur le climat, en menant des campagnes d'influence ciblant respectivement les pays occidentaux et les économies émergentes et en développement », a déterminé l'OTAN dans son analyse.
Selon une étude réalisée par l'agence mondiale d'études de marché Ipsos, plus des trois quarts des habitants des États baltes ont tendance à faire confiance aux informations qu'ils entendent lors de conversations avec d'autres personnes, et un quart des Lettons et des Lituaniens — beaucoup moins d'Estoniens — font confiance à ce qu'ils voient sur TikTok, une plateforme en ligne très prisée par les adolescents du monde entier. Trois Estoniens sur cinq pensent que renforcer les compétences en matière de médias est une réponse efficace face aux informations mensongères.
La Lettonie et l'Estonie, pays voisins, cherchent également des moyens stimulants pour inciter leurs sociétés à se former à la détection de la désinformation. L'Observatoire européen des médias numériques, un réseau international de vérificateurs de faits, d'experts en éducation aux médias et de chercheurs universitaires, a publié une analyse en 2024 sur la manière dont les États baltes appliquent l'approche de l'inoculation à la désinformation : apprendre aux gens à reconnaître ses signaux révélateurs et ses méthodes de production, de manière à ce qu'ils puissent la reconnaître lorsqu'ils la rencontrent. « L'inoculation contre la désinformation fonctionne de la même manière que l'inoculation contre les virus à l'aide de vaccins », expliquent les auteurs du rapport. « [Vous] aurez besoin d'un rappel assez rapidement, car la résistance s'estompe et de nouvelles souches (ou récits, dans cette métaphore) apparaissent ».
Le trio balte occupe une place de choix dans l'indice d'éducation aux médias, largement cité, mis au point par l'Open Society Institute de Bulgarie. L'Estonie partage la quatrième et la cinquième place avec la Suède. L'indice couvre 41 États et déclare mesurer « la vulnérabilité potentielle à la désinformation à travers l'Europe », mais il s'appuie sur un certain nombre d'indicateurs indirects, tels que les mesures de l'éducation, la liberté de la presse et la confiance en général.
Lorsque l'on parle de lutte contre la désinformation, « je considère très largement qu'il s'agit de lutter contre les troubles de l'information, pas seulement la désinformation, mais aussi la certitude absolue des gens qu'ils n'ont pas besoin d'éducation par exemple », déclare Maia Klaassen.
Celle-ci qui se qualifie elle-même de « pracademic », c'est-à-dire une praticienne devenue universitaire. Après une décennie passée à travailler sur la formation à la lutte contre la propagande, principalement dans le secteur de l'éducation non formelle, elle prépare actuellement un doctorat sur l'éducation aux médias à l'université de Tartu, en Estonie.
Le lancement de l'approche systématique de son pays en matière de résistance à la désinformation est généralement rattaché à l'année 2007, lorsqu'une décision de déplacer une statue de soldats de l'Armée rouge a provoqué des émeutes dans les rues et une cyberattaque contre les sites Web du secteur public, des banques et des médias estoniens. Cette campagne coordonnée était apparemment liée à la Russie, mais elle a montré que les récits peuvent faire descendre les gens dans la rue, et que les récits des différentes communautés sont suffisamment éloignés pour empêcher toute discussion.
Tout cela était antérieur aux discussions internationales sur les bulles de filtrage. Des enquêtes ont montré que la majeure partie de la minorité russophone d'Estonie s'opposait au retrait de la statue, proportion qui dépassait à peine plus d'un quart des personnes parlant l'estonien. Cette situation est liée au débat sur l'identité des russophones d'Estonie, dont la plupart se sont installés dans le pays pendant la période soviétique : des « libérateurs » légitimement présents (qui ont suivi l'Armée rouge qui a repoussé l'occupation nazie en 1944) ou des occupants colonialistes. Afin de combler ces fossés, les États baltes ont commencé à investir dans des médias nationaux dans les langues minoritaires, de manière à ce que les russophones puissent disposer d'autres options que la télévision câblée russe lorsqu'ils souhaitent trouver des informations et des divertissements dans leur langue maternelle.
Les actions de la Russie en Crimée et dans l'est de l'Ukraine en 2014 ont créé une urgence supplémentaire, en particulier vis-à-vis de la population russophone. Mais Mme Klaassen avertit que la vulnérabilité à la désinformation n'est pas forcément liée aux différences linguistiques. « L'idée dominante est que si vous êtes né dans une famille qui parle russe, vous êtes un public vulnérable dès la naissance et jusqu'à la mort », explique-t-elle. « Mais dans les faits, les groupes les plus vulnérables ne sont pas [définis] par leur milieu social ou économique. Ce qui les définit, c'est le manque d'humilité intellectuelle, ce sentiment que “je suis sûr de tout savoir. Je n'ai certainement pas besoin de vérifier les faits. Je n'ai même pas besoin d'y réfléchir à deux fois" ». Les algorithmes des médias sociaux, alerte-t-elle, encouragent ce phénomène.
Actuellement, les enfants estoniens développent leurs compétences numériques dès l'école maternelle. L'éducation commence par des jouets tactiles qui expliquent le fonctionnement des algorithmes avant de passer à la façon dont les contenus numériques sont créés.
Mais même cela est trop tard, estime Mme Klaassen. « Le problème, c'est que les parents sont très impressionnés par le fait que leurs jeunes enfants soient capables de manipuler ces appareils avec autant d'aisance. Ils pensent donc que le fait que ces enfants savent glisser leurs doigts sur un téléphone et ouvrir des jeux signifie également qu'ils sont capables d'analyser ce qui se passe, alors que ce n'est pas du tout le cas ».
Dans les écoles primaires et les collèges, l'apprentissage du décryptage de l'information est intégré dans des disciplines allant des études sociales à l'art. Au lycée, un cours « médias et influence » est obligatoire. Il porte sur les « bots », les « trolls » et les escroqueries.
M. Kazulėnas explique qu'en Lituanie, son équipe harmonise ses jeux éducatifs avec le programme scolaire officiel. « Les enseignants peuvent facilement insérer le jeu dans les cours d'histoire et d'éducation civique. Ils peuvent également le combiner avec des leçons d'informatique et enseigner des sujets contemporains pertinents d'une manière non traditionnelle », explique-t-il.
Anželika Litvinoviča, étudiante en journalisme, a formé des centaines de jeunes à reconnaître la désinformation et à diffuser ces connaissances auprès de leurs communautés dans sa région natale de Lettonie, la Latgale. Mais en ce début d'automne, elle se prépare à relever un nouveau défi : former des personnes âgées.
Pour ce faire, elle compte sur le soutien d'une ONG locale, New East. « Nous pensons que le moyen le plus efficace est de réunir les responsables communautaires plus âgés », explique-t-elle. Lors de ses sessions de formation, « les gens devront venir en groupe et travailler ensemble sur des sujets tels que savoir si une image a été retouchée ou s'il s'agit d'une image créée par une IA ».
En Estonie, Mme Klaassen admet que les personnes âgées qui ne suivent pas un enseignement formel sont plus difficiles à atteindre que les jeunes curieux. À cet égard, les enfants peuvent servir de point d'entrée. « Les enfants doivent posséder une culture numérique. Aux parents, nous disons :“Vous pouvez venir aussi, nous en parlerons aussi, même si vous savez tout”. En général, les enfants adoptent une approche ludique et les parents participent à un atelier ou à une conférence, ce qui leur permet d'apprendre quelque chose par ricochet. Cet apprentissage fortuit ou acquis indirectement est en fait très courant lorsqu'il s'agit d'inciter les gens à adopter de nouveaux comportements dans le domaine de l'éducation ».
Beaucoup s'inquiètent également du fait que les minorités ethniques et linguistiques sont plus difficiles à atteindre par la politique de l'État que la majorité. Historiquement, les minorités ethniques des pays baltes affichent des taux de chômage plus élevés et des revenus plus faibles, tandis que les russophones plus âgés ressentent un certain malaise par rapport à leur statut de minorité depuis l'éclatement de l'Union soviétique. Lorsque des quartiers entiers sont dominés par une minorité, les contacts entre les communautés linguistiques s'en trouvent d'autant plus réduits.
Mme Litvinoviča, qui vit dans l'est de la Lettonie, a beaucoup d'expérience en matière de communication avec les russophones (qui représentent environ 35 % de la population lettonne) : « Étant donné que je parle très bien russe et letton, ce qui est très courant pour une personne originaire de [la ville de] Daugavpils, cela n'a jamais vraiment été un problème de se réunir et d'expliquer les choses dans la langue la plus confortable pour chacun ».
Alors que les écoles l'obligent à dispenser ses formations dans la langue nationale, l'éducation non formelle lui offre une certaine flexibilité. « Nous organisons également des formations mixtes où je parle principalement letton, mais si je vois que quelqu'un ne comprend pas tout ce que je dis, j'essaie d'aider cette personne en lui parlant russe. »
Bien que les éducateurs soient à l'affût de moyens de surmonter les fossés générationnels et linguistiques, il est à craindre que la sensibilisation à la propagande russe en rapport avec la guerre en Ukraine, par exemple, ne se traduise pas par la même sensibilité à la désinformation sur d'autres sujets. Pendant les Jeux olympiques de Paris, une vague de faussetés et d'affirmations non vérifiées concernant la boxeuse algérienne Imane Khelif s'est propagée dans l'écosystème des réseaux sociaux baltes. Une bonne sensibilisation sociétale aux mécanismes de la désinformation n'a pas été d'un grand secours dans ce cas-ci.
« Il s'agit très souvent des préjugés que les gens ont, et parfois vous ne pouvez pas lutter contre le racisme ou l'homophobie simplement en apprenant aux gens à vérifier les informations », explique Mme Litvinoviča. « En particulier pour les États baltes, il est très important de reconnaître nos préjugés davantage, et de parfois nous dire peut-être “Hé, peut-être que la Russie essaie aussi d'utiliser tout cela dans son propre intérêt”. »
Mme Klaassen continue : « Nous sommes constamment débordés. Et nous le serons de plus en plus. Donc, ce que nous devons aborder dans ces cas-là, ce sont les petites choses pratiques que les gens peuvent appliquer dans leur vie quotidienne », déclare-t-elle quand on lui demande quelles sont les réponses à ces limitations.
Mme Litvinoviča ajoute : « Il est tellement important d'écouter ses émotions en matière de désinformation. Si quelque chose éveille trop d'émotions en vous, vous devriez faire preuve d'une grande prudence et ne pas vous fier à cette information ».