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14.11.2021 à 18:30

Rhétoriques de la peur

François-Bernard Huyghe

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Les débats accusent souvent d'exploiter les peurs des Français, touchant diverses préoccupations. Ces peurs, bien qu'anciennes, sont amplifiées médiatiquement. Elles divisent, orientant la politique vers l'évitement du risque, présageant de nouvelles tensions électorales.

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Texte intégral (724 mots)

« Vous exploitez les peurs des Français », un incontournable des débats télévisés. Vous exploitez : cynique, trompeur, manipulateur. Les peurs : passions tristes, hystéries hors de la réalité. Des Français : gare aux colères des foules égarées. Mêlant crypto stratégie, proto psychanalyse et pseudo sociologie, l’accusation est censée tétaniser le méchant, délirant, démago. Mais aussi établir une ligne rouge. Il y a ceux qui exploitent des peurs et ceux qui cherchent des solutions à l’écoute des Français. Les déclinistes et les ouverts. Les rabougris et des progressistes. Les ennemis de la modernité et les amis du futur. Ajoutez « même pas peur » et attendez que « la peur change de camp »..

Pareille disqualification exclut du débat. Tantôt dans un registre libéral macronien : efficacité et modernité versus phantasmes archaïques. Tantôt plus à « gauche » : la crainte révèle une « phobie », une manifestation de la domination de classe, de genre, coloniale, etc….. Certains en conçoivent, du coup, une quasi phobophobie : crainte de développer des fantasmes et d’offenser un groupe (à l’égard de l’islam, des minorités…).  

Que redoutez-vous, la fin du monde ou de la fin du mois, la perte de  l’identité ou de la démocratie, la manipulation médiatique ou la société de surveillance numérique ? Les fake news et la « haine », le transhumanisme et Big Brother, la déstabilisation par la Chine et la Russie, le retour des années 30, l’eschatologie écologique ou l’insécurité au coin de la rue ? Sans compter que, dès que réapparaît un thème ancestral (la peur de l’épidémie avec la Covid), la panique peut nourrir à la fois la tentations de la surveillance et les interprétations paranoïaques en retour (Big Reset, dictature sanitaire…).

Les peurs collectives, certes, sont tout sauf neuves : pendant la Guerre froide que pesait celle du communisme (ou, en face, de l’impérialisme) au regard des terreurs médiévales et comment comparer à celle de la destruction de l’environnement ? D’autant plus que l’usage médiatique du mot ne cesse de s’étendre : que signifie, par exemple, la « peur des LGBT » ? Mais c’est surtout cette dénonciation tous azimuts qui caractérise la période et qui déterminera sans doute la campagne électorale.

La peur – catégorie politique – produit un effet miroir.  Ces peurs – comme celles de la radicalité ou de la répression – vont par paires. L’obsession incarnée par Éric Zemour que disparaisse la France nourrit chez ses adversaires la crainte d’un grand retour en arrière réactionnaire contre droits, morale et acquis. Ce qui engendre en retour l’angoisse du « on ne peut plus rien dire » et de  la dictature bienpensante. Bien-pensance elle-même d’autant plus effrayée par la radicalisation des esprits, la dégradation du débat et les reculs de la raison. Et ainsi de suite.

La peur suppose deux choses. D’abord, une  réaction au risque d’un malheur. Mais en politique, elle se implique aussi : nous contre eux, eux qui provoquent, aggravent, excusent ou incarnent ce mal. Le clan, le pouvoir, la classe responsables auraient pu savoir, prévenir, gérer et ne l’a pas fait par intérêt ou idéologie. Voire ils l’ont provoqué par intérêt ou idéologie. Notre peur renvoie à leur faute. D’où division. Mais aussi réduction : le politique n’apparaît plus comme la  recherche du bien commun via l’exercice du pouvoir, mais comme celle du moindre mal, de l’exclusion du risque, y compris  le risque moral (déni de la réalité pour les uns,  phantasmes clivants pour les autres…). Après la rhétorique de la nouveauté en 2017, celle de la peur en 2022 pourrait faire de la campagne électorale à venir le révélateur inédit de nouvelles tensions idéologiques.

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29.10.2021 à 12:01

Vers un protectionnisme européen des données ?

Thibault Delhomme

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L'extraterritorialité du CLOUD Act américain menace la vie privée européenne face aux GAFAM. L'UE peine à rivaliser, même avec des initiatives comme Qwant. Les géants chinois BATX émergent aussi. Une stratégie européenne robuste est nécessaire.

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Texte intégral (1246 mots)

Au-delà de la situation de la question de l’imposition, c’est celui de l’extraterritorialité du droit américain qui pose des défis auxquels l’Union européenne n’a pas, encore, apporté de réponse pertinente. Le Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, ou CLOUD Act, pris en mars 2018 par l’administration Trump, permet aux agences comme le FBI, la CIA et la NSA, à l’aide de mandats, d’obtenir n’importe quelle information disponible sur les serveurs des GAFAMs. Les répercussions de cette nouvelle réglementation dépassent très largement les frontières des Etats-Unis dans la mesure où les géants du numérique américains concentrent la majorité du trafic sur internet. À eux seuls, Microsoft et Google représentent ensemble près de 2 milliards d’adresses mails. Vu d’Europe, l’entrée en vigueur du CLOUD act a mis à mal les objectifs du RGPD en termes de protection et de contrôle des données personnelles des utilisateurs. Elle met en lumière aussi la fragilité de la politique de l’Union européenne sur le sujet en rappelant, si besoin était, que les données personnelles de ses citoyens qui utilisent les services numériques les plus populaires au monde sont à la disposition d’une puissance étrangère.

Un marché européen à la merci des acteurs américains et chinois

Pour tenter de renverser cette situation de quasi monopole de l’information que se sont constitués les Etats-Unis, on a vu se développer plusieurs réponses à plusieurs échelles. En France, pouvoirs publics et entrepreneurs du numérique ont cherché à répondre à cette situation par le renforcement de la concurrence, avec notamment la création du moteur de recherche Qwant autour d’une promesse forte : le respect absolu de la vie privée de ses utilisateurs. Cependant, après 10 ans d’existence, le résultat ne permet pas au moteur de recherche de prétendre rivaliser réellement avec Google, qui concentre encore plus de 91% des recherches dans l’Hexagone tandis que son rival made in France oscille dans les 1%. Par ailleurs, Qwant marchant jusqu’à maintenant à perte, a annoncé qu’il devrait cette année arriver « proche » de l’équilibre grâce à son développement en Allemagne, mais aussi à de nouveaux soutiens financiers. Parmi ces derniers, le plus notable provient de l’équipementier chinois Huawei, ciblé par des accusations récurrentes d’espionnage au profit de Pékin. A l’instar d’autres services hébergés par des firmes américaines (Microsoft ou encore AWS), les alternatives existantes sur le marché européen sont donc souvent loin de constituer des solutions parfaitement souveraines.

L’affirmation de grands acteurs européens du numérique, condition de l’indépendance de l’UE, apparaît autrement menacée par l’émergence des BATX chinoises (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Bien que leur présence sur le marché du numérique européen soit relativement réduite, celles-ci nourrissent des ambitions mondiales, grâce à l’appui de l’Etat chinois. À la différence de l’Europe, les autorités chinoises s’impliquent largement dans le développement des entreprises nationales hors des frontières de la Chine, et les protègent sur leur sol de nouveaux concurrents étrangers de manière plus ou moins agressive. Il y a 11 ans , Google en avait fait l’amère expérience en devant quitter le marché chinois après avoir subi de nombreuses attaques informatiques. L’ampleur de la censure d’État a conduit la firme de Mountain View à renoncer à son projet de créer une version adaptée pour ce marché.

Créer les conditions d’émergence de champions européens

A l’instar de ses rivaux, qui veillent jalousement sur les intérêts et sur le développement de leurs entreprises du numérique, l’Union européenne ne pourrait-elle pas créer ses propres « champions » du numérique via un cadre protectionniste afin de rééquilibrer la concurrence, ou même de supplanter les entreprises américaines ?

L’existence d’alternatives aux firmes chinoises et américaines apparaît en effet la seule manière de donner corps à l’objectif d’une souveraineté numérique des États du continent. Si le RGPD a introduit la possibilité pour les utilisateurs européens d’avoir plus de contrôle sur les données qu’ils transmettent aux GAFAMs, il n’a cependant aucun effet sur les informations que transmettent ces derniers aux autorités américaines, comme le prouve la seule existence du CLOUD act. Ainsi, il n’est pas simplement question de savoir comment réguler la vente à objectif commercial de nos habitudes de consommation numérique, mais de trouver des moyens d’isoler la moindre donnée numérique pour la protéger d’acteurs tiers.

Ceci étant posé, la manière de créer concrètement les conditions de l’émergence d’acteurs crédibles se heurte à de nombreuses difficultés juridiques et politiques. D’un côté, la création de véritables GAFAMs européennes qui exerceraient un monopole sur le marché européen, à la manière des BATX, ne correspond pas au modèle mis en avant dans les différents traités européens. La mise en place d’un tel écosystème est en soit une mesure qui tuerait la concurrence et ne serait pas dans l’intérêt du consommateur à court et moyen terme, tant le service pourvu par les GAFAMs est d’une excellente qualité, avec laquelle il est difficile de rivaliser. Pour permettre à des services comme Qwant de s’affranchir des serveurs de Microsoft et de Huawei, il faudrait donc des années et des investissements massifs, non seulement pour rattraper le retard technique, mais aussi pour mettre en place des infrastructures nécessaires pour la fourniture de tels services.

Le modèle chinois, quant à lui, ne semble viable que sur ce marché particulier, tant les autorités ignorent les questions éthiques vis-à-vis de la collecte et de l’utilisation des données numériques. Par ailleurs, les États Membres de l’UE sont aussi bien liés par les traités européens, que par des traités internationaux, notamment en matière de commerce international qui les empêchent de prendre des actes d’entrave à la concurrence. Ce sont ces mêmes engagements qui ont engendré de nombreux contentieux devant l’OMC entre les États-Unis et l’Europe sur les aides apportées pour soutenir respectivement Boeing et Airbus.

C’est cette équation insoluble à l’heure actuelle que les pouvoirs publics européens doivent s’attacher à résoudre. Ceux-ci ne pourront faire l’économie de considérer la nécessité d’appliquer une certaine dose de protectionnisme afin de préserver cette “industrie naissante” en Europe. En la matière, l’impuissance politique et le refus de trancher ne reviendraient pas seulement à livrer le marché commun aux firmes internationales, mais constitueraient de facto une négation de l’ambition européenne de préservation de la vie privée de ses citoyens.

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18.10.2021 à 16:03

« Les maîtres de la manipulation ont bouleversé les règles du jeu politique » (David Colon)

Rédaction OSI

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Avec Maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse, l’historien David Colon s’intéresse aux publicitaires, aux propagandistes, aux artistes et aux scientifiques qui ont perfectionné l’art de la persuasion et de la manipulation de masse aux XXe et XXe siècle. Un essai incontournable pour comprendre les progrès de la publicité, du marketing politique et des relations publiques et qui ouvre le champ à une réflexion nécessaire sur les conséquences de leurs innovations pour la démocratie et la vie publique.

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Texte intégral (2633 mots)

David Colon est enseignant et chercheur à Sciences Po, où il enseigne l’histoire de la communication. Il est l’auteur de Propagande (Flammarion, « Champs Histoire », 2021) et des Maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse (Tallandier, septembre 2021). Il a reçu le prix Akropolis 2019 et le prix Jacques Ellul 2020.

Dans votre précédent livre, Propagande, la manipulation de masse dans le monde contemporain, vous vous intéressiez déjà aux progrès de l’art et de la science de convaincre les masses depuis la fin du XIXe siècle. Pourquoi avoir choisi d’adopter une grille de lecture plus biographique dans ce nouvel ouvrage ?

Dans Propagande, je postulais que la propagande était une science appliquée. Dans ce nouveau livre, j’entends en apporter la démonstration vivante, à travers les portraits des vingt plus grands maîtres de la manipulation de masse, qui ont su tirer profit des progrès scientifiques et technologiques pour concevoir et perfectionner l’art de la persuasion de masse.

Plusieurs des grandes figures à l’origine du métier des relations publiques et dont vous retracez le parcours (Ivy Lee, George Creel, Albert Lasker, Edward Bernays…) sont des citoyens américains. Comment expliquer l’importance originelle des Etats-Unis dans la genèse de la propagande moderne alors que l’opinion publique est déjà un sujet d’intérêt majeur dans les autres sociétés industrielles comme la France (avec Gustave Le Bon) ou le Royaume-Uni ?

Gustave Le Bon écrit en effet dans La psychologie des foules que « connaître l’art d’impressionner l’imagination, c’est connaître l’art de les gouverner ». Toutefois, c’est aux États-Unis que sa pensée trouve une traduction concrète Ivy Lee, parce qu’il a lu Le Bon, a l’idée d’inventer de nouveaux outils (les relations publiques modernes, la communication de crise, le lobbying industriel) pour prémunir les industriels des risques que représentent pour eux les revendications des « foules démocratiques ».

Gustave Le Bon écrit en effet dans La psychologie des foules que « connaître l’art d’impressionner l’imagination, c’est connaître l’art de les gouverner ». Toutefois, c’est aux États-Unis que sa pensée trouve une traduction concrète Ivy Lee, parce qu’il a lu Le Bon, a l’idée d’inventer de nouveaux outils (les relations publiques modernes, la communication de crise, le lobbying industriel) pour prémunir les industriels des risques que représentent pour eux les revendications des « foules démocratiques ».

Les États-Unis sont le creuset de la persuasion de masse, car ils connaissent avant le reste des pays industrialisés la démocratie avec le droit de vote accordé aux femmes en 1920, des campagnes politiques à l’échelle de la nation et une société de consommation de masse. C’est par conséquent la demande précoce tant politique qu’industrielle d’une plus grande maîtrise du comportement des Américains qui y conduit à l’invention de la publicité scientifique, des sondages et des études de marché, et à la création de centres de recherche tout entier voués à l’étude des mobiles des électeurs et des consommateurs ou à l’élaboration de formes de communication persuasives (l’École de Yale). En matière de persuasion de masse, les États-Unis s’imposent comme l’atelier du monde.

Comment les techniques inventées Outre-Atlantique se sont-elles popularisées en France ? Comment le secteur des relations publiques s’est-il structuré originellement dans l’Hexagone ? Le métier des relations publiques s’est-il singularisé en France par rapport aux Etats-Unis ?

En France, l’importation de ce que l’on nomme pudiquement « les méthodes américaines » est d’abord le fait de publicitaires. Marcel Bleustein Blanchet, qui a voyagé trois fois aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres, en rapporte la publicité radiophonique et plus tard les sondages et les études de marché. Michel Bongrand, quant à lui, importe en 1965 et 1967 dans la vie politique française les techniques de marketing qui avaient contribué en 1960 à la victoire de Kennedy.

En 1968, Bongrand tente même d’importer en France le métier de consultant politique, qui aux États-Unis désigne alors des communicants chargés de l’ensemble d’une campagne politique. Il crée avec Joseph Napolitan, ancien conseiller de Kennedy, l’Association internationale des consultants politiques, qui se révèle avant tout une parfaite porte d’entrée pour les maîtres américains de la persuasion politique, à l’image de Napolitan embauché par Giscard d’Estaing en 1974. Plus largement, dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis cherchent volontiers à exporter leur savoir-faire en matière de communication, de sondages ou d’études de marché, car il participe de leur diplomatie culturelle. La singularité des États-Unis par rapport à la France, toutefois, c’est qu’il n’est pas rare de rencontrer des spin doctors qui construisent de A à Z la campagne d’un candidat aux plus hautes fonctions : Roger Ailes et Lee Atwater en 1988 au profit de George H. Bush, ou Karl Rove à deux reprises au bénéfice de George W. Bush. En France, aucun communicant n’a encore eu un tel pouvoir.

Comment expliquer la rapidité d’appropriation des nouveaux médias de masse destinés à la culture, à l’information ou au divertissement par les praticiens du secteur tout au long du XXe siècle ? On lit pourtant dans votre ouvrage que beaucoup de ces innovations comme la diffusion de spots politiques à la télévision étaient loin de présenter un caractère d’évidence ou d’efficacité à leur origine.

Le talent de ces ingénieurs de la persuasion réside précisément dans leur aptitude à identifier le potentiel de ces nouveaux médias et à le mettre à profit . George Creel, le premier, a saisi en 1917 pour le compte du président Wilson le potentiel propagandiste du cinéma et de la radio. En 1952, à peine a-t-il inventé le spot télévisé publicitaire que Rosser Reeves applique sa découverte à la campagne d’Eisenhower. Plus près de nous, Steve Bannon, a compris le premier que les forums internet et les réseaux socio numériques se prêtaient à une nouvelle forme de persuasion, la propagande de réseau, ou que l’analyse prédictive des comportements pouvait être mise au service d’une fabrique du chaos politique.

Aux côtés des innovations scientifiques de pointe, dont les « maîtres de la manipulation » ont su se saisir pour perfectionner l’art de la persuasion, on est souvent surpris de trouver dans votre ouvrage d’autres auteurs plus classiques parmi leurs références : Aristote ou encore Machiavel pour ne citer qu’eux. Ces penseurs ont-ils encore quelque chose à nous apprendre de l’art de persuader ou ont-ils été dépassés ?

Les progrès de la persuasion sont incrémentaux au XXe siècle : une technique, une fois qu’elle a fait la preuve empirique de son efficacité, rejoint un répertoire tacite d’outils dont on se sert à l’envi sans nécessairement en connaître l’origine. Au XXIe siècle, ces progrès sont exponentiels, en raison de l’échelle gigantesque et des potentialités nouvelles offertes par le numérique. L’art de la persuasion remet toutefois sans cesse au goût du jour des principes très anciens : l’art de semer la division, pensé par Sun Tzu, a été revigoré par les réseaux numériques, et l’art grec du Kairos, consistant à déterminer le moment opportun pour entreprendre une démarche de persuasion, ne relève plus désormais de l’intuition, mais d’une approche scientifique rendue possible par exemple  par les outils d’analyse prédictive de Facebook.

Face à l’idée d’une toute puissance de la propagande (qui confine parfois au fantasme), les démocraties cherchent toujours à réguler la pratique des relations publiques et de la publicité. A partir de quel moment ce sujet est-il devenu un problème politique ?

Les maîtres de la manipulation ont bouleversé les règles du jeu politique, en offrant à leurs riches clients des outils de persuasion de masse d’une efficacité croissante. Ce sujet est devenu  un problème politique à partir du moment où l’art de la persuasion a permis aux industriels de faire prévaloir leur point de vue au détriment par exemple des syndicats et du droit syndical, dont nombre de maîtres de la manipulation, à commencer par Ivy Lee et Albert Lasker, ont patiemment sapé les fondements. Il est devenu aujourd’hui un problème vital pour les démocraties libérales, menacées par des entreprises de déstabilisation dont on commence tout juste à ressentir les effets depuis le Brexit ou l’insurrection du Capitole.

Les démocraties apparaissent s’être facilement appropriées les armes de la propagande en situation de crise, notamment lors des deux guerres mondiales (à l’instar du comité Creel, du rapprochement entre Hollywood et l’armée américaine ou de la création d’un secrétariat d’Etat en France chargé de la propagande en 1939). Comment ces pratiques ont-elles été perçues par l’opinion publique des démocraties ?

Il y a trois attitudes principales à l’égard de la propagande en démocratie sur le siècle écoulé. La première, que je crois la plus répandue, est l’ignorance. Il faut en effet souligner fait que depuis les années 1950 au moins, les techniques de persuasion de masse sont souvent difficilement décelables. Les « persuadeurs cachés », comme les nommait Vance Packard, s’emploient en effet à dissimuler leurs traces, et le microciblage comportemental, de nos jours, rend extrêmement difficile de déceler en temps réel des opérations de manipulation de masse.

La deuxième attitude est le déni : il est souvent très difficile d’admettre que des gouvernements démocratiques puissent recourir à la propagande, que l’on considère à tort comme l’apanage des régimes autoritaires ou totalitaire. Pour beaucoup de nos concitoyens, la propagande en démocratie est une vérité inconvenante.

Enfin, la troisième attitude consiste à admettre l’existence de la propagande en démocratie, mais de refuser à y recourir à son profit. C’est l’attitude du parti social-démocrate allemand face à la propagande psychologique des nazis, ou l’attitude du candidat démocrate Adlai Stevenson en 1952 et 1956, qui refuse de recourir à des spots télévisés parce qu’il refuse d’être « vendu comme du dentifrice ».

Plusieurs praticiens et théoriciens de la propagande ont estimé que celle-ci était indispensable en démocratie y compris en période de paix, qu’il s’agisse d’assurer le consentement des citoyens aux politiques publiques et aux institutions ou pour se défendre contre les offensives informationnelles de régimes autoritaires. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les deux notions peuvent-elles être conciliées ?

Edward Bernays et Harold Laswell, pour ne citer qu’eux, ont en effet revendiqué haut et fort la nécessité de recourir à la propagande et, dans le cas de Bernays, à la manipulation, pour fabriquer le consentement démocratique. La propagande est d’autant plus nécessaire en démocratie que l’on ne peut pas, en principe, y recourir à la contrainte pour agir sur les comportements des citoyens. Pendant l’essentiel du XXe siècle, le recours à l’ingénierie du consentement à l’intérieur des frontières nationales des pays démocratiques a été favorisé par le fait que les médias de masse franchissaient difficilement les frontières, à l’exception du radio et de la télévision par satellite. Au XXIe siècle, au contraire, le numérique a ouvert brutalement l’espace informationnel des démocraties aussi bien à des offensives informationnelles étrangères, qu’à des opérations de guerre psychologique menées par des acteurs politiques ou économiques internes, comme l’a illustré l’affaire Cambridge Analytica. Cela conduit les démocraties à chercher à protéger l’accès à leur sphère informationnelle, à se doter de nouvelles capacités de guerre informationnelle, et à tenter de contrer les offensives propagandistes internes aussi bien par des mesures législatives, souvent liberticides, que par le développement de nouvelles technologies visant à influencer les comportements des citoyens, comme le nudge. C’est, en effet, un équilibre nécessairement instable, comme l’a montré en son temps le père de la cybernétique, Norbert Wiener, qui considérait le contrôle des moyens de communication comme « le plus efficace et le plus important » des « facteurs anti-homéostatiques » : « Le pays qui jouira de la plus grande sécurité, écrit-il en 1950, sera celui (…) où l’on se rendra compte pleinement que l’information importe en tant que stade d’un processus continu par lequel nous observons le monde extérieur et agissons efficacement sur lui ».

Les dispositifs de persuasion mis en place par les GAFAM pour capter l’attention de leurs utilisateurs et les retenir le plus longtemps sur leur plateforme, tout comme le « nudge », apparaissent procéder d’une tentative de persuasion inconsciente qui met à mal l’idée d’un citoyen libre et éclairé raisonnant par lui-même. Le rapport entre persuadeur et persuadé semble pencher définitivement en défaveur de celui-ci. La démocratie peut-elle s’en accommoder ?

La démocratie ne peut pas et ne doit pas s’accommoder de dispositifs de manipulation qui sapent ses fondements mêmes, d’une part en privant en nombre les individus de leur libre-arbitre, d’autre part en faisant prévaloir à l’excès des points de vue contraires à l’intérêt général, par exemple celui des industries polluantes qui encouragent une propagande climatosceptique. Le nudge, conçu par Richard Thaler pour aider les individus à prendre la décision la plus favorable pour eux, a parfois été détourné de son objet, par exemple par Facebook en 2018 pour persuader nombre de ses utilisateurs européens renoncer d’eux-mêmes au bénéfice de la protection que leur apportait le Règlement européen sur la protection des données (RGPD), ou plus récemment dans l’espoir de conduire les utilisateurs d’Iphone à renoncer à la protection apportée par le nouvel IOS d’Apple contre le tracking publicitaire. La Commission européenne, dans son projet de Règlement européen sur l’intelligence artificielle (REIA), prévoit l’interdiction en 2024 des systèmes qui manipulent le comportement humain en déployant des techniques subliminales pour agir sur le comportement humain, pour exploiter les vulnérabilités d’un groupe, ou pour procéder à une analyse prédictive de leur personnalité. Une telle initiative, qui se heurte déjà au puissant lobbying de certains géants du numérique, doit être soutenue le plus largement possible.

Les Maîtres de la manipulation.Un siècle de persuasion de masse

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