11.10.2021 à 07:00
Et si nous réparions l’internet plutôt que les géants de la tech, explique le toujours pertinent Cory Doctorow (@doctorow) dans un édito pour la revue Communications de l’ACM (@cacmmag).
Plutôt que de chercher à réparer FB en le forçant à lutter contre la désinformation ou Google en l’obligeant à filtrer les contenus qui contreviennent au droit d’auteur – sans qu’il soit certain que ces approches portent leurs fruits, puisqu’il reste difficile de faire la distinction entre la parodie, le commentaire et leurs formes problématiques ou illicites – peut-être est-il temps d’opter pour une autre approche ? Et Doctorow de proposer de déporter notre regard pour mieux embrasser le problème. Pour lui, nous avons plutôt un problème de concurrence qu’autre chose. Les monopoles du « cartel des Big Tech », comme il les appelle, ne se résoudront pas en les contraignant à réparer leurs effets toxiques (au risque de leur donner toujours plus de pouvoir), mais en regardant ce qui cause et permet leur puissance. Pour Doctorow, c’est l’internet qu’il faut donc réparer. Pour combattre la concentration et la monopolisation des géants, c’est leurs silos qu’il faut abattre. Et pour cela, le régulateur dispose d’une arme assez simple et efficace et qui a déjà fait ses preuves : l’interopérabilité !
L’interopérabilité, rappelle Doctorow, c’est la capacité des produits et services à travailler ensembles depuis des normes, standards et pratiques communes. L’interopérabilité permet à de nouveaux entrants sur un marché de profiter des avantages de « l’effet réseau » déjà établi pour l’utiliser à leur propre avantage. Doctorow rappelle d’ailleurs l’histoire d’AT&T. Jusque dans les années 70, l’opérateur historique américain détenait un impressionnant monopole sur les télécommunications américaines. Outre son monopole sur le réseau, ses abonnées devaient non seulement payer l’abonnement et la connexion, mais également la location de téléphones AT&T : l’entreprise leur interdisant l’achat ou l’utilisation de téléphones d’autres marques ! Non seulement l’entreprise finira par être scindée en différentes entités, mais surtout, elle sera poussée par le régulateur à l’interopérabilité. Ses concurrents ont pu accéder à ses réseaux et ses clients ont été libérés de la contrainte de la location monopolitistique que l’entreprise imposait.
Pour Doctorow, dans la bataille actuelle à l’encontre du cartel des Big Tech, le régulateur oublie trop souvent la valeur de l’interopérabilité.
Il en propose d’ailleurs une intéressante taxonomie.
La forme la plus courante de l’interopérabilité est une interopérabilité indifférente, c’est-à-dire quand un système ne prend aucune mesure pour faciliter ou bloquer l’interopérabilité. Une entreprise fait un produit. Une autre fait un produit qui fonctionne avec le précédent, sans lui en parler et la première laisse faire. C’est le cas par exemple de l’allume-cigare des voitures, né dans les années 20, que les constructeurs d’automobiles ont fini par monter en série pour répondre à son succès. La normalisation de ce port électrique s’est faite sans entrave, tant et si bien que cette prise permet désormais de brancher tout et n’importe quoi. C’est le cas également de la prise Jack par exemple que l’on trouve sur nombre d’appareils et qui permet d’y brancher n’importe quel casque ou écouteurs.
La seconde forme est l’interopérabilité coopérative, qui repose principalement sur la normalisation et la standardisation. Ainsi un fournisseur de téléphone mobile ou un constructeur automobile qui installe une puce Bluetooth permet à n’importe quel appareil de s’y connecter. Ici, l’enjeu est de permettre l’ajout de fonctionnalités normées ou standardisées accessibles à tous… à l’image d’API ouvertes qui permettent de récupérer des données ou des fonctionnalités pour les réutiliser. C’est là le fonctionnement assez traditionnel de l’industrie qui consiste à bâtir des normes communes afin qu’elles profitent à tous.
La limite ici, c’est qu’avec le numérique, on peut ajouter des programmes informatiques ou des conditions pour discriminer accessoires ou services normalisés. Ces programmes informatiques peuvent être avantageux pour l’utilisateur : ils peuvent par exemple vous avertir quand vous connectez un appareil Bluetooth qui a des défauts de sécurité ou qui figure sur une liste noire d’appareils malveillants qui siphonnent vos données. Mais ils peuvent également être riches d’inconvénients pour les utilisateurs : ces programmes peuvent être ajustés pour empêcher de connecter des écouteurs ou le clavier d’une marque concurrente par exemple. Les appareils et services connectés peuvent ajuster le degré d’interopérabilité de leurs interfaces numériques d’un moment à l’autre, sans préavis ni appel, ce qui signifie que le plug-in d’un navigateur peut d’un coup cesser de fonctionner du jour au lendemain parce qu’un accès a été coupé. Cette forme d’interopérabilité est donc limitée à la volonté changeante des entreprises, à leurs politiques… Normes, standards et API peuvent donc rendre le dialogue entre les systèmes plus simples… comme plus compliqués.
La troisième forme qu’évoque Doctorow est l’interopérabilité adversariale (on parle aussi d’interopérabilité contradictoire, antagoniste ou de « comptabilité compétitive »). Ici, Doctorow évoque des produits qui se connectent à un objet ou service en lui étant « hostile ». C’est le cas par exemple d’applications pour téléphones non autorisées ou plus encore de cartouches d’encre ou de capsules à café compatibles avec celles qu’imposent les marques et formats propriétaires. Bien évidemment, là encore, le numérique permet d’introduire des contre-mesures de contrôle pour tenter de pallier ces formes d’interopérabilité forcée !
Ces trois formes d’interopérabilité, explique Doctorow, reposent sur des moyens permettant d’étendre ou limiter les fonctionnalités. Ce qui les différencie, bien sûr, c’est la façon dont ils prennent en compte les priorités des utilisateurs. Fort heureusement, rappelle Doctorow, l’interopérabilité l’emporte souvent, notamment parce que c’est « l’état par défaut du monde ». « Le fabricant de chaussettes n’a pas le droit de spécifier les chaussures que vous devez porter avec elles, pas plus que la laiterie ne peut dicter sur quelles céréales vous pouvez verser son lait ».
Pour que des marchés réellement concurrentiels, innovants et dynamiques se mettent en place, l’interopérabilité ne suffit pas. Il est nécessaire de pouvoir mettre en place une interopérabilité contradictoire, c’est-à-dire une interopérabilité qui se « branche » sur des services ou produits existants « sans autorisation » des entreprises qui les fabriquent. À l’heure où l’interopérabilité s’est considérablement refermée avec le développement des brevets logiciels ou des outils de gestion des droits numériques, il faut souvent montrer patte blanche pour interconnecter ses systèmes à d’autres. Favoriser l’interopérabilité contradictoire est une partie de la solution à la concentration, estime Doctorow. Le problème est que le numérique rend l’interopérabilité contradictoire toujours plus difficile, notamment parce que l’une de ses caractéristiques est justement de pouvoir créer et démultiplier des fonctions et modalités de contrôle aux accès. Les règles se démultiplient et si vous ne les respectez pas, vos accès sont fermés. L’interopérabilité est d’autant plus mise à mal que l’incompatibilité s’étend. La fermeture favorise la domination de quelques-uns sur tous les autres.
L’interopérabilité reste pourtant un levier simple et fort pour renforcer la concurrence. Le problème est que comme elle est de plus en plus rendue compliquée, elle devient une finalité. Pour Doctorow, permettre aux utilisateurs de transférer leurs données, d’un service à l’autre, d’une entreprise à une autre devrait être un point de départ, pas une finalité. Le risque, estime-t-il, est que « l’interopérabilité soit le plafond de l’innovation plus que son plancher ».
Pour Doctorow, l’interopérabilité n’est pas le seul levier. L’Electronic Frontier Foundation (@eff), l’association de protection des libertés numérique – dont Doctorow est l’un des piliers – défend ainsi un Access Act, un projet de loi antitrust en plusieurs mesures qui vise à promulguer des lois pour : interdire l’autoréférencement (et faire passer ses produits avant ceux de ses rivaux) ; bloquer les acquisitions anticoncurrentielles ; bloquer les « jardins clos » ; à imposer l’interopérabilité en forçant les grandes entreprises à proposer des API pour permettre aux utilisateurs d’aller sur un service concurrent tout en continuant à pouvoir discuter avec ceux qui ne font pas le même choix ; et à mieux financer l’organisme régulateur américain pour s’assurer d’un meilleur contrôle. Comme l’explique l’article, il manque encore un « droit d’action privé », permettant au public de poursuivre une entreprise qui ne respecte pas ces mesures (équivalent à l’article 82.1 du RGPD, qui permet aux utilisateurs qui subissent un dommage matériel ou moral d’obtenir réparation). Le cartel des Big Tech doit avoir plus de limites légales sur l’utilisation et le traitement des données des utilisateurs, et ce en renforçant la protection de la vie privée et les droits des utilisateurs.
« Bien mieux que d’essayer de transformer les monopoles massifs et peu fiables en « bons monopoles », il faut mettre fin aux monopoles et créer un monde en ligne fédéré où les utilisateurs peuvent choisir les normes d’expression qui leur conviennent et se connecter aux utilisateurs d’autres services », explique Doctorow. Plutôt que pousser les entreprises monopolistiques au filtrage et à la surveillance des contenus des utilisateurs, il serait plus efficace de les pousser à l’interopérabilité et à la portabilité.
Le problème est que nous prenons le problème à l’envers, estime Doctorow. « Au lieu de faire de Google, Facebook, Amazon, Apple et Microsoft les maîtres permanents de l’internet et de s’efforcer de les rendre aussi inoffensifs que possible, nous pouvons réparer l’internet en faisant en sorte que les grandes entreprises technologiques jouent un rôle moins central dans son avenir. ». En imposant le filtrage et la surveillance des contenus plutôt que l’interopérabilité, nous promouvons un internet hostile aux nouveaux entrants (qui ne peuvent se mettre en conformité avec les règles édictées, tant la marche technique et financière est haute) et nous minons l’autodétermination technologique des utilisateurs en faisant que les violations des conditions de services ou que la neutralisation des mesures techniques de protection (MTP ou DRM) soient transformées en infractions civiles ou pénales. Certes, reconnait Doctorow, il est probable que les gens fassent des choses mal avisées en connectant des outils à leurs comptes FB, Google ou Apple, comme cela peut arriver quand ils branchent n’importe quoi à leur prise d’allume-cigare. Mais nous les empêchons aussi de prendre soin d’eux ! C’est par exemple ce que raconte le développeur Louis Barclay @louisbarclay, blog), le fondateur de Nudge.io dans un article pour Slate. Non seulement Facebook s’en prend aux chercheurs en coupant leurs accès (comme cela a été le cas cet été à l’encontre de chercheurs de la New York University), mais il s’en prend également aux outils qui tentent de donner aux utilisateurs un plus grand contrôle sur leurs données et leur expérience. Barclay y raconte comment FB l’a menacé d’une action en justice et a désactivé définitivement tous ses comptes. Sa faute, avoir créé un outil pour rendre FB moins addictif. Cet outil était une extension pour navigateur permettant aux utilisateurs de supprimer leur fil d’actualité quand ils se rendent sur FB. À la place, ils accédaient à une page vide. Pour Barclay, c’était là un moyen de lutter contre la toxicité attentionnelle de la plateforme. Pour obtenir de l’information depuis ce plug-in, il faut se rendre sur les pages ou profils de ses amis directement, permettant d’acquérir un contrôle inédit sur les contenus disponibles (et surtout de mieux maîtriser le temps qu’on y passe). On peut supprimer manuellement les contenus de son fil en allant dans les paramètres, rappelle Barclay, mais c’est long et fastidieux. Il a juste proposé un outil pour automatiser le processus via un plug-in disponible sur le Chrome Store. Face aux menaces, Barclay a cédé : il n’a pas les moyens d’affronter le géant ! Il n’est pas le seul à subir les foudres du géant. L’été dernier FB s’en est pris à Friendly, un outil permettant aux utilisateurs de basculer entre plusieurs comptes de médias sociaux… Pour Barclay, « le comportement de FB n’est pas seulement anti-concurrentiel, il est aussi anti-consommateur ». « On nous enferme dans des plateformes (…) puis on nous empêche de faire des choix légitimes sur la façon dont nous pouvons les utiliser ».
L’essor des plateformes monopolistiques a concentré leurs pouvoirs. Leurs trésoreries illimitées leur permettent de mener un intense lobbying pour miner toute compatibilité et interopérabilité, alors que nous avons là un outil assez simple et disponible. Pour l’instant, les autorités et les États tentent de se servir des pouvoirs des plateformes pour assurer leurs propres missions. Pas sûr que cela fonctionne longtemps. Doctow rappelle qu’AT&T avait failli être démantelée dès 1956, mais que le Pentagone s’y était opposé en utilisant AT&T pour qu’elle rende des services à l’État plutôt que d’utiliser le pouvoir de l’État pour l’affaiblir. Les restrictions imposées à l’entreprise n’avaient cessé d’être bafouées… Et au final, l’État américain, 26 ans plus tard, avait été contraint de jeter l’éponge et de démanteler l’ogre du fait des protestations des entreprises et des utilisateurs. Un rappel historique qui devrait faire réfléchir en tout cas, conclut Doctorow en soulignant que les entreprises ne sont pas des gouvernements et qu’elles n’ont pas à nous gouverner !
Pour Doctorow, finalement, la tentation aujourd’hui est forte de punir les grandes entreprises en leur accordant une position encore plus dominante et permanente qu’elle n’est ! À l’heure où les problèmes qu’elles génèrent se multiplient, la tendance est forte de leur demander d’être plus répressives encore et donc d’accélérer leurs incompatibilités entre elles ! Pire : de refermer des marchés. Le filtre de YouTube, Content ID, dont le coût de développement est estimé à 100 millions de dollars est inaccessible à tout nouvel acteur qui voudrait se lancer dans la vidéo en ligne et qui serait contraint d’avoir des outils de modération équivalents. Pour Doctorow, ce filtrage coûteux devrait être une responsabilité d’État, mais comme il est le fait d’entreprises privées, il rend bien plus difficile l’émergence d’une quelconque concurrence.
Alors qu’ils doivent tous leur existence à l’interopérabilité, ironise Doctorow, le cartel des Big Tech est désormais déterminé à empêcher tous nouveaux venus de leur faire ce qu’ils ont eux-mêmes fait aux autres ! Le problème, c’est qu’elles ont truqué le système pour qu’il soit douloureux pour vous d’aller ailleurs. Alors que l’interopérabilité réduit le coût à changer, l’absence d’interopérabilité tient durablement l’usager en otage ! Pour Doctorow, l’interopérabilité est assurément l’outil dont nous avons besoin. Mais nous ne devons pas seulement ouvrir aux utilisateurs leurs possibilités, il faut aussi permettre aux plateformes de se connecter entre elles au profit des utilisateurs et pas seulement au profit de leurs seuls modèles d’affaires.
Hubert Guillaud