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20.09.2021 à 07:00

Application de suivi de contact : quel bilan ?

Hubert Guillaud

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Cet été, Algorithm Watch (@algorithmwatch) a publié une analyse sur les applications de suivi de contact. Pour l’ONG, les résultats sont assez contradictoires, notamment parce que les applications et les situations sont peu comparables les unes les autres. Selon le Covid Tracing Tracker de la Technology Review, on en répertorie (...)
Texte intégral (5699 mots)

Cet été, Algorithm Watch (@algorithmwatch) a publié une analyse sur les applications de suivi de contact. Pour l’ONG, les résultats sont assez contradictoires, notamment parce que les applications et les situations sont peu comparables les unes les autres. Selon le Covid Tracing Tracker de la Technology Review, on en répertorie plus d’une cinquantaine dans le monde. Pour l’ONG cependant, nous ne disposons même pas d’une définition partagée de ce que signifie l’efficacité de ces applications : faut-il compter le nombre de contacts identifiés ou la réduction épidémique que produit ce traçage automatisé ? Pendant plusieurs mois, on a entendu que l’efficacité était liée au volume d’adoption de ces applications (notamment via le fameux seuil des 60 % de téléchargement et d’utilisation !), alors qu’elles peuvent avoir des effets protecteurs à des niveaux bien plus bas. En fait, le haut niveau de téléchargement de certaines d’entre elles ne s’est pas nécessairement traduit par des réponses efficaces en matière de recherche de contact, comme le soulignent les exemples irlandais et finlandais. Pour certains chercheurs, le déploiement de ces applications sans preuve réelle de leur efficacité demeure problématique. Reste qu’il n’aurait pas été possible d’obtenir la preuve de leur inefficacité sans les déployer. Pour autant, la conclusion reste cinglante : l’efficacité des applications de suivi de contact dans leur contribution à la lutte contre le Covid-19 n’est pas concluante !

Covid Vaccine Tracker

Le suivi « manuel » des contacts, via des spécialistes humains, s’est révélé toujours plus efficace. Une autre analyse, elle aussi, conclut que les applications ne sont ni une panacée ni une solution miracle, et encore moins dans les pays les moins développés. En France, une étude de perception a montré que les personnes les plus précaires, qui sont aussi les plus exposées au virus, sont également les plus réticentes à utiliser une application. Pour le dire autrement, il ne peut y avoir d’adoption optimale sans réduction des inégalités qui agissent sur les déterminants structurels, notamment ceux qui président à la connectivité ou à l’alphabétisation numérique. Une étude parue dans The Lancet a même montré que les outils de recherche de contacts automatisés déployés entre 2000 et 2020 pour d’autres virus, n’ont, là encore, montré aucune preuve d’efficacité, tant en terme de contacts identifiés que pour réduire les transmissions. Là encore, seule la recherche « manuelle », humaine, se révèle essentielle. Les applications décentralisées de notification d’exposition (celles qui adoptent le protocole GAEN, Google/Apple Exposure Notification, développé par Apple et Google), elles, semblent avoir montré un peu plus d’efficacité que celles déployées par nombres d’États ! En Angleterre, la recherche numérique de contacts estime une étude pour Nature a permis d’atteindre plus de contacts que la recherche manuelle (4,4 contre 1,8), notamment pour identifier les contacts en dehors du foyer. Les auteurs estiment qu’entre 4 et 8000 décès ont été évités grâce à ces outils (pour 32 000 décès durant la période étudiée), ce qui n’est pas un petit effet. Ils ont estimé également qu’une augmentation de 1 % de l’utilisation de l’application se traduit par une réduction de 0,8 à 2,3 % des infections, c’est-à-dire que chaque personne positive au Covid qui a consenti à notifier ses contacts par l’application a évité en moyenne un nouveau cas. Pour Florian Gallwitz cependant, l’étude ne répond pas à une question de fond : quel pourcentage de personnes averties par l’application ont été réellement infectées ? Pour le spécialiste, il n’y a pas de preuve crédible que les avertissements automatisés soient liés à des événements d’infection réels… En Suisse, où les débats ont été vifs, notamment du fait de la présence de chercheurs qui ont poussé à l’adoption d’applications décentralisées et très protectrices de la vie privée, une étude a pointé le fait que les contacts notifiés par l’application SwissCovid entraient en moyenne en quarantaine un jour plus tôt que ceux qui n’étaient pas notifiés par l’application, mais cela tient peut-être plus du fait d’alertes pairs à pairs ou du fait que ceux qui utilisent l’application sont moins susceptibles de subir un préjudice lié à leur quarantaine, comme l’explique, critique, le chercheur Paul-Olivier Dehaye, qui parle d’un biais d’utilisation, car l’usage de ces applications n’est pas distribué uniformément dans la population. Leur utilisation privilégie des personnes en moyenne plus riches, qui ont tendance à faire confiance aux autorités, plus conscientes et engagées dans la pandémie.

Pour Lucie White et Philippe van Basshuysen, la promesse des applications de recherche de contact semble aujourd’hui largement abandonnée. Pour nombre de gouvernements, leur rôle est vu désormais comme limité. Pour les deux chercheurs, cet échec est lié à la généralisation de solutions décentralisées où les données de proximités sont calculées par les téléphones de chacun plutôt que d’être collectés et analysés dans une base de données centrale gérée par les autorités sanitaires qui aurait permis de mieux signaler le risque de contamination avant que les tests ne confirment ou non la contamination. Une étude préliminaire sur l’efficacité de l’application centralisée norvégienne souligne que l’application a permis de découvrir 11 % de contacts que la recherche manuelle de contacts n’avait pas identifiés. L’application norvégienne a cependant été suspendue en juin 2020 du fait des problèmes de confidentialité qu’elle portait. Amnesty International l’a qualifiée de profondément intrusive, tout autant que celles du Bahreïn et du Koweït, en permettant un suivi quasi direct des déplacements des utilisateurs. Reste que selon l’étude préliminaire sur l’application norvégienne, malgré ses résultats, rien ne prouve que les applications centralisées fonctionnent mieux que les applications décentralisées, au contraire.

La littérature fournit une image très mitigée en termes d’efficacité des applications. L’application israélienne HaMagen, elle, a été considérée comme un échec colossal. Le Japon a vu son programme d’application s’effondrer sous le poids des problèmes techniques. Même constat de défaillance pour l’application italienne Immuni. Aux États-Unis seuls 13 États ont atteint le seuil d’adoption de 15 % que les études de modélisation considèrent comme le premier palier de protection. Mais là encore, difficile de répondre à la question centrale : combien d’infections ont été évitées grâce aux notifications d’exposition ? Pour la journaliste de la Technology Review Betsy Ladyzhets : notre incapacité à répondre à cette question est due à la nature fracturée du système et au fait que mesurer l’efficacité de ces technologies n’était finalement pas une priorité. Pour de nombreux décideurs – en tout cas comme beaucoup s’en justifiaient à l’origine de ces déploiements applicatifs -, ne trouver ne serait-ce qu’un cas supplémentaire grâce à une application est utile – même si cette affirmation un peu rapide évacue la prise en compte du rapport coût/efficacité qui est pourtant mobilisé partout ailleurs, comme si finalement la technologie bénéficiait toujours d’un régime d’exception par rapport aux contraintes qui s’imposent partout ailleurs.

Bref, la question de l’efficacité demeure non tranchée, estime un peu facilement, Algorithm Watch. Au mieux, de nombreux déploiements indiquent un impact modéré sur la dynamique de l’infection. Les résultats obtenus restent peu comparables les uns les autres parce que les politiques de santé publique sont restées hautement contextuelles. Le problème qui demeure, pointe l’ONG, est que, dans l’urgence, ces systèmes ont été déployés sans justification, en tout cas sans apporter de preuves et de justifications d’efficacité… et souvent au déni des discussions démocratiques (notamment quand des données de santé ont pu finir dans les mains de la police). Pour Algorithm Watch, nous devons mieux comprendre quand et pourquoi la recherche de contact numérique a un sens et donc quand elle n’en a pas, c’est-à-dire « comment, quand et pourquoi elle doit cesser ». Il n’est pas certain que le déploiement de ces applications nous y ait aidés !

La confidentialité est toujours critique

Couverture du livre People CountUn avis qui sera certainement partagé par la mathématicienne et spécialiste en sécurité informatique de l’université de Tufts, Susan Landau, qui a publié avant l’été un petit livre People Count : contact-tracing apps and public health (MIT Press, 2021, non traduit). La spécialiste y rappelle qu’il n’y a ni santé publique ni suivi épidémiologique sans un profond et réel respect de la vie privée, ni sans s’assurer de l’équité des mesures mises en place par les politiques de santé publique, car les épidémies touchent d’une manière très différenciée les gens, selon leur niveau social, leurs professions, leurs origines, leurs statuts. L’histoire du suivi de contact que dresse en quelques pages la spécialiste souligne que « la confidentialité est toujours critique ». Or, explique-t-elle, la technologie peine à assurer de la confidentialité qu’elle déploie. Pour elle, la technologie apporte plus de biais que d’avantages, notamment parce qu’elle permet de multiplier les objectifs, provenant de multiples parties, sans les rendre nécessairement ou facilement compatibles entre eux. L’intérêt des épidémiologistes n’est pas nécessairement compatible avec celui de la médecine ou des politiques publiques. C’est l’autre aspect du problème. Enfin, sur l’efficacité globale des dispositifs, la spécialiste reste, elle aussi, circonspecte.

Dans son livre, la spécialiste fait l’histoire du suivi de contact, montrant que son efficacité fluctue selon les maladies, leurs modalités de transmission et leur contagiosité. Le caractère asymptomatique de certains malades rend le « tester, tracer, isoler » plus difficile, rappelle la chercheuse. Le travail de suivi de contact est un travail de travailleur social particulièrement intensif et très invasif en terme de vie privée. Quand il fonctionne, c’est un outil très efficace. Imaginée dès 1934 par Thomas Parran, ministre de la santé américain qui a étudié le contrôle de la syphilis, la pratique est devenue un outil essentiel pour lutter contre les maladies infectieuses ou les maladies sexuellement transmissibles. Reste que dans le cas de la syphilis, dès l’origine donc, la question de la confidentialité et de la confiance ont été primordiales. Les responsables du suivi de contact étaient chargés à la fois d’éduquer les patients sur la maladie et d’établir un lien de confiance pour qu’ils leur confient des informations on ne peut plus personnelles, puisque liées à leur sexualité. Cela nécessitait beaucoup de tact, d’écoute et d’empathie. Mais également d’établir une confiance infaillible, d’abord et avant tout en garantissant une confidentialité totale. Comme elle l’explique, « la confidentialité a toujours été critique », et notamment pour lutter contre les maladies où les questions posées par les traceurs nécessitaient d’être les plus invasives possible. Dans la lutte contre le Sida, le fait de savoir que quelqu’un était infecté pouvait avoir des conséquences dramatiques. Si la personne chargée du suivi de contact est responsable de la santé publique, son premier devoir est de respecter la confidentialité et l’autonomie des patients. Face au virus Ebola par exemple, les responsables du suivi de contact se sont heurtés à la rigueur des interdictions mises en place face du fait de la forte létalité et contagiosité du virus rendant leur travail auprès des populations touchées très difficile à réaliser.

Chaque maladie nécessite des enquêtes différentes selon ses caractéristiques infectieuses propres. Effectivement, aux questions où étiez-vous les jours précédents votre positivité et qui était avec vous, il est probable que votre téléphone le sache mieux que vous, en tout cas, c’est une information qu’il peut collecter de multiples manières. Mais pas si simplement qu’automatiquement. Détecter la proximité des personnes par Bluetooth, GPS ou via les antennes de téléphonie mobile près desquelles ils se connectent est « peut-être utile pour tracer les communications de voleurs ou de terroristes, mais est certainement bien moins efficace pour tracer des infections respiratoires ». Ces modalités sont insuffisamment précises, ne voient pas les parois de verre qui peuvent séparer deux personnes à proximité ou peuvent décider d’une proximité qui n’est pas exacte. Tracer une maladie consiste aussi à la définir même avec des approximations, comme le fait de borner la période infectieuse de la maladie ou la distance de contamination. Reste que même face à ces décisions, les technologies ne sont pas suffisamment précises. Dans son livre, Landau détaille les limites de fonctionnement de plusieurs applications, notamment celles déployées par Singapour ou l’application du gouvernement indien Aarogya Setu.

Inégalités et dérives fonctionnelles

L’une des difficultés que pointe Landau, c’est que le coût de leur utilisation n’est pas le même pour tous. Le fait d’être cas contact et contraint à l’isolement n’a pas les mêmes conséquences pour chacun. Mais surtout, constate la chercheuse, l’un des grands problèmes de ces outils numériques est leur « dérive fonctionnelle », c’est-à-dire l’élargissement de leur utilisation à d’autres modalités explique-t-elle, en prenant l’exemple des écoutes téléphoniques qui à l’origine, aux États-Unis, étaient limitées à 25 types de crimes graves, alors qu’aujourd’hui, la liste des cas qui permet leur utilisation s’est élargie à plus de 100 types d’infractions. Pour Susan Landau, nombre de ces applications, par leur très grande intrusivité, adresse de sérieuses menaces aux libertés civiles, menaces que leurs promoteurs devraient prendre plus au sérieux, et ce d’autant que la confidentialité est justement critique en santé publique. Or, les données collectées, tout anonymisées qu’elles puissent être, collectent des informations sur les déplacements et les contacts qui peuvent divulguer bien d’autres informations, comme des déplacements indus en temps de couvre-feu, ou des craintes légitimes sur l’activité de ceux qui sont dans des situations irrégulières. Répondre à ces défis nécessite de mettre la protection de la vie privée en premier, estime Carmela Troncoso (@carmelatroncoso), spécialiste de la sécurité à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, très investi dans le développement d’applications de suivi de contact décentralisées et respectueuses de la vie privée. Nombre de chercheurs ont exploré ces idées, pour imaginer des applications qui signalent l’exposition au virus, mais pas les contacts, c’est-à-dire non pas des systèmes de suivis de contact, mais bien des systèmes de notification d’exposition, comme GAEN. Des modèles plus respectueux de la vie privée, mais qui désavantagent les autorités de santé qui cherchent, dans les logiques qui sont les leurs, à démultiplier leurs connaissances sur le suivi épidémiologique. Dans les modèles les plus respectueux, les épidémiologistes ne peuvent même pas savoir où la contamination a lieu, excluant finalement le suivi médical tel qu’ils le pratiquent.

Dans la grande galerie des applications, d’innombrables ajustements et spécificités ont pris place, chacune se démarquant des autres par les orientations locales choisies. Le respect de la vie privée a été la force de certaines applications… Mais pour la protéger, il est essentiel de savoir « Qui veut savoir des choses sur moi ? Que veulent-ils savoir ? Que veulent-ils faire de ces informations ? »… Quand les questions de santé publique impactent la société, comme dans le cas d’une pandémie, plusieurs types d’autorité souhaitent accéder aux informations de santé. La santé publique et la recherche bien sûr, mais également, trop souvent, les autorités chargées de l’application des lois, notamment pour veiller à l’application des mesures de police, comme l’isolement ou le couvre-feu. Bien sûr, il faut aussi veiller à la sécurité des dispositifs, explique longuement la spécialiste, ce qui n’est pas toujours si simple. Au final, « les applications de recherche de contacts reposent sur l’idée que la technologie peut contribuer à résoudre un problème insoluble », notamment parce que ce problème est trop souvent multiple et qu’on pense que la technologie peut tous les adresser dans une seule solution.

Dans son livre, Susan Landau pose elle aussi, la question de l’efficacité, et comme le soulignait Algorithm Watch, explique que cette efficacité est difficile à établir. La promesse des applications de suivi de contact est de notifier les gens potentiellement infectés plus vite que ne saurait le faire le traçage manuel et ainsi de diminuer la propagation de l’infection. Les applications déterminent des distances et des durées d’exposition, sans parvenir à les déterminer correctement à 100 %. La force des signaux, la fréquence de connectivité varient d’un modèle de téléphone à l’autre et sont sensibles à de multiples éléments, comme la présence de murs, la position du téléphone (selon la poche où vous le tenez par exemple), la forme des pièces, les matériaux de construction, etc. Ainsi, deux personnes détectées à proximité peuvent être dans deux appartements différents. Les applications ne savent pas détecter si les gens portent des masques ou pas, si l’une chante ou si elles sont silencieuses, ne connaissent pas les conditions de ventilation des lieux… Les applications au final, peuvent faire remonter des cas que les humains qui s’occupent de suivi de contact n’auraient pas considérés, ce qui peut-être un bénéfice comme un désavantage. Elles produisent à la fois des faux positifs et des faux négatifs. L’application britannique, lors de sa phase de test, a produit 45 % de faux positifs et 31 % de faux négatifs. Ces inexactitudes sont des défis en soi, non seulement pour la santé publique, mais peut-être plus encore pour les individus, notamment du fait des inégalités des conditions leur permettant de s’isoler facilement ou pas. En fait, souligne Landau, l’efficacité des applications reste conditionnée aux réalités et inégalités socio-économiques de la société… « 23 % des habitants de Chicago sont noirs, mais en avril 2020, 58 % des habitants de la ville décédés du Covid étaient Noirs ». Or, explique-t-elle, fort à propos : « ces applications n’ont pas été construites pour adresser les besoins spécifiques des communautés marginalisées. Elles apparaissent comme basées sur un modèle d’utilisateur de la classe moyenne ou supérieure, doté d’un travail qui peut être effectué à la maison. Elles n’ont pas été conçues pour tenir compte des craintes ou de la défiance de communautés qui sont trop souvent sur-surveillées et qui ne peuvent pas tirer parti des recommandations à rester chez soi ». Où comment les préconceptions que les concepteurs ont sur les usagers inscrivent des limites aux objets eux-mêmes, oubliant que les archétypes, que le modèle moyen de l’usager comme le citoyen modèle n’existent pas. Comme elle le dit très bien : « une application qui échoue à fonctionner pour une communauté donnée est une application qui échoue pour nous tous ».

Bien souvent, rappelle-t-elle, le suivi de contact manuel, humain, lui, doit s’adapter aux conditions, explique-t-elle en pointant le succès de celui-ci dans les réserves indiennes de l’Arizona. Là-bas, beaucoup de gens ont été infectés, mais peu en sont décédés, notamment parce que les équipes médicales locales ont adapté leur pratique aux modalités d’existences locales. Dans les communautés indigènes, les grandes distances limitent en théorie la diffusion de la maladie, mais la plupart des familles vivent dans des foyers multigénérationnels. Les enquêteurs ont concentré leurs efforts sur les aînés en demandant à ceux qui avaient des symptômes, qui sont vos grands-parents et en faisant vérifier très vite leur taux d’oxygénation du sang. Au final, les réserves ont eu un taux de mortalité moindre que le reste de l’Arizona. Comment une application générique aurait-elle pu fonctionner aussi bien que l’adaptabilité dont ont su faire preuve les personnes chargées du suivi de contact sur les réserves indiennes d’Arizona ?, questionne Landau.

Tracer les contacts n’est pas facile. Les résultats ont d’ailleurs été différents d’un pays à l’autre, d’une communauté à l’autre. À Taïwan, une personne contaminée fournit en moyenne 15 noms, en Espagne c’est seulement 3, à Philadelphie, un tiers des personnes contactées ont affirmé n’avoir été en contact avec personne. Même la réponse à cette question est éminemment sociale et culturelle. Il n’y a pas que la recherche de contact qui est difficile, l’isolement l’est tout autant. Entre mars et août 2020, en Angleterre, seuls 18 % de ceux qui ont eu des symptômes se sont pleinement isolés, pointait une enquête. L’absence de services sociaux dédiés explique largement ces lacunes : aller chercher à manger, travailler et gagner de l’argent, avoir un endroit où s’isoler, s’occuper de proches isolés sont restés des facteurs pesants sur l’inégalité des possibilités d’isolement. L’efficacité d’une application devrait surtout être testée sur différentes communautés avec différents besoins. Pour Susan Landau, assurément, les solutions qui restent sous le contrôle de l’utilisateur sont toujours celles à privilégier.

Couverture de la revue des Annales des Mines sur les enjeux numériques de la crise pandémiqueL’une des alternatives aux applications pour la population a consisté à construire de meilleurs outils pour assurer le suivi de contact « manuel », humain – même si, dans son livre, Susan Landau reste hélas, complètement silencieuse sur les déficiences des outils qui ont armé les enquêteurs : des scripts d’enquêtes robotiques et peu adaptés, en passant par des systèmes d’alerte produits pour passer à l’échelle plus que pour être précis ou pratiques, la difficulté du suivi de contact « manuel » ne semble pas toujours avoir été mieux loti que sa version applicative. Évaluer la portée des formes d’automatisation qui ont été produites spécifiquement pour les systèmes de santé et pour accompagner les efforts de suivis dans le cadre de la pandémie est encore à faire. Maurice Ronai (@mauriceronai) – qui a d’ailleurs produit une veille spécifique sur le sujet sur un blog dédié – tente d’en dresser pour la France dans un très intéressant numéro de la revue Enjeux numériques consacré aux réponses numériques à la crise sanitaire. Il souligne notamment dans un article consacré à « La construction accélérée d’un système d’information épidémiologique » (.pdf) combien le suivi de contact a nécessité d’organiser et de déployer des outils dédiés pour identifier les clusters. Mais, comme il le souligne dans un second article sur « La numérisation à marche forcée du système de santé face à la Covid-19 » (.pdf), en reprenant les constats accablants de la commission d’enquête du Sénat, « le constat global du traçage reste celui d’un échec ». Traçage lacunaire, défaut d’interconnexion des outils, défaut d’implication, éviction des médecins… L’enjeu de construction d’un millefeuille de surveillance épidémiologique pour armer le suivi et la décision médicale s’est fait dans l’urgence, négligeant l’interopérabilité, favorisant une forme d’industrialisation des réponses pour passer à l’échelle des besoins au détriment de leur qualité. Comme le pointaient les chercheurs en sociologie des organisations dans Covid-19 : une crise organisationnelle (Presses de SciencesPo, 2020), la coopération et la coordination sont restés le maillon faible, et les dispositifs techniques mis en place n’ont pas créé l’organisation nécessaire – pour autant qu’ils puissent suffire à le faire (voir notre article, « Dégouverner »).

Dans l’urgence, nous n’avons pas eu de discussion publique quant à savoir si le déploiement d’applications était une mesure de politique publique appropriée, regrette la chercheuse. Les autorités de santé utilisent les termes « surveiller et confiner » pour décrire les plus puissants outils qu’ils mobilisent à l’encontre des maladies. Avec la pandémie, les modalités de surveillance et de confinement ont été multiples et souvent sévères. Google et Apple ont été les premiers à proposer des solutions techniques dès avril 2020. En juin, SwissCovid a été la première application disponible. Durant l’été, nombre d’autres applications ont été lancées en Europe. Google et Apple, qui ne sont ni l’un ni l’autre des autorités de santé bien sûr, ont posé les bases des briques techniques et imposé à tous, par leurs spécifications, de nombreuses limites aux autres outils. S’ils ont promu des garanties comme la protection des données des utilisateurs, ils ont minimisé d’autres éléments, comme la protection des utilisateurs par exemple en optant pour une solution qui favorise de hauts niveaux de faux positifs et de faux négatifs. Pour Landau, si les applications sont des outils de santé publique, alors il faut pouvoir savoir si leur usage améliore l’équité de santé ou la dégrade.

Les applications de suivi de contact ont été une expérimentation sociale dans le monde réel. Le problème, estime Landau, c’est le risque de dérapage, de glissement qu’introduisent ces outils… Ils introduisent l’idée que la collecte de données de ce type peut devenir finalement une nouvelle normalité. Même si nous pensons aux outils les plus respectueux de la vie privée parmi ceux déployés, ils restent conçus pour révéler par qui, quand et où, notre exposition à eu lieu. Cette idée seule finalement pourrait être utilisée à d’autres objectifs, comme pour nous mettre à l’abri de la criminalité. La police utilise déjà les données de proximité des antennes de téléphones mobiles pour retrouver des criminels. Des autorités plus répressives pourraient vouloir user d’informations de ce type pour analyser les relations politiques d’opposants, de migrants, d’activistes… ou de lanceurs d’alertes ! L’usage de ces outils nous conditionne à accepter qu’il soit normal que nos outils tracent nos contacts, comme le font déjà nombre d’applications commerciales et sociales que nous utilisons tous les jours, même si nous vendre de la publicité n’a pas les mêmes conséquences que nous dénoncer aux autorités.

Les épidémies sont à la fois un phénomène médical et social. La technologie ne suffit pas à nous protéger. Sans infrastructures de santé, sans lois qui empêchent les autorités chargées du maintien de l’ordre ou de l’immigration d’accéder à ces informations, sans infrastructures de santé pour soutenir financièrement les gens en difficulté quand on les isole, la technologie seule a une valeur limitée. Oui, les épidémies tuent des gens. Reste que décider comment prioriser les interventions sociales et médicales nécessaires pour mener une lutte la plus efficace possible n’est pas immanent. Nos efforts techniques n’ont pas été des plus probants dans la lutte contre l’épidémie, comme s’en désolaient de nombreux acteurs il y a quelques mois. Comme souvent, semble-t-il, plus il y a d’impacts sociaux, moins la technologie est une bonne réponse au problème.

Enfin, toutes ces difficultés évoluent également dans le temps et c’est également un problème. Les autorités de Singapour par exemple ont d’abord affirmé que l’application de suivi de contact ne servirait qu’au suivi de contact, avant de l’utiliser pour faire surveiller l’application de la loi par les autorités chargées du maintien de l’ordre. De volontaire, l’application est devenue obligatoire pour accéder aux bureaux et locaux, passant d’une application de suivi de contact à une prémisse de passe sanitaire… Nombre d’applications ont ainsi changé d’objectifs et de fonctions au fil du temps, sans qu’on sache toujours très bien l’étendue de leurs fonctions d’ailleurs. Mais il n’y a pas que les applications qui ont évolué, le contexte sanitaire et le rapport des gens à la maladie a évolué également. Un récent article du Monde rapportait par exemple que le traçage des cas contacts avait ralenti avec l’extension de la vaccination. Alors que les agents chargés du suivi de contacts recueillaient environ 2,3 noms de personnes exposées en mars 2021, elle ne serait plus que de 1,4 contact désormais. Comme le rappellent les spécialistes du traçage, le nombre moyen de contacts déclaré a tendance à baisser lorsque la circulation du virus est forte. En fait, trop souvent, les outils se vident de leur sens à mesure qu’on les utilise, comme si, finalement, les données qu’ils produisent n’avaient une utilité que le temps qu’elles produisent la confirmation qu’on en attend. Comme s’il fallait toujours que la solution technique déroule ses impasses pour se rendre compte qu’elle ne les résout pas. La publication d’information sur les foyers de contagion a été arrêtée en novembre 2020 en France au prétexte qu’elles restaient fortement sous-estimées et qu’ils ne représentaient qu’une très faible part de l’ensemble des personnes positives. Au final, c’est comme si chaque outil, derrière ses promesses, ne faisait que révéler surtout et partout ses limites.

La pandémie interroge le sens même et la portée des infrastructures de surveillance que nous sommes capables de produire pour nous protéger. Nous n’avons pas attendu la pandémie pour construire des réseaux de vidéosurveillance disproportionnés à leurs efficacités. C’est un peu finalement comme si la pandémie avait favorisé nos pires travers, comme si la sécurité pouvait être notre seule liberté, alors qu’elle n’en est qu’une composante parmi d’autres, qui semble d’ailleurs bien plus dépendre de l’égalité et de la fraternité que de la seule surveillance.

Hubert Guillaud

13.09.2021 à 08:17

L’automatisation, une idéologie ?

Hubert Guillaud

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En 2018, McKinsey a publié un épais rapport sur la révolution de l’automatisation, prédisant que les robots et l’IA allaient rendre obsolètes la plupart des travailleurs. Mais ce n’est pas la tendance qu’on lisait dans les statistiques publiées par le ministère américain du Travail, explique l’historien Jason Resnikoff, dans les (...)
Texte intégral (3319 mots)

En 2018, McKinsey a publié un épais rapport sur la révolution de l’automatisation, prédisant que les robots et l’IA allaient rendre obsolètes la plupart des travailleurs. Mais ce n’est pas la tendance qu’on lisait dans les statistiques publiées par le ministère américain du Travail, explique l’historien Jason Resnikoff, dans les bonnes feuilles d’un livre à paraître La fin du travail : comment la promesse de l’automatisation a dégradé le travail (Labor’s End : How the Promise of Automation Degraded Work, University of Illinois Press, 2021) publiées par le magazine en ligne Zocalo. Les statistiques montraient qu’entre 2005 et 2018, alors que nous étions « à l’aube d’une nouvelle ère d’automatisation », les États-Unis ont connu une chute remarquable de la productivité du travail, avec une croissance moyenne inférieure de 60 % à la période précédente, 1998-2004. Alors que la promesse de notre remplacement par les machines aurait du faire augmenter la productivité du travail, on constatait l’inverse ! Pour les chercheurs, cet effondrement de la productivité était un phénomène économique majeur, apportant un démenti cinglant à la perspective d’un progrès technologique inédit. Très concrètement, nombre de personnes expérimentent cette dichotomie en étant soit sous-employées ou inemployées, soit en travaillant plus que jamais. Alors que les ordinateurs étaient supposés réduire le temps de travail, ils nous ont surtout fait travailler plus que jamais !

L’automatisation : travailler plus et moins cher

Couverture du livre Labor's EndPour Jason Resnikoff, les promesses infinies de l’automatisation de l’industrie automobile ou de l’informatique étaient un cadre de discussion permettant de tirer profit de l’enthousiasme technologique d’une époque. Mais pour lui, le terme même d’automatisation relève bien plus d’une invention idéologique que technique qui n’a jamais vraiment profité aux travailleurs, puisque son sens même signifiait « l’écrasement mécanique des travailleurs », plus que leur remplacement. En fait, si on la lit depuis ce sens, l’automatisation n’a cessé de rendre la vie des travailleurs plus dure et ingrate. Les outils de l’automatisation ont surtout été utilisés pour dégrader, intensifier et accélérer le travail humain et plus encore pour l’invisibiliser derrière les machines.

« Tout ce que l’automatisation a signifié pour nous, c’est le chômage et le surmenage », déclarait un ouvrier de l’automobile dans les années 1950 ; un autre faisait remarquer que « l’automatisation n’a pas réduit la pénibilité du travail… pour le travailleur de la production, cela signifie un retour aux conditions de l’atelier clandestin, une accélération de la vitesse et une adaptation de l’homme à la machine, au lieu de la machine à l’homme ».

L’ordinateur est certainement le meilleur symbole de cette menace et promesse de l’automatisation, explique Jason Resnikoff. En 1952, l’entrepreneur américain John Diebold publie Automation (qui fut traduit en 1957 chez Dunod sous le titre Automatisme, vers l’usine automatique). Il fait de l’automatisation un terme familier et surtout introduit l’idée que l’ordinateur pourrait traiter l’information, tâche qui était jusqu’alors dévolue aux employés de bureau, en permettant d’échapper aux limites humaines de ces traitements, d’une manière plus rapide et plus fiable. Les employeurs ont été séduits par ce message, non pas tant par l’attrait de puissance ou le fantasme de machines qui écriraient toutes seules… mais parce qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les entreprises s’inquiétaient de la syndicalisation, et ce alors qu’elles s’étaient dotées d’un nombre sans précédent d’employés de bureau à bas salaire, essentiellement des femmes. « Entre 1947 et 1956, l’emploi de bureau a augmenté de 50 %, passant de 4,5 à 9 millions de personnes. En 1954, une femme salariée sur quatre aux États-Unis était employée de bureau. » Le boom d’une main d’œuvre de bureau à bas salaire était en train de transformer les bureaux en usine. Les ordinateurs ont été installés, pas tant pour accélérer le traitement que pour réduire le nombre d’employés de bureau nécessaires… sans y parvenir.

En effet, le nombre d’employés de bureau aux États-Unis a continué à augmenter jusque dans les années 80… tout comme l’information. Si les ordinateurs étaient capables de traiter l’information rapidement, la saisie de données, elle, restait une tâche humaine. « Incapables d’éliminer la main-d’œuvre humaine du travail de bureau, les gestionnaires sont revenus à ce qu’ils faisaient depuis l’aube de la révolution industrielle : ils ont utilisé des machines pour dégrader les emplois et économiser de l’argent. » Ils se sont inspirés du Taylorisme et des manuels de « gestion scientifique du travail » du début du XXe siècle et ont rebaptisé cette pratique l’automatisation… Dans une grande compagnie d’assurance des années 50, il y avait 20 employées de bureau pour chaque directeur. Bien moins de secrétariat qualifié et bien rémunéré qu’on le pense. 3 personnes sur 5 qui travaillaient avec des ordinateurs dans l’industrie de l’informatique dans les années 50 et 60 étaient des employés de bureau mal rémunérés. Cette réalité pourtant a été masquée par une rhétorique vantant l’automatisation…

« L’automatisation » dans les bureaux américains signifiait que davantage de personnes étaient contraintes de travailler comme des machines. Parfois, cela permettait aux employeurs d’engager moins de travailleurs, comme dans les industries de l’automobile, des mines de charbon et de l’emballage de la viande, où un employé faisait désormais le travail de deux. Parfois, il a fallu embaucher davantage de personnes, comme dans le cas du travail de bureau. »

Pour Jason Resnikoff, c’est encore l’histoire de l’automatisation aujourd’hui, explique-t-il en évoquant Slack, cet outil qui permet de partager un espace de discussion dans les organisations. Sur son site web, Slack présente son application comme un outil de flexibilité, quand il permet surtout d’insinuer l’idée d’un travail sans fin, où que vous vous trouviez et à n’importe quelle heure. Il y a 70 ans, les employeurs ont utilisé les technologies pour faire travailler plus et moins cher. On y est encore !

C’est visiblement le propos du livre de Resnikoff : nous aider à voir l’automatisation comme une idéologie plutôt que comme une technologie, permettant de masquer l’intensification du travail humain, de nous faire croire que la liberté consiste en l’absence de travail, et de minimiser le rôle politique de nos lieux de travail. Comme nous l’expliquait déjà Jerry Muller dans son livre, le taylorisme a permis d’éclipser ce qui était important au profit de ce qui pouvait être mesuré. À croire que nous sommes toujours englués dans ces difficultés.

Coincés dans le paradoxe de la productivité de la technologie : l’accélération plus que l’efficacité

Voilà longtemps que le paradoxe de la productivité des nouvelles technologies est mis sur la sellette, à l’image des travaux de l’économiste Robert Gordon qui montrent que les technologies de l’information et de la communication n’ont pas eu un fort impact sur la productivité. Pour certains, cela s’expliquerait par le fait que les développements technologiques seraient finalement toujours insuffisants. D’autres estiment que c’est la proposition de valeur même de nos outils technologiques qui est inadaptée.

Couverture du livre Cal NewportC’est le propos notamment de l’éditorialiste et professeur d’informatique Cal Newport (blog) dans son dernier livre : Un monde sans e-mail : réimaginer le travail à l’ère de la surcharge de communication (A World Without E-mail : reimagining work in an age of communication overload, Penguin Random House, 2021, non traduit). Comme on peut le lire sur Wired ou le New Yorker, la technologie ne nous a pas aidés à travailler plus efficacement. En 1997 déjà, l’historien des technologies Edward Tenner (@edward_tenner) dans Why Things Bite Back : Technology and Revenge of Unintended Consequences (Vintage, 1997, non traduit) interrogeait le paradoxe de la productivité malgré l’introduction de l’ordinateur de bureau et soulignait déjà que la facilité n’était pas l’efficacité. « L’ordinateur a rendu certaines activités courantes plus efficaces, mais il a aussi créé davantage de travail global à effectuer », explique Newport à la suite de Tenner. En 1992, l’économiste Peter Sassone, étudiant l’impact des nouvelles technologies dans de grandes entreprises, avait montré que celles-ci avaient licencié du personnel avec l’arrivée des ordinateurs, concentrant le travail en moins de mains. Les petits employés de bureau ont alors disparu, mais, pour maintenir le niveau de production, les entreprises ont embauché plus d’employés de niveau supérieur. Pour Sassone, l’introduction des ordinateurs pour améliorer la productivité a surtout coûté plus cher aux entreprises.

Dans son livre, Newport pointe les limites de nos modes de communication actuels, que ce soit par e-mail ou via des outils comme Slack. En 2005, nous envoyions et recevions en moyenne 50 mails par jours. En moyenne, nous en sommes à 126 aujourd’hui, se désole-t-il. En 2017, l’économiste Dan Nixon soulignait que la productivité dans les économies avancées était restée faible à l’époque de l’arrivée massive des smartphones. Pour Newport, les innovations technologiques visant à rendre la communication plus rapide et omniprésente n’ont pas réussi à changer les choses. En fait, nos outils n’ont cessé d’accélérer la communication, à l’image de Gmail, qui complète nos réponses avant qu’on les écrive et qui classe et hiérarchise nos messages avant qu’on les lise. Mais accélérer les tâches ne garantit pas de nous rendre plus productifs ! S’il est facile d’envoyer un rapport à ses collègues, il est certainement plus difficile qu’avant de trouver le temps de le lire voir de le rédiger. Pour Newport, nous ne pouvons pas nous contenter de multiplier les outils, comme le font trop d’entreprises en disant aux gens débrouillez-vous. Ce qui nous manque souvent, c’est de la structure, de l’organisation. Pour le dire plus simplement, l’accélération technique ne produit ni méthode ni productivité.

Couverture du livre de Anne Helen PetersenDans un autre article de Wired, la journaliste Anne Helen Petersen (@annehelen, blog), qui a publié Je ne peux même pas : comment les Millennials sont devenus la génération Burnout (Can’t Even : How Millennials Became the Burnout Generation, Mariner Books, 2020, non traduit), fait le même constat. Au lieu d’optimiser le travail, la technologie a surtout créé un barrage ininterrompu de notifications et d’interactions… Avec les réseaux sociaux de travail, la dépendance au travail (le Workaholisme) a cessé d’être un problème personnel. Comme si le numérique avait aboli toute limite au travail et renforcé l’anxiété générale. Nous travaillons tout le temps pour compenser la « sous-évaluation générale de notre propre travail », constate de dépit la journaliste. « Plutôt que de briser le système », nous nous fondons dans ses spécificités. Le Burnout n’est pas une affliction temporaire, c’est la condition de travail moderne.

« Internet n’est pas la cause première de notre épuisement. Mais sa promesse de « nous faciliter la vie » est profondément brisée, car elle est responsable de l’illusion que « tout faire » n’est pas seulement possible, mais obligatoire. Lorsque nous n’y parvenons pas, nous ne blâmons pas les outils défectueux : nous nous en prenons à nous-mêmes. Au fond de nous, nous savons que ce qui exacerbe l’épuisement professionnel n’est pas vraiment l’e-mail, ou Instagram, ou un flux constant d’alertes. C’est l’échec continu à atteindre les attentes impossibles que nous nous sommes fixées. »

Même constat de Newport dans le New Yorker : le stress est devenu la mesure par défaut pour juger si nous sommes suffisamment occupés ! Et les systèmes de travail sont devenus suffisamment autonomes pour évoluer indépendamment de tout plan rationnel. Pour Newport, le problème repose surtout sur l’autonomie accordée aux individus par nos systèmes techniques pour décider de leur travail ! Pour redevenir plus productif, il faudrait que nous en fassions moins.

Reste à savoir si ces descriptions de l’enfer des travailleurs intellectuels dépassent le cadre des Bullshit Jobs. La désorganisation de nos outils numériques favorise-t-elle l’autonomie, comme s’en désole Newport, alors que ceux-ci produisent une surveillance sans précédent de nos pratiques ? Certes, ils aident peu à démêler les priorités, comme le soulignaient les chercheurs en économie Sheila Dodge, Don Kieffer et Nelson Repenning, et malgré leurs aspects symbiotiques, produisent surtout de l’individualisation des collectifs de travail, chacun déchargeant son travail sur d’autres, au détriment de son organisation.

Pourtant, renvoyer la culpabilité à l’utilisateur final, au dernier maillon de la chaîne, est trop commode pour convaincre. Certes, ils désorganisent bien plus qu’on le pense. Mais est-ce suffisant pour expliquer la stagnation endémique de la productivité ?

L’automatisation n’annonce pas la fin du travail : le problème est bien plus économique que technologique

Couverture du livre de Aaron BenanavAlors, prenons un peu de hauteur. On peut également regarder cette question, non pas à un niveau individuel ou organisationnel, mais à un niveau macro-économique.

Cet été, le journaliste économique de Médiapart, Romaric Godin (@RomaricGodin) – qui a signé en 2019 l’excellent La guerre sociale en France (La Découverte) -, revenait sur le récent livre de l’historien de l’économie Aaron Benanav (@abenanav) : L’automatisation et l’avenir du travail (Automation and the Future of Work, Verso, 2020, non traduit).

Pour Benanav, comme pour nombre d’autres analystes que nous avons évoqué ici, « l’idée que la désindustrialisation et le sous-emploi endémique s’expliquent par une accélération de l’automatisation et de la technologie ne résistent pas aux faits ». Comme l’explique Juan Sebastian Carbonell dans un compte-rendu du même livre pour Grand Continent : « la source du chômage et du sous-emploi chroniques n’est pas technologique, mais économique ». La crainte d’une automatisation totale qui se débarrassait des travailleurs ne résiste pas aux perspectives. Depuis 4 décennies, la croissance de la productivité n’a cessé de ralentir, alors que les théoriciens de l’automatisation n’ont cessé de prédire le contraire. Pour Benanav, la désindustrialisation de l’emploi n’est pas tant le produit de l’automatisation que du ralentissement de la croissance de la production. Pour l’économiste, ce n’est pas tant la technologie qui détruit l’emploi que la surproduction. La demande ne suit pas l’évolution de nos capacités industrielles que la concurrence internationale a rendue trop redondante. Au final, dans l’industrie automobile par exemple, l’innovation technologique autour d’une quatrième révolution industrielle propose des gains de productivité trop faibles par rapport à l’investissement nécessaire pour faire advenir ce nouvel âge technologique. Il y a des secteurs où la technologie a bien supprimé le travail, l’agriculture industrielle par exemple, mais dans nombre de secteurs, l’investissement technologique n’est pas assez profitable pour se faire. Cela n’empêche pas les gourous de l’automatisation du travail de continuer à être très écoutés : leur capacité à dépeindre un futur meilleur qu’il ne se profile y est certainement pour beaucoup.

Plus qu’un chômage de masse provoqué par la technologie, la perspective à venir tient surtout d’un futur sans emploi de qualité, fait d’emplois précaires, notamment pour les plus défavorisés. Quant à la productivité, selon Kim Moody, elle serait plus le fait de l’innovation organisationnelle et du lean management que de l’automatisation technologique.

Pour dépasser cette impasse, il faudrait réorganiser la production autour d’une logique de dépassement de la rareté (post scarcity) c’est-à-dire partir des besoins collectifs pour répartir le travail, estime Benanav. « Ce n’est plus alors la logique du profit qui décide de l’attribution de l’emploi, mais celle du bien commun, prenant en compte les besoins, mais aussi les limites écologiques et sociales. »

On semble en être encore très loin.

Reste que toutes ces critiques semblent s’accorder sur un point : l’automatisation pour elle-même ne nous conduit nulle part.

Hubert Guillaud

13.07.2021 à 07:00

Fin de saison : bilan et synthèse

Hubert Guillaud

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Il est temps de refermer cette 15e saison d’InternetActu.net (@internetactu) ! Merci à tous de votre fidélité ! Cette année, nos articles (une petite quarantaine) ont réalisé en moyenne 25 000 vues (tout support confondus). InternetActu.net repose essentiellement sur 4000 à 5000 lecteurs très fidèles, qui lisent quasiment chacun de nos articles, (...)
Texte intégral (1083 mots)

Il est temps de refermer cette 15e saison d’InternetActu.net (@internetactu) ! Merci à tous de votre fidélité !

Cette année, nos articles (une petite quarantaine) ont réalisé en moyenne 25 000 vues (tout support confondus). InternetActu.net repose essentiellement sur 4000 à 5000 lecteurs très fidèles, qui lisent quasiment chacun de nos articles, que ce soit par e-mail, RSS ou sur le site. Une audience plus resserrée qu’il y a quelques années, notamment parce que nous avons arrêté les partenariats extérieurs et les republications. En retour, l’audience se révèle assurément moins volatile et plus fidèle – pour ce que nous en mesurons, à savoir très peu, puisque depuis 2016 nous avons supprimé tout traceurs d’audience autre qu’un simple compteur de vue par article, préférant l’autonomie et la liberté de nos lecteurs à leur contrôle, en accord avec nos convictions.

Nous espérons en tout cas que cette saison vous a nourri de sujets, de concepts, d’idées, de leviers et d’exemples pour mieux comprendre les évolutions du numérique. C’est en saisissant ses effets en profondeur que nous nous armerons collectivement pour le réorienter.

Nous avons consacré beaucoup d’articles à évoquer les risques que fait peser le numérique sur la société et notamment les dérives de l’aide sociale automatisée relatives à l’enfance, aux prestations sociales, en passant par l’extension des boites noires aux dangers de l’exécutabilité des règles, de la mal-mesure, que cela concerne la santé et la médecine comme la modération automatisée

Nous avons plongé en profondeur dans quelques livres, toujours critiques, qui permettent de renouveler nos compréhension du numérique et de ses effets, comme Race after technology, La nouvelle guerre des étoiles, Dictature 2.0, L’âge du capitalisme de surveillance, Design Justice, Atlas of AI et Contrôler les assités

Nous avons profondément interrogé le sens du développement informatique, sa prétendue robustesse, ses enjeux de société, les limites des méthodes prédictives, l’addiction algorithmique, les limites de l’audit algorithmique, celles de la critique, les causes de ses échecs et pannes, ses limites à auto-corriger ses propres errements, et son idéologie même.

Nous avons également instruits des questions pour retrouver des modalités d’action : l’algovernance, l’enjeu du renouveau des licences libres et celui de libérer les modes de gouvernance, interroger la question des modalités de la dé-surveillance (et ses enjeux), le levier du définancement, l’enjeu à créer une diversité de services numériques publics… et nous avons cherché à interroger les modalités possibles d’une politique numérique de gauche.

Nous avons pointé le besoin d’une mobilisation plus forte pour défaire les développements toxiques du numérique reposant sur la transparence ou son exact contraire, le risque d’une opacité sans limite ou encore l’enjeu à réparer l’ingénierie du social

Enfin, nous avons également tenté d’instruire des questions plus difficiles liées aux transformations qu’à introduit la crise pandémique : sur la difficulté à saisir l’incertitude, sur le constat que la démultiplication des données ne fait advenir aucune vérité, sur les enjeux de la visioconférence dans laquelle nous avons tous basculés, sur la désorganisation ou encore l’avènement d’une ville de la souscription

Nous espérons que tous ces sujets vous ont apporté de la matière pour comprendre et ré-orienter le développement technique.

Nous vous invitons à continuer à nous lire bien sûr et surtout à nous partager, à nous aider à nous faire découvrir à de nouveaux lecteurs encore et toujours, à nous référencer… Nous espérons surtout que nos propos génèrent plus de discussions demain qu’aujourd’hui, parce que plus que jamais le numérique nécessite d’être débattu, mis en question, critiqué.

Bonnes vacances à tous et à très vite !

Hubert Guillaud

Bonnes vacances

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