Presque dix ans se sont écoulés depuis la première candidature à la présidentielle de Bernie Sanders. Depuis, une vague électorale « socialiste » a parcouru le pays, dont a émergé une poignée d’élus au Congrès. Parmi eux, on compte celles du Squad, surnom donné au quatuor constitué de l’emblématique Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), Ilhan Omar, Rachida Tlaib et Ayanna Pressley. Derrière cette vague, un mouvement : Democratic Socialists of America (DSA). Basé à New York, fort de près de cent mille membres, il a longtemps vécu dans l’ombre. Aujourd’hui, il savoure une victoire symbolique d’ampleur : le « socialisme » n’est plus un mot banni du débat aux États-Unis. Mais il semble confronté à des tensions de plus en plus inconciliables. Par Sam Datlof, traduction Piera Simon-Chaix [1].
Les DSA peut se targuer d’un bilan non négligeable : le nombre de « socialistes démocrates » occupant des postes à responsabilité au niveau local et des États ne cesse de s’accroître. Dans le même temps, le mouvement stagne au niveau fédéral, quand l’influence unificatrice de Bernie Sanders commence à s’estomper. Au moment où Donald Trump est en passe de revenir à la Maison Blanche, les pressions sur la gauche « socialiste » vont s’intensifier. Le mouvement se trouve à la croisée des chemins : faire bloc avec les élus démocrates contre les Républicains, aux dépens de la défense du programme de Bernie Sanders, est une entreprise risquée.
L’année 2024 fut à cet égard particulièrement conflictuelle pour le mouvement. Elle fut notamment marquée par le désaveu d’ « AOC » par la direction nationale des DSA. Lui a été reproché son soutien sans nuances à la candidature de Joe Biden et un positionnement sur la séquence israélo-palestinienne ouvrant la voie à une assimilation entre anti-sionisme et antisémitisme. « AOC » conserve pourtant l’investiture de la section new-yorkaise des DSA. Il faut dire que son aura nationale aura conféré au mouvement une visibilité inespérée.
En vue de développer un programme politique et organisationnel commun, les élus et dirigeants « socialistes démocrates » se sont réunis à Philadelphie cet automne, à l’occasion d’une conférence intitulée How We Win (Comment nous allons gagner). Une attention toute particulière a été accordée à la relation entre les élus et l’organisation DSA. Pour faciliter la discussion, les élus et leurs collaborateurs ont été rejoints par les représentants des sections connues sous le nom de Socialists in Office (SIO), organismes internes chargés de la coordination entre les militants locaux et les élus qu’ils soutiennent.
Depuis la campagne de Bernie Sanders en 2016, les « socialistes » américains ont conquis davantage de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent
La conférence a mis en évidence la dynamique ascendante du mouvement. Comme l’a fait remarquer la sénatrice de New York Julia Salazar, le nombre d’élus « socialistes démocrates » progresse à chaque cycle électoral. La simple idée de faire salle comble, sans parler d’organiser de grands et fréquents rassemblements régionaux, aurait été impensable il y a quelques années. Le président du DSA Fund, David Duhalde, a annoncé sa volonté d’organiser un rassemblement similaire dans le Midwest l’année prochaine – et dans d’autres régions par la suite.
Pour autant, aucun élu fédéral n’était présent. Une absence d’autant plus notable que les représentants américains Jamaal Bowman et Cori Bush ont récemment perdu des primaires très médiatisées face à des adversaires de droite. Alors que le mouvement a démarré avec la candidature de Bernie Sanders à l’élection présidentielle, pris de l’ampleur avec le succès d’AOC et du Squad aux élections législatives de 2018 à 2022, le centre de gravité s’est déplacé vers les Etats et les autorités locales. Aussi les discussions ont-elles porté sur les moyens de resserrer la collaboration entre les élus et le reste du mouvement.
La conférence a donné à voir la diversité géographique des cadres du mouvement – et quelques divergences. Elle a réuni des « socialistes démocrates » venus des districts situés dans de grandes agglomérations comme New York, des districts de banlieue comme Plainfield, dans le New Jersey, et des régions moins densément peuplées comme Agawam, dans le Massachusetts. Étaient représentées des circonscriptions historiquement démocrates aussi bien que d’autres, fortement teintées du rouge républicain. Certains représentants oeuvrent au sein de villes dotées de comités DSA structurés, d’autres votent seul contre tous dans les conseils municipaux.
Depuis la campagne de Sanders en 2016, ces points de convergence ont permis aux « socialistes démocrates » d’obtenir plus de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent.
Les points d’accord n’ont pas été difficiles à trouver : « socialisme démocratique » comme doctrine, hostilité de principe au capitalisme, DSA comme cadre organisationnel resserré, Parti démocrate comme allié lors des élections fédérales. Depuis la campagne de Bernie Sanders en 2016, ce sont ces lignes directrices qui ont permis aux « socialistes » de conquérir davantage de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent.
La flexibilité et le caractère « opportuniste » du mouvement présentent des atouts évidents. Pour autant, le caractère disparate de son action et aléatoire de ses succès lui impose des limites tout aussi évidentes. Aussi les membres de la conférence How We Win ont reconnu la nécessité d’une stratégie commune pour faire face aux défis nouveaux.
Pour trouver des réponses, le mouvement aura besoin d’une infrastructure organisationnelle afin de faciliter les délibérations et la recherche de lignes directrices. Au-delà des rassemblements comme How We Win, le coprésident des DSA, Ashik Siddique, a évoqué le rôle de l’organisation nationale dans l’identification des points forts du mouvement et dans la création d’un plan visant à les mettre en valeur. Il a souligné l’importance du leadership de l’organisation nationale dans les efforts visant à « développer un programme quinquennal et à plus long terme » pour le projet électoral des DSA.
Dans le meilleur des cas, le risque point de ne voir qu’une série de projets locaux sans liens entre eux – qui ne feront pas le poids face à des adversaires plus organisés. Dans le pire des cas, c’est une concurrence entre ces projets locaux qui pourrait voir le jour, et un affaissement sous le poids de leurs contradictions.
Des événements tels que la conférence How We Win répondent ainsi à un besoin évident de créer un forum permettant aux élus et à aux DSA de partager leurs expériences et leurs stratégies. En termes organisationnels, tout le reste – notamment la question des mécanismes permettant d’éviter l’autonomisation des élus vis-à-vis des DSA – reste à construire.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Democratic Socialists of America Needs a Unified Strategy », traduit et édité pour LVSL.