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29.12.2024 à 19:10

Où en sont les « socialistes » aux États-Unis ?

Sam Datlof
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Presque dix ans se sont écoulés depuis la première candidature à la présidentielle de Bernie Sanders. Depuis, une vague électorale « socialiste » a parcouru le pays, dont a émergé une poignée d’élus au Congrès. Parmi eux, on compte celles du Squad, surnom donné au quatuor constitué de l’emblématique Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), Ilhan Omar, Rachida Tlaib et […]
Texte intégral (1332 mots)

Presque dix ans se sont écoulés depuis la première candidature à la présidentielle de Bernie Sanders. Depuis, une vague électorale « socialiste » a parcouru le pays, dont a émergé une poignée d’élus au Congrès. Parmi eux, on compte celles du Squad, surnom donné au quatuor constitué de l’emblématique Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), Ilhan Omar, Rachida Tlaib et Ayanna Pressley. Derrière cette vague, un mouvement : Democratic Socialists of America (DSA). Basé à New York, fort de près de cent mille membres, il a longtemps vécu dans l’ombre. Aujourd’hui, il savoure une victoire symbolique d’ampleur : le « socialisme » n’est plus un mot banni du débat aux États-Unis. Mais il semble confronté à des tensions de plus en plus inconciliables. Par Sam Datlof, traduction Piera Simon-Chaix [1].

Les DSA peut se targuer d’un bilan non négligeable : le nombre de « socialistes démocrates » occupant des postes à responsabilité au niveau local et des États ne cesse de s’accroître. Dans le même temps, le mouvement stagne au niveau fédéral, quand l’influence unificatrice de Bernie Sanders commence à s’estomper. Au moment où Donald Trump est en passe de revenir à la Maison Blanche, les pressions sur la gauche « socialiste » vont s’intensifier. Le mouvement se trouve à la croisée des chemins : faire bloc avec les élus démocrates contre les Républicains, aux dépens de la défense du programme de Bernie Sanders, est une entreprise risquée.

L’année 2024 fut à cet égard particulièrement conflictuelle pour le mouvement. Elle fut notamment marquée par le désaveu d’ « AOC » par la direction nationale des DSA. Lui a été reproché son soutien sans nuances à la candidature de Joe Biden et un positionnement sur la séquence israélo-palestinienne ouvrant la voie à une assimilation entre anti-sionisme et antisémitisme. « AOC » conserve pourtant l’investiture de la section new-yorkaise des DSA. Il faut dire que son aura nationale aura conféré au mouvement une visibilité inespérée.

En vue de développer un programme politique et organisationnel commun, les élus et dirigeants « socialistes démocrates » se sont réunis à Philadelphie cet automne, à l’occasion d’une conférence intitulée How We Win (Comment nous allons gagner). Une attention toute particulière a été accordée à la relation entre les élus et l’organisation DSA. Pour faciliter la discussion, les élus et leurs collaborateurs ont été rejoints par les représentants des sections connues sous le nom de Socialists in Office (SIO), organismes internes chargés de la coordination entre les militants locaux et les élus qu’ils soutiennent.

Depuis la campagne de Bernie Sanders en 2016, les « socialistes » américains ont conquis davantage de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent

La conférence a mis en évidence la dynamique ascendante du mouvement. Comme l’a fait remarquer la sénatrice de New York Julia Salazar, le nombre d’élus « socialistes démocrates » progresse à chaque cycle électoral. La simple idée de faire salle comble, sans parler d’organiser de grands et fréquents rassemblements régionaux, aurait été impensable il y a quelques années. Le président du DSA Fund, David Duhalde, a annoncé sa volonté d’organiser un rassemblement similaire dans le Midwest l’année prochaine – et dans d’autres régions par la suite.

Pour autant, aucun élu fédéral n’était présent. Une absence d’autant plus notable que les représentants américains Jamaal Bowman et Cori Bush ont récemment perdu des primaires très médiatisées face à des adversaires de droite. Alors que le mouvement a démarré avec la candidature de Bernie Sanders à l’élection présidentielle, pris de l’ampleur avec le succès d’AOC et du Squad aux élections législatives de 2018 à 2022, le centre de gravité s’est déplacé vers les Etats et les autorités locales. Aussi les discussions ont-elles porté sur les moyens de resserrer la collaboration entre les élus et le reste du mouvement.

La conférence a donné à voir la diversité géographique des cadres du mouvement – et quelques divergences. Elle a réuni des « socialistes démocrates » venus des districts situés dans de grandes agglomérations comme New York, des districts de banlieue comme Plainfield, dans le New Jersey, et des régions moins densément peuplées comme Agawam, dans le Massachusetts. Étaient représentées des circonscriptions historiquement démocrates aussi bien que d’autres, fortement teintées du rouge républicain. Certains représentants oeuvrent au sein de villes dotées de comités DSA structurés, d’autres votent seul contre tous dans les conseils municipaux.

Depuis la campagne de Sanders en 2016, ces points de convergence ont permis aux « socialistes démocrates » d’obtenir plus de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent.

Les points d’accord n’ont pas été difficiles à trouver : « socialisme démocratique » comme doctrine, hostilité de principe au capitalisme, DSA comme cadre organisationnel resserré, Parti démocrate comme allié lors des élections fédérales. Depuis la campagne de Bernie Sanders en 2016, ce sont ces lignes directrices qui ont permis aux « socialistes » de conquérir davantage de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent.

La flexibilité et le caractère « opportuniste » du mouvement présentent des atouts évidents. Pour autant, le caractère disparate de son action et aléatoire de ses succès lui impose des limites tout aussi évidentes. Aussi les membres de la conférence How We Win ont reconnu la nécessité d’une stratégie commune pour faire face aux défis nouveaux.

Pour trouver des réponses, le mouvement aura besoin d’une infrastructure organisationnelle afin de faciliter les délibérations et la recherche de lignes directrices. Au-delà des rassemblements comme How We Win, le coprésident des DSA, Ashik Siddique, a évoqué le rôle de l’organisation nationale dans l’identification des points forts du mouvement et dans la création d’un plan visant à les mettre en valeur. Il a souligné l’importance du leadership de l’organisation nationale dans les efforts visant à « développer un programme quinquennal et à plus long terme » pour le projet électoral des DSA.

Dans le meilleur des cas, le risque point de ne voir qu’une série de projets locaux sans liens entre eux – qui ne feront pas le poids face à des adversaires plus organisés. Dans le pire des cas, c’est une concurrence entre ces projets locaux qui pourrait voir le jour, et un affaissement sous le poids de leurs contradictions.

Des événements tels que la conférence How We Win répondent ainsi à un besoin évident de créer un forum permettant aux élus et à aux DSA de partager leurs expériences et leurs stratégies. En termes organisationnels, tout le reste – notamment la question des mécanismes permettant d’éviter l’autonomisation des élus vis-à-vis des DSA – reste à construire.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Democratic Socialists of America Needs a Unified Strategy », traduit et édité pour LVSL.

27.12.2024 à 22:07

Neutralité carbone et libéralisation ferroviaire : aux origines de la schizophrénie

Chloé Petat
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D’ici 2050, l’Union européenne vise la neutralité carbone. D’ici 2050, l’Union européenne vise également l’ouverture à la concurrence dans le domaine du ferroviaire. Depuis des décennies, elle exerce une pression croissante sur l’État français pour qu’il mette à bas le monopole de la SNCF. Dans La révolution ratée du transport ferroviaire au XXIe siècle (Le […]
Texte intégral (2116 mots)

D’ici 2050, l’Union européenne vise la neutralité carbone. D’ici 2050, l’Union européenne vise également l’ouverture à la concurrence dans le domaine du ferroviaire. Depuis des décennies, elle exerce une pression croissante sur l’État français pour qu’il mette à bas le monopole de la SNCF. Dans La révolution ratée du transport ferroviaire au XXIe siècle (Le bord de l’eau, 2024), Chloé Petat, co-rédactrice en chef du média Le temps des ruptures, analyse ce processus et met en évidence son incompatibilité avec la transition écologique. Extrait.

Le fret, levier incontournable de la transition écologique

L’Union européenne et la France se sont fixés d’importants objectifs de réduction des gaz à effet de serre : pour la France, atteindre la neutralité carbone en 2050 avec une réduction de 37,5% de ses émissions d’ici 2030. L’Union européenne, quant à elle, avec le plan « Ajustement à l’objectif 55 » souhaite réduire de 55% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Elle va même plus loin dans le Green Deal avec un objectif de fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2050. L’Union européenne souhaite devenir le « premier continent neutre pour le climat ».  

Pour ce faire, l’Union se fixe plusieurs objectifs de réduction dans un certain nombre de secteurs. Les transports, qui représentent aujourd’hui 30% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, sont forcément dans son viseur : « la décarbonation du secteur des transports est essentielle pour atteindre les objectifs climatiques de l’Union européenne ». Parmi les différents transports, toujours au niveau national, 72% des émissions sont attribuables au transport routier, alors que le transport ferroviaire n’est responsable que de 1% des émissions totales.

En effet, en comparaison, un TGV émet cinquante fois moins de CO² par kilomètre que la voiture, vingt-cinq fois moins qu’en covoiturage et huit fois moins qu’en bus. Un train de fret émet dix fois moins de CO² par kilomètre que le nombre de poids lourds nécessaire pour transporter le même total de marchandises. Toutefois, les trains roulant majoritairement à l’électricité, les émissions dépendent fortement du mix énergétique du pays et de sa décarbonation.

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat, en violation de l’article 107 du TFUE

Du fait de son faible impact écologique, l’Union s’est fixé comme objectif d’augmenter, voire de doubler la part modale actuelle du transport ferroviaire. Cet objectif est nécessaire pour permettre les mobilités tout en réduisant leur impact écologique. Pour autant, l’Union et la France ne se donnent pas réellement les moyens de réduire les émissions dans le secteur des transports. 

Au-delà de ses impacts climatiques, le transport routier est source de nombreuses externalités négatives dont la collectivité paie le coût : bruits, pollution, accidents routiers, embouteillages etc. Selon l’Alliance 4F, groupement qui réunit les acteurs du fret ferroviaire, sur la période 2021-2040, ces externalités coûteront entre 16 et 30 milliards d’euros. En Europe, ce coût est estimé à 987 milliards par an, dont 19% est imputable au transport de marchandises. Il faut aussi mentionner la destruction des surfaces agricoles, pour pouvoir y réaliser des infrastructures routières : le réseau ferroviaire occupe 2% des surfaces de transport, quand la route en occupe 70% au niveau européen. 

Autre élément majeur à prendre en compte : la consommation d’énergie. Nous vivons dans une société où le coût de l’énergie ne cesse d’augmenter, comme en témoignent les augmentations successives auxquelles nous faisons face depuis plusieurs années. Nous devons également, dans une perspective écologique, réduire notre dépendance aux énergies fossiles. 

Le secteur des transports est très énergivore, surtout le transport routier : pour un kilogramme équivalent pétrole, un camion peut transporter une tonne de marchandises sur 50 kilomètres, alors que le ferroviaire peut en transporter 130. En effet, le train dispose d’une capacité de transport plus importante, et le réseau français est majoritairement électrifié. Un nouvel avantage du ferroviaire, vers lequel nous devons tendre : l’électrification des secteurs, grâce à un mix énergétique décarboné, permettrait une réduction importante de l’impact carbone, et de la dépendance aux énergies fossiles. Pour autant, il faudra paradoxalement produire davantage d’énergie : il faut donc pouvoir adopter le bon mix énergétique en réduisant la part des énergies fossiles, tout en capitalisant, augmentant à la fois la part de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables, en adéquation avec les besoins réels. 

Aux origines du démantèlement

Un autre scénario serait de réduire nos déplacements, réduisant ainsi les émissions de gaz à effet de serre liées aux transports. Cette option est utopique. Même si les déplacements des pays occidentaux se réduisaient, nous ne pourrions empêcher la mobilité croissante des autres pays du monde, notamment ceux en développement. Cela semble d’autant plus utopique au regard des prévisions démographiques : le Conseil général des Ponts et Chaussées indique qu’un Français parcourait 14 000 kilomètres par an en 2000, et 20 000 en 2050. Comment conjuguer l’augmentation de la demande de transports et nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre ? Dans le secteur des transports, le ferroviaire est le meilleur candidat.

Depuis les années 1950, alors qu’elle était majoritaire, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006, n’a fait qu’accentuer ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens. 

Aujourd’hui, le bilan est sans appel : c’est un fiasco et la part modale du transport de marchandises par train est de 9% contre 89% pour la route. 

À lire aussi... Le paradoxe écologique des grands projets ferroviaires

Pire, Fret SNCF est aujourd’hui accusé par la Commission européenne d’avoir bénéficié de subventions allant à l’encontre du principe de la concurrence libre et non faussée. Afin de la satisfaire, Clément Beaune a annoncé en mai 2023 la prochaine réforme de Fret SNCF1, qui va lui porter un coup de grâce et causer la banqueroute de notre entreprise nationale, synonyme également de plus de camions sur la route. 

L’Union souhaite que la part modale du fret atteigne 30% d’ici la fin de la décennie en cours : c’est effectivement ce qu’il faut viser, mais la stratégie de l’Union européenne pour y arriver est inadaptée. Il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne. 

Le fret se rapproche du ravin

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence en ne respectant pas l’article 107 du TFUE : on parle de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards d’euros, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de mai 2024, pas encore été rendu2

Comment l’Union européenne peut-elle se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre dans le domaine des transports, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions aboutissent au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ? 

Pour faire passer la pilule à la Commission, le gouvernement en la personne de l’ancien ministre délégué des Transports, Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de Fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse son contenu, on se rend compte qu’il va plutôt contribuer à pousser Fret SNCF dans le ravin, qui n’en est d’ailleurs pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue. 

L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe) mais toujours rattachées à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion n’ait pas été communiquée. Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions. 

Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financièrement. Au total, 23 des lignes les plus rentables que l’entreprise exploite aujourd’hui seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence. La nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans. Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros et permettent à Fret SNCF de garder aujourd’hui la tête hors de l’eau. Les employés seraient les premiers à en subir les conséquences, du fait des réduction d’emplois et des réallocations des travailleurs vers les sociétés privées. 

Comment Fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement. 

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat publié en 2023, précédemment cité, dénonce fortement ce plan, qui n’empêchera d’ailleurs pas la Commission de prendre des mesures pénalisantes, lorsqu’elle aura rendu les conclusions de son enquête. Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 semble encore davantage un horizon inatteignable. […]

D’autres solutions s’offrent à nous. Face au libéralisme à toute épreuve, nous devons faire preuve de pragmatisme et penser de nouvelles réformes ambitieuses, au risque de voir le secteur ferroviaire s’effondrer. Pour répondre aux grands enjeux de notre temps : la transition écologique, le désenclavement des territoires, la réduction du coût des transports pour les foyers, ou encore le respect du droit aux vacances et à l’accès aux mobilités. La France et l’Union européenne doivent changer de cap. Des solutions existent : coûteuses oui, mais ce sont des investissements à amortir sur le long terme et qui seront suivis d’effets considérables pour la collectivité en matière écologique. Ce livre propose de nombreuses solutions, qui sont à notre portée : il ne reste plus qu’à.

Notes :

1 Cette réforme va finalement entrer en vigueur en janvier 2025.

2 Cette réforme va entrer en vigueur en janvier 2025 et va séparer FRET SNCF en 2 entités, et ouvrir à la concurrence 23 de ses flux les plus rentables.

23.12.2024 à 21:23

La Syrie est-elle entre les mains d’Erdoğan ?

Cihan Tuğal
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L’ampleur de l’ingérence turque en Syrie fait peu de doutes. Les partisans d’Erdoğan ne manquent pas de voir la main d’Ankara derrière le renversement de Bachar al-Assad. Si la conquête de Damas par le groupe islamiste sunnite Hay’at Tahrir al-Sham (HTS -Organisation de libération du Levant) est une bonne nouvelle pour la Turquie, celle-ci devra […]
Texte intégral (2339 mots)

L’ampleur de l’ingérence turque en Syrie fait peu de doutes. Les partisans d’Erdoğan ne manquent pas de voir la main d’Ankara derrière le renversement de Bachar al-Assad. Si la conquête de Damas par le groupe islamiste sunnite Hay’at Tahrir al-Sham (HTS -Organisation de libération du Levant) est une bonne nouvelle pour la Turquie, celle-ci devra composer avec une mosaïque d’acteurs aux intérêts contradictoires. Outre le nationalisme kurde et l’avancée d’Israël, elle devra faire face au désir d’indépendance d’une population syrienne qui ne souhaite pas troquer une tutelle (iranienne) pour une autre (turque). Il est peu probable qu’une véritable hégémonie se recompose après la chute de Bachar al-Assad : c’est plus probablement un conflit prolongé, peut-être à bas bruit, qui attend la Syrie. Article par Cihan Tuğal, orginellement publié par la New Left Review, traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Les cercles progouvernementaux turcs sont euphoriques. Non seulement une coalition dirigée par des islamistes sunnites a renversé le dictateur qu’ils exécraient, mais ils sont également convaincus que leur président a orchestré l’opération. Au tout début des Printemps arabes, l’AKP escomptait qu’ils débouchent sur la formation de gouvernements sur un « modèle turc », combinant conservatisme religieux, démocratie formelle et gestion néolibérale de l’économie. Les islamistes syriens semblaient correspondre à ces réquisits.

Un temps, la violente répression d’Assad contre les manifestations civiles a rendu impossible une telle transition. C’est alors que la Turquie entreprit d’armer une série de milices rebelles, à la suite des puissances occidentales, de la Russie et de l’Iran, dans une course à la militarisation et à la confessionnalisation du conflit. Il en a résulté une partition de facto du pays en régions distinctes – chiites, sunnites et kurdes. Au moins quatre millions de Syriens se sont réfugiés en Turquie, alimentant un sentiment anti-immigrés. Le blocage semblait sans fin. Jusqu’à ce que la semaine dernière, des forces dirigées par des islamistes s’emparent de Damas…

Conflits d’interprétation, guerres des récits

Depuis lors, les journaux islamistes saluent en Erdoğan « l’instigateur de la révolution syrienne », « le conquérant de la Syrie » ou encore « le plus grand stratège du XXIè siècle ». Alors qu’une partie de la droite turque avait commencé à douter de la stratégie syrienne du gouvernement, la jugeant responsable de la crise des réfugiés, ses partisans semblent désormais confortés dans leur position. Avec le renversement d’Assad, ils s’attendent à la fois à une reconsolidation interne du pouvoir autour de l’AKP et à une augmentation massive de l’influence turque dans la région – beaucoup annonçant la fin effective du contrôle occidental.

En revanche, l’opposition considère la chute d’Assad comme le résultat d’un jeu américain dans lequel Erdoğan et les jihadistes ne sont que des pions. Alors que les partisans du pouvoir anticipent une Syrie démocratique et islamique sous influence turque, les « kémalistes » et leurs alliés centristes craignent sa partition de jure et l’émergence d’un État kurde – dont ils rendent Erdoğan responsable. Au cours de la semaine écoulée, les deux camps ont cherché à amasser des indices à l’appui de leur position. La réalité ne se satisfait pas de ces caricatures. L’incertitude demeure quant à l’identité des commanditaires en Syrie. À ce stade précoce, une chose est déjà certaine : bien que pour l’instant l’équilibre des forces ait évolué en faveur d’Erdoğan, les fantasmes d’une restructuration impériale turque de la région reposent sur des fondements fragiles.

La Turquie contrôle plusieurs factions armées dans le nord de la Syrie, organisées au sein de la coalition connue sous le nom d’Armée nationale syrienne (ANS, anciennement Armée syrienne libre). La Turquie espère que l’ANS éliminera les Forces démocratiques syriennes soutenues par les Américains, et subordonnera les Kurdes syriens à un gouvernement islamique à Damas. Erdoğan souhaite également voir des fonctionnaires affiliés à la l’ANS dans le cabinet post-Assad. Cependant, l’influence de la Turquie sur le groupe HTS, qui a mené l’offensive sur Damas – est limitée.

Début décembre, la Turquie s’est entretenue avec la Russie et l’Iran dans le but apparent de mettre fin aux hostilités plutôt que de déposer Assad. Plus tôt, à la mi-novembre, Erdoğan avait lancé des appels publics pour qu’Assad soit inclus dans un régime de transition. Loin d’être le maître d’œuvre de la campagne, il semble donc qu’Erdoğan ait été contraint de donner le feu vert après que le HTS ait pris l’initiative. L’ANS a participé à l’offensive, mais ne l’a pas dirigée. Des frictions ont également été signalées entre les HTS et l’ANS, et même – ce qui est révélateur – l’arrestation de certains cadres de l’ANS pour maltraitances envers des civils kurdes.

Que représente réellement le groupe HTS ? Son ancrage dans l’État islamique et le Jabhat al-Nusra (une scission syrienne d’Al-Qaïda), son inscription sur la liste officielle des groupes terroristes dressée par Washington, le rendait peu propice à entretenir de bonnes relations avec l’Occident. Pourtant, les États-Unis et l’Union européenne se sont montrés relativement satisfaits lors de sa descente sur Damas. L’impératif d’affaiblir le rôle régional de l’Iran primait celui de combattre l’islamisme…

En Turquie, l’opinion sur le groupe est divisée. L’opposition affirme que le HTS est une création des États-Unis et d’Israël, tandis que les partisans d’Erdoğan insistent sur le fait que la Turquie a armé et entraîné ses hommes au cours des dernières années. Une autre rumeur veut que le HTS ait été formé par les services de renseignement britanniques. Certains experts affirment que l’assaut sur Damas n’aurait pas pu réussir sans l’implication des agences de renseignement occidentales ; d’autres soutiennent que ces agences ont été trompées ou débordées par le HTS. Salih Muslim, un éminent dirigeant kurde du Parti de l’union démocratique (PYD), décrit quant à lui les HTS comme faisant simplement partie du « paysage Syrien », et avec lesquels les Kurdes souhaiteraient coexister…

Jihadisme en costume

À ce stade, il est impossible de savoir lequel de ces récits est le plus proche de la réalité des faits. Mais on ne peut ignorer le fait que les islamistes ont gagné la sympathie des peuples de la région ; en raison de leur capacité d’action, ils sont parfois perçus comme le seul espoir de changement face au statu quo. Quels que soient les commanditaires de HTS, le groupe est certainement l’expression d’une tendance profonde – de massification, d’institutionnalisation et de respectabilisation internationales des groupes jihadistes. Ces trois dynamiques rivalisent parfois les unes avec les autres, mais ce dernier rebondissement dans le drame syrien les a vues se combiner dans le HTS.

En d’autres termes, quel que soit l’enchaînement exact des événements, il ne fait aucun doute que la mouvance islamiste – et particulièrement sa branche jihadiste – a gagné du terrain dans la région. L’opposition turque, y compris à gauche, insiste sur le fait qu’il s’agit d’un islamisme à la solde des Américains.

Pourtant, une rétrospective des fluctuations d’Erdoğan face aux Américains rappelle que l’Occident joue avec le feu en s’acoquinant avec de tels groupes. Après tout, l’AKP a d’abord été l’incarnation d’un Islam à la sauce américaine, combinant libertés individuelles, valeurs familiales, conservatisme religieux, libre-échange et réalignement diplomatique pro-occidental. Toutefois, au fil des ans, il s’est attaqué aux libertés individuelles, subordonnant libre-échange, famille et religion à un modèle de développement d’État-parti aux ambitions régionales démesurées. Fût-ce aux dépens de l’influence américaine.

Des centaines de frappes aériennes israéliennes ont eu lieu en Syrie depuis le détrônement d’Assad, et Netanyahou a déclaré qu’il avait l’intention de transformer le plateau du Golan en territoire israélien. Qu’il réussisse ou non, Israël souhaite accroître son influence sur la région, après avoir détruit les capacités militaires de son rival du nord – à l’encontre de la rhétorique des partisans d’Erdoğan, selon lesquels le triomphe du HTS représente un coup d’arrêt à la puissance occidentale, ou à « l’expansionnisme israélien ».

Conflits inter-impérialistes sans stabilisation hégémonique

Il serait toutefois erroné de prédire l’avènement d’une hégémonie américano-israélienne totale, si l’on entend par là une combinaison efficace de l’usage de la force et du consentement, plutôt qu’une domination fondée sur une violence brute. Il est peu probable qu’un véritable pouvoir hégémonique émerge de cette tournure chaotique des événements. Il est également peu probable que nous assistions à l’émergence d’un État libre et démocratique, tout comme à une partition définitive. Le scénario le plus plausible pour les années à venir est celui d’un conflit prolongé, peut-être relativement contenu, avec un renforcement de la puissance militaire, diplomatique et commerciale de la Turquie. Cette issue constituerait une victoire pour Erdoğan, mais bien en-deçà des fantasmes de ses partisans.

Le principal danger pour l’expansionnisme turc réside dans l’affirmation du pouvoir kurde. Toute paix stable devra passer par l’autonomie ou l’indépendance des Kurdes syriens, désormais officiellement reconnue par les États occidentaux. Pour les Kurdes eux-mêmes, les conséquences de cette formalisation seraient ambivalentes. Passe encore le fait de perdre leur statut de héros pour la gauche internationale. Surtout, ils sortiraient également de leur isolement et deviendraient une « composante comme une autre » du système étatique international en décomposition. Les Kurdes turcs seraient entre-temps abandonnés à leur sort, tout en étant galvanisés par le processus de normalisation qui se déroule au sud.

L’AKP (ainsi que son partenaire néo-fasciste, le MHP) a pris contact avec Öcalan, le chef emprisonné de la guérilla kurde, peu avant que le HTS lance sa campagne à Alep (ce que de nombreux anaystes considèrent comme une preuve que la Turquie était déjà au courant de l’opération anti-Assad). Cependant, le gouvernement a également suivi cette ouverture par une répression sévère contre le Parti kurde officiel et leurs maires élus, indiquant ainsi que tout accord avec Öcalan se ferait aux conditions du gouvernement turc – et entraînerait de grandes pertes pour le mouvement dans son ensemble.

Pour l’instant, les monarchies du Golfe sont quant à elle mises à l’écart. Leur récente tentative de réhabiliter Assad, en acceptant finalement la Syrie au sein de la Ligue arabe, a échoué. Mais elles finiront elles aussi par entrer dans ce jeu de pouvoir, compliquant encore les tentatives d’un acteur unique, que ce soit la Turquie ou les États-Unis, d’affirmer un leadership clair. La Chine, discrète jusqu’à présent, pourrait également entrer dans la mêlée, au moins en tant que puissance coercitive douce. Alors que de plus en plus de pays rivalisent d’influence, essayant de remodeler la région à leur image, la Turquie verra ses ambitions maximalistes s’évaporer.

La rivalité inter-impérialiste en cours comporte également une dimension économique. La Syrie a été dévastée par des guerres par procuration entre plusieurs pays, qui ont non seulement coûté la vie à un demi-million de personnes et en ont déplacé plus de dix millions, mais qui ont également détruit les infrastructures et les finances du pays. Aujourd’hui, le potentiel d’investissement – pour reconstruire à partir des ruines – a aiguisé l’appétit des entrepreneurs du monde entier. En 2018, lorsque la Turquie a perdu 56 soldats lors d’une opération militaire, l’un des principaux conseillers d’Erdoğan eu cette célèbre remarque : « Nous fournissons des martyrs, mais les entrepreneurs turcs obtiendront une plus grande part du gâteau. » Les marchés semblent d’accord, les actions des entreprises du secteur de la construction ayant fortement augmenté ces derniers jours.

Il n’est toutefois pas certain que ce type d’investissement dans les infrastructures puisse réellement décoller, étant donné la trajectoire incertaine des conflits militaires, en particulier dans le nord et le sud du pays. Les États-Unis et leurs alliés ont réussi à détruire bon nombre de leurs ennemis régionaux, mais ils n’ont pas été en mesure de mettre en place des accords fonctionnels et durables. La chute d’Assad changera-t-elle la donne ? Cela reste à voir. Mais une chose est certaine : là où l’impérialisme néolibéral américain a échoué, les desseins de l’expansionnisme islamo-turc ont encore moins de chance de se réaliser.

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