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20.10.2024 à 18:00

La guerre économique Chine/États-Unis menace-t-elle la mondialisation ?

Baptiste Galais-Marsac

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La « guerre économique » sino-américaine met fin, dit-on, à une ère de « doux commerce ». En réalité, ce conflit découle des stratégies concurrentes du capitalisme américain et chinois.
Texte intégral (3380 mots)

« La Chine veut-elle vraiment la guerre ? » s’interroge Arte dans son émission Le Dessous des cartes. Quelques mois plus tard, LCP devait consacrer un DébatDoc d’une heure et demie sur « les deux Chine irréconciliables », Taïwan et la République populaire de Chine (RPC). Dans le débat médiatique, jamais la « menace chinoise » n’aura été si présente. Au-delà des tensions en mer de Chine ou de la question taïwanaise, c’est la rivalité sino-américaine qui alarme les commentateurs. Et sur laquelle butte leur réflexion. La guerre économique entre Washington et Pékin ne clôt-elle pas une ère de « doux commerce », à laquelle tous deux ont contribué ? Benjamin Bürbaumer, économiste et Maître de conférences à l’IEP de Bordeaux, consacre son dernier ouvrage à cet enjeu. Dans Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024), il défend que l’on assiste moins à un reflux de la mondialisation qu’à une intensification de la lutte pour en forger les contours.

Dès l’introduction, l’auteur se place en faux avec les explications couramment invoquées pour comprendre l’expansion chinoise. Aux théories qui naturalisent les rivalités entre États – souvent dérivées d’une « nature humaine » intrinsèquement belliqueuse -, Bürbaumer oppose une analyse fondée sur l’économie politique. Ce faisant, il sort du cadre qui domine encore largement le champ des relations internationales. Il écarte d’emblée l’explication de la rivalité sino-américaine par le « piège de Thucydide », cité ad nauseam, qui fait reposer la confrontation entre une puissance dominante et son concurrent sur une « tendance transhistorique [des États] à se faire la guerre »1.

De même, il refuse d’opposer des chefs d’État, qui seraient responsables de la montée des tensions, au « doux commerce » des firmes multinationales. Pour l’auteur, il est indispensable de « tenir compte de l’interpénétration des intérêts économiques et des stratégies politiques »2, de leur complémentarité, pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans cet affrontement, c’est-à-dire le basculement d’une hégémonie à une autre.

Une mondialisation forgée par les intérêts américains

Pour ce faire, Benjamin Bürbaumer dresse un large panorama historique. Il rappelle que Washington ne prêtait pas grande attention à la Chine avant les années 1970, mais que l’intérêt pour ce vaste marché fut attisé par une crise de rentabilité qui a affecté le capital américain au début de la décennie. Pour remédier à la baisse conjoncturelle des profits, une partie du patronat a opté pour une « solution spatiale », selon le terme de David Harvey – autrement dit, l’extension de l’activité économique vers les marchés étrangers où les taux de profits sont plus élevés que sur le territoire national.

Mais pour que la captation de la survaleur hors des frontières soit possible, il était indispensable pour la bourgeoisie américaine d’exercer un certain contrôle sur le système économique mondial. L’impératif de maîtrise des flux commerciaux et financiers, passant par une prépondérance américaine dans les organisations internationales chargées de modeler la mondialisation (FMI, Banque Mondiale, OMC), se doublait d’une volonté de sécuriser les infrastructures stratégiques (routes maritimes, ports, réseaux routiers, télécommunications, etc.).

Face à la suraccumulation des capitaux chinois, il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. C’est ainsi que l’on comprend le projet des « Nouvelles routes de la soie ».

Dans cette entreprise, la Maison Blanche joue un rôle de premier plan en adoptant une politique étrangère rigoureusement alignée sur l’agenda des firmes multinationales. Adossé à l’appareil d’État américain, le « capital transnational » s’est alors attelé à la construction d’une mondialisation organisée selon ses intérêts.

Dans ce contexte, la Chine est devenue une cible de premier choix, alors que le pays s’ouvrait à la mondialisation pour stimuler sa croissance. Bürbaumer détaille la manière dont la libéralisation du pays s’est effectuée de manière graduelle et contrôlée, afin de moderniser son industrie sans perdre la main sur la production. Par l’établissement de zones franches, l’assouplissement de la planification ou le sacrifice de la législation sociale chinoise sur l’autel de la compétitivité, les entreprises d’État se sont acclimatées à l’économie de marché. Du pain béni pour le capital américain, qui s’est empressé de faire de la Chine son principal sous-traitant.

Plus que de l’investissement direct à l’étranger, le capital américain se sert de sa position de sa prédominance dans les chaînes globales de valeur pour exercer une emprise sur les firmes chinoises : « Les chaînes globales de valeur sont aussi des chaînes globales de pouvoir. […] Une chaîne de valeur ne peut avoir qu’un seul leader, mais le nombre de fournisseurs potentiels ne connaît pas de limite précise. Des fournisseurs de composants à faible complexité peuvent être trouvés dans plusieurs pays, mais seul le leader détient la propriété intellectuelle et l’accès au marché des consommateurs finaux »3.

Quand la Chine veut redessiner l’ordre mondial

L’essor de l’économie chinoise a donc été assuré par son intégration dans une mondialisation supervisée par les États-Unis dans l’intérêt de ses entreprises. Aussi comprend-on pourquoi la volonté de la Chine de sortir d’une position subordonnée est au cœur de l’affrontement actuel avec les États-Unis. « Si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation fondamentalement sino-centrée du marché mondial »4.

La Chine, cependant, n’allait pas tarder à autonomiser son développement du cadre fixé par les États-Unis. Aussi Bürbaumer détaille-t-il les manoeuvres de la RPC, visant à prendre le contrôle des infrastructures clés de la mondialisation (normes techniques, routes commerciales, innovations technologiques et réseaux numériques) et à internationaliser sa monnaie. Si la croissance chinoise est portée, depuis les années 1990, par des politiques économiques orientées vers l’export, les dirigeants du Parti ont rapidement pris conscience des fragilités inhérentes aux économies extraverties. En d’autres termes, la bonne santé économique du pays reposait presque entièrement sur la stabilité (ou la hausse) de la demande extérieure et sur le libre-accès aux circuits commerciaux.

À ces vulnérabilités s’est ajoutée une tendance à la surproduction et à la suraccumulation de capitaux, pour lesquels il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. Le défi pour les autorités chinoises était alors de restreindre leur dépendance au commerce extérieur – et à une mondialisation forgée par les États-Unis. Le projet des Nouvelles routes de la soie (NRS), lancé en 2013, répond à l’objectif de doubler les exportations de marchandises par des exportations de capitaux. Il pose les fondements de la conquête des marchés par l’investissement productif et le crédit – la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, concurrente de la Banque asiatique de développement, est créée à cet effet dès 2014 – tout en participant au remodelage du système économique mondial.

La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés – et ouvre une brèche pour la puissance ascendante.

En ouvrant de nouvelles routes maritimes ou terrestres, en construisant des infrastructures de transport (ports, aéroports, gazoducs, oléoducs) dans des dizaines de pays en développement, la RPC s’assure la maîtrise de son commerce extérieur – « contrôler les infrastructures, c’est contrôler les flux »5. La mise au point d’un réseau commercial alternatif permet, entre autres, de contourner les goulets d’étranglement tenus par les compagnies américaines. Dès lors, le corridor Chine-Pakistan et le port de Gwadar deviennent indispensables à l’approvisionnement énergétique de celle-ci en cas de blocage du détroit de Malacca par les États-Unis ; un passage où transite actuellement 80% des importations de pétrole chinoises.

Enrayer le déclin des États-Unis

Les États-Unis prennent conscience de leur déclin, et tentent de le contrecarrer. À ce titre, l’analyse que fait l’auteur de la « bataille des puces » est éclairante6. Il met en lumière l’échec des sanctions imposées à la Chine pour freiner son progrès technologique dans le domaine des semi-conducteurs. Alors que, depuis 2018, Washington prive les Big Tech chinoises de tous les équipements que le pays est incapable de produire (logiciels, machines à haute précision) ainsi que des brevets occidentaux, la Chine poursuit sa course à l’innovation avec des réussites significatives.

Malgré les restrictions imposées par les États-Unis à ses partenaires, Huawei est parvenu à lancer en septembre 2023 un nouveau smartphone, le Mate 60 Pro, fonctionnant grâce à des puces de sept nanomètres, avec un écart technologique de seulement cinq ans par rapport au leader mondial des semi-conducteurs, l’entreprise taïwanaise TSMC.

Il faut mesurer la menace que représente l’essor de la Chine pour la suprématie américaine. Le rapport final de la Commission de Sécurité nationale sur l’Intelligence artificielle, rendu public en 2021, pose un constat alarmant pour les États-Unis : si la Chine devançait son rival américain sur le plan technologique (par exemple en devenant leader de l’intelligence artificielle), elle serait en mesure de remettre sérieusement en cause la suprématie militaire et économique des États-Unis. Face au danger chinois, les Américains choisissent de riposter en renforçant la contrainte tant sur leurs alliés que dans les périphéries de leur sphère d’influence.

Bien sûr, de telles méthodes coercitives peuvent être efficaces sur le court terme, mais cette stratégie conduit à saper la confiance des pays dominés envers leur hégémon. Les sanctions économiques offrent un cas d’école : elles peuvent faire plier les utilisateurs du dollar pendant un temps, mais elles poussent in fine certains États à se tourner vers des moyens de paiement alternatifs, et donc à édifier des infrastructures financières alternatives. Celles-ci entament la suprématie monétaire des États-Unis.

L’exclusion de la Russie du système interbancaire SWIFT dès 2022 a ainsi constitué un « effet d’aubaine pour le renminbi », générant une réorientation des transactions extérieures russes vers l’architecture financière chinoise7. Indirectement, les sanctions américaines ont intensifié l’internationalisation monétaire de leur principal concurrent. Corollaire : le pouvoir d’attraction des États-Unis s’érode à chaque crise nouvelle, tandis que la Chine ne cesse de gagner du terrain dans le cœur des pays du « Sud global ».

Ces trois dernières années, l’hypocrisie de la politique étrangère américaine, en apparence soucieuse de défendre les droits de l’homme dans le monde, a été révélée avec plus de netteté que par le passé. Aux condamnations de l’invasion russe en Ukraine et à la sévérité des sanctions répond un business as usual diplomatique face aux crimes contre l’humanité – d’une ampleur sans précédent au XXIè siècle – commis par Israël à Gaza.

S’appuyant sur une perspective gramscienne, Benjamin Bürbaumer fait remarquer que toute hégémonie repose sur l’articulation entre consentement et coercition. La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés et ouvre une brèche pour la puissance ascendante. Ainsi, par contraste avec l’occident libéral dominé par les États-Unis qui conditionne son aide par des plans d’ajustement structurel et autres mesures d’austérité, « la Chine est […] peu à peu apparue comme une option de développement sans douleur, sans crises ni risque de mécontentement populaire dans les pays concernés » par l’aide qu’elle fournit8.

Mondialisation ou impérialisme ?

En retraçant les trajectoires inverses de la Chine et des États-Unis, Bürbaumer décrit au fil des pages, et sans le nommer explicitement, un processus de transition – le passage d’un impérialisme dominant à un autre. Dans la littérature marxiste, l’impérialisme renvoie à un stade du développement capitaliste, marqué par une concentration du capital qui génère de gigantesques monopoles. Ceux-ci ont besoin, pour maintenir ou accroître leurs profits, de prolonger leurs activités économiques et financières en dehors des frontières nationales. Adossés à leur État respectif, les monopoles entrent en lutte ou coopèrent, en fonction de la conjoncture et des circonstances historiques, pour s’approprier les marchés extérieurs et les sources de matières premières.

En évitant de convoquer ce concept pour expliquer les rivalités sino-américaines, alors qu’il lui a entièrement consacré son premier livre, Benjamin Bürbaumer est contraint à des circonlocutions qui obscurcissent le raisonnement plus qu’elles ne l’éclairent9. Ainsi l’ouvrage est-il paru sous le titre pour le moins énigmatique du « capitalisme contre la mondialisation ». En introduction, l’auteur justifie cette formule comme suit : « Le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c’est qu’en devenant capitaliste, elle s’est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation »10. Le recours au terme de mondialisation, opposé de surcroît au capitalisme comme s’il s’agissait de deux réalités indépendantes et antagoniques, brouille la compréhension des phénomènes internationaux.

Ce qu’il exprime est en réalité beaucoup plus simple : le développement capitaliste de la Chine a été permis par son intégration subordonnée au système impérialiste dominé par les Américains. Pour des raisons économiques et politiques qui sont décrites dans le livre, la Chine a su autonomiser sa production et devenir elle-même une jeune puissance impérialiste, maniant les mêmes armes que son rival américain (investissement à l’étranger, crédit, construction d’infrastructures, création d’institutions internationales de portée régionale ou globale, etc.). Elle ne s’érige donc pas contre la mondialisation mais contre une mondialisation, ou plutôt contre un système économique mondial organisé par et pour les États-Unis et qu’elle cherche à supplanter.

C’est là que réside la thèse centrale de l’ouvrage – et à laquelle nous adhérons. Nous comprenons la difficulté de manier la terminologie marxiste dans les travaux académiques, tant celle-ci a perdu sa puissance d’évocation pour le lectorat français depuis la chute de l’URSS et la marginalisation du Parti communiste français. Nous pensons néanmoins qu’il est indispensable de réinvestir ce champ théorique qui conserve, à travers la notion d’impérialisme, un intérêt certain pour la compréhension des réalités géopolitiques contemporaines.

En somme, la réflexion de Benjamin Bürbaumer, bien que parfois embarrassée de formulations détournées, met en lumière un phénomène clé : la montée en puissance de la Chine, loin de s’opposer à la mondialisation, en redessine les contours pour répondre à ses propres intérêts impérialistes.

Notes :

1 Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024, p. 14

2 Ibid., p. 9

3 Ibid., p. 155

4 Ibid., p. 12

5 Ibid., p. 132

6 Ibid., p. 151

7 Ibid., p. 208

8 Ibid., p. 226

9 Voir Benjamin Bürbaumer, Le souverain et le marché, théories contemporaines de l’impérialisme, Paris, Editions Amsterdam, 2020

10 Benjamin Bürbaumer, Chine/Etats-Unis, p. 9

18.10.2024 à 19:27

Les racines communistes d’Hayao Miyazaki

Owen Hatherley

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Fondé par Hayao Miyazaki et Isao Takahata à la suite d'une grève, le Studio Ghibli défend une vision du monde pacifiste, écologique et attachée à la beauté du travail utile.
Texte intégral (3117 mots)

Le Studio Ghibli, connu notamment à travers les œuvres de Hayao Miyazaki, n’est pas le Disney japonais, mais l’anti-Disney. Conçus par des animateurs issus du mouvement communiste japonais, ses films célèbrent le travail créatif et la solidarité humaine contre le capitalisme et la guerre. Par Owen Hatherley [1].

Les racines de l’un des studios d’animation les plus prospères de ces dernières décennies se trouvent chez Toei Doga, le département d’animation de l’une des plus grandes sociétés cinématographiques du Japon. Au milieu des années 1960, les conditions de travail dans le secteur étaient brutales, les équipes d’animateurs produisant des centaines de dessins par jour pour des dessins animés télévisés tels qu’Astro Boy (Astro le petit robot).

Les délais de fabrication étaient courts et la qualité n’avait aucune importance ; au moins un animateur est d’ailleurs mort au travail. Les jeunes animateurs Hayao Miyazaki (1941-) et Isao Takahata (1935-2018) comptaient parmi les délégués syndicaux les plus en vue du studio Toei. Il existe une photographie montrant le jeune Miyazaki, mégaphone à la main, à la tête d’une grève. Vingt ans plus tard, Miyazaki et Takahata fonderont ensemble leur propre studio, le Studio Ghibli.

Ghibli devait être tout ce que les studios existants n’étaient pas, même s’il restait dédié à l’élaboration de divertissements populaires. Ses animations fluides et riches décrivent ouvertement les dangers de la destruction de l’environnement, de la guerre et du capitalisme, mais flottent en quelque sorte – comme son héros, le « cochon rouge » Porco Rosso – sous le radar politique.

Ghibli devait être tout ce que les studios existants n’étaient pas, même s’il restait dédié à l’élaboration de divertissements populaires. Ses animations décrivent les dangers de la destruction de l’environnement, de la guerre et du capitalisme.

Miyazaki ne pouvait s’empêcher de déclarer : « Je dois dire que je déteste les œuvres de Disney », alors même que Ghibli signait en 1996 un accord de distribution à l’étranger avec le conglomérat multinational. Les films de Ghibli ne sont jamais propagandistes, mais, dans leur décontraction, ils ont donné naissance à une forme très particulière d’écosocialisme. Miyazaki et Takahata font partie des quelques cinéastes marxistes que le militant socialiste William Morris (1834-1896) aurait reconnu comme des âmes sœurs.

En même temps, l’orientation politique de Ghibli n’a jamais été un secret. En 1995, le réalisateur de Patlabor et de Ghost in the ShellMamoru Oshii, (1951) issu de la nouvelle gauche libertaire, a qualifié Takahata de « stalinien », Miyazaki de « quelque peu trotskiste » et le studio Ghibli de « Kremlin ». Le studio Toei, comme beaucoup de studios dans les années 60, était en grande partie contrôlé par le Parti Communiste Japonais, et bien que Miyazaki ait déclaré n’avoir jamais été un membre cotisant, il ne fait aucun doute que Takahata et lui étaient des compagnons de route.

On trouve quelques références malicieuses à ce sujet dans leurs films. L’as de l’aviation de Porco Rosso (1992), par exemple, refuse de s’engager dans l’armée de l’air sous Benito Mussolini – déclarant « mieux vaut être un cochon qu’un fasciste » – et dans une scène, son amante Gina chante l’hymne de la Commune de Paris « Le Temps des Cerises ». Mais la vision politique de Ghibli se manifeste surtout dans ses œuvres qui traitent de la campagne, au Japon et ailleurs, qui apparaît à la fois comme un rêve et un cauchemar.

Ghibli est basée à Tokyo, la plus grande métropole du monde, et c’est peut-être l’absence d’une « campagne » proche qui en fait un tel centre d’intérêt pour le travail du studio. Dans Mon voisin Totoro (1988), les créatures d’une forêt fantasmée et transfigurée aident à consoler deux enfants de la ville dont la mère est soignée pour une maladie chronique.

Mais l’un des mondes oniriques les plus politiquement révélateurs de Ghibli apparaît dans le précédent Le château dans le ciel (1986), dans lequel un garçon d’un village minier se retrouve à explorer la citadelle flottante détruite d’une société de haute technologie devenue obsolète que se disputent des aristocrates malveillants. Les paysages du film sont directement inspirés de la visite de Miyazaki et Takahata dans le sud du Pays de Galles en 1985.

Ayant l’intention de réaliser un film sur la révolution industrielle, ils se sont embarqués pour un voyage de recherche dans les Vallées (South Wales Valleys), une région aux étranges paysages ruraux et industriels où les maisons en terrasse sont entrecoupées de montagnes, de mines et d’usines sidérurgiques. Pour quiconque connaît les Valleys, le film est plutôt inquiétant, mais le sud du Pays de Galles n’a pas été qu’une simple source d’inspiration visuelle. Le hasard a voulu qu’ils s’y trouvent au lendemain de la grève des mineurs de 1984-85. L’année suivante, Miyazaki a exprimé son admiration pour le « véritable sens de la solidarité » qu’il a trouvé dans les villages miniers, et le film en est clairement inspiré.

Comme leur film précédent, la fable écologique post-apocalyptique Nausicaä de la vallée du vent (1984), Le Château dans le ciel est l’affirmation d’une vision particulière de la nature et d’une vision particulière du travail. Ghibli, malgré le grotesque de certains de ses films, n’a jamais cherché à être branché ou odieux. Parlant en 1982 de son rejet de la vague de bandes dessinées nihilistes gekiga d’après 1968, Miyazaki a expliqué qu’il avait décidé qu’il était « préférable d’exprimer de manière honnête que ce qui est bon est bon, que ce qui est joli est joli et que ce qui est beau est beau ». Le travail manuel est l’une des choses que Miyazaki et Takahata présentent constamment comme belles.

Des fonderies du Château dans le ciel aux ouvrières qui assemblent des avions dans Porco Rosso, les films Ghibli regorgent d’images de personnes en train de fabriquer des objetsLes films peuvent facilement être caricaturés comme étant anti-technologiques, étant donné la quantité de destruction écologique qu’ils dépeignent, en particulier avec les films plus récents comme Ponyo sur la falaise (2008) qui traitent explicitement du changement climatique.

Mais le Studio Ghibli adhère davantage à une distinction inspirée par le socialiste William Morris entre « travail utile » et « labeur inutile », ce dernier étant illustré de manière particulièrement mémorable dans le travail sans fin, digne du purgatoire et organisé de manière despotique du film Le voyage de Chihiro (2001). En 1979, Miyazaki a critiqué les séries de robots mecha pour lesquelles le Japon commençait à être connu à l’étranger, en raison de l’approche inévitablement juvénile et aliénée de la technologie dans ce genre. Il préférait que « le protagoniste se batte pour construire sa propre machine, qu’il la répare lorsqu’elle tombe en panne et qu’il doive la faire fonctionner lui-même ».

Les films peuvent facilement être caricaturés comme étant anti-technologiques, étant donné la quantité de destruction écologique qu’ils dépeignent. Mais le Studio Ghibli adhère davantage à une distinction inspirée par William Morris entre « travail utile » et « labeur inutile ».

« La faire fonctionner lui-même ». C’est exactement ce que font les gens dans les films de Ghibli, s’exprimant à travers le travail qu’ils font avec leurs mains. Les films de Miyazaki peuvent témoigner à la fois d’une admiration pour les réalisations du travail humain et d’une horreur pour leurs conséquences, comme dans Le vent se lève (2013), un film d’époque situé dans les années 1930 qui dépeint avec amour le développement et la construction de l’avion Mitsubishi A6M et montre comment il a été utilisé par l’impérialisme japonais.

Takahata est resté marxiste jusqu’à sa mort en 2018, tandis que Miyazaki a perdu la foi dans les années 1990 alors qu’il achevait la version manga de Nausicaä de la vallée du vent. Selon les termes de Miyazaki, il a « fait l’expérience de ce que certains pourraient considérer comme une capitulation politique », c’est-à-dire qu’il a décidé « que le marxisme était une erreur ». Il souligne que cela n’a rien à voir avec des événements politiques ou personnels, mais qu’il s’agit plutôt d’un rejet philosophique du romantisme ouvriériste – « les masses sont capables de faire un nombre infini de choses stupides », a-t-il déclaré – et d’un rejet du « matérialisme marxiste » et de la philosophie du progrès matériel.

Miyazaki lui-même a résumé son parcours politique en disant qu’il était « redevenu un vrai simple d’esprit ». Le fait d’être copropriétaire d’une entreprise à succès soutenue par Disney n’y est peut-être pas étranger. Bien que les conditions de travail chez Ghibli soient réputées bien meilleures que dans la plupart des studios d’animation japonais, il s’agit toujours d’une entreprise capitaliste, qui gagne des millions grâce aux produits dérivés.

Néanmoins, Miyazaki et le Studio Ghibli ont conservé un dégoût pour la guerre – il n’y a peut-être pas de plus grand film anti-guerre que Le tombeau des lucioles (1988) de Takahata – et pour l’impérialisme. La représentation des fascismes japonais et allemand dans Le vent se lève (2013) a suscité la colère des nationalistes japonais, tandis que le féroce Le château ambulant (2004), le dernier véritable chef-d’œuvre de Miyazaki, a canalisé la « rage » du réalisateur face à la guerre en Irak, durant laquelle il a refusé de se rendre aux États-Unis. Le château de ce film, une machine organique, changeante et réactive, est l’une des images les plus puissantes de Miyazaki d’une technologie non aliénée. De même, Miyazaki ne s’est jamais, au moins sur le plan philosophique, réconcilié avec le capitalisme : Le voyage de Chihiro regorge d’images horribles de l’exploitation industrielle et de la domination des classes sous l’apparence d’une fantaisie enfantine.

Bien que les conditions de travail chez Ghibli soient réputées bien meilleures que dans la plupart des studios d’animation japonais, il s’agit toujours d’une entreprise capitaliste, qui gagne des millions grâce aux produits dérivés.

Les subtilités de la vision de Ghibli sur le développement peuvent être mieux perçues dans certains de ses films les plus calmes. Deux films des années 1990 se déroulent dans la ville nouvelle de Tama, un projet de développement piloté par l’État qui a rasé d’immenses pans de campagne à l’extérieur de Tokyo dans les années 1970 : Pompoko et Si tu tends l’oreille. Pompoko, sorti en 1994, est une écocritique à la manière de ce que l’on peut attendre de Ghibli, dans laquelle les tanuki, les chiens viverrins considérés dans le folklore japonais comme ayant une double vie, à la fois animaux ordinaires et dotés de pouvoirs magiques comme la métamorphose, complotent pour empêcher la construction de la ville nouvelle.

Il s’agit d’une merveilleuse farce et d’une description plus optimiste des révolutionnaires non humains que tout ce qu’a pu écrire George Orwell. Mais Tama, une fois sortie de terre, est le cadre de la romance adolescente apparemment ordinaire de Si tu tends l’oreille, sorti en 1995. Une jeune fille qui vit dans une cité danchi – les logements sociaux construits en grand nombre à Tama – a le béguin pour un garçon qui vit en amont, dans un quartier plus ancien et plus aisé de la ville.

L’antagonisme des classes et l’attirance entre les deux, assistés par un chat fantôme anthropomorphique, sont décrits sans amertume, et le paysage urbain est dessiné avec amour et précision : une image de la modernité japonaise elle-même comme quelque chose de doux et d’humain. Cela reflète peut-être le rejet par Miyazaki de la lutte des classes, mais cela fait également partie de sa réaction au nihilisme sous toutes ses formes. Ici aussi, dans le paysage moderne, ce qui est beau est beau.

Le film le plus dialectique du studio Ghibli, et le plus subtilement marxien, est Souvenirs goutte à goutte (1991) d’Isao Takahata. Dans ce film, Taeko, une femme approchant la trentaine et insatisfaite de sa vie à Tokyo, se rend dans un village pour aider à la récolte. Un jeune ouvrier agricole la conduit à travers le paysage, avec ses rivières, ses champs, ses marais et ses forêts, tous animés avec amour dans des détails luxuriants et méticuleux. Elle le contemple avec émerveillement, exprimant son admiration pour la « nature ». Un film de Disney en resterait là, mais pas Ghibli. Le fermier, souriant mais quelque peu méprisant, insiste sur le fait que tout ce qu’elle peut voir est le résultat du travail humain.

Semblant paraphraser The Country and the City du marxiste gallois Raymond Williams (1912-1988), il lui dit que « les citadins voient les arbres et les rivières et sont reconnaissants à la « nature » ». Mais « chaque parcelle a son histoire, pas seulement les champs et les rizières. L’arrière-arrière-grand-père de quelqu’un l’a planté ou défriché ». À la fin du film, Taeko décide de rester dans le village, précisément parce que son expérience a été celle d’un travail au sein d’une communauté plutôt que celle d’une spectatrice et d’une contemplatrice.

Les mondes imaginaires du Studio Ghibli sont des paysages de production et des espaces de solidarité, et voici, dans son film le plus réaliste, une petite image d’une véritable utopie.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin.

16.10.2024 à 21:34

Les algorithmes de la CAF pour contrôler les usagers

la Rédaction

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Le 16 octobre 2024, quinze associations saisissent le Conseil d’État contre la CAF, pour demander le retrait de l’algorithme qui cible les plus précaires. Depuis près de quinze ans, la CAF emploie un algorithme pour contrôler ses allocataires. Croisant les données des administrations, il assigne à chaque allocataire un score de risque de « fraude ». Plus […]
Texte intégral (8907 mots)

Le 16 octobre 2024, quinze associations saisissent le Conseil d’État contre la CAF, pour demander le retrait de l’algorithme qui cible les plus précaires. Depuis près de quinze ans, la CAF emploie un algorithme pour contrôler ses allocataires. Croisant les données des administrations, il assigne à chaque allocataire un score de risque de « fraude ». Plus le score de risque est élevé, plus il est probable que la personne soit contrôlée. Des associations comme Changer de Cap et la Quadrature du Net ont documenté la manière dont ces pratiques pénalisent les plus précaires. Elles dénoncent des suspensions automatiques des droits, des contrôles à répétition, le manque de transparence autour de décisions prises et le manque de voies de recours. De quelle politique sociale cet algorithme est-il le nom ? Entre réduction des dépenses, criminalisation de la pauvreté et contrôle de la fraude, il met en lumière la face autoritaire et austéritaire du système contemporain de protection sociale.

Nous publions ici le compte-rendu d’une rencontre organisée en avril dernier par le Mouton Numérique avec Bernadette Nantois, fondatrice de l’association APICED, qui œuvre pour l’accès aux droits des travailleurs immigrés ; Vincent Dubois, professeur de sociologie et de science politique à Sciences Po Strasbourg et auteur de Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre (Raisons d’Agir, 2021) et les membres de La Quadrature du Net, association de défense des libertés en ligne. Transcrit par Dany Meyniel et édité par MBB.

Mouton Numérique – Depuis les années 1990, la branche « famille » de la Sécurité sociale a mis en place une politique de contrôle. En 2022, le collectif Stop Contrôles et Changer de Cap ont commencé à alerter sur la mise en place d’algorithmes de contrôle à la CNAF et sur leurs impacts : suspensions préventives des allocations, manque de justification de ces décisions, impossibilité de faire recours… Derrière ces pratiques, un algorithme de notation des personnes allocataires. Comment fonctionne-t-il ? A quoi est-il destiné ?

Noémie Levain (La Quadrature du Net) – À la Quadrature, on a commencé à travailler sur le sujet des algorithmes de contrôle à la CAF en rencontrant le collectif « Stop Contrôles ». On est une association qui se bat pour les libertés numériques et principalement contre la surveillance : d’abord la surveillance privée des GAFAM, la surveillance d’État et le renseignement, enfin la surveillance dans l’espace public et les outils de surveillance policiers installés dans les villes de France. La question de la dématérialisation et des algorithmes publics est arrivée par un cas de dématérialisation chez Pôle emploi où un demandeur d’emploi s’était fait radier parce qu’il faisait des demandes d’emploi en format papier plutôt qu’en ligne. On a fait un article dessus, ce qui nous a amené à rencontrer le collectif « Stop Contrôles » qui regroupe des syndicats et des associations et à lire le livre de Vincent Dubois sur l’histoire du contrôle à la CAF.

On sait que grâce à la dématérialisation des dix dernières années, la CAF dispose de profils très fins des allocataires. Elle dispose des données collectées par les services sociaux, partagées et interconnectées avec d’autres nombreux services. La volonté politique affichée au moment de développement de l’algorithme était de lutter contre la fraude à la CAF, en définissant un profil-type de « fraudeur » social et en le comparant à chaque allocataire. Ce profil type est constitué de plusieurs variables, qui correspondent à des caractéristiques, qui permettent d’établir pour chaque personne allocataire un score de risque qui va de zéro à un.

Plus la personne est proche du profil type, plus le score de risque est élevé ; et plus le score est élevé plus cette personne a une probabilité de subir un contrôle. Parmi ces critères, figurent par exemple le fait d’être un parent seul ou d’être né en dehors de l’UE. Pour mieux comprendre le fonctionnement et les critères de l’algorithme, on a fait des demandes d’accès à des documents administratifs auprès de la CNAF. [Voir le détail du fonctionnement de l’algorithme et la liste des critères pris en compte dans l’enquête de la Quadrature, n.d.r.].

Alex (LQDN) – Au tout début, autour de 2010, l’algorithme a été créé pour lutter contre la fraude mais il ne marchait pas trop bien : la fraude implique un élément intentionnel et c’est donc très compliqué, malgré toutes les données, de qualifier un élément intentionnel à partir de données socio-démographiques, professionnelles ou familiales. Par contre, l’algorithme détecte très bien les indus, les trop-perçus liés aux erreurs de déclaration des allocataires. La CAF a donc ré-entrainé son algorithme pour viser le trop-perçu. Et ça, ça a bien marché.

Sauf que dans leur discours, la CAF a continué de parler de son algorithme comme un algorithme de lutte contre la fraude. Ils ont même été interviewés à l’Assemblée Nationale, par la Délégation Nationale de lutte contre la fraude, une sorte de pseudo institution créée par Sarkozy pour chapeauter la lutte contre la fraude en France et qui œuvre au transfert de « bonnes pratiques » entre administrations. Ils mettaient toujours la CAF en avant et la CAF, à ce moment-là, parlait de son algorithme comme un algorithme contre la fraude alors même qu’elle savait que c’était la lutte contre les trop-perçus. Pendant dix ans elle a joué un jeu un peu flou et aujourd’hui où on lui dit : « vous notez les gens selon leur potentialité d’être fraudeur(se)s », elle se rend compte que ce n’est pas bon et fait un rétropédalage et dit : « non, nous on a un truc qui détecte les erreurs ».

En creusant le sujet de la CAF on s’est rendu compte que ce type de pratiques sont présentes à l’Assurance Maladie et à l’Assurance Vieillesse. En ce qui concerne Pôle emploi, ils ont des projets pour organiser les contrôles des chômeurs et chômeuses par du profilage. Les impôts font la même chose. C’est le même principe que la surveillance automatisée dans l’espace public que nous constatons dans Technopolice : on va confier à un algorithme la tâche de repérer un profil type avec des critères et des paramètres préétablis, qui vont être la source d’une interpellation ou d’une action policière. Chaque institution a son profil type de profils à risque : dans la rue on a des profils type de comportements suspects ; la DGSI flague les suspects en surveillant l’intégralité des flux internet ; la Sécurité Sociale a ses fraudeurs. On assiste à une multiplication des scores de risques dans les administrations dans l’opacité la plus totale. Mais elle a des implications très concrètes et très violentes pour les usagèr.es.

M.N. – Comment ces techniques de data mining ont-elles été développées dans l’action sociale ?

Vincent Dubois – En ce qui concerne la constitution des modèles et leurs données, la CNAF diligente périodiquement des enquêtes grandeur nature avec des échantillons extrêmement importants. Au début du datamining, c’était cinq mille dossiers d’allocataires sélectionnés de façon aléatoire qui ont fait l’objet de contrôle sur place, d’enquêtes très approfondies. L’idée était donc d’identifier, sur ce grand nombre de dossiers, les dossiers frauduleux.

À partir du moment où on a identifié les dossiers frauduleux et des dossiers avec des erreurs et des possibilités d’indus, on s’est intéressé aux caractéristiques qui spécifiaient ces dossiers par rapport aux autres. C’est là qu’intervient la technique de datamining qui est une technique de statistique prédictive qui modélise, calcule les corrélations entre les caractéristiques propres à ces dossiers « à problème » de façon à construire des modèles qui ensuite vont être appliqués à l’ensembles des dossiers. Une fois ces modèles réalisés, l’ensemble des dossiers des allocataires sont chaque mois passés de façon automatisée sous les fourches caudines de ce traitement statistique et là effectivement on détermine ce que l’institution appelle un « score de risque ».

Les Caisses locales reçoivent les listings avec les scores de risque et décident de lancer des contrôles sur pièces, sur place et les dossiers les plus fortement scorés font systématiquement l’objet de contrôles et ensuite on descend dans la liste en fonction du nombre de dossiers concernés et rapportés aux moyens humains déployés. Donc si on veut être précis, ce n’est pas en tant que tel un outil de contrôle, c’est un outil de détection des risques de survenance d’une erreur qui sert au déclenchement d’un contrôle.

M.N. – Si l’algorithme a été généralisé autour des années 2010, il s’inscrit dans un politique de contrôle de longue date, laquelle est-elle ?

Vincent Dubois – La longue histoire politique du contrôle commence autour de 1995, quand Alain Juppé commandite le premier rapport parlementaire et lance le premier plan de ce qui va devenir le plan de lutte contre la fraude. C’était tout de suite après l’élection de Chirac, dont la campagne avait été consacrée à la fameuse fracture sociale, plus ou moins oubliée par la suite, et à des réductions d’impôts qui n’ont pas eu lieu. Il y a alors une ambition très politique, c’est assez explicitement pour donner le change que Juppé met en avant la « bonne dépense » de l’argent public plutôt que de chiffrer le montant de la fraude dont on n’a à l’époque aucune idée.

La Cour des comptes, l’ensemble des organismes soutenaient d’ailleurs que c’était impossible à chiffrer. La politique ne sera donc pas fondée sur une évaluation a priori ni de l’importance de la fraude ni de l’augmentation de la fraude. C’est très politique, même si le sens peu changer dans le temps. Ce qu’il se passe autour de 2007, c’est que la dimension morale intervient. On ne fait pas seulement rogner sur la protection sociale : autour de 2007, le grand projet de société proposé par Sarkozy – je personnalise mais Sarkozy n’est pas le seul – c’est le travail, la valeur travail. Tous les sociologues savent que pour qu’une norme existe il faut aussi identifier son contraire. Le contraire de la valeur travail c’est l’assistanat, et le comble de l’assistanat c’est l’abus des prestations sociales. Mon hypothèse est que si à l’époque de Sarkozy on a autant mis l’accent là-dessus, c’est que c’était un moyen de, par contraste, de promouvoir ce qui était au cœur du projet de société sarkozyste.

À la Caisse Nationale des Allocations Familiales, il y a trois formes essentielles de contrôle.Je vais les détailler pour permettre de comprendre la place qu’occupe effectivement le datamining. La première, c’est le contrôle automatisé par échange de données entre administrations. Lorsque les allocataires déclarent leurs ressources à la CAF, on les croise avec celles déclarées à l’administration fiscale ; si ça ne correspond pas, cela débouche sur une suspicion de fausse déclaration ou d’erreur de déclaration. La pratique s’est développée grâce à l’autorisation de l’usage du NIR[Numéro d’Inscription au Répertoire, n.d.r.], le numéro de sécurité sociale.

Pour la petite histoire, la licitation de l’usage du NIR pour ce genre de pratiques, auparavant interdites, est le produit dans les années 90 d’un amendement déposé par un député, ancien maire ex-communiste de Montreuil, qui l’avait déposé pour la lutte contre la fraude fiscale1. Depuis 1995-1996, les échanges de données se sont démultipliés par petites touches successives, de convention bilatérale en convention bilatérale entre la CNAF et les Impôts, la CNAF et Pôle emploi, la CNAF et les rectorats pour l’inscription des enfants dans les établissements scolaires, les autres caisses nationales de sécurité sociale, etc. Cette complexité est bien faite pour empêcher toute visibilité publique du développement de ces échanges.

Celles et ceux qui s’intéressent à ce sujet connaissent l’historique classique de la loi informatique et libertés et le fichier Safari, un grand projet de concentration des données personnelles détenues par les administrations de l’État. Au milieu des années 1970, il a induit un grand débat donnant lieu à la Loi Informatique et Libertés et la création de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) pour encadrer, réguler et vérifier les usages du numérique dans les administrations. Avec le croisement de données grâce au NIR il n’y a pas eu de débat, parce que ce sont des mesures techniques qui ont eu lieu institution par institution. Résultat : une prolifération de techniques et un volume de données personnelles détenues par les administrations sans commune mesure avec le projet Safari.

Le deuxième volet du contrôle, avec son outil le plus classique, c’est ce qu’on appelle le contrôle sur pièces : l’appel de documents complémentaires ou de justificatifs lancé par les techniciens conseil dans les CAF qui demandent de leur envoyer une fiche de paye, un certificat de scolarité ou autres. Le troisième outil est le contrôle sur place. Des contrôleurs assermentés et mandatés pour aller vérifier sur place les situations des personnes avec toute une série de techniques qui se pensent comme quasi policières avec d’ailleurs des prérogatives qui sont plus importantes que celle d’un officier de police judiciaire qui n’agit que sur commission rogatoire et qui ne peut pas rentrer dans le domicile des personnes alors que les contrôleurs de la CAF le peuvent. Ça prend souvent la forme d’une enquête de voisinage, une visite au domicile avec un interrogatoire qui a changé un petit peu de forme et puis de statuts durant ces dernières années entre autres sous l’effet du datamining.

Ces trois outils sont inégalement appliqués en fonction des caractéristiques sociales des allocataires. Schématiquement, une personne allocataire ou une famille qui ne perçoit que les allocations familiales et/ou un peu d’allocation logement, qui a un foyer stable, un emploi stable etc., n’est contrôlée que de façon distante et invisible, par des échanges de données informatisées. Les appels sur pièces sont un peu plus ciblés sur des cas un peu plus difficiles et les contrôles sur place, les plus intrusifs sont quasiment exclusivement réservés aux dossiers les plus complexes, qui sont en fait les dossiers des allocataires aux situations les plus précaires. Il y a une différenciation sociale dans la manière d’être contrôlé et dans l’exposition aux sanctions.

M.N. – En quoi consiste cette différenciation sociale du contrôle et de l’exposition aux sanctions ? Et en fonction de quelles catégories socio-démographiques ou prestations le contrôle à la CNAF va-t-il varier ?

Vincent Dubois – En règle générale, on peut dire que datamining intensifie la différenciation sociale du contrôle déjà à l’œuvre avec les techniques antérieures. La politique de contrôle de la CNAF a été formalisée au milieu des années 90, de manière de plus en plus rationalisée avec des objectifs contractuellement définis dans les Conventions d’Objectifs et de Gestion (les COG, qui lient contractuellement les branches de la Sécu et l’État2) avec une batterie d’indicateurs : indicateurs de performance, de réalisation, d’intéressement, indicateurs de risque, indice de risque résiduel, etc.

C’est là qu’a été établi un plan annuel de contrôles avec des objectifs chiffrés : « objectif fraude », « objectif fraude arrangée », etc. Le déclenchement des contrôles sur pièces et sur place reposait précisément sur ces cibles. Avant cette politique, les cadres de la CNAF proposaient des cibles de contrôle sur la base des résultats des politiques antérieures. Tout ça a disparu au profit du datamining qui est une déduction ex-post des types de dossiers susceptibles d’erreurs et donc objets de contrôle. C’est important, parce que ça permet à l’institution de se dédouaner complètement de ses choix. Ça lui permet de soutenir que personne ne décide de surcontrôler les bénéficiaires du RSA, que c’est juste le calcul algorithmique qui établit que le niveau de risque est plus important pour les bénéficiaires du RSA. « C’est la machine qui le dit. »

La technique de data mining a, de fait, un effet discriminatoire et conduit à surcontrôler les plus précaires. Plus les situations sont précaires, plus les personnes qui les vivent sont éligibles à des prestations dont les critères sont extrêmement complexes et nombreux. Pour le RSA par exemple, il y a énormément de critères pris en compte et une déclaration trimestrielle à remplir. De façon mécanique, plus il y a de critères et plus il y a d’échéances, plus il y a de risques d’erreur, de non-déclarations intentionnelles ou non, de retards dans la déclaration…

Ce qui ne veut pas du tout dire que les bénéficiaires du RSA trichent davantage que les bénéficiaires de l’allocation logement, mais que la structure même de la prestation qu’ils reçoivent les conduisent à être surcontrôlés. Ajoutez que les personnes dans des situations de précarité sont définies précisément par l’instabilité de leurs revenus, de leurs statuts d’emploi, parfois de leurs situations familiales et de leurs logements… Elle sont sujettes à davantage de changements et il y aura forcément davantage de risques d’erreurs qui justifient techniquement le surcontrôle.

Il est possible de prouver tout ça statistiquement, avec les données mises à disposition par la CNAF et les CAF, qui sont en fait des institutions assez ouvertes, du moins pour des éléments statistiques. J’ai pu avoir et mettre ensemble des données sur les types de contrôle rapportées aux caractéristiques des allocataires et constater de façon extrêmement claire que les chances de statistiques d’exposition au contrôle croissent linéairement avec le niveau de précarité. Autrement dit, plus on est précaire plus on est contrôlé.

M.N. – Comment interpréter le type de politique sociale qui se dégage de ces pratiques de contrôle ? Est-elle guidée par une volonté de contrôle ? Ou bien, plus classiquement, par une ambition de réduction des dépenses ?

Noémie Levain (LQDN) – Le livre de Vincent illustre comment les enjeux de fraude ont été créés dans les années 90. C’est aussi le moment où s’installe l’idée que les personnes précaires qui demandent des aides sont redevables à l’égard de la société – comme avec le RSA, où ils et elles sont redevables de quinze ou vingt heures de travail. Demander des aides a une contrepartie : on va te surveiller, tu es sur le fil constamment, tu n’as pas le droit à l’erreur avec la vieille rengaine du « Si tu n’as rien à cacher, ce n’est pas grave ». Surveiller les demandeurs et demandeuses d’aide est en fait très grave et lié à une forme de criminalisation de la pauvreté.

Bernadette Nantois – Outre cette dimension de surveillance, il y a clairement une logique néo-libérale de réduction des dépenses publiques. Elle n’est pas assumée et opère de fait, par la complexité du système. C’est le cas dans les différentes branches de la Sécurité sociale : je pense qu’il y a une véritable volonté de réduire les dépenses sociales par l’introduction d’obstacles de l’accès aux droits.

Peu importe l’intention précise des dirigeants CNAF : le non-recours est budgété chaque année dans les budgets de l’État. Ce que les organismes sociaux appellent le « non-recours » c’est le fait que des gens qui auraient droit à des prestations ne les réclament pas. Or, une partie du budget est prévue comme étant non-dépensée ; c’est inclus et calculé. Cela signifie que l’on affiche la lutte contre le non-recours alors qu’on l’organise dans la pratique. Ça n’élimine pas cette dimension de surveillance mais qu’il y a aussi une logique purement politique froide, économique, claire qui consiste à dire que « les pauvres ont un coût et ils coûtent trop cher » même si en réalité ils coûtent beaucoup moins que d’autres dépenses. Mais ça, c’est un autre sujet…

Vincent Dubois – Quelques chiffres pour avoir un ordre de grandeur au sujet de la fraude et du non-recours. Le montant de la fraude détectée dans la branche famille et sécurité sociale se situe entre 300 et 320 millions d’euros par an3 [le montant s’élevait à 351 millions d’euros pour l’année 2022, n.d.r.]. L’évaluation qui est faite du non-recours au seul RSA dépasse les 3 milliards. Dans tous les cas, le montant de fraude évaluée reste inférieur au montant du non-recours évalué pour le seul RSA. On pourrait ajouter à cela de nombreuses comparaisons avec les montants et les proportions en matière de travail non déclaré, le défaut de cotisation patronale, sans parler de l’évasion fiscale, pour laquelle on est dans des ordres de grandeur qui n’ont rien à voir. C’est ce qu’en tout cas disent des institutions aussi furieusement libertaires et gauchistes que la Cour des Comptes !

En ce qui concerne les objectifs politiques de la CNAF, je ne suis pas à l’aise à l’idée de donner un grand objectif à ces politiques parce que c’est en fait – c’est un mot de sociologue un peu facile – toujours plus compliqué que ça. En matière d’objectif proprement financier, on constate que le contrôle en tant que tel ne produit pas tant de rentrées d’argent que ça, rapporté et au volume global des prestations et surtout rapporté aux autres formes de fraude.

Ce qui est intéressant cependant, c’est qu’alors qu’on renforçait le contrôle des bénéficiaires de prestations sociales, qu’on adoptait une acception de plus en plus large de la notion même de « fraude » dans le domaine de la Sécurité sociale, on a largement assoupli le contrôle fiscal. Le travail du sociologue Alexis Spire le montre très bien. De même, alors qu’en 2005 on a fait obligation légalement, dans le code de la Sécurité sociale, aux caisses de Sécurité sociale de déposer plainte au pénal dans les cas de fraudes avérées qui atteignent un certain montant.

Avec le « verrou de Bercy » – certes un peu assoupli par la loi de 2018 – on est dans le cas symétriquement inverse [le « verrou de Bercy » définit le monopole du Ministère du budget en matière de poursuites pénales pour fraude fiscale, n.d.r.] Enfin, on a doté les corps de contrôleurs d’effectifs supplémentaires, passant de 500 à 700 controleurs ; ça ne semble pas beaucoup mais dans un contexte de réduction des effectifs, c’est une augmentation nette. Pendant ce temps, les moyens alloués au contrôle fiscal ont décliné…

Dernier élément : je vous parlais de l’explosion du nombre d’indicateurs (de performance, de réalisation, d’intéressement, de risque, etc.). On calcule vraiment beaucoup de choses, sauf une : le coût du contrôle, c’est étonnant… Le coût du contrôle n’est jamais calculé, sauf pour le contrôle sur place.

La culture du contrôle a essaimé au sein des institutions et ça fait partie du rôle quotidien d’un grand nombre d’employés qui ne sont pas spécifiquement dédiés au contrôle, du guichetier aux techniciens conseil en passant par l’agent comptable, etc. Donc l’argument financier qui voudrait que ce soit de bonne gestion, en fait, ne s’applique pas si bien que ça. Je dirais qu’il y a davantage une logique de mise en scène de la gestion rigoureuse qu’une logique véritablement comptable de limitation des dépenses dans le cadre de la lutte contre la fraude.

M.N. – On a parlé des pratiques, des techniques et des objectifs du contrôle. Qu’en est-il de ses conséquences du point de vue des allocataires ? On sait qu’un contrôle conduit souvent à la suspension des allocations, à des sanctions envers les allocataires, qui sont par ailleurs très difficiles à contester.

Bernadette Nantois – Je vais reprendre ce qui a été dit à un niveau peut-être plus concret, en partant du point de vue des allocataires. En 2022, il y avait 13,7 millions de personnes allocataires à la CAF et 31,1 millions de personnes concernées par les prestations versées4. Concrètement, la plupart des prestations versées par les CAF le sont sous condition de ressources ; c’est notamment le cas du RSA, de la prime d’activité et de l’AAH, qui représentent 7,43 millions de bénéficiaires sur un total de 13,7 millions foyers allocataires. Elles sont soumises à des déclarations de ressources trimestrielles (DTR).

Cela permet une grande collecte de données par le dispositif de ressources mensuelle, DRM, mis en place pour permettre le croisement entre administrations5. Les CAF reçoivent des données qui viennent de Pôle emploi, de l’assurance maladie, de la CNAV, des Impôts, qui viennent des URSSAF via la DSN (Déclaration Sociale Nominative) par les employeurs et toutes ces données sont mises en écho avec les données déclarées par les personnes allocataires. C’est ce qui aboutit aux fameux contrôles automatisés dont parlait Vincent Dubois, qui sont extrêmement fréquents et les allocataires n’en ont connaissance que quand il y a une incohérence, qui peut avoir plusieurs raisons.

Les raisons peuvent être des erreurs des allocataires, puisqu’effectivement pour chaque allocation la base ressource à déclarer n’est pas la même, mais aussi un retard dans des feuilles de paye ou des heures en plus ou en moins qui causent une incohérence… Une variation de 50 à 100 euros suffit à déclencher un contrôle.

Ça se traduit dans les faits sur ce qu’on appelle une « suspension préventive » des droits. Concrètement, la personne découvre tout simplement que le cinq du mois, l’AAH ne tombe pas… et généralement ce n’est pas que l’AAH qui ne tombe pas c’est aussi l’allocation logement, ou la prime d’activité, les allocations familiales sous condition de ressources et l’APL ne tombent pas.

Selon la CNAF, il y a 31,6 millions de contrôles automatisés par an – pour 33 millions de personnes bénéficiaires et 13,7 millions de foyers6. Ce qui signifie qu’un foyer peut faire l’objet de plusieurs contrôles en même temps. Il y a 4 millions de contrôles sur pièces – en gros la moitié des bénéficiaires du RSA, de la prime d’activité et de l’AAH, et 106 000 contrôles sur place. Les contrôles sur place ont quelque chose de pervers et de malhonnête – je ne peux pas le qualifier autrement. Ce dont on se rend compte, c’est qu’ une partie de ces contrôles sur place sont faits de façon inopinée, c’est-à-dire qu’on le découvre quand on est au contentieux face à la CNAF. L’allocataire n’est pas mis au courant qu’il y a eu le passage d’un contrôleur à son domicile, et de fait si par hasard, il n’était pas à son domicile, on décide qu’il s’est volontairement soustrait à un contrôle. C’est comme ça que la CAF argumente quand on se retrouve devant le pôle social du tribunal judiciaire lorsqu’on conteste la suspension du versement des prestations.

Les contrôles automatisés – avec les scores de risque derrière- sont le cas le plus massif de contrôle. Le plus souvent, les personnes allocataires ne seraient pas informées s’ils ne se traduisaient pas par la suspension des droits. Cette suspension peut durer des mois et des mois. Lorsque c’est la seule ressource dont elles disposent, les situations deviennent assez vite extrêmement dramatiques ; concrètement on peut avoir des ménages avec deux/trois contrôles par an, avec suspension des droits. Ce n’est pas rare : c’est la moyenne de ce qu’on constate au quotidien depuis les sept/huit dernières années de travail avec les personnes allocataires.

Ces contrôles peuvent aussi être déclenchés du fait du dysfonctionnement interne de ces organismes – c’est fréquemment le cas en Ile-de-France – en raison des les pertes de documents et en raison des délais de traitement des documents. À Paris, c’est six mois de délai… Ce délai signifie qu’il y a deux déclarations de ressources trimestrielles qui ne sont pas arrivées. L’allocataire va s’apercevoir qu’il n’a pas eu de versement sur son compte. Conséquence : une famille avec trois enfants qui a une allocation soutien familial, si elle fait l’objet d’un contrôle automatisé dont elle n’est pas informée, va se trouver confrontée à la suspension des droits qui est corrélative. Cela va suspendre aussi l’allocation adulte handicapé et l’allocation logement, a minima.

Ce sont vraiment des situations assez dramatiques et qui peuvent durer : il faut au minimum trois ou quatre mois pour arriver à rétablir une suspension de droits. Au mieux, ça se dénoue moyennant intervention d’une association ou d’un juriste, sans en arriver au contentieux total. Pendant ce temps, impossibilité de payer le loyer, d’assurer les dépenses courantes, de payer l’électricité, endettement, frais bancaires, emprunts auprès des proches, etc. Ça créé des situations de profonde détresse. Les suicides ne sont pas rares.

En cas de trop-perçus, les allocataires ne reçoivent pas non plus de notification.Ils ne sont pas informés des modalités de calcul, de comment l’indu a été identifié, des possibilités qu’ils ont de rectifier – alors qu’il y a quand même cette fameuse loi du droit à l’erreur de 2018 – et quand il y a des notifications, elles sont sommaires, automatiques et ne permettent en rien d’organiser la défense de la personne. Pour les montants des retenues c’est exactement la même chose, ils ne sont pas calculés en prenant en compte la situation de l’allocataire et de ce qu’on appelle le reste à vivre, le minimum à lui laisser pour qu’il puisse s’en sortir.

En revanche, ni les rappels, ni les suspensions, ni les dettes ne sont prises en compte pour demander d’autres droits, comme la Complémentaire de Santé Solidaire (C2S) ou la prime d’activité. Pour faire une demande de C2S, ça se fait sur la base des revenus de l’année précédente, sur le montant total reçu, sans prendre en compte les rappels et les suspensions. Ça génère des cumuls de précarité pour les personnes. Et ce, sans oublier que les rappels et suspensions sont souvent liées à des dysfonctionnements internes et pas seulement à des erreurs, voire intention de fraude.

Que faire pour se défendre ? Face à une suspension de droits, la première des choses est de faire une demande de motif pour la suspension. Généralement il n’y a pas de réponse, donc on essaie d’avoir des arguments pour organiser la défense sans réponse sur les motifs. Il faut d’abord faire un recours amiable devant la commission de recours amiable : c’est obligatoire pour aller au contentieux. Et les commissions de recours amiable ne répondent jamais. Au bout de deux mois sans réponse, on va aller au contentieux, soit devant le tribunal administratif, soit devant le pôle social du tribunal judiciaire. Et là se pose le problème des délais. Le recours est censé être suspensif, c’est-à-dire de rétablir le versement des droits, mais le fait de faire un recours n’interrompt pas la suspension et les allocataires restent toujours sans ressources, dans une situation véritablement d’impasse.

Il faut compter quatre, six mois, voire un an dans une procédure normale pour avoir une audience. Et une fois devant la justice, les CAF sont très familières d’un procédé qui est le renvoi d’audience : dès lors qu’elles reçoivent une assignation et qu’une date d’audience est fixée, elles font généralement un rappel partiel ou total des droits pour lesquels l’allocataire a saisi la juridiction, avec une incitation vive à ce que l’allocataire se désiste.

Si ce dernier ne le fait pas et qu’il va jusqu’à l’audience, un renvoi est systématiquement demandé – les renvois c’est encore trois, quatre cinq, six, huit mois – et les CAF vont utiliser des manœuvres dilatoires, elles vont par exemple redéclencher un contrôle. Je l’ai vu dans tous les cas qui sont passés au pôle social du tribunal judiciaire. A l’issue de ce laborieux processus, on peut arriver à terme à obtenir des bons jugements et à rétablir la situation des personnes allocataires, mais elles se seront trouvées pendant huit, neuf, dix mois, un an sans ressources. Je vous laisse imaginer les situations que ça peut générer…

M.N. – Par-delà l’accompagnement des personnes allocataires, comment les associations se mobilisent-elles dans de telles circonstances ?

Bernadette Nantois – Les défenses individuelles sont un peu désespérantes. Elles sont nécessaires mais laborieuses et énormément d’allocataires se retrouvent dans une impasse complète, sans aucune assistance pour se défendre. Ce n’est pas APICED qui se mobilise toute seule, loin de là. Le collectif « Changer de Cap » a fait un énorme travail de recensement de témoignages et d’identification de ces problèmes. On essaie de mobiliser à différents niveaux : on commence à avoir un petit relai médiatique avec quelques émissions sur ces questions-là ; il y a eu une mobilisation au niveau associatif, avec la mise en place de groupes d’entraide entre personnes allocataires, et on essaie de mobiliser des grosses structures (Secours Catholique, ATD Quart Monde, Ligue des Droits de l’Homme, Fondation Abbé Pierre, etc.) pour qu’elles relayent le travail auprès des instances de concertation auxquelles elles participent, notamment au sujet des Conventions d’Objectifs et de Gestion (COG).

Au niveau des revendications, ce que Changer de Cap essaie de porter auprès de la CNAF, c’est premièrement l’égalité des pratiques et des contrôles et d’instaurer un contrôle de légalité et mise en place des évaluations des obstacles rencontrés par les allocataires. Le deuxième point c’est d’essayer d’humaniser les pratiques et les relations, de remettre un accueil physique en place avec des agents qualifiés, de restaurer un accompagnement social de qualité, de créer des postes qualifiées au sein des CAF, pour réinternaliser un certain nombre d’actions, à commencer par les services numériques et par les agents techniciens. Aujourd’hui, il y a énormément de marchés privés qui sont contractés par la CNAF. À titre d’exemple, elle a attribué 477 millions d’euros en novembre 2022 à des cabinets de conseil sur des questions de prestations informatiques et sur des questions de gestion de la relation aux usagers.

Troisième point : c’est restaurer la transparence. On demande que toutes les circulaires ou les textes internes qui ont valeur de circulaires, qui ont des effets juridiques soient publiés. On est dans une situation de dissimulations totale, alors qu’il y a une obligation légale que les organismes sociaux transmettent ces informations à l’ensemble de la population. On demande aussi de mettre le numérique au service de la relation humaine.

La formule est large mais l’idée ce serait qu’il y ait un débat public autour de ces questions et notamment autour de cette sous-traitance au privé. Enfin, associer les usagers aussi aux interfaces. Nous ne nous illusionnons pas, nous n’allons pas revenir à un traitement papier, mais que ceux contraints d’utiliser ces interfaces soient a minima associés pour pouvoir expérimenter, essayer de trouver des systèmes qui soient un peu plus fluides et un peu plus simples. Et puis, d’une manière plus large, en finir avec l’affaiblissement de la protection sociale, et revoir le budget de la protection sociale à la hausse.

Alex (LQDN) – Du côté de la Quadrature, nous allons continuer le travail de documentation. On a demandé le code source de l’algorithme, demande évidemment refusée par la CNAF. On a saisi la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) qui est censée dire si notre demande était légitime, et celle-ci ayant répondu qu’elle l’était, nous allons redemander le code source à la CAF. L’argument principal pour refuser le code source de l’algorithme consiste à dire qu’il permettrait aux fraudeurs et fraudeuses de le déjouer.

Si l’on considère que les principaux critères qui dégradent la note des personnes allocataires sont des critères de précarité, l’argument est simplement scandaleux. Comme si, une fois les critères connus, les gens se trouvaient un emploi bien payé et changeaient de quartier de résidence pour mieux… frauder. Mais comme on sait que ces algorithmes sont mis à jour régulièrement, on en a demandé les versions antérieures, pour lesquelles il n’est pas possible d’avancer l’argument de la fraude.

On parle actuellement de l’algorithme de lutte contre la fraude, mais il y a aussi le problème de l’algorithme de calcul des prestations sociales CRISTAL, qui est une sorte d’énorme masse informatique, fourrée d’erreurs. C’est un algorithme qui est censé prendre la loi et calculer le montant des droits, mais on finit par comprendre que le programme informatique est plein des bugs. Un certain nombre d’associations a repéré que des droits étaient régulièrement refusés ou calculés de manière erronée. Évidemment CAF a connaissance de ces problèmes-là, puisque pour les personnes qui ont la chance d’être accompagnées par des structures qui font des recours individuels ont fini par identifier les problèmes, mais elle ne change toujours pas le code de son programme.

Dernier point : Macron a beaucoup mis l’accent sur l’importance de la solidarité à la source7. Seulement, cette mesure requiert pour sa mise en œuvre la collecte et l’échanges de données entre administrations. L’idée est d’avoir une sorte d’État social automatisé où il n’y aurait plus rien à déclarer et les aides seraient versées (ou non) automatiquement. Ça implique concrètement une transparence ultra forte vis-à-vis de l’État, avec une sorte de chantage : si vous n’êtes pas transparents on ne vous donne pas d’argent. Mais la collecte de données n’est pas neutre. Ce que l’on a récemment découvert, c’est par exemple que la police peut aussi demander les données de l’URSSAF, de Pôle emploi, de la CAF… Lors des enquêtes, elle sollicite la CAF, qui a une adresse mail dédiée aux réquisitions. Par-delà la promesse d’automatisation, la solidarité à la source c’est aussi plus de transparence face à l’État, plus d’interconnections de fichiers. C’est un pouvoir que l’on donne à l’État.

Vincent Dubois – Le datamining, même s’il est initialement conçu pour identifier les fraudes et plus généralement les erreurs, peut aussi permettre identifier le non-recours. Je l’avais naïvement écrit dans mon premier rapport : pourquoi ne pas faire des modèles pour lutter contre le non-recours ? Mais voilà, le modèle de data mining date de plus de dix ans, et rien n’a été mis en place pour lutter contre le non-recours de façon systématique…

Bernadette Nantois – Au vu du niveau de dysfonctionnement actuel, je suis très réservée sur la question de la solidarité à la source. Inverser le datamining, mais l’utiliser pour repérer ceux qui ont des droits théoriquement… Sur les espaces des allocataires aujourd’hui, on a souvent des alertes rouges sur la page d’accueil : « alerte », un gros carré rouge et un message qui vous dit : « vous avez droit à la prime d’activité… » et c’est probablement lié à une programmation informatique… Le problème c’est que généralement ce n’est pas vrai et ça peut aussi être un élément de blocage pour l’allocataire qui ne souhaite pas y répondre.

Que ce soit pour des allocations sous conditions de ressources ou pour l’allocation soutien familial, une personne peut très bien ne pas souhaiter faire une procédure ou demander l’allocation pour différentes raisons. Mais s’il ne le fait pas, ça bloque… Il y a des petits indices dans la manière dont les choses se passent aujourd’hui qui font que je ne suis absolument pas favorable ni à l’inversion du datamining ni à la solidarité à la source qui s’accompagnerait d’un DRM généralisé (dispositif de déclaration des ressources mensuelles), avec la transmission totale des données entre tous les organismes de Sécurité sociale et assimilés : URSSAF, les déclarations des employeurs, ainsi que les impôts.

Alex (LQDN) – Cette proposition de retourner le datamining, c’est aussi pour justifier l’utilisation du datamining à des fins de contrôle. Pour la petite histoire, dans les années 2012-2013, le directeur des statistiques de la CAF qui a écrit un petit article pour présenter l’utilisation du datamining par la CAF à des fins de contrôle et il finit son article en disant : « ça nous embête un peu de le faire que pour la lutte contre le contrôle, on aimerait bien aussi le faire pour utiliser le datamining à des fins de non-recours… ». Donc quand en 2022, la CAF dit ça y est, on a un peu travaillé sur l’algorithme de non-recours, ce qu’elle ne dit pas c’est que ça fait dix ans qu’elle aurait pu le faire et qu’en interne par ailleurs il y avait des demandes. Ça fait dix ans qu’ils ne le font pas et ils ne le font pas sciemment.

Personne du public – Je pense que cette idée d’inversion du contrôle n’est pas la bonne. D’une part, ça implique une collecte de données de plus en plus invasive, massive et fine. De l’autre, vous avez cité Brard, l’ancien maire de Montreuil qui a autorisé l’utilisation du NIR : c’était originairement à des fins de contrôle fiscal… Ce qu’on voit, c’est qu’il n’y a pas un mauvais ou un bon contrôle. Les gens veulent opposer fraude dite sociale et fraude fiscale, mais tout le monde est d’accord pour lutter contre les fraudeurs, seulement pas sur leur identité. C’est contrôle la logique du contrôle qu’il faut lutter. Ce contrôle-là, comme vous l’avez dit, n’est pas motivé par une raison strictement comptable : il n’y a pas énormément d’argent en jeu.

Ce que vous avez moins évoqué c’est qu’il y a une idéologie « travailliste » forte et que c’est là-dessus que le mouvement ouvrier est d’accord avec les patrons, avec les Macron : il faut que les gens aillent bosser… La première fois où j’ai entendu parler d’assistanat c’est dans la bouche de Lionel Jospin en 1998, ce n’était pas Sarkozy et la valeur travail. Ceux qui nous ont rabâché pendant des décennies avec le fait qu’on avait sa dignité dans le boulot, ce sont les socialistes.

C’est une idéologie extrêmement forte, qui lutte pied à pied contre l’idée de la solidarité collective et de l’aide sociale. Personne ne veut défendre des pratiques qui sortent de la norme, comme la fraude, donc personne ne va prendre la défense de ces catégories-là, même s’il y a peut-être quelque chose qui est en train de changer lorsqu’on arrive à dire, comme le fait La Quadrature du Net, qu’on s’oppose à la logique du contrôle.

Notes :

1 L’amendement Brard réintroduit la possibilité, supprimée par la Loi Informatique et Libertés de 1978, de réintroduire le NIR dans les fichiers, ce qui permet de rapprocher les informations détenues sur une même personne par différentes administrations. Initialement prévu pour lutter contre la fraude fiscale, cet usage va être progressivement étendu à la « fraude sociale », puis généralisé. Voir à ce sujet l’article de Claude Poulain sur la revue Terminal.

2 Conventions conclues depuis 1996 entre l’État et les différents organismes de Sécurité sociale, elles établissent sous forme d’un document contractuel les axes stratégiques et les objectifs de gestion des caisses.

3 Ce chiffre concerne la fraude détectée. Il soulève la question de savoir quelle part de fraude est effectivement détectée, et à quel point ses montants dépendent d’une augmentation de la fraude réelle ou plutôt une augmentatin des moyens consacrés à sa détection. La CNAF est le seul organise à avoir établi des projections permettant d’évaluer ce que serait la fraude réelle, au-delà de celle détectée. Elle serait comprise entre 1,9 et 2,6 milliards d’euros par an.

4 Les prestations se divisent entre allocations liées à la famille, les aides personnalisées au logement (toutes deux issues du budget de l’État) et les allocations de solidarité envers les personnes les plus fragiles (le RSA, issu des budgets des départements ; la prime d’activité en complément des revenus pour les travailleurs aux revenus modestes et l’allocation adulte handicapés, issue du budget de l’État). Le versement d’une prestation – ou sa suspension – affecte autant l’allocataire que les membres de son foyer.

5 Créée en 2019, cette base de données centralise pour chaque assuré social différentes données. Le 31 janvier 2024, l’emploi a été étendu à titre d’expérimentation, afin de permettre par exemple de cibler les contrôles à la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse ou pour commencer à mettre en place le projet de solidarité à la source.

6 En 2022, le nombre de contrôles automatisés était de 29,2 millions. Source CNAF.

7 Projet de versement automatique des aides sociales, sur le modèle du prélèvement à la source mise en place par les impôts.

16.10.2024 à 18:18

Luc Rouban : « Le RN cherche à récupérer l’image de “droite sociale” et protectrice associée au gaullisme »

la Rédaction

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Plus qu'un simple vote raciste, le choix du RN révèle d'abord un rejet de la mondialisation à outrance et du blocage de l'ascenseur social, selon le politiste Luc Rouban. Entretien.
Texte intégral (2329 mots)

Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].

Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?

J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).

Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…

Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !

Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.

Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?

Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.

« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »

La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.

Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…

Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.

La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…

Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.

Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.

Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…

Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.

Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…

L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.

« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »

Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.

Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?

Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.

Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?

Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.

Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.

Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?

Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.

[1] Entretien republié depuis le site The Conversation.

14.10.2024 à 18:22

« Les marchés observent jusqu’où faire de la rigueur sans provoquer de crise politique » – Entretien avec Benjamin Lemoine

William Bouchardon

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Alors qu'un énorme plan d'austérité se prépare et que les discours sur la dette française sont très alarmistes, les obligations françaises restent pourtant attractives. Pour Benjamin Lemoine, cet apparent paradoxe cache un système où l'Etat s'est mis au service des marchés financiers. Il plaide pour reconstruire d'autres modes de financement, par le biais d'un circuit du Trésor.
Texte intégral (5068 mots)

Alors que s’ouvrent des débats parlementaires électriques sur le budget 2025, médias et personnalités politiques présentent l’endettement de la France comme catastrophique. Si la charge de la dette croît effectivement de manière inquiétante, cela est aussi dû à la fin du quantitative easing indiscriminé pratiqué par la BCE ces dernières années. Par ailleurs, certains choix stratégiques de l’Agence France Trésor ne semblent jamais questionnés alors qu’ils comportent de lourdes implications politiques. Comment remettre à plat ce système de financement de l’Etat pour retrouver des marges de manoeuvre pour mener les investissements nécessaires, notamment dans les services publics et l’écologie ? Pour le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de La démocratie disciplinée par la dette, il faut envisager la reconstitution d’un « circuit du Trésor » afin de ne plus dépendre exclusivement des marchés financiers. Entretien.

LVSL – La France a dépassé les 3000 milliards d’euros d’endettement public et la charge de la dette s’alourdit – 46 milliards d’euros cette année et 72 prévus en 2027 selon un rapport du Sénat. La Commission européenne a placé la France en « procédure de déficit excessif », ce qui pourrait amener à des sanctions financières, et le nouveau gouvernement prévoit de très fortes coupes budgétaires. Le sujet de la dette publique est à nouveau sur la table et les commentateurs libéraux parlent d’endettement incontrôlable. Pourtant, les titres de dette français n’ont aucun mal à trouver preneurs. La situation est-elle vraiment si catastrophique ?

Benjamin Lemoine – Cette apparente contradiction m’a intrigué dès le début de mes travaux sur la dette, quand j’ai commencé ma thèse en 2006. J’effectuais alors une enquête auprès de l’administration auprès de l’Agence France Trésor (instance chargée de l’émission des obligations françaises, ndlr), qui veillait à ne jamais parler ouvertement en termes catastrophistes de la dette. Au contraire, on réaffirmait – ce que fait un peu l’économie hétérodoxe – la facilité à trouver des souscripteurs, la liquidité (c’est-à-dire la capacité à être revendue rapidement dans le système financier, ndlr) et l’attractivité de la dette. À l’époque, on était aux soubresauts de l’item dette dans l’espace public.

Le rapport de Michel Pébereau, commandé par le ministre Thierry Breton en 2005 préparait les esprits à ce nouveau « fait politique ». Rédigé par un ancien haut fonctionnaire du Trésor devenu président du conseil d’administration de BNP Paribas, ce rapport ambitionnait de rendre visible la question de la dette publique, considérée comme trop peu présente dans les débats, et en faire une préoccupation nationale. Ses rédacteurs se vivaient comme des lanceurs d’alertes, bien décidés à convaincre le grand public du « désastre » à venir pour les « générations futures ».

« Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. »

Ce qui est fascinant, c’est qu’un décrochage sur le ton se faisait déjà jour à l’époque. D’un côté, ces trouble-fêtes de l’austérité construisaient la dette en déluge, en ne parlant que déséquilibres budgétaires, niveaux excessifs de dépense publique, manque d’investissement réel – en déconsidérant les services publics et les fonctionnaires comme des charges et des dépenses de « fonctionnement » vouées à être rabotées. De l’autre, le monde des marchés financiers, avec lequel compose quotidiennement l’Agence France Trésor, qui n’avait aucun souci à absorber la dette. Pour eux, la dette publique était avant tout un actif financier, éminemment liquide et encore largement marqué par la stabilité et la sécurité : la France bénéficie du triple A jusqu’en 2012. À l’époque, quand les journalistes questionnaient les représentants du Trésor chargés de financer la France sur le « problème » de la dette, ceux-ci répondaient que la dette roule, qu’elle est désirée, et que, si la pédagogie austéritaire est importante, il faut savoir faire la part des choses et ne pas non plus effrayer inutilement le marché qui à cette heure est conquis. 

Cette divergence de discours entre le monde politique et le monde financier perdure aujourd’hui. Dans La démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), j’aborde la dimension démocratique de ce paradoxe. Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. Il y a une division du travail dans ce schisme du réel : d’un côté, on dramatise la situation budgétaire afin d’aligner le corps social sur les réquisits de la classe possédante et épargnante, et de l’autre, on évite de questionner les mécanismes financiers sous-jacents. Produire ainsi l’ignorance du citoyen renforce l’emprise de la finance privée sur la démocratie, et limite d’autant le champ des choix politiques discutables.

LVSL – La dette publique continue de se placer sans difficulté sur les marchés financiers, malgré les discours alarmistes. Comment expliquer cette stabilité ?

B. L. – Cette stabilité repose sur des choix institutionnels et un cadre économique stable, qui garantissent la liquidité et l’attractivité de la dette française. Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. Mais il ne s’agit ni d’un phénomène économique ex nihilo et naturel, mais bien le résultat d’une ingénierie politique et financière qui permet aux États de se financer tout en restant dépendants des marchés. De même, cette plomberie n’a rien de neutre, elle a ses goûts et dégoûts politiques, et fonctionne tant qu’on ne remet pas en cause les règles en place et les sous-jacents sociaux et politiques qui font que « ça roule ». 

« Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. »

Aux anxieux de la dette s’opposent ceux que j’appelle, avec une pointe d’humour, les « rassuristes », qui estiment que les obligations d’État étant des actifs hautement demandés par les marchés, et que l’épargne abonde, l’endettement sur les marchés n’est pas un problème, voire une solution. Cependant, ces analyses négligent souvent un point crucial : se financer sur les marchés de capitaux impose une série de choix politiques. Si la dette reste attractive et que la liquidité est garantie, ce n’est pas par magie : c’est grâce à un ensemble de décisions institutionnelles, à une politique économique stabilisée – tout particulièrement celle de l’offre, des cadeaux fiscaux et de l’ajustement budgétaire – et à la maîtrise des controverses qu’elle suscite. Si ces mécanismes venaient à être perturbés, comme dans le cas d’une véritable alternative politique, la machine ne fonctionnerait plus comme elle le fait actuellement.

Ce débat réapparaît régulièrement dans le discours public sous la forme du risque politique : le « risque Mélenchon », celui du Nouveau Front Populaire, etc. La rupture politique se traduirait par un choc de taux sur la dette souveraine française, des ventes massives de titres sur les marchés secondaires, c’est-à-dire de l’occasion, un besoin de financement excédant largement les offres de prêts, une crise de liquidité et une hausse des taux d’intérêt, augmentant la charge de la dette. Ce phénomène souligne l’emprise qu’exerce la financiarisation de l’État sur la démocratie. Tant que la politique structurelle reste inchangée, tout semble stable, mais dès que cette stabilité est mise à l’épreuve, tout s’effondre.

LVSL – Les institutions européennes semblent d’ailleurs implicitement reconnaître – depuis quelques années – que les logiques austéritaires ne fonctionnent pas, y compris pour les créanciers. L’épisode du quantitative easing est significatif…

B. L. – Il faut en revenir à l’année 2016, où Benoît Cœuré, alors membre du directoire de la Banque Centrale Européenne (BCE), théorise le concept d’actif sans risque dans la zone euro. Il souligne que la dette publique doit être perçue comme un élément clé pour la stabilité du système financier, comparable à la fonction de la monnaie dans l’économie réelle. Ce besoin découle des crises de 2008 et de la dette souveraine de la zone euro, qui avaient révélé l’incapacité des institutions à garantir une stabilité suffisante.

Cœuré insiste sur l’idée que la BCE doit garantir des actifs sans risque, tout en veillant à ne pas rendre la dette publique « trop » sûre, afin de préserver une certaine discipline des marchés financiers sur les États. Cette ambiguïté reflète les compromis inhérents à l’architecture de la zone euro, particulièrement visibles dans les relations entre la France et l’Allemagne lors de la mise en place de la zone euro. Dès cette époque, la France avait négocié la possibilité d’intervenir sur les marchés secondaires (la politique de quantitative easing de la BCE a consisté à racheter des obligations d’État achetées par d’autres acteurs pour faire baisser les taux d’intérêts, ndlr), même si cette stratégie ne sera activée que bien plus tard, en réponse aux crises.

« Le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, afin d’inciter les gouvernements à des choix douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital.  »

Il est crucial de comprendre la différence entre le rachat de dette sur le marché secondaire et un financement direct sur le marché primaire. Le débat sur le « financement monétaire » ou par un circuit administré – par le circuit du Trésor – a pu paraître obsolète et daté : la BCE, par le quantitative easing, rachetant les dettes, les sécurisant, bouclant le circuit, cela rendrait les marchés fantomatiques, sinon inopérant. C’est ni vrai ni faux car, précisément, le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, et donc d’une réticence éventuelle à prêter, afin d’inciter les gouvernements à des choix politiques douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital. 

Surtout, ce bouclage varie selon les conjonctures et répond à un timing choisi. Ainsi, pendant l’épisode de la crise Covid, où la BCE rachetait de la dette de façon inconditionnelle, cette confrontation entre offre et demande était effectivement devenue quasi-fictive. On voit aujourd’hui le retour en force de cette attestation marchande de la valeur différenciée des dettes. Les institutions européennes ont donc un rôle architectural majeur : en maintenant la possibilité de jouer sur la frontière entre marché primaire et secondaire (les intervention de la BCE se cantonnant au secondaire), on maintient aussi le préalable d’une évaluation de marché… quitte à rattraper les choses quand elles menacent l’implosion de la zone euro. Dans l’intervalle on a laissé opérer la discipline de marché afin de ramener dans le rang les gouvernements tentés de renverser les règles. La relation est hautement politique et devient plus visible en période de crise, où les concessions faites par les États s’intensifient, comme ce fut le cas en Grèce.

LVSL – Dans ce cas, les marchés financiers ont-ils vraiment intérêt à l’austérité ? Ne s’agit-il pas d’un simple prétexte pour attaquer les services publics et les outils de protection sociale ?

B. L. – Il y a là une forme de conscience des marchés mais qui est plus de l’ordre du pragmatisme vis-à-vis des réactions potentielles du corps social et politique que de la rationalité économique. Un exemple à ce titre est celui de Liz Truss et de la crise provoquée par son « mini-budget » au Royaume-Uni. Le dévissage des obligations britanniques était liée à un programme de finances publiques faisant la part trop belle aux baisses d’impôts et rendant douteuse la possibilité, à moyen et long terme, de payer à échéances régulières la charge d’intérêts aux détenteurs de titres. D’une certaine façon, le léger revirement du gouvernement Barnier sur la fiscalité renvoie à la même logique : la simple mention d’une hausse d’impôt – réversible – sur les plus hauts revenus est mise en scène comme une rupture avec le dogme, non seulement par ses adversaires macronistes mais aussi les commentateurs médiatiques, afin de faire croire qu’il s’agit là de la même copie que celle du NFP qui n’aurait alors plus de raison de s’opposer à ce gouvernement pseudo-« technique ». 

En résumé, il y a l’idée qu’une austérité trop sévère ou radicalement unilatérale peut déstabiliser l’ensemble du système, levant les mouvements sociaux – qu’on peut certes calmer à la matraque et au LBD – voire provoquant des changements de régime qui, historiquement, peuvent les ruiner en provoquant le déchirement des contrats. La discipline budgétaire est dosée, consciemment ou inconsciemment, par les technocraties européennes, par les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques.

« La discipline budgétaire est dosée par les technocraties européennes et les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques. »

Cette logique a été à l’œuvre sur un plan technocratique international avec les plans d’ajustement structurel du FMI, où l’acceptabilité sociale des mesures d’austérité est toujours prise en compte. Par exemple, lors du plan Brady aux États-Unis (en 1989, les Etats-Unis ont émis des bonds partiellement garantis par leur banque centrale destinés à des pays d’Amérique latine, ndlr), des concessions ont été pensées pour offrir aux gouvernements bénéficiaires des marges de manœuvre budgétaires – un certain répit – afin de poursuivre des politiques néolibérales à long terme.

LVSL – Vous avez étudié les arcanes du ministère des Finances et de l’Agence France Trésor, chargée d’émettre les obligations françaises. Celle-ci a un rôle très important, puisque ces décisions pèsent sur les contribuables et les choix politiques qui peuvent être faits. Pourtant, elle prend des décisions peu avantageuses pour l’État, comme on l’a vu durant la période récente de taux très faibles, où peu de titres ont été émis alors que c’était une occasion de financer des investissements utiles à moindres frais. Comment l’expliquez-vous ?

B. L. – C’est une question importante. Il faut pour cela plonger dans l’imaginaire socio-politique de cet État financier. Un exemple intéressant est celui de Jacques de Larosière (ex-directeur général du FMI et gouverneur de la Banque de France, ndlr), qui considérait qu’il était contraire « aux lois sociales » que les taux restent bas trop longtemps : il est naturel de rémunérer l’investisseur, et l’épargnant méritant. Aussi, les taux bas étaient perçus comme une anomalie conjoncturelle, qui devait inviter à un retour à la normale. 

De même, l’Agence France Trésor reprend à son compte, dans ses publications, la formule des économistes Franco Modigliani et Richard Sutch, en considérant que son action est et doit rester entièrement orientée vers la construction de l’« habitat préféré des investisseurs ». En somme, il s’agit de mettre à disposition, quoi qu’il en coûte, un support de placement stable, désirable et désiré, et donc qui peut s’échanger aisément. Il s’agit de construire une gamme de produits liquides, éventuellement des « niches », avec des innovations en avance sur d’autres pays, comme ce fût le cas des obligations indexées sur l’inflation, émises pour la première fois dans la zone euro par la France avant l’Allemagne (après le Royaume-Uni). Surtout, il s’agit d’émettre de façon stable, sans chercher à « battre le marché », ni profiter de la conjoncture. Cette approche peut interroger, notamment lorsque les taux étaient très bas. Beaucoup de parlementaires plaidaient pour profiter de la conjoncture en émettant des titres longs, afin de diminuer le nombre d’échéances de confrontation aux marchés. En effet, plus vous émettez des titres à courte échéance, plus vous multipliez les ventes aux enchères et potentiellement le risque d’une réaction de marché négative. 

La technocratie française, qui a, comme les investisseurs, les yeux rivés sur l’Allemagne, cherche à compenser son « complexe » sur les finances publiques – historiquement hérité de la rivalité franc/mark – via un leadership sur la liquidité : celle-ci renvoie largement à la disponibilité du titre d’un État et la facilité pour les investisseurs à se l’échanger. Un pays extrêmement bien géré sur le plan des fondamentaux des finances publiques, qui émet donc peu, peut avoir une dette très illiquide (et qui coûte cher aussi à l’État). La disponibilité des titres de dette française est un atout, et l’Agence continue de proposer des emprunts dont elle est certaine qu’ils trouveront preneur. La France se positionne ainsi comme un petit États-Unis, qui bénéficient du privilège exorbitant faisant du dollar la monnaie internationale. L’accent est mis sur la liquidité, considérée comme un facteur clé pour servir l’intérêt général. La France offre donc une gamme de titres attrayants pour les investisseurs, y compris lorsque cela est coûteux. 

À ce titre, le débat sur les OATI (obligations dont le taux d’intérêt est indexé sur l’inflation européenne, ndlr) est intéressant. Certains médias, comme Les Échos, ont abordé ces sujets en expliquant d’où viennent ces titres et comment ils ont été défendus. Il y a une perception que la dette pourrait coûter moins cher en supprimant ces titres, puisque la rémunération des investisseurs a flambé lors de la récente phase inflationniste. Surtout, ces titres incarnent une distribution sociale inégale : les épargnants sont à l’abri de l’inflation, quand il est hors de question pour les pouvoirs publics d’indexer le travail et les salaires.

Dans L’ordre de la dette (La Découverte, 2016), je traite de la genèse des indexations sur l’inflation. Après les années 1980, l’inflation est devenue taboue. L’État s’autorise à parier sur le fait qu’elle ne reviendra pas : en 1998 on peut, comme le formule Dominique Strauss-Kahn (alors ministre de l’économie et des finances, ndlr), se faire de l’argent « sur le dos » des prêteurs, qu’il associe à l’époque « à la plus aisée de la population, soit des compagnies d’assurance, en leur servant des taux d’intérêt » [1]. Les OATI sont, de surcroît, mises en avant comme autant de preuves adressées aux investisseurs de la détermination des gouvernements successifs à maîtriser l’inflation – sinon la charge de la dette pourrait s’envoler.

LVSL – Comme vous l’avez évoqué, les taux d’intérêts ne dépendent pas que de la volonté des prêteurs, mais aussi largement de l’action de la banque centrale, notamment à travers ses taux directeurs et ses programmes de quantitative easing. Depuis deux ans, ces rachats de titres ont baissé et des critères ont été mis en place pour qu’un État puisse bénéficier de rachat de titres par la BCE sur le marché secondaire. La BCE ne sert-elle donc pas plus les intérêts de la finance plutôt que ceux des États de l’Eurozone ?

B. L. – Effectivement, nous avons observé la fin de la période des rachats indiscriminés de dettes souveraine pour construire désormais un outil discriminant et conditionné, arrimé à la discipline budgétaire au niveau européen : les programmes d’ajustement et les procédures pour déficit excessif. Ce mécanisme appelé IPT (instrument de transmission de la protection monétaire), impose aux États membres de l’eurozone de respecter les quatre critères budgétaires européens (maîtrise de l’inflation, de la dette publique et du déficit public, stabilité du taux de change et convergence des taux d’intérêt, ndlr) pour bénéficier de rachat de leurs titres sur le marché secondaire. La BCE devra également estimer que la trajectoire de dette de l’État membre est soutenable. Tout l’enjeu désormais consiste à guetter quand la BCE décidera d’intervenir pour stabiliser les marchés de dette souveraine et avec quels motifs. 

Le Covid a donc été une parenthèse : la politique de rachat de la BCE avait pourtant montré au monde entier sa capacité à servir d’arme massive de neutralisation du pouvoir de nuisance de la finance. Le fait que la BCE détienne beaucoup de dette dans son bilan pouvait d’ailleurs annoncer une forme de re-publicisation de la détention de la dette. Seulement cela s’accompagnait d’une culture financiarisée persistante de l’institution, dont les motifs d’action ne sont tournés que vers l’entretien et la conservation du système financier privé. 

LVSL – Quels autres mécanismes monétaires pourraient être envisagés pour sortir de la « discipline de la dette » ?

B. L. – Il faut instaurer des espaces de coordination plus explicites, institutionnels et transparents entre Trésors et banques centrales quant à la coordination de leurs actions, revenir sur l’interdiction de financement direct des États par les Banques centrales et le passage obligatoire par les marchés financiers, qui évaluent et sanctionnent les bons et mauvais choix politiques. Il faut œuvrer à constituer un circuit du Trésor et un grand pôle bancaire public, à l’échelle européenne : la forte détention de dettes publiques par la BCE pourraient en être l’amorçage, mais avec une tout autre philosophie du pouvoir. Il faudrait développer des institutions, mises en réseau, qui souscriraient aux emprunts d’États en dehors des procédures de marché, non soumises à des impératifs de rendement financiers parce que protégées par la Banque centrale européenne, et qui servent les objectifs de la planification écologique. 

On peut aussi imaginer de reprendre le contrôle collectif sur l’allocation et la circulation du crédit, du moins de créer des espaces de dialogue démocratique, comme le suggère Éric Monnet, en intégrant divers acteurs, y compris des représentants de la société civile, des ONG et des organisations militantes. Évidemment, l’idée serait de réinventer les justifications de la distribution du crédit, en favorisant des investissements qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux. Cela implique des choix politiques forts et assumés.

LVSL – Remettre en place un tel système suppose une vaste reprise en main du système bancaire et monétaire par les pouvoirs publics. Croyez-vous à une possible réécriture des traités européens, qui obèrent une telle possibilité, ou faut-il au contraire engager une sortie de l’euro ?

B. L. – Je pense qu’aucun économiste hétérodoxe ne considère le retour au franc comme une panacée. Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. La possibilité de jouer réellement le rapport de force politique avec l’Allemagne – par le truchement d’un État central comme la France – n’a pas encore été tentée à ce stade. L’euro et la force de frappe de la BCE sont des atouts indéniables, mais qu’il faut s’efforcer de démocratiser. 

« Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. »

Une idée pourrait aussi consister dans la systématisation et l’organisation des souscriptions aux titres du Trésor. Historiquement, la France a connu le plancher de bons du Trésor : ce mécanisme évitait la contrainte du marché en imposant aux établissements bancaires et financiers de souscrire une partie de leur portefeuille d’actifs dans des obligations du Trésor. Le plancher ajustable politiquement servait à la fois à contrôler les banques et à maîtriser l’inflation, tout en offrant une disponibilité au Trésor : une véritable coordination au service de la reconstruction de l’économie. Ce taux d’intérêt et ce plancher pouvaient également être ajustés en fonction des contraintes des établissements bancaires et de la conjoncture. Un tel dispositif pourrait être activé au niveau national en arguant de la logique prudentielle vis-à-vis du système financier. C’est un éventuel trou de souris pour agir dans le cadre des traités européens. Mais il reste absolument nécessaire de remettre à plat les traités européens, de n’accepter aucun tabou en la matière et de recalibrer les constitutions économiques et monétaires à l’aune des enjeux climatiques et sociaux actuels. 

Notes :

[1] Cette citation lors d’un débat parlementaire a été retrouvée par Sylien Colin dans son mémoire « Prendre le risque de l’inflation. Quand l’État assure le marché : une enquête sur la dette publique indexée sur l’inflation », Master II pour la formation IEOS.

13.10.2024 à 12:11

En Belgique, le PTB veut « réveiller la conscience de classe »

Laëtitia Riss

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Après la réussite de sa rentrée politique, le parti de gauche radicale démontre sa capacité grandissante à organiser la classe travailleuse, sur le modèle des partis de masse du XXe siècle.
Texte intégral (2944 mots)

À quelques mètres de la mer du Nord, dans la ville flamande d’Ostende, le Parti du travail de Belgique (PTB) a fêté sa rentrée politique en septembre dernier, à l’occasion d’une grande Manifiesta, qui a réuni 15.000 personnes. Au programme, de nombreux invités internationaux, parmi lesquels le député britannique Jeremy Corbyn, le syndicaliste américain Shawn Fain ou encore le journaliste français Serge Halimi, ainsi que des ateliers politiques, culturels et sportifs à destination des sympathisants du parti. Et à travers tous les débats, un même fil rouge : revendiquer l’héritage du marxisme et travailler à sa reconstruction. Le PTB se veut ainsi plus offensif qu’un PCF réduit à de faibles scores. Stand après stand, le parti de gauche radicale affiche sa capacité grandissante à organiser la classe travailleuse dans différents organes, sur le modèle des partis de masse du XXe siècle. Par-delà les campagnes électorales, considérées comme des leviers de politisation parmi d’autres, le président du parti, Raoul Hedebouw a par ailleurs clairement rappelé les objectifs du PTB : « réveiller la conscience de classe » et permettre « la structuration du peuple, contre l’atomisation » afin de « matérialiser le contre-pouvoir ».

Un parti devenu incontournable

Si le PTB est en effet devenu un parti majeur du champ politique belge, beaucoup reste encore à faire. Lors des élections du 9 juin – où les Belges élisaient leurs parlementaires nationaux, régionaux et européens – le PTB a de nouveau progressé. Il a envoyé un second député au Parlement européen, est passé de 12 à 15 sièges à l’échelle nationale et a considérablement amélioré sa représentation dans la région de Bruxelles et en Flandre, en passant respectivement de 11 à 16 et de 4 à 9 élus. Pour la première fois, le parti a même été consulté par le roi de Belgique en vue de rentrer au gouvernement, bien que cette hypothèse ait été très vite écartée par l’ensemble des autres partis.

Le PTB avait donc de bonnes raisons de célébrer cette campagne réussie. Sa mobilisation de terrain en Flandre a sans doute contribué à détourner une partie de la classe travailleuse du vote pour l’extrême-droite, donnée gagnante dans cette partie du pays durant plusieurs mois. Alors que le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande) est implanté de longue date, le PTB – dénommé PVDA en Flandre ] a réussi, au prix d’un fort investissement militant, à incarner une alternative pour les électeurs en colère contre le statu quo. En arrivant deuxième à Anvers, la grande métropole portuaire du Nord, le parti a même créé la surprise dans une ville souvent décrite comme un bastion de la droite.

En arrivant deuxième à Anvers, la grande métropole portuaire du Nord, le parti a même créé la surprise dans une ville souvent décrite comme un bastion de la droite.

Seule ombre au tableau : un léger recul en Wallonie, où l’ensemble de la gauche a reculé sous l’effet d’une campagne victorieuse menée par Mouvement Réformateur (droite), et son ambitieux président Georges-Louis Bouchez. Certes, le PTB avait particulièrement focalisé son action sur la Flandre cette année afin de rééquilibrer ses forces sur l’ensemble du pays, ce qui était indispensable pour le seul parti défendant l’unité de la Belgique. D’importants efforts de mobilisation seront cependant nécessaires pour reprendre pied en Wallonie, qui, si elle ne compte pas de parti d’extrême-droite, a été séduite par les discours d’un MR de plus en plus conservateur, qui a habilement su se réapproprier la « valeur travail » en opposant travailleurs et chômeurs. D’après la droite, ces derniers seraient en effet volontairement maintenus dans l’assistanat par le Parti Socialiste, qui s’assure ainsi une clientèle électorale.

La guerre sociale « en pause » provisoire

Si les performances électorales sont donc plutôt enthousiasmantes pour le PTB, le parti refuse de se reposer sur ses lauriers et de faire de la politique en fonction des sondages, comme nous l’avait confié Raoul Hedebouw dans un entretien à LVSL. À Manifiesta, les différents leaders du parti ont fortement insisté sur la nécessité de s’attaquer aux discours cherchant à diviser le peuple, en l’opposant aux étrangers ou aux supposés « assistés ». Une nécessité d’autant plus forte que la future coalition au pouvoir, dénommée Arizona, prévoit un programme anti-social extrêmement violent : augmentation de la TVA sur les produits de première nécessité de 6 à 9%, désindexation des salaires sur l’inflation, simplification du travail le dimanche et les jours fériés, fin de la semaine de 38 heures, attaques contre les droits des délégués syndicaux, baisses des pensions de retraite… 

Ce programme de guerre sociale envisagé par une grande alliance, alliant des socialistes flamands de Vooruit à la droite francophone du MR, en passant par la N-VA (droite flamande), les CD&V (conservateurs chrétiens) et Les Engagés (centre), a certes été mis en sourdine dernièrement. Pour une raison simple selon Raoul Hedebouw : « Ils ont appuyé sur le bouton « pause » jusqu’aux élections du 13 octobre. Et ils se sont dit que les gens étaient trop stupides pour comprendre leur manège. » Ce dimanche, les Belges voteront en effet pour renouveler leurs conseils communaux pour les six prochaines années. Craignant une défaite dans les urnes, les partis de l’alliance Arizona préfèrent donc attendre le scrutin avant de lancer leur offensive.

Au-delà de la volonté de contrer ce programme anti-social, le PTB nourrit de fortes ambitions pour cette échéance. L’objectif est triple : doubler le nombre de conseillers communaux PTB (en passant de 150 à 300 élus), doubler le nombre de communes où il est représenté (de 35 à 70) et surtout entrer dans quelques « majorités de changement » municipales. Un certain nombre de communes sont particulièrement visées : Seraing, Liège, Charleroi et Herstal en Wallonie, Molenbeek et Forest en région bruxelloise, voire Anvers. Avec près de 23% des voix dans cette dernière le 9 juin et un total de 46% pour les listes progressistes, la possibilité de détrôner le leader de la droite flamande et maire sortant Bart de Wever apparaît donc possible.

Le « communisme municipal » comme source d’inspiration

Des victoires possibles donc, mais pour quoi faire ? Une des priorités du PTB est de stopper l’envolée des prix du logement, en imposant aux promoteurs une règle simple : un tiers de logements sociaux, un tiers à prix accessible et un tiers au prix du marché. En matière de transports, le parti promeut certes le développement des transports en commun, mais s’oppose fermement aux politiques anti-sociales contre la voiture lorsqu’aucune alternative n’existe. Un discours qui s’adresse en particulier aux travailleurs dépendants de la voiture en raison de leurs horaires ou de l’éloignement de leur travail suite à la spéculation immobilière. Le parti souhaite aussi rééquilibrer la fiscalité locale, en imposant davantage les grandes entreprises pour permettre de baisser les impôts sur les commerces locaux, comme cela a été mis en œuvre à Zelzate et Borgerhout, deux petites communes flamandes où le PVDA fait partie de la majorité sortante. Enfin, de manière plus classique pour la gauche, il promet des investissements importants dans les services publics comme les crèches et la police de proximité ou dans le monde associatif.

Dans toute l’Europe de l’Ouest, les partis communistes et ouvriers ont longtemps réussi à faire de leurs bastions de véritables modèles.

À Manifiesta, Raoul Hedebouw décrit ce programme comme une première avancée vers le « communisme municipal » qu’il cite comme source d’inspiration. Cette tradition de progrès sociaux à l’échelle municipale, à travers la construction de logements publics, le développement d’une offre culturelle et de colonies de vacances pour les plus pauvres et des dispositifs d’aide sociale comme les CCAS, les mutuelles, les plannings familiaux ou les coopératives d’achats alimentaires, a en effet une longue histoire. Dans toute l’Europe de l’Ouest, les partis communistes et ouvriers ont longtemps réussi à faire de leurs bastions de véritables modèles. Au-delà de l’amélioration immédiate des conditions de vie des habitants, il s’agissait aussi de montrer à quoi pourrait ressembler la future vie communiste. Un héritage qui s’est largement perdu depuis un demi-siècle, mais encore vivace en Autriche, où le parti communiste KPÖ dirige Graz (seconde ville du pays) ou au Chili, où le communiste Daniel Jadue mène des politiques d’avant-garde dans une banlieue de Santiago.

En comparaison, le programme du PTB semble plus réformiste, ce qui s’explique par la nécessité de gouverner avec des alliés plus modérés, à savoir le Parti socialiste et Écolos, voire Vooruit. Si ceux-ci ont toujours rejeté les mains tendues du PTB jusqu’à présent pour former des coalitions progressistes, comme le rappelle David Pestieau, le secrétaire politique du parti, la donne est peut-être en train de changer : ces partis sont en perte de vitesse, exclus des négociations nationales et concurrencés sur leur gauche par le PTB. À la manière du PSOE de Pedro Sanchez, ils pourraient donc renoncer à leur stratégie de d’évitement et tenter de conclure des majorités avec le PTB pour reconstruire leur crédibilité politique. Pour le parti marxiste, une telle situation serait à double tranchant : côté pile, il pourrait sortir de son isolement politique et casser l’argument selon lequel il serait toujours un parti d’opposition, incapable de gouverner. Côté face, il pourrait être comptable de mauvaises décisions et perdre une part de la crédibilité chèrement acquise depuis une quinzaine d’années.

Organiser les travailleurs : le mot d’ordre du PTB

Pour écarter ce scénario, le parti devra user habilement de ses capacités de blocage là où ses votes seront décisifs pour obtenir une majorité, mais aussi s’appuyer sur son implantation en dehors des institutions. Ce dernier point est une différence majeure avec d’autres partis de gauche radicale, comme Podemos, qui s’est montré subtil en termes de tactiques parlementaires vis-à-vis du PSOE, mais a délaissé le terrain syndical et les mouvements sociaux. À l’inverse, le PTB poursuit son investissement des sections d’entreprises, « premier bastion » de l’organisation des travailleurs, et soutient concrètement ces derniers à l’occasion des batailles décisives contre leurs directions. Dernière mobilisation en date : celle en faveur des travailleurs d’Audi à Bruxelles (VW Forest), menacés par la fermeture de leur usine, alors qu’elle constitue le premier site de production de véhicules électriques en Belgique, et qu’elle emploie près de 3000 personnes. Invitée à s’expliquer devant la Chambre belge par le président de la commission de l’Économie Roberto d’Amico, ancien syndicaliste FGTB et actuel député du PTB, la direction d’Audi n’a pas donné suite ; mais s’est néanmoins trouvée forcée d’ouvrir les portes de son usine aux parlementaires de tous les partis pour clarifier ses intentions.

Une première victoire face au huit-clos qui devait initialement solder le sort des travailleurs d’Audi et acter la non-viabilité des différents plans de reprises. Robin Tonniau, député fédéral du PTB, s’en explique : « Audi a fait des erreurs stratégiques qui impactent des milliers de travailleurs et on devrait les croire sur parole qu’aucun des 24 scénarios étudiés n’est rentable ? On exige d’Audi qu’il y ait une transparence totale, comme le demandent les syndicats. (…) Comment se peut-il qu’il n’y ait aucun intérêt financier, selon la direction, à maintenir une activité de constructeur automobile ? » La question fait d’autant plus mouche qu’elle est formulée par un ancien travailleur du site. Élu député au Parlement flamand en 2019, et député à la Chambre en 2024, Robin Tonniau a été pendant 16 ans ouvrier de l’industrie automobile. Une trajectoire fidèle à celle que le PTB s’essaie à promouvoir pour transformer les postes d’élus en postes de tribuniciens, où s’entend l’écho d’un véritable « porte-parolat populaire », susceptible de s’adresser à tous les travailleurs du pays. C’est en rappelant que les mobilisations sectorielles sont aussi des causes nationales que les députés du PTB parviennent, selon certains de ses militants rencontrés à l’occasion de Manifiesta, à « réveiller la conscience de classe ».

S’il est un mot d’ordre qui explique la progression du PTB depuis plusieurs années, c’est donc assurément celui de l’organisation, dépassant largement les ordres de bataille en période électorale.

S’il est un mot d’ordre qui explique la progression du PTB depuis plusieurs années, c’est donc assurément celui de l’organisation, dépassant largement les ordres de bataille en période électorale. Lorsqu’on normalise « les mouvements gazeux », on justifie « un retard organisationnel » défend notamment Raoul Hedebouw, à l’occasion d’un débat avec Serge Halimi, ancien directeur du Monde Diplomatique, au sujet de la montée de l’extrême-droite. Un retard dont profitent selon lui les partis nationalistes, qui reconstruisent un « nous » à la place de celui historiquement bâti par le mouvement ouvrier. Pour inverser la tendance, c’est par conséquent à une gauche des travailleurs, et non à une gauche des valeurs, qu’il s’agit de revenir pour le président du PTB. Certes l’opposition n’est pas binaire, mais elle doit présider à certaines analyses : considère-t-on les électeurs d’extrême-droite perdus pour la cause ou, au contraire, capables de s’émanciper du « chaos politique et idéologique » qu’entretient, à dessein, la classe dirigeante ? En Belgique, la réponse ne fait débat : tous les électeurs sont avant tout des travailleurs qui, à ce titre, ne sont pas irrécupérables. De quoi contraster avec les tergiversations des forces de gauche frontalières qui se demandent encore comment – et pourquoi – reconquérir les classes populaires. 

12.10.2024 à 19:22

La République islamique d’Iran a-t-elle une stratégie ?

Eskandar Sadeghi-Boroujerdi

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Malgré les envolées rhétoriques des mollahs, l'Iran ne cherche pas la guerre contre Israël. Dépendant d'un conflit permanent pour rester au pouvoir, Nethanyahou veut au contraire provoquer un embrasement.
Texte intégral (2217 mots)

À en croire les prêches que les mollahs répètent à leurs fidèles, la République islamique d’Iran possède des objectifs millénaristes de remodelage du Moyen-Orient – passant notamment par la disparition de « l’entité sioniste ». Ces déclarations sont régulièrement agitées par le pouvoir israélien pour dépeindre l’Iran en menace existentielle. Au-delà de ces envolées rhétoriques, cependant, sa politique étrangère se révèle étrangement pragmatique. Fragilisé par la conjoncture économique et politique, le pouvoir iranien ne voit pas d’un bon œil l’accroissement des tensions dans la région.

Depuis l’opération « Al-Aqsa Flood » du 7 septembre 2023, le gouvernement iranien est confronté à une situation épineuse. Il a nié avoir eu connaissance de l’attaque, tout en apportant son soutien politique au Hamas et au Djihad islamique. En coordination avec son plus proche allié, le Hezbollah libanais, il s’est efforcé de parvenir à un équilibre délicat : engager les Israéliens au nord pour détourner les ressources et le matériel vers un front secondaire, sans provoquer une guerre plus large qui embraserait la région.

En premier lieu, les Iraniens ont cherché à maintenir leur engagement en faveur de la cause palestinienne et de la solidarité panislamique. Cependant, cette position coexiste difficilement avec les contraintes pratiques du système interétatique, la raison d’État et la nécessité d’une « patience stratégique » – maintenir le conflit à distance et au-delà de ses propres frontières territoriales dans une région hautement instable et imprégnée par l’impérialisme. Le pendule oscille entre ces deux lignes de conduite, mais c’est la seconde qui reste la plus importante pour la République islamique.

Le modus operandi de Benjamin Netanyahou a consisté à pousser la République islamique vers la riposte, ce qui lui a permis de la dépeindre comme un paria mondial et une grave menace pour la « civilisation occidentale », tandis qu’Israël poursuivait son assaut génocidaire sur Gaza. L’État israélien calcule peut-être aussi que ce n’est que sous le couvert d’un véritable embrasement régionale qu’il pourra mener à bien sa campagne de nettoyage ethnique à Gaza et, dans une moindre mesure, de la Cisjordanie. Les dirigeants iraniens ne sont pas dupes. La stratégie d’Israël consiste à détourner la pression exercée pour arrêter la guerre à Gaza – et maintenant au Liban – en focalisant l’attention sur l’Iran et en tentant de l’entraîner dans une guerre régionale plus large.

Comme le dit Ali Larijani, ancien président du Parlement et membre actuel du Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime, généralement considéré comme un pragmatique, Téhéran a également compris depuis le debut « que nous ne sommes pas seulement face à Israël. Le centre de commandement et de contrôle est entre les mains des États-Unis ».

Le 1er avril 2024, l’armée de l’air israélienne a attaqué le siège de l’ambassade d’Iran à Damas, tuant 16 personnes, dont plusieurs hauts gradés iraniens. L’Iran a riposté avec l’opération True Promise I le 13 avril, en lançant des missiles de croisière, des drones d’attaque et un petit nombre de missiles balistiques. Comme beaucoup l’ont fait remarquer à l’époque, la riposte iranienne avait été préparée longtemps à l’avance et s’appuyait sur des technologies et des armements dépassés. Cette démonstration de force visait à réaffirmer des lignes rouges bien claires : le message était que l’Iran ne voulait pas d’une nouvelle escalade, mais que le pays était prêt à lancer une attaque directe si Israël poursuivait ses agressions répétées.

De nombreux missiles ont été abattus, bien que certains aient touché la base aérienne de Nevatim. Pourtant, les frappes directes n’étaient pas le but recherché. L’Iran espérait rétablir l’équilibre de la dissuasion. Après les frappes, l’administration Biden s’est empressée de déclarer que les États-Unis ne participeraient pas aux représailles israéliennes prévues : « Vous avez gagné. Saisissez cette chance », a-t-elle exhorté Netanyahou. Une semaine plus tard, Israël montait une opération ciblée contre le système radar iranien S-300 situé à Ispahan et fourni par la Russie. L’ampleur des dégâts a été fortement débattue, mais Téhéran a estimé que cette opération ne justifiait pas une contre-attaque. Les deux adversaires régionaux semblaient s’être éloignés du point de non-retour.

Le répit n’a pas duré longtemps. Le 28 juin, le chef de l’armée de l’air israélienne a annoncé que, le Hamas étant sur le point d’être neutralisé, les forces de défense israéliennes se focalisaient sur le Hezbollah. Le 30 juillet, jour de l’investiture de Masoud Pezeshkian en tant que nouveau président de l’Iran, Israël lançait une frappe aérienne tuant Fuad Shukr, membre fondateur du Hezbollah et commandant en chef de sa branche armée. Le lendemain, le chef du bureau politique du Hamas, Ismail Haniyeh, était assassiné en plein cœur de Téhéran, quelques heures seulement après avoir assisté à l’investiture de Pezeshkian.

L’assassinat d’un invité d’État aussi important avait pour but d’humilier les dirigeants de Téhéran. Le gouvernement Netanyahou semble avoir eu deux autres objectifs : faire dérailler les négociations de cessez-le-feu avec le Hamas et en forçant la main à Téhéran, empêcher la nouvelle administration Pezeshkian de s’attirer les bonnes grâces des pays européens. L’une des principales promesses de la campagne électorale de Pezeshkian avait été de faire tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir un allègement des sanctions. Toute riposte iranienne digne de ce nom rendrait l’engagement diplomatique nécessaire avec l’europe pratiquement impossible. Selon Pezeshkian lui-même, l’Iran avait aussi appris qu’un cessez-le-feu avec le Hamas était en vue, ce qui constituait une raison supplémentaire de « faire preuve de retenue ».

Or, l’administration Netanyahou avait une autre idée en tête. Les 17 et 18 septembre, le Mossad lançait des attaques dévastatrices contre des bipeurs et des talkies-walkies qui ont ciblé des hauts responsables du Hezbollah, au prix d’un nombre considérable de vies civiles (et cela sous le regard émerveillé d’innombrables journalistes occidentaux). Ce dernier assaut a culminé avec l’assassinat, le 27 septembre, de Sayyid Hassan Nasrallah, l’allié et le partenaire le plus important de l’Iran. Pour le tuer, les Israéliens ont largué 80 bombes lourdes de type « bunker-buster » fabriquées aux États-Unis, rasant plusieurs complexes d’appartements et tuant trois cents civils. Quelques jours avant sa mort, Nasrallah avait accepté un cessez-le-feu de 21 jours. Le général de brigade Abbas Nilforoushan, haut commandant de la Force Qods iranienne, a également été tué dans l’attentat. Il s’agit-là d’un coup dur pour le Hezbollah et, plus largement, pour l’« axe de la résistance ».

Netanyahou espérait clairement « briser la colonne vertébrale » du Hezbollah une fois pour toutes. Mais cet espoir s’est avéré illusoire : le commandement opérationnel du Hezbollah s’est rapidement regroupé, infligeant une lourde série de pertes à l’armée israélienne, ce qui a entraîné l’arrêt brutal de l’incursion terrestre israélienne tant attendue. À la suite de ce revers, l’armée israélienne a eu recours à l’une de ses tactiques éprouvées, en menant une campagne de bombardement systématique (avec des F-35 fournis par les États-Unis) contre des quartiers densément peuplés de Beyrouth.

C’est dans ce contexte que les forces armées iraniennes ont lancé plus de 180 missiles balistiques sur Israël le 1er octobre, frappant deux bases aériennes importantes : celle de Nevatim dans le désert du Néguev et celle de Tel Nof dans le district centre d’Israël, ainsi que le QG du Mossad à Glilot, dans la banlieue de Tel-Aviv. Contrairement à l’opération True Promise I, celle-ci utilisait les missiles hypersoniques Fatah-1, plus perfectionnés, et il ne faisait aucun doute que les cibles avaient été atteintes. Les experts en armement ont dénombré 33 cratères d’impact sur le seul site de Nevatim. Les réactions ont été mitigées. Netanyahou, visiblement ébranlé, a juré de se venger. Joe Biden a cherché à minimiser les dégâts, insistant sur le fait que les attaques avaient été « déjouées et inefficaces », tandis que le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a promis qu’il y aurait des « conséquences sévères ». Biden a ensuite laissé entrevoir la possibilité d’une attaque israélienne soutenue par les États-Unis contre les raffineries de pétrole iraniennes.

Pendant ce temps, l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett a tenté de ressusciter le spectre du « changement de régime “ par la création impériale d’un « nouveau Moyen-Orient », faisant des déclarations théâtrales en expliquant qu’il était temps de « détruire le programme nucléaire iranien, ses installations énergétiques essentielles et de paralyser mortellement ce régime terroriste ». Lors d’un événement de campagne en Caroline du Nord, Trump a fait remarquer, avec sa nonchalance habituelle, qu’Israël devrait « frapper d’abord le nucléaire et s’inquiéter du reste plus tard ». Même si Biden s’est publiquement prononcé contre une telle frappe, on pourrait penser que Trump chuchote a l’oreille de Netanyahou pour lui signifier d’imposer un fait accompli à un président faible qui ne manque pourtant pas de réaffirmer périodiquement son engagement indéfectible en faveur du sionisme. Même si les États-Unis prenaient l’initiative et se chargeaient pour l’essentiel de la mener à bien, une attaque franche visant les sites nucléaires iraniens ferait, au mieux, reculer le programme de quelques années ; elle devrait également inciter l’Iran à se retirer finalement du pacte du TNP.

Vendredi dernier, Khamenei a prononcé son premier sermon à la grande mosquée Mosalla de Téhéran depuis l’assassinat du major-général Qasem Soleimani par l’administration Trump en janvier 2020. Devant une foule immense et un large éventail de l’élite politique du pays, il a réitéré l’engagement indéfectible de l’Iran envers ses alliés de l’« axe de la résistance » et a indiqué que l’attaque de l’Iran était une réponse directe aux assassinats de Haniyeh et de Nasrallah. Sa décision de passer du persan à l’arabe et de s’adresser directement aux publics arabes de toute la région témoigne de la haute estime qu’il avait personnellement pour Nasrallah. Il s’agissait d’un acte de diplomatie publique visant à rassurer les alliés de Téhéran qu’ils n’avaient pas été abandonnés et que la République islamique restait résolue dans son opposition à Israël et à ses puissants soutiens.

L’insistance de Khamenei sur le fait que le droit international donnait à l’Iran et à ses alliés le droit à l’autodéfense et que l’Iran « ne tarderait pas mais n’agirait pas dans la précipitation » n’a pas été beaucoup commenté. Comme d’habitude, l’ayatollah a tenté de trouver un équilibre entre défiance et calcul, insistant sur le fait que les prochaines initiatives de la République islamique seraient soigneusement étudiées et calibrées. Compte tenu des importantes vulnérabilités économiques et politiques sur le front intérieur, il ne fait aucun doute que les dirigeants iraniens et le nouveau gouvernement Pezeshkian préféreraient mettre un terme à cette dernière escalade. Mais ils savent qu’une nouvelle guerre régionale est peut-être déjà en cours.

Article originellement publié par la New Left Review sous le titre « Iran on the brink », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

08.10.2024 à 17:42

Du terrorisme au terrorisme d’État – par Jean Ziegler

Jean Ziegler

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La question palestinienne est au coeur des écrits de Jean Ziegler depuis des décennies. Comme témoin, militant, rapporteur pour les Nations-Unies sur le droit à l’alimentation puis vice-président du Comité consultatif de l’ONU sur les Droits de l’homme, il a pu l’aborder sous ses multiples facettes. Dans son dernier ouvrage Où est l’espoir ? (Seuil, à […]
Texte intégral (4763 mots)

La question palestinienne est au coeur des écrits de Jean Ziegler depuis des décennies. Comme témoin, militant, rapporteur pour les Nations-Unies sur le droit à l’alimentation puis vice-président du Comité consultatif de l’ONU sur les Droits de l’homme, il a pu l’aborder sous ses multiples facettes. Dans son dernier ouvrage Où est l’espoir ? (Seuil, à paraître le 11 octobre), il revient sur le 7 octobre, l’année qui s’est écoulée, et remonte aux sources de l’impasse actuelle. Évoquant ses rencontres avec Yasser Arafat, il témoigne d’un temps où l’espérance d’une solution rayonnait. Puis il retrace la « chronique d’une catastrophe annoncée », suivant l’expression de l’écrivain Michel Warschawski, dont l’assassinat de Yitzhak Rabin constitue le catalyseur. Et appelle à une « insurrection des consciences » pour faire pour le triompher le droit.

[L’article qui suit constitue un extrait édité du dernier livre de Jean Ziegler, Où est l’espoir ? à paraître aux éditions du Seuil le 11 octobre 2024 NDLR]

Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir

La CNUCED notait en 2022 : « Gaza a connu seize années d’anti-développement et de destruction du potentiel humain, et a été dépossédé du droit au développement. » L’organisation confirmait qu’avant le 7 octobre 2023, le blocus israélien avait vidé l’économie de Gaza de sa substance et rendu 80 % de ses habitants dépendants de l’aide internationale.

Samedi 7 octobre 2023 à l’aube, cinquante ans jour pour jour après le début de la guerre du Kippour le 6 octobre 1973, plus de 1 500 combattants des Brigades Al-Qassam, la branche militaire du mouvement de résistance islamique Hamas, ont envahi les kibboutz immédiatement voisins du ghetto de Gaza, une rave party et des villes côtières au sud d’Israël.

Simultanément, les techniciens du Hamas et de leurs alliés du Djihad islamique ont lancé sur Tel-Aviv, à 60 kilomètres au nord du ghetto, sur Jérusalem et d’autres villes une attaque de plus de 5 000 tirs de roquettes, dont une majorité a été interceptée par l’Iron Dome, le système de défense antimissile de l’État hébreu.

Totalement surprise, l’armée israélienne a mis cinq jours pour repousser les envahisseurs. Pendant ce temps, les combattants du Hamas ont commis des crimes abominables. Ils ont assassiné plus de 1 400 personnes, en majorité des civils fauchés par balles, brûlés vifs ou morts de mutilations, et ont pris en otage 259 civils et soldats israéliens, dont une trentaine d’enfants, qu’ils ont transférés dans le ghetto. Quiconque massacre des civils et prend des otages est un terroriste. Quels que soient les motifs religieux ou politiques invoqués, ces crimes sont impardonnables et imprescriptibles.

En plus de chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État israélien poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement.

Le soir même du 7 octobre, le gouvernement de Tel-Aviv a déclenché la guerre contre le Hamas, guerre légitime selon l’article 51 de la Charte de l’ONU autorisant le droit à l’autodéfense. Mais en même temps, Israël a initié une guerre d’anéantissement contre la population civile de Gaza, contre une population innocente des crimes du Hamas.

Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir. Depuis le 7 octobre au soir, les avions israéliens bombardent sans relâche, jour et nuit, les quartiers d’habitation, les écoles, les boulangeries, les magasins, les églises, les mosquées, les hôpitaux de Gaza. Postés tout autour et au-dessus du ghetto, les canons de l’artillerie israélienne, les navires de guerre croisant dans les eaux territoriales, les bombardiers F-35 le pilonnent.

En plus de terroriser, chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement. Depuis 2006, Israël a attaqué Gaza à peu près tous les deux ans. En 2008 une commission d’enquête de l’ONU, présidée par le juge sud-africain Richard Goldstone, a mis au jour cette façon si particulière de tester ses nouveaux armements1.

Israël est le quatrième pays exportateur d’armes du monde. Le pays dispose d’une industrie d’armement d’une redoutable efficacité. En 2008, une des principales armes « testées » sur les civils de Gaza était la DIME (Dense Inert Metal Explosive). Aisément transportable par un drone, cette bombe expérimentale contient, dans une enveloppe de fibres de carbone, un alliage de poudre de tungstène avec également du cobalt, du nickel et de fer, qui explose à l’intérieur du corps et déchire littéralement la victime.

En 2023 et 2024, les armes testées par Israël auront d’abord été deux bombes au napalm particulièrement meurtrières. Elles sont transportées par un nouveau drone de combat, développé en commun par le trust d’armement israélien Elbit Systems, à Haïfa, et l’entreprise d’armement suisse Ruag. Ce nouveau drone (Hermes 900) est majoritairement financé par les contribuables suisses.

Israël bombarde Gaza au moyen, notamment, de bombes GBU-28 américaines de 2 tonnes, capables de pénétrer jusqu’à 10 mètres sous terre avant d’exploser. Des milliers d’habitations ont ainsi été détruites, enterrant sous des amas de béton et de fer des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes. Il arrive que l’agresseur bombarde deux fois de suite en l’espace de quelques heures les mêmes quartiers, blessant ou tuant alors les nombreux secouristes à l’œuvre pour dégager les victimes.

C’est, par exemple, ce qui est arrivé au camp de réfugiés de Jabaliya le jeudi 2 novembre 2023. Les secouristes fouillaient les décombres quand les pilotes israéliens sont revenus pour déverser une seconde cargaison meurtrière. Des centaines d’habitants et d’habitantes, tous âges confondus, qui tentaient de dégager leurs parents et leurs voisins victimes de la première frappe ont été mutilés ou tués.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, justifie ces massacres par un seul mot : « vengeance2 ».

Pour les emmurés de Gaza, il n’existe absolument aucun refuge. La basilique chrétienne orthodoxe de Gaza City, remplie de familles de réfugiés, a été détruite par les bombes israéliennes. La plupart des mosquées où se pressaient des milliers de Gazaouis ont été attaquées et souvent rasées.

Animalisation des Palestiniens

Pour justifier le siège qu’Israël impose à Gaza, Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, déclare : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence3 . » Cette rhétorique de la déshumanisation fait craindre le pire pour les Palestiniens. L’animalisation est un processus qui doit alarmer, car il présage souvent un massacre à grande échelle. On se souvient des Arméniens de Turquie transformés en « microbes » avant le génocide en 1915‑1916, ou des Tutsi du Rwanda désignés comme des « cafards » avant les massacres de masse en 1994.

La Cour internationale de justice est l’autorité judiciaire suprême des Nations unies. Le chapitre XIV de la Charte et le règlement annexe fixent sa compétence. Dix-sept juges la composent. Tout État membre de l’ONU peut porter plainte contre un autre État qui violerait la Charte, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou toute autre convention internationale de droit public. Or, le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud, en la personne de son formidable ambassadeur des droits de l’homme Pizo Movedi, a porté plainte contre Israël pour violation de la Convention sur le génocide de 1948. La plainte comporte 84 pages. Elle est soutenue par 46 États et par plus de 1 000 mouvements sociaux et organisations non gouvernementales. 600 citoyens israéliens la soutiennent à titre individuel.

Le 26 janvier 2024, la Cour a reconnu la validité de la plainte et ordonné de prendre plusieurs mesures conservatoires sans délai : protection de la population civile, accès à l’aide humanitaire, interdiction des discours de haine, lutte contre la déshumanisation de l’une ou l’autre partie du conflit, etc Le mot « génocide » (du grec genos, clan, et du latin cidere, tuer) a été forgé en 1943 par le juriste polonais Raphael Lemkin pour qualifier l’anéantissement des Juifs et des Tziganes par l’Allemagne nazie et celle des Arméniens par les Turcs. La notion apparaît dans les actes d’accusation du tribunal de Nuremberg. En 1948, le génocide est consacré comme crime spécifique, à l’initiative de l’ONU, dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Le statut de Rome de 1998 définit précisément le terme :

Article 5 : Crime de génocide

Aux fins du présent statut on entend par crime de génocide l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe : c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle.

Personne ne dénie à Israël le droit de se défendre conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Mais le droit à l’autodéfense contre un agresseur armé ne comporte pas celui de massacrer toute une population civile. Des dizaines de milliers d’habitants de Gaza, parmi lesquels une majorité d’enfants, sont déjà mutilés, des dizaines de milliers d’autres sont morts. L’hypocrisie des États occidentaux est abyssale. Les États-Unis, les États occidentaux, y compris mon pays, la Suisse, supplient les massacreurs de « réduire » les pertes civiles. En même temps, ces États livrent à Israël les armes les plus puissantes et quantité de munitions alors que les massacres sont en cours. Ils se rendent coupables de complicité d’actes qui seront traduits un jour devant un tribunal international.

L’assassinat de Yitzhak Rabin intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou.

Crimes de guerre ? Crimes contre l’humanité ? Crime de génocide ? La justice tranchera. L’urgence est à la préservation des vies, celles des Gazaouis comme celles des otages israéliens.

Quelques heures aux côtés d’Arafat

Un souvenir lointain me revient à l’esprit. C’était un jour de novembre 1988 à Alger, au Palais des Congrès. Le ciel était gris et pluvieux, balayé par les vents venus de la mer. La 19e session du Conseil national palestinien s’était ouverte. Historien et poète, Boualem Bessaih était à l’époque ministre des Affaires étrangères de l’Algérie. Nous sommes liés d’amitié depuis son exil à Lausanne. Il m’avait invité à assister au Conseil. « Tu verras, des choses inouïes vont se passer, tu ne regretteras pas ton voyage », m’avait-il dit.

En effet, après une magnifique intervention du poète palestinien Mahmoud Darwich intitulée « Palestine, terre des messages divins révélés à l’humanité », Yasser Arafat avait pris la parole. Au terme d’une longue analyse des luttes de libération menées par les Palestiniens depuis les années 1930, des conditions de leur expulsion de leur terre sous l’effet de la création de l’État d’Israël en 1948, de l’épuration ethnique, de l’occupation, de la première et de la deuxième Intifada, il avait proposé de réviser la charte de l’OLP et de reconnaître le droit à l’existence d’Israël.

À 1 h 30 du matin, le Conseil avait voté : « Au nom de Dieu et du peuple arabe palestinien, la résolution de l’ONU recommandant le partage de la Palestine en deux États, l’un arabe, l’autre juif, assure les conditions de légitimité internationale qui garantissent également le droit du peuple arabe palestinien à la souveraineté et à l’indépendance. » Le mot-clé de cette résolution est « également ».

J’avais écouté, fasciné, les paroles d’Arafat. Je n’avais eu ensuite avec lui qu’une brève conversation au cours de la réception qui avait suivi. J’étais étonné par la constitution frêle, la petite taille du leader de l’OLP. On mesure mal aujourd’hui le courage physique et mental qu’il lui avait fallu alors, lui, le chef révolutionnaire d’un peuple privé de sa terre, pour recommander le droit à l’existence de son ennemi. J’en avais conçu pour lui une grande admiration.

La reconnaissance par l’OLP du droit d’Israël à vivre en sécurité et en paix et sa renonciation à la lutte armée avaient ouvert la voie à des négociations de paix secrètes de plusieurs années, sous l’impulsion du gouvernement norvégien. Celles-ci ont conduit à la signature à Washington, il y a trente ans, des accords d’Oslo.

Le 13 septembre 1993, en effet, devant plusieurs centaines d’invités alignés sur le gazon ensoleillé de l’aile occidentale de la Maison-Blanche, le président des États-Unis Bill Clinton recevait le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le président de l’OLP Yasser Arafat. Les deux hommes se serrèrent la main. Ils se fixaient comme objectif l’établissement d’une autorité autonome intérimaire pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza, ainsi que le tracé définitif des frontières entre les deux États d’Israël et de Palestine, conformément aux résolutions antérieures des Nations unies.

Il s’agissait des résolutions 181 (1947), 242 (1967) et 338 (1973) du Conseil de sécurité, fondement juridique de l’évacuation par Israël des territoires conquis en 1967 – dont certains avaient été purement et simplement annexés – et du démantèlement des implantations juives dans les territoires occupés. Pour aboutir, les deux parties se fixaient une période transitoire ne devant pas excéder cinq ans. Soirée du 4 novembre 1995 sur la place des Rois d’Israël à Tel-Aviv. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont rassemblées dans une ferveur extraordinaire pour célébrer la paix.

Yitzhak Rabin prononce un discours sur les négociations en cours. Rabin est un mauvais orateur au débit lent, à la voix monocorde, mais la foule est suspendue à ses lèvres, communiant dans une espérance ardente. À la fin de son discours, comme intimidé par l’ouragan des applaudissements, Rabin descend rapidement de la tribune pour rejoindre sa voiture. C’est alors qu’il est atteint par deux balles de pistolet automatique tirées dans son dos. Grièvement blessé, il mourra peu de temps après sur la table d’opération de l’hôpital Ichilov de Tel-Aviv. Son assassin, aussitôt arrêté, est un jeune extrémiste juif religieux, ancien étudiant en droit opposé aux accords d’Oslo. Son nom : Amir Yigal.

L’assassinat intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou. Ce dernier, leader du Likoud, a accusé le gouvernement d’être « déconnecté de la tradition juive et des valeurs juives ». Dans les manifestations publiques contre les accords d’Oslo, certains contestataires ont été jusqu’à agiter des pancartes représentant Rabin en uniforme nazi ou dans le viseur d’un sniper.

Dans son livre À tombeau ouvert, Michel Warschawski dresse le portrait d’un colon, conducteur d’un gigantesque bulldozer blindé. Porté par l’ivresse de sa haine raciale, il fonce sur les maisons et les écoles palestiniennes. Cette figure a valeur de parabole.

Shimon Perez, ministre des Affaires étrangères, un homme que Rabin méprisait, est alors nommé Premier ministre. Il est effrayé par le climat de violence et de haine créé par l’extrême droite et n’a pas le courage de poursuivre dans la voie tracée par Rabin. Aux élections suivantes, Benyamin Nétanyahou sort vainqueur. Il coupe tout contact avec l’OLP et met fin aux négociations de paix.

Chronique d’une catastrophe annoncée

Un des livres les plus brillants que j’aie lus récemment sur la tragédie israélo-palestinienne, le plus prémonitoire aussi, est signé Michel Warschawski. Il est intitulé Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable4. Michel Warschawski est né en 1949 à Strasbourg d’une prestigieuse lignée d’intellectuels et de rabbins alsaciens d’origine polonaise. À seize ans, il part à Jérusalem pour y entreprendre des études talmudiques. Il est, depuis de nombreuses années, l’un des leaders les plus respectés de la gauche de combat en Israël

Dans sa magnifique postface au livre de Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Warschawski déclare : « Après cent vingt ans, le projet national de créer un État juif qui s’inscrirait dans la conquête coloniale du Proche-Orient a donné naissance à un régime fascisant au militarisme agressif qui sape la sécurité de ceux qu’il est censé représenter et protéger. En réalité, cet État représente un danger mortel pour la plus grande communauté juive de notre planète5. »

L’œuvre littéraire de Michel Warschawski contient maintes évocations de ce gouffre effrayant vers lequel, selon lui, se dirige le régime israélien. Un certain récit, datant de 2003, est resté gravé dans ma mémoire tant l’image qu’il véhicule est puissante. Dans son livre À tombeau ouvert. La crise de la société israélienne1, Warschawski dresse ainsi le portrait d’un jeune conducteur juif d’un de ces gigantesques bulldozers Caterpillar blindés, que j’ai moi-même vus à l’œuvre à Rafah et à Naplouse.

Porté par l’ivresse de son pouvoir, de sa haine raciale, témoignant d’une jouissance pathologique à détruire, il fonce sur les maisons, les écoles et les étables palestiniennes. Sa rage destructrice le rend ostensiblement heureux. Il ignore le monde qui l’entoure. Cette figure a valeur de parabole. Pareil au conducteur du bulldozer, coupé de la réalité, ignorant la souffrance de ses victimes, aveugle et inconscient des conséquences de ses actes, le présent gouvernement israélien d’extrême droite fonce à tombeau ouvert vers sa propre destruction.

Avec sa moustache à la Georges Brassens, son rire facile, son ironie, son goût du débat, Michel Warschawski est le contraire d’un critique doctrinaire. Écoutons-le encore : « Je suis de ceux qui refusent aujourd’hui d’entrer dans le débat sur ce qui devrait venir après le démantèlement du régime colonial : un État uni et démocratique ? deux États ? une fédération ? des cantons ? Les solutions théoriques sont multiples, mais c’est le rapport des forces, et lui seul, qui déterminera, quand elle sera à l’ordre du jour, la nature de la solution. À l’heure actuelle, c’est au changement du rapport des forces qu’il faut s’atteler, et ce ne sera qu’avec son retournement que la solution s’imposera, d’elle-même1. »

Arik Grossman, Charles Enderlin, Michel Warschawski, Lea Tsemel, Uri Avnery, Ilan Pappé, Amnon Kapeliouk, Jeff Halper, Ofer Bronchtein et tous leurs collègues du mouvement « Peace now » (« La Paix maintenant ») sont l’honneur d’Israël. À leurs yeux à tous, l’assassinat d’Yitzhak Rabin a été une catastrophe.

Les humains font l’histoire

Amir Ygal, le soir du 4 novembre 1995, sur la place des Rois d’Israël de Tel-Aviv, a tué l’espoir partagé par les Israéliens et les Palestiniens de parvenir à une paix négociée, juste et durable, conformément aux résolutions des Nations unies. Les Palestiniens, et notamment Yasser Arafat, ont certainement éprouvé au même moment le même désespoir. Je regarde souvent, affichée dans mon bureau, une certaine photographie de groupe prise au troisième étage de la Moukhata.

Elle date de ma première mission de Rapporteur spécial dans les territoires palestiniens occupés. Arafat se tient au milieu de nous. La plupart des autres personnes présentes (interprètes, gardes, collaborateurs, etc.) le dépassent d’une tête. Il a le regard soucieux. Arafat nous avait invités tous ensemble – nous étions une vingtaine – à passer dans une salle voisine. Une longue table en bois nous attendait, recouverte d’une nappe brodée, de gobelets, d’assiettes et de plats contenant des racks d’agneau, des tomates, des courgettes, des salades, des haricots. Des soldats servaient les plats, versaient l’eau. Arafat a insisté pour être servi en dernier.

Le repas a été long, l’atmosphère chaleureuse. Les ventilateurs grinçaient au plafond. Arafat a fait un exposé approfondi de la situation, puis il a répondu longuement à chacune de nos questions. Un échange particulier me reste en mémoire. Au moment même de notre rencontre à Ramallah, des manifestations violentes de jeunes Palestiniens avaient lieu sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem. Lieu sacré des Musulmans, l’esplanade surplombe le Mur des lamentations en contrebas, où prient les Juifs pieux. Les gardes-frontières, policiers et soldats israéliens empêchaient tout Palestinien de moins de quarante ans de s’approcher des lieux saints de l’islam.

Une véritable chasse aux jeunes se déroulait – gaz lacrymogènes et balles à l’appui – à travers la Vieille Ville. Arafat était furieux. Il s’est tourné vers moi et m’a dit dans son anglais hésitant : « Vous vous imaginez, c’est intolérable, Yitzhak Rabin m’a donné sa parole d’officier que nos jeunes pourraient prier le vendredi au dôme du Rocher et déambuler sur l’esplanade, et voilà le résultat ! » La « parole d’officier »… L’expression me parut bizarre. Comme si la parole d’un militaire était plus fiable que celle d’un individu ordinaire. À ses yeux, elle l’était.

Le soleil se couchait derrière les montagnes de Judée lorsque nous avons pris congé. Le président nous a accompagnés au bas de l’escalier, mais s’est arrêté sur la dernière marche de sorte de ne pas s’offrir, dans l’encadrement de la porte, à la vue des snipers israéliens postés sur les immeubles alentour.

L’abîme hante Michel Warschawski. La course vers le suicide de l’État israélien, raciste et colonial, lui apparaît presque inévitable. Et pourtant, dans son livre, fuse un rayon d’espoir. Écoutons-le :

Les humains font l’histoire et ils peuvent défaire ce qu’ils ont créé. […] Organisés et unissant leurs forces, les hommes et les femmes peuvent faire bouger les montagnes, faire tomber des régimes et obtenir ce qui leur revient de droit. […] Il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas pour le peuple palestinien ; il n’y a pas de raison non plus qu’on mette définitivement une croix sur la capacité du peuple juif-palestinien à se ressaisir et à stopper la dégénérescence de sa propre société8.

Notes :

1 Rapport Richard Goldstone, Conseil des droits de l’homme, Genève, 2008.

2Le Monde, 9 octobre 2023

3Le Monde, 26 janvier 2024.

4 Paris, Éditions Syllepse, 2018

5 Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018, p. 460.

6 Paris, La Fabrique, 2003

7 Michel Warschawski, Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable, op. cit.

8 Ibid.

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