Lien du flux RSS
Tout reconstruire, tout réinventer - Info politique et générale. Tendance de gauche souverainiste

Accès libre

▸ les 6 dernières parutions

14.01.2025 à 18:12

Benoît Coquard : « les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

William Bouchardon
img
Rejetant le clivage géographique et le concept de la "France périphérique", le sociologue Benoît Coquard remet la classe sociale au cœur de son analyse du vote des campagnes. Rapport ambigu à l’Etat, repli sur des petits groupes, valorisation de la débrouillardise… Il nous présente les classes populaires rurales telles qu'elles sont et met en garde la gauche contre sa tendance à les voir seulement depuis Paris.
Texte intégral (6155 mots)

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’Etat, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève : La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard : Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les Etats-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL : La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. : D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous…

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL : Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. : C’est une très bonne question. Ceux que j’appellais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

A l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL : Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. : Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes »

LVSL : Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. : Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

À lire aussi... Contre l’extrême droite : quel horizon stratégique ?

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’Etat n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL : Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’Etat qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. : C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’Etat, mais plutôt un redéploiement de l’Etat, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits.

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’Etat, mais plutôt un redéploiement de l’Etat, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’Etat et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL : Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. : Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’Etat ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. : Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

À lire aussi... « Gilets jaunes bashing » : la réaction de classe des médias

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

11.01.2025 à 22:06

Milei : derrière le désastre, la bombe à retardement

Erwing Chartier Galeano
img
Selon les soutiens de Javier Milei, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Les réformes sont douloureuses, mais elles finiront par porter leurs fruits – un argument martelé par le service de communication de la Casa Rosada. Si les « miléistes » demandent du temps avant de juger, Le Figaro fait déjà l’éloge de celui qu’il […]
Texte intégral (4875 mots)

Selon les soutiens de Javier Milei, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Les réformes sont douloureuses, mais elles finiront par porter leurs fruits – un argument martelé par le service de communication de la Casa Rosada. Si les « miléistes » demandent du temps avant de juger, Le Figaro fait déjà l’éloge de celui qu’il nomme « le Trump Argentin ». Au risque de se muer en caisse de résonance de la présidence argentine, à l’instar d’une partie de la presse française. Celle-ci salue notamment la maîtrise supposée de l’inflation ; et peu importe qu’elle ait été permise par une compression historique du pouvoir d’achat. L’excédent budgétaire dégagé par Milei provoque le même émerveillement ; et peu importe qu’il ait été obtenu en retardant le paiement des salaires et des dividendes. La Casa Rosada n’est pas avare de chiffres mirobolants, qui sont repris sans distance critique ; quand bien même ils ont été obtenus au prix d’un triturage des données minutieusement organisé par l’État. Décryptage.

Entre deux tweets où elle se compare à Salomé Saqué, l’éditorialiste Eugénie Bastié parvient à louer la « thérapie de choc » de Javier Milei et à se demander si elle ne ferait pas du bien à la France. Que cela ait eu des résultats catastrophiques en Grèce n’est qu’un détail qui passe sous les radars des fins analystes de plateaux, lesquels ont souvent pour caractéristique commune une formation médiocre en économie.

Ce petit milieu médiatique était resté bien silencieux lors des deux premiers trimestres du mandat de Milei, où les principaux indicateurs macro-économiques ont été peu reluisants. Qu’à cela ne tienne : il suffisait d’accuser le gouvernement précédent, dont les résultats économiques étaient effectivement assez mauvais. Milei l’avait d’ailleurs annoncé : les débuts seront difficiles, mais une fois l’économie « assainie » les résultats se feront sentir.

Le miracle semble enfin se produire. Là où tous les autres néolibéraux ont échoué, Milei serait en train de réussir à réduire déficit, pauvreté et inflation, tout en évitant les effets récessifs maintes fois provoqués par ces politiques d’ajustement structurel.

L’autre élément explicatif de la baisse de l’inflation peut se résumer comme suit : si personne n’a de quoi manger, la pression sur les prix s’adoucira.

Alors que le chômage augmente, que l’informalité bondit, que la consommation recule et que le pouvoir d’achat s’effondre, les « bons résultats » fièrement annoncés et maintes fois loués par des journalistes qui ne se sont jamais rendus en territoire argentin laissent songeur. L’observateur peut légitimement se demander : qui a raison ?

L’inflation : combattre un problème structurel par une bombe à retardement

Malgré une inflation annuelle de 112%, l’une des plus élevées du monde, Milei annonce une baisse du taux mensuel, qui ne serait plus que de 2.4%. Étant donnée la manière dont le gouvernement Milei combat l’inflation, nul doute que celle-ci diminue – bien que dans des proportions sans doute moindres qu’annoncées.

Il faut dire que l’Argentine est en proie à un cycle infernal depuis des décennies. Du fait de sa position dans le commerce international et sa structure productive, le pays connaît des déficits commerciaux chroniques, les prix des matières premières et des commodities qu’il exporte augmentant moins vite que ceux des biens de capital qu’il importe. Cela provoque une pression structurelle à la dépréciation du peso. Les importateurs, lésés, reportent ce manque à gagner sur les biens qu’ils vendent au marché intérieur, et les commerçants le répercutent sur les prix finaux. Il faut ajouter que l’effet-signal est performatif : personne n’attend que ses coûts soient impactés pour augmenter le prix de la marchandise offerte.

À lire aussi... Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans…

D’un autre côté, si les revenus en pesos perdent du pouvoir d’achat en raison de l’inflation, les agents économiques ont toutes les chances de s’en prémunir à travers des valeurs-refuge : et notamment le dollar. D’où la hausse de sa demande, et la dépréciation subséquente du peso. Autrement dit, si la dépréciation provoque l’inflation, cette dernière vient alimenter la première dans un cycle infernal difficile à briser.

Ces contraintes en tête, le gouvernement de Javier Milei a mis en place deux dispositifs anti-inflation. Le premier, court-termiste, consiste en une série d’annulations de dettes envers l’État, conditionnées par le retour des capitaux cachés dans des paradis fiscaux ou investis dans des activités spéculatives à l’étranger. Une mesure à usage unique, et qui ressemble furieusement à une mobilisation de la puissance publique pour effacer les dettes des plus aisés, sous couvert de lutte contre l’inflation.

Le second consiste en une forme de carry trade – pratique surnommée « bicyclette financière » par les Argentins. Il s’agit de freiner la dépréciation du peso par une méthode simple : proposer des bons du trésor très rémunérateurs en monnaie nationale. Mais une fois ceux-ci parvenus à maturité, les investisseurs convertissent leurs gains en sens inverse, dans une monnaie dont ils sont assurés de la fiabilité : ils troquent une somme supérieure de peso contre des dollars. Et d’où sortiront ces nouveaux billets verts ? Des réserves de change argentines. Pour maintenir leur niveau, le gouvernement a donc tendance à accroître l’endettement du pays en dollars, ce qui ne va pas sans nouvelles négociations avec le FMI.

Cette tendance à en revenir au dollar n’est pas la seule. Actuellement, les spéculateurs choisissent plutôt de réinvestir leur pactole dans un nouveau cycle, et ne se reportent pas encore massivement sur le dollar [comme le montre la structure de la dette argentine représentée par le graphique ci-dessous NDLR].

Source : Office du budget du Congrès.

Si le stock total de dette a augmenté durant la gestion de Milei, cela s’explique pour le moment surtout par la hausse de l’endettement en pesos. Un phénomène présenté par les libertariens argentins comme manifestation d’une confiance retrouvée dans la monnaie nationale, mais qui ne doit pas faire illusion.

En effet, si le stock de dettes en dollars diminue, c’est pour deux raisons. D’une part, il faut être bien peu averti – très « risquophile » selon l’expression consacrée – pour prêter des dollars à l’Argentine. Les investisseurs connaissent la fragilité du modèle Milei, contrairement aux « économistes » du Figaro. D’autre part, il s’agit là d’un stock mesuré en valeur notionnelle (prix du titre sur le marché secondaire multiplié par la quantité de titres en circulation). Si la valeur du stock diminue, c’est que les titres de dette argentine s’échangent à moindre prix. En clair : on se défait déjà des titres de dette argentine.

Il faut ajouter que si la dette en dollars diminue au profit de celle en pesos, c’est en raison du carry trade, et que celui-ci est par nature insoutenable. Prétendre au (mal nommé) « prix Nobel » en économie ne semble pas être une condition suffisante pour le comprendre.

La première limite que rencontre le système du carry trade consiste simplement dans le stock de devises dont dispose la banque centrale argentine. En effet, au fur et à mesure qu’un investisseur se lance dans de nouveaux cycles de « bicyclette financière », la quantité de pesos à reporter sur le dollar en fin de jeu augmente. Lorsque les investisseurs estimeront le jeu trop risqué, ils tenteront de sécuriser leurs gains en se reportant massivement vers le dollar – un processus que la littérature économique nomme « envol vers la qualité » (fly to quality).

S’il n’en existait que deux, la seconde limite se situerait au niveau de « l’économie réelle ». Un peso trop fort favorise les importations au détriment de l’industrie nationale et des exportations. L’industrie nationale, mal en point, est exposée à faillites en chaîne. Quant aux exportateurs, ils n’ont aucun intérêt à vendre avec un dollar si bon marché. Leur attentisme compromet davantage l’entrée de devises sur le marché des changes argentin. Si le gouvernement Milei se targue d’avoir des comptes équilibrés en 2024, la balance commerciale est sous pression, et le déficit inévitable. Si cela n’est pas compensé par un excédent durable ailleurs, une seule solution subsiste : appauvrir suffisamment la population pour diminuer les importations. Une fois dans cette situation, il faudra dans tous les cas importer ce que les Argentins continueront à consommer, creusant inévitablement le déficit commercial et aggravant par la même occasion la pression sur le stock de devises…

De plus, la faillite de la production nationale ne fera qu’accroître le « risque pays » tout en rendant les dettes publiques impayables. Dans les deux cas, les investisseurs financiers prendront tôt ou tard leur « envol vers la qualité », précipitant une dépréciation brutale du peso. Le gouvernement disposera alors d’options limitées : contrôler la circulation des capitaux – on image mal les « libertariens » au pouvoir imposer de telles restrictions -, renflouer les réserves de la banque centrale avec de la nouvelle dette – ce qui présente des limites évidentes en pleine hémorragie – ou laisser filer le taux de change – ce qui fera exploser l’inflation en retour. On peut d’ores et déjà deviner que Javier Milei optera pour un alliage des deux dernières options.

Les plus ingénus parleront d’incompétence, mais ce modèle n’en relève pas. Il fonctionne très bien pour ceux qui soutiennent sa mise en place. Il permet un formidable transfert de richesse vers les spéculateurs – au détriment des travailleurs argentins.

On peut faire la pari que l’explosion aura lieu après les législatives à venir, à l’instar de ce qui s’était passé avec le très libéral Mauricio Macri (2015-2019), avec qui Milei finalement a fait alliance malgré son discours « anti caste » en campagne. Macri avait en effet mis très ponctuellement en place des politiques de relance keynésienne pour contenir la hausse de la pauvreté qu’il avait lui-même créée, afin de ne pas trop dégrader la situation économique avant les élections de mi-mandat. Milei, de son côté, doit maintenir le taux de change coûte que coûte avant les législatives afin d’éviter une vague d’inflation de court terme, quitte à flamber 600 millions de dollars de réserves de change en quelques jours. Comme aiment à le dire les commentateurs d’opposition : « tic-tac, tic-tac, tic-tac… ».

Pour diminuer l’inflation, diminuer le pouvoir d’achat – et trafiquer les chiffres

L’autre élément explicatif de la baisse de l’inflation peut se résumer comme suit : si personne n’a de quoi manger, la pression sur les prix s’adoucira. Malgré les annonces mirobolantes du gouvernement sur une supposée hausse des salaires réels, le pouvoir d’achat diminue. Comment l’expliquer ?

Les hausses actuelles, de l’ordre de 305 % pour l’eau, 189 % pour l’électricité, 564 % pour le gaz et 601 % pour les transports, sont totalement sous-évaluées

Le salaire (par ailleurs surestimé par les statistiques officielles) n’indique pas forcément grand-chose du pouvoir d’achat dans la mesure où le premier ne prend pas en compte les unités de consommation. Si on considère par exemple l’évolution du salaire minimum lors de ces douze derniers mois, le constat est sans appel : on observe une hausse de 80%. Par contre, si on la confronte aux 120% d’inflation sur l’année 2024, on comprend que les travailleurs ont perdu du pouvoir d’achat. Actuellement, le salaire minimum s’élève à environ 270 dollars, qui se trouve sous le seuil de pauvreté, de 300 dollars.

La variable la plus pertinente pour évaluer les variations de niveau de vie est le « reste à vivre », c’est-à-dire ce qu’il reste du revenu une fois déduites toutes les dépenses contraintes. Si le gouvernement se garde bien de diffuser des statistiques officielles la concernant, nul doute que la hausse indiscriminée des tarifs des services publics ainsi que la réduction de la couverture santé augmente les dépenses contraintes du plus grand nombre et diminue leur « reste à vivre ». Par exemple, le gouvernement a restreint l’accès aux médicaments pour les retraités ou encore pour les patients atteints de cancer.

Pour masquer cette détérioration, Javier Milei a inauguré un chapitre inédit dans l’histoire argentine des manipulation statistiques, pourtant déjà fournie. Les mêmes qui dénonçaient la sous-estimation de l’inflation par les kirchnéristes sont aujourd’hui bien silencieux.

Alors que le taux de pauvreté officiel avait respectivement atteint 54,8% et 51% au premier et au deuxième trimestre, Milei annonce fièrement sur son compte twitter – écrivant au passage que « ce gouvernement est le meilleur de l’Histoire » – que ce taux ne serait plus que de 38,9% aujourd’hui. Victoire ! Dans un élan d’optimisme, le président prédit un taux de 0% en 2025, une promesse à faire pâlir Ferdinand Lop et Isidore Cochon. Là où même la Suède a échoué, l’Argentine réussira.

Si on regarde de plus près, on découvre que ce chiffre n’est pas issu de l’Indec (traditionnellement chargé de mesurer la pauvreté), mais du « Ministère de capital humain », créé par Javier Milei. Celui-ci a signé un accord avec l’Université Catholique Argentine (UCA), qui a pour coutume de mesurer la pauvreté de manière parallèle à l’Indec. Avant cette la signature de cet accord, l’UCA avait annoncé un taux de pauvreté de 46,8%, et Milei l’avait publiquement critiquée. Mais après la signature de l’accord, ce chiffre passe à… 38,9%. Pas de quoi alerter les « grands reporters » du Figaro, naturellement.

Ce chiffre n’est toutefois pas une invention sans queue ni tête, mais plutôt le fruit d’une méthodologie de calcul très discutable. En effet, un détail technique dans la mesure de la pauvreté, autrefois peu significatif, est devenu central avec l’inflation. L’UCA évalue la pauvreté en comparant les revenus déclarés par les ménages pour le mois précédent (via l’Enquête Permanente des Ménages) au coût du panier de base du mois actuel, ce qui crée un décalage d’un mois entre les revenus et les prix.

Avec une faible inflation, ce décalage a peu d’effet. Mais en cas de forte inflation, il devient crucial. Par exemple, si un individu déclare avoir gagné 200 000 pesos en octobre, et que le panier de base coûtait 180 000 pesosce mois-là mais a grimpé à 216 000 en novembre à cause d’une inflation de 20 %, il serait considéré comme pauvre selon cette méthode. Pourtant, en comparant ses revenus au panier d’octobre, il ne le serait pas. Ce décalage amplifie les chiffres de la pauvreté lorsque l’inflation accélère et les réduit lorsqu’elle ralentit – comme on l’a observé récemment. Par conséquent, maintenir d’une part ce décalage dans la méthode de calcul surestime l’effet de la baisse de l’inflation sur la diminution de la pauvreté.

D’autre part, avec une inflation est sous-estimée, une partie de la baisse du taux de pauvreté s’explique par la baisse non pas de l’inflation réelle, mais par celle d’une variation positive de l’IPC calculé sur un panier mal pondéré. Ici encore, le gouvernement Milei se livre à une manipulation statistique de haute volée, qui concerne le panier de biens qui sert de calcul à l’indice des prix. Au-delà de toutes les discussions méthodologiques qui lui sont associées, il faut pointer les gros manquements actuels. Le panier représentatif en vigueur a été constitué en 2004, à une époque où les pondérations étaient sensiblement différentes.

Par exemple, le poids relatif des tarifs des services publics y est marginal, car à l’époque ils étaient fortement subventionnés par l’administration Kirchner. On comprend alors que les hausses actuelles, de l’ordre de 305 % pour l’eau, 189 % pour l’électricité, 564 % pour le gaz et 601 % pour les transports, sont largement sous-évaluées dans la variation de l’indice des prix à la consommation, étant sous-pondérées. En effet, il ne suffit pas de calculer la variation de ces prix en gardant leur poids relatif de 2004, encore faut-il les pondérer en fonction de ce qu’ils représentent réellement dans le panier de biens !

Il existe une autre manière de réduire rapidement le taux de pauvreté monétaire, indépendamment de la justesse du calcul de l’inflation. Comme l’analyse Bruno Lautier dans ses travaux, la distribution des individus se situant sous le seuil du pauvreté n’est pas homogène. Il existe souvent un « plateau » juste en dessous du seuil. Pour réduire rapidement le taux, il suffit d’abaisser légèrement le seuil ou de faire monter le « plateau », à travers la hausse d’un subside par exemple. La droite latino-américaine n’a cessé de prétendre que les dizaines de millions de Brésiliens sortis de la pauvreté par Lula le devaient à de tels mécanismes. Elle reste néanmoins très silencieuse sur le modus operandi de Milei, qui a procédé à une

Dans le même temps, la pauvreté structurelle, la plus massive, ne bouge pas. Mesurée par le manque d’accès à un certain nombre de biens et de services publics et privés (eau courante, logement, électricité, canalisations…), il est même probable qu’elle augmente avec le gouvernement actuel. Mais nous ne le saurons que dans plusieurs années.

Le taux de pauvreté ne prend pas en compte plusieurs éléments clés. À revenus monétaires constants, vivre dans un pays où les services publics sont gratuits n’aura pas les mêmes implications que vivre dans un pays où le gouvernement accroît leur coût.

D’autre part, il faut considérer l’appauvrissement de ceux qui se trouvent au-dessus du seuil sans pour autant l’atteindre, et celui de ceux qui se trouvaient déjà en dessous du seuil. En effet, un même seuil peut correspondre à des structures de la pauvreté très différentes. Il est d’ailleurs très probable que les pauvres se soient appauvris, et que la « classe moyenne » se situe maintenant juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans pour autant que cela ne change le taux.

Présenté comme une « révolution libertarienne », le modèle Milei n’a rien de nouveau. Il reconduit les politiques initiées sous la dictature de Videla (1976-1983), réactualisées par Carlos Menem durant les années 1990 et Mauricio Macri (2015-2019)

Certains chiffres le laissent présumer. Par exemple, le chômage dans l’économie formelle a bondi de 22%. Ou encore, la consommation de viande bovine atteint le niveau le plus bas de son histoire, ou en tout cas depuis 1914, année depuis laquelle la mesure existe. À moins de supposer une vague de véganisme en 2024 en Argentine, les causes sont de toute évidence à chercher dans la situation économique. Pour finir, en septembre 2024 les ventes des supermarchés et des grossistes affichaient un effondrement de 12.8% en glissement annuel. Cela s’explique très probablement par une « classe moyenne » qui s’appauvrit.

« Révolution libertarienne » ou retour à l’ordre oligarchique ?

Outre la lutte contre l’inflation et la diminution de la pauvreté, la Casa Rosada a mis en avant un solde budgétaire primaire est à l’équilibre. La « tronçonneuse » de Javier Milei s’est dirigée contre les fonctionnaires, dont le corps a subi une suppression de 33 000 emplois en un an dans le cadre d’une réduction de 30% des dépenses publiques. Tandis que les libéraux exultent face à la détresse des travailleurs du public, des patients se retrouvent sans soignants à l’hôpital.

Ce que certains oublient de dire, c’est qu’il est facile d’avoir des excédents budgétaires primaires lorsque les salaires des fonctionnaires ne sont pas versés. Autrement dit, les déficits sont différés dans le temps. Mais encore, il est tout aussi aisé d’avancer fièrement l’excédent du compte capital de la balance des paiements lorsque l’on retarde le paiement de dividendes, chose que dénonce régulièrement l’opposition.

De quoi Milei est-il le nom ? Une réponse à cette question impose de sortir du domaine technique pour appréhender les enjeux politiques. Loin d’être le président « anti-caste » qu’il avait promis en campagne, il n’a cessé d’en faire partie. Si les promesses n’engagent que ceux qui y croient, il est tout de même frappant de voir le candidat du renouveau gouverner avec de vieux dinosaures argentins, comme sa ministre de Sécurité intérieure Patricia Bullrich ou Luis Caputo, actuellement ministre de l’économie, célèbre pour sa propension à emprunter au FMI.

Si Milei réduit les dépenses de l’Etat en stigmatisant les fonctionnaires, il est beaucoup moins disert concernant ses amis, comme Marcos Galperin. Ce « Jeff Bezos argentin », n’est autre que le PDG de Mercado Libre, l’équivalent d’Amazon pour l’Amérique latine, entreprise qui bénéficie de cent millions de dollars de subsides de l’Etat par an. Une pratique qui n’est pas inconnue à la dynastie Milei – la fortune de son père étant en grande partie due aux largesses de l’Etat.

Le « modèle Milei » est synonyme d’un immense transfert de richesses du bas vers le haut, accompagné d’un pillage continu des ressources naturelles et des biens publics. Le gouvernement a en effet fait voter une batterie de lois – alors que l’opposition dénonce l’achat pur et simple de votes de parlementaires – qui crée d’immenses facilités dans l’appropriation des ressources stratégiques pour le capital étranger, tandis que de nombreuses entreprises publiques sont ouvertes à la privatisation. Loin d’apporter un quelconque bénéfice à la population laborieuse, il ne s’agit là que d’un partage du gâteau entre puissants. Jusqu’à mener l’Argentine sur le chemin du non-retour ?

Lorsque le carry-trade s’effondrera – et il s’effondrera inévitablement – l’illusion des « bons résultats » de Milei volera en éclats. La baisse de l’inflation mensuelle – à mettre en regard avec une inflation annuelle de 112% – ne vaut rien tant qu’il existe un retard de change. Lorsque les investisseurs prendront leur « envol vers la qualité » après avoir saigné les réserves argentines, ils laisseront un écrasant stock de dettes qui ne seront payées qu’à travers la surexploitation des travailleurs. C’est sans doute l’une des raisons qui conduit le gouvernement à vouloir imposer des journées de douze heures dans le cadre de sa « loi travail »…

La crise financière pointe déjà son nez : la Banque Centrale « brûle » ses réserves pour contenir l’hémorragie et maintenir le taux de change coûte que coûte avant les législatives, tandis que de grands groupes industriels sont déjà en faillite ou quasi-faillite. Présenté comme une « révolution libertarienne », le modèle Milei n’a en réalité rien de nouveau. Ce sont exactement les mêmes politiques qui ont été appliquées par la dictature de Videla et Galtieri (1976-1983), par le néolibéral Carlos Menem durant les années 1990 ou encore par Mauricio Macri (2015-2019) plus récemment, avec exactement le même résultat : une hausse de l’endettement en dollars, le retour du FMI, la hausse de la pauvreté et du chômage et bien sûr, l’inévitable accélération de l’inflation.

Les apparents « bons résultats » de Milei sont soit une illusion basée sur une bombe à retardement, soit obtenus à travers des compromis méthodologiques ou des subsides. Assez cocasse pour quelqu’un qui taxait ses prédécesseurs de « populistes » lorsqu’ils se livraient aux mêmes pratiques.

Le modèle Milei est donc une réussite. Il réussit très bien à certaines fractions de la bourgeoisie argentine et aux investisseurs financiers étrangers. Mais rien de nouveau sous le soleil pour les travailleurs, qui subissent ce transfert de richesse du bas vers le haut, opéré par la même « caste » que dénonçait Milei en campagne mais qui gouverne à présent avec lui.

Ou bien, finalement, « la caste » c’était les travailleurs ?

08.01.2025 à 13:18

Les organisations internationales en font-elles trop ?

Anne-Cécile Robert
img
Accusées tantôt d'impuissance, tantôt d'usurper leurs prérogatives pour imposer une vision politique, les organisations internationales sont à la croisée des chemins. Si le système onusien mérite urgemment des réformes, il n'en reste pas moins que ce sont les Etats-nations qui le dirige.
Texte intégral (3556 mots)

Plus que jamais, les organisations internationales (OI) font l’objet d’une défiance croissante de la part des États. Coûteuses et inefficaces pour certains, elles sont au contraire intrusives et partisanes pour d’autres. Ainsi, le 28 octobre 2024, la Knesset votait deux lois interdisant à l’UNWRA, l’agence onusienne chargée de la protection des réfugiés palestiniens, d’exercer ses prérogatives humanitaires sur le « territoire souverain » d’Israël. Un mois auparavant, Benyamin Netanyahou prononçait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies dans lequel il associait l’organisation à un « marécage antisémite ». Face aux attaques des États qui leur sont hostiles, les organisations internationales peuvent-elles toujours agir librement ? Ont-elles encore un rôle à jouer dans la prise en charge des grands enjeux du XXIe siècle ? Dans son nouvel ouvrage, Le Défi de la paix, remodeler les organisations internationales (Armand Colin, 2024), Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, analyse les relations souvent conflictuelles des OI avec les Etats et plaide pour leur réhabilitation sur la scène internationale.

Souvent accusées d’impuissance face aux grandes crises internationales, les organisations internationales (OI) doivent aujourd’hui répondre aux reproches exactement contraires. L’ONU et ses agences, pourtant tenues par les traités et règlements qui les fondent, outrepasseraient leur mandat pour développer leur propre vision du monde en se serrant les coudes pour l’imposer. Leur pratique quotidienne et leurs actions sur leur terrain les conduiraient à se substituer aux responsables politiques, au nom notamment des impératifs liés aux droits de l’Homme. Leur dynamique aurait créé un univers incontrôlé, voire une idéologie spécifique sans le consentement des États. Mais la contradiction n’est qu’apparente.

Extensions de mandat

Les OI sont, en principe, dépendantes du principe de spécialité qui les contraint à demeurer dans le périmètre de compétences qui leur est attribué par les États. Chaque instance voit ses missions définies par des mandats écrits permettant aux gouvernements d’en maîtriser les actions. Pourtant, on constate en pratique que, souvent au fil du temps et pour résoudre des problèmes imprévus, les OI acquièrent d’elles-mêmes de nouvelles compétences.

Il s’agit souvent d’extensions logiques, un type d’action découlant mécaniquement d’un autre. Par exemple, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957, pour « promouvoir des technologies nucléaires sûres, sécurisées et pacifiques » apporte une aide logistique et scientifique aux États qui en ont besoin pour assurer leur coopération sous la bannière de « l’atome pour la paix ». Elle intervient notamment pour surveiller le développement non militaire d’infrastructures et de centrales dans certains pays comme l’Iran. Mais, aujourd’hui, l’AIEA émet des recommandations en matière d’alimentation et de santé, par exemple pour protéger les femmes enceintes des radiations lorsqu’elles subissent des examens radiologiques ou IRM. Ce qui n’était pas prévu lors de sa création mais constitue un prolongement logique de ses compétences écrites.

L’Organisation météorologique mondiale a pour sa part étendu son rôle à l’hydrologie et à la surveillance du climat. Elle visait à l’origine à « instaurer une coopération entre les services météorologiques et les services hydrologiques, à encourager la recherche et la formation en météorologie et à développer l’utilisation de la météorologie au profit d’autres secteurs tels que l’aviation, la navigation maritime, l’agriculture et la gestion des ressources en eau ».

L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée à l’origine de la sécurité et la sûreté des transports maritimes, s’occupe désormais de la protection des équipages, de la surveillance des océans et des rives polaires mais aussi du secours en mer des migrants, et de prévenir la pollution des mers et de l’atmosphère par les navires. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a rapidement étendu son mandat aux apatrides. Aujourd’hui, il travaille avec des gouvernements confrontés à des flux massifs de réfugiés, comme le Liban depuis la guerre de Syrie dont 40 % de la population est déplacée. L’Organisation mondiale du commerce s’est octroyée de nouveaux champs à régir, notamment les « aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (ADPIC) faisant craindre pour les brevets en matière de santé. On pourrait multiplier les exemples.

Par ailleurs, les OI agissent de plus en plus en coalition, mènent des actions concertées, dans ce que le juriste Yves Schemeil nomme « une coopération multisectorielle permanente » dans le cadre de « réseaux inter-organisationnels »[1]. Les questions migratoires sont l’exemple emblématique de ce phénomène. Plusieurs organisations, outre naturellement l’Organisation internationale des migrations, travaillent de concert pour gérer les flux migratoires : HCR, Organisation maritime internationale (OMI), Programme alimentaire mondial (PAM), etc. L’OMI traite aujourd’hui du secours en mer et de la sécurité des migrants, légaux ou illégaux.

« Moins les organisations sont connues, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), créée pour aider de petits groupes de migrants, s’occupe dorénavant de la recherche et de la restitution des corps de personnes noyées. Cette coopération produit des actions conjointes mais aussi des normes, de plus en plus nombreuses, au nom de la maîtrise d’une certaine technicité. Elles s’étendent à des normes qualitatives progressivement transposées et appliquées par les administrations et les entreprises. « Moins les organisations sont connues, estime Schemeil, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées. Dans le secteur humanitaire, cette technicité profite, selon le chercheur Frédéric Thomas, surtout aux ONG occidentales rompues à ces discours et aux codes propres à chaque organisation[2]. Ce fonctionnement en circuit produirait, selon certains observateurs, une pensée politique, une véritable idéologie.

Les OI ont-elles une idéologie ?

Dans la crise de Gaza, la mobilisation inter-organisations est, comme on l’a déjà mentionné, particulièrement visible : l’UNWRA, le PAM, l’OMS, le HCR collaborent tandis que la CIJ cite leurs rapports en références pour appuyer ses décisions.

Les OI ont reçu pour mandat de contribuer à organiser le monde et de faciliter la tâche des États en les déchargeant de certaines missions qu’elles sont supposées mieux assurer qu’eux grâce à la maîtrise de coopération technique transnationale. Elles affichent la volonté de promouvoir une éthique globale autour d’objectifs communs comme les Objectifs de développement durable (ODD) souvent cités en référence. On a vu, notamment dans le domaine humanitaire, qu’elles savent se montrer solidaires et agir de concert. La réponse des agences de secours de l’ONU face à la guerre en Ukraine est ainsi coordonnée depuis New York.

Les extensions de mandat sont observées et la plupart du temps explicitement consenties par les États. Les extensions de mandat sont définies et acceptées par les conseils d’administration des OI où siègent les gouvernements. Ceux-ci y voient une manière de se décharger de certains problèmes en les confiant à des OI qui développent une forme de technicité. Le caractère précisément technique, et a priori non politique, rassure les gouvernements. Mais on a vu précédemment les polémiques suscitées par le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dit « Pacte de Marrakech sur les migrations ». Celui-ci présente clairement les migrations comme un phénomène positif, « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs ». Concrètement, il vise à lutter contre les trafics d’êtres humains mais aussi à « rendre plus accessibles les voies de migration légale, en particulier pour motif professionnel, et faciliter l’intégration des migrants ». Il prévoit aussi de « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants dans leur pays d’origine en toute sécurité et dignité. » Quoi qu’on pense de cette vision, elle est très politique et non pas simplement technique.

Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

Mais ce Pacte est, à ce jour, demeuré lettre morte. En effet, l’ambiance au niveau des États est plutôt au contrôle des flux de populations, y compris pour des raisons électorales. La coordination du sauvetage en mer, notamment en Méditerranée, est un échec et ce sont des associations et des ONG qui s’en chargent. Les migrations cristallisent les contradictions et fractures d’un monde en voie de dislocation. Au Liban, le HCR est parfois accusé de cogérer des politiques restrictives menées par le gouvernement face à l’afflux de réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Il a ainsi accepté en 2022 de partager les données personnelles collectées sur les déplacés avec l’administration, au risque de fragiliser leur droit à la vie privée et leur protection juridique. Invoquant un manque de moyens, il laisserait les autorités organiser le retour forcé de personnes en danger vers la Syrie. Pour sa part, l’OIM a été critiquée pour promouvoir la politique restrictive des États-Unis pour le contrôle des flux migratoires.

Dans certains secteurs, les tensions s’exacerbent ouvertement entre les OI et les gouvernements. C’est ainsi le cas en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 1945, la non-discrimination selon les sexes figure dans les textes fondamentaux du système onusien : la Déclaration universelle des droits de l’Homme mais aussi la Charte de l’ONU qui mentionne, dans son préambule que les États ont « foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Des agences et programmes de l’ONU s’attellent donc depuis l’origine à promouvoir par exemple l’égal accès à l’éducation et à la santé en matière de développement et énoncent des règles pour le respect des droits politiques de chaque sexe. Mais un phénomène nouveau est apparu à partir des années 1990, la référence aux droits des personnes homosexuelles et, plus largement, de toutes les minorités ou groupes désormais désignées sous l’acronyme LGBTQIA+. Cette extension est notamment portée par le bureau du Haut-commissaire aux droits de l’Homme. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale indiquent désormais, parmi leurs recommandations, des mesures à prendre pour assurer la non-discrimination de ces personnes. Dans certains pays, cette nouveauté suscite des débats très vifs au motif que les cultures et coutumes locales seraient heurtées. Ainsi, au Ghana, en 2024, un débat a eu lieu sur la signature d’un programme du FMI. En Tunisie, le président a saisi le prétexte de telles conditions pour rejeter un accord avec cette instance. Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

À lire aussi... L’OMS sous perfusion des philanthropes

Mais les États font parfois de la résistance. L’Allemagne s’oppose à l’extension des compétences de l’OMS. Washington a empêché que l’IUT supervise la cybersécurité. Les États-Unis s’opposent à ce que l’Organe de règlement des différends de l’OMC puisse mener des enquêtes techniques indépendantes. Les politistes Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien analysent le « processus d’expansion de la gouvernance mondiale », c’est-à-dire la manière dont, par capillarité, les OI traitent d’un nombre croissant de sujets, notamment à partir des politiques de développement ou de l’action humanitaire. Un « bricolage de pratiques », formalisé par des études techniques aboutit à la création de concepts qui peuvent avoir des effets opérationnels comme le « développement durable » ou la « protection des civils » pour ne prendre que les plus courants. Ils soulignent le rôle déterminant des experts et des modèles économétriques ou mathématiques. Le cadre global d’indicateurs permettant d’évaluer les Objectifs de développement durable ne serait pas neutre. Les décideurs ne devraient pas tant « chérir ce que nous mesurons » que « mesurer ce que nous chérissons » écrivent-ils à la suite de Navi Pillay, ancienne directrice du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme[3].

On assiste à un processus contradictoire où les OI, dans le feu de l’action, promeuvent des coopérations transnationales tandis que les États, qui conservent le contrôle politique, suivent avec une attention plus ou moins soutenue ces développements. Quoi qu’on en pense sur le fond, ces tensions traduisent un doute sur la légitimité de ce que font les OI et le manque de débats et de contrôle démocratique, au sein de chaque pays, sur ce que font les gouvernements sur la scène internationale. Une plus grande transparence et des comptes rendus d’action plus fréquents et plus clairs devant les Parlement éviteraient peut-être ces crispations. De manière méconnue, les OI sont ainsi parfois de véritables champs de bataille entre gouvernements.

Les OI comme champs de bataille

Les postes de direction au sein du système multilatéral ont toujours fait l’objet de luttes d’influences. Les États tentent d’obtenir le contrôle de certaines OI en plaçant à leur tête certains de leurs fonctionnaires ou ambassadeurs. Les règles d’élection sont fixées par les statuts de chaque OI. Pour les programmes onusiens, il arrive que ce soit le Secrétaire général qui procède aux nominations sous le contrôle de l’Assemblée générale. Les luttes de pouvoir sont permanentes et parfois très vives.

On pourrait croire que les puissances « révisionnistes » d’aujourd’hui délaissent ces jeux pour s’adonner aux pures logiques de rapports de forces. En réalité, leur attitude est plus subtile, démontrant que l’ordre international est en transition : affaibli, il n’en demeure pas moins une référence. En quelques années, la Chine a ainsi obtenu la direction de plusieurs OI : l’Organisation de l’aviation civile internationale (Icao), l’Union internationale des télécommunications (ITU), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et, depuis 2019, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes.

De leurs côtés, les États-Unis ont récemment placé des ressortissants à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation internationale des douanes. Ils ont obtenu de haute lutte la direction de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en 2023 après un processus électoral à rebondissements à l’intérieur de l’organisation. Notons que l’OIM a été créée à l’initiative des États-Unis pour contrer l’influence supposée de l’URSS au HCR.

Fidèle à une certaine circonspection historique, la Russie soutient des candidats mais ne brigue que rarement la tête d’organisations. Elle s’assure en revanche de l’élection de ses représentants dans les comités et conseils de l’ONU. Américains et Européens se partagent depuis 1944 les directions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au grand dam des pays du Sud qui réclament une meilleure représentation dans ces institutions essentielles au développement. Ces deux institutions, créées en 1944 à Bretton Woods, sont gouvernées selon la richesse de leurs membres : plus le produit intérieur brut d’un État est élevé, plus il a de poids dans les instances de direction, notamment des droits de vote. Mais la répartition des pouvoirs a été fixée en 1944 et sa modification appelle un consensus inatteignable pour l’instant, les pays industrialisés dominant ces institutions.

Les pays du Sud, soutenus par les Brics, demandent officiellement une répartition plus équitable des droits de vote et une place plus juste au sein des conseils d’administration. Le sujet est régulièrement abordé dans les discussions internationales et au sein des organes de l’ONU. C’est l’un des enjeux des réformes discutées en 2024. Ces batailles sont souvent méconnues du grand public mais révélatrices d’un entre-deux qui voit les États prendre des libertés avec l’ordre international sans pour autant le contester tout à fait.

À lire aussi... Dominique de Villepin : Discours à l’ONU

Un étau se forme autour des OI, entre des États amnésiques, saisis des vertiges identitaires, et des reproches de plus en plus forts, aussi menaçant que contradictoires. D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes. Une fois de plus, les gouvernements évacuent leurs propres responsabilités : n’apposent-ils pas leur signature au bas des traités ? N’envoient-ils pas des émissaires et des fonctionnaires dans les OI ? Peuvent-ils raisonnablement prétendre que l’ONU est la cause des passions identitaires qui fracturent l’espace public ?

L’organisation internationale a un caractère contingent, c’est-à-dire qu’elle constitue une solution provisoire aux problèmes de l’action collective : elle propose des réponses partielles et plus ou moins durables aux besoins d’actions. On a vu des institutions communes se transformer au gré des besoins. Ainsi, entre 1947 et 1995, le commerce mondial n’était régi que par un accord de coordination, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, plus connu sous son acronyme anglais, Gatt. En 1995, les États ont décidé de créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un Organe de règlement des différends.

Certes, l’ONU peut se transformer et évoluer, mais la SDN a montré que les organisations n’étaient pas non plus immortelles. Leur vie et leur survie dépendent de l’intérêt que les États y trouvent. Les tensions internationales actuelles sont inédites par leur intensité et leur généralité, même si le monde fut, au cours de la guerre froide, au bord de grandes déflagrations comme en 1962 au moment de la crise de Cuba. Dans le langage diplomatique et à l’ONU, on s’inquiète de l’absence de « cordes de rappel », c’est-à-dire de solutions pour réactiver le dialogue quand les tensions montent. C’est l’engagement des États qui ont signé la Charte de San Francisco, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme en 1945, qui semble s’émousser. Un risque grandit, celui de la rechute non seulement nos alcooliques anonymes se sont repris de boisson mais ils ne prennent même plus la peine de dissimuler les bouteilles. C’est pourquoi un sursaut est nécessaire et urgent.

Notes :

[1] Yves Schemeil, The Making of the World: How International Organizations Shape Our Future, Verlag Barbara Budrig, 2023.

[2] Frédéric Thomas, L’Échec humanitaire : Le Cas haïtien, Éditions Couleur livre, 2012.

[3] Lire Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU, Presses de Science Po, 2024.

06.01.2025 à 20:53

« Les luttes antiracistes sont réduites à des enjeux symboliques » – Entretien avec Florian Gulli

la Rédaction
img
White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime […]
Texte intégral (2541 mots)

White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime que l’égalité des droits étant conquise, l’antiracisme est réductible à un problème individuel, qu’il n’y a pas lieu de politiser. Dans L’antiracisme trahi (PUF, 2022), Florian Gulli critique ces deux approches de l’antiracisme, auxquelles il reproche d’occulter les causes matérielles du racisme. Il défend une troisième voie, fondée sur une approche « matérialiste » et une tradition marxiste. Après la publication d’un article critique de la notion d’intersectionnalité », nous ouvrons de nouveau nos colonnes à Florian Gulli pour un entretien.

En août dernier, la rédaction du Vent Se Lève s’était rendue aux Universités d’été des principaux partis de gauche. À celle du Parti communiste français, nous nous étions entretenus avec Florian Gulli au sujet de son ouvrage NDLR.

LVSL – On a souvent tendance à dire qu’un antiracisme à la sauce américaine s’est imposé en Europe. Votre livre met en avant une réalité peu connue : aux États-Unis, l’antiracisme dominant ne fait pas consensus. Des traditions antiracistes minoritaire – notamment matérialistes – ont été opportunément mises de côté. Quelles sont-elles ?

Florian Gulli – L’objectif de mon livre était de retracer une généalogie de l’antiracisme et de montrer que certains débats avaient été occultés. J’aborde en particulier les années 1960 aux États-Unis. À cette époque, il existe un antiracisme que l’on peut considérer comme un ancêtre des approches décoloniales, mais qui est immédiatement concurrencé par un autre courant, d’inspiration matérialiste et marxiste. Les Black Panthers, par exemple, n’étaient pas des nationalistes noirs : ils avaient une approche marxiste de la lutte antiraciste.

Ce que j’ai découvert en approfondissant mes recherches, c’est que ce débat ne date pas des années 1960. Il remonte aux années 1920. À cette époque, on observe une opposition entre les marxistes et ceux qui adoptent une lecture uniquement « raciale » des inégalités. Ce qui est paradoxal, c’est que les marxistes, en particulier les intellectuels afro-américains, intégraient pleinement la dimension « raciale » dans leur analyse. Ils ne niaient pas son importance, mais ils refusaient de réduire toute analyse à ce seul facteur. En revanche, d’autres courants se focalisaient exclusivement sur la couleur de peau.

Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Des travaux très intéressants, autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits

Un exemple marquant des années 1920 est l’intellectuel Abram Harris, qui a écrit The Black Worker et forgé le terme « racialisme » – il entend par là cette frange de l’antiracisme qui pratique un réductionnisme fondé sur la couleur de peau. Pour Harris, les « racialistes » ne sont pas des ennemis, car ils luttent eux aussi contre le racisme blanc, mais ils focalisent toute leur analyse sur la « race », au détriment d’autres facteurs comme la classe sociale. Cette tension entre les approches « racialistes » et matérialistes traverse toute l’histoire de la lutte contre le racisme.

LVSL – Vous évoquez dans votre livre W.E.B. Du Bois, souvent considéré comme une figure majeure de l’antiracisme « socialiste » aux États-Unis.Vous soulignez cependant une dimension quasi-aristocratique dans sa pensée, notamment son mépris relatif envers les travailleurs.

FG – Oui, W.E.B. Du Bois est une figure complexe. Il a évolué au fil de sa vie. Dans les années 1920, il avait une approche très élitiste : il pensait qu’une petite élite noire pouvait émanciper l’ensemble des Afro-Américains. Il a eu des propos assez durs envers les travailleurs, noirs et blanc. Dans les années 1930, Du Bois s’est cependant rapproché du marxisme et a même fini par rejoindre le Parti communiste. Dans ses écrits ultérieurs, il analyse des phénomènes comme la fuite des travailleurs noirs des plantations pendant la guerre de Sécession en termes de « grève générale », ce qui reflète une approche marxiste.

Un autre aspect souvent discuté est sa notion de « salaire psychologique ». Il fait référence à l’idée que les travailleurs blancs tirent un certain bénéfice symbolique du système raciste, un sentiment de supériorité. Abram Harris, que j’ai mentionné, critique cette idée. Il estime qu’en se focalisant sur cet aspect, on néglige le rôle central des élites économiques et politiques qui ont mis en place des lois ségrégationnistes comme celles du « système Jim Crow » [référence au régime juridique qui a institué une ségrégation raciale particulièrement brutale dans le sud des États-Unis durant plusieurs décennies au XIXè siècle NDLR]. Ce ne sont pas les travailleurs blancs qui ont créé ces lois, mais bien les élites du Sud, qui ont joué un rôle structurant dans l’institutionnalisation du racisme.

LVSL – Le « système Jim Crow », que vous mentionnez, a porté la violence et l’essentialisme raciste à une intensité rarement vues dans l’histoire. Le sociologue Loïc Wacquant parle à son sujet de « terrorisme de caste ». Pensez-vous que cette période spécifique a été abusivement généralisée, et que cela empêche de penser les différentes formes de racisme – aux États-Unis et ailleurs – dans leur spécificité ?

FG – Comme le montre l’historien Loïc Wacqant dans son livre Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, cette généralisation peut conduire à des comparaisons abusives qui banalisent complètement l’ampleur de ce régime ségrégationniste. Jim Crow est un régime spécifique, ancré dans un contexte historique précis. Dire qu’il se reproduit sous d’autres formes aujourd’hui, c’est méconnaître les spécificités historiques.

À lire aussi... Le terrorisme de caste en Amérique par Loïc Wacquant

Les analyses marxistes du racisme, comme celles d’Oliver Cox, insistaient sur le rôle central de la classe dominante dans la mise en place de systèmes racistes comme Jim Crow. Mais il ne faut pas en faire un modèle général applicable à toutes les époques et à tous les contextes. Une partie de l’antiracisme contemporain tend à essentialiser ces analyses, à figer le racisme colonial ou Jim Crow comme des schémas universels, alors que chaque période historique demande une analyse spécifique.

Si on considère une partie des classes populaires comme irrémédiablement racistes, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Cela n’a aucun sens de dire qu’aujourd’hui, par exemple, la classe dominante américaine contrôle absolument tout dans le racisme contemporain. Les analyses marxistes des systèmes comme Jim Crow, par exemple, ont fait un excellent travail, mais il ne fallait pas leur donner une portée générale qu’elles n’avaient pas.

Le marxisme, à son meilleur, analyse des moments historiques précis. Il n’y a pas de modèle général du racisme, ni un « modèle Jim Crow » applicable partout ou à toutes les époques. Chaque contexte doit être réévalué. Pourtant, ce que l’antiracisme actuel fait trop rarement, c’est précisément cette réévaluation. Souvent, il fige les choses dans une vision intemporelle et universelle.

Par exemple, avec le racisme colonial, on prend le pire moment historique — l’apogée de la ségrégation ou de l’esclavage — et on agit comme si ce système se reproduisait à l’infini, sous des formes identiques. C’est là qu’intervient une escalade conceptuelle qui vient surtout des États-Unis.

LVSL – Comment expliquez-vous que sur le Vieux continent, les traditions minoritaires ou dissidentes de l’antiracisme américain (matérialiste notamment) aient eu si peu d’échos ?

FG – Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Les analyses focalisées sur la race sont celles qui arrivent jusqu’à nous, tandis que des travaux très intéressants, comme ceux autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits. Cela donne une fausse impression que toutes les analyses américaines sont « racialistes » au sens d’Abram Harris, ce qui est loin d’être le cas.

Côté militant, en France, cette hégémonie vient d’un vide à combler. Il n’y avait rien, ou presque, pour structurer une pensée antiraciste solide. Donc, dès qu’une analyse issue des États-Unis est arrivée, elle a été adoptée, parfois sans recul critique.

LVSL – Vous critiquez également un antiracisme « libéral ». Vous insistez sur le fait qu’on ne doit pas basculer dans un antiracisme consensuel et naïf simplement parce que l’on refuse l’antiracisme « racialiste ». Pouvez-vous rappeler quelques mots votre critique de l’antiracisme « libéral » ?

Florian Gulli – L’antiracisme libéral, c’est essentiellement un projet de diversification des élites. On veut davantage de diversité dans les conseils d’administration, sur les plateaux télé, ou encore dans les institutions politiques. Cela s’accompagne souvent d’une éducation antiraciste qui, en soi, n’est pas mauvaise. Mais cette approche est parfaitement compatible avec le maintien de quartiers populaires enfoncés dans la misère.

Souvent, cet antiracisme se contente de puiser les éléments les plus « prometteurs » dans ces quartiers — les meilleurs talents — tout en laissant le reste s’effondrer. C’est un antiracisme symbolique, centré sur des gestes de façade : Amazon qui brandit des slogans inclusifs tout en pratiquant un management destructeur, par exemple.

En France, depuis les années 1980, cette approche s’accompagne d’un mépris total pour les classes populaires blanches, perçues comme racistes, homophobes, ou arriérées. Il y a une forme de « racisme de l’intelligence » qui consiste à discréditer ces populations comme irrémédiablement fâchées avec la modernité. Ce mépris alimente en retour la montée de l’extrême droite.

Cet antiracisme libéral est également paternaliste envers les minorités. On les considère rarement comme des égaux. Lorsque Jean-Luc Mélenchon s’adresse « aux musulmans », ne court-il pas le risque, même avec les meilleures intentions, à les réduire à leur identité religieuse ?

LVSL – Jean-Luc Mélenchon se fonde sur le concept de « créolisation », qu’il emprunte à Édouard Glissant. D’un concept poétique pensé pour décrire la France ultra-marine, il en infère un concept politique, pensé pour le territoire français dans son ensemble. Qu’en pensez-vous ?

Florian Gulli – Chez Jean-Luc Mélenchon, ce terme semblait parfois suggérer que le problème principal en France était l’incapacité des gens à accepter cette « créolisation ». Cela revenait à dire que si tout le monde acceptait la diversité comme une évidence, alors l’extrême droite disparaîtrait.

À lire aussi... Créolisation : d’Édouard Glissant à Jean-Luc Mélenchon

Je trouve cela problématique, car cette vision minimise des réalités concrètes : les tensions urbaines, les attentats, ou encore les peurs – légitimes ou exagérées – qui nourrissent des représentations racistes. Réduire cela à un simple blocage psychologique — « les gens doivent changer leur mentalité » —, c’est ignorer la base matérielle qui produit ces tensions. Une analyse matérialiste ne devrait-elle pas partir des causes matérielles du racisme ?

LVSL – Quel peut être l’apport du marxisme à la lutte antiraciste ?

Florian Gulli – Le marxisme offre des outils pour penser les conditions économiques et sociales qui nourrissent les représentations racistes. J’ai publié une anthologie aux éditions de l’humanité (Antiracisme. 150 ans de combats, 2022), qui rassemble 40 textes montrant la richesse de cette tradition.

Il n’existe pas de modèle général pour penser le racisme. Chaque contexte doit être analysé dans ses particularités : l’apartheid en Afrique du Sud, les tensions urbaines en France, ou les nouvelles formes de discrimination contemporaines. Le marxisme permet de chercher le terreau sur lequel ces représentations se développent.

Aujourd’hui, cependant, tout semble réduit au symbolique ou à l’inconscient collectif. Cela conduit à des solutions abstraites, comme l’idée d’une « thérapie générale » de la société, plutôt qu’à des actions concrètes pour résoudre des problèmes matériels.

LVSL – Pensez-vous que cette réduction au symbolique mène à exclure une partie des classes populaires ?

FG – Oui, et c’est justement ce que je critique. En ignorant les causes matérielles du racisme, on abandonne de facto les classes populaires. Si on les considère comme irrémédiablement racistes, on leur tourne le dos. Mais dans ce cas, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Il faut revenir aux causes matérielles. Cela permet de proposer des solutions concrètes à des problèmes réels. Le rôle de chaînes comme CNews doit être appréhendé. C’est un facteur important, mais entre 2015 et 2019, la France a aussi connu des attentats et de nombreuses tentatives déjouées. Cela a un impact évident sur les représentations collectives. Pourquoi la gauche évite-t-elle ces sujets ?

05.01.2025 à 00:53

Pour gagner, la gauche doit-elle en revenir aux partis de masse ?

Cihan Tuğal
img
Si la stratégie populiste a permis de reconstruire la gauche radicale dans de nombreux pays, cette approche se heurte à plusieurs difficultés. Son rejet de l'horizon du parti de masse et de la classe sociale comme référent mérite d'être interrogé.
Texte intégral (3847 mots)

Hugo Chávez, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, les Indignados, SYRIZA, la France insoumise… Depuis le commencement du XXIème siècle, une série de mouvements et de leaders contestent l’ordre, en-dehors des partis traditionnels. Ils mobilisent un imaginaire, une rhétorique et une stratégie qualifiés de « populiste » : clivage entre élites et peuple, mobilisation des affects, tentatives-éclair de prendre le pouvoir. Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles à l’analyse des mérites de cette approche politique, notamment théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Le populisme comporte pourtant un certain nombre de taches aveugles. Et en premier lieu le rejet du parti de masse comme forme d’organisation et de la classe sociale comme référent. Contre l’horizon socialiste d’une conquête d’hégémonie, la stratégie populiste envisage la prise de pouvoir comme un hold-up électoral. Et se fracasse contre les intérêts dominants lorsqu’elle y parvient par miracle. C’est ce que défend Cihan Tuğal, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley.

Depuis près de deux décennies, les sciences sociales critiques désignent le « néolibéralisme » comme la principale source de nos problèmes. Bien que cette analyse soit juste, elle présente un angle mort : les mouvements de gauche – en particulier ceux centrés sur les travailleurs -, sont en profonde crise depuis la fin des années 1960, qui précède l’ère néolibérale. Non sans ironie, les années 1960 sont aujourd’hui perçues non comme un moment de crise, mais d’explosion de créativité militante préfigurant une révolution avortée [la décennie 1960 voit de multiples contestations de l’ordre établi, en dehors du cadre des partis ouvriers traditionnels, ndlr]. C’est pourtant à cette époque que les partis de gauche ont progressivement perdu leur emprise sur les masses. Sur leurs ruines, des « nouveaux mouvements sociaux » ont émergé [centré sur des luttes citoyennes, écologistes, féministes ou anti-racistes, ndlr] ; ils auraient pu réorganiser les vieux partis socialistes et communistes, ou les remplacer par de nouveaux partis de masse, mais ils n’ont jamais poursuivi un tel objectif « hégémonique ».

Au lieu de cela, ils ont accru la désorganisation de la gauche. L’avertissement d’Eric Hobsbawm, qui attirait l’attention sur cette crise, a été éclipsé par l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque [1]. Le néolibéralisme a émergé sur ce terrain socio-politique désorganisé. La critique « anti-bureaucratique » des États-providence a joué un rôle particulier dans la consolidation du néolibéralisme [2].

Contrairement aux intentions de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, leur oeuvre est restée dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux » mais comme une célébration de leur diversité.

Le ralentissement du mouvement ouvrier et la perte de l’ancrage ouvrier des partis de gauche ont été les principaux moteurs de ce processus. Ces évolutions ont été délibérément imposées d’en haut (par les États, la bourgeoisie, ainsi que par les directions syndicales et partisanes). De nombreux intellectuels et militants de gauche y ont contribué en prenant leurs distances avec ces sphères.

Des « nouveaux mouvements sociaux » aux « révoltes sans leaders »

Dans les années 1980 et 1990, la gauche a concentré la majeure partie de ses énergies sur les « nouveaux mouvements sociaux ». Dans les régions où elle a rencontré le plus de succès, elle a utilisé ces mouvements pour encercler les partis établis. Alors que tous les partis traditionnels s’unissaient autour du néolibéralisme sur le plan économique, ces mouvements ont radicalisé le centre-gauche et ce qui subsistait de « la vraie gauche » sur les enjeux anti-racistes, de genre et environnementaux. Il ne restait que quelques rares intellectuels pour déplorer que la dimension de classe de ces questions n’ait pas été prise en compte. La majeure partie de la gauche occidentale s’est contentée d’une stratégie visant à « radicaliser » le système de l’intérieur, comme le proposaient Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemonie et Stratégie Socialiste [3].

À lire aussi... RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAI…

Cependant, cela devait autant à l’idéologie spontanée des « nouveaux mouvements sociaux » qu’à des processus structurels bien plus profonds. Hégémonie et stratégie socialiste a reconnu le risque de fragmentation que cette trajectoire pouvait entraîner et, suivant Gramsci, a proposé une stratégie visant à l’« articulation » des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, sous l’influence du culturalisme qui prévalait à l’époque, Mouffe et Laclau ont rejeté l’orientation de classe qui pouvait précisément fournir cette articulation ; ils ont développé des propositions stratégiques confinées au langage, sans évoquer les formes organisationnelles qui devaient constituer l’ossature de cette articulation ; ils ont, enfin, tourné le dos à l’idée que la politique ne pouvait exister qu’à travers la confrontation de deux camps antagonistes, élément fondamental de la pensée et de l’action de Gramsci [là où Gramsci, en marxiste, estime que les enjeux politiques sont essentiellement polarisés en fonction d’antagonismes de classe indépassables, Mouffe et Laclau, sans nier l’existence de la lutte des classes, envisagent l’identité des camps « adversaires » de manière bien plus fluctuante, en fonction des luttes articulées par les « nouveaux mouvements sociaux », ndlr].

Ainsi, contrairement aux intentions des auteurs, Hégémonie et stratégie socialiste est resté dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux », mais comme une célébration de leur diversité.

Manifestement, le système refusait de se « radicaliser » de l’intérieur sous la pression des « nouveaux mouvements sociaux ». De leur échec ont jailli deux nouvelles voies dans les années 2010 : des « révoltes sans leaders » et des partis « populistes ». Les bases de ces phénomènes avaient été posées depuis la fin des années 1990. Du mouvement zapatiste aux protestations contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, des contestations massives émergeaient aux quatre coins du monde. Dans le même temps, l’officier progressiste Hugo Chávez était élu président au Venezuela – première manifestation d’une vague « populiste » qui devait déferler sur l’Amérique latine les années suivantes.

Bien que ces développements semblaient largement confinés aux frontières de la région, la crise financière de 2008 a mobilisé des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. Des révoltes à l’apparence révolutionnaire ont éclos dans les années 2009-2013, dont l’objectif divergeait selon les spécificités géographiques [du mouvement des indignados en Espagne aux « printemps arabes », ndlr]. Mais un esprit libertaire général en était le dénominateur commun. À son apogée, autour de 2011, cette vague a reçu un large soutien, aussi bien de la gauche radicale que d’une partie de l’establishment progressiste. Ces soulèvements semblaient indiquer l’inutilité de leaders, d’organisations, d’idéologies. Même en leur absence, ne s’opposait-on pas aux dictatures et aux marchés financiers ?

L’enthousiasme devait lentement retomber. Ces révoltes, qui n’avaient pas donné une direction concrète ni une méthode générale, ont fini par être balayées à peu près partout – et ont justifié un tour de vis autoritaire. Les graines de la coalition AKP en Turquie ont été semées après la défaite de la révolte de Gezi [4]. En Égypte, le règne d’Hosni Moubarak a été fait place à la dictature encore plus brutale (et pro-saoudienne) d’Al-Sissi. Le destin de la Syrie se passe de commentaire : avant que la révolte ne devienne un mouvement à part entière, elle s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et l’Iran d’un côté, les États-Unis et l’Arabie Saoudite de l’autre. Le pays ne s’est pas seulement complètement effondré ; le système a encore gagné en autoritarisme.

De nombreux éléments d’un soulèvement similaire au Brésil ont amorcé le processus qui a conduit à la formation d’un nouveau front conservateur ayant permis à l’extrême droite de porter Bolsonaro au pouvoir. La spécificité de la Tunisie – seule exception pendant quelques années, avant un rétablissement autoritaire – était que la révolte s’est développée sous l’influence des partis et des syndicats (même si ces derniers n’en étaient pas les initiateurs).

Enlisement de la gauche populiste

La défaite des soulèvements à connotation libertaire du début des années 2010 a déplacé l’attention vers les élections. Les « nouveaux mouvements sociaux » puis les révoltes avaient échoué à changer le système. Peut-être qu’une révolte anti-establishment par les urnes, poussée par des mouvements extérieurs aux partis établis, pourrait aboutir à des résultats différents ?

Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France Insoumise en France sont devenus les porte-étendards de cet état d’esprit « populiste » en Europe. D’autres représentants plus indirects de cette même vague, comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont émergé de partis traditionnels, dans des systèmes politiques bipartisans. Malgré leurs liens respectifs avec les Democratic Socialists of America et la mouvance trotskyste, c’est comme leaders individuels qu’ils se présentaient devant les masses, plutôt que comme représentants d’organisations socialistes traditionnelles. Les stratèges de ces mouvements – notamment en Espagne et en Grèce – ont rendu hommage à un autre livre d’Ernesto Laclau. Hégémonie et stratégie socialiste avait « spontanément » coïncidé avec l’état d’esprit des années 1980 et 1990.

Le livre d’Ernesto Laclau de 2005, De la raison populiste, a été plus explicitement utilisé comme « manuel » par les leaders « populistes » [5][6]. Ce nouveau livre est qu’il nuance de nombreux aspects du précédent. Hégémonie et stratégie socialiste rompait avec le marxisme de Gramsci sur deux points centraux : la polarisation essentielle de la politique autour de deux camps antagonistes, et la centralité des classes sociales. Dans son ouvrage de 2005, Laclau effectue un véritable retournement, sans l’assumer complètement. Il admet que la politique se polarise autour de deux camps, mais continue de rejeter la centralité de la classe. Ce n’est pas la lutte des classes qui mobilise le peuple contre l’oligarchie : c’est un leader.

À lire aussi... Le populisme en 10 questions

Bien sûr, une simple analyse sociologique des organisations « populistes » permet de comprendre pourquoi. Les réseaux sociaux, qui avaient prouvé leur efficacité lors des révoltes, ont créé une nouvelle bulle d’espoir : l’explosion qu’ils avaient (ou semblaient avoir) provoquée dans les rues pourrait désormais se refléter dans les urnes. Il n’était plus nécessaire, semblait-il, de passer des années à s’organiser dans les quartiers ou sur les lieux de travail, comme les partis de masse le proposaient traditionnellement.

En Grèce, cette logique « populiste » a conduit à l’ascension miraculeuse de la gauche. Syriza, petit parti quelques années plus tôt, est arrivé au pouvoir avec plus de 35 % des voix début 2015.

Cependant, le vide organisationnel du parti avait empêché qu’une stratégie organisée s’élabore contre l’Union européenne – d’où la défaite toute aussi fulgurante de ce parti face à Bruxelles. Quelques mois après son élection, Syriza annonçait aux marchés qu’il ne poursuivrait pas une politique économique très différente de celle du centre-gauche et du centre-droit qu’il avait remplacés. Le parti espagnol « populiste » Podemos, quant à lui, n’a pas même dirigé un gouvernement.

En Bolivie et au Venezuela, une stratégie « populiste » a permis des résultats plus tangibles. Mais ceux-ci ont finalement été contrecarrés par les limites imposées par le cadre néolibéral. Les structures économiques et écologiques de ces deux pays imposaient déjà certaines limites à la construction du socialisme – but affiché aussi bien par Hugo Chavez qu’Evo Morales. Aujourd’hui, le Venezuela subsiste presque entièrement grâce à une économie fondée sur le pétrole. Au lieu d’avoir diversifié l’économie par une dynamique fondée sur l’organisation des travailleurs, le chavisme a préféré redistribuer une rente pétrolière instable – à grand renfort de confrontations bruyantes entre son leaders charismatique et l’oligarchie.

Ce « populisme économique », au sens étroit du terme, a produit des résultats spectaculaires dans un premier temps, mais il n’a pas empêché la catastrophe économique qui a commencé avec la chute du cours du baril en 2013. Le blocus américain a bien entendu contribué à détruire ce qu’il restait de « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela. Depuis, le seul projet du mouvement chaviste demeure de prolonger l’hégémonie du nouveau leader – Nicolas Maduro – contre les tentatives américaines de le renverser.

Contrairement au Venezuela, on trouve en Bolivie des organisations autonomes bien plus fortes. Le parti socialiste MAS (Mouvement vers le socialisme), contrairement à celui de Chávez, est organiquement lié à des structures syndicales ou indigènes. Le MAS, dans des conditions plus favorables que le Venezuela pour initier un projet socialiste, s’est heurté aux structure d’airain de l’économie mondiale. Son projet d’industrialisation et de diversification économique est demeuré balbutiant, et la Bolivie est essentiellement demeurée une exportatrice de matière premières. Comme au Venezuela, les socialistes boliviens savaient que ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une mobilisation continentale plus large. Ils ont essayé d’étendre leur vision socialiste à l’Amérique latine, dans le contexte d’une hégémonie de gauche plus large, et ont échoué.

Pourquoi ces deux expériences sont-elles restées relativement isolées ? En 2011, il semblait que presque toute l’Amérique du Sud était gouvernée par des gouvernements de gauche. Si le Venezuela et la Bolivie ont bénéficié du soutient inconditionnel de Cuba (ou de l’Équateur sous Rafael Correa), les conditions structurelles et idéologiques n’étaient favorables à des variantes de leur socialisme dans les autres pays. Dans une grande partie de l’Amérique latine, la « vague rose » était incarnée par une gauche plus modérée. Et celle-ci gouvernait dans les pays les plus puissants et influents, au Brésil et en Argentine.

Dans les médias traditionnels et le milieu académique, c’est principalement sous l’angle de l’« autoritarisme » que l’on a analysé les divergences entre la gauche bolivienne et vénézuélienne d’une part, argentine et brésilienne de l’autre. Le véritable facteur est ailleurs : celles-ci n’ont pas touché aux rapports fondamentaux de propriété. Si en Bolivie et au Venezuela, une partie significative des ressources naturelles ont été nationalisées, aucune tentative n’a été effectuée en ce sens au Brésil.

Le Parti des travailleurs (PT) brésilien était le produit d’une classe ouvrière militante qui avait lutté contre la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985, puis contre les décennies néolibérales suivantes. Au début des années 2000, Lula, leader syndical qui était entré en politique après avoir été forgé par les luttes contre la dictature, affirmait encore vouloir construire le socialisme. Mais ces rêves ont rencontré deux obstacles majeurs.

À lire aussi... Lula face à l’agro-business : un difficile exercice d’équili…

D’abord, à mesure que le PT gouvernait, les anciens organisateurs syndicaux se fondaient dans la bureaucratie et même la gestion du pouvoir économique sans barguigner. Et ils développaient un ethos conservateurs plutôt que révolutionnaire à mesure que les années passaient [7]. Surtout, à mesure que l’économie occidentale stagnait sous le poids de la hausse des prix des matières premières, les pays du BRICS ont saisi cette opportunité pour bénéficier d’un taux de croissance confortable. Ainsi, les objectifs à long terme d’une économie durable et d’un plus grand contrôle des travailleurs ont progressivement été remplacés par la distribution des revenus d’exportation aux pauvres. Bien qu’il ait accru son soutien et son prestige parmi les plus pauvres, le PT n’a pas réussi à les organiser – il a même contribué à la démobilisation de sa propre base de travailleurs. Malgré quelques mesures favorables à l’environnement, l’importance continue des exportations basées sur l’agriculture industrielle a également élargi le fossé entre le PT d’une part et les peuples indigènes et le mouvement paysan sans terre (MST) d’autre part.

Ayant perdu la force de frappe d’une base organisée dans les années 2010, le PT a commencé à reproduire les dynamiques du chavisme – avec sa touche de centre-gauche. La raison de sa chute n’a pas été un embargo américain, comme cela a été le cas au Venezuela, mais la chute du prix des matières premières à partir du milieu des années 2010. La présidente Dilma Rousseff, qui n’avait aucun autre pouvoir que de distribuer l’excédent des exportations à la population, a perdu sa légitimité lorsque ce gâteau s’est rétréci. Une simple révolution de palais a suffi pour l’expulser du pouvoir.

Aujourd’hui, le simple rejet de Bolsonaro et le rétablissement du consensus démocratique a permis au PT de revenir au pouvoir en 2022, comme deux décennies plus tôt – la promesse du socialisme en moins. Cette fois, sans base organisée et dans un contexte de prix modéré des matières premières, la puissance exportatrice brésilienne a perdu de sa superbe. Et si cela était nécessaire, le poids de la bourgeoisie dans la nouvelle coalition PT empêchera probablement toute initiative ambitieuse dans le sens des classes populaires.

Vers une organisation du XXIe siècle

En Europe ou en Amérique latine, de sérieux obstacles ont freiné les expériences « populistes ». Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux. Les outils de l’État peuvent être utilisés, mais les cadres néolibéraux de l’économie globale constituent des obstacles qui poseront tôt ou tard des problèmes à des leaderships « populistes » sans base organisée.

Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux.

Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire avant que les forces de gauche ne commencent à « arriver au pouvoir ». À l’exception de quelques pays comme le Brésil, la Bolivie et la Grèce, l’influence corruptrice des sièges de gouvernement est trop lointaine pour que la gauche puisse en rêver. Pourtant, les limites de ces expériences imposent une réflexion sur le retour de la classe comme sujet politique et le parti de masse comme organisation.

En résumé, nous sommes dans un état de désarroi général. L’évanouissement des « révoltes sans leaders », la défaite (en Europe occidentale et aux États-Unis) ou la dégénérescence (au Venezuela) du « populisme » accroît la démoralisation de la gauche. Néanmoins, il est utile de se rappeler que la situation générale pour la gauche aujourd’hui est bien meilleure que dans les années 1990, lorsqu’elle semblait condamnée à choisir entre des « nouveaux mouvements sociaux » en pleine expansion et un néolibéralisme de gauche.

Les révoltes « sans chefs », l’explosion « populiste » de gauche et, bien sûr, la crise de l’impérialisme ont remis la contestation du capitalisme à l’agenda. Mais un autre problème point : face à la désorganisation persistante de la gauche, c’est désormais la droite anti-establishment qui parvient (de manière superficielle et temporaire) à incarner l’alternative. L’énergie soulevée par les mouvements à connotation libertaire des années 2010, par les expériences « populistes », doit être canalisée dans des organisations de classe et un parti structuré autour de cadres.

Notes :

[1] Eric Hobsbawm (1978). “The Forward March of Labor Halted?” Marxism Today 22/9, 279-287

[2] Luc Boltansky and Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalism. Gallimard; Johanna Bockman (2011). Markets in the Name of Socialism: the Left-Wing Origins of Neoliberalism. Stanford University Press

[3] Ernesto Laclau and Chantal Mouffe (1985). Hegemony and Socialist Strategy: towards a Radical Democratic Politics. Verso Press

[4] Cihan Tuğal, “Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions.” Historical Materialism (published online ahead of print 2024), https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360

[5] Arthur Borrielo et Anton Jager (2023). The Populist Moment: The Left after the Great Recession. Verso Books

[6] Ernesto Laclau (2005). On Populist Reason. Verso Books

[7] Ruy Braga. 2018. The Politics of the Precariat: From Populism to Lulista Hegemony. Brill.

Article originellement publié sur LeftEast, traduit et édité pour LVSL.

30.12.2024 à 20:56

Ukraine : emprunter le douloureux chemin vers la paix

David Broder
img
Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne […]
Texte intégral (2320 mots)

Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne rend pourtant pas l’option maximaliste plus légitime. Une escalade entre l’Occident et Moscou serait désastreuse pour les civils ukrainiens – et européens. S’il est difficile de dire quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter, le douloureux chemin vers la fin du conflit doit être entrepris. Par David Broder, traduction Manuel Trimaille [1].

« Restez raisonnable ». Après que l’administration Biden a autorisé l’armée ukrainienne à attaquer des cibles en territoire russe par l’intermédiaire de leurs missiles longue portée, Emmanuel Macron a exhorté Moscou à ne pas réagir de manière excessive. Les autorités russes ont déclaré que les frappes de missiles ATACMS (Missile balistique tactique sol-sol à sous-munitions) impliquaient nécessairement

L’appel à la « raison » d’Emmanuel Macron n’est guère rassurant. Cela revient à s’en remettre à l’espoir qu’en dépit des déclarations antérieures clamant la folie des dirigeants russes, ceux-ci pourraient à présent tempérer leur fureur vengeresse par des considérations rationnelles !

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent.

Les frappes de missiles ATACMS sur le territoire russe ont été présentées par les porte-paroles de l’administration Biden comme un changement de tactique en réponse à l’annonce de la mobilisation de soldats nord-coréens pour déloger les troupes ukrainiennes de l’oblast russe de Koursk. Cet argument ne convainc personne. Joe Biden a longtemps considéré ces frappes comme une ligne à ne pas franchir pour ne pas provoquer de représailles de la Russie – une position qu’il a aujourd’hui abandonnée, au terme de son mandat. Cette démarche s’inscrit également dans un contexte de transition administrative fédérale : selon les mots d’Anatol Lieven, il s’agit ou bien de forcer Donald Trump à ne pas abandonner l’Ukraine, ou bien renforcer la position de l’Ukraine en vue des négociations de paix.

L’annonce de l’utilisation par la Russie d’un missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) contre l’Ukraine a mis à mal l’idée que la politique de l’administration Biden allait faire reculer Vladimir Poutine. Cette riposte offre un avant-goût de ce dont l’armée russe est capable – sans missile nucléaire pour l’instant. La thèse d’un renforcement de la position de l’Ukraine dans les négociations semble également loin de la réalité. S’exprimant sur Fox News, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui jusqu’ici insistait sur la nécessité d’expulser les troupes russes de la moindre parcelle de son territoire, est revenu sur sa position. Il a déclaré que «  des dizaines de milliers de [ses] concitoyens ne pouvaient pas périr » pour le bien de la Crimée. Annexée en 2014, la péninsule peut, selon lui, être récupérée par la « voie diplomatique » – ce qui revient à botter en touche.

« Notre combat à tous ? »

La stratégie de Zelensky a longtemps été d’internationaliser la guerre, ou du moins de l’occidentaliser, en la présentant comme une lutte existentielle pour l’Europe et les États-Unis. Côté occidental, des signes de lassitude commencent à poindre. Certains représentant de l’UE envisagent la remilitarisation – et donc de prendre le relais si Trump refuse de continuer à aider l’Ukraine – mais ce point de vue est loin de faire l’unanimité. À l’approche des élections allemandes prévues en février, le chancelier Olaf Scholz, peu convaincant, semble plutôt soucieux d’assouplir sa position. Son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine – le premier depuis deux ans – a été largement perçu comme une réponse aux demandes de mettre fin à la guerre, un désir qui alimente aujourd’hui le soutien au mouvement d’extrême droit Alternative für Deutschland et au parti éclectique de Sahra Wagenknecht. Enlisé dans les crises budgétaires, Scholz cherche à se positionner dans l’interstice entre ces forces dissidentes et un establishment plus belliqueux.

Les « experts » qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles russes. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime.

Plus largement, la politique occidentale oscille entre tentation isolationniste et fuite en avant belliciste – celle-ci étant même présentée comme un potentiel levier de réindustrialisation ! Mais même en Ukraine, de nombreux signes indiquent que la mobilisation contre l’invasion de février 2022 ne peut durer pour toujours. Si déserteurs ou d’objecteurs de conscience ne cesse de s’accroître. Des millions d’Ukrainiens se sont admirablement battus pour la défense de leur pays et ont œuvré à maintenir la cohésion d’une société meurtrie et éprouvée. Mais si, comme le dit Zelensky, « des dizaines de milliers » d’individus n’ont pas à mourir pour la Crimée, beaucoup semblent douter que les villages du Donbass qui passent régulièrement d’un camp à l’autre en vaillent davantage la peine.

À lire aussi... Opposition à l’OTAN et « alliance anti-monopoliste » : le pa…

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise devraient accepter les Ukrainiens. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent. Face à une puissance ouvertement impérialiste, il n’y a aucune raison de principe à préférer la discussion à la lutte armée. Pour autant, tous les jusqu’au-boutistes occidentaux ne se font pas « l’écho des voix ukrainiennes », ainsi qu’ils aiment à le dire.

Il est évidemment difficile de jauger, même théoriquement, la volonté du peuple ukrainien – compte tenu notamment de la chute drastique de la population durant la guerre, des quelques sept millions de réfugiés ayant quitté le pays (dont plus d’un million en Russie), et du fait que des millions d’autres vivent sous occupation russe. Néanmoins, les enquêtes d’opinion permettent d’entrevoir une tendance : elles suggèrent que si, au cours des deux premières années de la guerre, une large majorité d’Ukrainiens préféraient une victoire sans concession à la fin des hostilités, la moitié de la population est aujourd’hui favorable à des pourparlers imminents.

Ils n’envisagent sans doute pas que les négociations aboutissent à un quelconque compromis éclairé, ou garantisse une coexistence pacifique. Ils savent que seule la logique de la force brute s’appliquera. Leur pessimisme est le produit d’une société brutalisée par la guerre, traumatisée par la peur du pire. Les pourparlers conduiraient, à l’évidence, à l’imposition de la volonté russe à son voisin. Les Ukrainiens s’attendent à de nombreuses humiliations, et une mutilation de leur souveraineté.

Pour Volodymyr Zelensky, Kiev « ne reconnaîtra pas légalement » l’amputation de son territoire post-1991. Cette formule semble destinée à laisser libre cours à des solutions ambivalentes. Les dirigeants russes pourraient bien se contenter de transformer l’Ukraine en une zone de « conflit gelé », où l’absence de paix définitive légitimerait une ingérence permanente dans la politique ukrainienne.

Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre.

Les experts occidentaux qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles qui en résultent et s’abattent sur l’Ukraine. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime. En Allemagne, le parti dont la base électorale est la moins disposée à s’engager dans l’armée – les Verts – est précisément la plus belliciste. Mais la rhétorique militariste possède une cohérence interne qui lui est propre. Ses envolées et ses outrances, allant jusqu’à vanter le statut de « co-belligérants » des Européens, ont conduit à une posture que bien peu sont capables d’assumer.

Cheminer vers la paix

Face aux logiques d’escalade, il s’agit de ne pas oublier la pression populaire en faveur d’une issue pacifique en Russie même. Celle-ci est aujourd’hui fragmentée. Loin d’atteindre des dimensions propices à un soulèvement, l’opposition à la guerre demeure largement inorganique. Dans les communautés les plus directement concernées par le conflit, il ne serait pas exact d’affirmer que les millions de gens qui fuient « votent avec leurs pieds » – étant donnée la multitude de facteurs possibles permettant d’expliquer leur départ. Sans doute existe-t-il une opposition importante à la guerre en Russie, mais elle n’a jamais esquissé l’ombre d’une remise en cause du régime. Quant aux scissions internes à l’élite dirigeante, même la tentative de putsch mené par Yevgeny Prigozhin en juin 2023 semble à présent relever de l’histoire ancienne…

Les responsables ukrainiens ont envisagé des élections en 2025 : plus démocratiques sans doute dans leur forme que leurs homologues russes, elles seraient peu susceptibles de proposer de véritables alternatives. Les difficultés susmentionnés en matière de sondages d’opinion s’appliquent également au processus électoral lui-même, et la répression, par le pouvoir politique, des individus considérés comme des traîtres n’augure rien de bon en terme de crédibilité démocratique… L’élection d’un président-chef de guerre, dans le contexte d’une Ukraine militarisée, partiellement occupée et sous la tutelle de ses protecteurs occidentaux, constituerait un usage à tout le moins limité de la souveraineté populaire. Au moins, cela permettrait à la majorité des Ukrainiens d’avoir une influence tangible et reconnue sur la suite des événements, bien qu’aucun consensus ne soit à espérer. Tout gouvernement cherchant à engager des négociations pour la paix peut s’attendre à rencontrer une résistance considérable, voire violente.

Le choix de Biden d’autoriser l’utilisation des missiles ATACMS n’était pas uniquement une décision américaine : il répondait à une demande du gouvernement de Zelensky. Mais la légitimité démocratique d’un président en fin de mandat qui engage un tournant historique dans les relations internationales, susceptible de devenir incontrôlable, est on ne peut plus discutable. Il est peu probable qu’un tel spectacle et les conséquences qui en découleront renforcent la détermination de l’opinion publique américaine ou occidentale à soutenir l’accroissement de l’aide à l’Ukraine. Il existe des courants, en Europe de l’Est et dans les capitales de l’UE tout entière, qui promettent de se battre jusqu’à la victoire et vont jusqu’à se présenter comme à même de prendre le relais si, sous Trump, la conditionnalité du soutien des États-Unis à Kiev devait s’endurcir. Mais les sondages, qui ne sont plus mis à jour sur le site du Parlement européen, suggèrent que les différents mouvements qui mêlent dissidence, pacifisme, découragement et lassitude ont sapé ce prétendu consensus.

Joe Biden appartient à une génération de Guerre Froide. Pourtant, il semble oublieux de la logique de dissuasion mutuelle qui, autrefois, retenait les États occidentaux d’entrer en conflit trop direct avec Moscou. Néanmoins, les populations de l’Ukraine (en particulier celles à faibles revenus et en âge de combattre) et de l’UE sont peut-être plus attentives à ce que pourrait signifier une nouvelle escalade. Si cette guerre est effectivement une « lutte existentielle » contre l’Occident et ses valeurs, les positions et intérêts de ces démocraties ne peuvent pas être ignorés. Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre. Nous avons besoin d’un plan concret pour que l’Europe puisse sortir de cette guerre. Et vite.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to End the War in Ukraine ».

6 / 6

 

  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Euronews
Le Figaro
France 24
France-Culture
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE
Courrier Europe Centle
Euractiv
Toute l'Europe
 
  INTERNATIONAL
Equaltimes
CADTM
Courrier International
Global Voices
Haaretz
Info Asie
Inkyfada
I.R.I.S
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
N-Y Times
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Of AFP
Rojava I.C
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
G.I.J.N
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
L'Insoumission
Les Jours
LVSL
Marianne
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌞