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03.04.2025 à 10:49

Bâtir ( au féminin ) aussi !

L'Autre Quotidien

Un formidable travail littéraire collectif de rebond, où, sur fond de guerre civile et d’effondrement programmé, la politique passe au crible exigeant du quotidien le plus matériel. Recueil de nouvelles d’un futur (très) proche (les événements s’y déroulent en 2021, soit trois ans seulement après la date de publication, mais en replaçant l’évolution décrite à partir d’une bifurcation en 2011), « Bâtir aussi » (dont le titre provient d’un texte de l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti – voir la citation en bas de cette page) séduit d’emblée par sa manière d’aborder la révolution par le chemin de traverse de la vie matérielle, un chemin où le combat politique quotidien ou presque, et parfaitement physique, est inextricablement lié à une réévaluation omniprésente de la vie matérielle – non pas celle de la surconsommation effrénée qui caractérise le capitalisme, jusqu’aux envolées frénétiques de sa forme tardive, mais bien celle, dans une optique nettement décroissante, d’un parti pris des choses qui ne nuisent pas ou plus.
Texte intégral (3835 mots)

Un formidable travail littéraire collectif de rebond, où, sur fond de guerre civile et d’effondrement programmé, la politique passe au crible exigeant du quotidien le plus matériel.

Un jour de juillet 2021, plateau du Vercors, Méaudre – Julie
J’ouvre le sac en tissu. Culottes, chaussettes, collants de laine épaisse, t-shirts colorés et pantalon en toile. Le tout dégage un puissant relent de soupe brocolis, pimenté d’un soupçon de moisi. Olfactivement dégueulasse ! Pas simple d’être réparatrice de lave-linges en vadrouille.
Mes muscles sont fourbus des six heures d’ascension jusqu’à ce bled d’altitude… que je n’aurais pas cru si loin de Lans-en-Vercors. La journée ensoleillée m’a permis de profiter d’un horizon montagneux à couper le souffle. Quelle satisfaction en comparaison des paysages urbains saturés d’immeubles. J’ai marché sous le soleil brûlant, suant dans mes fringues encore sales du dernier chantier. La poussière, l’huile et la transpiration m’emplissaient les narines. Tout le long, j’avais gardé espoir de trouver une place dans un véhicule. Mais les deux camions qui m’ont dépassée étaient pleins, au point que leur bas de caisse frôlait le bitume craquelé. Je ne leur avais même pas fait signe.
Le lavoir se situe au cœur du village, à côté de l’ancienne mairie, là où quelques habitantEs m’ont accueillie tout à l’heure. Une toiture nouvellement construite le protège des intempéries. L’eau y scintille, alléchante, et je ne trouve pas le moindre reflet d’algue au fond. Le bassin doit être nettoyé très régulièrement. Les planches disposées au bord du bac attendent qu’on y frotte frénétiquement du linge. C’est un endroit tout simple, propre, sûrement bien fréquenté, en tout cas très fonctionnel.
Après mes fringues, je devrais lessiver mon corps en entier, je sens vraiment la charogne !

Constitués de personnes engagées dans des luttes anticapitalistes et féministes, les ateliers de l’Antémonde ont développé au fil des années une formidable série d’outils de création littéraire collective, orientée sur le recours à l’imagination concrète pour affronter des futurs réputés fort sombres et les retourner autant que possible en horizons de possibles plus supportables, voire désirables ou souhaitables. Une partie des travaux de terrain conduits un peu partout en France ont été regroupés, transformés et transmutés pour aboutir – provisoirement, en quelque sorte – à cet ouvrage collectif publié en 2018 dans la belle collection Sorcières des éditions Cambourakis.

Recueil de nouvelles d’un futur (très) proche (les événements s’y déroulent en 2021, soit trois ans seulement après la date de publication, mais en replaçant l’évolution décrite à partir d’une bifurcation en 2011), « Bâtir aussi » (dont le titre provient d’un texte de l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti – voir la citation en bas de cette page) séduit d’emblée par sa manière d’aborder la révolution par le chemin de traverse de la vie matérielle, un chemin où le combat politique quotidien ou presque, et parfaitement physique, est inextricablement lié à une réévaluation omniprésente de la vie matérielle – non pas celle de la surconsommation effrénée qui caractérise le capitalisme, jusqu’aux envolées frénétiques de sa forme tardive, mais bien celle, dans une optique nettement décroissante, d’un parti pris des choses qui ne nuisent pas ou plus.

L’emblème de cette quête politique conduite au quotidien est ici indéniablement le lave-linge, objet technique banal devenu objet idéologique subtil – et beaucoup moins simpliste que ce qu’un certain président français tente de nous faire croire en évoquant la lampe à huile ou les Amish, à l’occasion de l’une de ces sorties vaseuses dont il avait le secret.

Jon doit avoir dans la trentaine, les cheveux châtains aux épaules. Le genre qui a l’habitude de s’occuper de son linge depuis un moment. Il se déleste de son énorme baluchon d’où pendouille une manche de chemise. Il reprend, les yeux brillants :
– C’est vraiment génial que tu aies répondu à notre appel. Tu vas réintroduire l’usage de lave-linges à Méaudre, et crois-moi, avant d’en arriver là, ça a été salement polémique !
Tout à l’heure, j’ai effectivement senti que ma venue n’était pas appréciée par toute la communauté. L’accueil avait été cordial mais quelques personnes étaient aussi restées en retrait, l’air renfrogné. Jon, au contraire, me regarde comme si j’étais leur sauveuse absolue… Mieux vaut ne pas lui donner trop d’espoir non plus :
– Je suis une simple réparatrice, hein.
Ma réplique ne calme absolument pas son enthousiasme, il pousse un petit cri de jubilation et enchaîne :
– Mais oui, c’est de techniciennes comme toi dont on a besoin ! Ce village est un parfait exemple de déséquilibre technique, une caricature de l’exode urbain non planifié !
– Tu veux dire que vous manquez de savoir-faire mécaniques ?
– À un point, tu ne peux pas imaginer !
– Faites des chantiers de transmission de pratiques. Pour se former, y’a pas mieux.
– J’aimerais bien, mais pour l’instant c’est carrément tendu. ces deux-là par exemple, on a mis un temps fou pour décider de les construire.
D’un mouvement de tête, il désigne les deux éoliennes qui bouchent le paysage sur notre droite. – Et maintenant, au moindre petit problème de maintenance, on vit une nouvelle crise en assemblée, la faction des primitivistes nous tanne  pour qu’on démonte tout ! Mais de compter seulement sur le charbon de bois, vraiment, ce n’était pas viable, c’était monstrueux comme travail. Il fallait bien trouver un autre système… qui forcément requiert un minimum de travail aussi. Et qui fait peser une nouvelle pression sur le village, ça, je veux bien le reconnaître. Mais on n’est pas obligéEs d’être dans le psychodrame permanent non plus !
– À ce point-là ?
– Tu n’imagines même pas ! C’est le conflit intersidéral, on passe notre temps à se hurler dessus ou à se bouder. On est à peine deux mille personnes ici, mais si tu oses prononcer le mot « technologie », tu récoltes deux mille avis divergents sur le sujet !
Effectivement, ça n’a pas l’air facile… J’aurais peut-être dû me renseigner un peu avant de monter ici. Réparer leurs machines ne va sûrement pas les aider à se réconcilier.
– Des fois, ça cache d’autres enjeux, suggéré-je… Dans certaines communes, j’ai entendu dire qu’iels faisaient venir des équipes de médiation, pour aider à des sortes de résolutions collectives, en mélangeant le débat de fond et le décorticage des traumas…
Mais Jon, qui n’a peut-être pas très envie de parler « traumas », réplique sans transition :
– On a de la chance aujourd’hui, il fait beau, on voit bien les montagnes… Si tu n’as pas de gants, tu as quand même intérêt à ne pas laver trop longtemps. Ce n’est pas avec des engelures que tu pourras réparer nos lave-linges !
Il prend encore quelques minutes pour trier ses vêtements de l’autre côté du bassin puis le contourne pour s’installer plus près de moi, sur une large pierre où il se met à essorer ses affaires. Je continue à frictionner au bord de l’eau gelée. Petite pause pour le regarder faire : je suis impressionnée par sa dextérité et l’énergie qu’il met à taper son linge. Le froid me picote de plus en plus durement les doigts. Mes mains préfèreraient lui tendre mes habits plutôt que de replonger dans l’eau.

Initialement nourri de Murray Bookchin (son article « Vers une technologie libératrice » de 1965 est largement à l’origine du projet, nous explique-t-on en introduction), « Bâtir aussi » est un vibrant témoignage de ce que l’écriture collective, nourrie des carburants et des comburants appropriés, peut produire de plus tonique et salutaire. J’ai pu d’ailleurs, en janvier dernier, en observer directement une forme voisine, en compagnie d’Alice Carabédian, lors d’un atelier collectif préparatoire, avec les habitants du val d’Azun, au festival Le Murmure du Monde dont la cinquième édition y aura lieu en juin 2025.

Sans doute nettement moins abouti littérairement et bien moins gaillardement spéculatif que le récent « Les mains vides » d’Elio Possoz, qui s’en considère volontiers comme l’un des héritiers parmi bien d’autres, « Bâtir aussi » crée une passerelle décisive entre la science-fiction politique des années 1970 (celle du fameux « Ici et maintenant » – d’ailleurs repris sans hasard dans l’introduction du recueil – des éditions Kesselring d’alors, par exemple), avant la contre-révolution dans l’imaginaire conduite grossièrement et plus ou moins discrètement entre 1985 et 1995, d’une part, et la grande science-fiction féministe, revendiquée ou non et tout aussi politique, des Ursula K. Le Guin, Octavia Butler, Margaret Atwood ou Joanna Russ, expressément citée parmi les influences du travail des ateliers de l’Antémonde, d’autre part. Et il s’agit bien, à la manière du « Le futur au pluriel : réparer la science-fiction » de Ketty Steward, de projeter cet amalgame sensible et génialement instable vers notre contemporain et nos futurs immédiats, avec un évident pragmatisme de rêveur concret.

En cherchant à s’affranchir de la part capitaliste des logiques techniciennes pour en inventer d’autres, au plus proche et au plus près, dans toute leur frugalité (on songera sans doute par moments à la poésie diffuse et combattante des « Échappées » de Lucie Taïeb), en s’appuyant aussi bien, lorsqu’utile ou nécessaire, sur les « Bullshit Jobs » de David Graeber, le « Ils sont nos ennemis » de Casey ou « La complainte du progrès » de Boris Vian, « Bâtir aussi » transforme les paysages de guerre civile, des plus réalistes aux plus oniriques, familiers aux lectrices et lecteurs de Jérôme Leroy, de Jean Rolin ou de Karim Miské, en quelque chose de radicalement différent et de joliment salutaire, qui a à voir avec le fait, simple et décisif, de passer la politique au crible exigeant du quotidien le plus matériel.

D’où le titre et le texte en introduction de ce livre, inspirés par l’anarchiste Buenaventura Durruti :

Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. C’est nous qui avons construit les palais et les villes d’Espagne, d’Amérique et de partout. Nous, les travailleurs, nous pouvons bâtir des villes pour les remplacer. Et nous les construirons bien mieux ; aussi nous n’avons pas peur des ruines. Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.

Il nous a semblé absurde de penser d’autres mondes en faisant abstraction de ce que nous avons entre les mains ici et maintenant. Penser la révolution à partir des espoirs nés en Tunisie et en Egypte en 2011, pour voir ensuite où nous en serions en 2021.

Nos ateliers d’écriture réguliers ont été l’occasion d’échapper par à-coups aux urgences militantes. Prendre le temps de penser des formes de révolutions victorieuses nous a nourriEs au-delà de toute attente. Depuis, une curiosité frénétique s’est emparée de nous. Nous bâtissons régulièrement des châteaux de cartes étourdissants et pleins de points d’interrogation. Nous avons posé les règles d’un jeu captivant et formidable. Se donner ainsi de l’air, s’autoriser ces espaces, nous a permis de poursuivre les luttes auxquelles nous participons et d’y amener une nouvelle vigueur.

Hugues Charybde, le 7/04/2025
ANTEMONDE - Bâtir aussi - éditions Cambourakis

l’acheter chez Charybde, ici

28.03.2025 à 12:32

Jean-Christophe Béchet dévoile ses African Memories

L'Autre Quotidien

 “Cameroun, Mali, Niger, Burkina Faso, Nigéria, Algérie… Dans cette œuvre intimement personnelle, je revisite, trente-cinq ans plus tard, mes premiers pas de jeune photographe. Cette période intense de trois ans, que j’ai surnommée « mes années africaines », aurait pu se concrétiser dans un premier livre, il y a 25 ans… mais finalement la plupart de ces photographies sont demeurées inédites. Quelques tirages ont circulé dans des expositions,  mais la majorité est restée enfouie dans des boîtes d’archives. « Mes années africaines »   représentent 79 planches contacts  et environ 2220 vues argentiques,24×36 et 6×6. Un nombre conséquent, mais finalement assez faible si on le ramène à la production actuelle en numérique où l’on réalise facilement plusieurs centaines d’images par jour. » écrit Jean-Christophe Béchet dans l’introduction de ses African Memories.
Texte intégral (3908 mots)

 » Cameroun, Mali, Niger, Burkina Faso, Nigéria, Algérie… Dans cette œuvre intimement personnelle, je revisite, trente-cinq ans plus tard, mes premiers pas de jeune photographe. Cette période intense de trois ans, que j’ai surnommée « mes années africaines », aurait pu se concrétiser dans un premier livre, il y a 25 ans… mais finalement la plupart de ces photographies sont demeurées inédites. Quelques tirages ont circulé dans des expositions,  mais la majorité est restée enfouie dans des boîtes d’archives. « Mes années africaines »   représentent 79 planches contacts et environ 2220 vues argentiques,24×36 et 6×6. Un nombre conséquent, mais finalement assez faible si on le ramène à la production actuelle en numérique où l’on réalise facilement plusieurs centaines d’images par jour. » écrit Jean-Christophe Béchet dans l’introduction de ses African Memories.

AFRICAN MEMORIES DJENNÉ, MALI, 1990, ©JC BÉCHET

A feuilleter African Memories on se prend à rêver aux rives du voyage de ce jeune photographe alors parti à la découverte de l’ Afrique, à la fin des années 90, recherchant cette aventure humaine avec ces rencontres avec ces paysages désertiques ou semi-désertiques du Sahara jusqu’aux rives du fleuve Niger, entre 1988 et 1990, aux visites de villes mythiques, Mopti, Gao, Djenné, ou celle plus connue  dont le nom résonne toujours ici comme l’appel d’un ailleurs, Tombouctou, dont Paul AUSTER fera le titre d’un de ses romans et qui représentait cet Eden pour les occidentaux, qu’ils fussent new-yorkais ou parisiens, ce paradis lointain, sonnait haut dans l’imaginaire, au delà de ce monde. Pour Mr Bones, le personnage central de Tombouctou, un chien, il est une évidence, Willy, qui a disparu, est désormais à Tombouctou, l‘au-delà des bienheureux. C’est à n’en pas douter une vertu et un appel.

Si le pays est présent et hante la photographie de Jean-Christophe Béchet à travers les berges du fleuve Niger ou les images du désert sous un vent de sable ; le photographe est aimanté plus précisément par cette vie qui flue, qui bouge. Il s’éprend, à travers de nombreux portraits en noir et blanc et au Rolleiflex 6×6 des corps et des visages, de ces africains dont il partage les quotidiens ; de ce peuple des villes, urbains avant tout, dans cette humanité généreuse de la vie légère, sans attache durable, qui s’invente au fur et à mesure de ses déplacements. « Jean-Christophe Béchet est un photographe qui arpente les grandes villes du monde depuis plusieurs décennies pour y saisir des moments d’urbanité où l’esprit documentaire cohabite avec une poésie de l’étrange et de l’énigme », écrivait Sylvie Hugues, à l’occasion de la sortie du livre Macadam Color Street Photo, en juin 2022.

AFRICAN MEMORIES Assamaka, Niger, 1990, ©JC BÉCHET

Je retrouve cette première expérience du jeune photographe, embarqué dans un voyage de trois ans qui photographie par passion, par nécessité, par gout, cherchant son expression et la trouvant multipliée par les sujets qu’elle inventorie, des vues urbaines à celles des panneaux annonçant un guérisseur traditionnel qui soigne tout, à lire le panneau photographié, le sourire vient immédiatement, parce que cet humour décolle le sérieux de cette société occidentale pressée en tous points, oublieuse du rire et des temps morts, du temps, du farniente, du s’entropenfaire ;  c’est ce qui sourd de ces visages, un à propos nonchalant et une attention particulière aux choses de la vie, un tropisme bien utile à tout photographe qui a choisi de pérégriner et suivre ce mouvement le plus longtemps possible.  Jean-Christophe Béchet photographie jeunes et moins jeunes, plutôt des garçons et des hommes au travail, quelques paysages, in the middle of the word, au centre du monde, comme on disait alors. Loin, bien loin des berges de la Seine et du boulevard Saint Germain.

 Jean-Christophe Béchet croit au plus profond de lui en sa photographie, la teste, s’éprouve à nourrir ce regard dont il attend intuitivement beaucoup, trouve le plus souvent dans cette approche presque tactile une certaine satisfaction à photographier ; une proximité de partage et de voyage se crée avec ceux qui sont les sujets d’un moment, ces compagnons africains avec lesquels il tisse des liens amicaux. Ce qui fait image en lui, texte, son, mouvements, références, dans cette fraicheur séduisante est sans doute le résultat de son éblouissement chronique, du charme qu’il tire d’être en situation de création, de témoin ; regarder à travers l’œilleton de l’appareil photo en situation est une expérience séduisante et précieuse pour le jeune photographe, dont l’image s’est curieusement creusée dans la confrontation d’un monde qui a aujourd’hui disparu et dont la réalité passée est venue s’inscrire en dévers de la disparition de toute une Afrique ouverte au monde, hospitalière, généreuse. Cette Mama Africa, chère à Archie Shepp, à Pharoah Sanders, et tous ces musiciens noirs américains venus vivre un peu plus à Paris et en France, pour le plus grand plaisir d’un métissage culturel vibrant.

Douala, Cameroun, 1989 ©JC BÉCHET

On retrouve aussi ce qu’était encore pour toute une génération le voyage et ce qu’il représentait comme expérience personnelle à la Plossu, dans cette poésie du dialogue qui se noue, ou pas, immédiatement ou plus lentement, dans l’immersion, avec un territoire, un pays, le Mexique. Puis ces iles éoliennes pour Bernard Plossu, qui ont fait références pour toute une génération de photographes voyageurs et bien au delà, marcher dans les pas de celui qui a ouvert un chemin, reproduire une expérience topique où le regard s’ouvre avec le cœur et l’esprit, passe par la peau, la sensation, ne s’abstrait pas si intensément qu’il ne se transmette directement à son lecteur, dans un passage de relais.  La question du destin s’y attache inévitablement, dans une réponse à une question rémanente : qu’ai-je à y faire, à y vivre, qu’ai-je à en dire, par quelle intensité poétique ces dialogues réservés entre soi et le pays donnent-ils la bonne approche, la distance souhaitée, le bon angle, afin qu’apparaissent les signes qui encoderont positivement cette photographie, au-delà du document, dans l’inscription d’un regard qui fait œuvre en se donnant à cet autre spectateur, récepteur de ces voyages. Qualités du regard qui est en même temps rencontres, autobiographie, si singuliers qu’il appartient de fait à tous ? Tout ceci est voyage, véritablement. Ces dialogues amoureux font rencontres dans un retour du sujet sur lui même.

Comme l’avoue Jean-Christophe Béchet, il fallait sans doute que le temps vienne et que cette première expérience s’oublie pendant plus de 35 ans afin qu’elle puisse revivre en s’intégrant rétrospectivement à la production du photographe par la suite, ou, jeune bien sûr, le monde était ouvert, sujet passionnant parce qu’impliquant une poétique de l’instant plus ou moins décisif ouvert par le changement d’habitus, la séduction et le plaisir de la différence, du climat, des langues, des déplacements. D’une vie à l’africaine qui sait séduire, dépossédant le photographe de ses repères parisiens afin d’ouvrir sa sensibilité à ces différences et à le rendre apte à s’éprendre de la nouveauté, dès lors que les rencontres se multiplient et que ce temps d’immersion reste un levain du regard, l’occasion de photographier juste, en auteur de cette écriture. S’élabore alors une chronique de l’instant, un cinéma à la Jean Rouch, assez ethnographique s’y est glissé paradoxalement, même si ce n’est pas le but atteint, recherché par ces african memories. Un regard poétique aimanté s’immerge dans la foule, s’attache à voir juste.

AFRICAN MEMORIES ©JC BÉCHET

Jean-Christophe Béchet dira qu’il a de fait peu photographié, dans  une attention plutôt littérale comme les pages d’un roman qui s’écrit au jour le jour, journalier de ce qui s’est écrit sur le vif et dans le temps. Et dont le propos, dès que refermé, devient ce livre d’abord improbable, puis abandonné, enfin prêt et publié, dans une sorte de simplicité assez touchante. Quelques unes de ces photographies resteront en mémoire, actives de ce qui échappait en partie au photographe et qui lui revient au-delà des pages pour alimenter ces souvenirs, non pas passivement, mais électivement, quelques trois décennies et demi après leur prise de vues.

« Aujourd’hui, j’ai revisité et réorganisé ces photos. Je remarque néanmoins qu’avec le temps, le statut des images évolue : certains souvenirs s’effacent tandis que d’autres s’affirment  »  écrit Jean-Christophe Béchet dans la préface. C‘est d’ailleurs tout ce qu’il mentionne comme problématique en ouverture de cette expérience africaine, de cette mémoire qui à mon sens, trouve sa juste réponse, à la fois dans ces pages et sans doute plus ouvertement, plus secrètement en son for intérieur, en cette rêverie qui perdure à l’ombre du  Léthé, dans ces anamnèses épiphaniques qui nous surprennent toujours et nous illuminent, issues d’odeurs, de situations, venues de cet infra- temps, toujours contigües à ce que nous sommes devenus, enfouies en nos mémoires plurielles, non pas si différent comme l’écrit Jean-Christophe. Ni loin, ni proche, mais dans cette épaisseur mémorielle qui, parfois, comme dans le film intérieur de sa vie, répond aux stimuli de cet inconscient et nous dévoile alors ce cadeau précieux de l’étant, essence d’un monde parallèle, comparable à cette eau de vie en nos veines qui continue, en sa magique ferveur, à ravir ce cœur qui , hier, n’avait pas trente ans.

« Certaines prises de vue gagnent en puissance quand d’autres tombent dans la répétition ou le cliché. Il est essentiel de trouver le juste milieu entre le souvenir de ce passé et le désir de créer une œuvre contemporaine à partir de photos qui ont plus de 35 ans. Le défi d’African Memories est là !  » , s’inscrivant objectivement dans cette semaine de la grande exposition Paris Noir du Centre Pompidou qui a électrisé tout Paris, remettant à l’honneur les complicités dont l’éclairage, en cette période chahutée, fait un bien fou… 

Pascal Therme, le 31/03/2025
Jean-Christophe Béchet - African Memories -> 20/04/2025

Galerie Art-Z 27/29, rue Keller 75011 Paris
Jean-Christophe Béchet, African Memories, édition Eric Cez, Editions Loco, 2024, 152 pages

Né en 1964 à Marseille, Jean-Christophe Béchet vit et travaille depuis 1990 à Paris.

Mêlant noir et blanc et couleur, argentique et numérique, 24x 36 et moyen format, polaroids et “accidents” photographiques, Jean-Christophe Béchet cherche pour chaque projet le “bon outil”, celui qui lui permettra de faire dialoguer de façon pertinente une interprétation du réel et une matière photographique.

Son travail photographique se développe dans deux directions qui se croisent et se répondent en permanence. Ainsi d’un côté son approche du réel le rend proche d’une forme de « documentaire poétique » avec un intérêt permanent pour la “photo de rue” et les architectures urbaines. Il parle alors de ses photographies comme de PAYSAGES HABITÉS.

En parallèle, il développe depuis plus de quinze ans une recherche sur la matière photographique et la spécificité du médium, en argentique comme en numérique.  Pour cela, il s’attache aux « accidents » techniques, et revisite ses photographies du réel en les confrontant à plusieurs techniques de tirage. Il restitue ainsi, au-delà de la prise de vue, ce travail sur la lumière, le temps et le hasard qui sont les trois piliers de l’acte photographique.

Depuis 20 ans, ce double regard sur le monde se construit livre par livre, l’espace de la page imprimée étant son terrain d’expression “naturel”. Il est ainsi l’auteur de plus de 20 livres monographiques.

Ses photographies sont présentes dans plusieurs collections privées (HSBC, FNAC…) et publiques (Bnf, Maison Européenne de la Photogaphie, …). Elles ont été montrées dans plus de soixante expositions, notamment aux Rencontres d’Arles en 2006 (série « Politiques Urbaines ») en 2012 (série « Accidents ») et exposées plusieurs fois à la MEP (Maison Européenne de la Photographie, Paris) ou à la BNF («L’épreuve de la Matière », « Noir et Blanc : une esthétique de la photographie»).

Après avoir été longtemps représenté à Paris par « Les Douches la Galerie » (2005/2020), il travaille aujourd’hui avec « La galerie des Photographes » et la « Galerie ART-Z » à Paris.

28.03.2025 à 11:50

On aime #104

L'Autre Quotidien

Le léopard meurt avec ses taches, et je ne me suis jamais proposé, ni ne me suis cru capable de m’améliorer. Guy Debord - Panégyrique, tome 1
Texte intégral (648 mots)

Xavier Miserachs - Antoñita La Singla

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Le haïku sur la tête

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Donne à l'un de façon que tu puisses donner à l'autre.

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Le léopard meurt avec ses taches, et je ne me suis jamais proposé, ni ne me suis cru capable de m’améliorer.

Guy Debord - Panégyrique, tome 1

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